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comme volonté et comme représentation

Commençons par la fin : la réalité virtuelle est la continuation de la Mathesis universalis par d’autres moyens et toute représentation du Monde est Parole, autonomisation du com/prendre et saisissement de celui-ci, Spectacle. Interroger le virtuel, c’est l’interroger comme espace de jeu et de liberté ou d’ »arraisonnement », comme représentation et comme volonté. Il faut parfois quelques mots « techniques » pour voir les choses ; car tout le monde a écrit sur le virtuel, alors que l’essence du virtuel, comme dirait l’autre, n’est rien de virtuel. Nous interrogerons donc le virtuel en nous concentrant sur ce que sont la représentation, la Mathesis universalis et le « merveilleux scientifique » qu’une telle notion et technique achève.

Laura Mannelli, (sans titre). Photo: © Laura Mannelli.

La représentation, ou Le Monde est une Parole qui se cherche
Toutes les images, les proses et la poésie évoluent entre le vraisemblable et la Raison, décrivant les moments du vrai ou ce que l’homme peut comprendre pour se donner du sens. La provocation perpétuelle des arts, puis de la « technique moderne », tente de conquérir ce vrai fractionné. C’est-à-dire que la moindre représentation montre toujours quelque-choseen-acte, un cheminement vers du sens, et un système culturel, mais encore se montre nécessairement elle-même, cherchant leur Shakespeare, Tolstoï, Malevitch ou Grothendieck. Alors la représentation, c’est le langage qui cherche à se dire lui-même et, donc, toujours, c’est l’homme dans ses légendes et dans cette immémoriale humanité de l’homme (Legendre, 2016).

Avec les Modernes, disons que la représentation est le déni d’une absence, un substitut (Freud) et assurons qu’elle incarne une contrainte (Durkheim), tandis que la « fabulation » ou « fiction » est l’acte qui la fait surgir (Bergson). Leibniz parle de « correspondance » ou d’une présence imparfaite, seconde, comme réapparition, d’une présence primitive. Toute représentation revient sur elle-même dans le mouvement de sa consommation quotidienne ou énonciation et dans son dé/placement au sein de la Culture de son époque. On parle de mise en abîme dans la peinture, la littérature, le cinéma, les jeux vidéo, etc. Finalement, pour comprendre toute représentation, il faut l’examiner avec la théorie de la connaissance de Kant, puis de Marx et le nouvel esprit des anthropologues, c’est-à-dire examiner l’environnement d’où elle provient et l’œil qui la regarde (où, qui, quand, comment, avec quoi).

La représentation, ou Comment la vitesse de nos interprétations nous soigne
Toutefois, dans leur travail sur les images et le langage, certains parviennent plus vite et plus complètement à dire/montrer les choses. Si l’on peut penser qu’Adam nomma les événements de l’Univers ordonnés par Élohim, leur octroya leur première re/présentation, c’est le bruit et le mouvement dans notre Monde qu’il leur accorda, c’est-à-dire une vitesse. Et dans la SF surtout, qu’est-ce que le bond dans le temps, le saut dans l’hyperespace, et le moindre voyage d’une page à l’autre ? La littérature, d’abord, essaie de transmettre cette vitesse à l’œil et de faire voyager toute chose. Faire trou et sens. Parfois ivresse, parfois hypnose, la littérature, d’abord, est transport, pont, fluide, puisque transfert, accès à l’invisible : car c’est le langage qui secrète l’invisible, écrit pertinemment Krysztof Pomian, parce que son fonctionnement lui-même (…) impose la conviction que ce qu’on voit n’est qu’une partie de ce qui est (revue Libre, n°3, 1978).

Ce principe anthropologique — que toute représentation est re/présentation du vide et du plein, du dedans et du dehors, du visible et de l’invisible — est précieusement consigné dans La deuxième Lettre aux Corinthiens, 4.18. Aussi, ici, on comprendra que toutes les représentations collectives sont des intermédiaires entre le spectateur qui les regarde (ou les touche) et l’invisible d’où elles viennent. (Pomian, 1978) À la frontière du profane et du sacré, frontières elles-mêmes, séparation entre ces mondes, la totalité des images et des signes permettent la dialectique du passage de l’intériorité à l’extériorité de la conscience. Elles sont un « sablier », lieu d’un échange entre le visible et l’invisible où l’œil se satisfait de leur filiation imaginaire nécessaire à l’initiation renouvelée.

Ou Wittgenstein d’écrire en 1949 : Ce qui est éternel, important, est souvent caché aux yeux des hommes par un voile impénétrable. Ils savent qu’il y a là-dessous quelque chose, mais ils ne le voient pas. Le voile réfléchit la lumière du jour. On pense aussi au Petit Prince, etc. In fine, jamais nous ne sommes seuls : la totalité des signes et des images nous regardent, sinon nous guettent. Ce regard, cette surveillance/protection, n’est-ce pas « la demande » et l’argument paranoïaque présent dans les genres fantastiques et futuristes, dans le cyberpunk et précisément dans ce que signifie la moindre intelligence artificielle ? Le symptôme paranoïaque semble donc être l’expression même de l’inspiration littéraire, expression que l’on retrouvera précisément dans le policier, le fantastique et la SF.

La Mathesis universalis vs « le merveilleux scientifique »
Charles Le Goffic, en 1890, et Maurice Renard, en 1909, à propos de Jules Verne, définirent le « merveilleux-scientifique », mais dès 1856, les frères Goncourt décrivirent le « miraculeux scientifique » à partir du style d’Edgar Allan Poe. Dans la pensée contemporaine, et via la question du vidéoludique/virtuel, ces deux expressions peuvent nous apparaître aussi bien revenir au fantastique qu’à la SF : ces deux mouvements, prenant tant aux folklores qu’à la Modernité, seraient alors une critique de la Mathesis universalis. Voici ce que nous conjecturerons à présent.

Qu’est-ce que la Mathesis universalis ?
Concernant la Mathématique universelle comme art de découvrir, unification des mathématiques et/ou « programme métaphysique » de l’Occident, on peut se fier aux études de Jean-Claude Dumoncel (2002) et de David Rabouin (2009) ou se référer directement à Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Husserl, Heidegger, Pierre Legendre et Guy Debord peut-être. Il s’agit d’une science générale des grandeurs de l’Univers : toutes les sciences spéciales que l’on nomme Mathématiques (l’Arithmétique, la Géométrie, la Mécanique et les sciences mixtes ou appliquées qui dépendent de celles-là) [n’étant] que des branches de la Mathématique universelle. (Bouveresse 1994). Descartes parle de « l’arbre du savoir » (1644) et Husserl (1976) de science des formes-de-sens du « quelque chose » en général.

À la fois cause et effet, l’histoire de cette logique formelle ou algorithmique de l’infini (Leibniz) semble être également l’histoire mondiale de l’emprise du contrôle et de la mesure de l’homme par l’homme (Crosby, 2003) ; emprise romancée par toutes les sciences-fictions, dénoncée par J.G. Ballard et Philip K. Dick, et personnifiée par Hari Seldon, le psychomathématicien du cycle Fondation d’Isaac Asimov, et figurée par le Jihad Butlérien de Franck Herbert dans le cycle Dune, etc.

Ainsi la Mathesis pourrait-elle être l’autre nom de l’Occident, le masque de sa trajectoire technique, puis de son système des sciences. La formule latine paraît en effet décrire, et prédire, l’arraisonnement de la Nature, mot de Heidegger, et, par conséquent, de l’Homme, par le dispositif techno-économique, mot de Leroi-Gourhan. Elle serait donc le plan de la raison occidentale et son « institution imaginaire » se révélant à elle-même. Vertigineux… Dès lors, comment ne pas saisir que la définition historique et la venue du « miraculeux scientifique » font pleinement partie dudit « plan » ?

Qu’est-ce que « le merveilleux scientifique » ?
Les proses fondatrices de Poe, Théophile Gautier, H.G. Wells, H.P. Lovecraft et Verne, possédant une fonction prévisionnelle et parfois un pouvoir divinatoire (Goimard, 2002), semblent voir plus loin et s’affirment comme les premiers radiotélescopes du fantastique et de la SF à venir, et leurs auteurs, comme leurs premiers opérateurs. Dans un cinéma plus contemporain, cette réflexivité gothique confirme sa présence tout particulièrement dans Shining (Kubrick, 1980), Freddy 7 (Craven, 1994) et L’antre de la folie (Carpenter, 1998) et sans doute dans le serial adolescent Destination finale (2000, 2003, 2006, 2009, 2011). Prémonition inquiète. Mise en abîme. Trous dans la pellicule. Dès lors, cette fiction consciente d’elle-même ou « miraculeux scientifique », se fait prodrome, annonce d’un événement.

Dans le fantastique et la SF, l’écrivain et le scénariste retrouvent la destination de l’écriture, son terme et sa racine, entre la physique et la métaphysique, et symbolisent quelque chose qui vient. L’écriture comme pont – ou jump. Un auteur de fiction, ou de ce qu’il prend pour de la fiction, est capable d’écrire la vérité sans le savoir, écrit Philip K. Dick dans Si le monde vous déplait… (1998). Car la fonction des arts, et précisément des livres, et particulièrement ceux liés au « merveilleux scientifique », est de servir, sans trop le savoir, d’intermédiaire entre les mortels et les immortels, quels que soient les modes culturels et symboliques de transport. La fiction en générale, qui a pour fonction de se détacher de la masse des objets communs, se fait alors offrande insolite et spectaculaire, défi à la curiosité et à l’imagination des visiteurs qu’elle arrache au réel et renvoie vers l’invisible d’où elle vient. L’invisible ? Ce que l’on ne comprend pas : l’insaisissable, l’inaccessible, la poésie…

Si l’histoire plutôt consciente de la Mathesis — comme plan d’unification de la culture européenne — s’avère être « la véritable histoire du Monde », alors le fantastique et la SF pourront aussitôt se comprendre soit comme l’enzyme d’activation, soit comme le parasite de cette Culture, the ghost in the machine. – C’est-à-dire ? C’est-à-dire se comprendre comme l’envers, la poétisation de l’indomptable, à la fois « pulsion d’horreur » et/ou « négativité critique » de la géométrisation du Monde, de son contrôle, et aussi comme l’endroit – le prolongement de la machine… Depuis le travail de traduction/symbolisation des arts, cette pulsion d’horreur face à la pulsion de savoir — libido sciendi —, nous reviendrait comme critique du rêve de domination universelle qu’est la Mathesis. On comprendra mieux, alors, tous nos jeux et nos jeux vidéo, et notre passion pour la destruction festive du Monde (Morin Ulmann, 2013).

Très tôt, chez Cyprien Bérard, Alexandre Dumas, Isidore Ducasse, Marey Shelley ou Bram Stocker, la littérature fantastique a su nous décrire cette « pulsion critique » et/ou remontée du fond des âges. Un refoulé. Avec d’autres particularités simplement culturelles, j’avance que les œuvres de Barjavel, la nouvelle Le dernier rivage (1957) de Nevil Shute — aussitôt réalisée par Hollywood (On the beach, Kramer, 1959 ; USS Chaleston, Mulcahy, 2000) – et Malevil de Robert Merle (1977), et Crash de Ballard (1974), et Krysnah ou le complot de Walther (1978), et le cyberpunk, sont le prolongement de cette ombre de la machine/Mathesis — comme tous les jeux vidéo.

Et les images ?
Dans le système des imageries cinématographiques, cette pulsion d’horreur — ou négativité de l’esprit de la science — réapparaît avec les Metropolis (1927) et M le maudit de Fritz Lang (1931), et le Frankenstein de James Whale (1931), jusqu’au robot-ordinateur dément de 2001 (Kubrick, 1968), puis Mondwest (Crichton, 1973), et dans « l’humanisme critique » de Terminator (Cameron, 1984) ou de Matrix (Wachowski, 1999), etc. Cette force vitale, sans état d’âme ni direction, se manifeste également dans tous les serials où croquemitaines ignobles, boogeymen repoussants et autres « guerriers fous » exhibent le masque de l’inéluctabilité et de la putréfaction (Texas Chain Saw Massacre, Halloween, Vendredi 13, Alien, Predator & autres Freddy). On peut sans doute avancer qu’avant les jeux vidéo eux-mêmes, ces nombreux films à petits budgets formalisent, à leur manière, une énergie réfractaire au programme de la Mathesis, c’est-à-dire que ces films critiquent et conspuent notre « cage de l’avenir » (Weber, 1921). Depuis la fin des années 60, ces représentations inquiètes correspondent au Malaise dans la science-fiction américaine dont parle Gérard Klein (Le Guin, 2000).

L’art est un déniaisement
Dans son Esthétique négative (1983), Marc Jimenez, après Siegfried Kracauer (1973), Edgar Morin (1956) et Marc Ferro (1977), explique que l’exigence théorique et philosophique en esthétique est incluse dans le projet d’une théorie critique de la société, et l’esthétique demeure philosophique dans la mesure où elle assume la critique permanente du statut et de la fonction de l’art à l’intérieur de la société contemporaine, à partir des œuvres elles-mêmes. Cette exigence suppose que l’œuvre d’art puisse apparaître comme un moment essentiel de cette critique, lieu d’expression des antagonismes sociaux. Cette hypothèse, qui est aussi celle de Bertolt Brecht et de Louis Althusser, énonce que l’art a pour fonction critique de nous déniaiser, de désidéologiser ce que nous prenons pour la réalité, d’y faire des trouées. Dès lors, les arts — et, paradoxalement, les jeux vidéo — sont un moyen de produire la volonté de transformer le Monde, puisqu’ils en peignent un tableau critique, c’est-à-dire lui donne un autre sens, négatif critique, que nous pourrions/devrions nous approprier.

Donc, comme le formulèrent préalablement Hegel et Marx, T.W. Adorno, Henri Lefebvre et les situationnistes : l’esthétique est un moment critique de l’économie politique. Et réciproquement. Puisque, pour prospérer, la fabulation eut toujours besoin de l’action des techniques, puis du système des sciences, celles-ci ont pareillement besoin de l’énergie sociale des fictions — ou pulsion d’horreur — pour leur revenir comme soutien mythologique et critique ; on parlera de poétique de la science.

Le miraculeux scientifique du virtuel est, en conséquence, 1) la continuation de la Mathesis universalis par d’autres moyens (d’apprivoiser/théoriser le Monde) et 2) cette religion ordinaire et positive que le Monde nouveau réclamait, et avec laquelle il se soule. Positive, au double sens du terme : comme adoration de la science et adoration de la critique de la science : il y a rêverie et critique de la rêverie dans la rêverie même (mise en abîme, emploi narratif et financier du réel pour le dénoncer) — Comment ne pas penser à tous ces films et jeux vidéo, et à la publicité même, aujourd’hui, où tout tourne autour du décalage badin, de l’ironie, des jeux de miroir ? Ainsi, le miraculeux scientifique du virtuel est-il tout à la fois croyance positive dans l’arraisonnement de la Nature, sa domestication, et dans celui des hommes par le dispositif techno-économique — la productivité et ses potentialités — ainsi que croyance dans sa critique récurrente, inachevable, désespérée même.

David Morin Ulmann
Anthropologue, spécialiste de la modernité et du capitalisme
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

tapis rouge pour le cinéma immersif

Après ce que l’on a appelé les « nouvelles images », après la période vidéo puis les captations via les portables, après la 3D qui ressuscite tous les 10 ans sous l’impulsion de progrès techniques, c’est donc au tour de la réalité virtuelle de redéfinir notre champ de vision et au-delà l’exercice de notre expérience… Si des manifestations sont consacrées à la VR, ou viennent se greffées sur des événements existants, il n’y a avait pas à ce jour de festival de cinéma entièrement dédié à la réalité virtuelle. C’est désormais le cas, à l’initiative du Forum des Images à Paris, avec le Paris Virtual Film Festival dont la première édition s’est tenue en juin dernier.

I, Philip de Pierre Zandrowicz. Capture d’écran. Photo: D.R.

Sur la quinzaine de films en VR qui sont présentés dans le cadre du Paris Virtual Film Festival, nous en avons « testés » deux. D’une part Notes On Blindness: Into Darkness, d’Arnaud Colinart, Amaury La Burthe, Peter Middleton et James Spinney, qui nous plonge dans l’univers d’une personne au champ de vision restreint. Étrange sensation de spatialisation quasi à l’infinie renforcée par une sonorisation binaurale… Plongée et déambulation dans un parc que l’on devine sous des contours noirs et bleutés, et dans laquelle évoluent les silhouettes furtives de passants et d’animaux. En fait, cette « demi-teinte » s’explique par le fait que ce film nous fait ressentir ce qu’a éprouvé John Hull, un professeur de théologie australien de l’université de Birmingham, lorsqu’il fut victime d’une cécité progressive. En universitaire accompli, un peu à la manière du regretté Oliver Sacks pour son cancer oculaire (cf. L’Œil de l’esprit), il a consigné méthodiquement son ressenti et les effets de cet irréversible fondu au noir… C’est cette « documentation » qui sert de base à la construction de cette singulière immersion.

Autre expérience avec I, Philip de Pierre Zandrowicz (co-produit par Okio-Studio, Saint George et Arte). Au début, il y a des matières, des volumes, des formes géométriques qui succèdent à des motifs spiralés intersidéraux… En soit, tout cela nous une procure sensation assez intense de vertige. Puis l’image se stabilise sur des machines, genre salle de serveurs, et un laboratoire… On tourne la tête pour explorer l’endroit et on sursaute littéralement : sur notre droite, deux personnes nous interpellent… Peu à peu, nous prenons conscience que nous incarnons un robot humanoïde dont la mémoire contient les souvenirs implantés de Philip K. Dick… Quelques instants plus tard, après une autre translation limite psychédélique, on se retrouve dans un amphi, au centre de tous les regards et interrogations… Plus que « l’effet de profondeur », c’est bien cette présence, cette sensation d’être « réellement » immergé dans — et d’être acteur de — la scène, qui nous a le plus impressionné. Comme nous le faisait remarquer Michael Swierczynski, directeur du développement numérique du Forum des images et du Paris Virtual Film Festival, I, Philip est ce qui se rapproche le plus d’un film de fiction dans cette sélection.

La Péri, de Balthazar Auxietre. Capture d’écran. Photo: D.R.

Dans La Péri, une fiction de Balthazar Auxietre, on va encore un peu plus loin dans l’immersion puisque l’on interagit et entame un ballet avec une danseuse ! À l’affiche, il y avait aussi quelques expériences documentaires, comme Across The Line de Nonny de la Peña, Brad Lichtenstein et Jeff Fitzsimmons sur la question de l’avortement aux États-Unis en nous plongeant au cœur des actions, détestables, des activistes qui menacent les centres médicaux. The Enemy réalisé par Camera Lucida et présenté en séance spéciale, qui nous fait « rencontrer », en face à face, deux soldats ennemis — en l’occurrence de Tsahal et du Hamas — et nous permet d’écouter leurs motivations, leurs doutes, etc. Autre schéma de confrontation extrême avec DMZ, de Hayoun Kwon sur la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées. Avec The Ark de Kel O’Neill et Eline Jongsma, nous quittons les frasques humaines, mais pas leurs conséquences, pour être amenés au plus près d’un rhinocéros blanc. Une espèce en voie d’extinction, il n’y aurait plus que 3 survivants de cette espèce… La sélection comptait aussi des films d’animation : Invasion! de Eric Darnell, une histoire de gentils aliens et de petits lapins qui leurs résistent, et The Rose And I de Eugene Chung, Jimmy Maidens et Alex Woo; une libre interprétation du Petit Prince. Les plus de 16 ans pourront « fusionner » avec les personnages dont les corps nus s’entrelacent formant presque un kaléidoscope sous la caméra de Michel Reilhac, Viens !

Ces exemples, pris sur la quinzaine de films sélectionnés pour cette première édition du festival, témoignent de la diversité des réalisations en VR. Et surtout, selon les mots de Michael Swierczynski, du champ du possible qui s’ouvre. Alors que la 3D ajoutait une couche supplémentaire à un film existant, mais dans lequel on restait toujours spectateur et éloigné, poursuit-il lors de notre entretien, là, avec la réalité virtuelle, nous avons franchi le cap. Nous sommes immergés dans une expérience. Nous sommes dans le film. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons repensé notre scénographie (de fait, il ne peut s’agir d’une salle de cinéma) et que nous avons organisé aussi des rencontres, des débats — notamment sur la question de la narration et de l’écriture propre à la réalité virtuelle, ainsi que sur la production et la diffusion — des ateliers et un workshop avec une quinzaine d’apprentis réalisateurs encadrés par des professionnels. Ils ont été invités à créer une mini-histoire en VR à partir d’archives mises à disposition. Le VR Lab, animé par Michel Reilhac, étant un lieu d’échange et de confrontation aux techniques de la réalité virtuelle entre réalisateurs, auteurs, producteurs…

DMZ, de Hayoun Kwon. Capture d’écran. Photo: D.R.

Mais comme le souligne également Michael Swierczynski, il était essentiel pour le Forum des Images de se positionner sur la VR en restant ouvert au grand public : nous ne souhaitions pas faire un salon ou un marché réservé aux professionnels. (…) Mais il fallait que ce festival soit 100% dédié à la réalité virtuelle et que ce soit sous l’angle cinéphile. C’est donc vraiment un festival de films, avec une vraie sélection. Nous sommes bien dans l’artistique et non pas dans le technologique. Et si les films proposés sont, d’une manière générale, d’un format court — en moyenne 10/15 minutes, 20 pour les plus longs, 30 pour un documentaire si on ouvre toutes les portes, comme le précise Michael Swierczynski — nul doute que dans un proche avenir, évolution technologique aidant (poids du casque, vitesse d’affichage, effet de nausée, etc.), la durée des films devrait également évoluer. En attendant, la VR permet aussi de re-questionner la mission du Forum des Images (la notion de lieu, d’espace et de temps pour le public, de production, etc.), comme nous le confie Michael Swierczynski. En tout état de cause, le Paris Virtual Film Festival n’est pas un coup d’essai, ni un effet de mode, mais bien une manifestation pérenne. Et la deuxième édition, dont la date n’est pas encore fixée, sera sans aucun doute plus étoffée et plus internationale. Enfin, pour Michael Swierczynski, dans le prolongement des workshops, l’idée serait d’installer des rendez-vous récurrents pour garder ce lien, hors festival, avec cette nouvelle forme de création cinématographique. Rendez-vous est pris.

 

Laurent Diouf
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

de la nausée à la présence

La réalité virtuelle hébergerait un Graal que l’on ne trouverait pas dans les autres médias : la présence, autrement dit « la sensation d’y être ». En quête d’un fondement scientifique derrière ce phénomène, je pensais trouver le cerveau, mais j’ai surtout rencontré le corps.

Le Project I Can du groupe Namco Bandaï à Tokyo propose, entre autres, d’expérimenter une marche au dessus du vide.

Le Project I Can du groupe Namco Bandaï à Tokyo propose, entre autres, d’expérimenter une marche au dessus du vide. Photo: © Namco Bandaï

En 2012, l’équipe en charge du développement du casque Oculus Rift fut confrontée à un phénomène qui aurait pu donner un coup d’arrêt à la réalité virtuelle grand public : la nausée. Ce qui sonnait comme un roman de Jean-Paul Sartre était du motion sickness, autrement dit le mal des transports. Le problème ne réside pas tant dans le fait de se déplacer dans un contenu virtuel tout en restant assis, mais plutôt dans le décalage entre le moment l’on tourne la tête et le temps de traitement informatique pour le décor s’aligne. Ce ralentissement est appelé latence ou encore « lag », bien connu des joueurs en ligne.

Mais on ne parle pas seulement d’une détérioration de l’expérience. Avec un écran sur les yeux, la latence rend carrément malade. Ce qui faisait dire à Brendan Iribe, le patron d’Oculus : les gens sont prêts à faire beaucoup de sacrifices pour la technologie, mais la nausée n’en fait pas partie. Peut-être avait-il lu cette étude de 2005 de l’armée américaine qui traitait déjà du mal dont souffraient les soldats dans les simulateurs et où on pouvait lire : personne n’est mort du mal des transports, mais, dans ses griffes, beaucoup ont voulu mourir. Le document citait parmi ses références un article de 1992 qui prophétisait : le mal des simulateurs peut-il être un frein à la diffusion des environnements virtuels ?

L’article signé par le chercheur italien Frank Biocca avait été publié dans la revue Presence : Teleoperators and Virtual Environnements et laissait présager que la nausée et la présence étaient les deux faces d’une même pièce. Cette revue réunit presque toutes les approches du phénomène qui consistent à se sentir présent dans un environnement simulé : Social presence: the sense of “being together with another (Heeter, 1992), The sense of being there (Lombard & Ditton, 1997), etc.

La présence se confond d’ailleurs avec la réalité virtuelle elle-même, un spécialiste du sujet, le français Sébastien Kuntz, ancien cadre de Dassault Systèmes affirme que : se sentir présent dans une pièce vide, c’est de la réalité virtuelle, ne pas se sentir présent dans un environnement sophistiqué, ce n’est pas de la réalité virtuelle.

Être ou ne pas être, telle est finalement la question et comprendre la présence dans la réalité virtuelle n’aurait pas été possible si notre vision de la conscience de soi n’avait pas évolué de concert. Dans les années 1990, L’erreur de Descartes, un livre publié par le neuroscientifique américain Antonio Damasio, met un point d’arrêt à la division arbitraire entre le cerveau et le corps. Pour le chercheur, l’esprit s’incarne dans le corps, nous ne sommes pas encerveaulés.

Il distingue alors trois états de conscience : la proto-conscience (la carte du corps), la conscience-noyau (soi et le monde extérieur) et enfin, la conscience autobiographique (ce que nous découvrons sur nous-mêmes). En 2004, trois scientifiques italiens travaillant sur la réalité virtuelle reprennent les éléments de Damasio en remplaçant « conscience » par « présence ». On pouvait désormais juger ainsi la qualité d’une expérience immersive : puis-je discerner mon corps ? Quels liens puis-je tisser avec l’environnement ? L’expérience m’apporte-t-elle quelque chose ?

Le projet Body Suit de Tesla Studios adresse la totalité du corps pour s’immerger dans la réalité virtuelle.

Le projet Body Suit de Tesla Studios adresse la totalité du corps pour s’immerger dans la réalité virtuelle. Photo: © Tesla Studios

Mais comment créer les conditions de cette présence ? Philip Rosedale, créateur du monde virtuel Second Life apporte une première réponse : la réalité virtuelle est une expérience sensorielle dans laquelle les résultats de nos actions sont conformes à nos expériences passées. En somme, il faut offrir à notre cerveau ce qu’il s’attend à trouver : une réponse rapide de l’environnement, mais aussi la possibilité de trouver ses abattis.

Antonio Damasio associe en effet la conscience de soi à la survie : si on ne distingue son corps de l’environnement, on est en danger. Ainsi la nausée est peut-être un signal qui nous dit : sors de là tout de suite ! Ce qui reviendrait à dire que plus de présence, c’est moins de nausée. Une expérience récente menée à l’université de Perdue dans l’Indiana va dans ce sens : l’ajout d’un nez virtuel dans le champ de vision a fait baisser le mal des transports chez les passagers de montagnes russes virtuelles.

Mel Slater, qui dirige le labo EventLAB à l’université de Barcelone, a effectué les recherches les plus récentes sur la question. Il établit une distinction entre la présence cognitive, quand on joue à un jeu vidéo, regarde un film ou en lisant un livre, et la présence perceptive, qui implique de tromper les sens de manière réaliste, y compris la proprioception, la perception par le placement du corps.

On peut imaginer à terme de véritables scaphandres qui s’adresseront la totalité de nos sens et de notre corps, à l’image de la motion capture dans l’industrie du cinéma. Mais il faut rendre ces techniques synchrones et on revient à la problématique du temps de traitement. Merci la science donc, la technologie tente de suivre. La présence n’est donc pas encore un phénomène permanent, mais plutôt une petite dose que l’on trouve parfois au coin d’une rue de la virtualité.

Ces univers de poupées russes où le corps contient le cerveau qui contient le corps et où il faut non seulement remplacer, simuler l’environnement, mais aussi la cartographie du soi est le territoire de Stéphane Bouchard, titulaire de la chaire de recherche en cyberpsychologie clinique à l’Université du Québec. Il y traite les phobies de ses patients grâce à la réalité virtuelle.

Dans son étude sur l’efficacité des process virtuels, le cyberpsychologue fait référence aux travaux de Matthew Lombard et Theresa Ditton qui écrivaient en 1997 : en pensant le corps comme un canal d’information, un dispositif d’affichage ou un dispositif de communication, nous arrivons à l’idée du corps comme une sorte de simulateur pour l’esprit. Mais comme dans un simulateur, le software et le hardware ne peuvent être séparés. Ils contribuent tous deux à la fidélité de la simulation.

Nicolas Barrial
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

un parc d’attraction mise sur la réalité mixte

Installé à Salt Lake City, The Void Entertainement Center est le premier parc de jeux entièrement dédié à la réalité mixte. Ce principe, qui suppose l’expérience du monde physique tout en intégrant les éléments d’un environnement virtuel en 3 ou 4D, est la seconde phase du développement de la réalité virtuelle. Une option pas forcément économique, en coût et en technologie, mais riche de potentiels, et choisie par les créateurs de The Void pour introduire les mondes virtuels dans nos vies.

The Void, Rapture Gear. Photo: © The Void

Le monde de la réalité virtuelle (RV) se décompose aujourd’hui en trois segments, correspondants à trois sortes d’environnements différents. La « réalité virtuelle », qui décrit un univers artificiel qui se substitue à la réalité physique et dans lequel l’on s’immerge par le biais de casques qui coupent entièrement l’utilisateur du monde extérieur. La « réalité augmentée », qui correspond à un dispositif numérique permettant de voir le monde réel, autour de soi, « augmenté » de données et d’informations diverses (géolocalisation, informations touristiques, œuvres artistiques implantées dans le paysage, etc.) à l’aide de lunettes ou de tablettes. Et enfin, « la réalité mixte », nouvelle venue dans le champ lexical high-tech, se présente comme une troisième voie : il s’agit d’un dispositif permettant d’intégrer pleinement des éléments numériques virtuels en 3 (et bientôt 4) dimensions dans le monde réel, à travers un écran transparent, permettant ainsi une interaction totale (action / réaction) avec ses artefacts virtuels dans le champ du réel.

La guerre des terminologies
Les différentes dénominations dépendent également de la propriété des technologies permettant d’expérimenter ces nouvelles formes de réalités numériques. Pour Microsoft par exemple, à l’origine du casque Hololens, le terme de « réalité virtuelle » est obsolète. Leur projet est censé développer le prochain prototype de « réalité mixte ». Derrière son aspect plutôt classique (pour l’instant l’Hololens ressemble en effet beaucoup au Google Glass), le casque Microsoft est une « grosse machine ». Il dispose en effet d’un ordinateur embarqué, d’une série de capteurs et de caméras, qui intègrent des éléments d’animations numériques à la réalité environnent l’utilisateur (connecté à la Xbox, ce casque permet déjà d’afficher des éléments de sa télévision dans son salon). La différence avec les casques de RV du type Oculus ? Porter un Hololens, c’est un peu comme avoir un écran de télévision transparent devant soi, puisqu’il ne couvre pas toute notre vision. De son côté, d’autres géants des nouvelles technologies ont fait le choix de la réalité virtuelle, l’Oculus Rift suscité, désormais propriété de Facebook, isole totalement son utilisateur de son environnement réel. Les deux procédés sont actuellement en concurrence active, via Google (avec ses Google Glass) et Microsoft (et son Hololens), contre Samsung (avec sa VR Gear déjà commercialisée) et Facebook (avec l’Oculus).

The Void, le choix de l’interaction
Les créateurs de The Void (pour Visions Of Infinite Dimensions), eux, ont parié sur la réalité mixte. Un choix logique dans un environnement ludique. En effet, qui dit parc d’attractions dit  « interactions ». Étalé sur un espace de trois hectares encore en cours de réalisation (le lieu doit ouvrir cet été), le parc bénéficie de cloisons modulables et d’accessoires qui peuvent être constamment modifiés. Équipés de casques numériques de type Hololens et harnachés d’un ordinateur contenu dans un sac à dos, six à huit gamers pourront se déplacer et vivre en direct l’expérience de la réalité mixte. Sur leurs écrans apparaîtront divers décors et éléments en 3D, tandis que les autres joueurs voient une version modélisée numérique de leurs adversaires. Croisement entre une lasergame arena ou une partie de paint-ball classique, le combat dans The Void comporte toutes les sensations originales censément ressenties par un joueur : tactilité de son environnement, effet de vertige sur des passerelles, impact des balles sur son corps. C’est là tout l’intérêt de la réalité mixte, permettant de vivre l’expérience du virtuel, mais également de déclencher des actions dans le monde réel (1). Pour ce faire, le joueur est équipé d’un casque à écrans OLED incurvés d’une résolution de 1080p, de prothèses audios THX, de micros pour les communications entre joueurs et d’une veste avec retour de force intégré. La réalité mixte se présente donc ici comme une véritable passerelle entre le monde réel et les environnements virtuels (2).

The Void, Ocean Storm. Photo: © The Void

Le futur du divertissement
The Void préfigure certainement le futur du divertissement. À ce titre, Microsoft a déjà testé plusieurs configurations d’environnement en réalité mixte. Le projet RoomAlive par exemple, consiste à transformer une pièce réelle, avec tout son équipement, mobilier, etc., en pièce immersive en utilisant des projecteurs et caméras créant de la profondeur. La fameuse firme dirigée par Bill Gates est également à l’origine du jeu X-Ray, présenté en octobre dernier à New York. Le gameplay est entièrement dédié à la réalité mixte puisque le joueur est équipé d’un casque Hololens, et doit combattre toutes sortes de robots grâce à des rayons laser. Intégrant totalement l’environnement du participant, la réalité mixte est plus qu’une variante de la réalité virtuelle. Avec son écran transparent, elle se rapproche plus de la réalité augmentée, mais propose un élargissement du simple concept de visualisation de données (celle-ci n’est d’ailleurs pas exempte de critiques comme Chris Dannen qui déclarait dans Fast Company, elle n’améliore pas l’expérience utilisateur, au contraire, elle la complique ! (3). Ici, le public « augmente » sa réalité, mais de créations et de créatures en 3D qui investissent son univers quotidien.

Des promesses de développements stupéfiants
La réalité mixte promet beaucoup de développements, et ce également hors du cadre du divertissement. De fait, sa flexibilité présente des avancés bien réelles, encore inexplorées par la réalité virtuelle « classique ». L’utilisation de capteurs, installés absolument partout dans une pièce, et qui renvoient des informations au porteur de casque, permet de calculer la manière dont une fenêtre ou une porte s’ouvre, mesurant l’angle de rotation des gonds et de poignées, transmettant ainsi une sensation de réalité peu commune à l’utilisateur. D’autres projets sont en préparation, comme la réalisation d’environnements hospitaliers virtuels qui permettraient de former de futurs professionnels de la santé. La guerre des brevets faisant rage, d’autres sociétés comme LeapMotion, une start-up américaine, tentent actuellement d’adapter ce type de technologie de reconnaissance gestuelle à l’Oculus Rift. La caméra, dont est équipé l’Hololens semble bien être l’élément indispensable à la création d’un environnement interagissant avec l’utilisateur. Et, une fois n’est pas coutume, c’est le domaine de l’entertainment qui préfigure ces évolutions.

Une technologie prometteuse, mais à améliorer
Pour autant la réalité mixte, quelle que soit la société qui l’utilise ou la promeut, n’est pas sans défauts. Peu maniable (elle nécessite obligatoirement un ordinateur embarqué), elle oblige également le constructeur à inclure caméras, capteurs de mouvement et senseurs. Des éléments qui, s’ils sont meilleurs marchés aujourd’hui, n’en sont pas moins difficiles à intégrer dans un simple casque. Autre point d’achoppement, la réalité mixte étant également constamment en interaction avec le réel, elle n’est opérante que dans un environnement dédié. Les techniques de tracking (technologie permettant de coordonner éléments réels et virtuels) étant encore très complexes à mettre en place, elle est donc aussi sensible au changement et logiquement sujette aux erreurs. D’ailleurs Microsopft n’annonce pas la commercialisation de son casque Hololens avant 2020.

 

Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> https://thevoid.com

 

(1) www.internetactu.net/2010/01/27/de-la-realite-augmentee-a-la-realite-mixte
(2) Ibid
(3) www.fastcompany.com/3058259/most-innovative-companies/for-oculus-to-succeed-vr-needs-to-succeed

 

David Guez, un autre point de vue sur le réel

Fondateur du réseau VRLAB qui réuni artistes, chercheurs, penseurs, producteurs et diffuseurs orbitant autour de la réalité virtuelle et sur la réalité augmentée, David Guez est à l’origine d’un travail de réflexion passionnant sur ces technologies qui posent de nombreuses questions sur notre appréhension de la réalité, mais également de façon plus prospective, sur ce que nous ferons de ces espaces virtuelles où tout est encore à créer. Rencontre.

Casques VRlab. Photo: D.R.

On a le sentiment que la Réalité Virtuelle (RV) est enfin porteuse de projets et de potentialités intéressantes. On a surtout l’impression que le public, comme les artistes, commence à comprendre son importance. Qu’en penses-tu ?
La réalité virtuelle va révolutionner notre rapport à la vision, et donc à la réalité. Nous entrons dans une phase historique où la technologie est prête à proposer des interfaces d’une qualité suffisante pour y accéder. Même si le principe est connu depuis des décennies, tout nous montre que nous avons atteint le seuil minimal pour entamer des cycles d’évolution rapide et proposer un objet quasi parfait d’ici cinq ans. Par ailleurs, on constate une convergence d’intérêts de tous les secteurs industriels (Internet, informatique, jeux, téléphonie, vidéo…) pour accélérer et imposer cette tendance, de façon massive et globale.

Le clavier et la souris étant quand même des interfaces très préhistoriques, il y a aussi une attente réelle des utilisateurs en quête d’un mode de navigation qui change notre rapport physique et sensitif au numérique. Notre culture déjà massivement numérique est totalement prête pour la RV. Il ne s’agit pas simplement d’un nouveau langage, ou d’une nouvelle interface, c’est « autre chose » qui se définit et s’invente selon l’angle d’approche de chacun. C’est un rapport au monde et à nos systèmes de représentation. En ce sens, c’est très proche des préoccupations des artistes. Je ne sais pas s’ils comprennent tous l’importance de ce phénomène, mais ils l’appréhenderont différemment selon leur médium d’origine. Actuellement, je vois surtout de la curiosité et de l’envie du côté du cinéma et du jeu vidéo, ainsi que quelques expériences du côté des artistes numériques, du spectacle vivant et de la performance.

En tant qu’artiste, qu’est-ce qui t’a poussé à inclure la RV dans ton travail ?
La première fois que j’ai utilisé un casque Oculus, j’ai été saisi et fasciné par le côté complètement immersif de « l’expérience ». Il me semblait évident que le fait de passer en quelques secondes d’un monde sensoriel à un autre puisse pousser l’imagination vers des limites jamais atteintes, et qu’il fallait donc que la mienne s’inscrive dans cette action. J’ai complètement revisité les thèmes de mes travaux précédents (le temps, la mémoire, l’altérité, le réseau, l’invisible) en y ajoutant cette question de la vision. Je compare la RV à un nouvel univers sur lequel nous arrivons en naïfs, avec nos propres codes, nos certitudes et nos angoisses. La question est vraiment celle-ci : que puis-je concevoir avec la RV que je ne puisse concevoir autrement ? Les lois changent : celles de la physique, de la gravité, mais aussi celles de la mécanique et celles plus profondes de nos propres fonctionnements, physiologiques, psychologiques… En revanche, les réponses sont moins simples, et devant l’inertie de l’environnement culturel français, j’ai préféré mettre en place une sorte de Lab, le VRLAB.

Quels sont les buts et les missions que s’est fixé ce Lab ?
VRLAB est né avec l’ambition de s’imposer dans le paysage actuel « techno-startupisé », comme une alternative où l’art est invité à s’exprimer sur ces sujets. Je voulais créer un espace qui puisse réunir différents acteurs du domaine — journalistes, historiens, codeurs, designers, artistes et structures intéressées — en initiant des projets, en proposant des thématiques de discussion autour de sujets connexes, faire une veille active, au cours de soirées explorant ces questions.

David Guez & Bastien Didier, Lévitation. Dispositif artistique expérimental.

David Guez & Bastien Didier, Lévitation. Dispositif artistique expérimental. Photo: D.R.

L’aventure VRLAB dure depuis un an et demi maintenant, qu’en retires-tu ?
Il est passionnant et important que les artistes se mettent aux commandes de leurs propres outils de médiation, de production et de diffusion. Nous avons ce devoir et cette nécessité. Je parle ici d’un point de vue sociologique, politique et économique. J’ai créé VRLAB parce que j’en avais assez d’être soumis à la loi des circuits classiques. J’hérite de la culture du web, celle alternative, qui veut changer les choses et ne pas les utiliser pour s’enrichir, ou prendre des parts de marchés et de niches. Depuis mon arrivée sur Internet en 1995, je développe des plateformes associatives alternatives qui changent les règles et bousculent les modèles existants. En 2000, j’ai créé le premier portail de webtvs des médias libres, puis inventé un jeu réseau humanitaire (DOTRED), qui change le réel.
Récemment, lancé une monnaie temporelle associée à la blockchain, le KRONOS (www.kronos.money) et proposé une nouvelle façon d’échanger entre les artistes et leur public sur la question de la résidence d’artistes (hostanartist.org). Je pousse aussi au partage des droits d’auteurs entre les artistes et les codeurs (ceux-ci étant souvent la cheville ouvrière des projets en art numérique), artistes/codeurs et autres, pour développer des projets. C’est très important pour comprendre la façon dont le modèle décentralisé initié avec le web peut influencer le monde réel. VRLAB développe plusieurs partenariats avec des acteurs européens du domaine, et a plusieurs projets en cours de développement (notamment avec l’agence DECALAB de Natacha Seignolles et CrossedLab de Merryl Messaoui).

Peux-tu développer sur ton projet Lévitation ?
Lévitation est développé avec Bastien Didier, qui est acteur (non pas acteur, mais plutôt artiste et codeur) de la réalité virtuelle et augmentée (http://vrlab.fr/levitation/). C’est une installation élaborée à partir d’un casque RV, d’un casque neuronal et de divers capteurs qui vont permettre aux spectateurs de s’immerger de façon physique et mentale dans des mondes virtuels/augmentés construits pour répondre à la question suivante : que se passe-t-il au niveau de notre cerveau lorsque nous sommes plongés dans des univers virtuels ultra réalistes dont l’objectif est de dérégler certains de nos sens ? La notion de perception visuelle et sensorielle est au cœur de ce projet, avec l’idée de pouvoir in fine, modifier certaines de nos fonctions cognitives, ou d’en créer de nouvelles, par rétroaction et apprentissage. Associé à cette installation qui s’inscrit dans un espace réel, il s’agit de développer une application RV qui va permettre aux spectateurs d’évaluer leurs capacités sensorielles, de s’entrainer à les modifier, voire de les amplifier. Le titre correspond à la première de ces capacités, celle qui défie les lois de la pesanteur.

Tu travailles également sur le projet Audela. Peux-tu nous en parler ?
Audela est le projet lié à l’astrophysique. Il s’agit de créer un objet réel unique, que chacun porterait comme un bijou, et qui aurait la capacité de nous relier à un monde invisible et intime, une sphère virtuelle qui flotterait au-dessus de nous, à la manière d’une étoile. Cette sphère serait notre univers en expansion, dans lequel nous pourrions envoyer des souvenirs (photos, textes, vidéos) via ce bijou. Un mode public permettra de naviguer dans ces sphères-étoiles à l’aide de casques VR et d’assister à l’évolution de mondes parallèles basés sur notre propre construction. L’idée, c’est que ces sphères nous survivent une fois mort et qu’elles se détachent de nous pour s’associer à une étoile réelle existante.

 

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> http://vrlab.fr

 

une saga française

Crée fin 2013, Okio-Studio s’impose comme une société pionnière en matière de création de contenus en réalité virtuelle. Producteur de I, Philip, un film qui a fait le tour du monde, l’agence est aussi engagée dans une dynamique internationale destinée à promouvoir la production française dans le domaine. Entretien avec son co-fondateur, Antoine Cayrol.

Okio est né il y a environ trois ans et demi, quelles sont les origines de la création de ce studio spécialisé dans la production de contenu en réalité virtuelle ?
Comme souvent dans la vie, c’est une question de timing et aussi une question de chance. Je suis producteur dans le digital depuis dix ans. Je gère la société de production FatCat Films, qui produit beaucoup de webdocs, de web séries, de documentaires, de publicités, etc. Il y a deux ans et demi, j’ai revendu cette société tout en restant actionnaire. J’étais avide de nouveaux projets. C’était le moment de réaliser quelque chose avec mon ami, le producteur Lorenzo Benedetti, l’homme derrière le Studio Bagel, qui venait de revendre sa société à Canal +. Au même moment, nous découvrons la réalité virtuelle avec masque chez un ami développeur, et de cette découverte est tout de suite née l’envie de faire un film en Réalité Virtuelle (RV).
Pour nous, il s’agissait de tester ce nouvel outil digital qui permettait d’inventer une nouvelle manière de raconter des histoires. C’est ainsi qu’est né I, Philip, un court métrage basé sur la fameuse histoire de la tête disparue de Philip K. Dick. Comme nous faisions de la R&D technique et narrative, en même temps que nous lancions le développement du film à un moment où rien n’existait sur ce marché, nous sommes vite devenus « les spécialistes » par défaut, dans ce domaine. Rapidement nous avons compris que nous avions intérêt à fonder une société qui soit réellement spécialisée dans la production de contenu audiovisuel en réalité virtuelle. C’est ainsi qu’est né Okio-Studio. Depuis, nous avons réalisé cinq films : un de fiction et quatre moitié publicité, moitié reportage.

Vous étiez au Festival de Cannes récemment. Cette édition était clairement tournée vers la VR, quelles sont vos impressions à ce sujet ?
Studio Canal n’étant plus là cette année, les entrepreneurs et exposants de la RV avaient à leur disposition tout le Pavillon NEXT, qui est géré par le Marché du Film (www.marchedufilm.com/fr/next). Il s’agissait d’un pavillon dédié aux innovations et aux nouvelles technologies dans le domaine du cinéma et dans l’audiovisuel. Ils avaient réservé quatre jours pour la réalité virtuelle. Ils y proposaient une série de conférences avec des intervenants internationaux, une salle de cinéma équipée par PickupVR (pickupvrcinema.com) avec quarante masques qui diffusaient toute la journée des films en réalité virtuelle, accompagné d’un espace démos et meeting où l’on pouvait se rencontrer. C’était très important et c’était un signe fort de l’importance de la RV aujourd’hui. Un autre signe fort, la récompense de Okio à l’Audi Talent Arward dirigé par la firme automobile bien connue. Nous concourions face à des courts métrages classiques, et c’est un film en RV qui a été récompensé !

Selon vous quel avenir et surtout quel intérêt de développer des projets en VR au cinéma ?
On ne pourra pas faire du cinéma classique en réalité virtuelle. Il faut inventer de nouveaux modes de narration. Pour l’instant, les films que j’ai faits, et que beaucoup de gens ont faits, c’est ce que l’on appelle de la cinématique RV. C’est-à-dire des films totalement pré-calculés, avec un pré-rendu, dans lesquels la seule interaction pour l’instant est de tourner la tête dans un univers d’images filmées. C’est très bien, c’est une grande étape, on la fait et on continuera à la faire pendant encore un moment. Cependant, il va falloir aller plus loin, et pour favoriser l’immersion, faire interagir le spectateur. Pas sous la forme de films dont je suis le héros, avec le format « porte A », « porte B » et la narration qui change selon ces choix, non. Ce serait un peu ennuyeux. Ce serait plutôt des interactions avec le monde qui entoure le spectateur, l’ombre qui évolue en même temps que je marche, le reflet dans un miroir si je me retourne, ce genre de choses. Il va donc falloir mélanger les techniques du jeu vidéo et les techniques du cinéma.

I, Philip de Pierre Zandrowicz. Production: Arte France, Fatcat, Okio-Studio. Photo: D.R.

Avez-vous également l’impression que l’intérêt pour la RV est réellement émergent cette année ? Qu’elle semble enfin porteuse de projets et de potentialités, pour le grand public comme pour les artistes, qui commencent vraiment à comprendre l’importance de ce phénomène. Qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à fait d’accord. Chaque chose vient en son temps. L’année dernière c’était encore un peu tôt, même s’il existe des gens qui travaillent sur ces technologies depuis près de trente ans. Je pense également que le fait que YouTube et Facebook aient sortis leur player en 360° a permis une démocratisation, impensable il y a encore un an, des technologies RV dans le domaine public. Juste avec le fait de faire découvrir aux gens, l’effet que cela fait de pouvoir réaliser une vidéo à 360°, et de l’animer en faisant seulement bouger son téléphone, ces deux sociétés ont lancé l’idée de la démocratisation de ces technologies qui sont un pas de plus vers la réalité virtuelle, et le public en effet, prend très vite ce virage technologique.

Que pensez-vous des questions de société que posent ces technologies ?
Je pense qu’il faudra se pencher, à plus ou moins court terme, sur ces questions. Cela rejoint tous les problèmes de l’évolution technologique liés aux nouveaux médias : comment protège-t-on nos données ? Où sommes-nous prêts à aller dans l’autopromotion de notre personne ? Jusqu’où allons-nous laisser les marques s’introduire dans nos vies ? Etc. Ce sont des questions sociétales.

Dans le futur d’Okio, quels sont pour vous les applications artistiques, ou plus généralement les projets, que vous souhaitez développer ?
Nous nous développons autour de trois branches. Une branche reportage, une branche publicité et une branche fiction. L’idée étant de continuer à faire grandir ces trois domaines d’activité. La publicité par exemple, est intéressante, cela rapporte de l’argent pour développer d’autres projets, et c’est également un excellent laboratoire. Nous souhaitons aussi continuer à produire du reportage, cela se fabrique vite et c’est également intéressant. Nous en avons déjà beaucoup en boite, dont un sur le bateau Aquarius de SOS Méditerranée autour de l’aide aux migrants, dont nous sommes très contents. Nous souhaitons également poursuivre la production de fiction. C’est la branche la plus chère et la plus compliquée à mettre en place. Cela nécessite beaucoup d’aides, des fonds européens, des diffuseurs, etc., mais nous avons bien l’intention de produire plus de fictions bientôt. Nous aimerions aussi développer les relations avec les États-Unis.

Justement, dans le domaine de la RV, la France semble encore un peu en retard, qu’en pensez-vous ?
En France nous avons énormément de talents, nous avons une belle façon de produire, mais cela reste encore modeste à cause des moyens financiers qui ne suivent pas. Ceci dit, la France bénéficie depuis le 27 avril d’un crédit d’impôt d’aide international en matière audiovisuelle qui soutient les projets en RV. Aux USA, ils ont un marché pour ça. Ce rapprochement est en cours. Avec des amis nous avons également fondé un think tank nommé Uni-vers, qui souhaite rassembler tous les acteurs français de la RV, et pas uniquement les producteurs de contenu (les gens des jeux vidéo, du hardware, les chercheurs, mais aussi des médecins, etc.) pour s’informer les uns les autres, et informer l’extérieur, sur la production française en matière de réalité virtuelle.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> http://www.okio-studio.com/

la question du genre dans la réalité virtuelle

Micha Cárdenas est artiste performeur, essayiste et professeur assistant à l’Université de Bothell (Washington). Également activiste transgenre, son travail en réalité virtuelle, et en réalité mixte, vise à questionner les stéréotypes du genre, et à porter assistance aux membres des communautés LGBT, mais également aux minorités des États-Unis. À l’origine de Becoming Dragon, une performance de 365 heures en réalité mixte qui abordait ces questions, nous ne pouvions manquer de l’interroger.

Micha Cárdenas, Becoming Dragon. Performance de 365 heures en réalité mixte. Photo: D.R.

Les Gender Studies américaines ont aidé à avoir une meilleure compréhension des problèmes concernant le genre et l’identité, en mettant en lumière des projets novateurs, des mouvements sociaux et diverses initiatives dans le domaine de la société civile et de l’activisme. Pourtant, les études sur ces sujets restent encore très américaines. Pourquoi ?
Cette question reproduit le mythe de l’exceptionnalisme américain, qui voit les États-Unis comme plus avancés en termes d’équité entre les sexes. Une idée qui a été critiquée par les chercheurs, y compris Jasbir Puar [professeur associé en Women’s & Gender Studies à l’Université de Rutgers, New Jersey, NDR]. Je ne pense pas que les études de genre soient moins pratiquées en dehors des États-Unis. Une partie du problème est que le terme « gender studies » fait spécifiquement partie d’une structure universitaire néolibérale qui vise à compartimenter les différences afin de les gérer. Si vous regardez la sociologie du genre et les études féministes, qui sont des études de genre, vous voyez que beaucoup de théoriciens importants sont extérieurs aux États-Unis. Mon travail en réalité virtuelle et en réalité mixte, Becoming Dragon, est d’ailleurs une réponse aux féministes françaises, telles que Monique Wittig et Hélène Cixous, qui ont fait des progrès significatifs dans ce que nous pouvons décrire comme « les études de genre » dans les 60’s et 70’s.

Dans votre travail, vous utilisez la réalité virtuelle; en particulier Second Life. Pourquoi avoir choisi ces plateformes ?
L’important était de dénoncer les violences faites aux personnes transgenres par la communauté médicale et psychiatrique, qui impose à celles-ci de justifier d’une « expérience » de vie dans le genre pour lequel elles ont opté. Pour ce faire, je questionnais la notion de « réalité » en proposant le postulat suivant : pourriez-vous vivre un an en réalité mixte et vous baser sur cette expérience dans Second Life pour choisir votre orientation de genre et ses suites chirurgicales ? Après des années à participer à des sit-in virtuels avec l’Electronic Disturbance Theater, au cours desquels les corps manifestent en ligne, je voulais pousser plus loin l’incarnation online du corps. Pour cela, je voulais explorer le fait d’avoir un avatar en transition de genre, et d’examiner la politique du genre dans l’espace virtuel. J’étais également intéressé par l’idée de Lacan selon laquelle nous évoluons dans l’espace sous l’influence de l’image que l’on a de soi, et comment cet apprentissage peut interférer également sur un corps virtuel et non-humain. Je me suis donc demandé : si tu peux apprendre à marcher comme une femme, est-ce que tu peux également faire cet apprentissage dans le corps d’un avatar de dragon ?

Pourquoi avoir choisi d’incarner un dragon pour mener ce projet ?
J’ai choisi cet avatar parce que je voulais contester les dichotomies de genre, qui sont souvent encore renforcées dans les espaces virtuels. Dans la mythologie et la fantaisie, les dragons ont souvent la capacité de changer de forme. Il existe aussi une riche communauté d’avatars non-humains dans Second Life, y compris des dragons, que je trouvais intéressant en termes questionnement des limites d’identification établies.

Becoming Dragon était une performance de 365 heures en réalité mixte, comment cela s’est-il passé ?
Il s’agissait d’une plongée en la réalité mixte à l’aide d’un casque, au laboratoire de motion design de San Diego en Californie. La performance était visible durant les heures d’ouverture de la galerie et également au public dans Second Life. Mes mouvements étaient couverts par un avatar de dragon grâce à un logiciel que j’ai créé avec deux autres artistes, Chris Head et Kael Greco. Un flux vidéo de mon corps physique était diffusé en direct dans un modèle de laboratoire que j’avais créé pour la performance dans Second Life. J’ai eu de nombreuses conversations avec des personnes dans cet espace et je lisais de la poésie issue de mon livre The Transreal: Political Aesthetics of Crossing Realities. C’était un exemple de la façon dont les environnements en réseau peuvent être utilisés pour contester les structures causant de la violence aux personnes transgenres aujourd’hui.

Jovan Wolfe, Autonets hoodie. Design: Micha Cárdenas & Ben Klunker. Photo: D.R.

La réalité virtuelle peut aussi être un outil pour permettre d’expérimenter le corps de l’autre, l’altérité homme/femme, d’expérimenter un genre différent…
L’échange virtuel d’un corps à l’autre ne propose qu’une approximation de ce que la transition entre les sexes est en réalité. C’est une expérience libre de conséquences, et cela peut générer une mésinterprétation de ce que c’est d’être dans le corps de l’autre. Aujourd’hui, une femme sur quatre est agressée sexuellement. Presque tous les jours de l’année, une personne transgenre est assassinée quelque part dans le monde. Penser qu’une expérience virtuelle momentanée peut vous informer sur ce qu’est la vie de l’autre sexe ignore le fait que le genre est un système de pouvoir où la violence est presque incontournable. Malheureusement, les expériences menées dans ce cadre [telles que The Machine To Be Another : www.themachinetobeanother.org, NDR] sont souvent basées sur des idées transophobes ou misogynes.

En tant qu’artiste, vous êtes également à l’origine du Local Autonomy Networks (ou Autonets), une action réalisée l’aide du couturier Benjamin Klunker pour augmenter l’autonomie de la communauté transgenre et LGBTQ…
Local Autonomy Networks est une ligne de vêtement et d’accessoires en réseau, conçu pour prévenir la violence. Cela a débuté en 2011 et se poursuit aujourd’hui. En me concentrant sur les femmes transgenres de couleur, qui continuent d’être la cible numéro un de la violence parmi les personnes LGBTQ aux États-Unis, j’ai conçu une approche à faible coût pour créer un réseau de sécurité numérique autonome, destiné à assurer la sécurité de cette communauté, mais aussi des femmes, ou des étrangers. Je suis toujours en quête de financement pour un projet pilote visant à élargir Autonets et permettre aux vêtements de se connecter avec des réseaux communautaires établis, comme à Detroit.

Est-ce lié au Transborder Immigrant Tool, un outil développé pour guider les immigrants entrés illégalement par la frontière américano-mexicaine ?
Oui, le TBT, sur lequel je collabore avec l’Electronic Disturbance Theater 2.0/b.a.n.g. Lab, s’en inspirait. Ce projet visait à créer des logiciels pour les téléphones cellulaires usagés à bas prix, qui dirigeraient les personnes près de la frontière États-Unis/Mexique vers des points d’eau, aussi bien que leur fournir des moyens de subsistance poétique. Travailler sur le TBT m’a inspiré dans ma volonté de création de dispositifs de sécurité sous forme d’art pour les femmes transgenres de couleur. Dans mon laboratoire, nous développons un ensemble de collaborations poétiques et de meilleures pratiques pour la conception de l’égalité et de la libération raciale.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

https://faculty.washington.edu/michamc/

à la conquête de l’espace

Depuis quelques décennies nous assistons à une colonisation constante des technologies de l’information et de la communication dans presque tous les domaines de l’activité humaine. Une infiltration et une propagation digitale (1) qui s’invitent jusque dans les foyers et bientôt les corps.

Laura Mannelli, Atopia, en collaboration avec Frederick Thomspon et Kanika Langlois. Photo: © Laura Mannelli.

On ne peut plus échapper à une relation homme-machine. Apprivoisés, happés comme aspirés par cet élan, nous en sommes devenus les principaux agents catalyseurs. Face à ce(t) (a)flux digital, séduits par des promesses et des potentialités sans cesse renouvelées, nous adoptons une multitude d’interfaces technologiques avec lesquelles nous entretenons une relation d’interdépendance. Notre environnement physique est devenu perméable à une forme de transmutation digitale.

N’importe qui ou quoi, peut désormais coexister sous forme de digits (2) dans un lieu non situé si ce n’est par l’interface qui permet d’y accéder. De cette nouvelle condition émergent des territoires qui n’avaient jusqu’alors d’existence que dans les romans de science-fiction. L’organisation de l’activité humaine a trouvé un nouveau mentor : le réseau. C’est l’idée d’atopie énoncée par Robert Smithson, un non-lieu privé de centre et de périphérie. Il agit avec le temps comme il agit avec l’espace. Être ici et pourtant ailleurs, c’est l’“hétérotopie” de Michel Foucault, où des vécus virtuels engendrent des persistances et des réminiscences émotives bien réelles (3). C’est l’espace des Réalités Virtuelles.

Défini comme une simulation d’environnements réels ou imaginaires, créé artificiellement par la machine (4), ce nouvel espace, connecté, en réseau, ou non, est qualifié de “virtuel”. Mais l’est-il vraiment ? Aujourd’hui ces projections fascinent ou choquent parce qu’elles ont essentiellement lieu dans un environnement synthétique qui n’est pas naturel. Au-delà de l’ambiguïté générée par l’emploi du terme « virtuel », qui suggère une réalité simulée, ou une quasi-réalité, ou encore, un état en devenir qui préfigure l’état réel, un pré-réel, cette quête existentielle de ce que sont ou prophétisent les Réalités Virtuelles pourraient bien ébranler plus d’une certitude sur notre propre rapport au monde et notre conception du réel. L’infiltration des structures numériques dans nos vies, crée, entre les notions de virtuel et de réel, une dichotomie absurde.

Les Réalités Virtuelles nous (ré)apprennent bien au contraire à considérer notre environnement dans la diversité de ses réalités pour devenir une composante du réel et non des opposés binaires. Une culture des binarismes qui nous est chère et qu’il nous faut aujourd’hui déconstruire. L’un d’eux considère que la vocation d’architecte ne se concrétise que par l’édification de l’objet architectural. L’architecture ne se définirait qu’à travers la notion d’objet. Sans prendre en considération l’impact social, politique, symbolique, ou esthétique que vient « signifier » dans notre environnement un tel acte. L’architecture fonctionne comme « signe ». C’est une des premières technologies de l’information et de la communication.

Comme nous l’explique Claude Baltz, philosophe en sciences de l’information et de la communication, la structure de l’espace est le premier médium d’information. Elle est la première technologie d’information à laquelle tout le reste se connecte. Le message, c’est le médium (5). Mais le médium a changé d’hôte. Et on est en mesure de se demander comme à son époque Victor Hugo le proclamait à propos de l’imprimerie, l’architecture ne sera plus l’art social, l’art collectif, l’art dominant. Le grand poème, le grand édifice, la grande œuvre de l’humanité ne se bâtira plus, elle s’imprimera (6), dans quelle mesure l’avènement des Réalités Virtuelles impacte la discipline ou s’il fait partie de la discipline ?

Haus-Rucker-Co, Environment Transformers, Vienna, 1968. Photo © Haus-Rucker-Co / Gerald Zugmann

Les Réalités Virtuelles ne sont généralement pas encore considérées comme des facteurs clés aptes à générer de nouveaux « paradigmes » en matière de conception architecturale. Pourtant l’architecture a engagé depuis des siècles une conquête de l’espace sans précédent. La science-fiction n’est pas l’unique vecteur des Réalités Virtuelles. Le seul ouvrage intitulé Superarchitecture, le futur de l’architecture des années 1950-1970, par Dominique Rouillard, démontre que Réalités Virtuelles et architecture épousent des idéologies communes et convergent vers un futur dont elles partagent déjà une même sémantique; on est aussi architecte de l’information.

C’est peut-être avoir sous-estimé l’ »attirance du vide » générée par nos architectures qui induit une plasticité du concept d’espace. Comment introduire dans le discours architectural, l’indétermination, l’irréalisation, l’informe ou l’espace négatif. Ne faites pas confiance aux architectes (7), c’est la fin de l’architecte démiurge. Une quête ontologique de la discipline qui atteint son paroxysme avec l’ »architecture radicale » des années 50 et 60 qui rejette une définition de l’architecture dans sa détermination fonctionnelle et constructive.

Pour l’architecte Frederick Kiesler (1890-1965), l’architecture se perd dans une conception trop statique. Sa tentative est de concevoir une « architecture sans fin » qui répondrait au besoin de la psyché. Un espace qui tend à l’indifférenciation. Son travail constitue les prémisses de l’architecture radicale à venir. En 1968, Hans Hollein décrète dans un manifeste qui le rendra célèbre, tout est architecture. Et poussera la provocation jusqu’à proposer une « pilule » psychotrope en guise de projet architectural. Les membres de l’agence Coop Himmelblau prônent une architecture qui n’a pas de plan physique, mais un plan psychique. Les architectes mettent alors au point de véritables « dispositifs de sensations » dont l’analogie avec les casques de Réalités Virtuelles d’aujourd’hui résonne étrangement.

Walter Pichler produit le premier prototype de ce qu’on appellera bientôt le casque environnemental, déjà largement développé par le collectif Haus_Ricker_Co, Coop Himelb(l)au et par Ugo La Pietra (casque audiovisuel). Le collectif Haus_Rucker_Co appelle « transformateur d’environnement » ses différents masques, visières et casques. Leur projet Mind Expander relève d’une « PSY-ARC » : une architecture supposée agir sur le psychisme de l’individu qui y pénètre. C’est un dispositif technique pour l’expansion de l’individualité consciente. Être totalement isolé et en même temps connecté à tout. Le collectif Archigram parle d’ »autoenvironnement » pour désigner des projets qui donnent la capacité de transporter un environnement complet et d’occuper ainsi la terre entière grâce à une technologie portative.

Les Réalités Virtuelles entraîneraient-elles une (r)évolution conceptuelle aussi déroutante que la physique quantique ? Laquelle, moyennant l’hypothèse d’ »espaces intriqués », partage peut-être les mêmes projections. Ce n’est qu’en mettant en commun différents secteurs de compétences que vont se développer les « usages » propres à cette nouvelle condition numérique de nos quotidiens. De ces usages va dépendre l’appropriation des Réalités Virtuelles par la société. Et de la société dépend l’évolution de ces nouveaux paradigmes.

Laura Mannelli
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

(1) Anglicisme. « Digital » veut dire numérique, qui traite en langage binaire (1,0), par opposition à analogique qui reste physique.

(2) Élément d’information numérique désignant en réalité un simple chiffre.

(3) Frederick Thompson.

(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9alit%C3%A9_virtuelle

(5) Marshall McLuhan

(6) Extrait de Notre-Dame de Paris

(7) Didier Fiuza Faustino

 

juillet / septembre 2016

> Édito :

De l’illusion comme mode d’appréhension de la réalité

En jouant sur les multiples sens du mot « virtuel », nous avons pensé un temps faire un édito dans lequel chacun pourrait se projeter, s’immerger, tourner autour des mots, s’approprier les lignes de codes… La solution nous est apparue dans sa fausse évidence, genre blague potache : pour faire un édito virtuel, il ne fallait pas faire d’édito du tout. La page blanche. Sans angoisse…

Un moment d’absence dont nous sommes bien vite revenus, d’autant que le virtuel est souvent synonyme de présence ; fut-ce une présence immatérielle. Et la nature à horreur du vide, comme chacun sait. Et puis, il n’y a pas une réalité virtuelle, mais des réalités virtuelles. Des réalités augmentées, diminuées, altérées, alternées, mixtes ou non mixtes (mais toujours friendly…). Et puis le virtuel s’oppose à l’actuel, disent les deleuziens (à « l’étant » diraient les heiddeggeriens). Et puis ne dites plus « virtuel », dites « espace numérique partagé »… Et puis… Et puis…

On vit actuellement une sorte d’inflation du virtuel, rythmé par la sortie régulière de nouveaux casques et interfaces. Sans que l’on sache si cette bulle plus spéculative que technique, même si les avancées sont incontestables, débouchera sur un flop du genre télévision 3D ou, au contraire, ouvrira une nouvelle ère pour l’entertainment. Car c’est bien dans — ou plutôt, pour — ce domaine (les jeux vidéos, le cinéma) que « la machine de vision » a été relancée par les multinationales sous l’œil attentif des militaires toujours avides d’innovations. Y aura-t-il de la VR à Noël se demande la ménagère… ? Oui répondent Sony et Microsoft. Mais ce sera peut-être la libido exacerbée des geeks qui permettra de mieux pénétrer le marché, un peu comme le X pour la vidéo naguère. À suivre… En attendant, ce qui nous intéresse ce n’est pas tant le high-tech, que l’imaginaire, l’esthétique et la philosophie du virtuel.

Les philosophes réfléchissent déjà depuis plus de vingt ans sur le sujet — Philippe Quéau, Le Virtuel : vertus et vertiges (1993) ; Howard Rheingold, La réalité virtuelle (1993), à qui nous empruntons le titre de cet édito ; Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ? (1995) ; etc. Des décennies plus tôt, ce sont les auteurs de science-fiction qui ont ouvert les portes de cette nouvelle perception du réel. Un des précurseurs étant Daniel Galouye avec Simulacron 3 (1964). Suivra plus tard Philip K. Dick. Et ce n’est pas un hasard si l’on retrouve son « avatar robotique » dans un des premiers vrais films de fiction en VR (I, Philip de Pierre Zandrowicz (2015). Viendra ensuite un autre grand précurseur, Neal Stephenson (Le Samouraï Virtuel, 1991). C’est du côté de la SF que l’on trouvera la meilleure définition de la réalité virtuelle. Et une mise en perspective. Gérard Klein dans une préface dont il a le secret, rappelle que la VR s’inscrit dans le droit fil de la simulation du réel (la mimesis) ou de l’invention de mondes inactuels qui semblent toujours avoir occupé l’espèce humaine.

Pour autant, même si ce qui est éprouvé par l’observateur comme une réalité, visible, audible, éventuellement tangible, demeure virtuel en ce sens qu’il ne s’agit que du résultat d’une considérable masse de calculs définissant des points dans un espace vectoriel (toujours pour citer Gérard Klein), il suffit d’avoir mis une fois un casque pour comprendre que l’impact de la VR sera au moins aussi grand que celui d’Internet. Il suffit d’avoir été une fois de l’autre côté du miroir comme Alice pour mesurer ce qui se préfigure avec la réalité virtuelle ; même si les technologies actuelles sont encore bien rudimentaires pour prétendre redéfinir notre rapport au réel. En attendant les promesses d’une nouvelle aube numérique, des projets comme l’UVS (Université Virtuelle du Sénégal) reconduisent les attentes des fausses parousies technologiques du siècle dernier (radio puis télé éducative)…

Mais bientôt nous pourrons vraiment prendre nos désirs pour la réalité. D’ailleurs, on peut déjà manifester dans le virtuel sans risquer de perdre un œil dans le cortège de tête… Demain, après-demain, nous pourrons voler comme un oiseau (simulateur Birdly, université de Zürich). Nous pourrons combiner empathie (Facebook) et ubiquité (Oculus)… Nous pourrons mieux vivre le réel en l’expérimentant dans le virtuel. Nous pourrons vivre d’autres réalités dans l’irréalité. Nous pourrons aussi transgresser sans risque. Un député britannique conservateur, forcément conservateur, mais joueur frénétique de World Of Warcraft proposait de punir les cybercriminels qui s’amusent à voler des armures, et autres artefacts du jeu, avec autant de sévérité que dans la vie réelle… Que dire des actes plus délictueux ? Quelle morale dans le virtuel ? Quelle éthique si Nicomaque n’est plus qu’un avatar ?

À bientôt dans le virtuel…

Laurent Diouf — Rédacteur en chef

> Sommaire :
Univers immersifs / Environnement augmentés / Expérience cyberesthétiques / Mondes parallèles / Présence immatérielles / Imaginaires chimériques…

> Les contributeurs de ce numéro :
Adrien Cornelissen, Audrey Bauer, David Morin Ulmann, Dominique Moulon, Guillaume Bourgois, Jean Paul Fourmentraux, Laura Mannelli, Laurent Catala, Laurent Diouf, Maxence Grugier, Nicolas Barrial, Sarah Taurinya, Thomas Michaud…

> Remerciements :
MCD remercie les rédacteurs de ce numéro réalisé en partenariat et avec le soutien de l’Institut français.

réalité augmentée

Artiste marseillais, Adelin Schweitzer travaille en collaboration avec des lieux comme Le Zinc / la Friche Belle de Mai ou Seconde Nature à Aix. Depuis 2008, il consacre la plus grande partie de son travail à des principes de réalité augmentée, notamment dans le projet évolutif A-Reality qui était encore présenté dans ses nouvelles moutures à Dresde au mois d’octobre dernier.

A-Reality.

A-Reality. Photo: © Philipp Baumgarten

Adelin, comment as-tu commencé à t’intéresser aux principes de réalité augmentée et à ses composantes technologiques ?
J’ai commencé à m’intéresser à la technique de réalité augmentée il y a bientôt 4 ans, alors que je me renseignais sur une autre technique, celle du eye-tracking. En cherchant mieux je suis tombé sur l’exemple des pilotes de chasse qui disposent depuis bien longtemps maintenant d’informations projetées à même la paroi de verre des cockpits. C’est justement parce que le eye-tracking a permis d’observer et de comprendre la manière dont leurs yeux bougeaient en vol et quelle était la limite de leurs sens, qu’ils ont pu réfléchir à cette question de l’augmentation. À une époque où la technologie a modifié la nature première de l’homme je trouve assez révélateur de constater que derrière chaque innovation majeure se cache presque toujours une impulsion guerrière.
Pour moi cette technique qui prétend augmenter le réel intervient comme un constat d’échec face au mythe de la simulation. En effet, malgré l’évolution exponentielle de la puissance de calcul des machines (en 2015 on aura atteint la limite physique du procédé de fabrication des puces électronique permettant de doubler leur puissance tous les ans) nous sommes toujours incapables de créer une réalité numérique crédible dans lequel nous pourrions expérimenter une véritable physicalité virtuelle. Autrement dit, cette réalité augmentée intervient pour moi comme un produit de substitution sur ce que devait être l’avènement du cyberspace tel qu’un écrivain comme William Gibson l’avait imaginé. C’est quelque chose que je regrette.

Comment se présente concrètement ton projet évolutif A-Reality, sur lequel tu travailles depuis 2008, et qui était encore présenté au Frend Festival de Dresde fin octobre à l’occasion du festival Urban Mutations…?
Pour comprendre A-Reality il est nécessaire d’adhérer au premier postulat sur lequel ce projet repose; c’est-à-dire qu’il n’existe pas une réalité, mais plutôt un ensemble de paradigmes qui font consensus à un moment de l’histoire, dans un territoire, et pour un groupe social spécifique. L’enjeu du projet réside dès lors dans sa capacité à déterritorialiser le spectateur/acteur, à déplacer son point de vue, à l’extraire temporairement de son paradigme pour lui permettre de poser un œil neuf sur le monde qui l’entoure. Chacun de ces déplacements est systématiquement mesuré, enregistré et stocké dans une banque de données qui constitue progressivement la mémoire du projet; une collection de sensations et d’interprétations en différents temps et lieux du monde comme tentative de réponse à une dimension inaccessible de l’univers. C’est à cela que sert la machine que nous utilisons dans le projet, le P03.

A-Reality.

A-Reality. Photo: © Philipp Baumgarten

Peux-tu justement nous parler de cette machine, le P03. Tu sembles la définir comme un rapport clivant et utopique de perception du monde par l’humain ? En quoi met-elle en exergue un rapport entre innovation technologique et sens artistique ?
Le P03 (prototype 03) est un outil conçu dans la perspective de transformer, au cours de déambulations en extérieur, l’ouïe et la vue de son utilisateur. C’est l’élément central d’A-Reality et c’est autour de la rencontre avec ce dispositif que tout le projet s’articule. Cet appareil est autonome en énergie et dispose de nombreux capteurs permettant une restitution en temps réel de l’environnement. Il est constitué de deux organes artificiels (un casque audio et une paire de lunettes vidéo immersive) d’un ordinateur, d’une boussole numérique, et d’une balise GPS.
Le casque audio fermé permet d’isoler l’utilisateur tandis que deux micros placés de part et d’autre de celui-ci retransmettent le son provenant de l’extérieur. Les deux caméras permettent d’enregistrer un flux vidéo stéréoscopique retransmis lui aussi en temps réel dans les lunettes vidéo. Enfin tous les déplacements effectués avec ce dispositif sont « cartographiés » à l’aide d’un module de localisation GPS.
La programmation de la machine et le scénario qu’elle propose s’organisent autour d’une matrice virtuelle, une sorte de carte imaginaire produite à partir du visage de chaque utilisateur par un automate cellulaire (une imitation mathématique de la vie cellulaire). Cet espace ainsi créé est géolocalisé contrôlant le déclenchement, via la marche de l’utilisateur, de modifications perceptives.

A-Reality semble réunir différents points d’intérêts pour toi comme l’interactivité, la notion de spectateur/acteur, le rapport homme/machine, le détournement… Ce sont là des points importants pour toi, dans ton travail ?
Bien sûr, tous les points que vous évoquez sont déterminants. Mais c’est certainement la relation homme/machine (au sens large) qui constitue l’axe principal duquel découle tout le reste. Sûrement parce que j’estime que c’est l’enjeu majeur. Nous avons conçu ces machines qui nous entourent comme autant d’externalisations de nos propres organes. La technologie nous permet désormais de nous projeter au-delà de notre corps, au-delà de presque toutes les frontières et pourtant nous continuons à la regarder comme un corps étranger; pire, comme une marchandise.

Holy VJ

Holy VJ. Photo: D.R.

En fait, depuis le VideoPuncher 1.3 tes travaux semblent guidés par une véritable mécanique sociale. Une volonté de relier innovation technologique et réflexion sociale, voire philosophique ?
Comment faire pour que les pauvres continuent à travailler alors qu’aucune des promesses du bonheur par la consommation n’a été tenue ? La société capitaliste use de ses dernières cartes pour répondre à cette question et l’innovation, sous certains aspects, en fait bien évidemment partie. McLuhan disait ce n’est pas au niveau des idées et des concepts que la technologie a ses effets ; ce sont les rapports des sens et les modèles de perception qu’elle change petit à petit et sans rencontrer la moindre résistance. Seul l’artiste véritable peut affronter impunément la technologie parce qu’il est expert à noter les changements de perception sensorielle.

A–Reality est un projet évolutif, quels vont être ces prochains développements, ces prochaines moutures ?
Je travaille depuis bientôt un an sur une proposition de restitution globale d’A-Reality. Je l’ai appelé le SimStim. L’enjeu est ici de transformer un processus de recherche et d’expérimentation sensible et fragmentaire comme A-Reality en un objet plastique appréhendable par un public non participant. Autrement dit il s’agit de mettre en scène la masse (et je pèse mes mots !) que constituent toutes les données récoltées avec les différentes moutures jusqu’au P03 depuis 4 ans. Là encore cette exposition à venir va s’articuler autour de plusieurs dispositifs immersifs qui devraient permettre au public de voyager collectivement dans la mémoire des participants et par la même du projet. Nous sommes au travail, avec mes partenaires ZINC et Seconde Nature afin de préparer cette restitution à Aix-en-Provence durant l’année 2013.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

 

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