Archive d’étiquettes pour : science-fiction

science-fiction et nouveaux imaginaires

Dans le contexte de bouleversements auxquels le monde est confronté depuis un demi-siècle, la science-fiction est l’outil de prédilection pour questionner les sociétés actuelles et lire les failles de notre futur immédiat.

Dans les années 2000, les artistes du monde arabe et de ses diasporas s’emparent de la fiction spéculative pour rêver les mondes de demain et dresser un constat sans détours sur l’évolution des sociétés. Par l’anticipation, ils questionnent le présent et le transgressent.

Vidéastes, plasticiens, photographes, performeurs, renouvellent ici les perspectives, redéfinissent les identités et cherchent à offrir des contre-récits émancipateurs : mondialisation, modernité, écologie, migrations, genre ou décolonisation sont quelques-uns de leurs sujets de prédilection…

projections, performances, installations, rencontres, photographies, concerts, ateliers avec Sophia Al-Maria & Fatima Al-Qadiri, Meriem Bennani, Larissa Sansour, Zahrah Al Ghamdi, Souraya Haddad Credoz, Ayham Jabr, Hala Schoukair, Ayman Zedani, Hicham Berrada, Aïcha Snoussi, Sara Sadik, Tarek Lakhrissi, Mounir Ayache, Skyseeef, Gaby Sahhar & Neïla Czermak Ichti

> du 23 avril au 27 octobre, Institut du Monde Arabe, Paris
> https://www.imarabe.org/

Les Portes Du Possible

Art et science-fiction… C’est un sujet que l’on avait prévu d’aborder dans la revue papier de MCD… C’est le thème de l’exposition Les Portes Du Possible qui se déroule jusqu’au 10 avril au Centre Pompidou – Metz. Un événement qui rassemble des artistes plasticiens, des écrivains, des architectes et des cinéastes autour de 180 œuvres. Une exposition qui se prolonge avec des ateliers, lectures, danses, installations, conférences performées, projections…

À l’heure des blockbusters et des séries, cette manifestation replace les livres comme centre de gravité de la science-fiction. Le parcours d’expo est divisé en 5 chapitres qui portent le nom d’un roman emblématique : Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, Neuromancien du père du cyberpunk William Gibson, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick (mieux connu sous le titre Blade Runner), Soleil Vert d’Harry Harrison. Le cinquième volet fait appel à un livre moins connu, La parabole du semeur d’Octavia Butler, qui renvoie au courant de l’afrofuturisme.

Si ces ouvrages ont tous été écrits il y a plusieurs décennies, leurs thématiques restent d’actualité et sont l’occasion d’interroger les problématiques auxquelles nous sommes (toujours ou nouvellement) confrontées, de porter un regard critique sur notre quotidien et notre futur proche. En développant les possibilités du présent, en élaborant des récits à partir d’hypothèses scientifiques ou en concevant des modes de vie et des réalités inouïs, la science-fiction est un genre qui met l’homme face à l’altérité radicale. Elle propose une émancipation des discours politiques dominants, elle incarne la différence, l’utopie politique, le renouvellement profond de notre perception. De ce fait, elle est depuis toujours un terreau propice aux mouvements contestataires.

La fiction spéculative nous irrite, nous fait progresser en nous épouvantant, ébranle les remparts de nos habitudes et ceux de notre conscience. Si elle agit à partir des marges, les thèmes qu’elle aborde sont au cœur des problématiques sociétales actuelles qui nous concernent tous : la fragmentation sociale, l’ultra-capitalisme, les nouvelles formes de panoptisme et de totalitarisme, l’aliénation, le trans-/post-humanisme, la suppression des limites des genres, le colonialisme ou, bien entendu, le désastre écologique et l’obsolescence de l’Homme.

L’exposition, en ne se focalisant pas sur le prisme dystopique dominant, s’appliquera à œuvrer dans le sens d’une revitalisation et d’une réappropriation volontaire du futur. En d’autres termes, ici pas de fusées interstellaires ni d’extraterrestres, mais des ambiances, des situations et des paysages évocateurs d’un à venir incertain ou prometteur au travers de nombreuses vidéos, photos, sculptures, peintures, chorégraphies (The divine cypher d’Ana Pi), conférences (Jean-Michel Frodon, Alain Damasio, Héloïse Brézillon et Norbert Merjagnan), performances (Corps Hybride de Sabrina Calvo et Koji), et d’installations. En particulier Transchrones, une machine hybride conçue par Thomas Teurlai et Alain Damasio qui repose sur le mouvement rotatif de deux cylindres holographiques sonorisés qui génèrent des fictions visuelles et auditives…

Exposition Les Portes Du Possible : art et science-fiction
> jusqu’au 10 avril, Centre Pompidou – Metz
> https://www.centrepompidou-metz.fr/

Cinéma & effets spéciaux

Maquettes, objets et costumes échappés de films cultes de science-fiction… On imagine l’émerveillement qui saisit les geeks et les enfants lorsqu’ils découvrent l’exposition Interstellaire au Centre des Arts d’Enghien-les-Bains. 2001 L’Odyssée de l’espace, Starship Troopers, Alien La Resurrection, Rencontres du troisième type, Independance Day, Mars Attack!… Au travers de tous ces artefacts, l’univers du space opera est enfin à portée de main du commun des mortels. Des vaisseaux, casques, combinaisons, armes et quelques compagnons de route des voyageurs intergalactiques sont là, devant nous, en « vrai »…

Mais on aurait tort de restreindre cette exposition à un public ciblé. Ces « reliques » sont de vraies pièces de musée : planifiée jusqu’au début avril, Interstellaire est présentée en collaboration avec le Musée du Cinéma de Lyon. Expert en la matière, le journaliste et documentariste, Alexandre Poncet, en est le co-commissaire avec le CDA. Au-delà de l’événement que constitue une telle « monstration », cette manifestation a aussi pour but de sensibiliser aux métiers de l’ombre du 7e art, dont le rôle est essentiel, en particulier dans les films de science-fiction du pré-numérique, pour que les mondes imaginaires des scénaristes passent dans le réel, soient crédibles (costumiers, prothésistes, concepteurs d’animatroniques, etc.).

Les combinaisons des cosmonautes de ces futurs antérieurs sont plus vraies que nature. On pourrait penser qu’elles ont vraiment été utilisées à l’âge d’or de la conquête spatiale, dans les années 60-70. Ces pièces rescapées de tournages sont de véritables œuvres d’art travaillées jusqu’en dans les moindres détails, pour des apparitions parfois très fugitives. Certaines peuvent même n’être que des objets d’études, pour préparer des plans ou des décors. Ce sont aussi les témoins de techniques aujourd’hui délaissées au profit du numérique. Patinés par le temps, ces objets sont le fruit de personnes comme Rob Legato ; superviseur d’effets spéciaux multi-primé qui a travaillé sur Apollo 13 et Avatar.

Interstellaire : cinéma & effets spéciaux. Exposition jusqu’au 8 avril, entrée libre, Centre des Arts, Enghien-les-Bains
Infos > https://www.cda95.fr/

L’imagerie des diverses sciences-fictions, l’oscilloscope, les perspectives infinies de la numérisation (1) et les premiers computers sont aux sources du jeu vidéo. Après la bande dessinée, le cinéma, le hard rock et le rap, les jeux vidéo ont été accusés de tous les maux : surtout d’être violents et d’appauvrir l’imaginaire des joueurs. Nolife.

Skyforge.

Skyforge. https://sf.my.com/fr Captures: D.R.

Sur le rapport des jeux vidéo et de l’imaginaire, essayons d’y voir clair : cette pièce maîtresse de l’économie culturelle mondiale — un marché de 33 milliards d’euros en 2008, 53.3 milliards en 2012 (Michaud, 2012) et 79 milliards pour 2016 selon l’AFJV — est-elle ou non ce nouveau continent de l’imaginaire dont parlaient déjà Alain et Frédéric Le Diberder, en 1998, dans L’univers des jeux vidéo ? Autrement dit, qu’est-ce que l’Imaginaire — ou, peut-être, lorsque l’on parle videogames, parle-t-on d’un nouveau continent pour l’imaginaire ? Et aussi, que font les imageries mondiales aux imaginaires collectifs et quels sont leurs rapports ?

Qu’est-ce que l’Imaginaire ?
I majuscule, i minuscule ?… Pour répondre exhaustivement, on devrait gloser des travaux de Durkheim, Sartre, Bachelard, Durand, Castoriadis, Bonnefoy ; mais, avec Marx, on établira une bonne fois que l’imaginaire est, pour une part, « la solution fantasmée des contradictions réelles », c’est-à-dire la critique de son « fondement profane », la négation du réel, « une évasion » pour Lévinas (1932), et, pour une autre part, son prolongement comme motif : à la fois centre de la société, besoin insatiable, sens, et potentialité humaine de l’accomplissement du Monde.

D’ailleurs, pour Jacques Lacan aussi : L’imaginaire, c’est ce qui arrête le déchiffrage : c’est le sens ! […] L’imaginaire, c’est toujours une intuition de ce qui est à symboliser […] quelque chose à mâcher, à penser, comme on dit. Et pour tout dire, une vague jouissance (Séminaire XXI). Dépassement, excès, figuration de l’absolu : tous les artisans de l’imaginaire besognent armés de ce principe ; et à un siècle d’écart, les fins catastrophiques du roman Time Machine de HG Wells et de A.I. de Spielberg (2001), la puissance de l’épice dans le cycle de Dune d’Herbert ou les monstruosités de Lovecraft en sont des modèles du genre. Leurs versions vidéoludiques n’en divergent pas.

Qu’est-ce que les imageries ?
Par imageries, on entend le flux d’images techniques et modernes, et non les tableaux, la picturalité, appartenant à une autre économie politique de la Culture ; ainsi les imageries sont tous les dispositifs techniques et marchands de fixation/capture du Monde, stocks en circulation consignant nos faits et gestes, et notre créativité. Nous parlons de dispositifs techniques et marchands, car les imageries renvoient à la spécificité des modes de production capitaliste et aux révolutions des industries culturelles et créatives.

Avançons opportunément qu’en tant que dispositif technique et logos, les images sont des robots à plats ou mous et que chaque robot réel est « une image debout, incarnée », et que toutes les demandes adressées aux images sont de facto adressées aux robots, et inversement. Hier, les iconodoules adoraient les images et les iconoclastes les brisaient ; demain, Franck Herbert (Dune, 1965-1985) et son fils (2002) prédisent un Jihad Butlérien ou une révolte complète contre les machines, ce qu’ont su reprendre les scénaristes, réalisateurs et producteurs de The Matrix (1999) et, surtout, d’Animatrix (2003), et combien de jeux vidéo (Skyforge ou tous les jeux autour de Terminator, etc.).

Que font les imageries aux imaginaires sociaux ?
Se demander ce que fait la série mondiale ininterrompue des images aux imaginaires collectifs et personnels, cela revient à se demander quels sont les « rapports d’influence », voire les « rapports de domination », qui existent entre les uns et les autres. Cette interrogation ouvre sur deux autres : d’abord, comment les imaginaires se renouvellent-ils concrètement ?, et, ensuite, existent-ils des processus historiques et psychosociaux différents des autres jeux qui façonnent l’univers des jeux vidéo ?

Pour les jeux en général, on se souvient qu’ils ont pour fonction d’entrer en relation contradictoire et/ou de complémentarité avec le monde réel (Freud, Winnicott, Huizinga, Caillois, Elias) ; leur finalité est alors dynamo-créatrice et une amplification poétique et moral du Monde ou topoï d’idéologie et des résonances métaphysiques communes. Mais, pour les videogames, la « culture-industrie vidéoludique » (Genvo, 2006) permet-elle à ces usagers d’en tirer une véritable fortune imaginaire ou simplement quelques petites coupures ?

Bref, ça fait quoi un jeu vidéo à l’imaginaire ? Est-ce que, chez les joueurs, ça produit un « effet d’imaginaire » ? Beaucoup de questions. Pour y répondre, il faut résoudre un « problème épistémologique » : peut-on exporter les théories concernant les images en général vers les jeux vidéo (Tisseron, 1995 ; Stora, 2007 ; Rufat, 2011) et les « phénomènes nouveaux » de la réalité virtuelle ?

Skyforge. https://sf.my.com/fr Captures: D.R.

Phénoménographie et horizon des jeux
Autrement dit, peut-on produire ce que l’on appelle une « mythanalyse » (Durand, 1996) des univers du jeu vidéo, c’est-à-dire les circonscrire tout à fait, les classer, alors qu’il y a une variation des thématiques des jeux en fonction du support (Fortin, ali., 2005) ? Peut-on oser penser l’hétérogénéité de ces univers d’action, de sport, de combats divers (…) de stratégie, de gestion (Fortin, ali., 2005) ?

Puisque nous savons qu’il y a une sportization générale de l’Occident (Elias, 1994) — évolution et conversion des affrontements en loisirs civilisés —, risquons-nous à la proposition suivante : le jeu vidéo est aux produits de masse de la société de consommation ce que la technique est à la science, c’est-à-dire un enchantement désenchantant ou, dans un vocabulaire plus heideggérien, un saisissement dessaisissant. La réalité du jeu vidéo, virtuelle, retourne aux trois dimensions de l’adjonction : c’est le retour aux graphismes et à la picturalité ; c’est un art « plus hégélien » qui cherche autre chose que l’instantanéité du seul réel photographié, de la réalité photographique ou cinématique.

Essayons d’énoncer son horizon philosophique. Les imageries de la photographie et du cinéma — l’imagerie virtuelle des jeux vidéo et du cinéma numérique a un autre régime, quelque chose d’hégélien qui va au-delà du photographique — ne font pas une copie du réel et de cette société ; c’est l’énonciation et l’énoncé même du monde-réel qui s’expose à travers elles. En revanche, dans l’image plastique de la réalité, du monde-réalité, une peinture ou un dessin, le monde-réel reste distinct de lui-même, il subsiste une distance, un intervalle — je parlerai de « plus-value » : dépassement de l’énonciation ; nous sommes dans des mondes qui ne sont pas dans le monde que nous voyons —, ce qui semble avoir disparu dans la photographie et le cinéma centenaire (certes, le genre, le ralenti, le noir et blanc contemporain, et le montage, assurent cette fonction de déréalisation, de « refus du réel »). Surtout, dans l’image plastique, le monde était nié, non pas dans son apparence, mais dans son essence même, nié en tant que nature ; car l’homme y ajoutait l’homme.

L’imagerie en général (moment de « la technique moderne » : arraisonnement et à la fois saisissement et dessaisissement du Monde) renverse donc la relation de l’homme avec le Monde, que résumait la vision classique, et crée la possibilité d’une nouvelle domination tyrannique du Monde sur l’homme, d’où la notion de Spectacle des situationnistes. L’imagerie renverse la relation de l’homme avec le Monde, parce qu’elle nous l’expose en direct ou en présence. Les imageries, forme du Logos (comme les robots), stockent le savoir, l’enferment dans la technologie et le présent ; il n’y a plus de pertes, plus d’écarts entre le Monde et l’homme. Le Spectacle serait donc la négation de l’écart entre le Monde et l’homme, un monde en direct, en « direct-live », disait-on à la télévision française…, ce que l’on nomme aussi « présentification » du Monde. Toutefois, toutes les imageries de toutes les formes de SF (exploratrices, fabulatrices, anticipatrices) renversent ce renversement : elles renouent avec la négation culturelle du Monde et l’affirmation de la conscience humaine ; elles renouent avec l’adjonction (elles vont ailleurs pour parler d’ici — ce sont des modèles de la réalité (symboles) et non le (monde-)réel).

Les jeux vidéo de quoi ?
Savoir jouer aux videogames est « essentiellement polémique » ou le règne de l’épée et des « purifications », des morts successives jusqu’à la victoire. Il s’agit du régime diurne des symbolisations : coercition sociale, règles ludiques, jeux agonistiques et même aléatoires, forment la pédagogie du régime diurne (Durand, 1964). La géographie des jeux vidéo, leur quelque part, se trouve dans les forêts, les vallées, les montagnes et les cieux de Dionysos, là où règne potlatch et sacrifice, les Guerres du sens humain. Tout joueur, tout apollinien, entre alors en contact avec son camarade tyrannique et exubérant, son avatâr vidéoludique, pour se distraire, décompenser et se récompenser d’un monde plus difficile qu’un jeu (2).

Skyforge. https://sf.my.com/fr Captures: D.R.

Le jeu vidéo, ce n’est pas Prométhée (travail, progrès) ou Apollon (mise en ordre) versus Dionysos (jouissance), mais c’est l’accomplissement synthétique, au double sens du terme, de ces trois mythes : la feria, la peste et l’orgie. Mais, déjà, la littérature et l’industrie du cinéma étaient essentiellement post-catastrophiques et festives (en revanche, la Science est pré-catastrophiste : ainsi s’affirme-t-elle et se fait-elle chérir). L’univers du jeu vidéo est alors, globalement, celui des plaisirs de la ville et de la catastrophe, d’un débordement algébrique… On y décrit et on y conte la guerre ou la trajectoire technologique des civilisations, l’extraterritorialité, la vitesse, l’acier et le cubique, les outils et, donc, une culture tranquille de l’action. Ces catégories ou masques de la peur et la jouissance sont culturellement recevables en tant que déréalisation du Monde dans un usage conjuratoire (catharsis).

Reviviscence ?
Quoi de plus naturel que le jeu vidéo ouvre à la pratique d’autres jeux, dans le réel, puisque le joueur cherche des moyens, des prétextes-à-société, afin de se répandre, afin de jouir et d’exister. De s’affirmer. Car pour chaque joueur, l’essentiel est la satisfaction personnelle et l’envie de challenge permanent, une quête de logique et d’accomplissement, l’affirmation d’un savoir technique face à un jeu difficile. Les formes récurrentes de l’imaginaire mondial peuvent alors s’y localiser, afin que l’enfant, jubilant de sa coordination et de sa motilité, apprenne à rejouer tant les actes virtuels que ceux qui sont réels.

Et si on demande quelles fonctions ont ici ces « entités transmédiatiques » (Wolf, 2005), on retombe sur l’euphémisation de la mort, l’acte de passage, la réaffirmation de l’appartenance au groupe, la mise en scène (et « à mort ») des pulsions. L’environnement des univers imaginaires de jeux vidéo, écrit Delphine Grellier, est donc majoritairement investi par des symboles de types nyctomorphes […]. En représentant ce qui est douloureux et déstructurant, ce régime suppose la construction d’images opposées, images positives, lumineuses, permettant la lutte contre l’angoissant par le biais de l’antithèse (OMNSH, 2005).

Pour nombre des membres de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines, il y a dans l’expérience vidéoludique, un équilibre entre le plaisir et le déplaisir ; car le joueur ne fait pas ce qu’il veut : il y a comme un « principe de réalité virtuelle », celui du jeu et d’une perte, un « droit de perdre », comme dans le réel (on pense à la licence des jeux Dark Souls où, comme rite de passage, on apprend à mourir). Et, aussi, il y a parfois une angoisse, un stress, voire une détresse, face à la stimulation virtuelle (propos sur le robot) ; car le joueur peut ne pas arriver à maîtriser la stratégie et la tactique, sinon le « mode d’emploi » du jeu. Or ces impuissances participent aux fonctions (imaginaires) du jeu en général : gain, plaisir, avec un brin de frustration. Ainsi les jeux vidéo, imageries parmi d’autres, nous travaillent-ils, au sens de Freud, et nous mettent-ils à l’épreuve — ce qui est mis à l’épreuve, ce sont nos fantasmes, nos représentations, nos affects ; parce que dans un Monde plus bureaucratique et complexe, nous avons plus besoin encore de la complexité et de l’anti-bureaucratie de nos jeux.

David Morin Ulmann
Anthropologue, spécialiste de la modernité et du capitalisme
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

(1) La numérisation appartient de droit à la « parole de la rationalité », à sa langue même, puisque, qu’est-ce que la numérisation, sinon un des témoignages de la rationalité occidentale ? Et que font l’une et l’autre ? La rationalité occidentale et la numérisation rassemblent et enregistrent, et protègent. Par exemple, dans un ordinateur, qui est le fruit direct du logos, énonce Pierre Jacerme, vous avez un tel rassemblement ; c’est toujours la fonction de ce que les Grecs appelaient legein, recueillir et rassembler (afin de rendre manifeste) qu’accomplit la raison ; et, ce faisant, elle protège aussi. Dans l’ordinateur, les données vont être « protégées ». Il y a une mise en recueil qui garde, qui conserve. Et qui protège en même temps. […] La chimie, la physique quantique, c’est l’accomplissement de la philosophie ; l’informatique aussi (Jacerme, 2008 : 23). Sublime !

(2) Il y a encore des jeux intéressants comme Undertale (2015) où on laisse le choix au joueur de tuer tout le monde, personne, ou seulement quelques-uns : la voie royale est évidemment de ne tuer personne ; il faut savoir « résister » pour finir le jeu correctement.

 

Il est vraiment très curieux que nos têtes contiennent toutes de la musique à des degrés divers. Quand les Suzerains d’Arthur C. Clarke atterrissent sur notre planète, l’énergie avec laquelle notre espèce s’applique à produire et à écouter de la musique ne manque pas de les surprendre ; ils auraient été encore plus stupéfiés d’apprendre que, même en l’absence de sources de stimulation externes, nous entendons pour la plupart une musique intérieure incessante. (Oliver Sacks, Musicophilia)

Que nous le voulions ou non, nous sommes tous des personnages de science-fiction vivant dans une époque de science-fiction. (Ray Bradbury)

Bach ne module jamais au sens conventionnel, et laisse l’extraordinaire impression d’un Univers en expansion infinie. (Glenn Gould)

Avant d’envisager les copulations naturelles et contre nature de la musique et de la science-fiction, il convient de définir cette dernière qui est souvent pour les uns ce qu’elle n’est pas pour les autres sans que l’inverse soit pour autant vérifié.

 

Dans les années 50, Jacques Sternberg avait titré un de ses ouvrages : Une succursale du fantastique nommée science-fiction. Un peu réducteur peut-être. D’autant que le fantastique est une conjecture romanesque non rationnelle, ce qui le situe d’emblée dans une autre niche conceptuelle que la science-fiction qui se veut quand à elle « plutôt » rationnelle. Pierre Versins, l’auteur d’une Encyclopédie devenue mythique publiée au début des années 70, pense quant à lui que la science-fiction est un univers plus grand que l’univers connu. Un peu excessif, par contre. Pierre Versins a dû s’en rendre compte, car il précisera plus tard : la science-fiction n’est pas un « genre littéraire », mais un état d’esprit (…) qui se révèle à travers tous les genres, du poème au cinéma, et sous toutes les formes de l’image au discours.

Voilà qui commence à être beaucoup plus intéressant, et Norman Spinrad, auteur des livres cultes Jack Baron et l’Éternité et Rêve de fer enfonce le clou : on peut seulement définir la science-fiction par la perception qu’on en a. La science-fiction est donc ce qui est perçu comme tel. Il ne fait ainsi aucun doute que L’Arc-en-ciel de la gravité (Thomas Pynchon), La maison des feuilles (Marc Danielewski), Glamorama (Bret Easton Ellis) ou Mantra (Rodrigo Fresàn), bien que ne l’étant pas de façon affichée, peuvent être perçus comme des romans de science-fiction, tout comme Donnie Darko (Richard Kelly), Element of Crime (Lars Von Trier) ou Mulholland Drive (David Lynch) peuvent être perçus comme des films du même genre.

Et du côté de la musique ?

Nous pouvons tout d’abord constater qu’elle a souvent puisé dans le registre science-fictionnel, et ce depuis le XVIIIème siècle au moins. Une des premières œuvres musicales assimilables à la SF est probablement l’opéra de Joseph Haydn, Il mondo della luna (1777), sur un livret de Goldoni, dans lequel un truand se fait passer pour un habitant de la Lune auprès d’un astronome un peu trop crédule. Plus tard, Leos Janacek s’intéresse lui aussi à notre satellite avec Les Aventures de monsieur Broucek (1917), qui visite d’abord la lune puis voyage dans le temps en se rendant au XVème siècle. L’opéra de science-fiction a tenté depuis de nombreux compositeurs néo-classiques ou post-modernes, comme Lorin Maazel (1984, d’après George Orwell), Philip Glass (The Making of the Representative for Planet 8, d’après Doris Lessing) ou Howard Shore (The Fly, d’après Georges Langelaan avec David Cronenberg à la mise en scène).

Le monde du jazz et surtout celui du rock, qui font partie de la même communauté culturelle, ou plutôt contre-culturelle, que Boris Vian, Philip K. Dick, Robert Silverberg, Philip José Farmer, Michael Moorcock ou James Ballard, ont établi plus naturellement de nombreuses passerelles avec la SF. Pour ne citer que les plus assidus : David Bowie avec une quantité imposante de titres comme Space Oddity (1969) inspiré de 2001, a Space Odyssey d’Arthur C. Clarke, ou carrément de concept-album : The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders of Mars, qui narre les frasques d’une rock star extraterrestre et Diamond Dogs, une dystopie dans l’esprit de 1984.

On pourrait bien sûr recenser des dizaines de groupes, mais il faudrait pour cela consacrer un article exclusivement à ce sujet (1). Citons tout de même le groupe britannique Hawkwind qui a placé la quasi-totalité de leurs albums sous le signe de la SF, avec entre autres Warrior on the edge of time basé sur le Cycle du héros éternel de Michael Moorcock (ce dernier ayant écrit les paroles de trois chansons de l’album), et le groupe français Magma dont l’ensemble de la production s’articule autour des relations/conflits entre les terriens et la planète Kobaïa, les textes des chansons étant rédigés en kobaïen, langue inventée pour l’occasion.

Mais c’est du côté de la musique psychédélique que la composante SF est la plus prégnante dans l’optique évoquée par Norman Spinrad. Avec en première ligne le vaisseau spatial des Pink Floyd piloté par Syd Barrett qui délivre des titres crépitants d’étoiles et fleurants bon l’acide et la marijuana comme Astronomy Domine, Interstellar Overdrive, ou Set the Control for the Heart of the Sun, et toute la constellation « Krautrock » (rock allemand des années 60/70) avec les représentants emblématiques du courant « cosmiche musik » : Tangerine Dream (Alpha Centauri, Phaedra, Rubycon, Stratosfear), ou Klaus Schulze (Cyborg, Timewind, Moondawn, Dune) aux titres d’albums évocateurs d’immensités intersidérales sillonnées par des cargos interstellaires, et de planètes plus ou moins exotiques qu’un Gustave Holst a déjà célébré en son temps. Mais là où la musique du compositeur anglais ne fonctionne à plein rendement sur le plan de l’illustration sonore qu’une fois la thématique énoncée, il suffit de quelques notes aux cosmiche rockers allemands pour nous propulser dans l’espace.

Comment cet exploit est-il possible sans l’utilisation de mots ou d’images pour canaliser l’imagination de l’auditeur ? Avec David Bowie, ou Hawkwind la problématique SF est également engendrée par les textes et l’iconographie des pochettes de disque. Privée d’un référent textuel ou visuel, leur musique est incapable d’orienter à coup sûr l’imagination de l’auditeur vers des univers science-fictionnels. D’où la question :

Existe-t-il une musique de SF ?

En se référant à la définition de Norman Spinrad, on peut répondre, me semble-t-il, par l’affirmative : Phaedra, Rubycon, Moondawn, Dune, et la quasi-totalité des albums psychédéliques allemands « sonnent » SF et peuvent donc être considérés comme des musiques SF. Ce qui induit une autre question à laquelle il est beaucoup plus difficile de répondre :
Pourquoi — ou plutôt comment — certaines musiques sonnent SF ?

Les archétypes de la SF, comme les machines à remonter le temps, les transmetteurs de matière ou les machines spatiales bourrées d’électronique y sont sûrement pour quelque chose. En effet, les séquenceurs, les boîtes à rythmes, les échantillonneurs, et bien sûr les ordinateurs parés de logiciels musicaux ne sont plus des instruments, mais, eux aussi, des « machines », génératrices de son : elles n’étaient encore que pure « anticipation » dans la première moitié du XXème siècle, si l’on excepte les premières créations d’ingénieurs fous en la matière : telharmonium (1900) ou ætherophone (1919), plus connu sous le nom de thérémine, qui fleurent bon le steampunk.

Ces premiers instruments électroniques sont d’ailleurs souvent utilisés avant l’arrivée des synthétiseurs pour ajouter un caractère « d’étrangeté » aux bandes originales de films fantastiques ou de science-fiction. Il en va de même pour les Ondes Martenot (1928), ancêtre oh combien génial du synthétiseur, et steampunk à souhait, avec son clavier en bois et son électronique embarquée. Le groupe allemand Kraftwerk (qui utilise d’ailleurs l’Ondéa, version actualisée des Ondes Martenot) est celui qui a joué avec le plus de clairvoyance et d’efficacité de ces archétypes, surtout lors de ses prestations scéniques : musique électronique + textes minimalistes constitués de mots clefs agencés tels des brins d’ADN + mise en scène « hard science » avec des robots qui interprètent certains titres à leur place + projection de films sur des sujets clefs de la science et de la technologie… Ils sont ainsi indéniablement les précurseurs de l’esprit cyberpunk (2). Là où leurs collègues de la cosmiche music lorgnaient du côté du space opera, fut-il sophistiqué comme celui de Dune (inspiré du roman de Franck Herbert), ils établissent un pont entre William Burroughs (Festin nu, Nova Express) et James Ballard (Atrocity Exhibition, Crash) d’une part et William Gibson (Johnny Mnemonic, Neuromancien) et Bruce Sterling (Mozart en verres miroir, La Schismatrice), les papes du cyberpunk, d’autre part.

Mais les sons synthétiques ne déclenchent pas à eux seuls un cinéma mental aux couleurs du space opera ni même du cyberpunk. La « composition », le talent créatif du musicien, reste toujours — heureusement — une composante incontournable. Pour s’en convaincre, retournons un instant dans le passé (le voyage dans le temps est quand même une belle invention) :

Dans sa Dernière conversation avant les étoiles, (1982) Philip K. Dick nous parle d’un projet de nouveau roman The Owl in daylight dont une des composantes principales est la musique et nous rapporte que Pythagore a conclu que le fondement de l’univers était la combinaison de la mathématique et de la musique, parce que ce sont deux aspects de la même chose. Tel a été son enseignement — c’est de là que vient l’expression “musique des sphères”. Il a dit ensuite que les corps en mouvements émettaient de la musique, mais qu’on ne l’entendait pas parce qu’on baignait dedans depuis la naissance, donc qu’on n’en avait plus conscience. Pourtant, nous percevons une musique ininterrompue.

Cette musique que nous ne percevons pas, mais qui existe quelque part dans l’univers mathématique du monde, ne l’entendons-nous pas d’une certaine manière dans la B.O. d’Eraserhead « interprétée » par David Lynch & Alan Splet ? Cette réinvention d’une musique de la matière, du temps et de l’espace me paraît être, selon la définition de Norman Spinrad, incontestablement une musique de science-fiction, tout comme les images qui vont avec.

Nous pouvons également avoir une idée de cette intention explicitement science-fictionnelle en présence d’un choc créatif : lorsque Jean-Philippe Rameau parvient à traduire musicalement dans l’ouverture de Zaïs l’établissement d’un ordre progressif de la matière, véritable interprétation harmonique, avec deux siècles d’avance, de l’évolution (ou nucléosynthèse) de la matière intersidérale (3). ou bien avec Les Éléments de Jean-Féry Rebel (1721) qui choisit ses accords et leur agencement de façon à ce qu’ils expriment le chaos par eux-mêmes, sans recours à la voix ou à un décor. Le résultat, surprenant de modernité, aurait pu être signé Art Zoyd et, quelle que soit la perspective, d’un côté ou de l’autre du temps, des auditeurs de l’époque à ceux d’aujourd’hui, le choc créatif engendre un décrochement du réel et propulse l’œuvre dans la SF.

Ce “décrochement” s’est aujourd’hui “banalisé”. Nous vivons dans une bulle de présent expansée, boursouflée, qui lance des tentacules dans tous les sens du temps. Duplication accélérée, clonage, machines autosuffisantes. La technologie prend de plus en plus le pas sur la recherche fondamentale. La musique électronique, devenue numérique mène sa propre vie. Se régénère, se métamorphose, s’échantillonne se duplique, vit, meurt et renaît de ses samples. Compression-expansion. Toute l’histoire de la musique dans un loop d’une nanoseconde. Les nombres sont les nombres.

La première fois que Philip K. Dick a pris du LSD, il écoutait un quatuor de Beethoven et il l’a vu sous forme de cactus. À chaque progression, de mesure en mesure, le cactus gagnait en complexité ; c’était un processus d’accrétion, et non plus une succession. Il devenait de plus en plus gros, de plus en plus complexe. Par un processus synesthésique, Dick a vu le quatuor de Beethoven sous une démultiplication fractale, une suite de Fibonacci. Il a « naturellement » transformé le son en image comme un logiciel le ferait par numérisation. Sans en avoir probablement conscience, il anticipait la révolution numérique capable de « dématérialiser » des sons et de les « rematérialiser » en images.

Les nombres sont les nombres et aujourd’hui toute musique est science-fiction.

Jacques Barbéri
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

(1) Se reporter, entre autres, au dossier Culture rock & science-fiction (revue Bifrost 69, janvier 2013)
(2) Dans la même mouvance (la touche électro-pop en moins), il convient de citer le groupe français Heldon et les albums solo de son leader, Richard Pinhas (à qui on doit un excellent ouvrage sur Deleuze et la musique : Les larmes de Nietzsche), précurseur dans les années 70 d’une musique cyber-électro faisant ouvertement référence à Philip K. Dick, Norman Spinrad ou Michel Jeury.
(3) In Astronomie et musique au siècle des lumières, Dominique Proust.

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Écrivain et musicien, Jacques Barbéri a notamment publié la trilogie Narcose La Mémoire du Crime, Le tueur venu du Centaure (La Volte), et des recueils de nouvelles, Kosmokrim (Présences du Futur), L’homme qui parlait aux araignées et plus récemment Le Landau du Rat (La Volte). > www.lewub.com/barberi/

Jacques Barbéri fait également partie du groupe Limite, formé au milieu des années 80 avec d’autres écrivains comme Emmanuel Jouanne, Francis Berthelot, Jean-Pierre Vernay et Antoine Volodine, et la volonté d’expérimenter et de transgresser les codes d’écritures et de narration dans la science-fiction (cf. l’anthologie Malgré le monde, Présences du Futur). > www.rumbatraciens.com/limite/mecanique/m002.html

En parallèle, Jacques Barbéri s’illustre (saxophone, électronique, texte) au sein de Palo Alto emmené par Denis Frajerman. Dans la discographie de ce groupe expérimental et atypique, signalons Terminal Sidéral (CD + DVD sur Optical Sound), Cinq Faux Nids Six Faux Nez avec DDAA (Déficit Des Années Antérieures) sur le label Le Cluricaun et, bien sûr, Slowing Apocalypse; un tribute to J.G. Ballard paru aux éditions È®e, où figure Laurent Pernice avec qui Jacques Barbéri a aussi enregistré Drosophiles & Doryphores, un album electronica et mélodique sur le label slovène multimédia rx:tx.