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En créant une sorte de synthèse activiste entre collectif artistique et stratégie d’entreprise, etoy.CORPORATION a été l’un des groupes précurseurs qui a repoussé, formellement et esthétiquement, les frontières habituelles de l’art.

Mission Eternity, CCCStrozzina, Florence, 2011.

Mission Eternity, CCCStrozzina, Florence, 2011. Photo: D.R

Penser un collectif artistique comme une entreprise et dépasser les frontières habituelles entre systèmes culturels et économiques, entre marketing, réglementations légales et actions créatives, tout en semant la confusion entre fiction et réalité, voilà en quelques mots le leitmotiv qui a conduit à la création du groupe artistique etoy.CORPORATION en 1994. Dès le départ, ses créateurs — Gino Esposto alias etoy.Esposto/Carl, Michel Zai alias etoy.Zai, Daniel Udatny alias etoy.Udatny, Martin Kubli alias etoy.Kubli, Marky Goldstein alias etoy.Goldstein, Fabio Gramazio alias etoy.Gramazio et Hans Bernhard alias etoy.Brainhard/Hans —, un ensemble hétéroclite d’architectes, d’avocats, de programmeurs, d’artistes et de designers, ont symboliquement « sacrifié » leur existence individuelle en la vendant à la société etoy.CORPORATION sous forme d’actions et se sont transformés du coup en agents etoy, anonymes et au service de la marque.

Pour les agents d’etoy.CORPORATION, l’art doit en quelque sorte s’adapter aux logiques fonctionnelles d’un monde dominé par l’entreprise. Une approche ambivalente qui fait ainsi sienne les principes de production et de consommation de masse, de transports à l’échelle mondiale, de branding, de maximisation des profits, de pénétration technologique, etc. Une vraie stratégie entreprise de pointe donc, replaçant le contexte traditionnel de la production artistique dans une perspective capitaliste en forme provocation mimétique. Comme le disait l’économiste et entrepreneur Simon Grand dans un entretien avec Paris-art.com en avril 2008, etoy met le doigt sur une question critique, à savoir la relation complexe entre l’art et les affaires, entre la créativité artistique et la stratégie économique. Il y a dans l’art actuel un grand nombre d’allusions métaphoriques, narratives, associatives et matérielles au monde de l’entreprise, mais le dessein d’etoy est explicite : être une entreprise dans le milieu de l’art.

Mission Eternity, M∞ SARCOPHAGUS, Vida, Madrid, 2012.

Mission Eternity, M∞ SARCOPHAGUS, Vida, Madrid, 2012. Photo: D.R

Du hijacking numérique à la Toywar
Précurseur de l’activisme artistico-politique intrusif des Yes Men ou des collectifs anonymes actuels de hackers dans leur façon d’investir le système pour reprendre à son compte et en démonter les rouages, etoy.CORPORATION a donc commencé à produire des œuvres d’art qui ne se vendaient pas, uniquement disponibles sous forme d’actions (etoy.SHARE), et répondant à la loi de l’offre et de la demande, tout en se basant sur une notion de partage sans limites (partage des connaissances, des ressources, des réseaux sociaux, etc.) entre les différents membres de son réseau — agents, mais aussi donc actionnaires. Un concept révolutionnaire qui leur a valu le prix Ars electronica en 1996 derrière leur mot d’ordre Leaving reality Behind (laissez la réalité de côté), mais qui les a aussi entraînés dans des quelques coups d’éclat médiatiques, entrant d’ailleurs plus ou moins dans leur plan de route.

Pionnier de l’art Internet (sous le nom de code etoy.INTERNET-TANK SYSTEM), encore à ses balbutiements à l’époque, etoy.CORPORATION a ainsi mené en 1996 une opération assez controversée de piratage sur la toile, en s’emparant des moteurs de recherche de plus d’un million et demi d’usagers (Digital Hijack). Un coup de pub marketing qui a pris une dimension supplémentaire à travers leur guerre ouverte contre la société de vente de jouets sur Internet eToys. Cette dernière, estimant qu’etoy.CORPORATION leur créait un préjudice par ses actions artistiques en réseau sous un nom proche du sien a tout d’abord essayé de leur racheter le nom de domaine etoy.com pour une somme rondelette (un demi-million de dollars). Face au refus d’etoy.CORPORATION, une action judiciaire a été engagée, action qui a permis à etoy.CORPORATION de pousser au maximum sa stratégie de terrain d’entreprise de combat, et qui répondait d’ailleurs au doux nom de Toywar

Selon certains experts, il s’est agi là de la performance la plus chère de l’histoire de l’art — en référence aux pertes estimées de la société eToys. De fait, Toywar a vu se mobiliser sur la toile tous les agents de etoy.CORPORATION, mais aussi toute une « armée » de sympathisants qui ont répondu à une massive campagne de soutien par email. Une armée de « toysoldiers » qui ont notamment participé à la fameuse campagne The Twelve Days of Christmas qui menaçait de venir pirater le site Internet officiel de la compagnie de jouets online en pleine période de Noël ! Une menace prise très au sérieux et qui a finalement fait reculer les dirigeants d’eToys dans leur action.

etoy.TANKS, Turin, 2002

etoy.TANKS, Turin, 2002 (projet réalisé depuis 1998). Photo: D.R.

Des containers à l’au-delà
Au-delà de son action sur la toile, etoy.CORPORATION a mené d’autres actions à visée stratégique globale dans des domaines plus physiques. Entamée en 1998, l’opération etoy.TANKS a ainsi conçu plusieurs séries de containers standardisés de 6m sur 12, offrant un nouveau modèle de vie sociale et communautaire selon les règles de l’entreprise, et répondant à différentes fonctions : hôtels, studios d’habitation, salles de conférence, pièce de rangement ou lieux d’ateliers. Ces containers se déplaçaient de ville en ville, entre Tokyo et Berlin, Zurich — la société etoy.CORPORATION était légalement située à Zug en Suisse — et New York, avec l’idée d’influencer la façon de voir le monde, de penser et de ressentir des gens qui faisaient l’expérience de ces nouvelles normes architecturales.

Plus symboliquement, et pour montrer que son action d’entreprise artistique était sans limites, etoy.CORPORATION a également mené le très intrigant projet Mission Eternity, sorte de véritable culte digital des morts. Cette fois-ci, les agents et autres soldats de la stratégie d’entreprise d’etoy.CORPORATION cèdent leur place à des milliers d’anges sur la toile et à quelques pilotes quand il s’agissait de personnalités (comme Timothy Leary ou Sepp Kaiser, pionnier du microfilm), plus ou moins officiellement « missionnées » pour aller enquêter sur le plus virtuel des mondes, celui de la mort. Une mission à très long terme, évidemment, puisque les agents en question avaient peu de chance de revenir faire leur rapport rapidement, mais qui soulignait avec un certain cynisme le rapport au temps, à la mémoire et à la mort reliant les différents membres d’une même société, plus humaine qu’économique cette fois-là. Projet prémonitoire ou pas, etoy.CORPORATION est en tout cas en sommeil prolongé depuis 2011. Mais attention au réveil de la bête…

 

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars-mai 2015

> www.etoy.com

la réalité diminuée

Composé de Simon Laroche et Étienne Grenier, Projet EVA est un collectif qui produit des installations performatives déroutantes basées sur le concept de la « réalité diminuée ». Le duo canadien entame une tournée avec Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, présenté en avril dernier à la Villette, lors de 100% Expo. Rencontre avec ces deux artistes fantasques…

Projet EVA, Cinétose.

Projet EVA, Cinétose. Photo: © Gridspace.

Comme dans Cinétose, créé en 2012, c’est d’abord l’aliénation du spectateur qui s’exprime dans Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, dernier né du collectif Projet EVA. Cette fois, ce ne sont pas les immenses plaques de métal s’abattant sur les têtes des spectateurs qui conditionnent l’enfermement psychologique. Ici, il s’agit d’images projetées sur le visage d’une quinzaine de cobayes volontaires installés en cercle, parodiant une expérience inquisitoire de la CIA dans les années 50… Derrière cette hallucinante thérapie collective et cette mise en scène déroutante, Simon Laroche et Étienne Grenier revendiquent un projet artistique mûr et réfléchi. Leur travail ne met pas simplement en relation les individus à des systèmes informatiques, il revêt une dimension éminemment critique de notre société. Alors que d’autres s’emparent des outils technologiques pour ouvrir de nouvelles perspectives à l’homme (voir l’invisible, etc.), Projet EVA préfère restreindre le « champ des possibles » et imposer un concept inédit : celui d’une réalité diminuée. À travers quelques questions, Simon Laroche et Étienne Grenier expliquent leur démarche et leurs projets du moment.

Projet EVA, qu’est-ce donc ?
Simon : Nous nous sommes rencontrés lors de nos études. Nous nous intéressions au multimédia, qui est devenu, plus tard, l’art numérique. C’est à ce moment, en 2003, que Projet EVA est né. EVA signifie « Électronique Vivante Asservie ». Nous avons rapidement travaillé sur des projets expérimentaux. Depuis, l’idée est de mélanger différents médiums et systèmes biologiques artificiels. Nos créations prennent vie à travers des installations-performatives.
Étienne : Nous avons déjà produit une quinzaine d’œuvres. Dans chacune d’elles, des systèmes informatiques rencontrent des systèmes biologiques ou humains. Nos projets remettent en question la notion de contrôle.

Justement, qu’entendez-vous par « notion de contrôle » ?
Simon : Le contrôle peut être d’ordre social ou psychologique et exercé par des instruments technologiques. L’échelle importe peu. Par exemple, nous venons de remporter un concours à Montréal où nous déploierons Cortège. Il s’agit d’une fiction où l’on manipule l’individu dans la ville.
Étienne : Notre vision générale interroge les rapports sociaux entretenus avec les technologies. Là dessus nous développons une approche critique. Nous avons mis en place une inversion de concept : aujourd’hui les gens parlent beaucoup de réalité augmentée… Nous, nous préférons invoquer la réalité diminuée. Finalement ce qui nous intéresse c’est la réduction du champ des possibles.

Projet EVA, Nous sommes les fils et les filles de l’électricité.

Projet EVA, Nous sommes les fils et les filles de l’électricité. Photo: © Gridspace.

Quand avez-vous intellectualisé le concept de réalité diminuée ?
Étienne : Dès 2009. On va tous y passer fut notre première création à aborder ce concept. À l’origine c’est une installation vidéo qui ne se présentait pas comme une œuvre d’art. Nous avions placé l’installation dans un lieu très fréquenté de Montréal. Un grand écran vidéo, dans lequel nous avions installé une caméra de surveillance, était disposé derrière une vitrine. Les passants pensaient qu’il s’agissait d’un dispositif sécuritaire. L’installation identifiait en temps réel quelqu’un dans la foule et l’effaçait. Des individus disparaissaient donc sur un moniteur vidéo. Peu après, en 2011, nous avons créé This is no game. Ici le public est appelé à contrôler les actions de deux performeurs sous la métaphore du jeu vidéo. Avec un système de caméra et de manettes de jeux, ces derniers, totalement aveugles, sont asservis par la volonté d’un joueur-spectateur. Avec Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, notre dernier projet, on poursuit cette exploration de la réalité diminuée. On cherche à créer une communauté artificielle où les gens interagissent les uns avec les autres à travers des outils technologiques. Encore une fois cette interaction est nécessairement handicapée. Nous imposons certaines barrières par le biais d’une expérience de contrôle des esprits.

En quoi consiste Nous sommes les fils et les filles de l’électricité ?
Simon : Étienne et moi invitons 16 participants à porter un casque. Un vidéo-projecteur éclaire leurs visages. Ils reçoivent alors tous des indications audio sur la façon de se comporter. Ce sont des « spect-acteurs » qui doivent se mettre en scène. Cela prend la forme d’une thérapie collective artificielle puisqu’elle est mise en place par un système de contrôle qui souhaite les amener à interagir. Nous alternons des moments narratifs légers et des moments vraiment cauchemardesques. Cette création est inspirée d’une expérience de la CIA des années 50. Il s’agissait d’un interrogatoire où l’on administrait du LSD à des individus sans qu’ils le sachent. Le but était d’asservir l’esprit des gens. On joue sur cet univers décalé en flirtant avec une connotation d’illégalité.

Projet EVA, This Is No Game.

Projet EVA, This Is No Game. Photo: © Gridspace.

Comme dans vos autres pièces, la dimension live est prépondérante…
Simon : La prise de risque est importante, car c’est elle qui donne corps à la performance. D’autre part, les projets doivent nécessairement moduler certains aspects. Avec Cinétose nous n’avions pas le choix. Le plafond qui descend sur le public ne peut qu’être contrôlé manuellement. Nous prenons des décisions qui sont liées à la sécurité, mais pas uniquement. Aussi, si pendant une représentation un spectateur reste debout, il faut mettre en scène le geste ou le non-geste d’une personne qui tente de défier la machine. Dans Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, les gens parleront, mais on ne sait pas s’ils tricheront, se retiendront, seront exubérants… Il faut donc garder une certaine maîtrise. Si l’un de nos matériaux d’expérimentation est la psychologie humaine, le comportement, les gens, leurs paroles, il faut pouvoir proposer un live flexible.

Tout à l’heure vous évoquiez le projet Cortège
Étienne : Nous nous sommes inspirés des pratiques du « similitantisme » [néologisme français pour astroturfing, NDLR]. Il s’agit de faux groupes créés par des corporations pour faire des campagnes politiques et influencer l’opinion publique. Nous faisons également écho à la légende du joueur de flûte de Hamelin qui vide une ville de tous ses enfants. À partir de cette trame, nous créons une sorte de grand jeu qui sera accessible à partir de 2017 pendant 5 ans. L’action se déroulera dans une section du centre-ville de Montréal, là où d’ordinaire tous les groupes et manifestations se rassemblent. Via une application pour smartphone, le « spect-acteurs » plongera au cœur d’une expérience sonore où il devra prendre part à des actions déterminées par le jeu.
Simon : Ce qui nous amuse c’est de voir comment une intelligence artificielle peut inciter à une action collective alors même que l’on ignore les motivations réelles.

 

propos recueillis Adrien Cornelissen
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

Infos: http://projet-eva.org