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rencontres art-politique

En avril auront lieu les premières Rencontres art-politique organisées par Gongle, groupe d’expérimentations sociales et théâtrales basé à Montreuil… rue de la Révolution ! Fondé en 2006, ce collectif, qui rassemble aussi bien des artistes que des sportifs, des chômeurs et des chercheurs, se donne comme objectif de repenser les fonctions et les modes de fabrication du théâtre sur le mode du partage, et d’en faire un espace de confrontation et de dialogue autour des activités, des productions et des aspirations des différents acteurs de nos sociétés.

Ces rencontres, européennes et itinérantes, rassembleront des artistes, chercheurs et groupes politiques grecs, espagnols, portugais, estoniens et français; dont STÜ (Agence de productions de danse), Kolektiva Omonia (collectif d’artistes et d’opérateurs culturels), Democracia (artistes visuels), Intersecciones, Rossana Torrès (documentariste), Sincope (collectif d’artistes et d’habitant). Cet évènement s’organisera autour de visites de lieux, de débats et de workshops en Ile-de-France; à Montreuil sur un terrain de football et ensuite au Centre Dramatique National, à Paris au CentQuatre, au Domaine de Chamarande, ainsi qu’à Saint-Ouen à Mains d’Œuvre. L’objectif étant d’ouvrir un espace de travail sur les relations entre les milieux de l’art et de la politique, en s’appuyant sur les expériences des participants.
Dans sa déclaration d’intention, le collectif Gongle souligne que les milieux de l’art et de la politique entretiennent des liens étroits; les arts constituant un véhicule privilégié pour diffuser différentes formes de vie et de pensée. La politique est le terrain d’agencement, précaire et mouvant, de ces formes de vie et de pensée. Mais les relations entre artistes et politiques se réduisent parfois à des cooptations ou des rejets. Ces situations d’asservissement ou de rupture contribuent à freiner considérablement la prise en charge des crises sociales et écologiques. Il nous paraît donc important d’imaginer d’autres types de collaboration.
L’organisation de ces Rencontres art-politique revient à Nil Dinç, comédienne de formation, metteuse en scène au sein du groupe Gongle, dont le cursus — Université Paris VIII St-Denis, Art de la scène, doublé d’un master à Science-Po au sein du SPEAP, le laboratoire d’expérimentation en art et politique dirigé par Bruno Latour — la place à la confluence exacte de cette problématique. Entretien.

Rencontres Art-Sport, 2013.

Rencontres Art-Sport, 2013. Photo: D.R.

Sous quels angles allez-vous traiter cette thématique Art-Politique au travers des conférences et workshops qui seront proposés lors de ces Rencontres ?
Concernant le déroulé des Rencontres, elles seront axées chaque jour autour d’une thématique. Cela va commencer par lutte et occupation, à Montreuil, autour du terrain de foot André Blain qui a été occupé par Les Sorins : près de 300 squatteurs qui s’étaient fait expulser et ont campé sur ce terrain de foot pendant des mois [cf. http://collectifdessorins.over-blog.com/]. L’idée étant susciter une rencontre entre Les Sorins et les footballeurs, de relier ça avec d’autres occupations — notamment celles menées par la Coordination des Intermittents et Précaires, et celle du théâtre Ebros à Athènes, en Grèce, que la municipalité avait voulu vendre — et de montrer comment toutes ces dynamiques de luttes et d’occupations passent par une réappropriation des biens, etc.
Ensuite, la problématique Cohabitation et négociation territoriale sera abordée au Domaine de Chamarande, où COAL (Coalition pour l’art et le développement durable) organise, par ailleurs, des événements liés à la question de l’écologie politique. Nous poursuivrons après avec les corps de l’assemblée en nous intéressant à la Nef curiale du CentQuatre, aux divers publics qui s’y trouvent et s’y côtoient, à leurs différentes activités et esthétiques aussi. Cela nous a paru être une base intéressante pour penser la question de l’assemblée politique dans la diversité, telle qu’elle devrait être, alors que dans l’Hémicycle le corps politique est nivellé et stéréotypé. Il y aura aussi une journée sur le thème du théâtre de la négociation, en s’interrogeant sur la possibilité et les protocoles pour faire bouger les choses (la négociation est ce moment où cela peut avancer) et l’idée que les arrangements avec lesquels on arrive à stabiliser le social sont précaires, que les modus vivendi doivent être tout le temps re-négociés…
À Mains D’Œuvres, et avec le collectif Red Star Bauer, il sera question de L’implication citoyenne des groupes culturels, artistiques et sportifs. Il s’agira, notamment, de voir comment cette implication agit au niveau du territoire et comment cela rentre en relation avec la politique institutionnelle. Ces Rencontres se termineront par un banquet, en invitant tout le monde à venir partager les réflexions qui ont été menées durant ces journées qui seront rythmées par divers échanges (expressions corporelles, prises de paroles, etc.); c’est-à-dire qui ne seront pas figées dans une posture de discours magistral, mais portées avant tout par une démarche collective et artistique.

Rencontres Art-Politique

Rencontres Art-Politique. Photo: D.R.

Comment définissez-vous les articulations et interrogations qui lient l’art et la politique ?
Tout d’abord, notre propos est de dire que les milieux de l’art et de la politique entretiennent soit des relations de cooptation, soit des rapports de rejet. Il nous semble donc qu’il y a des nouveaux liens à inventer, à créer. Il y a une urgence à trouver de nouvelles formes politiques pour répondre aux problèmes économiques, écologiques, sociologiques actuels. Et dans cette refonte nécessaire, on ne peut pas faire l’économie d’une collaboration entre artistes et politiques.
Nous avons une définition large de la politique. Ainsi dans ces Rencontres, au niveau des participants politiques, nous englobons sous cette définition tout groupe organisé, conscient de son organisation et qui entre dans un rapport public au travers de son organisation. Cela va donc de représentants de la politique institutionnelle à des leaders d’organisations sportives, en passant par des hackers et divers activistes impliqués notamment dans des mouvements du type Occupy et Indignés.
Par ailleurs, en tant que metteuse en scène, je m’intéresse beaucoup au champ social. C’est un domaine où l’on peut puiser énormément de ressources, que ce soit sur les formes organisationnelles ou sur le plan esthétique. Ce serait une gageure de considérer que l’art n’est pas un champ social, qu’il serait hors du questionnement politique, qu’il pourrait s’en abstraire. L’art est en lien avec d’autres milieux, l’art existe dans la société : il est donc important que les artistes s’interrogent sur leur place au sein de la société.
Ainsi, par exemple, le théâtre est une micro-société qui travaille, à petite échelle, à représenter des collectifs. Et de fait, cela peut être un espace d’expérimentation sociale. La manière dont on va travailler, ce que l’on va montrer et représenter peut agir comme un laboratoire, dans un champ très délimité, mais qui est diffusé, qui circule, et qui peut provoquer des choses très fortes dans le public.
Il y a des hiérarchies sociales, économiques, et les formes culturelles sont liées à ces hiérarchies. Le théâtre est souvent considéré comme « élitiste », mais il peut aussi interroger la manière dont ces hiérarchies conditionnent l’appréhension des formes culturelles et peut intervenir en allant à la rencontre de différents publics (les supporters de foot, dans notre cas) et représenter aussi ces différents milieux pour les connecter entre eux, provoquer de nouvelles formes de dialogue et d’organisation sociale.
Enfin, il y a aussi une articulation très spécifique entre les milieux de l’art et de la politique. Singulièrement en France où nous avons un art très institutionnalisé, ce qui conditionne énormément les formats de création. Pour notre part, nous travaillons au niveau européen, avec l’Estonie, la Grèce, etc., donc nous pouvons voir comment fonctionne la production artistique dans des contextes complètement différents. Mais aussi en Turquie, dans une situation très dure de censure d’État. De fait, il y a un lien d’assujettissement de l’art à la politique. Il est donc très important de trouver des espaces pour réfléchir à cela, pour voir comment fabriquer d’autres rapports de force.

Democracia, We protect you from yourselves. Campagne de presse publiée dans la Tribune de Lyon

Democracia, We protect you from yourselves. Campagne de presse publiée dans la Tribune de Lyon n. 387, du 15/05/2013. Photo: D.R.

Cette institutionnalisation a-t-elle une incidence sur les artistes ? Est-ce que c’est un facteur pénalisant ?
Les hiérarchies sociales, dont on parlait plus haut, pèsent sur le milieu de l’art et freinent énormément les échanges des idées, etc. Alors que dans d’autres contextes, où l’art et les artistes sont obligés de se constituer, comme en Turquie, contre l’État, c’est peut-être paradoxalement plus facile de s’affirmer et de fonctionner car c’est la société civile qui prend le relais, qui s’implique sur un projet et prend tout en charge. Comme nous avons pu le constater sur place, la manière dont les réseaux issus de la société civile opèrent — même si nous avons bien conscience, dans ce cas, que c’est aussi plus facile d’être un jeune artiste étranger qu’un jeune artiste local — est beaucoup plus ouverte, efficace et rapide.
Tandis qu’en France, l’institutionnalisation fabrique des situations où les gens ont un pouvoir de sélection, mais pas un pouvoir de décision ! Du coup, nous avons l’impression d’être mis à distance et on perd beaucoup de temps à devoir attendre un « oui » ou un « non » prononcé on ne sait pas trop où, ni par qui… Ce qui est délégué à l’État par la société civile est aussi une perte de pouvoir de la société civile. Reste que cette structure institutionnelle permet au milieu artistique de se développer, même si c’est un petit monde assez étriqué, et aux artistes d’être finalement assez nombreux, ce qui n’est pas le cas en Turquie (pour continuer la comparaison).

Comparé aux années 70s qui furent assez flamboyantes politiquement, assiste t-on à une rupture ou une continuité en terme d’engagement, après quelques décennies (80/90s) plutôt atones sur ce plan ?
Je pense que la manière de poser les questions politiques a complètement changé, c’est certain. Il y avait aussi, dans les années 60/70s, une présence très forte de la gauche, de l’extrême gauche et de la mouvance anarchiste dans le milieu de l’art. La politisation était effectivement très présente. De nos jours, l’art reste politisé, mais dans un contexte social beaucoup plus conservateur, réactionnaire. Il y a aussi une transformation des formes d’engagement, et plus largement des formes sociétales : les nouvelles générations ne vont pas s’investir dans des mouvements et partis politiques ou des luttes sociales avec la même intensité que les générations précédentes. Ce qui n’empêche pas, comme je peux le constater, une réflexion et action assez profonde dans les milieux militants, activistes, où les gens vont chercher à se réapproprier le quotidien, à initier des choses à leur échelle, etc.
Mais nous ne sommes pas — nous ne sommes plus — dans une période où il y a un consensus fort sur le fait qu’il faut transformer la société. Nous sommes dans un contexte où il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ! C’est tellement c’est ancré, cela semble inéluctable… Cependant, beaucoup de personnes veulent faire des choses, essaient de faire que les choses changent. Et la fonction de l’art — d’un art concerné par les questions sociales et qui se pense comme force de propositions — c’est d’attirer l’attention sur des pratiques qui ont une portée politique, sans toujours être pour autant revendiquées comme telles, de les montrer et de les accompagner.
Il ne s’agit pas de fomenter la révolution, mais de souligner ce que sont les leviers de transformation, de montrer ce qui est en germe. Du coup, pour ma part, ce qui m’intéresse dans la production artistique, ce n’est pas forcément les œuvres les plus revendicatrices, dénonciatrices des vices du système marchand, — ce que l’on pense être un art « engagé » — et qui peuvent, de fait, être des œuvres « noires » car elles décrivent une société catastrophique, une humanité pernicieuse, etc. Ce qui me paraît plus pertinent, ce sont les artistes qui vont, encore une fois, souligner des potentiels, chercher des solutions, montrer des initiatives.

Milieux. Photo: D.R.

Peut-on voir une convergence ou une connivence entre les démarches politico-artistiques et d’autres luttes, d’autres formes, terrains et actions politiques plus « directs » ?
Oui, on le voit par exemple en France avec la Coordination des Intermittents et Précaires qui, en partant du spectacle vivant, a élargi son action à d’autres formes de précarité et qui est justement une force de proposition importante. C’est, encore une fois, une manière de dire que, en tant qu’artistes, nous ne sommes pas exclus de la question sociale. Pour notre part, comme évoqué plus haut, nous nous sommes aussi intéressés au milieu du football, aux ultras et à des groupes de supporters très engagés qui se sont, par exemple, investis dans le mouvement contre le CPE ou la réforme de la retraite.
Je rappelle que ce sont les supporters de foot qui ont allumé l’étincelle et apporté leur soutien logistique (mobilisation de masse, sécurité des foules, combats avec les flics, etc.) à l’occupation de la place Taskim à Istanbul, en Turquie, suite à l’évacuation de Gezi Park; de même au début pour la place Tahir au Caire, en Égypte. Le potentiel politique de tels groupes nous intéresse beaucoup. Et c’est aussi le reflet d’une alliance, d’une convergence de luttes. Pour en revenir à Istanbul, on a vu émerger des artistes comme figures de cette contestation, je pense notamment à celui que l’on a surnommé « l’homme debout », un performeur qui a initié une forme de protestation inédite [rester debout passivement pour manifester son refus]. Dans ce genre de contexte social qui peut prendre de l’ampleur et devenir assez insurrectionnel, les artistes ont évidemment un rôle actif à jouer très important.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

> http://gongle.fr/

entre mutation et sanctuarisation

Le texte est-il soluble dans le livre ? À l’heure où les pratiques d’écritures et de lectures sont en pleine mutation sous l’effet de l’environnement numérique, le théâtre français cherche à défendre par-dessus tout les logiques du texte imprimé…

Illusion.com, 2009.

Illusion.com, 2009. Photo: © La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon

Théâtre de texte ou théâtre du livre ?
Au moment où l’on prend enfin conscience de la profonde mutation de l’écrit qui transforme les pratiques d’écriture et de lecture, on assiste au théâtre à une réaffirmation sans précédent des valeurs littéraires liées à une culture du livre comme mode de légitimation de sa pratique. Face aux nouvelles pratiques artistiques qui se développent en lien avec le numérique, « le texte » est érigé en ultime bastion du théâtre. Ou plutôt le livre, car les partisans du théâtre de texte n’en appellent-ils pas avant tout à un théâtre du livre ? Dans ce contexte, il est parfois difficile de faire reconnaître que des textualités se développent sur de nouveaux supports qui participent à renouveler et désenclaver l’art théâtral.

La revendication de la primauté du texte se double certes d’un discours complémentaire qui valorise l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité ou encore la transversalité du théâtre mais pour leur octroyer une place ancillaire où la question de l’écrit est le plus souvent diluée. Ainsi les mutations de l’écrit créent-ils le trouble dans nos « réseaux de discours » culturels structurés de plus autour de recueillement de données plus d’ouverture à des idées. Elles ne relèvent pas en effet de quelque chose qui pourrait être répertorié et catégorisé sous le signe d’une différence que l’on pourrait spécifier, mais produisent du nouveau dont les effets restent encore à évaluer. Cette approche se situe donc d’abord par rapport à l’histoire pour la remettre en perspective et la renouveler.

C’est dans ce contexte que j’ai dirigé, pendant quatre ans à la Chartreuse – Centre National des Écritures du Spectacle, un projet intitulé Levons l’encre, dont la clé de voûte était justement de mettre en perspective l’évolution des écritures du spectacle et les mutations de l’écrit. Dans une structure culturelle dédiée à l’écriture, la prise en compte de l’ensemble des technologies actuelles de l’écriture peut sembler aller de soi et relève d’une nécessaire adaptation à l’évolution des pratiques des auteurs et des artistes. Certes la main de l’écrivain sur la page blanche participe encore de notre mythologie de l’écrivain mais il faut bien se rendre à l’évidence, la très grande majorité des auteurs écrivent aujourd’hui avec un ordinateur.

Cette perspective qui se poursuit désormais dans d’autres contextes, vise ainsi à reprendre de manière radicale la question du texte au théâtre en la confrontant à l’histoire de l’écriture et à ses mutations actuelles. Elle suggère que le texte, loin d’être un des fondamentaux du théâtre, est un médium en mutation et que cette mutation a un impact central sur l’ensemble des composantes du théâtre. En séparant le texte de l’imprimé, elle dénonce la confusion que nous faisons systématiquement entre le texte et le livre. Si on substituait à la notion de théâtre de texte celle de théâtre du livre, on y verrait sans doute un peu plus clair. L’enjeu actuel est pour beaucoup de sanctuariser le théâtre par rapport aux technologies numériques  – sanctuarisation donc le point d’appui est « le texte » mais en réalité l’imprimé – plutôt que d’explorer la manière dont de nouvelles mutations de l’écrit peuvent participer à dessiner de nouveaux territoires pour le théâtre.

Des espaces d’écriture hors de l’espace du livre
Si à l’origine le texte au théâtre ne s’est pas présenté pas sous la forme d’un livre, on peut imaginer aussi bien un texte de théâtre qui ne relève plus de l’imprimé. L’imprimé a-t-il eu des conséquences sur la pratique théâtrale ? Si oui, qu’est-ce écrire du théâtre dans une logique qui n’est pas celle de l’imprimé ? Si le numérique offre de nouveaux supports de l’écrit, cela peut-il dégager de nouveaux espaces d’écriture faisant appel à de nouvelles formes de composition et d’autres manières de faire du théâtre ?

Cet angle d’attaque déplace les axes habituels de la réflexion. Si elle recoupe en plusieurs points la question du post-dramatique, qui a tant contribué ces dernières années à cristalliser les débats esthétiques autour du théâtre en Europe, elle traite cette question à travers le prisme de la matérialité de l’écrit. Elle se distingue également des approches visant à spécifier des formes théâtrales autour de l’image et des écrans sur la scène. Elle réinscrit la question du théâtre au sein d’une histoire et une réflexion sur l’écrit. La question des supports de l’écriture et de la lecture s’invite dans les débats sur l’écriture dramatique. Bref, en révélant un point aveugle, elle tente de mettre en évidence un territoire à explorer, à la fois invisible et omniprésent, l’écriture et la lecture sur des environnements numériques relevant désormais de la pratique la plus quotidienne.

Au fur et à mesure de nos expérimentations à la Chartreuse sur ces questions, il m’est apparu que l’on pouvait tenter de relire l’histoire du théâtre à travers le prisme de mutations successives de l’écrit. Si les nouveaux modes de l’écrit sont mis en perspective par les historiens avec l’histoire de l’alphabet et de l’imprimé, ces grands moments-clé de l’histoire de l’écrit ont-ils eu un effet sur la pratique théâtrale ?

sonde03#09 - Chartreuse News Network.

sonde03#09 – Chartreuse News Network. Photo: © Alex Nollet, La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon.

Un rapport constitutif et structurant entre les supports de l’écriture et l’histoire de la pratique théâtrale, peut être mis en évidence à partir d’un certain nombre de travaux d’historiens et d’anthropologues. L’apparition de nouveaux supports de l’écrit nous invite à reconsidérer les jeux d’articulations entre l’écrit et le théâtre qui sous-tendent et organisent la pratique théâtrale. Nous avons développé ailleurs cette recherche historique en insistant en particulier sur les articulations complexes qui se sont créées entre le théâtre et l’imprimé dont la compréhension est si nécessaire aujourd’hui pour prendre la mesure des effets de déconstruction qu’opère le numérique sur l’ensemble des dispositifs et pratiques lié à l’imprimé.

Alors que le théâtre persiste à se théoriser, s’administrer, s’ »expertiser » et se percevoir d’abord dans les cadres hérités de l’imprimé, un ensemble de mécanismes d’une grande cohérence qui articulait la page et la scène et in fine une manière d’instituer la pratique théâtrale sont obsolescents. À la spécification de conventions typographiques du texte dramatique succèdent un éclatement et une diversification des matérialités de l’écrit pour le théâtre. Un certain nombre d’auteurs — pour s’en tenir au théâtre français : Noëlle Renaude, Matthieu Mevel, Sonia Chiambretto… — réinvestissent l’imprimé à partir du numérique et explore de nouvelles matérialités de l’écrit dramatique mêlant jeux typographiques, design graphique, mise en texte singulière.

À côté de ces démarches, un certain nombre d’auteurs explorent les nouveaux supports de l’écrit que cela soit Internet, les réseaux sociaux, différents types d’écrans sur la scène où l’écrit est projeté, le téléphone portable. La Chartreuse a encouragé l’exploration dans ce domaine en passant une commande à quatre auteurs d’une pièce sur Internet (Illusion.com de Joseph Danan, Sabine Revillet, Eli Commins et Emmanuel Guez), en produisant un parcours sonore de Célia Houdart, en accompagnant le dispositif Breaking d’Eli Commins dont l’écriture liée à des évènements (la résistance en Iran, le tremblement de terre à Haïti…) repose sur des témoignages recueillis sur Twitter…

À l’affirmation d’une place de l’auteur dans la création théâtrale s’oppose la réalité d’une multiformité de ses pratiques qui le conduisent à élaborer son texte directement en lien avec le travail du plateau et/ou des dispositifs technologiques. Alors que l’imprimé a éloigné l’auteur du plateau, les mutations de l’écrit réinscrivent l’auteur dans le processus de création théâtrale. Elles réactivent le théâtre comme un processus collaboratif, ni hiérarchisé autour du message de l’auteur, ni commandé et contrôlé à distance par l’écrit. À distance de l’institutionnalisation de la routine et de l’incuriosité, ces transformations appellent de nouvelles dynamiques instituantes permettant d’accueillir l’expérimentation, la recherche, l’innovation.

Un théâtre métaphore de l’ordinateur plus que du livre
Les mutations de l’écrit sont aussi des mutations de la lecture. Au spectateur comme figure déplacée du lecteur – ou pour être plus précis du lecteur de livres – s’ajoute le spectateur comme figure déplacée du téléspectateur, du cinéphile, de l’internaute, du lecteur hypertextuel, ou encore du joueur de jeux vidéo.

Plus généralement, on peut comparer la façon dont le théâtre s’immerge aujourd’hui dans l’environnement numérique – de la régie à la communication, de la scénographie à la constitution d’une mémoire par la captation vidéo – à la manière dont autrefois il s’était emparé de l’imprimé. Le motif renaissant du théâtre du monde, qui même le théâtre et le livre, se déplace autour de l’idée d’une scène comme métaphore de son environnement technologique, médiatique et culturel avec lequel elle entretient une confrontation critique.

Le théâtre du livre reste le paradigme central du théâtre aujourd’hui. Mais il ne peut plus être un paradigme unique. Métaphore du livre, la scène est appelée à devenir de plus en plus une métaphore de l’ordinateur ou encore une métaphore des relations entre les deux. Elle est travaillée par de nouveaux rapports entre écriture et oralité. La linéarité ou la simultanéïté/discontinuité, la hiérarchisation des matériaux scéniques au service du texte ou l’hybridation de l’écriture, la mise à distance ou au contraire la recherche d’une participation du spectateur, la construction du sens ou la construction d’une expérience sensible et intelligible… caractérisent des conceptions culturelles contrastées de l’acte théâtral. Elles renvoient à la manière dont des médias informent les pratiques.

Le théâtre met en jeu des techniques d’écriture, des manières de penser, des perceptions divergentes. C’est une richesse. Il est en cela le reflet de la situation complexe de l’écrit que traverse notre société. Mais il peut-être aussi un véhicule incomparable d’une exploration des mutations de l’écrit qui traversent la société.

Franck Bauchard
chercheur et critique, directeur artistique de La Chartreuse (2007-2011)
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012