Archive d’étiquettes pour : Samuel Bianchini

Détection, analyse, surveillance, reproduction, algorithme, génération… À la lecture de ces mots qui défilent sur la vidéo de présentation de l’exposition Le Monde selon l’IA, qui se tient au Jeu de Paume à Paris, on se surprend à se demander quel aurait pu être le regard sur l’intelligence artificielle de certains de nos maîtres à penser du siècle dernier comme Michel Foucault par exemple.

Taller Estampa, What do you see, YOLO9000? Photo: © Taller Estampa,.

Au travers d’œuvres « anciennes » par rapport au sujet, c’est-à-dire pour certaines datant d’une dizaine d’années, et d’autres inédites, cette exposition fait le point sur les deux principaux protocoles de l’IA. D’une part l’IA analytique, qui analyse et organise des masses de données complexes, d’autre part, l’IA générative capable de produire de nouvelles images, sons et textes. Mais sur l’ensemble, c’est surtout l’image, parfois horrifique, qui est centrale.

L’émergence de l’informatique puis l’omniprésence d’Internet ont déjà changé radicalement les pratiques artistiques, permettant aussi d’explorer de nouvelles formes créatives. L’IA marque encore une autre étape dans ce bouleversement des processus créatifs entraînant aussi la redéfinition des frontières de l’art. Plus largement, c’est tout notre rapport au monde qui se transforme avec l’IA ; une évidence qui transparaît aussi au travers des œuvres exposées.

Taller Estampa, What do you see, YOLO9000? Photo: © Taller Estampa,.

Avec Metamorphism, une concrétion où se fondent divers composants électroniques (cartes-mères, disques durs, barrettes de mémoire, etc.), Julian Charrière réinscrit les technologies du numérique dans leur matérialité en jouant ainsi sur leur dimension « géologique ». Autre préambule sous forme de rappel historique : Anatomy of an AI system et Calculating Empires de Kate Crawford & Vladan Joler. Deux diagrammes impressionnants dans lequel notre regard se perd, et qui retracent sur 500 ans la généalogie des multiples avancées scientifiques, inventions techniques et révolutions socio-culturelles qui préludent aux technologies actuelles.

En retrait, comme pour chaque partie de l’espace d’exposition, on peut découvrir un « complément d’objets » : appareils anciens, dessins, reproductions, livres (tiens, un Virilio sous vitrine…), maquette, etc. Des « capsules temporelles » qui accentuent encore le chemin parcouru par progrès technique et de la supplantation de ces anciens artefacts par le numérique…

Kate Crawford & Vladan Joler, Calculating Empires. Photo : D.R.

Avec Trevor Paglen, nous plongeons au cœur du problème que peut poser l’IA analytique notamment avec les procédures de reconnaissance faciale. Son installation vidéo, Behold These Glorious Times!, nous montre la vision des machines. En forme de mosaïque, on voit se succéder à un rythme effréné une avalanche d’images (objets, silhouettes, visages, animaux, etc.) qui servent pour l’apprentissage des IA…

Une autre installation vidéo interactive de Trevor Paglen, Faces Of ImageNet, capture le visage du spectateur qui se retrouve dans une immense base de données. Son « identité » est ensuite classifiée, catégorisée après être passée au crible d’algorithmes qui révèlent de nombreux préjugés (racisme, etc.). Ces biais sont aussi dénoncés d’une autre manière par Nora Al- Badri (Babylonian Vision) et Nouf Aljowaysir (Salaf). Une préoccupation également partagée par Adam Harvey avec son projet de recherche (Exposing.ai) autour des images « biométriques ».

Trevor Paglen, Faces Of ImageNet. Photo : D.R.

Hito Steyerl propose également une installation vidéo, spécialement conçue pour l’exposition, qui rappelle que l’homme n’a pas (encore) complètement disparu dans cet apprentissage des machines. Cette œuvre est intitulée Mechanical Kurds en référence au fameux « Turc mécanique », cet automate joueur d’échec du XVIIIe siècle qui cachait en réalité un vrai joueur humain. La vidéo montre « les travailleurs du clic », en l’occurrence des réfugiés au Kurdistan, qui indexent à la chaîne des images d’objets et de situations, contribuant à l’entraînement de véhicules sans pilotes ou de drones…

Même sujet et objectif pour les membres du studio Meta Office (Lea Scherer, Lauritz Bohne et Edward Zammit) qui dénoncent cet esclavage numérique dans la série Meta Office: Behind the Screens of Amazon Mechanical Turks (le pire étant sans doute que la plateforme de crowdsourcing du célèbre site de vente en ligne s’appelle bien comme ça…). Agnieszka Kurant s’intéresse aussi à ces « fantômes », ces ghost-workers basés dans ce que l’on appelle désormais le Sud Global, en les rendant visibles au travers d’un portrait composite (Aggregated Ghost).

Meta Office, Behind the Screens of Amazon Mechanical Turks. Capture d’écran. Photo: D.R.

Theopisti Stylianou-Lambert et Alexia Achilleos se penchent également sur d’autres travailleurs invisibles : ceux qui ont contribué aux grandes campagnes de fouilles menées par les archéologues occidentaux au XIXe siècle. Le duo d’artistes leur donnent symboliquement un visage à partir d’images générées par des GANs sur la base d’archives photographiques d’expéditions conduites à Chypre (The Archive of Unnamed Workers). Dans une autre optique, Egor Kraft présente une série d’objets archéologiques « fictifs », c’est-à-dire des sculptures et frises antiques (re)constituées en 3D à partir de fragments grâce à une IA générative (Content Aware Studies). Ce procédé, depuis longtemps utilisé par les scientifiques, déborde ici son champ d’application premier.

Toujours grâce à l’IA générative et un réseau neuronal, Justine Emard propose des sculptures et des nouvelles images inspirées des dessins immémoriaux de la grotte Chauvet (Hyperphantasia, des origines de l’image). Grégory Chatonsky explore toujours les émotions, les perceptions et les souvenirs au travers d’une installation intriguante et funèbre, véritable cénotaphe qui mélange textes, images et sons transformés en statistiques dans les espaces latents des IA (La Quatrième Mémoire). De son côté, Samuel Bianchini « ré-anime » les pixels d’un cimetière militaire. Il s’agit de la troisième version de Prendre vie(s). Une animation née d’une simulation mathématique appelée « jeu de la vie » qui engendre des « automates cellulaires » qui développant des capacités sensorimotrices non programmées.

Grégory Chatonsky, La Quatrième Mémoire. Photo: D.R.

Julien Prévieux continue de jouer sur et avec les mots. L’IA ou, plus exactement, les failles et les dysfonctionnements cachés des grands modèles de langage (LLM) comme ChatGPT ou LLaMA, lui permettent de composer des textes et diagrammes vectorisés, des poèmes visuels que l’on découvre dans l’escalier reliant les 2 niveaux de l’exposition ; ainsi que des œuvres sonores, des poèmes lus ou chantés à partir de boucles et d’extraits de contenus collectés pour entraîner les chatbots (Poem Poem Poem Poem Poem). Comme le précise Julien Prévieux : dans cette nouvelle forme de poésie concrète, les directions vers le haut s’additionnent pour nous mener vers le bas, et le mot « erreur » contient définitivement un « o » et deux « r »

Julien Prévieux, Poem Poem Poem Poem Poem. Photo : D.R.

Il est aussi question de poésie générative avec David Jhave Johnston. Initié en 2016, son projet ReRites fait figure de pionnier en la matière. À l’aide de réseaux neuronaux personnalisés et réentraînés périodiquement sur 600 000 vers, un programme crée des poèmes que David Jhave Johnston améliore et réinvente lors de rituels matinaux de coécriture. Cette démarche, mêlant IA et créativité humaine, a donné lieu à une publication en douze volumes et à une installation vidéo. Les textes sont aussi disponibles gratuitement en format .txt; .epub et .mobi sous license Creative Commons.

Sasha Stiles préfère parler de « poétique technologique » pour qualifier son poème coécrit avec Technelegy, un modèle de langage conçu à partir de la version davinci de GPT-3, et calligraphié par le robot Artmatr (Ars Autopoetica). Le collectif Estampa joue aussi sur les mots en utilisant des LED pour afficher des textes générés par des modèles d’IA générative et mettre en lumière leur logique récursive ainsi que leur tendance à la répétition délirante (Repetition Penalty).

Laurent Diouf

Samuel Bianchini, Prendre vie(s), 3e version. Photo : D.R.

> Le Monde Selon l’IA
> exposition avec Nora Al-Badri, Nouf Aljowaysir, Jean-Pierre Balpe, Patsy Baudoin et Nick Montfort, Samuel Bianchini, Erik Bullot, Victor Burgin, Julian Charrière, Grégory Chatonsky, Kate Crawford et Vladan Joler, Linda Dounia Rebeiz, Justine Emard, Estampa, Harun Farocki, Joan Fontcuberta, Dora Garcia, Jeff Guess, Adam Harvey, Holly Herndon et Mat Dryhurst, Hervé Huitric et Monique Nahas, David Jhave Johnston, Andrea Khôra, Egor Kraft, Agnieszka Kurant, George Legrady, Christian Marclay, John Menick, Meta Office, Trevor Paglen, Jacques Perconte, Julien Prévieux, Inès Sieulle, Hito Steyerl, Sasha Stiles, Theopisti Stylianou-Lambert et Alexia Achilleos, Aurece Vettier, Clemens von Wedemeyer, Gwenola Wagon…

> du 11 avril au 21 septembre, Jeu de Paume, Paris
> https://jeudepaume.org/

Une brève histoire de la sousveillance

La sousveillance est une riposte à la surveillance. Comme son préfixe l’indique, la surveillance est surplombante, étatique et désormais presque omniprésente. À l’inverse, la sousveillance vient d’en bas, en réaction à ce contrôle social généralisé, pour en dévoiler et dénoncer les excès. C’est Steve Mann, professeur en sciences appliquées à l’université de Toronto, connu pour avoir ses lunettes de réalité augmentée vissées en permanence, qui a développé ce concept de sousveillance. En France, c’est Olivier Aïm, théoricien des médias, qui a popularisé ce qui s’appelle, de l’autre côté de l’Atlantique, les « surveillance studies ». Dans sa nouvelle publication, Jean-Paul Fourmentraux, socio-anthropologue, professeur à l’Université Aix-Marseille et critique d’art, analyse la manière dont s’exerce la sousveillance, cet « œil du contre-pouvoir », dans les pratiques et créations numériques.

Antoine d’Agata, Virus. Photo: D.R.

La notion de surveillance étatique n’est pas récente. Elle traduit « la volonté de puissance » des gouvernements sur leurs citoyens, ce désir de tout observer, tout contrôler, tout ficher… Mais depuis quelques années, singulièrement en France, l’étau s’est resserré. Plusieurs facteurs ont renforcé cette détermination à surveiller et punir… Des lois votées en contrecoup des attentats jusqu’aux récentes législations s’inscrivant dans le cadre de la « sécurité globale », en passant par les contraintes sanitaires prises lors de la pandémie du Covid, désormais c’est tout un ensemble de mesures liberticides qui mettent à mal les droits fondamentaux et la vie privée. Si une telle surveillance est désormais possible, c’est bien sûr grâce aux technologies de plus en plus intrusives : vidéosurveillance, dataveillance, drones, biométrie, géolocalisation, puces RFID, etc. Et nous sommes tous, ou presque, complices de ce qui s’avère être aussi une « auto-surveillance » par le biais des téléphones portables, d’Internet, des réseaux sociaux…

Pour autant, cette prolifération des technologies d’observation et d’information est aussi un atout. Si chacun peut être observé et contrôlé, chacun peut aussi « surveiller les surveillants ». Œil pour œil, regard contre regard… En clair, le regard peut toujours se retourner et devenir un opérateur de contre-pouvoir. La sousveillance est bien une contre-surveillance qui consiste à mettre en lumière et donc à rendre visibles les stratégies occultes des plateformes numériques, [des entreprises] et des États qui procèdent de la violation et de l’instrumentalisation des images et données. En première ligne, on trouve des collectifs et associations citoyennes (Technopolice.fr, La Quadrature du Net, Copwatch, etc.).

Samuel Bianchini, niform. Photo: D.R.

Même si ce n’est pas le sujet du livre, dans cette lutte contre la techno-surveillance, Jean-Paul Fourmentraux signale aussi des réactions plus offensives comme l’obfuscation. Ce « barbarisme », qui resurgit dans le langage informatique pour désigner des processus de camouflage, tire ses racines au XVIIIe siècle du verbe « dissimuler » avant un glissement sémantique vers l’idée de « s’offusquer » : l’obfuscation renvoie aux tactiques visant à limiter ou contrecarrer le poids du profilage et de l’algorithmisation des individus. Prenant à rebours l’asymétrie des procédures de capture des données, elle fait office d’arme des faibles. […] L’obfuscation opère comme une ruse qui consiste à produire délibérément de fausses informations, dans le but de noyer les données existantes dans une série de contre-informations fallacieuses, désordonnées, ambiguës

Cette tactique peut également procéder au sabotage des instruments de surveillance ou de collecte et de traitement des données personnelles. Des actions plus directes, qui ne sont pas sans rappeler les riches heures de l’autonomie… On peut en mesurer les impacts en consultant certaines revues de presse militantes. Dans cette guerre sociale et technologique de basse intensité, les artistes occupent une position médiane. L’art joue ici un rôle singulier, en tant que producteur de formes et d’outils pratiques et réflexifs. La sousveillance y est mise en œuvre comme une tactique de résistance au sens de Michel de Certeau. […] La pratique artistique ré-ouvre les boîtes noires, défait les dispositifs de la surveillance subie, les braconne et construit en retour des dispositifs de surveillance inversée. […] L’enjeu d’un art de la sousveillance revient à dévoiler comment les « machines de vision » contemporaines perçoivent le monde au travers de catégories qu’on leur a inculquées. Et par conséquent, comment les images qui en résultent révèlent des formes de pouvoir qu’elles sont destinées à reproduire et à améliorer.

Forensic Architecture, The killing of Zineb Redouane. Photo: D.R.

À mi-chemin entre discipline de recherche artistique et forme d’action politique, le collectif Forensic Architecture recueille et analyse des données, des vidéos et autres schémas balistiques avant de les interpréter et mobiliser dans le cadre d’une contre-expertise technico-légale qui se présente sous forme de modélisation 3D. Leurs investigations permettent de faire la lumière sur des affaires controversées qui échappent aux expertises traditionnelles ou donnent lieu à des jugements et résolutions souvent partiels et opaques (attentats, crimes d’État, violences policières, etc.). Parmi leurs contre-enquêtes, on mentionnera celles concernant Adama Traoré ou Zineb Redouane — 80 ans, morte « en marge » de l’acte III des Gilets Jaunes à Marseille en 2018, suite au tir d’une grenade lacrymogène au moment où elle fermait la fenêtre de son appartement. Mais Forensic Architecture ne se limite pas à ces cas d’études « made in France ». Le collectif œuvre également sur le plan international (l’explosion du port de Beyrouth, les brutalités policières lors des manifestations Black Lives Matter aux États-Unis, les migrants en Méditerranée, le conflit israélo-palestinien, la guerre en Ukraine, etc.) et trans-temporel (The Nebelivka Hypothesis, les crimes coloniaux allemands en Namibie en 1904-1908, etc.).

Parmi les artistes qui ont les violences policières dans leur viseur, le hacker et « artiviste » italien Paolo Cirio s’inscrit pleinement dans une démarche technocritique, à la croisée de l’art et du militantisme citoyen. Entre street-art et net-art, il pratique aussi bien l’affichage sauvage, en placardant des photos de policiers entourés d’un cadre rouge à la manière du processus de recherche et d’identification algorithmique des visages, que le piratage et détournement de données (Face to Facebook, Street Ghosts, Loophole For All). Mais c’est avec son installation Capture qu’il a focalisé l’attention en 2020. Il s’agit d’une série photo de 150 visages de policiers (1000 pour la version vidéo) choisis parmi 4000. Des visages capturés lors de manifestations. Regards menaçants ou furtifs, sourires crispés ou grimaçants… Tout, dans ces clichés, transpire la haine, la peur et la violence qui ont marqué les mouvements sociaux depuis la Loi travail, en passant par les Gilets Jaunes et dernièrement la Réforme des retraites.

Paolo Cirio, Capture. Photo: D.R.

Présentée sans problème à Vienne, Turin et Berlin, cette installation s’est par contre attiré les foudres du Ministère de l’Intérieur français lors de sa présentation à Tourcoing, au Fresnoy, dans le cadre d’une exposition collective. Capture a été censurée avant même d’être montrée au public… À la place de ce panorama, une palissade bleue sur laquelle sur laquelle est inscrit en gros caractères « La Honte ! », traduisant le sentiment des élèves et professeurs de ce Studio national des arts contemporains. Le problème, au-delà des regards et rictus inquiétants, tient au fait que Paolo Cirio a fait le choix de montrer les visages potentiellement identifiables. Pour dénoncer les violences policières, d’autres artistes ont opté pour une approche moins frontale en floutant les visages des forces de l’ordre ou en effaçant les silhouettes des victimes : Bettie Nin (Les Disparus), Thierry Fournier (La Main invisible), Benjamin Gaulon (FaceGlitch). À l’inverse, avec niform, Samuel Bianchini confronte le spectateur à un cordon de CRS. Floue au départ, lorsqu’on s’en rapproche l’image-vidéo se métamorphose en représentation d’un danger imminent : une expérience à vivre pour les personnes n’ayant jamais mis les pieds dans le cortège de tête, par exemple…

C’est un autre type d’expérience qu’à vécu Antoine d’Agata lors du confinement suite au Covid-19 (Virus, La Vie Nue). Ce photographe a entrepris d’ausculter les empreintes et les stigmates sociaux et politiques de la pandémie, montrant la transformation de Paris, aux rues désertées de ses habitants, uniquement occupées par les marginaux (toxicos, prostituées, SDF, etc.) et les travailleurs de l’ombre (éboueurs, livreurs, etc.). Pour ce projet, il s’est équipé d’une caméra thermique afin de capter et d’enregistrer des « traces » de cet épisode viral qui métamorphose la ville en un curieux théâtre d’âmes errantes, de têtes baissées et de corps fuyants. […] Le photographe choisit par conséquent de détourner cette technologie de repérage et de contrôle, un outil de surveillance initialement conçu pour un usage militaire et guerrier, qu’il manipule à contre-emploi, à l’inverse d’une quête de localisation ou d’identification.

Jean-Paul Fourmentraux attire aussi notre attention sur Éléonore Weber qui « recycle » également des images de caméras thermiques. Dans son documentaire, Il n’y aura plus de nuit, cette auteure et réalisatrice, qui a par ailleurs étudié la philosophie politique à l’EHESS, met en exergue des images capturées par des hélicoptères de combat et des drones militaires. Une démarche également adoptée par Trevor Paglen (Untitled (Reaper Drone)), Omer Fast (5000 Feet In The Best) et James Bridle (Watching The Watchers). Nous avons commencé à nous familiariser avec ce type de prises de vue lors des guerres qui ont ravagé l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie et, dernièrement, l’Ukraine. « Familiariser » n’est toutefois pas le mot tant nous sommes à chaque fois saisis d’effroi à la vue des petites silhouettes qui, de haut, se détachent comme des fourmis avant de disparaître dans un nuage de poussière, quand ce n’est pas l’image vidéo qui est brutalement interrompue une fois la cible atteinte. Sans parler des propos tenus par les « tueurs à distance » qui ne semblent pas mesurer la réalité où ils exercent leur « art », incapables de distinguer un paysan qui porte un râteau sur l’épaule, d’un combattant avec une kalachnikov

Celui qui filme est celui qui tue… Cette vision lointaine du théâtre des opérations via des écrans entraîne une déréalisation de la guerre mue par plusieurs objectifs : déresponsabiliser les assaillants, déculpabiliser les citoyens et surtout protéger les États et leurs armées. Pour Grégoire Chamayou, avec cette distanciation, l’éthique du combat se déplace, pour devenir une éthique de la mise à mort, une nécroéthique, qui utilise les principes du jus in bello pour les convertir en critères pertinents du meurtre acceptable. Une éthique de bourreaux ou d’exécuteurs, mais plus de combattants. In fine, pour Éléonore Weber, il s’agit justement de prendre une certaine distance vis-à-vis de ces images meurtrières, afin de les restituer au régime visuel. Autrement dit, il s’agit d’instruire le regard à d’autres fins qu’à celle du conflit armé. Tel est peut-être l’acte de résistance que propose son film documentaire : un retournement du regard.

Laurent Diouf

Jean-Paul Fourmentraux, Sousveillance : L’œil du contre-pouvoir (Les Presses du Réel, 2023)
> https://www.lespressesdureel.com/

Saluons la naissance d’une nouvelle revue en ligne : .able. Cette plateforme éditoriale gratuite est exclusivement dédiée à du contenu visuel. Films, animations, photographies, rendus architecturaux, storyboards, schémas, photoromans, visualisations de données, bandes dessinées ou de documents scientifiques, l’image sous toutes ses formes est ici au service de véritables essais où le texte est secondaire, accessoire.

Ces publications sont à l’intersection des arts, du design et des sciences et traitent des questions actuelles (climat, économie, technologie…). À destination d’un large public, les propositions sont examinées par un comité de lecture. La revue .able étant multisupports, les contributions doivent être scroll.able, pan.able, zoom.able, story.able ou video.able… Les contributeurs sont invités à choisir un de ces formats pour optimiser leurs créations selon le réseau privilégié (@ablejournal > Instagram, Facebook, Twitter, LinkedIn, Vimeo, YouTube).

.able est conçu comme un numéro unique et sans fin, mis à jour à chaque nouvelle contribution. Parmi les premiers projets visibles : petrification (Emile de Visscher & Ophélie Maurus), Ozu in 2.5D (Ho Tzu Nyen & Clélia Zernik), imprimer la lumière (Mette Ramsgaard Thomsen, Guro Tyse, Martin Tamke & Aurélie Mosse), a world that contains many worlds (Francesca Cozzolino & Kristina Solomoukha), 1,001 handshakes (François-Joseph Lapointe), alchemy of color (Jean-Marc Chomaz & Olga Flór), seeing beyond the frame(s) (Francesco Sebregondi & Emile Costard) Rêve quantique (Virgile Novarina, Walid Breidi & LABOFACTORY), clinique vestimentaire (Jeanne Vicerial et Mécatronique Mines ParisTech).

Placée sous la responsabilité de Samuel Bianchini, artiste et enseignant-chercheur, .able a été initiée par la Chaire arts & sciences de l’École polytechnique, l’EnSAD (École nationale supérieure des Arts Décoratifs) – Université Paris Sciences & Lettres (PSL) et la Fondation Daniel & Nina Carasso ; et bénéficie de nombreux partenariats avec des écoles et universités internationales.

> https://able-journal.org/

Design Des Signes : de l’œuvre à l’usage

Expositions, performances, VR, conférences, lives, projections : la 22ème édition du Festival accès)s( est axé autour du design et à sa capacité à faire signe dans l’Art.

L’invité d’honneur n’est autre que Samuel Bianchini présent avec 8 pièces, anciennes et récentes. Il interroge les rapports entre nos dispositifs technologiques, nos modes de représentation, nos nouvelles formes d’expériences esthétiques et nos organisations sociopolitiques en collaboration avec de nombreux scientifiques et laboratoires internationaux de recherche en sciences de la nature et en ingénierie.

Il y a aussi les fantômes d’artistes pionniers aujourd’hui disparus : Robert Breer (Floats, des sculptures flottantes créées au milieu des années 60 et exposées à l’exposition universelle d’Osaka en 1970) et Nicolas Schöffer (Lumino, une sculpture lumineuse élaborée en 1968 et qui a été commercialisée internationalement).

Parmi les œuvres étonnantes, signalons Haruspices, l’installation pneumatique et évolutive de Jonathan Pêpe. Composé d’une cage thoracique rigide à laquelle s’adjoint quatre organes en silicone, l’engin pulse un rythme d’humeurs déterminées par des flux en temps réel d’informations provenant des réseaux sociaux puis interprétés en quatre « émotions » par l’intelligence artificielle IBM Watson.

Mentionnons aussi Bug Antenna de Raphaëlle Kerbrat qui rend perceptible les ondes électromagnétiques, invisibles à l’œil nu, et inaudibles pour l’être humain, mais omniprésentes dans nos quotidiens. La sculpture-objet en réalité augmentée de Grégory Chatonsky et du designer Goliath Dyèvre, Internes (l’augmentation des choses), est pensée comme le premier mètre carré d’un devenir de l’ensemble la surface terrestre, celle d’un monde gris et post-apocalyptique que la VR colore et rend vivant.

Présentée pour la première fois en France, Value Of Values, de Maurice Benayoun, Tobias Klein, Nicolas Mendoza et Jean Baptistes Barrère, est une chaîne de création qui, de la Brain Factory à la Blockchain, en passant par la poésie transactionnelle, la co-création et les Twodiees, propose à son visiteur de donner lui-même forme à sa pensée à partir de 42 valeurs humaines. (…) En coiffant un casque EEG, chaque visiteur contribue à l’évolution d’une forme produite par ses ondes cérébrales et devient ainsi un Brain Worker au sein d’une Factory — une usine de formes artistiques virtuelles.

On s’attardera également sur trois œuvres VR. Celle de Faye Formisano, They dream in my bones – Insemnopedy II. Une installation- fiction racontant l’histoire de Roderick Norman, chercheur en onirogénétique ; science permettant d’extraire les rêves d’un squelette inconnu… L’installation monumentale de John Sanborn, The Friend VR, qui nous immerge dans une église reconstituée où des personnages célèbrent leur liberté et la création d’une nouvelle utopie. Le projet immersif de Vincent Ciciliato & Christophe Havel, II Canto dei suicidi, inspiré du Canto XIII de la Divine Comédie de Dante.

Une exposition virtuelle et protéiforme, conçue par le collectif PrePostPrint, laboratoire et groupe de recherche autour des systèmes de publication libres alternatifs, sera « accessible » sur > https://xx2.acces-s.org/ Sans oublier une nuit electro avec Nkisi, Sarahsson, Danse Musique Rhône Alpes, V9 pour finir en beauté.

> du 8 octobre au 25 décembre, Pau
> https://www.acces-s.org/

Art Jaws Media Art fair

Variation a refermé ses portes. L’heure est donc au bilan pour l’édition 2017 de cette foire-exposition consacrée à « l’art des nouveaux médias » (media art fair) qui s’est tenue à la Galerie de la Cité internationale des arts à Paris fin novembre, sur les quais près de l’Hôtel de Ville.

Les œuvres présentées témoignaient d’un large éventail de ces pratiques artisques liées notamment aux technologies de l’information et ce que l’on nomme, par extension, l’art numérique. Comme le soulignait dans son édito Dominique Moulon, commissaire de l’exposition, ces pièces étaient proposées à travers une scénographie ouverte et propice aux dialogues improbables. Une quarantaine d’artistes voyaient ainsi leurs œuvres réparties sur les différents plateaux de la galerie.

Au détour d’installations, de dispositifs vidéos ou de reproductions photographiques, on reconnaissait une des « mosaïques temporelles » colorées du collectif LAb[au] (chronoPrints, 2009), presque déjà un « classique »; contraste absolu par rapport aux troublants amalgames de visages et lambeaux de corps générés par Grégory Chatonsky (Perfect Skin II, 2015).

Samuel Bianchini, Enseigne [tapuscript], 2012. Photo: D.R.

Les messages lumineux de Samuel Bianchini (Enseigne [tapuscript], 2012) et Fabien Léaustic (Hello World, 2016) bousculaient le sens des mots; de même que Thierry Fournier qui joue sur l’injonction paradoxale du secret à l’heure de la surexposition sur les réseaux (Hide Me, 2017). Esmeralda Kosmatopulos jongle également avec les mots, les symboles, les signes comme l’arobase ou le dièse (#Untitled, 2013), les gestes et autres Climax (2016) attachés aux smartphones et réseaux sociaux.

Objet emblématique de notre époque, le smartphone a induit toute une série de gestuelles propre aux écrans tactiles. Des gestes que l’industrie n’a pas manqué de breveter dans une logique mercantile. À rebours, Myriam Thyes sublime la beauté du geste qui s’apparente à une caresse envers les machines (Smart Pantheon, 2016). Benjamin Gaulon alias Recyclism explose, littéralement, la représentation de soi à travers les écrans brisés des téléphones portables; proposant ainsi une sorte d’auto-portrait de l’utilisateur en gueule cassée (Broken Portraits, 2016-2017).

Félicie d’Estienne d’Orves, Cosmographies, 2016. Photo: D.R.

Changement d’environnement avec les « produits dérivés » (broderies, recherches au sol) d’Eduardo Kac; variations justement autour de l’origami 3D conçu, et réalisé en collaboration avec l’astronaute Thomas Pesquet, comme une œuvre flottante en apesanteur pour la station spatiale (Téléscope Intérieur, 2016). On citera aussi les « blocs mémoire » de Lopez Soliman qui fige dans le marbre la silhouette agrandie de cartes SD (File Genenis n.2, 2016-2017).

Dans ce dialogue improvisé, aux faisceaux laser lancés dans le ciel par Félicie d’Estienne d’Orves (Cosmographies, 2016) répondait l’étrange monolithe transpercé et brillant comme un miroir métallique aux reflets bleutés de Martin Bricelj Baraga. Baptisé Cyanometer, ce dispositif s’inspire du cyanomètre, un instrument pour mesurer la couleur du ciel développé par Horace-Bénédict de Saussure au 18e siècle. Martin Bricelj Baraga en propose une version 2.0, avec écran LCD, dans une esthétique très dépouillée, qui inclut également d’autres paramètres et mesures comme celle de la pollution.

Martin Bricelj Baraga, Cyanometer. Photo: D.R.

En s’emparant des textes de William Burroughs, Pascal Dombis prolonge l’expérience du cut-up en croisant datas et algorithmes (The Limits of Control (B7), 2016). Pe Lang conçoit des objets animés. Certains alignent des anneaux ondulants sur des filins. Ils peuvent se déployer sur des panneaux de plusieurs mètres. Plus modeste en taille, celui présenté dans le cadre de Variation évoquait un boulier parcouru d’ondes magnétiques (Moving Objects, n.1751-1752). Charles Carmignac a réalisé un étrange artefact aux allures de créature aquatique avec un simple un voile de couleur turquoise en suspension dans un tube de verre (In Vitro Blue, 2016).

Enfin, dans un recoin de la galerie, on tombe nez-à-nez avec un mobile composé de tubulures et de miroirs qui tournoient. La pièce détonne parmi les autres œuvres exposées. Ses formes évoquent les années soixante. C’est le cas (Chronos X, 1969). Mais cette sculpture fait preuve d’une étonnante modernité. Temporalité, spatialité, mobilité, interactivité, lumino-dynamisme… C’est la marque de Nicolas Schöffer, pionnier de l’art cinétique et cybernétique, artiste visionnaire disparu en 1992 dont on n’a pas fini de (re)découvrir les champs d’activité. En marge, dans le cadre de la Digital Week, il était possible de visiter son atelier parisien. L’endroit semble figé dans le temps, le comble pour une œuvre en mouvement ! Sa compagne assurait la visite, partageant avec rigueur son érudition pour transmettre la mémoire d’une démarche artistique singulière, « multimédia » avant l’heure.

Nicolas Schöffer, Chronos X, 1969. Photo: D.R.

En parallèle, on pouvait aussi se replonger dans l’histoire récente de cette convergence des arts et des technologies qui s’est cristallisée dans les années soixante. Intitulé L’Origine du Monde (Numérique), cet aperçu photographique de projets et événements précurseurs — l’Art and Technology Program du County Museum of Art de Los Angeles en 1966 qui mettait en contact des artistes avec des grands groupes industriels; les performances 9 Evenings: Theatre and Engineering à l’origine du groupe Experiments in Art and Technology à New York en 1966 avec notamment John Cage; et l’exposition Cybernetic Serendipity organisée à l’Institute of Contemporary Arts de Londres en 1968 — permet aussi de relativiser la portée innovatrice de certaines œuvres contemporaines…

Laurent Diouf

Photos: D.R. / Variation
> http://variation.paris/