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WEB, LITTÉRATURE ET LIVRES ÉLECTRONIQUES :
entretien avec François Bon

il n’existe pas de prédicat « ceci est de la littérature »…

À plusieurs reprises dans vos textes, vous soulignez la force de l’écosystème de lecture. En tant qu’éditeur, en quoi l’environnement électronique a-t-il modifié notre rapport à la lecture ?
Je pratique les textes sur format numérique quasiment depuis que j’ai eu un ordinateur, en 1988. Mais c’était un rapport de travail. Avec l’arrivée des premières liseuses (pour moi, une Sony, en 2008), on pouvait lire avec le confort d’un livre des proses continues. Mais l’ergonomie ce n’était pas encore vraiment au point. Désormais, d’un côté parce qu’on sait faire des epubs confortables et stables (rendu à peu près équivalent quel que soit l’appareil de lecture) et parce que ces appareils ont évolué, on peut les oublier. On a ça dans la poche, on n’aurait plus l’idée d’aller acheter un journal ou un livre en papier. L’iPad est devenu le premier compagnon pour la lecture personnelle, mais depuis l’arrivée récente de l’Odyssey, de la Kobo, je me suis remis à lire sur liseuse. Ces appareils sont bien, parce que désormais on les oublie – c’est le livre papier qu’on trouve gênant, quand on est obligé d’en trimballer un, ou qu’on a le réflexe de cliquer sur un mot avec le doigt pour appeler le dictionnaire ou le moteur de recherche.

C’est encore à l’éditeur que je m’adresse. Vous vous opposez vigoureusement aux DRM. Ne craignez-vous pas qu’il risque d’arriver au livre édité numériquement ce qui est arrivé à la musique, à savoir un partage généralisé en accès gratuit via le P2P (ce que l’on appelle ordinairement « le piratage ») ?
Arrêtons avec le verbe « craindre ». Je crains de prendre l’escalier, donc je reste à l’étage. La question n’est pas de craindre le piratage, elle est de continuer à susciter pour la littérature contemporaine une appétence, une exigence. Quand nous employons la notion d’éco-système c’est ici : avec le web, nous rendons possible l’accès à l’atelier, donc à une vaste partie gratuite de nos travaux. Mais nous pouvons, avec le livre numérique – par exemple, pas le seul –, proposer un « service », une commodité d’accès, qui peuvent inclure aussi les annotations partagées, les mises à jour, les œuvres en expansion qui rendent dissuasif ou inutile le peer to peer.

Liseuses électroniques

Liseuses électroniques. Photo: D.R.

Dans le cadre d’une philosophie de l’accès plutôt que de la possession, ne craignez-vous pas que l’accès aux livres – et donc au savoir, à la culture, à l’art – se trouve concentré entre les mains d’entreprises qui sont, quant à elles, bien physiques et qui peuvent disparaître du jour au lendemain, privant ainsi le lecteur d’un accès aux textes ?
On recommence avec le verbe « craindre » : j’ai peur de Nestlé, donc je n’achète pas de lait à mes gosses. Oui, nous affrontons un système de diffusion centralisé, dont la raison d’être n’est pas l’humanisme. C’est pareil aussi pour les marchandes de bagnoles. Mais on peut se dire, au contraire, qu’on les investit, qu’on utilise leurs outils non seulement pour autoriser l’accès à nos travaux, mais qu’on intervient pour leur promotion. C’est à ça qu’on s’emploie, et souvent en dialogue avec eux. Confusion dans la question : la pérennité d’accès n’a rien à voir. Le rôle des bibliothèques, avoir nos propres serveurs en complément ou parallèle de ceux des librairies numériques, même si mon ordi passe sous un camion, ou qu’Apple cesse demain la diffusion de livre numérique, qu’importe.

La garantie ne se trouverait-elle pas du côté des bibliothèques ? Ce qui voudrait dire que la bibliothèque devra, elle aussi, faire sa révolution numérique ?
Pourquoi utiliser le futur ? Heureusement qu’elles n’ont pas attendu l’onde de choc pour penser leur métier de façon numérique. Les tâches de médiation, d’orientation, la notion de service public dans l’accès (quand de grands campus comme Nice, Montpellier ou Strasbourg donnent accès intégral à Publie.net pour chaque étudiant connecté). Si le métier de bibliothécaire c’était seulement de classer, relier et prêter des livres, quel intérêt ?

Je m’adresse maintenant à l’écrivain. Dans un interview datant de 2006 pour Le Magazine Littéraire, vous écriviez : c’est étonnant comme le monde littéraire se défie du Net. Pensez-vous que ce soit toujours vrai ?
Ça me paraît d’évidence, en tout cas si je compare des professions artistiques comme les musiciens, ou des professions scientifiques (hors les facs de Lettres qui sont encore plus à la traîne) : les écrivains de l’imprimé ont largement tendance à ce syndrome de l’ours blanc, resté les griffes plantées dans le glaçon à la dérive, qui fond de toute part. Mais la donne a évidemment changé en 5 ans : les auteurs qui sont apparus, ont commencé de publier depuis lors, sont venus avec leurs usages numériques, leurs blogs, et eux savent très bien que si on veut savoir ce qui se passe, mieux vaut aller voir sur le web.

D’une certaine façon ne pourrait-on pas dire que le net « transpire » chez les écrivains d’aujourd’hui ? Je pense aux affaires récentes de plagiat ; les cas « Hegemann » en Allemagne et « Houellebecq » en France me semblent à ce titre emblématiques ?
Ces questions de plagiat ne sont que des marronniers à journaux en déconfiture. On écrit toujours avec ce qui a déjà été écrit.

Un de vos articles, repris dans votre dernier ouvrage, après le livre, s’intitule (écrire) que les commentaires ne sont pas une écriture du bas. C’est une très belle formule. Pensez-vous que les commentaires sont un enrichissement du texte, qui fait partie intégrante de ce dernier; autrement dit que l’écriture d’un article de blog est plus un processus qu’un acte définitif. Pensez-vous que nous revenons à une forme d’oralité dans l’écriture ?
L’histoire de la littérature, pas seulement la tradition juive (comme le Zohar) a toujours inclus son propre commentaire, ce que Blanchot nommait « l’entretien infini ». La différence, c’est que ce lire/écrire en un seul mot peut désormais se tenir sur le même support, être parfaitement symétrique dans les positions d’ailleurs, et intervenir dès l’amont de la publication, là où c’est le chantier même qu’on publie. On ne change pas l’instance collective de la littérature, là où elle n’est pas incompatible avec la « solitude essentielle » de l’auteur – je pense aux conversations rapportées par Kafka, aux 3000 lettres laissées par Beckett, mais cette instance collective peut sortir de la sphère privée, ne pas avoir à attendre la publication comme hiérarchie.

Liseuses électroniques.

Liseuses électroniques. Photo: D.R.

Je m’adresse enfin à l’éditeur et à l’écrivain. Je commence avec une question qui vous a été posée plusieurs fois, mais je n’y résiste pas : pensez-vous que la notion d’auteur a évolué sous l’influence de l’édition numérique, mais aussi de l’écriture numérique ?
La notion d’auteur, non. La notion d’écrivain, oui : terme inventé au XVIIe siècle, dans le contexte d’une spécialisation de la fonction et de ce qu’elle génère. Puis progressivement constitué dans une valeur fétiche ou symbolique au cours du XIXe siècle, à mesure de la progression marchande de la littérature. Évidemment qu’avec le web on remet les compteurs à zéro.

Je pense maintenant à l’art du mix, à l’appropriation, au partage… Pensez-vous que la notion d’auteur s’est modifiée avec les flux et le web 2.0 ? Autrement dit, ne pensez-vous pas qu’avec le réseau, l’écriture collective est devenue réalité ?
L’écriture collective n’a pas attendu le réseau pour devenir réalité, les exemples fourmillent, à commencer par l’aventure surréaliste. Ce qui est fascinant – et j’en parle plus en spectateur – c’est de voir s’inventer des expériences web qui autorisent des formes très neuves de réalisation collective, et que ce n’est pas du tout incompatible avec l’implication de fond, solitaire, de ceux qui y participent.

Pensez-vous que la littérature hypermédiatique soit de la littérature ? Ne pensez-vous pas que cette littérature souffre d’un déficit d’édition ? Pourquoi Publie.net ne s’est-il pas mis sur le coup ? Est-ce un problème économique ?
Il n’existe pas de prédicat « ceci est de la littérature ». C’est pour cela qu’il est nécessaire de constamment vérifier nos a priori. Ni Sévigné, ni Bossuet, ni Saint-Simon n’écrivaient pour la littérature. Elle est constamment une construction rétrospective. Par contre, je vous invite sérieusement à venir visiter Publie.net, l’iPad est un formidable outil d’invention pour les expériences « hypermédiatiques », sauf que, justement, on n’a plus besoin de leur donner un nom barbare de cette sorte, on appelle ça « livre », point barre.

Les écrivains ont toujours intégré leur médium (sans toujours le questionner). En France, des écrivains comme Mallarmé ou Apollinaire ont questionné la lettre et la page. Dans la littérature américaine, B.S. Johnson a troué son Albert Angelo, Douglas Coupland a joué avec les caractères et la pagination, Mark Danielewski a mis le livre sens dessus dessous, etc. De quelle manière l’édition électronique constitue-t-elle un nouveau médium à explorer pour les écrivains ?
Vous êtes un enfant devant un magasin de bonbons. Un monsieur très sérieux vient vous poser la question : de quelle manière un magasin de bonbons constitue-t-il un nouveau médium à explorer pour les enfants ?

François Bon à la médiathèque de Bagnolet, 2009.

François Bon à la médiathèque de Bagnolet, 2009. Photo: D.R.

Le théoricien de la littérature et des médias Friedrich Kittler écrivait en 1985 : la littérature, qui autrefois trônait sous le nom de poésie au-dessus de tous les médias, est maintenant définie par les autres médias. Qu’en pensez-vous ?
Rien à cirer. Baratin pour universitaire rémunéré en points de carrière à la publication. Si cette phrase est exacte, ainsi séparée de son contexte, ce type n’a pas dû lire grand-chose.

D’une manière générale, pensez-vous que les machines d’écriture et de lecture (imprimerie, presse, machines à écrire, PC, et maintenant les tablettes…) déterminent la manière dont on écrit ?
Non, c’est la tête, qui détermine. Et l’urgence. Et la notion de beau. Et la notion de notre propre expérience parmi les autres. Et notre passion dans la langue. Et ce qu’on y assemble.

Question subsidiaire. Vous faites partie de cette rare lignée des écrivains-éditeurs. Comment l’écrivain et l’éditeur vivent-ils ensemble ?
C’est le vieux monde qui détermine ces cloisons. Elles sont très récentes. Il y a des curseurs jamais simples à régler qui concernent, pour chacun, où qu’il soit, le rapport au travail et au temps personnel, les traversées de tunnel, y compris par rapport à des implications plus collectives. Pareil qu’on ne lit pas de la même façon selon qu’on est dans un chantier d’écriture ou pas, ou telle phase de ce chantier. J’ai monté avec quelques amis une coopérative d’édition numérique, parce qu’il nous fallait vitalement expérimenter, avoir notre propre lieu d’invention textuelle – y compris (mais pas seulement) à cause de l’inaction ou de l’hostilité frigide de nos propres éditeurs (ça a changé maintenant, ils sentent le gâteau). Mais ce n’est pas pour aller rejouer un modèle entrepreneurial, ou le paternalisme des maisons d’édition qu’on a connu, ni même les « modèles économiques » et autres conneries qu’on nous rebat. Écrire est intransitif, disait Maurice Blanchot, assumons cette intransivité-là où nous avons « déjà » notre territoire de lecture, écriture et expérience du monde : le web.

propos recueillis par Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’Écritures », mars-mai 2012

 Photos: D.R.
> www.tierslivre.net

vers un usage militant des « écritures du peuple »

Cet article présente les rares archives existantes sur le champion de boxe Andrew Jeptha. Malgré sa réussite internationale en tant que premier boxeur noir à avoir gagné un titre britannique en 1907, il n’est « visible » dans les archives qu’à travers un petit livre retraçant le parcours de sa vie, et une photographie comportant un autographe. Le texte manuscrit et des éléments du texte de la brochure vont être adaptés, par l’auteur de cet article, en une police de caractères nommée Champion Jeptha Script.

Premières pages de la publication d’Andrew Jeptha. Bibliothèque Nationale d’Afrique du Sud. Photo: © Kurt Campbell.

Cette réaction créatrice vis-à-vis des fragments qui se trouvent dans les archives défie les conventions en matière de recherche historique, en inscrivant Jeptha dans le présent, ce qui représente une sorte de « retour ». Cette désobéissance épistémologique, en accord avec les approches radicales d’autres études, accroît le défi rencontré face aux archives coloniales qui adoptent trop facilement la règle du « seulement des preuves authentiques » et son corollaire: le silence. La pratique émergente dont il est fait état est ce que l’auteur appelle les « écritures du peuple » (folk-scripting), la volonté de perfectionner et répandre l’écriture d’une « personne ordinaire », bien que remarquable, sous forme numérique à l’attention des communautés actuelles et futures.

Il est révélateur que les documents historiques sur Andrew Jeptha dans les archives sportives britanniques et sud-africaines soient rares. La seule trace complète d’archivage qui existe est une brochure unique auto-éditée par Jeptha [image 1], à la Bibliothèque Nationale du Cap, qui s’intitule : A South African Boxer in Britain (Un Boxeur sud-africain en Grande-Bretagne). Ce document est important en tant que texte et objet. La brochure, d’abord, comme support visuel, matériel, nous transmet un « visage » de Jeptha. Pour aborder ce témoin de l’éphémère, les cadres conceptuels de Luciana Duranti (3) sont particulièrement pertinents. Duranti encourage la pratique d’un archivage qui étudie la genèse et la transmission de documents, ainsi que leur relation avec leur créateur. Cette façon de penser à propos de textes existants que nous rencontrons définit les « documents » comme des « monuments », à savoir que le document n’est pas seulement une réserve de données, il est en soi une source (4). Une approche aussi spécifique que celle-ci prend en compte tous les éléments du document, non seulement comme le moyen de parvenir à un but : lire le texte, mais en ce qu’il offre la structure pour une idéation qui s’étend à partir et au-delà du document.

La voix des lettres imprimées rencontrées initialement dans la publication, n’est pas moins importante pour se représenter Jeptha que l’autographe lisible sur sa photographie [image 2], qui offre un lien direct et personnel avec le sujet. En fin de compte, les écrits de Valéry sur le livre mettent en avant les éléments textuels dans les livres comme points de départ décisifs d’une analyse visuelle : Je l’ouvre : il parle. Que je le referme, il redevient une chose des yeux ; il n’est donc rien au monde qui soit plus analogue à un homme […] Il a un aspect physique. Son extérieur visible et tangible qui peut être aussi quelconque que particulier, aussi hideux que plaisant, aussi insignifiant que remarquable que n’importe quel membre de notre espèce. Quant à sa voix qui est entendue dès qu’il s’ouvre […] n’est-elle pas présente dans la police de caractères utilisée… (5)

La police de caractères Champion Jeptha Script testée sur le système d’exploitation Mac OS (Apple Macintosh). Photo: © Kurt Campbell.

Si nous acceptons la possibilité que le livre dans sa forme propre et la photographie signée constituent un « personnage » particulier, cette pensée montre comment l’érudition, appliquée spécifiquement et de manière volontaire à des archives visuelles de Jeptha, pourrait opérer. Un « retour » symbolique d’Andrew Jeptha peut ainsi avoir lieu sous la forme radicale d’une typographie faite sur mesure. Les éléments visuels de Jeptha, livret et photographie signée, deviennent à la fois champ d’analyse et champ d’action. Le rôle de la typographie comme clé historique et instrument de création est considéré ainsi par Shloss : Une autre manière de parler de typographie, ou des conditions matérielles d’un texte, pourrait être de l’identifier comme un système de signes ou un code […] Les polices de caractères peuvent fournir des visuels analogues au texte… (6)

Jeptha, complètement aveugle à l’âge de 35 ans, suite aux blessures reçues lors de ses combats, regretta plus que tout son incapacité à pouvoir lire et écrire sa propre histoire. La création d’une police qui serve à d’autres personnes pour écrire ou lire cette histoire constitue un acte profondément « évocateur ». Dans le premier paragraphe du livret, Jeptha décrit le mode opératoire utilisé pour narrer les événements : Un petit mot sur la forme que prend ce fascicule. J’avais pris l’habitude de griffonner des notes de temps en temps, sous forme d’une écriture abrégée (suffisamment compréhensible pour moi, si je pouvais voir, mais dénué de sens pour toute autre personne). Des coupures de presse de l’époque décrivant mes nombreux combats avaient également été regroupées et elles remplissaient deux grands albums. À cela s’ajoutaient de nombreux extraits d’articles de journaux en vrac que je n’avais pas eu l’occasion de coller.

Un défi typographique est lancé dans le paragraphe précédent : développer une police qui réponde aux deux systèmes d’écriture dont parle Jeptha et qui reproduise son histoire. Il y a la forme des caractères propre aux journaux à grand tirage, et l’écriture personnelle, particulière (et courante) de l’écrivain. Cette méthode de travail, qui consiste à reconnaître « la trace textuelle » de Jeptha dans les archives, met en place la police Champion Jeptha Script comme une production visuelle qui défie l’idée de « garder en mémoire » un individu. La racine memorial [du mot anglais utilisé par l’auteur] connote le concept de « marque mémorielle ». La typographie en tant que discipline est capable d’exploiter cette idée de façon unique : les lettres servant à la fois de texte et d’image, des formes imprégnées de la résonance radicale (ancrée dans ses racines) d’une personne dans un espace-temps donné.

L’Autopen (autostylo). Avec l’autorisation de la Société Autopen de la Damilic Corporation. Photo: D. R.

La portabilité de l’élément populaire
Il est envisagé que le texte numérique (Champion Jeptha Script) opérationnel sera transféré d’un groupe ou d’une communauté d’utilisateurs, au suivant. C’est similaire à ce que les chansons ou histoires populaires accomplissent ou tentent d’accomplir en tant que productions conçues à des fins de déploiement social. En effet, la tradition de l’histoire populaire (folklorique) culturelle (parlée et écrite) se préoccupe de la propagation des accomplissements et des vies de gens « ordinaires » ou « communs », qui méritent que la communauté future s’en souvienne. Dans le cas des polices du support numérique, le potentiel pour une transmission est tout aussi puissant par le biais de l’utilité, de la portabilité et de l’aspect de collection qu’atteignent les polices de caractères.

Le binôme textuel: le défi épistémologique de la technologie numérique
La principale conséquence de ce projet, qui consiste à reconstruire le texte manuscrit d’une personnalité, a fortuitement remis en cause le rôle de la pratique dans la technologie numérique. La participation à ce projet ne visait pas simplement le fonctionnement de l’outil numérique, ni la puissance d’une machine qui puisse générer automatiquement des formes constituées par l’écriture d’Andrew Jeptha. Au contraire, ce projet demande une intimité qui est proche de celle de la tradition du « copiste » [image 3] qui, en Afrique (7), appartient à l’histoire ancestrale de la diffusion des manuscrits. Les élèves de cette tradition copiaient la « main » d’un maître à maintes reprises jusqu’à ce qu’une reproduction fidèle puisse être obtenue. La fonction traditionnelle du copiste nécessite de comprendre les complexités de l’écriture qui est copiée et s’assurer qu’il n’y ait pas de dérèglement fondamental dans le processus.

L’histoire de la technologie nous présente un objet qui, paradoxalement, exclut toute trace d’idéation humaine dans le procédé de parfaite duplication d’une signature humaine. Ceci est manifeste dans l’Autopen (l’Autostylo [image 4]), une machine à signature automatique datant des années ’60, particulièrement et fréquemment utilisée aux États-Unis sous la présidence de John F. Kennedy (8). Cette pratique, qui consiste à utiliser une machine pour signer physiquement des documents officiels (pratique perpétuée à ce jour dans les services de Barack Obama), a conduit à la production d’un certain nombre de systèmes ultérieurs et de produits commerciaux comme le Ghostwriter (le « prête-plume » – Image 5). Ces machines-à-signature utilisent le code visuel d’une signature pour reproduire une matérialité autorisée en quantités illimitées.

Ghostwriter. Le « prête-plume » : bras mécanique signant un document. Avec l’autorisation de la Société Autopen de la Damilic Corporation. Photo: D. R.

La machine ne peut cependant enrichir le langage de la main humaine au-delà du nombre limité de lettres comprises dans la signature tant le procédé d’extension de la signature (un holographe détaillé) prend un temps considérable, mais demande aussi un nombre infini de combinaisons de mots et lettres pour que la machine puisse un jour y parvenir. En revanche, la tradition des copistes est une pratique qui requiert la compréhension de la technique manuscrite copiée de telle manière que, par moments, le scribe peut prévoir les qualités formelles que la main qu’il imite afficherait lorsqu’il est nécessaire d’insérer une lettre ou un chiffre dont le modèle n’est pas disponible. En ce sens, un dialogue visuel est créé entre la main d’un homme du présent et la main d’un homme du passé, tel un binôme textuel partagé à travers le temps et l’espace.

En nourrissant l’espoir de fournir de parfaits glyphes qui puissent être numérisés, l’auteur de cet article ressent une affinité particulière avec Andrew Jeptha, de par l’écriture et la réécriture des lettres initialement tracées par ce dernier. De temps en temps, la création de nouvelles lettres est nécessaire, « nouvelles » dans la mesure où des exemples antérieurs n’existent pas dans les archives de Jeptha. De manière symbolique, le procédé ou l’acte qui consiste à développer la police s’apparente à « tenir la main » d’un homme enterré depuis longtemps. La pratique est aussi une forme d’activisme et une façon de créer l’histoire populaire, de s’assurer que l’on se souvienne d’un héros national oublié, par-delà les frontières politiques de sa propre vie, d’une manière qui puisse être propagée à l’intérieur et au-delà d’une communauté.

La pratique de l’écriture du peuple se manifeste ainsi : la police Champion Jeptha Script indique une itération contemporaine de l’ancienne tradition des copistes, allant profondément à l’encontre de ce dont les machines comme l’Autopen semblent être capables à un niveau superficiel. La tension idéologique et épistémologique qui apparaît avec le rôle de l’Autopen et la tradition du copiste révèle la nature du conflit tacite qui, dans les sciences humaines, se joue actuellement dans le contexte de la technologie industrielle et de la culture artistique : La technologie n’est ni une idéologie […] ni une exigence neutre […], mais la scène d’une lutte […] un champ de bataille social (9). Malgré les trajectoires autrefois inimaginables qu’a rendues possibles la technologie numérique, la question du « Texte » reste encore sans réponse (10).

Kurt Campbell
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Kurt Campbell organise des conférences sur les nouveaux médias à l’Université du Cap et à l’École des Beaux-arts Michaelis (Afrique du Sud). Il est le fondateur d’une fonderie indépendante de polices numériques et a exposé ses œuvres en Afrique du Sud et à l’international. Son travail est présent dans la collection permanente de la National Gallery of South Africa et dans plusieurs collections dans le monde.

(1) Vandana, Beniwal, Anup: Aesthetics of Activism: A Study of Mahasweta Devi’s Fiction, p. 16.

(2) Opperman, Serpil : The Interplay Between Historicism And Textualıty: Postmodern Hıstorıes, p. 102.

(3) Le travail de Luciana Duranti met en avant l’efficacité de la « diplomatique », une science d’archivage fondée par Jean Mabillon, un bénédictin français du XVIIe siècle, afin de valider les décrets royaux et monastiques et de déceler les faux documents. En tant que méthode de traitement des documents, la diplomatique a subi divers changements progressifs. La diplomatique « spéciale » illustre l’une de ces évolutions.

(4) Comme expliqué par Olivier Guyotjeannin in The expansion of Diplomatics as a Discipline (1996).

(5) Valéry, Paul: Le Physique du livre dans Paul Bonet, de Paul Valéry et Paul Éluard (Blaizot, 1945).

(6) Shloss, Carol. Journal of Modern Literature (Indiana University Press, 1985), pp. 153-168.

(7) Pour des informations détaillées concernant la tradition, cf. Timbuktu Scripts and Scholarship, édité par Meltzer, Lalou, Lindsay Hooper et Gerald Klinghardt (Le Cap: Hansa, 2008).

(8) Cf. The robot that helped the president (Le robot qui aida le président) de Charles Hamilton.

(9) Feenberg, Andrew: Critical Theory of Technology (Oxford University Press, États-Unis, 1991).

(10) Cf. The Genealogy of an Antidisciplinary Object de John Mowitt (Duke University Press Books, 1992) pour une étude approfondie de la question du « Texte » aujourd’hui.

 

la littérature en ses médiums

Si la machine éveille, d’un point de vue imaginaire, une « inquiétante étrangeté » (Unheimlichkeit (1)), elle est aussi un environnement matériel qui vient interférer avec le champ artistique. Jusqu’à quel point l’évolution technologique conditionne-t-elle les pratiques de création ?

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999. Photo: D.R.

Certes, il ne fait aucun doute que l’artiste a toujours le choix de son médium, et qu’il n’y a d’art et de littérature technologiques que volontaires (2). Mais les « mutations médiologiques » — que Jean-Pierre Bobillot définit comme une innovation technologique redoublée d’une innovation symbolique (3) — bouleversent les conditions de production et de diffusion des œuvres. Or, alors que les arts visuels et sonores, où la question du médium est centrale, n’ont guère eu de difficulté à admettre la part de la technologie dans la création, la littérature reste environnée d’une étrange aura idéaliste. Même s’il est aujourd’hui acquis que le passage à l’imprimerie ou à la presse de masse a considérablement marqué les pratiques d’écriture, les études littéraires se sont peu préoccupées du rapport de la littérature à son environnement technologique direct : l’usage de « machines d’écriture » est, au mieux, considéré comme allant de soi, au pire comme une indifférence coupablement matérialiste envers la nature intellectuelle, pour ne pas dire spirituelle, du fait littéraire.

Ce déni de l’influence des transformations technologiques sur les modalités d’écriture permet cependant de distinguer deux moments, qui sont aussi deux attitudes : d’un côté, l’intégration progressive des nouveautés technologiques (quand un média devient dominant, la force de l’usage fait que la technologie cesse de faire question), d’un autre, une interrogation sur ces mêmes innovations (une réflexion sur leurs effets) : l’évolution récente des écritures numériques montre la coexistence possible de ces deux voies. Si la première est diffuse et oblige à prendre en compte des phénomènes extralittéraires (l’évolution technologique, la facilité d’accès, l’ergonomie, etc.), la seconde, fondée sur l’expérimentation d’appareils nouveaux et sur l’invention de procédés d’écriture adéquats, manifeste le regard attentif que la création littéraire a en fait toujours porté sur l’évolution des technologies.

De la multiplication des médiums à la média-littérature
La pleine prise de conscience que l’usage des technologies peut affecter la pratique littéraire semble tardive, et liée à l’évolution des technologies de reproduction et de communication. Un intérêt grandissant pour le médium se manifeste à partir du dernier tiers du XIXe siècle, dimension centrale, même si peu étudiée, du symbolisme européen. Le livre est questionné en tant qu’objet, comme en témoigne exemplairement Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé (1897). Au même moment, les conditions matérielles de diffusion de l’écrit sont en train d’évoluer (machine à écrire inventée en 1868, linotype en 1885), tandis que les écrivains rencontrent de nouveaux médiums (photographie, téléphone, phonographe), même si une pratique effective ne se généralise qu’au début du XXe siècle. Le livre est, dès lors, clairement désigné pour un objet dépassé, ou du moins à refonder complètement (d’où, aussi, la dense réflexion contemporaine sur la typographie) : de l’affiche au disque ou à la radio, la littérature explore alors tous les médiums de la modernité.

Cette diversification des médiums littéraires, signe de la conscience que « tout peut devenir médium » (4), s’accompagne d’une attention grandissante pour leur fonctionnement comme média (en particulier dans le cadre de la critique de la communication qui devient centrale au milieu du XXe siècle). Pour autant, à la différence de la littérature numérique qui a élaboré une dense réflexion théorique sur les changements induits par le médium en termes de création comme de réception, les témoignages sont rares pour les innovations précédentes. Ils se lisent plutôt en creux, dans la manière dont la machine est explorée, exploitée pour elle-même : ainsi de la relation entre la poésie concrète et la machine à écrire, ou de la poésie sonore avec les bandes magnétiques et le microphone. La machine ne se limite pas ici à une fonction auxiliaire, mais rend possible un travail spécifique qui renouvelle en profondeur les relations de l’auteur et de son lecteur.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999. Photo: D.R.

Nouvelles perceptions du « moi, ici, maintenant »
Outre la capacité d’investir le médium lui-même, le changement de médiasphère conditionne de nouvelles modalités de perception. Les appareils modernes de communication transforment le rapport au temps et à l’espace, rendant plus aiguë la conscience de la synchronie des événements et donnant l’illusion d’une ubiquité. Cette accélération de l’expérience moderne du monde trouve un pendant dans le caractère de plus en plus instantané de l’écriture machinique. La coïncidence de la production avec la reproduction du texte constitue selon Marshall MacLuhan le principal apport de la machine à écrire (5), de même que la possibilité d’un « traitement en temps réel » est une des utilisations fécondes de l’informatique.

Cette immédiateté, qui se traduit aussi par la disparition progressive de la rature (le papier de production industrielle y invite, alors que la machine à écrire la rend complexe et que l’ordinateur l’efface), s’accompagne pourtant, paradoxalement, d’un effet de distanciation. Le trait commun des machines à communiquer, qui fascinent et inquiètent la deuxième moitié du XIXe siècle, est d’induire une dépersonnalisation qui est, au sens propre, une désincarnation : la machine à écrire fait disparaître la trace du geste manuscrit, dans le même temps où le téléphone et le phonographe scindent la voix du corps, où la photographie et le cinéma séparent l’apparence de l’être qui l’anime, phénomène qui n’est pas sans rappeler la projection immobile que permet aujourd’hui le cyberespace. Cette dématérialisation se traduit aussi, dans la pratique de l’écriture, par une distance grandissante entre l’artiste et son œuvre, qu’Abraham Moles analyse, à propos de l’ordinateur, comme une « objectivisation » du langage (6).

Le paradoxe cependant se retourne, car ce double effet de dissociation et d’extériorisation qu’impose la machine peut faire revenir le corps : alors que la plume ou le stylographe s’appréhende, au même titre que l’outil, comme le prolongement du corps et ce qui s’adapte à lui (c’est la plume qui se fait à la main), écrire à la machine suppose une adaptation du corps (une contrainte) qui engage un rythme, une « gesticulation » (7). L’essor de la pratique sonore dans la littérature et, plus largement, de la performance, confirme que la machine non seulement amplifie, mais révèle le corps, en rendant manifeste son intériorité (François Dufrêne, Henri Chopin). Le retour du corps par le biais machinique et l’accent mis ainsi sur l’immédiateté coïncident avec une manière nouvelle de considérer le fait artistique, non plus comme ce qui produit du beau, mais comme ce qui, à l’image de la machine, transforme le monde. Est ainsi valorisée une définition de l’art comme « intervention » ou comme « action » qui est un trait commun des pratiques avant-gardistes.

Une écriture informée par les technologies
Dans ce parcours rapide, il faut enfin envisager les conséquences du passage par la technologie sur les procédés d’écriture. Plusieurs études attestent les évolutions stylistiques qui accompagnent le changement de technosphère : Friedrich Kittler rapporte ainsi plusieurs témoignages d’écrivains passés, à cause de la machine à écrire, « de la rhétorique au style télégraphique » (8). Pour des raisons ergonomiques, autant que par souci de traduire les modes de perception modernes ou les effets matériels liés à la machine, un « style technologique » se précise, qui cherche ses procédés du côté du mécanique : à l’efficacité, à l’absence d’émotion et au rythme de la machine répondent la concision, l’objectivité ou le goût pour la permutation dans la littérature. La langue ainsi se transforme, s’accélère : on « abolit la syntaxe » (9), on privilégie le mot, voire la lettre, ce rouage élémentaire de la langue, on donne la primauté à la matière verbale, qui fait écho à la nouvelle matérialité de l’acte d’écrire.

À côté de ce travail de « traduction » du mécanique, certains écrivains questionnent leur rapport aux nouveaux médiums et font émerger des formes littéraires nouvelles, volontairement dépendantes du support choisi. Mais alors que les avant-gardes historiques des années 1920-1930 étaient plutôt dans une relation fusionnelle, parce qu’euphorique, les néo-avant-gardes des années 1950-1970 semblent considérer la relation entre l’artiste et le médium comme un rapport de force. Deux attitudes s’opposent, même si la machine y apparaît toujours comme contrainte. D’un côté, ceux qui utilisent l’outil selon ses potentialités : la poésie concrète adopte jusqu’au minimalisme l’impersonnalité, la pauvreté visuelle qu’impose la machine à écrire, tandis que dans le champ sonore, la littérature intègre les bruits que l’enregistrement permet de fixer. D’un autre côté, ceux qui interviennent sur la machine pour contrecarrer son usage : les interventions sur les bandes magnétiques, le collage sonore brouillent l’audibilité, et les textes délinéarisés, voire illisibles que produisent les « dactylo-poètes » font écho aux machines inutiles des dadaïstes et aux machines autodestructrices de Tinguely. Dans un cas comme dans l’autre, la machine est détournée de ses fins pour produire de l’art et devient en elle-même un objet esthétique. C’est en ce sens que, si la littérature évolue sous la contrainte de la technologie, elle propose en retour un nouvel usage qui permet de la penser.

Si l’affirmation de McLuhan que c’est « le médium [qui] fait le message » peut sembler excessive, du moins cette recherche nous invite-t-elle à reconnaître le rôle du médium dans la production du sens. Face à une littérature « passive » à laquelle l’outil s’impose dès lors qu’il s’est vulgarisé, se constituerait ainsi une « média-littérature » (10) qui, au-delà d’un pari technologique, se définirait par la conscience qu’elle a de l’impact du médium dans le processus de création et par l’usage qu’elle en fait pour mettre en cause les académismes et les habitus esthétiques.

Isabelle Krzywkowski
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

(1) C’est le terme qu’utilise Sigmund Freud dans l’essai Das Unheimliche (1919), à propos de l’automate de la nouvelle de E. T. A. Hoffmann, Le Marchand de sable (in Tableaux nocturnes, 1816), texte essentiel pour penser les relations de l’homme et de la machine.

(2) Selon Raymond Queneau, il n’y a de littérature que volontaire (cité dans OuLiPo, La Littérature potentielle : créations, re-créations, récréations, Gallimard, 1973, coll. Folio essais, 1988, p. 27).

(3) Jean-Pierre Bobillot, Poésie & medium (2006), p. 2. Consultable à l’adresse : http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/B_f/BOBILLOT_F/TXT_F/Doc(k)s-Bob.htm

(4) Trois leçons de poésie: du bru(i)t dans la pointCom, films de Jean-Pierre Bobillot et Camille Olivier (2006 / 2008) : www.youtube.com/watch?v=ylcxSz33c2w — www.youtube.com/watch?v=dwxjgXwALn4

(5) Marshall McLuhan, Understanding Media: the extensions of man, (McGraw-Hill, 1964) —Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme, (Éditions du Seuil, Montréal, Éditions HMH, 1968), Chapitre La Machine à écrire, l’âge de la volonté de faire.

(6) Abraham Moles, Art et ordinateur, (Casterman, coll. Synthèses contemporaines, 1971, p. 108).

(7) Adriano Spatola, Verso la Poesia totale (1969) — Vers la poésie totale, (Éditions Via Valeriano, 1993, p. 112).

(8) Friedrich Kittler, Grammophon, Film, Typerwriter, (Berlin, Brinkmann & Bose, 1986, p. 294).

(9) Filippo Marinetti, Manifeste technique de la littérature futuriste (1912).

(10) Ce terme est inspiré de l’anthologie Media Poetry conçue par Eduardo Kac en 1996.

une littérature illisible ?

Alors que la question du langage est centrale dans les arts informatiques (des langages de programmation à l’intelligence artificielle en passant par la reconnaissance et la génération de texte), la possibilité d’un langage informatique qui pourrait être littéraire ou poétique est largement problématique.

Bumby, LifePl, 2005.

Bumby, LifePl, 2005. Photo: © Bumby

Le problème réside dans la perception et la compréhension de ce qui fait littérature : le texte. L’informatique est traversée de nombreux textes appartenant à ses logiques propres qu’on appelle les scripts de programmation, ou plus généralement les codes informatiques. Selon Florian Cramer dans Words Made Flesh: Code, Culture, Imagination (2005), pionnier dans la découverte et l’analyse des codes d’un point de vue esthétique, la dimension scriptible des codes informatiques (ce qui n’est pas lisible sur l’interface, ce qui n’est pas généré à la surface, mais qui relève des instructions et du processus) est la même que celle que Roland Barthes assigne au texte littéraire dans Le plaisir du texte (1982). Elle se marie à une deuxième dimension, pareillement perceptible en termes esthétiques, celle de l’exécutabilité du code (le texte comprenant la liste des instructions doit être exécuté). On éclairera certains aspects de cette double dimension.

Les rapports entre littérature et informatique sont très souvent réduits à la question des générateurs de langage, qui sont des programmes traitant des données linguistiques et produisant à partir d’elles des textes originaux. La textualité (au sens littéraire du terme) de ces générateurs est difficilement localisable dans textes produits, qui sont le plus souvent trop évidents ou trop obscurs.

Trop évidents ? Le programme est un très bon exécutant, notamment dans les arts de reproduction et d’imitation. Il peut produire des textes très classiques qui auraient fait la joie des poètes académiques des Lumières adeptes de métrique rigoureuse – une production poétique relativement dépréciée de nos jours à cause de son manque d’originalité, considérée comme pauvre en terme d’expérimentation avec le langage, pris dans des cadres pré-déterminés. Pourtant, et l’école littéraire de l’Oulipo tout comme son héritage informatisé de l’ALAMO le mettent en valeur, le travail mathématique sur les mots et les phrases sont une forme d’expérimentation, même si cette dernière réalise surtout un fantasme de la littéraire combinatoire, celui du contrôle absolu de la forme par l’auteur qui se confond avec le programme, comme l’explique Jean Clément dans son article Quelques fantasmes de la littérature combinatoire (2000).

Trop obscurs ? C’est souvent le cas avec les générateurs qui sont aussi des chatbots (robots-parleurs), cas d’école dans la programmation de l’intelligence artificielle, et avec qui la conversation a l’apparence d’une inquiétante étrangeté. Cela peut être parce que le robot est incohérent et ne sait pas s’adapter à son interlocuteur, ou, plus couramment, parce qu’il est robotique, pris dans des boucles et des attitudes figées (c’est flagrant chez Eliza, le célèbre robot psychanalyste). L’incompréhension des intentions du robot est fait dû au fait qu’il n’en a tout simplement pas : la machine ne « comprend » pas ce qu’elle dit, explique le philosophe John Searle, elle n’est donc pas intelligente. Les générateurs sont des auteurs virtuels dont le langage est tourné vers le vide de ses intentions : le programme qui écrit n’est qu’une machine à traiter et transmettre de l’information qui ne communique de sens pas sinon mathématiquement, selon la théorie cybernétique de Claude Shannon. Mais l’effet poétique n’en est pas pour le moins exclu, comme le précise Barthes : l’écriture n’est nullement un instrument de communication… elle paraît toujours symbolique, introvertie, tournée ostensiblement du côté du versant secret du langage.

C’est alors bien sur les codes qu’il faudrait se concentrer pour mieux apprécier ce « versant secret ». Si le lisible barthésien constitue les représentations standardisées de la production culturelle, le scriptible est défini par les codes responsables de cette production (ou énonciation dans le cadre du discours). Beaucoup d’auteurs travaillant avec l’informatique décident de plutôt s’intéresser aux arrangements des produits des codes en tant que ces produits rendent compte des possibilités (ou virtualités) à l’œuvre même dans la programmation informatique. Ici, c’est une autre qualité des générateurs de langage qui est mise en avant : sa qualité d’émergence différentielle du langage, qui est aussi une qualité poétique selon Jacobson. Selon Charles O’Hartman dans Virtual Muse, l’enjeu des scripts informatiques se révèle dans cette émergence qui fait que la lecture est importante pour sonner du sens au produit : le langage se crée tout seul à partir d’un simple parasitage statistique. On choisit l’ordre de n, on observe la signification trébucher et retrouver son équilibre. Il n’est pas très clair d’où peut venir cette signification. Rien n’est créé à partir de rien, et les principes du non-sens demandent que l’on garde le lecteur à sa place, co-responsable de la pertinence du texte.

Photo: © Marshall

Pour le poète Alan Sondheim, les langages informatiques donnent des outils pour penser à l’écriture et de nouvelles manières de jouer avec les mots et le sens : je laisse rarement le programme se débrouiller tout seul, je me fiche un peu de comment le texte est produit, donc je reviens sur le programme et réarrange les éléments. En d’autres termes, les commandes sont des catalyses pour une production textuelle, non pas dans le but de délivrer un texte final, mais un corps de texte sur lequel je peux travailler. Pour les créateurs du programme JanusNode, les générateurs de langage permettent de concrétiser le slogan de Lautréamont, la poésie pour tous !, en tant qu’ils présentent des fonctions utilitaires afin d’explorer ce phénomène intéressant qui émerge à l’intersection des dualités fondamentales, de la condition humaine : cette frontière dynamique qui sépare ordre et chaos, loi et anarchie, signification et absurde. L’attention à tous les textes produits possibles à l’intersection de la manipulation informatique et humaine fait surgit le deuxième fantasme de la littérature combinatoire selon Clément, celui, porté par les avant-gardes, de la perte de contrôle comme condition de créativité. Mais aussi, retrouver le contrôle par le biais des choix interprétatifs de l’auteur, voire du lecteur dans certains dispositifs (la littérature hypertextuelle par exemple) : comme dans de nombreuses situations du langage courant, les phrases sont en attente d’interprétation, ou encore en attente de cavalier, de maître qui lui donne une direction comme l’explique Wittgenstein.

Cependant, cette approche du code est encore très conceptuelle, voire abstraite dans la mesure où le principe d’incertitude de la génération textuelle est encore perçu comme dispositif, appareil de production, et non pas comme texte à lire et apprécier en soi. Qui lit les codes informatiques ? Tout d’abord leur premier public, les informaticiens. Mais ce n’est pas seulement pour des raisons utilitaires. L’envie de code dans son temps libre, s’exercer, s’amuser, épater les autres, résoudre un problème difficile, etc., est aux fondements d’une esthétique de la programmation dont se sont très largement nourries les cultures hacker. Cette esthétique nourrit aussi l’idéologie du code libre dans la mesure où celle-ci réclame l’affichage, la mise en visibilité et la circulation des codes informatiques. Elle fournit des points d’équilibre entre lisibilité et illisibilité, évidence fonctionnelle des structures de langage et déstabilisation formelle de ces scripts. Elle développe un plaisir de coder et de lire les codes qui est très proche du plaisir du texte barthésien. Et enfin, elle éclaire les manières de faire qui produisent des comportements culturels et des standards sociaux.

C’est dans l’idée qu’un code peut être beau que l’on trouve les racines de ce plaisir du code : un code élégant est un code concis, cohérent, bien formulé ; au contraire un code moche est obscur, difficile à décrypter pour le compagnon programmeur. Entre ces deux systèmes de valeur se déploie une variété de jeux d’écriture que l’on peut assimiler à une véritable activité infra-littérature chez les sous-cultures informaticiennes. Elle trouve son expression la plus formalisée dans des concours de codes volontairement obscurcis comme l’OCCC qui réinvestissent des jeux d’écriture comme les calligrammes, les anagrammes et la cryptographie (Obfuscated Code Competition in C) ou dans des collections de poèmes écrits en code pastichant et parodiant les formes les plus caricaturales de la poésie romantique et lyrique (par exemple dans la Perl Poetry, très présente sur www.perlmonks.org). Les sous-genres du code infra-littéraire sont indexés aux langages de programmation dans lesquels on écrit (C ou Perl, par exemple). En constant balancement entre une vision morale du code efficace et élégant et une vision grotesque du code fou, mais éclairant par son désordre et sa créativité, ces codes esthétiques entretiennent une ambiguïté avec le travail sérieux de la programmation, comme en témoigne le discours enthousiaste d’un des pères de la programmation Donald Knuth, acceptant en 1974 un prix d’honneur devant les membres de la prestigieuse Association of Computing Machines, dans un discours intitulé The Art of Computer Programming : nous ne devrions pas avoir peur de « l’art pour l’art », ni nous sentir coupables de programmer juste pour s’amuser. […] Je ne pense par que cela soit une perte de temps, et Jeremy Bentham ne dénigrerait pas non plus l’ »utilité » de ces passe-temps […] – à quoi peut-on prescrire le caractère de l’utile, sinon à ce qui est une source de plaisir ?

Écrire de beaux codes ou des codes drôles est une façon de repenser la didactique par le folklore : en codant de manière expérimentale, en dialoguant de manière créative avec l’ordinateur perçu à la fois comme interlocuteur et système, l’apprenti poète est aussi et surtout un apprenti codeur et un utilisateur de dispositif en situation d’apprentissage, voire d’initiation. La dimension esthétique du code informatique, ainsi, est un art d’initiés – mais pas tellement plus que la poésie la plus expérimentale, à laquelle ne goûtent ceux qui aiment décrypter (au sens littéral ou au sens métaphorique) les textes les moins lisibles de la littérature. C’est d’ailleurs ce qu’ont pensé les poètes du courant « Codeworks » (dont Alan Sondheim), qui ont envahi les réseaux artistiques du Web dans les années 1990 avec des logorrhées babéliennes empruntant beaucoup, parfois intégralement, aux langages de programmation. À l’époque où le code est devenu un enjeu important sur les plans techniques et culturels, mais aussi économiques, politiques et juridiques (Code is law, Lawrence Lessig, 1999), s’intéresser à ses Textes ne semble finalement pas une idée si farfelue.

Camille Paloque-Berges
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Camille Paloque-Berges a développé ces questions plus avant dans Poétique des codes informatiques, publié en 2009 chez Archives contemporaines.

Bernard Stiegler, dans Réenchanter le monde, par son approche critique de l’intentionnalité occidentale, montre parfaitement, que derrière le tournant de la démocratisation de la technologie, s’est produit aussi un tournant de la sensibilité humaine. Tournant se constituant comme perte de l’attention, transformation des processus d’identification.

Internet_Encephalography, Art of failure.

Internet_Encephalography, Art of failure. Photo: D.R.

Mise en situation de la technologie
Toutefois, loin de se laisser aller à un constat seulement négatif, il montre en quel sens ce qui peut être un poison, peut devenir aussi de par la réversibilité de tout pharmakon, remède. Si la technologie, notamment à travers l’industrie de masse que représente le spectacle, anéantit l’attention, au point de ne plus permettre de réel investissement sur des pratiques, cependant, en tant que moyen, potentialité d’existence, elle peut ouvrir l’horizon à partir duquel une forme de retournement s’effectue. De la passivité impliquée par la technologie, qui fait que l’homme est un ouvrier soumis aux logiques cybernétiques qui le cadenassent, peut se développer des armes qui remettent en cause l’idéologie dominante déterminant l’usage des technologies.

Pour bien saisir les enjeux de cette intégration du numérique au niveau des espaces scéniques, il faut tout d’abord comprendre quelle en est la nécessité. Depuis trente ans, l’accélération du développement du contrôle technologique des individus, du corps et des désirs, de la mémoire individuelle et collective, s’est constitué au niveau d’agencements qui dépassent le seul cadre de l’ordinateur, comme l’a très bien fait remarquer le Critical Art Ensemble, dans son essai La Résistance électronique. De la vidéosurveillance, à l’ensemble des moyens d’existence, la possibilité du contrôle numérique est devenue générale, le lieu même de notre être. Heidegger sur ce point avait raison : nous sommes passés dans l’ère de la vérité de l’être réduite à l’essence de la technique.

C’est pourquoi le rapport à la technologie de métaphorique a pu peu à peu devenir le medium même des recherches. Aussi bien dans la performance comme avec Stelarc (1) (Third Hand), que dans la poésie, l’homme pouvant se transformer en technologie, comme cela est apparu dans les Événements 99 de Anne-James Chaton (2). Le poète est la membrane mécanique articulant tous les codes amassés durant la journée, liant cette liste au flux événementiel de l’actualité. Loin de toute dichotomie entre le propre et l’impropre, Anne-James Chaton est tout à la fois celui qui est articulé par la société du code commercial et celui qui en crée les micro-agencements, les micro-déplacements, les perturbations.

Accident d’écriture
Face à cette ère technique, la performance s’est elle-même transformée, et suivant plus ou moins ce qui était déjà annoncé dans La Révolution électronique de Burroughs, a questionné les médiums afin de produire des formes d’accidentalité. Si d’un côté il est possible de représenter la question du médium et de son rapport au contrôle, comme le fait par exemple Magalie Debazeilles (3) avec C2M1 mettant en avant le développement et le déraillement du rapport de l’écriture aux technologies, ce qui serait plutôt du côté du théâtre, d’un autre côté la performance interroge la résistance des médiums eux-mêmes et ceci afin de se tenir dans la présentation médiumnique et non plus dans sa représentation. Ce qu’il y a de commun dans toutes les technologies actuelles tient à l’écriture du code, et à la logique algorithmique. Le code en tant que procédure de traitement est lui-même pensé comme un support immatériel qui permet la reproductibilité infinie, la mémoire inaltérable. Or, un certain nombre d’œuvres interroge la matérialité de cette illusion matérielle. Interroge aussi le caractère idéologique implicite d’une telle conception de la maîtrise du monde, des êtres et des choses selon la possibilité du numérique et de sa pseudo-dématérialisation.

Internet_Topography, Art of failure.

Internet_Topography, Art of failure. Photo: D.R.

Le code devient alors le lieu de la perturbation de l’écriture du pouvoir, le code devient la matière et la scène même de nouvelles écritures. Démolécularisation — Jean-François et Jérôme Blanquet (4) — donne à voir une altération du langage spectaculaire. Démolécularisation teste et produit cette perturbation des technologies du spectacle. Les deux performers sont sur scène, l’un proche de l’autre, perdus dans des interfaces électro-analogiques de traitements sonores et visuels. En partant de textes pornographiques, qui sont passés à la moulinette de la reconnaissance vocale, peu à peu en introduisant les spécificités des technologies qu’ils utilisent, ils dérèglent l’hyperaffect spectaculaire de la pornographie, créant une forme de destruction radicale de l’attention et de l’attendu captif de la pornographie, dans le brouillage. L’image projetée comme le son, se démolécularise, se dilate, efface ce qu’il porte pour que le médium n’apparaisse plus que comme médium.

Avec Art of failure (Nicolas Montgermont et Nicolas Maigret (5)), ce travail de bug se radicalise. La performance 8 silences, qui semble de prime abord sonore, porte en fait sur l’écriture. S’envoyant un silence, une suite de 1, peu à peu, ce code renvoyé de serveur en serveur, se perturbe, se détruit, au point de devenir une masse sonore hypernoise. Le message informatique n’est pas immatériel, n’est pas virtuel, il a des trajectoires et se détruit, il obéit à des interfaces et est altéré par celles-ci. Ces performances montrent que la prétention à la transparence et à l’immatérialité de l’information est une illusion due à l’aveuglement sur la technologie. À l’instar de Adorno, face à cette attention sur le médium qui conduit à la mise en œuvre des bugs, on pourrait penser que les dissonances qui effraient (les auditeurs) leur parlent de leur propre condition; c’est uniquement pour cela qu’elles leur sont insupportables (in Philosophie de la nouvelle musique).

Flesh
Mais ce qui est au cœur même de la critique de la domination technique tient au rapport au corps, à la possibilité de l’aliéner, de l’identifier, de le contrôler. Jaime Del Val (6), performer espagnol, pointe cela. Dans Anticuerpos, il interroge et met en critique la détermination du corps comme identifié à un genre. Homosexuel militant, il se met en scène nu, dans la rue, bardé de caméras, de pico-projecteurs, et il neutralise la définition du corps, par des détails projetés de celui-ci, qui ne permettent plus de l’identifier. À l’instar de la première page de Économie libidinale de Jean-François Lyotard, le corps désirant et désiré quant à son dispositif pulsionnel, n’est plus ni homme ni femme, il n’est plus refermé sur son enveloppe, mais il se déplie dans l’espace, ses limites et frontières quasi insaisissables. Il décaractérise la perception du corps et la repolarise en fragments dans sa déambulation. Avec Jaime Del Val est mis en critique une des prétentions de la société de contrôle et de surveillance : le contrôle du corps et de là sa possibilité de catégorisation des identités.

Feedback d’hypomnèse
Lucille Calmel (7) pour sa part met à mal une autre illusion de la technologie : celle de la prétention à l’archivage. Alors qu’elle a archivé toutes ses correspondances web de 2000 à 2008, dans Identifiant Lucille Calmel, qui a été réalisé pour le festival Open à Paris Villette en 2011, elle montre dans un jeu entre le corps, l’espace réel, l’espace web et un ensemble de capteurs telle la kinect, de quelle manière cette hyper-mémoire du réseau tout à la fois est parcellaire, déformée, et ne peut être reprise que selon la pratique d’une nouvelle écriture, elle-même produisant un nouvel archivage. Au plus près de la différance au sens de Derrida, elle met en présence à travers des bugs, des saturations d’écriture, l’indissociabilité de l’organique et du numérique et de là, dans des jeux de feed-back, de flash-back, de quelle manière se contracte et s’altère matériellement l’archivage numérique.

Identifiant : Lucille Calmel, avec Philippe Boisnard (kinect hacking, programmation), Cyril Thomas (sélections textuelles), Thierry Coduys (conseil en interactivité, mastering sonore), Open festival des scènes virtuelles, Paris-Villette, juin 2011.

Identifiant : Lucille Calmel, avec Philippe Boisnard (kinect hacking, programmation), Cyril Thomas (sélections textuelles), Thierry Coduys (conseil en interactivité, mastering sonore), Open festival des scènes virtuelles, Paris-Villette, juin 2011. En coproduction avec le Théâtre Paris-Villette. Photos © Corinne Nguyen

Dans la même lignée, ce que nous faisons avec Hortense Gauthier sous le nom de hp process (8) pose la critique de la relation prétendue par les réseaux de communication et la lisibilité des traces de celles-ci. Contact est ainsi une performance, où un homme et une femme s’écrivent, mais la présentation de cette écriture se fait selon une logique esthétique d’empilement, d’entrelacs sur scène, mais aussi sur le net en direct, de redéploiement spatial de cette correspondance. Derrière la prétendue maîtrise et transparence de l’écriture, ces deux performances indiquent de quelle manière l’écriture du vivant, l’écriture vivante, s’échappe des déterminations de contrôle, cela en jouant sur les médiums eux-mêmes.

De la transformation de l’idéologie des moyens
Il ne s’agit plus seulement de représenter spectaculairement le pouvoir politique. Celui-ci, ayant abdiqué depuis le XXème siècle face à l’économie, oblige à réfléchir les moyens mêmes de la production. Ce qui domine le capitalisme est la propriété, la relation au monde est celle d’une appropriation, donc d’une soustraction du possible aux autres hommes, selon la revendication du réel. Actuellement, ce qui anime les grandes entreprises informatiques tient aux brevets. Cette idéologie du copyright ne touche pas seulement la dimension économique, mais elle est devenue le socle idéologique de notre rapport à l’être. De sa mise en stock. Tout du point de vue de l’être peut être breveté, déplacé de l’accession publique à la propriété privée.

Ce qui est caractéristique des performances ici présentées, c’est leur construction sur d’autres possibilités idéologiques : elles ne sont pas seulement explicitement des critiques de ce qui a lieu, elles ont aussi transformé leur rapport aux moyens de se réaliser. Que cela soit dans la récupération de technologies ou dans le développement de programmes selon des langages open source et un partage libre des connaissances (freeware), les créateurs mentionnés relient ce qu’ils créent à leur propre pratique. Peut-on réellement être crédible, lorsque l’on fait une critique tout en restant dans la pratique que l’on dénonce ? Il est alors important de souligner que les créations programmées ici mentionnées (Art of failure, Lucille Calmel, hp process) utilisent un code open source, lui-même résultat d’une critique du capitalisme et de sa logique d’appropriation : pure data créé par Miller Puckette.

Anesthésie des pôles décisionnels et éducation
Si est visible dans bon nombre de performance en quel sens ne peut se faire une critique, sans tout à la fois une compréhension des moyens de la domination et d’autre part le développement de techniques qui rivalisent avec ces moyens tout en proposant d’autres formes de modèles relationnels et économiques; il est à noter qu’institutionnellement il y a une faible intégration de ces nouvelles pratiques. Pure data apparaît comme un parfait exemple. Loin d’être confiné à une petite communauté, ce langage de programmation est engagé par un certain nombre de créateurs au niveau des scènes professionnelles et des workshops, des installations.

Pourtant dans la plupart des formations en France les langages qui dominent encore sont l’action script reliée au flash, et max-msp. Ces deux langages sont propriétaires et demandent des licences pour être exploités. Loin d’être open-source, ils ont ouvert à une forme de commercialisation des algorithmes. Ce qui conduit que l’on forme les étudiants, et ceci inconsciemment, à la reproductibilité de cette intentionnalité du copyright, de la propriété privée, contre l’intelligence collective liée à l’open source. De là, inconsciemment, est empêché corrélativement certains types de questionnement quant aux critiques possibles de l’idéologie des médiums techniques.

 

Philippe Boisnard
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

(1) http://stelarc.org/?catID=20247

(2) http://aj.chaton.free.fr/evenements99.html

(3) http://www.desbazeille.fr/v2/index.php?/projects/c2m1/

(4) http://projectsinge.free.fr/?paged=2

(5) http://artoffailure.free.fr/index.php?/projects/laps/

(6) www.reverso.org/jaimedelval.htm

(7) www.myrtilles.org/

(8) http://databaz.org/hp-process/?p=105

Objet : Re : questions pour entretien
Date : samedi 3 décembre 2011 00:43
De : Jean-Pierre Balpe <xxx@xxx>
À : emmanuel guez <xxx@xxx>

Jean-Pierre Balpe ou les Lettres Dérangées, 2005. Photo: D.R.

Vous êtes l’un des pionniers de la littérature électronique mondiale. Elle demeure encore aujourd’hui peu connue du grand public. Pourquoi ?
La littérature n’existe pas vraiment en dehors des institutions qui la commercialisent, la vulgarisent, l’enseignent, la défendent, la promeuvent, etc. Or la littérature électronique est, sur ce plan, orpheline puisqu’elle n’entre pas dans les circuits institutionnels traditionnels. La montée en puissance des tablettes de lecture aurait pu faire évoluer cette situation, si ce n’est qu’elles ont été prises en main par les institutions du livre de façon d’ailleurs presque caricaturale puisqu’un acheteur de tablette Amazon, par exemple, ne peut commander que sur Amazon. Or ces institutions, toutes dirigées par des personnels de formation classique, non seulement ne savent pas que faire avec la littérature électronique mais, de plus, ne savent même pas qu’elle existe. De toute façon, le « grand public » ne s’intéresse qu’à la mauvaise littérature, celle qui se vend et obéit aux critères de sélection des institutions littéraires en place. Mais au fond, peu importe…

Concernant l’écriture générative, où se situe le travail de l’écrivain ? Au niveau du code informatique ? Dans ce cas, ne s’agit-il pas plus d’une rhétorique que d’une poétique ?
Aussi automatisée qu’elle soit, il n’y a pas de littérature sans écrivain, c’est-à-dire sans auteur fixant les règles, définissant les univers et pilotant la programmation. Seulement le travail de cet écrivain est alors autre, il est ce que j’appelle un « méta-auteur », un auteur analysant ses désirs d’écriture pour en créer des modèles et les faire exploiter par un ordinateur. Je ne vois pas en quoi cela concerne une différence « rhétorique-poétique », ces deux composantes, s’il y a réellement une différence, n’ont jusque-là servi qu’à essayer d’analyser les textes en dégageant des concepts relativement abstraits. Or la programmation des textes ne s’appuie pas du tout sur ces approches qui se sont révélées non-pragmatiques. Par exemple, la notion de « métaphore » permet de décrire des manipulations dans la langue des textes, mais elle ne dit en rien comment programmer ces manipulations car elle est de niveau trop générale et non opératoire. La générativité de textes doit s’appuyer sur d’autres approches radicalement différentes. De même, la notion de grammaire, qui semble si importante dans la description des langues, ne permet en rien une approche programmatique. Quant au travail du code, il ne représente qu’un niveau de l’approche programmatique qui est, en fait, indépendante de tel ou tel langage de programmation. Le code est un outil contraignant, mais il n’entre que pour une faible part dans la conception de la modélisation du texte.

Poèmes de Marc Hodges à Gilberte. Traitement numérique des images de Jean-Blaise Évequoz : Gilberte. Générateur automatique : Jean-Pierre Balpe. Photo: D.R.

Écrire à partir de générateur, n’est-ce pas reconnaître implicitement que les supports d’écriture et les machines d’écritures déterminent les contenus ?
Il y a TOUJOURS eu une relation entre les technologies de l’écriture et les contenus : la poésie orale n’est pas la poésie écrite, la littérature antérieure au livre n’obéit pas aux mêmes critères que celle du livre et la relative normalisation des formats de livre influe fortement sur leurs contenus. Donc, écrire avec un générateur ne fait qu’obéir à cette règle générale et le but essentiel n’est pas de la mettre en évidence même si, évidemment, c’est aussi le cas.

Des étudiants du MIT ont récemment mis au point le SCIgen, un générateur destiné à produire des articles qui répondent aux appels à communications scientifiques, dans l’esprit de l’affaire Sokal. Avez-vous été attiré par l’art du faux et de la mystification, une pratique très présente sur l’Internet ?
Non, ce n’est pas ce qui m’intéresse…

Quand vous écrivez un blog, dans le cadre d’une hyperfiction (La Disparition du Général Proust), n’êtes-vous pas auteur et personnage à la fois ?
L’hyperfiction est à destination de l’espace web où se déroulent sans cesse des jeux de cache et d’exhibitionnisme, les uns n’étant pas contradictoires des autres. Il me semble donc intéressant de jouer cette corde là en utilisant toutes les possibilités techniques du web : personnages ayant leurs propres pages Facebook ou leurs blogs, renvois constant des uns aux autres, jeux sur les biographies réelles ou fictives, jeu avec la publicité, renvois à d’autres sites externes à l’hyperfiction, recours aux images réelles ou modifiées, etc. Je suis donc auteur de l’ensemble du dispositif et un des personnages possibles à mon nom, ce qui ne veut pas dire que ce soit vraiment moi. Pas plus, dans ce cas que l’investissement personnel que chaque auteur « classique » dépose dans ses personnages (Flaubert, Mme Bovary, c’est moi…, etc.). Je joue sans cesse sur la notion d’identité telle que rendue opératoire par Internet. On sait que Facebook essaie de lutter contre les fausses identités, qu’il n’y parvient pas et que cependant il archive toutes les données. Il serait intéressant de savoir quel pourcentage de ces données est fictif. Je pense que les « jeux de rôle » y occupent une grande place.

Dans La Disparition du Général Proust, vous avez demandé à un certain nombre d’artistes d’intervenir (Nicolas Frespech, Grégory Chatonsky…). Accueillez-vous aussi des écrits d’internautes qui vous sont inconnus ?
Il y a de tout dans cette hyperfiction qui essaie d’imaginer modestement une littérature propre à l’espace chaotique et multipolaire d’internet, y compris l’accueil de propositions extérieures volontaires ou involontaires. Les poèmes de Marc Hodges à Gilberte, par exemple sont réalisés à partir de dessins de Jean-Blaise Évequoz qui subissent des traitements informatiques dont il n’est pas le maître. À partir du moment où vous déposez quoi que ce soit sur Internet, ce dépôt devient un objet commun soumis à une forme d’intelligence, de créativité collective. C’est bien pour cela que la notion de « propriété » n’y est pas adéquate.

Poèmes de Marc Hodges à Gilberte. Traitement numérique des images de Jean-Blaise Évequoz : Gilberte. Générateur automatique : Jean-Pierre Balpe. Photo: D.R.

Ne craignez-vous pas que ces blogs disparaissent avec les sociétés qui supportent leur hébergement ? Quelles solutions avez-vous adopté pour la conservation de vos textes ?
Nous sommes mortels et je n’ai pas la prétention de croire que mes élucubrations littéraires ne le soient pas. D’ailleurs certains des sites que j’avais créés ont déjà disparu, on trouve des traces de ces disparitions dans d’autres. Disparaître sur Internet est étrange car ce qui a disparu sur tel site peut, on ne sait comment, se retrouver sur d’autres. J’ai déjà fait plusieurs fois cette constatation en ce qui me concerne. Je suis profondément matérialiste et, si la générativité m’intéresse, c’est pour la possibilité d’éternité particulière qu’elle permet. Mes générateurs devraient continuer à produire au-delà de ma mort si quelqu’un les active quelque part. Je n’ai donc cherché aucune solution à l’archivage de mes textes qui est moins important que l’archivage des générateurs. Mais je sais, par ailleurs que l’I.N.A et la B.N.F archivent en continu un certain nombre de sites. Peut-être suis-je dans ceux-là…

Des publicités y apparaissent, est-ce que cela vous dérange ?
Elles font partie de cet espace et j’ai donc aussi le droit de jouer avec elles.

Avec Grégory Chatonsky, vous projetez de créer un générateur dramatique qui donnerait des consignes aux acteurs. Quelle forme prendra ce générateur ? Sera-t-il plus auteur ou plus metteur en scène…?
Pourquoi voulez-vous assigner des rôles précis ? L’intérêt du modèle informatique est justement de pouvoir mixer, transformer, déplacer les rôles. J’ai déjà fait ce genre de spectacle à la Maison de la Poésie en 2010 ou antérieurement avec la compagnie de danse Palindrome. Ce qui m’intéresse dans ce cas, c’est de voir comment il est possible de faire jouer l’ambiguïté acteur-auteur-ordinateur. Donc le générateur sera tout à la fois…

Vous accordez-vous avec ceux qui soutiennent que l’Internet produira autant de bouleversements littéraires et artistiques (je pense notamment aux arts de la scène) que l’invention de l’imprimerie ?
Oui, bien sûr… et nous n’en sommes qu’aux débuts.

Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012