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Le titre de cette double exposition consacrant l’artiste Boris Labbé est emprunté à Henri Michaux. Animation, installation vidéo, scénographie, mapping… Les œuvres présentées à l’Espace culturel départemental – 21 bis Mirabeau (jusqu’au 20 février 2022) et au Musée des Tapisseries à Aix-en-Provence (à partir du 3 décembre 2021 jusqu’au 6 mars 2022) constituent une véritable monographie.

Cette célébration est proposée à l’initiative de Seconde Nature et Zinc, sous la bannière de Chroniques, la biennale des Imaginaires Numériques dont la troisième édition se tiendra du 10 novembre 2022 au 23 janvier 2023 autour de la thématique de la nuit. Boris Labbé était au programme de l’édition 2020 de Chroniques avec La Chute; un film précédemment sélectionné dans le cadre de la Semaine de la Critique du festival de Cannes 2018.

Né en 1987 à Lannemezan (Hautes-Pyrénées), Boris Labbé est passé par l’École des Beaux-arts de Tarbes (ESACT) puis par l’École d’animation d’Angoulême. On ne sera donc pas surpris de retrouver ces deux fillière (dessin traditionnel et cinéma d’animation) dans son travail. Une hybridation que l’on voit à l’œuvre dans les vidéos et installations présentées dans cet « infini turbulent », qui témoignent d’une bonne décennie de pratique et d’expérimentations alliant techniques numériques, images animées et références plus classique à la peinture et au dessin.

C’est le cas notamment pour Il(s) tourne(nt) en rond (2010) et Kyrielle (2011). Deux œuvres d’animation présentées au 21 bis Mirabeau qui sont imprégnées de la peinture des primitifs flamands et des codes des classiques du cinéma d’animation expérimental : l’envahissement de l’espace par les personnages, la métamorphose, une narration en boucle.

Pour son exposition à l’espace culturel départemental – 21, bis Mirabeau, Boris Labbé propose un parcours qui présente deux de ses premières œuvres d’animation, Il(s) tourne(nt) en rond (2010) et Kyrielle (2011). Ces œuvres de “jeunesse” révèlent les thématiques et obsessions de l’auteur, développées par la suite : le goût pour la peinture des primitifs flamands, mais également une filiation à peine dissimulée avec des classiques du cinéma d’animation expérimental, l’envahissement de l’espace par les personnages, la métamorphose, une narration en boucle.

Dans la galerie gothique du Musée des Tapisseries, Boris Labbé propose une recréation du travail de scénographie réalisé pour le chorégraphe Angelin Preljocaj en 2020 : Le Lac des Cygnes. L’installation vidéo, réagencée, retravaillée, re-sonorisée, ne garde du titre original que la première partie : Le Lac (2020). Les vidéos montrent les éléments primordiaux (l’eau, la fumée, les nuages, les oiseaux, la forêt, l’architecture, une usine…) qui sont en tension permanente les uns par rapport aux autres.

D’autres travaux et vidéos s’inspirent des danses et chants traditionnels des Aïnous, peuple oublié du Nord du Japon (la série Sirki, 2020), des mouvements et glissements de terrain à l’origine de la formation des montagnes (Orogenesis, 2016), d’un organisme qui ne trouve jamais sa forme finale, mais qui cherche toujours à se renouveler, faisant ainsi référence explicitement à Deleuze et Guattari (Rhizome, 2015). À visionner en méditant sur cette citation d’Henri Michaux  : On est entré dans une zone de chocs. Phénomène des foules, mais infimes, infiniment houleuses. Les yeux fermés, on a des visions intérieures.

Boris Labbé, L’Infini turbulent, exposition – monographie à Aix-en-Provence
> 21 bis Mirabeau – Espace culturel départemental, jusqu’au 20 février 2022
> Musée des Tapisseries, jusqu’au 6 mars 2022.
> Église de la Madeleine, mapping projeté sur la façade tous les jours de 18h à 21h, jusqu’au 24 décembre 2021

> https://www.borislabbe.com/
> https://chroniques.org/event/linfini-turbulent-boris-labbe/

retour sur la 13e édition

Le véritable coup d’envoi de la 13ème édition de la Fête de l’Anim, qui s’est tenue du 31 mars au 2 avril, a eu lieu le vendredi soir place de l’Opéra à Lille. Devant un public renouvelé tout au long de la soirée, des clowns et tout un bestiaire s’agitaient sur la façade néo-classique du bâtiment. Le thème du cirque choisi pour ce mapping, diffusé en boucle jusqu’à minuit, se prêtait bien à toute une série de tableaux animés et colorés sur la pierre et les colonnes de l’édifice. On saluera la prouesse étant donné le timing : seulement 4 jours pour finaliser cette création qui a réuni une cinquantaine d’étudiants sous la houlette de Samy Barras, Ludovic Burcyzkowski et Tamas Zador.

Le vidéo-mapping est désormais une pratique artistique reconnue, présente dans de nombreux événements et festivals. Mais se pose la question : en quoi le vidéo-mapping entre-t-il dans le champ de l’écriture du film d’animation ? Pour essayer d’y répondre, une table ronde organisée en collaboration avec la NEF (Nouvelles Écritures pour le Film d’animation) réunissait des artistes, chercheurs et réalisateurs (Marie-Anne Fontenier, Mo Assem, Ludovic Burcyzkowski, Sébastien Denis, Domenico Spano, Maxime Thiébault). L’occasion de mettre en perspective les ressorts de ce type de création, d’en souligner certaines filiations historiques (voire pré-technologiques), d’en montrer les évolutions, de s’interroger sur la problématique du cadre et du support de diffusion qui caractérise le vidéo-mapping.

Table ronde « Vidéo mapping » en collaboration avec la NEF animation, à l’Hybride à Lille. Photo: D.R.

En ouverture, d’autres rencontres permettaient de comprendre le protocole et les techniques de création, les réalisations et les projets de quatre studios européens : Outro, Nexus, Talking Animals et nWave, qui œuvrent chacun dans des styles bien différents. Ce Focus Visual Design était organisé au sein de la Serre Numérique à Valenciennes — pépinière d’entreprises qui héberge aussi 3 écoles spécialisées dans l’animation, le jeu vidéo et le design industriel (Supinfocom, Supinfogame et l’ISD, Institut Supérieur de Design). Moins technique, mais d’autant plus passionnantes, les Masterclasses offraient également un moment de rencontre privilégié avec des réalisateurs de renom, comme Michael Dudok de Wit — dont le film La Tortue rouge était projeté à la Maison Folie Moulins. Une histoire de solitude, d’oubli et de prison à ciel ouvert, dans un lieu vide : celle d’un naufragé sur île déserte qui trouve sa robinsonne en la personne d’une tortue qui se métamorphose en nymphe… Primée notamment à Cannes (prix spécial dans le cadre d’Un Certain Regard), La Tortue rouge repose sur un dessin et de l’animation classique, et une narration qui fait l’économie de tout dialogue.

Réalisateur phare de l’animation made in France, Jean-François Laguionie a conçu ses premiers courts métrages (La demoiselle et le Violoncelliste, Une bome par hasard…) avec l’aide de Paul Grimault (Le Roi et l’oiseau). Parue en 1979, La Traversée de l’Atlantique à la rame remporte plusieurs prix, dont la Palme d’or du court métrage à Cannes. Il a ensuite créé son propre studio, puis une société de création et production, La Fabrique, pour accompagner la réalisation de son premier long métrage, Gwen, le livre des sables. À l’occasion de la masterclasse qui lui était réservée, Jean-François Laguionie est revenu sur la genèse de son dernier long métrage en date, Louise en hiver, paru en 2016, et qui a bien sûr fait l’objet d’une projection lors de la Fête de l’Anim. C’est l’histoire d’une grand-mère oubliée dans une station balnéaire « fantôme », qui égrène ses souvenirs avec un chien comme seul compagnon qui lui donne la réplique en attendant le retour de la saison à venir avec ses plaisanciers et le train qu’elle a loupé… À ce propos, Jean-François Laguionie évoque sa mère comme source d’inspiration, même si ce récit intimiste n’est pas autobiographique. Il nous parle aussi de sa méthode de travail : les repérages pour les décors sur des lieux où il allait en vacances enfant, les dessins préparatoires, l’animatique qui servira ensuite de « chemin de fer » pour la mise en place de l’animation, le son et la musique, l’importance de la production, etc.

L’exposition conçue autour du studio d’animation Train Train était également très intéressante du point de vue de la conception de l’animation. Structurée autour des points clefs de la réalisation (storyboard, animatique, compositing, layout), cette expo nous donnait à voir de nombreux dessins, maquettes et extraits de films qui témoignaient aussi de la diversité des univers qui ont surgi de ce studio lillois. Un best-of de courts métrages — parmi lesquels Paix sur terre de Christophe Gérard, Sumo de Laurène Braibant, La Ferté, un cercueil de béton de Christine Tournadere & Gabriel Jacquet — exprimait une diversité des approches, du graphisme et de la narration. Ces différentes esthétiques et thématiques montraient, si besoin était, que l’animation n’est pas destinée uniquement à un jeune public, bien que nombre de productions restent orientées en ce sens. Et même dans ce domaine, beaucoup de choses de reste à faire : les ateliers pour enfants, expositions et projections que proposait la Fête de l’Anim montraient là aussi des créations singulières, bien loin des standards des programmes jeunesse et des chaînes dédiées.

Mais s’il fallait se convaincre du foisonnement créatif dont fait preuve l’animation en général, il suffisait de regarder les dizaines de films de fin d’études proposés dans le cadre du Best-of de plusieurs écoles d’animations européennes et asiatiques. Une collection impressionnante de courts métrages qui font appel à une multitude de techniques pour des rendus graphiques foisonnants. Impossible d’en isoler quelques-uns, ce n’était pas un concours et ce serait bien évidemment réducteur. Chaque petit film est un monde en soit — souvent un monde parallèle — qui déploie sa propre imagerie. Poétiques, comiques, érotiques ou satiriques : tous ces films sont comme un kaléidoscope de la création contemporaine où pointent déjà les grands réalisateurs de demain.

Si le format court domine la sélection du festival, quelques longs métrages étaient aussi projetés; dont certains inédits en salle comme The Anthem of the heart (en VF, Jun, La voix du cœur) de Tatsuyuki Nagai, qui fait preuve d’un peu trop de « sentimentalisme » à notre goût; en particulier à cause de la bande-son (violon, clavier, vocalises…) qui surligne une histoire déjà bien plombée (une lycéenne, accusée par ses parents d’être à l’origine de leur divorce, crée un réseau avec des congénères victimes, comme elle, de troubles émotionnels…). À rebours, Seoul Station du réalisateur coréen Yeon Sang-Ho ne fait pas de quartier si l’on ose dire : c’est une sombre et prenante histoire de zombies qui « préfigure » (un prequel, donc) son film Dernier train pour Busan sorti l’été dernier. On notera qu’il est assez rare qu’un réalisateur aborde aussi bien la fiction classique (en prises de vue réelles) que l’animation : Yeon Sang-Ho est également l’auteur de The King of Pigs paru en DVD et VOD l’hiver dernier et il travaille actuellement aux dernières touches de The Fake, son prochain film d’animation. Pour en revenir à Seoul Station, on signalera également que c’est une des rares réalisations à avoir une dimension socio-politique forte (les SDF victimes de préjugés, l’aveuglement totalitaire de l’état de siège, etc.).

Mais le long métrage le plus déjanté — et donc, celui que l’on plébiciste —était assurément Nerdland de Chris Prynoski. On y suit les tribulations passablement trash d’Elliot et John, un scénariste et comédien autoproclamés qui partent à l’assaut d’Hollywood en espérant accéder à la célébrité à laquelle ils rêvent pour leur trentième anniversaire. Après un premier plan voué à l’échec vu leur pedigree, ces loosers magnifiques enchaînent les combines et situations toutes plus foireuses les unes que les autres. Le tout dans une ambiance bien borderline et très colorée. Précision importante, le scénario de Nerdland a écrit par Andrew Kevin Walker (Seven, Sleepy Hollow). Pas sûr qu’il sorte un jour en salle : on ne peut que remercier l’équipe de la Fête de l’Anim pour cette initiative.

Laurent Diouf

> www.fete-anim.com

 

Fukushima, quatre ans après

Bouleversée par la catastrophe de Fukushima, Keiko Courdy a réalisé le film et webdocumentaire Au-delà du nuage °Yonaoshi 3.11. Elle prépare actuellement un nouveau documentaire sur les liquidateurs de la centrale et un long-métrage de fiction dans les zones interdites.

Tu as une histoire personnelle avec le Japon, peux-tu nous détailler les différentes raisons qui t’ont fait consacrer l’essentiel de ton travail ces dernières années à la catastrophe de Fukushima ?
Souvent, les désirs de création naissent de grands chocs émotionnels. J’ai vécu longtemps au Japon. J’aime le Japon. Depuis mes années d’étudiante à Tokyo dans les années 1990, j’attendais le méga-séisme annoncé de tous les scientifiques. Un choc gigantesque s’est produit le 11 mars 2011 à 14h46 : une triple catastrophe à la fois naturelle et technologique (séisme, tsunami, accident nucléaire). J’étais à Paris lorsqu’a eu lieu le tremblement de terre. De magnitude 9.0, il était si puissant qu’il a modifié l’axe de la terre. J’étais bouleversée. Mon instinct me disait de partir immédiatement. J’ai acheté un billet d’avion et je suis partie le long de la côte sinistrée avec ma caméra. Cela a été ma première réponse à la catastrophe. En plus de la dévastation du tsunami, il y avait cette chose invisible que je connaissais mal : un accident nucléaire majeur de niveau 7.

À la centrale de Fukushima Daiichi, trois coeurs de réacteur étaient entrés en fusion presque simultanément. Au début, les médias n’en parlaient pas. Les informations étaient opaques. On ne savait pas très bien comment départager le vrai du faux. La tension était extrême. Tout pouvait arriver. L’évacuation générale de Tokyo venait d’être évitée. Les gens étaient laissés à eux-mêmes, et devaient faire des choix essentiels de vie tous seuls. Pour essayer de comprendre, j’ai sillonné les zones. J’ai rencontré de nombreux habitants, femmes, enfants, médecins.

Pendant un an et demi, j’ai aussi rencontré des personnalités célèbres engagées : écrivains, spécialistes du nucléaire, ingénieurs, artistes, architectes, ancien premier ministre pendant la crise. J’en ai fait un film et un webdocumentaire, Au-delà du nuage °Yonaoshi 3.11 (1). Je me demandais comment on pouvait se relever d’un tel traumatisme, et si cette remise à zéro pouvait être l’occasion de penser différemment le monde. Les Japonais ont quelque chose d’important à nous apprendre de leur expérience. Je rêvais de reconstruire des mondes nouveaux sur les ruines balayées de l’ancien. Je voulais participer, agir sur le monde, témoigner de ce qui se passait.

Hirono, Zone interdite, stockage de terre contaminée.

Hirono, Zone interdite, stockage de terre contaminée. Photo: © Keiko Courdy, 2014.

Tu travailles sur plusieurs films, quelles évolutions as-tu constaté ces derniers temps sur le secteur de Fukushima ? Comment cela a fait évoluer ta manière de raconter l’après-catastrophe ?
Aujourd’hui, bientôt 5 ans après, rien n’est réglé. Plus de 150.000 personnes ont quitté leur foyer et vivent encore dans des logements temporaires. À Fukushima, dans les villes proches de la centrale, tout paraît banal, normal, mais tout est étrange, anormal. L’invisible domine. La radioactivité ne se voit pas, ne se sent pas. On ne peut qu’en chercher
les manifestations visibles dans les taux affichés par le compteur Geiger, dans les problèmes de thyroïde des enfants, dans les plaines de sacs noirs de terre contaminée et les villes-fantômes. Les grands travaux de décontamination sont terminés et le gouvernement pousse les gens à retourner chez eux, mais peu viennent se réinstaller.

D’un côté le gouvernement cherche à effacer le plus rapidement possible les traces du désastre en préparant l’accueil des JO de Tokyo de 2020 pour relancer l’économie, et de l’autre côté se trouve la réalité d’un monstre radioactif avec des accidents qui se succèdent sur le chantier. Je sillonne la région depuis plusieurs années, et une chose me frappe sans cesse : l’étonnante juxtaposition de l’ordinaire et de l’extraordinaire. Fukushima est
un espace où l’invisible règne en maître. Comment donner à voir ces mondes cachés est un défi. La nature qui a repris ses droits dans la zone interdite me fascine.

L’univers des liquidateurs n’a encore jamais été montré. Je prépare un nouveau documentaire sur le sujet. 7000 hommes roulent chaque matin sur la route nationale 6 vers la centrale. Le film va à leur rencontre sur leur lieu de travail et dans l’intimité des endroits où ils logent. J’ai aussi commencé à écrire un road-movie dans les zones sur le thème de l’oubli et la mémoire. La fiction permet de toucher le sujet avec sensibilité et d’apporter un regard décalé. Au-delà du tabou nucléaire, les gens en ont assez d’entendre parler de la catastrophe de Fukushima au Japon. La fiction permet en cela de continuer à parler des zones différemment, de manière poétique.

Ouvrier de décontamination, site de Tomioka.

Ouvrier de décontamination, site de Tomioka. Photo: © Keiko Courdy, 2014.

Tu as constaté lors de tes derniers séjours un développement du tourisme autour de la catastrophe toujours en cours, cela t’a inspiré un nouveau projet et une narration spécifique. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
C’est à force de me questionner sur ma propre position d’étrangère qui traversait ces zones que j’en suis venue à réfléchir au thème du tourisme noir (dark tourism). Évidemment, je viens pour aider, pour témoigner, mais qu’est-ce que j’apporte vraiment ? Pourquoi est-ce que je vais là-bas ? N’est-ce pas du voyeurisme ? Quel risque est-ce que je suis prête à prendre ? Et à faire prendre à mon équipe ? Voyager dans ces zones est une manière de réfléchir à notre engagement dans le monde.

J’ai imaginé un webdocumentaire sous forme de cityguide interactif sur les zones proches de la centrale. Nous le développons avec Jérôme Sullerot, co-fondateur de Pika Pika Films (2). C’est un guide touristique qui montre un point limite de fin de civilisation.
 Les informations données sont vraies et pratiques. Nous proposons une véritable expérience en laissant les internautes libres d’organiser leur visite. Ils peuvent aussi suivre nos parcours proposés, sachant qu’un dosimètre personnel les informe en temps réel de leur cumul de radioactivité selon les lieux qu’ils vont visiter et le temps qu’ils y passent.

La rubrique Ma santé leur permet de comprendre les implications directes sur la santé grâce aux témoignages de spécialistes. Les gens qui voyagent dans ces zones viennent voir des traces du désastre. Le voyeurisme est un danger, mais je conçois aussi ces visites comme une manière de garder la mémoire. Les gens sur place sont souvent touchés qu’on vienne s’intéresser à eux, et contents qu’on ne les oublie pas. Lorsqu’on va sur le site d’une catastrophe, il est important de toujours prendre la mesure du drame qui a touché les gens et la région afin de les respecter et créer une véritable rencontre, en empathie. Le danger, dans le cadre de certains voyages organisés est de partir là-bas pour simplement se conforter des ravages faits par l’industrie nucléaire, et stigmatiser les gens, sans chercher vraiment à les comprendre.

Cette catastrophe technologique et humaine est une plongée dans le temps. La particularité d’un accident nucléaire, contrairement à l’explosion d’une usine chimique, est qu’il dure sur plusieurs générations. Il entraîne des conséquences dans le temps non encore mesurables. Personne ne sait qui seront les prochains touchés, ni à quel degré. La seule certitude est que la catastrophe de Fukushima n’est pas terminée, elle vient juste de commencer. Un ingénieur nucléaire m’expliquait la chose suivante : la vie biologique n’est apparue sur terre que lorsque la radioactivité a disparu de la surface. En recréant de la radioactivité, nous fabriquons les conditions de notre propre destruction. L’homme aspire au bien, pourtant il s’autodétruit. Alors je continue. Je n’en ai pas terminé avec Fukushima.

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Keïko Courdy écrit, réalise, et produit des films, et installations numériques entre la France et le Japon. Docteur de l’Université de Tokyo, elle a enseigné les performances nouveaux médias à l’Université d’Art et de Design de Kyoto. Elle est co-fondatrice de Pika Pika Films à Paris.

(1) www.yonaoshi311.com
(2) www.pikapikafilms.com

Traum

Le projet de film Traum de Dorothée Smith — en cours d’écriture avec l’écrivain Lucien Raphmaj — est présenté dans le cadre de l’exposition Vu du ciel sous la forme d’une installation. L’artiste répond ici à quelques questions sur l’utilisation d’un drone-caméra dans son travail.

Traum – flight 3, Aéroclub du Béarn, Pau, en résidence pour Accès)s(. Photo: © Dorothée Smith, 2015.

Dans votre travail photographique, vos installations et votre premier film Spectrographies, vous utilisez plusieurs médiums et techniques de représentation du réel, de la caméra thermique au drone-caméra… pouvez-vous nous en expliquer la raison ?
Les technologies de contrôle et de communication sont devenues injectées, implantées, invasives. Les concepts de visible et d’invisible, de présence et d’absence, d’incorporation et de transition occupent dans mon travail une place privilégiée : transition d’une identité, d’un état, d’un espace vers un autre… il s’agit de brouiller des frontières intérieures et d’actualiser plastiquement ce trouble. Les corps fonctionnent comme des plateformes d’expérimentation des nouvelles technologies des affects et de détournement des systèmes de contrôle biopolitiques.
Je m’intéresse à la question de la performativité et à la traduction des concepts dans le réel, en interrogeant la façon dont certains concepts abstraits (tels que le genre, l’absence, la névrose) peuvent être matérialisés dans des formes synthétiques tangibles (à travers les nano et biotechnologies), et être littéralement incorporés. Mes travaux partent d’un intérêt pour certaines technologies de contrôle et outils du biopouvoir, qu’ils manipulent et détournent vers un usage poétique : les hormones de synthèse, les puces électroniques implantées, caméras thermiques, et plus récemment les drones-caméras.

Quelle sera leur fonction ?
L’un des enjeux esthétiques de mon travail filmé est de proposer un « télescopage » de différents registres d’images et différentes techniques de captation liées au dévoilement de l’invisible ou, plus exactement, à l’élaboration d’un autre point de vue : drones, microscopes, télescopes, caméras infrarouges, images d’archives… autant de registres d’images et de techniques de captation qui introduisent un regard autre.
Le projet de film Traum travaille la notion de plasticité destructrice, développée par Catherine Malabou et faisant référence au phénomène de métamorphose, de changement ou de destruction d’identité qui peut survenir en conséquence de graves traumatismes. Dans ce film, qui appartient au registre de la science-fiction, il est question d’un jeune homme qui, pour fuir un trauma qui le dépasse, traverse une lente métamorphose jusqu’à se dissoudre physiquement et habiter finalement un autre corps que le sien. Le drone-caméra est utilisé pour actualiser le mouvement de fuite et de métamorphose du protagoniste, son instinct de mort en quelque sorte, et son désir pour la femme qu’il finira par incorporer.
Le drone a pour fonction de donner une forme à cette expérience vécue, depuis une focalisation interne mouvante : celle du passage d’un corps à un autre, d’ek-stasis, de sortie de soi. Il doit (re)produire non pas le point de vue subjectif, mais le mouvement psychique du protagoniste, de l’intérieur vers l’extérieur, en révélant les errances fantomatiques de son « moi ». La fluidité propre au drone fera écho au sentiment de déréalisation vécu par le personnage; tandis qu’un contrechamp fonctionnant comme un point de vue de Sirius, constitué par un plan objectif filmé depuis un drone en suspension fixe dans les airs, dans sa position de surveillance native, permettra de comprendre le dispositif en marche. Une occasion de vérifier que la pensée et les techniques se correspondent et que, selon le mot de Goethe, « ce qui est au-dedans est aussi au-dehors »…, écrivait Merleau-Ponty. Ainsi, le regard qui se construit dans le film est sans cesse dédoublé, mis en doute, par d’autres images, d’autres perspectives qui proposent un autre point de vue sur ce qui est en train de se jouer, permettant ainsi de confronter différentes strates d’une situation vécue.

Spectrographies. Moyen-métrage, 59 min. Photo: © Dorothée Smith, 2014.

Quel serait la spécificité du regard drone aujourd’hui ?
Inspirée par les écrits de Jean Epstein qui qualifiait la machine cinématographique de « philosophe-robot-cinématographique », j’entends utiliser dans mon travail le drone-caméra comme une machine intelligente qui nous offre un accès privilégié à une représentation de l’univers ingénieuse et à peu près cohérente, ouverte au jeu de l’interprétation des apparences, et qui nous ferait voir une réalité que l’oeil humain n’est pas capable de discerner : l’invisible, l’abstraction, comme nous l’explique Juliette Cerf.
La fluidité, la mouvance perpétuelle du point de vue, et la sensation d’une omniprésence et d’une omnipotence propres au regard-drone (en témoigne la panique parisienne au mois de mars 2015, incapable d’agir face au survol nocturne de la ville par des drones non-identifiés; et la NASA qui explore actuellement la possibilité d’envoyer des drones pour explorer la planète Mars…) semblent nous rendre accessibles et communs un point de vue impossible, impensable, imaginaire, qui élabore une nouvelle grammaire cinématographique.
En s’éloignant de la vision humaine naturelle, et en se rapprochant de celle de l’oiseau ou de l’insecte, le drone-caméra nous invite à ré-interroger la position du spectateur nourri par les images qu’il produit, notamment à travers la systématisation de la vue très haute en plongée verticale, extra-diégétique, la plus souvent utilisée à ce jour. Le spectateur y est conforté dans une vision privilégiée, divine, absolue. Il y a aussi bien sûr une actualisation du fantasme du vol, de l’apesanteur, de la lévitation…

Comment imaginez-vous les machines à filmer dans vingt ans ?
Si le drone est à ce jour contrôlé par des dispositifs « hors du corps », les progrès techniques dans ce domaine tendent à affiner la possibilité d’une coïncidence entre la pensée et le pilotage des drones. Un programme expérimental a été élaboré par le professeur Bin He, du laboratoire de génie biomédical de l’Université du Minnesota : grâce à des électrodes placées sur le crâne du pilote et lorsque ce dernier se concentre sur un mouvement donné, les neurones produisent un courant électrique dans certaines zones du cortex cérébral. En cartographiant leurs chemins, les scientifiques peuvent comprendre quels neurones sont activés et transmettre ces informations au programme qui décide des mouvements de la machine. On peut facilement imaginer qu’un système invasif, par exemple implanté, nous permette à l’avenir de diriger n’importe quelle caméra par la pensée, sans casque.
L’implantation d’une puce RFID dans mon propre corps dans le cadre de mon installation Cellulairement (2012), me permettait de communiquer “à distance”, épidermiquement, avec d’autres personnes. La simplification des systèmes de prise de vue, de son, et de post-production cinématographiques, ainsi que les plateformes de diffusion vidéo, donnent la sensation que la réalisation de films de manière entièrement autonome, sans équipe et peut-être, à terme, sans machines non-incorporées, pourrait devenir un dispositif réel, que je suis impatiente de pouvoir expérimenter.

propos recueillis par Agnès de Cayeux
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Si le drone peut faire penser à un animal ailé, le flottement qu’il imprime aux images n’est pas sans évoquer ceux d’un fantôme qui observerait les vivants à distance. Une nouvelle possibilité d’exploration de l’espace aérien en lien avec le corps s’ouvre au septième art, entre celle permise par les grues et celle permise par les hélicoptères ou les avions.

Dans son texte L’imparfait du subjectif, le cinéaste français Chris Marker analyse avec une ironie certaine le film de Robert Montgomery The Lady in the Lake (1947) [cf. pages 40-42, NDLR]. Adaptée du roman éponyme de Raymond Chandler, maître du roman policier américain, l’œuvre de Montgomery est restée célèbre car elle reposait sur l’utilisation presque constante d’une vue subjective accompagnant le regard et les déplacements dans l’espace du personnage principal. Deux critiques principales sont adressées au film par Marker, la première clairement annoncée et la seconde plus implicite.

D’une part, l’aporie essentielle de la démarche provient de l’inadéquation du procédé à la richesse de l’expérience visuelle et sensorielle humaine : la vue subjective réduit le champ de vision à un carré et ne prend absolument pas en compte la foule d’éléments qui se mêlent aux seules images et sons apportés par la vue et l’ouïe, à commencer par la mémoire qui construit, structure et suture le rapport de l’être humain au réel. Cette aporie centrale, cette imperfection du plan subjectif à laquelle renvoie le titre du texte, a par exemple été très vite comprise par Orson Welles qui projetait un temps d’adapter Hearts Of Darkness de Conrad intégralement en plan subjectif.

D’autre part, lorsque Marker évoque la zone de flou à l’extrémité du champ de vision, il nous incite à retourner l’expression de son titre et à conclure que l’un des principaux défauts du plan subjectif est d’être un outil formellement trop parfait. Un outil qui ne révèle pas une certaine imperfection de l’être humain, à la fois imperfection dans son rapport au monde — les sens et la mémoire ne cessent de sélectionner des informations, c’est-à-dire de perdre par la même occasion des éléments sensoriels — et imperfection de la subjectivité humaine, source permanente de comportements irrationnels inquiétants ou fascinants. L’œuvre cinématographique de Marker offre un extraordinaire portrait de cette humanité imparfaite, dont la conscience traumatisée à la suite de la Seconde Guerre mondiale amène un décalage dans sa prise sensorielle sur le monde.

Depuis le 11 septembre et la war on terror lancé par le gouvernement américain, un plan en vue subjective a envahi les écrans cinématographiques et télévisuels, celui que produisent les drones, en particulier les effrayants drones Predator, lors de leurs opérations de chasse à l’homme à travers le monde. Au-delà des questions d’éthique militaire soulevées par l’utilisation de ces engins pilotés à distance, le drone est pensé par la propagande comme un outil parfait puisqu’il accomplit le rêve d’une guerre par opérations chirurgicales sans possibilité de perte humaine. Et ceci est également implicitement vrai des images qu’il produit, images aseptisées et esthétiquement parfaites de la suppression d’une menace au nom de la justice : un voile de feu envahit l’écran et masque la plupart du temps l' »obscénité » essentielle de l’image du moment de la mort d’un être humain, pour reprendre une idée d’André Bazin (1).

Deux séries télévisées récentes portant sur la lutte américaine contre le terrorisme, 24 heures chrono (Joel Surnow & Robert Cochrane, 2001-2014) et Homeland (Howard Gordon & Alex Gansa, 2011-en cours), ont tenté d’introduire un certain imparfait du subjectif au cœur de l’utilisation des drones militaires et des images qu’ils génèrent, la première de façon assez maladroite, la seconde de façon plus convaincante.

La saison 9 de 24 heures chrono se déroule à Londres alors qu’un accord autorisant le déploiement d’un nombre conséquent de drones doit être signé entre le président américain et le premier ministre britannique. Des terroristes, contre lesquels va repartir en croisade un Jack Bauer (Kiefer Sutherland) plus énervé que jamais, parviennent à hijacker le système de contrôle des drones américains et menacent la capitale anglaise. Afin de prouver que le système de piratage fonctionne, son inventeur prend le contrôle d’un engin de l’armée US censé escorter un convoi militaire et fait feu sur les soldats. Des plans montrent la réaction effarée du pilote du drone, dépossédé de toute capacité d’action et réduit au simple statut de spectateur assistant au massacre de ses camarades. Dans ce passage, l’image d’une attaque par drone est destituée de sa perfection déréalisante, qui a jusqu’alors permis au pilote de ne jamais s’offusquer de la destruction qu’il contemplait à travers son moniteur, et apparaît pour ce qu’elle est vraiment : une boucherie pure et simple produite par l’imperfection fondamentale de l’espèce humaine, à savoir son appétit de sang et de conquête.

La maladresse essentielle de 24 heures chrono (non sans raison diffusée sur la très droitière FOX) est principalement d’ordre formel en ce que la série révèle les dangers d’un usage trop intensif des drones, tout en se servant d’outils, notamment le split screen et son hystérisation (l’écran étant coupé en trois voire quatre portions permettant de suivre l’action dans plusieurs espaces éloignés), qui reproduisent une vision de surveillance totalisante à l’origine même de l’utilisation des drones par l’armée américaine dans sa tentative d’accéder à un regard conquérant et divin sur l’ensemble du monde — l’effroyable Œil de Dieu analysé par Grégoire Chamayou (2).

Conçue à la fois dans le prolongement de 24 heures chrono, mais également en réaction à ses simplifications idéologiques et formelles, la série Homeland travaille subtilement la question des images produites par les drones militaires. La saison 1 analysait implicitement la manière dont les nombreuses bavures des frappes américaines en Irak et en Afghanistan brisent dangereusement les frontières entre Bien et Mal, Justice et Meurtre, etc, et n’ont pour autre effet que d’accroître le nombre de terroristes — puisque c’est la mort d’un enfant dans les décombres d’une ville bombardée par un sinistre missile Hellfire qui fragilisait psychologiquement un soldat américain au point de la rendre vulnérable au lavage de cerveau du chef d’une cellule terroriste.

À travers son personnage principal, l’experte de la CIA Carrie Mathison (Claire Danes) et les troubles bipolaires dont elle souffre, les images générées par des drones se trouvent investies dans la saison 4 d’une perturbation profonde qui bouleverse leur fonctionnement. Dans l’une des scènes du début de la saison, Carrie observe depuis son poste de contrôle des images que lui renvoie un drone : les ruines d’une maison et les corps étendus de civils ayant péri dans une attaque américaine dont Carrie est elle-même responsable. Parmi ceux venus identifier les corps, un jeune homme attire l’attention du personnage principal, qui demande au drone pilot à ses côtés de zoomer sur le visage de l’inconnu. Ce dernier repère alors le drone dans les airs, qui est en train de l’épier et le jeune homme produit un regard caméra, ou plutôt devrait-on dire un « regard drone », qui brise la logique même de production d’images.

L’un des logiciels utilisé par l’armée US afin de prévoir les comportements potentiellement dangereux de ceux qui se trouvent sous l’objectif d’un drone se nomme le Gorgone stare, le « regard de la Gorgone », du nom de la figure mythologique qui pétrifiait quiconque la regardait dans les yeux. L’image produite par les drones militaires repose donc sur l’interdiction pour celui qui est surveillé de regarder l’engin qui l’épie. L’image est structurée selon une logique théâtrale de quatrième mur invisible et irregardable (ne parle-t-on pas de « théâtre des opérations » en langage militaro-médiatique ?), que l’inconnu de Homeland fait voler en éclats. Cette perturbation est exacerbée dans la suite de la saison puisque Carrie tombe progressivement amoureuse de cet inconnu, qui se révèle être le neveu d’un terroriste activement recherché. Le personnage féminin fait sortir les images de surveillance de leur neutralité clinique habituelle en les investissant d’un désir brûlant et irrationnel.

En termes deleuziens, la saison 4 de Homeland s’empare du drone, outil militaire de territorialisation colonialiste d’espaces à travers le globe, et déterritorialise les images produites par les engins, pour en faire non plus les productions d’une machine froide et guerrière, mais celles de cette machine désirante que constitue l’être humain selon le philosophe (3). Comme par un jeu de vases communicants, le personnage principal fait entrer le désir amoureux dans des images qui ne s’y prêtent pas et refuse l’investissement affectif que réclament certaines autres, puisqu’elle est incapable d’exprimer et de ressentir un quelconque amour maternel face à sa fille lorsqu’elle la voit sur Skype. De façon complexe, Carrie Mathison est une figure emblématique de notre époque en ce qu’elle révèle les perturbations des mécanismes machiniques du désir et de la subjectivité à l’ère de la guerre 2.0 et de la circulation toujours plus effrénée d’informations, d’affects et de preuves d’amour.

Le cinéaste allemand Werner Herzog produit également une inversion du fonctionnement du drone en tant qu’appareil d’origine militaire dans son documentaire La Grotte des rêves perdus (2010). Tourné en 3D, le film est consacré aux peintures rupestres préhistoriques de la grotte Chauvet et utilise plusieurs plans filmés en extérieur aux alentours de la grotte à l’aide d’un drone, qui créent des effets d’aération et de ponctuation, en particulier le premier plan et celui précédant le post-scriptum du documentaire. Le drone est implicitement placé dans la lignée de l’art rupestre de la grotte Chauvet, peintures artistiques d’animaux produites par une société de chasseurs, de la même manière que l’engin de chasse à l’homme que constitue à l’origine le drone devient ici source d’images d’une nature mystérieuse aux accents wagnériens.

La Grotte des rêves perdus se nourrit d’une série de paradoxes, en particulier de paradoxes temporels créés par la rencontre entre Préhistoire et époque contemporaine, ainsi qu’entre l’un des arts les plus récents, le cinéma en trois dimensions, et l’une de ses formes les plus anciennes, ces peintures rupestres destinées à être éclairées à la lueur mouvante des torches — ce en quoi elles représentent selon Herzog une sorte de « proto-cinéma ». Objet éminemment paradoxal, chasseur ne voulant plus chasser, à la fois œil humain amélioré et insecte pouvant virevolter dans les cieux comme Icare l’avait désiré autrefois, le drone renvoie l’être humain à son imperfection physique et sensorielle tout en y remédiant.

L’un des enjeux du cinéma d’Herzog a toujours été d’essayer de comprendre ce à quoi ressembleraient le monde et la société humaine s’ils étaient contemplés par une figure d’altérité, par exemple un animal. La Grotte des rêves perdus n’échappe pas à la règle puisque le documentaire se conclut par une fable à travers laquelle le cinéaste imagine la rencontre incongrue entre le regard d’un crocodile albinos vivant dans une serre à proximité de la grotte et les peintures rupestres. Que comprendrait-il des formes qui se dressent devant lui ? Manière subtile de se demander par ricochet ce que nous pouvons en comprendre nous, hommes du XXIème siècle. Grâce aux plans tournés par un drone qui commencent par montrer la nature ardéchoise et finissent par filmer l’équipe de tournage elle-même, le spectateur accède à un regard autre sous la forme d’une vision en perpétuel décalage sur l’étrange espèce humaine et son environnement.

Si l’engin peut faire penser à un animal ailé, la suavité de ses déplacements dans les airs et le flottement qu’il imprime aux images qu’il capte ne sont pas sans évoquer ceux d’un fantôme qui observerait les vivants à distance. Jean-Louis Leutrat a développé la très belle idée d’une essence fantastique du cinéma en ce que le septième art crée une version fantomale du réel en lui ôtant sa réalité matérielle et en le projetant sous forme d’analogon (4). Avec ces vues par drone, dont un modèle civil répandu porte précisément le nom de Phantom, Werner Herzog donne à voir la réalité contemporaine avec les yeux de fantômes, sûrement ces fantômes des hommes préhistoriques qui continuent de hanter par delà les âges la grotte Chauvet et ses environs.

Les mouvements de l’engin piloté à distance s’approchant des falaises ardéchoises dans La Grotte des rêves perdus, qui font écho aux mouvements sensuels de la caméra autour des peintures en relief à l’intérieur de la grotte, rapprochent le geste herzogien de celui d’un sculpteur et incitent à voir dans le drone un outil permettant de travailler le drapé de l’espace et du temps. Suzanne Liandrat-Guigues s’est intéressée au rapprochement entre cinéma et sculpture (5). Ainsi, l’utilisation du drone dans son rapport à l’art sculptural constitue peut-être l’un des défis les plus passionnants pour le cinéma et l’art contemporain. La distance en perpétuelle variation entre un drone équipé d’une caméra et une figure humaine peut et doit servir à produire, pour parler comme Levinas, une apparition épiphanique à l’image du Visage d’un être humain. Une nouvelle possibilité d’exploration de l’espace aérien en lien avec le corps est en train de s’ouvrir au septième art, entre celle permise par les grues et celle permise par les hélicoptères ou les avions. Le moment est venu de s’en emparer.

Guillaume Bourgois
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Guillaume Bourgois est maître de conférences en études cinématographiques à l’université Stendhal-Grenoble 3. Auteur d’une thèse consacrée aux liens entre les œuvres d’Oliveira et Pessoa, il travaille principalement sur le cinéma portugais, les films de Jean-Luc Godard et le cinéma moderne américain (Welles, Hellman, Coppola).

(1) A. Bazin, Morts tous les après-midis, Paris, Cahiers du cinéma n°7, décembre 1951, pp. 63-65.

(2) G. Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013, p. 57.

(3) Sur ce point, Homeland trouve des échos dans le travail du vidéaste britannique George Barber, qui imagine avec The Freestone Drone, de 2013, un conte moderne sur un drone militaire pouvant penser et parler. Véritable child in a machine fasciné par l’espèce humaine, l’engin refuse de faire la guerre, découvre la beauté du monde et devient pure machine désirante.

(4) JL. Leutrat, Vie des fantômes — Le fantastique au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1995. Un Autre visible, Saint-Vincent-de-Mercuze, De L’Incidence Éditeur, 2009.

(5) S. Liandrat-Guigues, Cinéma et sculpture – Un aspect de la modernité des années soixante, Paris, L’Harmattan, 2002.

Rencontres d’Arts Visuels de Yaoundé

Serge Olivier Fokoua, directeur des RAVY, cerne ainsi son événement : jusqu’où peut aller l’art en train de se faire? Quelle est la part de l’Afrique dans ce rendez-vous de l’art actuel? L’un des objectifs de ces Rencontres est de permettre des échanges entre artistes d’ici et d’ailleurs. Créer un réseau dynamique de partage des savoirs et des compétences.

Em’kal Eyongakpa. Installation vidéo. RAVY 2012. Photo : © Les Palettes du Kamer.

Les Rencontres d’Arts Visuels de Yaoundé (RAVY), nées en avril 2008, ont présenté leur 3ème édition en 2012. Elles sont organisées par Les Palettes du Kamer, une association d’artistes plasticiens camerounais fondée en 2004.

La mission des RAVY est de promouvoir l’art contemporain, au Cameroun et en Afrique, en s’entourant de créateurs émergents et confirmés, d’artistes de nombreuses nationalités et disciplines (peintres, sculpteurs, photographes, vidéastes, performeurs, etc.), dont la démarche artistique est innovante. À travers des expositions, performances, colloques, ateliers et conférences, il s’agit de faire venir l’art à la rencontre du public. Le festival permet au public de Yaoundé d’appréhender de nouveaux discours sur la société moderne, des thématiques engagées, subtiles ou poétiques.

Marcio Carvalho (Portugal). Performance et installation vidéo. RAVY 2012. Photo : © Jean-Marc Gayman.

Suite à l’atelier organisé par Em’kal Eyongakpa (1) avec 7 artistes multimédias, à l’Institut Français de Yaoundé, un projet collectif sur le thème « Couloirs » a été présenté au festival RAVY. Des postures, attitudes et comportements urbains ont été filmés puis juxtaposés pour être projetés sur des écrans disposés dans un espace. Lors du vernissage, un récital de poésie a accompagné cette installation.

Les RAVY sont financées par les cotisations des membres de l’Association, ont le soutien du Ministère camerounais de la Culture, d’organisations internationales et de fondations privées. Ce festival s’appuie aussi sur un réseau de structures locales et internationales. Le choix des artistes se fait via des commissaires partenaires, en collaboration avec des festivals et centres d’art, tels que le CRANE_Centre de ressources, au Château de Chevigny (Côte d’Or, France).

Serge Olivier Fokoua. Photo : D.R.

Or, selon Serge Olivier Fokoua, les RAVY s’inscrivent dans un contexte très difficile, où les arts visuels occupent une place secondaire dans la fourchette des disciplines artistiques, tant pour le public que pour les institutions nationales. Les artistes africains avec lesquels nous travaillons sont des passionnés, mais les résultats sont souvent lents. C’est dans le désir de booster ce secteur créatif que nous avons voulu créer des plates-formes d’expression et de promotion des arts visuels. Dans l’art numérique, beaucoup d’artistes manquent cruellement de matériel adéquat pour pouvoir exprimer ce qu’ils ont au fond d’eux. Et quand il leur arrive de réaliser des projets, les occasions de les montrer sont rares.

Aussi, le projet RAVY se positionne-t-il comme une vitrine pour redonner du vent à ce secteur de l’art qui bat de l’aile. Cette opération, aux effets multiplicateurs, permet non seulement de dénicher des artistes talentueux, mais aussi d’assurer leur promotion de manière durable à travers le tissu relationnel d’ici et d’ailleurs que sont galeries, centres d’art, foires, ateliers ou résidences.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.ravyfestival.org