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L’exposition collective, Réseaux-Mondes réunit une soixantaine d’artistes, architectes et designers qui interrogent la place du réseau dans nos sociétés innervées par les réseaux sociaux et la dématérialisation même du réseau. Au cœur des enjeux sociétaux et des mutations artistiques, celui-ci ne cesse de se démultiplier.

Une centaine d’œuvres, des années 1940 à aujourd’hui, sont exposées, dont plusieurs conçues spécialement pour l’exposition : certaines réactivent des réseaux disparus, tel que le Minitel, alors que d’autres sont connectées en temps réel au réseau Internet, aux réseaux de cryptomonnaies, ainsi qu’à des plateformes de réseaux sociaux, comme Twitter.
Cette exposition débute avec les utopies architecturales de l’après-guerre. La notion de « réseau global » se retrouve alors dans les pratiques artistiques autour de la cybernétique, en même temps que surgit la société de l’information. Dans les années 1980, le réseau informatique est devenu le médium artistique avec l’art télématique puis le Net.art, dix ans plus tard : les pratiques artistiques se développent en réseau, dans une dimension politique et ubiquitaire.
Après l’utopie émancipatrice du réseau, les artistes questionnent de manière critique ses effets liés à une société de surveillance, à l’omniprésence des réseaux sociaux et à l’émergence des blockchains, dans une dimension invisible, voire occulte, du réseau.
avec Marie-Sarah Adenis, Alice Anderson, Archigram, Neïl Beloufa, Andrea Branzi, Heath Bunting, Constant (Constant Nieuwenhuys), Simon Denny, Diller Scofidio + Renfro; Elizabeth Diller (Diller Scofidio + Renfro), Laura Kurgan (Columbia Center for Spatial Research) & Robert Gerard Pietrusko (Warning Office), Günther Domenig & Eilfried Huth, Louise Drulhe, Uta Eisenreich, David-Georges Emmerich, EcoLogicStudio (Claudia Pasquero & Marco Poletto), Lars Fredrikson, Yona Friedman; Gjertrud Hals, Sheila Hicks, Isidore Isou, JODI (Joan Heemskerk & Dirk Paesmans), Hella Jongerius, Allan Kaprow, Ugo La Pietra, František Lesak, Mark Lombardi, Giulia Lorusso avec Benjamin Lévy (Ircam), Jill Magid, Leonardo Mosso, Serge Mouille, MVRDV, Trevor Paglen, PAMAL_Group, Julien Prévieux, RYBN. ORG, Tomàs Saraceno, Alan Saret, Nicolas Schöffer, Robert Smithson, DRIFT (Lonneke Gordijn & Ralph Nauta), Studio Formafantasma (Andrea Trimarchi & Simone Farresin), Jenna Sutela, Mika Tajima; Team X, Samuel Tomatis, Katja Trinkwalder & Pia-Marie Stute, Thewrong.org, Richard Vijgen, Addie Wagenknecht, Marcel Wanders, Daniel Widrig, Ulla Wiggen…

> jusqu’au 25 avril, Beaubourg, Paris
> https://www.centrepompidou.fr

une autopsie de l’innovation

Après avoir piloté récemment deux expositions collectives — Go Canny, poétique du sabotage à La Villa Arson et Futurs Non Conformes dans l’espace virtuel du musée du Jeu de Paume — Disnovation.org est invité à son tour à exposer par Stéréolux, à Nantes en décembre. On y (re)découvre trois œuvres emblématiques conçues par ce groupe de travail initié par les artistes Nicolas Maigret et Maria Roszkowska qui dénoncent la « religion » de l’innovation.


Disnovation.org s’interroge en effet sur le retour du « techno-positivisme » que nous connaissons depuis l’arrivée du numérique, d’Internet et des nouvelles technologies; promesse d’une parousie scientiste (transhumanisme, singularité, etc.) et de dérives socio-politiques pourtant déjà pointées dès les années 50s par des penseurs comme Jacques Ellul (cf. La Technique ou l’Enjeu du Siècle, 1954). Une techno-mythologie dont le monde de l’art n’est malheureusement pas exclu. En extrapolant des données et des situations, les installations de Nicolas Maigret et Maria Roszkowska démontrent (et démontent) par l’absurde cette « propagande de l’innovation ».

Première illustration vis-à-vis de la supplantation de l’homme par la machine et l’intelligence artificielle avec Predictive Art Bot (développé avec le concours de Jérôme Saint-Clair). Ce dispositif algorithmique met en scène des mots-clefs piochés au hasard de l’actualité sur différents sites. Associés, ces mots-clefs sont ensuite proposés comme source d’inspiration possible. La liste de ces concepts potentiels s’affiche sur Twitter, comme des appels à projets libres de droits dont les artistes peuvent s’emparer.

Blacklists est également une œuvre s’appuyant sur Internet. Comme son titre l’indique, il s’agit bien d’une liste noire. Un inventaire d’adresses de sites tendancieux ou illégaux. Des millions de références compilées dans 13 ouvrages de 666 pages chacun… Une recension comparable à l’Enfer des bibliothèques… Une plongée dans le « darknet » qui donne le vertige. La troisième installation a été conçue avec Clément Renaud et Hongyuan Qu. Baptisée Shanzhai Archeology, elle met en lumière toute une collection de téléphones portables made in China dont le design, les fonctionnalités et parfois la finalité (rasoir, taser…), sont éloignés des standards occidentaux; révélant ainsi un autre imaginaire des techniques…

Outre le traditionnel vernissage, la soirée d’ouverture de cette exposition, le jeudi 30 novembre, propose une autopsie de l’idéologie de l’innovation sous forme de conférence qui sera animée par Benjamin Gaulon, Marie Lechner et Clément Renaud, et suivie par une performance A/V de Nicolas Maigret et Brendan Howell : The Pirate Cinema. Un collage de courts extraits de films qui matérialisent le flux des téléchargements. C’est l’interception en temps réel des échanges entre les utilisateurs du circuit de peer-to-peer (BitTorrent) qui fournit la matière vidéo à cette intervention.

Disnovation.org, vernissage jeudi 30 novembre, exposition du 1er au 17 décembre, Stéréolux, Nantes
Infos https://www.stereolux.org/agenda/nicolas-maigret-marie-roskowska-disnovationorg

Avec leur communication qui surfe sur toutes les facettes du kitsch communiste de l’ère soviétique et use de tous les clichés proposés par la révolution prolétarienne telle qu’on l’envisageait il y a plus de cinquante ans, Dmytri Kleiner et Baruch Gottlieb, alias Telekommunisten, forment une entité à la fois techniquement pointue et politiquement engagée. Idéologues nostalgiques des années qui virent éclore un Internet libre, les Telekommunisten font partie de ceux qui pensent que, remanié, l’Internet sauvera le genre humain.

Telekommunisten, R15N.

Telekommunisten, R15N. Photo: D.R.

#Art, #Politique, #Technologie sont les mots clés de Telekommunisten (accompagnés des hashtags appropriés bien entendu), une cellule d’activistes politiquement engagés dont les actions se répertorient aussi bien dans le domaine de l’art que celui des nouvelles technologies de communication en réseau. De fait, vous auriez tort de ne pas prendre les Telekommunisten au sérieux sous prétexte que ceux-ci cultivent une esthétique directement issue de la « Grande révolution » des « années d’or » du communisme international.

En effet, derrière une façade volontairement rétro, cultivant avec humour l’iconographie des riches heures de la révolution prolétarienne, Dmytri Kleiner — fondateur Allemand (russe de naissance) de Miscommunication technologies et auteur de The Telekommunist Manifesto — et l’artiste multimédia Canadien Baruch Gottlieb (auteur de My Gratitude for Technology) proposent un programme cohérent, proclamant un retour aux valeurs fondamentales du web : le partage, l’ouverture, la transparence. Les slogans The Revolution Is Calling (qui tient lieu d’en-tête à leur portail sur Internet) ou Pas de patron, pas d’investisseur, pas de business plan illustrent bien les intentions de ces iconoclastes connectés : l’avènement d’un web libre et ouvert, où le partage serait une valeur incontestée.

 

Bakounine, Marx et Engels version 2.0
Depuis sa création à Berlin en 2006, toute l’activité de Telekommunisten consiste en une virulente critique du passage d’un web ouvert et décentralisé (dans les années 80 et 90) à celui d’un espace de plus en plus dédié aux plateformes propriétaires (comme c’est le cas de la plupart des plateformes de e-commerce actuelles). Sous l’égide du révolutionnaire Michail Aleksandrovitch Bakounine, de Karl Marx ou encore du philosophe et théoricien socialiste allemand, Friedrich Engels,  ils rédigent The Telekommunist Manifesto. Un document dans lequel le collectif Berlinois questionne les technologies de la communication sous l’angle de l’économie politique, en s’intéressant particulièrement à tous les modèles économiques alternatifs, permettant une action collective en faveur d’une société libre.

Parmi ceux-ci, Die Telekommunisten propose un anti-Twitter (ou Facebook) nommé R15N. Un réseau social via téléphone mobile conçu comme une plateforme indépendante permettant la communication instantanée entre diverses communautés. Présenté au festival Transmediale de Berlin en juin 2014, R15N fait suite à la création de Thimbl, un service de microblogging qui s’appuie sur les technologies originelles du Net (et mêmes précurseurs de celui-ci), à l’image d’un protocole comme Finger (une des premières commandes informatiques créées dans les années 70), qui ne nécessite pas d’application spécifique. Décentralisé et configurable par l’utilisateur, Thimbl pourrait être une alternative à Twitter, en terme de réseau social très largement accessible.

Dmytri Kleiner, The Telekommunisten Manifesto

Dmytri Kleiner, The Telekommunisten Manifesto. Photo: D.R.

 

L’alternative Telekommunisten
Parmi les autres projets du collectif Germano-Canadien, on trouve également Dialstation, un service de communications longue distance à bon marché, Trick, qui propose du micro-hébergement de données à moindre coup, ou encore, plus ironiquement, Deadswap, un système de partage de fichiers AWFK (away from keyboard, comprendre « en live »), où les utilisateurs s’échangeraient des données de la main à la main grâce aux clés USB. On le voit, les Telekommunisten ne se contentent pas de remettre en cause les pratiques technologiques de nos contemporains, avec beaucoup d’humour, mais aussi de bon sens dans un monde de plus en plus contrôlé, ils remettent l’humain au centre des préoccupations des réseaux « dits sociaux ».

La valeur de l’échange, le peer-to-peer, étant une notion fondamentale et bientôt oubliée du net, Dmytri Kleiner et Baruch Gottlieb opposent à l’État capitaliste centralisé Client-Serveur un communisme peer-to-peer. Comme le précise Dmitry Kleiner, le partage est la raison d’être d’Internet. Déjà, à l’origine, Usenet, l’Email, IRC, toutes ces plateformes décentralisées qui n’étaient la propriété de personne, ont permis les connexions sociales, l’émergence du journalisme citoyen, le partage de photos (1).

Dans son manifeste publié en 2010, Kleiner oppose d’ailleurs ce qu’il nomme le « Venture Communism », soit un idéal qui prône l’auto-organisation des travailleurs et de la production comme moyen de lutte de classe au classique « Joint Venture »» du capitalisme (technique financière permettant la coopération entre des sociétés qui possèdent des compétences complémentaires, et ironiquement, le seul moyen d’accès des firmes étrangères voulant s’implanter dans les ex-pays communistes). De son côté, sous l’angle artistique, Baruch Gottlieb, en compagnie de l’artiste Sénégalais Mansour Ciss Kanakassy crée l’Afro, première monnaie unique destinée à l’Afrique. L’idée derrière cette initiative purement artistique, présentée à la Biennale des arts de Dakar (Dak’art 2004), étant la création d’un symbole d’espoir et d’un outil permettant de rêver concrètement (économiquement) au panafricanisme, tout en remettant en cause la toute puissance du Franc CFA. Une autre sorte d’alternative en somme.

 

Telekommunist, un manifeste
Appliquant les leçons du marxisme à l’ère de l’Internet, les Telekommunisten partent du principe que la société est composée de relations sociales. Celles-ci forment les structures qui la constituent. Les réseaux informatiques, comme les systèmes économiques, peuvent être alors décrits en termes de relations sociales. Pour Dmitry Kleiner, les partisans du communisme avaient depuis longtemps imaginé des communautés égalitaires dont les réseaux peer-to-peer seraient la clé de voûte architecturale. Inversement, le capitalisme, lui, dépend du privilège et du contrôle. Il prétend que les réseaux informatiques ne peuvent être conçus sans des applications centralisées, selon la hiérarchie client-serveur. Selon cette théorie, c’est l’économie qui façonne le système des réseaux. […] Les travailleurs du monde ne sont pas tenus de faire face aux problèmes imposés par le capitalisme et les grandes sociétés corporatives (2). Pour les Telekommunisten, il est clairement temps de reprendre les rênes de ce qui était légalement et initialement du domaine public, librement accessible et distribuable, il y a quelques années encore.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

Photo: D.R.
http://telekommunisten.net

(1) The Telekommunist Manifesto, Dmitry Kleiner (Institute of Network Cultures Hogeschool von Amsterdam, ISBN/EAN 978-90-816021-2-9
(2) Ibid

 

Exposer des « zombies »

Pourquoi le Net Art, l’art du réseau, devrait se séparer de l’art contemporain avant de l’épouser. Exposer, médier et conserver le Net Art sont réductibles à un unique problème : son éphémérité. La question est de savoir s’il faut sauver quelque chose de cet art et, si oui, ce qu’il faut en sauver. 

Les Net artistes voient dans l’Internet la possibilité de montrer leurs travaux sans passer par la médiation du monde de l’art traditionnel. Par définition, le Net Art fusionne les média de la création et de l’exposition — qui est dans le même temps un médium politique, économique et culturel : l’œuvre réalisée avec le réseau est montrée sur le réseau et pour le réseau (1). Dès son origine, l’Internet est, pour les Net artistes, synonyme de liberté d’expression, de relation directe au public, d’indépendance à l’égard des mécanismes du marché de l’art, de renversement de la position de l’auteur, d’actions communes, collectives et plus ou moins anonymes… La mémoire du Net Art se confond alors avec les cultures numériques. Ainsi le Net Art s’est-il construit contre l’institution de l’art — qui le lui a bien rendu (2).

Capture d’écran de la vidéo de présentation de l’Exposition net.art / Painters and Poets à Ljubljana (19 juin – 31 août 2014) (curateurs : Vuk Ćosić & Alenka Gregorič). Photo : D.R

Parallèlement, dès les débuts du Net Art, les artistes et les théoriciens ont cherché à montrer l’art du réseau ailleurs que sur l’Internet. Il existe quelques stratégies remarquablement bien pensées, comme les webjays d’Anne Roquigny, les  speedshows du F.A.T. Lab, ou l’exposition récente net.art / Painters and Poets à Ljubljana (Vuk Ćosić & Alenka Gregorič) qui résume à elle seule les différentes stratégies  d’exposition du Net Art : accès aux œuvres via des postes informatiques (Documenta X, 1997), routeurs WiFi (XPO Gallery, 2014), encadrements de captures de sites de Net Art (Daniel Garcia Andujar, 1999 et Per Platou, Written in Stone – a net.art archaeology, Oslo, 2003), vidéo et installations… Au-delà d’un certain désir d’aller porter le Net Art dans des milieux qui en ignorent tout, ces dernières traductions de l’art du réseau dans l’exposition travaillent à son intégration dans l’art contemporain.

Net Art et art contemporain
Or, le Net Art a-t-il son avenir dans l’art contemporain ? C’est en tout cas la stratégie retenue par bon nombre d’artistes du réseau aujourd’hui regroupés sous le nom d’art post-Internet (3). Contrairement au Net Art qui fonde sa pratique sur le flux, l’art Post-Internet, partant de l’idée que l’Internet irradie tous les autres media, fige son flux temporel dans des objets conformes au marché traditionnel de l’art (photographies, sculptures, installations, vidéo, mais aussi URL, etc.). L’artiste bénéficie ainsi des avantages liés au monde de l’art : une rémunération en tant qu’auteur; une visibilité plus efficace que s’il était resté au sein d’un réseau noyé par les multiples productions des artistes professionnels et amateurs du réseau; l’illusion de voir son nom peut-être un jour inscrit dans le panthéon des artistes immortels. Mais que faire alors de ces œuvres restées au sein du flux et en dehors de tout objet ? Faut-il donc qu’elles courent elles aussi après le white cube ?

L’avenir du Net Art : produits dérivés ou arts dans l’espace public ?
Les deux forces du Net Art sont aussi ses faiblesses. Il est éphémère, en raison de l’obsolescence du hardware et du software (logiciels, navigateurs, etc.). D’autre part, son accès est indifférencié (il ne serait rien sans la « culture ouverte »). En résumé, deux bêtes noires de l’art contemporain. C’est pour cette raison que le Net Art est devenu post-Internet, qu’il a commencé à produire des objets à tirage limité (des impressions, des routeurs par exemple) ou des produits dérivés, dans le droit fil du capitalisme culturel cinématographique. Cette pratique conduit naturellement à la signature, aux droits d’auteur, à une relation au public médiée par le marché… Ne peut-on pas imaginer un autre monde de l’art qui corresponde enfin au Net Art, à d’autres stratégies, qui ne l’aurait pas contraint à sortir du réseau ?

Imaginons par exemple que l’argent de l’art considère la création, non comme un investissement, mais comme une perte, à l’image de l’éphémérité et de la gratuité du Net Art. Avec ce mode de consommation, la dépense disparaît en même temps que sa consommation culturelle. C’est d’une certaine manière ce qui advient lorsque l’on va au théâtre ou quand on assiste à une performance. De ce à quoi nous avons assisté, nous ne conservons que le souvenir. Il faudrait alors que, partout où le théâtre est subventionné par les puissances publiques, ces dernières financent aussi l’Art Internet, moins sans doute du côté du cinéma que du côté d’un art qui, sous le nom d’un art de l’espace public, regrouperait par exemple les arts de la rue et l’art du réseau. Dans cet art, la jouissance esthétique et la puissance symbolique liées à l’œuvre ne résident pas dans la possession et la pérennisation, mais dans le don de l’œuvre, sa perte ou son recyclage.

Capture d’écran de la vidéo de présentation de l’Exposition net.art / Painters and Poets à Ljubljana (19 juin – 31 août 2014) (curateurs : Vuk Ćosić & Alenka Gregorič). Photo : D.R

Faut-il sauver le Net Art et, si oui, comment ?
Ce qui fait œuvre dans le monde de l’art contemporain de plus en plus saturé d’artistes et d’objets n’est pas seulement le moment de son instauration ni le moment de sa monstration, ni encore son achat, mais surtout la décision de sa conservation et de sa restauration. Parmi les différents moyens de conservation des œuvres numériques, la ré-interprétation, défendue par « la théorie des médias variables », qui consiste à faire passer une œuvre de son médium obsolète à un médium actuel, permet à l’œuvre d’être toujours « à jour » pour les besoins de l’exposition et des collections. Cette théorie dualiste (car il lui faut distinguer le matériel de l’immatériel de l’œuvre) entre en contradiction avec sa visée. Car si l’on peut vouloir une métempsycose de l’œuvre, il n’en existe pas à ce jour de possible pour les artistes. Mortels, ils ne pourront éternellement accompagner les réinterprétations, à moins qu’on ne les dépossède de leur œuvre après leur mort…

Mais, au-delà de cela, si cette méthode peut s’avérer pertinente pour des installations (4), elle n’a guère de sens concernant le Net Art. Les écritures du Net Art tirent leurs effets esthétiques de leur relation avec leur écosystème médiatique — technologique et industriel. Durant les dix premières années du Net Art, tel hack répondait à l’émergence d’une innovation industrielle (cf. uebermorgen.com), telle action à la bulle Internet (cf. etoy.com), telle production au cyberféminisme (cf. VNS Matrix)… Ces écosystèmes ayant partiellement disparu, une réinterprétation de ces œuvres nécessiterait d’en faire des entièrement nouvelles. Enfin, les productions de Net Art demeurent à l’image de leur médium : elles sont en réseau. S’il faut les sauver, ce n’est pas individuellement, selon le couple traditionnel conserver/montrer, mais comme les éléments d’un écosystème, dont l’institutionnalisation de la mémoire garantira leur pérennité.

L’Internet est une succession de média morts. L’obsolescence y frappe aussi vite que l’émergence. En quelques années, ses productions deviennent des zombies illisibles, qui ne laissent derrière eux que traces, récits et documents épars. S’il faut pérenniser les productions du Net Art, ce n’est pas en les traitant comme des œuvres d’art contemporain — en les restaurant tous les dix-huit mois, ou en les travestissant pour l’argent de l’art —, mais en intégrant ce qu’il y a en elle de proprement numérique : elles sont des écritures éphémères, des textes écrits en code-machine et en code-réseau (nous voici ici encore proche du théâtre). Cela revient à accepter un jour l’illisibilité du texte et la destruction de sa machine de lecture. Cela revient à penser le désir d’éternité autrement.

Quand le laboratoire PAMAL propose l’idée d’un second original conservant la machine d’origine et le code-machine de l’œuvre — devenue archive — accompagnée d’une documentation (entretien de l’artiste, témoignages sur les usages, etc.) (5), c’est pour accueillir et non lutter contre l’éphémérité de l’œuvre. Il reste maintenant à leur trouver un cimetière digne, visitable par le plus grand nombre. Ce ne sera sans doute pas un musée d’art contemporain — car pourquoi déciderait-il de stocker et de préserver des textes et des machines de lecture au regard de leur valeur dans le marché de l’art. Ne serait-il pas plus cohérent que ce soit un lieu déjà en charge des archives de l’écrit ?

Emmanuel Guez
(artiste et chercheur)
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Laforet (A.), Le net art au musée. Stratégies de conservation des œuvres en ligne, L>P, Questions théoriques, 2011.
(2) Cf. Lambert (N.), « Internet Art versus the institutions of art », in Art and the Internet, Black Dog Publishing, 2013.
(3) Cf. Olson (M.), « Post-Internet, Art after the Internet » (2011), in Art and the Internet, op.cit.
(4) Cf. L’exposition « Seeing Double : Emulation in theory and practice », Ippolito / Jones, N-Y-C, 2004.
(5) Cf. Broye (L.), « Projet H.A.L 8999, Save our bit ! », dans ce numéro.

Réseau de surveillance des caméras urbaines, virage commercial de l’Internet, disparition de l’espace public : autant de constats qui poussent la net-artiste et cinéaste Manu Luksch à écrire les scénarios possibles de futurs alternatifs.

Manu Luksch, Faceless. Manifesto for CCTV filmmakers.

Manu Luksch, Faceless. Manifesto for CCTV filmmakers. Photo: D.R. / Luksch.

L’histoire se déroule dans une société sans passé, ni futur. Les humains y ont perdu jusqu’à leur visage, lorsqu’un matin, une femme retrouve le sien et cède à la panique de cette identité singulière nouvelle. D’origine autrichienne, mais basée à Londres, la net-artiste et cinéaste Manu Luksch s’est fait internationalement connaître en 2007 par cette étrange histoire médiatique qui sert de canevas au film Faceless, sorte de drame onirique de science-fiction, dont la particularité première est d’être entièrement nourri par les images capturées sur le réseau de caméra de surveillance CCTV de Londres; l‘un des plus imposants au monde par sa densité.

De cette matière première cinématographique bien réelle, Manu Luksch a tiré un terrain d’action militant, édifié selon les règles du Manifesto for CCTV filmmakers — édictées dès 2002 par AmbientTV.net, une plateforme de création audiovisuelle basée sur le web, ouverte à des projets interdisciplinaires et indépendants à l’intersection de l’art, de la technologie et de la critique sociale, et dont Manu Luksch est la fondatrice et directrice. Les modalités d’Ambienttv.net ont changé plusieurs fois dans le temps, précise Manu Luksch.

Cela a démarré comme un site Internet regroupant des salariés professionnels indépendants, puis comme un réseau d’artistes et de technologistes, puis comme une véritable entreprise, Ambient Information Systems. Cela n’a jamais été un collectif, mais plutôt une boîte à outils, ou un point d’intersection au cœur du réseau, dont le contexte est décrit par le théoricien des médias Armin Medosch dans son essai du même nom, Ambient Information Systems. Publié en 2009 chez AIS, ce livre permet en effet de mieux comprendre le travail de Manu Luksch et d’Ambienttv.net dans son sens artistique critique interrogeant les transformations politiques et sociales émergeant à travers l’avènement des nouveaux réseaux numériques, comme Internet.

Manu Luksch, Faceless. Copie d'écran.

Manu Luksch, Faceless. Copie d’écran. Photo: D.R. / Manu Luksch.

Faceless Project: la Traçabilité des individus
De ce processus d’acquisition d’images collectées sur le réseau de surveillance londonien, Manu Luksch — dont les précédents travaux abordaient déjà les questions d’identité et d’espace public, et portaient une attention particulière aux espaces en réseau — a conçu une série de projets, déclinés sous différentes formes multimédia, qui ont constitué la matrice du plus global Faceless project (2002-2008). Tentaculaire et nodal, celui-ci interrogeait de façon incisive la crispation du citoyen face à ce redéploiement d’images filmées authentiques, véritables « readymade » légalement réclamables par un tout un chacun, puisque la loi britannique sur la protection des données et la liberté d’information permet aux personnes filmées de réclamer une copie de ces enregistrements.

Selon Manu Luksch, cette omniprésence du phénomène de surveillance n’est pas circonscrite au seul réseau de caméra urbaine. Il perce également sur la toile, comme elle l’évoquait dans un entretien avec Marie Lechner de Libération en septembre 2007 où elle avouait son pressentiment qu’internet n’était pas seulement l’outil peer-to-peer longtemps attendu qui allait donner de l’autonomie aux individus et aux communautés, mais aussi une matrice dans laquelle nous sommes tous des points traçables à loisir. Aujourd’hui, nous ne sommes plus seulement un corps physique mais également un corps de données, expliquait-elle ainsi.

Nos mouvements, nos choix, nos communications sont consignés. Notre corps de données fait du shopping en utilisant des cartes de fidélité, fait des trajets quotidiens dans les transports publics enregistrés par les Oyster cards (carte de transport à Londres), passe des coups de fil permettant aux opérateurs mobiles de nous localiser, surfe sur le net et communique par e-mail… Il laisse des traces partout où il passe. Si les propriétaires de ces différents réseaux (espaces virtuels) compilent ces traces, ils réussissent à esquisser un portrait assez précis de la « personne réelle ». Cela m’inquiète. J’y vois aussi une forte connexion avec la disparition de l’espace public et la croissance de l’espace privé, commercial. Nos droits civiques sont tronqués par des implémentations sécuritaires.

Manu Luksch, Kayak Libre, installation. Latvian National Museum of the Arts, Riga

Manu Luksch, Kayak Libre, installation. Latvian National Museum of the Arts, Riga 2014. Photo: © Armin Medosch.

Kayak Libre
Comme une réponse à ce constat, l’un des projets les plus récents de Manu Luksch porte justement sur la définition d’un nouvel espace public qui permettrait de nouveaux échanges entre les individus, dans une nouvelle forme de réseau, plus conforme au respect de la nature humaine. Telle est l’idée de son projet Kayak Libre, un véhicule artistique prenant la forme d’un véritable taxi fluvial explorant les pistes de nouvelles formes de connectivité humaine, basé sur le désir naturel de l’homme pour l’autonomie, la mobilité et le sens communautaire, et qui agirait comme un parallèle symbolique au réseau Internet.

Dans ce projet, sorte d’infrastructure expérimentale temporaire, les conversations entre les participants s’avèrent être en quelque sorte le prix du trajet. Et les enregistrements géolocalisés de bribes de conversation permettent d’alimenter sur le site web dédié une carte interactive symbolisant cette faible proportion de liberté dans l’espace public, suivant le mince cours de la voie fluviale qui lui sert de support, mais traçant aussi l’axe d’un futur possible en tant que nouvel environnement durable basé sur l’échange.

En fait, Kayak Libre prend une autre forme de réseau comme source imaginaire pour la définition d’un nouvel espace d’ouverture, explique Manu Luksch. En l’occurrence, il s’agit ici d’un réseau de canaux industriels datant de la fin du XIXème siècle. Mais il y a une continuité avec les questions précédemment posées par les problématiques de communautés en réseau, de l’Internet, par la modification des espaces publics. Le projet part des mêmes critiques formulées pour chercher des scénarios possibles de futurs alternatifs basés sur un véritable échange partagé, et pour essayer d’être certain que les méthodes de conception de ces futurs alternatifs délivrent de véritables valeurs d’intégration et d’autonomie évitant de refaire les mêmes erreurs.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.manuluksch.com/

0100101110101101.org

De tous les artistes du net art des origines, Eva et Franco Mattes sont certainement restés les plus authentiquement subversifs. Pour ce couple d’Italiens, pionniers du net art, actifs depuis le milieu des années 90, Internet est le lieu idéal pour dénoncer l’utopie de la communication bâtit par et pour des médias favorisant surtout l’exhibitionniste, le voyeurisme et le consumérisme, tout en se moquant du monde de l’art contemporain. Pour cela, ils n’hésitent pas à utiliser dans leurs interventions artistiques, les mêmes médias qu’ils dénigrent dans le « réel ».

Eva & Franco Mattes, Nike Rez.

Eva & Franco Mattes, Nike Rez. Photo: © Eva & Franco Mattes / 0100101110101101.org

Résidents à Brooklyn depuis le milieu des années 90, Eva et Franco Mattes aka 0100101110101101.org, se sont spécialisés dans la subversion via les médias électroniques. C’est dans la sphère numérique, dont Internet est le point central, que le couple intervient le mieux. En détournant les clichés liés à certains comportements en ligne ou en intervenant au cours de performances souvent chocs sur les points chauds incontournables du réseau (Second Life, Chatroulette, etc.), ils questionnent, attaquent et remettent en cause l’idée naïve de « société de communication ». Objectivement militant, le couple pointe un doigt accusateur sur la paille que nous nous sommes nous-mêmes mis dans l’œil en accueillant passivement l’évolution du réseau Internet en une multitude de « réseaux », mi-marchands, mi-propagandistes, contribuant tous désormais plus souvent à l’exposition de nos plus graves défauts qu’à l’éducation, l’intelligence, le partage et enfin, l’édification intellectuelle ou morale du genre humain.

« La réalité est surévaluée »
Dès le début de leurs activités, le travail d’Eva et Marco Mattes vise à nier la réalité, ou, tout du moins, nous oblige fortement à nous questionner sur la validité de cette notion à une époque où tout devient flou; des identités en réseau aux intentions des multinationales, des gouvernements et des grands consortiums d’art contemporain. De la fin des années 1990 au début 2000, le couple opère au sein d’un collectif d’artistes sous le pseudonyme de Luther Blissett. Plus tard, ils créent la figure célèbre de Darko Maver, un artiste serbe imaginaire pourtant présenté à la Biennale de Venise de 2001, qu’ils assassineront peu de temps après, provoquant un choc au sein du monde de l’art contemporain. Poussant plus loin le questionnement autour du réel et de l’authentique, le couple va, en 1998, jusqu’à acheter le nom de domaine vaticano.org. Détournant ainsi les fidèles du monde entier du site officiel de l’autorité catholique. En 2003, ils lancent le projet Nike Rez avec lequel ils arrivent à convaincre une partie de l’opinion publique autrichienne que la fameuse Karlsplatz de Vienne va être renommée Nikeplatz, photos à l’appui sur Internet.

Vol d’œuvres d’arts et re-créations plastiques
Parmi les autres interventions du duo, on trouve bien évidemment Stolen Pieces. Le couple fut en effet un temps connu pour avoir volé des fragments d’œuvres célèbres dans les musées du monde entier. Parmi les pièces « subtilisées » durant deux ans au cours de leurs voyages, du Duchamp, du Jeff Koons, mais aussi des morceaux de Kandinsky, Claes Oldenburg, Rauschenberg, Joseph Beuys ou encore un fragment de voiture concassée du sculpteur français César. Les objets et morceaux d’œuvres volés sont présentés dans une boîte, en vrac, ne donnant plus à voir qu’une poignée de déchets sans intérêt. En plus de questionner la validité de l’authenticité d’une œuvre ou d’une idée, les Mattes proposent également un « hommage » (1) à des artistes utilisant eux-mêmes des fragments, de petites pièces, issue de la vie quotidienne (l’urinoir de Duchamp, les automobiles de César, les morceaux de journaux de Rauschenberg). Autre travail de détournement, dans le domaine du jeu vidéo cette fois : Freedom, une performance crée en 2010 qui détourne les codes du jeu de guerre en réseau Counter Strike. Au cours d’une « partie », Eva Mattes refuse de jouer son rôle et de tuer ses ennemis, préférant à la place essayer de convaincre les joueurs de la sauver car elle réalise une œuvre d’art live (2). Le résultat est éloquent : l’artiste est régulièrement tuée et abusée par la plupart des joueurs en ligne.

Eva & Franco Mattes. 13 Most Beautiful Avatars. Second Life.

Eva & Franco Mattes. 13 Most Beautiful Avatars. Second Life. Capture d’écran. Photo: © Eva & Franco Mattes / 0100101110101101.org

No Fun sur Internet
Internet est le terrain de jeu favori d’Eva et Marco Mattes. Ils y exposent leur talent de hackers en piratant, rendant public ou au contraire, en fermant, des sites célèbres. Ils interviennent également sur des plateformes connues, comme Chatroulette. À la fin des années 90, le couple vise des sites fameux comme Hell.com, qui atteint une certaine notoriété du simple fait de porter un nom évocateur. Ce site, créé en réalité par l’artiste Kenneth Aronson en 1995, et revendu en 2009 à l’investisseur Rick Latona pour la somme de 1.5 million de dollars, est typiquement le genre d’escroqueries artistiques qui attirent les Mattes (3). Sous le pseudonyme de Luther Blisset, ils ouvrent le site réputé inviolable aux non-initiés et abonnés. Eva et Marco Mattes dénoncent également la passivité des utilisateurs d’Internet dans une autre performance choc, No Fun, elle-même partie prenante d’une exposition justement titrée « la réalité est surévaluée ». Utilisant la célèbre plateforme de chat vidéo, Chatroulette.com, Marco met en scène son suicide par pendaison, seul, dans une chambre sordide. Les réactions des utilisateurs de Chatroulette, qui vont de la fascination morbide à l’indifférence, sont filmées et retransmises en vidéo (4). Plus hardcore, le couple monte une fausse vidéo snuff movie (film dans lequel on assassine en direct) et filme les réactions des spectateurs (5). Violence, pornographie, exhibitionnisme et voyeurisme, les failles morales présentes sur Internet, sont les cibles favorites du couple italien.

15 minutes de gloire sur Second Life
Impossible de conclure ce panorama sans aborder les travaux du couple sur la plateforme de réalité virtuelle Second Life. Entre 2006 et 2007, le couple crée 13 Most Beautiful Avatars, une série photographique d’avatars en forme d’hommage à Andy Warhol, puisqu’il s’agit des avatars les plus « célèbres », les « stars » donc, de Second Life. 13 Most Beautiful Avatars se veut en effet une référence aux 13 Most Beautiful Women et 13 Most Beautiful Boys de 1964, dans lequel Warhol célébrait son entourage composé des « stars » de la Factory. Exposée dans une galerie d’art contemporain, cette série de photos remet en cause le statut de star et le système qui permet cette intronisation de la banalité au rang d’exception, tout en questionnant une fois encore la part de réalité qui nous est accordée dans une société de plus en plus virtuelle. Plus important encore, 13 Most Beautiful Avatars pointe la banalité de la notoriété, dans une époque post-15 minutes de gloire où tout un chacun peut se créer un « personnage public » dans les univers fictifs et informatiques d’Internet.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> https://0100101110101101.org/

(1) Couple stole more than other artists’ ideas : www.washingtonpost.com/wpdyn/content/article/2010/05/16/AR2010051603391.html

(2) http://postmastersart.com/archive/01_10/01_10_pr.html

(3) Art.Hacktivism 0100101110101101.ORG, Luther Blissett http://subsol.c3.hu/subsol_2/contributors/01orgtext.html

(4) No Fun : http://vimeo.com/11467722

(5) Emily’s Video : http://animalnewyork.com/2012/watching-snuff-with-marco-and-eva-mattes

 

 

art et capitalisme

Les politiques de l’art ont pour objectif d’inventer des points de passages entre les lieux de l’art et de la politique. Depuis une vingtaine d’années, les concepts et pratiques qui les ont structurés s’épuisent. Il faut désormais compter avec les machines. Dès lors, une approche archéomédiatique s’impose.

Le rapport entre art et politique peut, depuis Karl Marx, être pensé du point de vue de la hiérarchisation des activités humaines. Le penseur du communisme distingue les bases économiques de la société de ses superstructures, ou formes idéologiques, dont l’art fait partie, qui sont l’expression des bouleversements économiques (1). Que l’on fût pour ou contre le marxisme, que l’on critiquât les régimes totalitaires socialistes tout en conservant une approche critique du capitalisme, l’approche marxiste de la relation entre art et politique fut incontournable des années 1920 aux années 1980. Selon elle, il appartenait aux artistes de transformer la société par l’art, c’est-à-dire les rapports sociaux, contre le capitalisme.

En 1924, Trotski écrivit ceci : Les poètes, les peintres, les sculpteurs, les acteurs devraient donc cesser de réfléchir, de représenter, d’écrire des poèmes, de peindre des tableaux, de tailler des sculptures, de s’exprimer devant la rampe, et porter leur art directement dans la vie ? Mais comment, où et par quelles portes ? (2). Le fondateur de l’Armée Rouge pensait l’art en tacticien : la relation « entre » l’art et la politique relève de la science militaire. Entre art et politique, il fut question, dès ce moment là, et pour longtemps, des lieux de l’art et de la politique, de leurs frontières, de leurs passages et de leurs géographies.

Cette approche militaire de l’art concerne tout autant la place de l’artiste dans la société, l’espace de l’art (celui où il se fabrique et où il se montre) que le topos nouveau qu’il contribue à construire, qu’il soit utopique ou hétérotopique. Quels lieux pour et de l’art ? Pour quelles conquêtes ? Les politiques justement, en France du moins, parleront des publics, qui seront d’abord déterritorialisés puis reterritorialisés. Quelles places fortes — les espaces culturels, les galeries, les centres d’art, la rue ? Enfin, quel espace commun inventé par l’art, participant à forger, pour reprendre l’expression de Jacques Rancière, le « partage du sensible » (3) ?

Quentin Destieu, Gold Revolution, 2015.

Quentin Destieu, Gold Revolution, 2015. Photo : © Quentin Destieu

L’artiste moderne (et postmoderne) à la recherche des hétérotopies
Dans un contexte où l’organisation sociale, militaire, éducative et familiale participaient d’une même biopolitique (4), l’artiste devint un travailleur parmi d’autres, c’est-à-dire qu’il put être considéré du point de vue de son statut sociologique. Dans le même temps, sa destination fut d’être un travailleur émancipé, un être affranchi des contraintes de l’idéologie bourgeoise, de ses phénomènes de domination par la langue (conventionnelle), par l’éducation (le rapport maître-élève) et par l’ordre social, ses normes et ses règles, qui contraignent les corps et les pratiques. L’émancipation de l’artiste, supposant la transgression de l’art institutionnalisé, s’accompagnait alors d’une revendication d’émancipation collective, exprimée sous la forme d’un Manifeste et d’une réalisation (l’œuvre d’art), dirigée contre le mode de production et de consommation capitalistes (5).

Pendant de longues années, penser le rapport de l’art et de la politique impliqua de saisir l’espace d’émancipation où il se jouait. La science qui le prit comme objet fut l’histoire de l’art. Pour des raisons complètement étrangères à la politique de l’art, toute conquête (y compris militaire) doit être une conquête dans l’histoire, qui se traduit par l’exigence du nouveau (6). La critique et les institutions de l’art s’appuient en effet sur l’histoire de l’art, qui est l’instance de vérification de la nouveauté, agissant dans le même temps comme une autorité instituante. De ce point de vue, l’étalon moderne de la nouveauté, jusque dans son concept, ont été les avant-gardes artistiques.

Fort de cet héritage, l’enjeu de la relation de l’art et de la politique fut et demeure (s’il continue à la penser comme telle), pour l’artiste, la fabrication de lieux-autres, ou hétérotopies, impliquant la subversion de l’ordre social et moral capitaliste. À la fin du 20e et au début du 21e siècle, dans le contexte postmoderne de la fin des espoirs collectifs par lequel ce rapport devint désenchanté et cynique, l’art critique a poursuivi cette voie par une multitude de moyens. Jacques Rancière en distingue quatre : le jeu (à la suite de Fluxus, Maurizio Cattelan), l’inventaire (Christian Boltanski), la rencontre (Rirkrit Tiravanija) ou l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud (7) et le mystère (Vanessa Beecroft) (8). L’époque, ajoute Jacques Rancière, appelle à davantage d’art, ou plutôt de politiques de l’art, par le déficit même de la politique proprement dite, exigeant des substitutions, une recomposition des espaces politiques, à moins qu’elles ne soient plus seulement capables que de les parodier (9).

L’école d’art française, lieu de transmission de l’art et l’une des instances de légitimation de l’artiste, est l’aboutissement de ce modèle de l’art, aujourd’hui épuisé. On y apprend à se penser « travailleur », à tenir un « discours » cohérent et singulier sur le « travail », à définir un « projet » — l’idéologie du projet, chère au management des années 1980, est passée par là (10) —, à savoir se positionner — comme lorsqu’on prend une position militaire — par rapport au « nouveau » par un savoir positif constitué de « références ».

Structuré par le statut de travailleur et par l’impératif du Manifeste, mais en l’absence de tout rêve collectif et d’emprise sur la politique et les autres activités (économiques, techniques, etc.), l’étudiant construit patiemment pendant les cinq années qui le conduisent au diplôme, un manifeste qui ne concerne désormais que lui (son statement). À défaut d’être armé pour collectivement affronter la politique et la société, il est alors paradoxalement livré en pâture à l’institution qui fait et défait l’artiste ainsi qu’au monde clos et autonome de l’art.

Le monde de l’art face au déplacement du lieu de la politique
Mais les processus de clôture de la politique et de la domination se sont déplacés à un autre niveau que ceux des avant-gardes du 20e siècle. Les stratégies et tactiques révolutionnaires du 18e siècle s’écrivaient avec l’imprimé. Celles du 19e, avec les presses industrielles. Au 20e, avec la radio, du cinéma et de la télévision. Au 21e elles s’écrivent avec les ordinateurs et le réseau. Il y a encore trente ans, un coup d’État ou une conquête militaire exigeait le contrôle de la télévision et de la radio.

Aujourd’hui, la redoutable armée de l’État Islamique est à l’image des réseaux, insaisissable. Rappelant les mises en scène des régimes totalitaires tout en en étant radicalement éloignée dans le format, elle s’adresse directement aux masses sans passer par les mass-médias traditionnels, faisant écho à l’univers des vidéos en ligne et jouant sur les ressorts d’une pornographie de l’horreur familière au Web. Intégrant tous les anciens médias, ce dernier produit, grâce à ses effets médiatiques infiniment plus puissants que toutes les productions artistiques contemporaines réunies, la sensibilité commune à la base de la politique. Parallèlement, la grande nouveauté de l’histoire est que désormais le lieu du capitalisme est en même temps son médium. Habitué à (se) montrer dans d’autres lieux, l’art institutionnalisé laisse vide le terrain où, aujourd’hui, le nouveau capitalisme (Google, Apple, Facebook, Amazon) produit et se produit.

Le Net art, cette avant-garde morte avant d’être connue
En réalité, lorsque le Web est né, des artistes se sont emparés du Net en tant qu’espace critique nouveau — interrogeant le sujet, l’identité, l’écriture, la communication et l’information — et en déjouant les mass-médias traditionnels. Ainsi, les Yesmen s’amusèrent de la BBC pour torpiller la Dow Chemical Company. L’usage politique des technologies électroniques fut également une cible de prédilection. Heath Bunting, par exemple, explora ironiquement, avec le Web et (presque) avant tout le monde, la caméra de surveillance. Pour ces artistes du Net, le Web était le non-lieu de l’art, où ils pouvaient aussi bien montrer leur « travail » directement sans la médiation de l’institution que recomposer un espace politique. À la différence de l’artiste émancipé et émancipateur du 20e siècle, qui (s’)exposait dans l’espace privé de la galerie ou dans l’espace public, réservant ainsi ses effets à une élite culturelle convaincue, l’artiste du réseau ouvrait des brèches dans le (nouveau) lieu de fabrication du capitalisme informationnel et du politique.

Nicolas Maigret, The Pirate Cinema (Installation), 2014.

Nicolas Maigret, The Pirate Cinema (Installation), 2014. Photo : © Nicolas Maigret

Dès lors que le capitalisme, tout aussi plastique que l’art, commença à s’emparer du réseau, la guerre fut inévitable. Ainsi débuta la Toywar, à la fin des années 1990, une guerre entre le collectif artistique et activiste, etoy.com et une entreprise de vente en ligne de jouets, etoys.com. L’objet du conflit : un nom de domaine. Malgré les dollars d’etoys, le premier vainquit le second à coup d’attaques informatiques, marquant ainsi une victoire de l’art sur le capitalisme. Le monde de l’art, qui se fondait de plus en plus dans les exigences de la publicité et de la communication, n’échappa pas davantage à la critique.

Quand Luther Blissett, un collectif anonyme européen postnéoiste d’une soixantaine d’artistes et théoriciens, réussit à se moquer du monde de l’art en le mobilisant grâce aux médias traditionnels après l’enfermement puis la mort d’un artiste fictif, Darko Maver, il avait réussi à montrer l’inféodation de l’art aux médias de communication. À la différence des théoriciens en esthétique, les tacticiens des médias, comme Geert Lovink, Florian Cramer ou plus récemment Dmytri Kleiner, se préoccupaient bien moins de ce qu’est l’art, de l’œuvre, de son authenticité, de son monde et de son marché que de savoir quels effets produisaient les médias techniques sur les activités humaines et la vie commune, proposant en conséquence des alternatives politiques au capitalisme du savoir et de la culture. Ainsi le manifeste télécommuniste propose-t-il un réseau fondé, non sur la structure client-serveur, contrôlée par le capitalisme du Web, mais sur le peer-to-peer et le logiciel libre (11).

Pendant ce temps, et jusqu’à aujourd’hui encore, l’art légitime chercha des formes nouvelles tout en s’attachant à habiter l’espace auquel il était habitué depuis plus d’un siècle. Le nom de l’artiste continuait à être une marque et la politique de l’art à être dévorée par l’art du politique. L’art Internet finit lui-même par être consommé par l’hypercapitalisme informationnel, lorsque ses artistes — les plus jeunes d’entre eux surtout — aspirèrent à intégrer le circuit traditionnel de l’art, produisant, dans le style ou suivant le Net (12), des produits dérivés durables et montrables dans les lieux de l’art autonome. La « nouveauté » ne porta pas sur une quelconque « rematérialisation » de l’art Internet (dès ses débuts, l’art du réseau a été matériel — son manifeste ayant même été en 1999 gravé dans la pierre), mais dans l’aspiration à revenir à un mode ancien de production de l’art. Malgré quelques résistances toujours actives, le Net art mourut ainsi avant d’avoir été transmis. L’art post-Internet naquit à sa suite, signant la victoire d’un art impuissant à construire une nouvelle politique de l’art.

Vers une archéopolitique des médias
Le Net art avait compris que la domination politique et économique s’opérait dorénavant à un autre niveau. Depuis l’Altair Basic produit par Microsoft, les yeux de la critique politique étaient braqués sur le logiciel et sur sa propriété — donnant alors naissance au genre de l’artiste-hacker. Mais la maîtrise des langages exige à un niveau plus profond la maîtrise des machines (13). C’est précisément en ce lieu — au cœur de la machine elle-même — qu’une politique de l’art est urgente. Urgence de l’appropriation par l’art non seulement des langages des machines, mais aussi de leurs structures matérielles auxquelles nous n’avons plus accès, alors qu’elles conditionnent l’écriture, la pensée et la fabrication d’une sensibilité commune.

Parallèlement à sa descente archéopolitique dans les couches technologiques qui forment la base concrète sur laquelle s’élève aujourd’hui la culture et les rapports sociaux, l’art archéomédiatique demande donc une nouvelle esthétique. En 1997, pour un concours d’art numérique à la Kunsthalle de Hambourg, Cornelia Sollfrank créait 288 artistes fictifs et autant d’œuvres, toutes générées par ordinateur. À la Maison Rouge, en 2014, Antoine de Galbert confia le commissariat et l’accrochage de son exposition à un algorithme.

Bientôt, des œuvres produites par des algorithmes seront choisies par d’autres algorithmes, eux-mêmes programmés par des machines, montrées en ligne ou de manière tangibles, tandis que la maintenance et l’accrochage seront assurés par des petites mains humaines (14). Ainsi, l’art ne peut plus seulement être raconté par l’histoire de l’art, mais aussi par les machines, par un traitement algorithmique des bases de données du monde de l’art lui-même. Les temporalités des machines, marquées par les continuités et les ruptures entre « anciens » et « nouveaux » médias, entre obsolescence et émergence, constituent des phénomènes qui ne peuvent, pour cette raison, être l’objet d’un discours historique, mais qui doivent, en revanche, être géographisés, atlasisés et cartographiés (15).

Passant outre le nuage symbolique des logiciels recouvrant le réel de la machine, cette descente archéologique dans les couches de ses matérialités appelle, à chaque niveau, un éclaircissement sur les stratégies industrielles de l’informatique et leur lien étroit avec le monde militaire et politique. L’art du réel ouvre les machines, en saisit la composition jusqu’aux éléments les plus simples, explore leur fonctionnement (par le hardware hacking), leur dysfonctionnement (par le glitch) et leur a-fonctionnement (par le bug), et mesure les présupposés ainsi que les conséquences écologiques, sociales et économiques de leurs matérialités. Il ne s’agit pas de hurler à la fin de la pensée ou à l’avènement prochain d’un fascisme technologique — de cela nous n’en savons rien —, mais d’inventer par un art archéo-machinique un espace partagé avec le monde des machines qui est venu bouleverser la torpeur dans laquelle s’était installée la relation de l’art et de la politique.

Emmanuel Guez
Artiste et philosophe, Emmanuel Guez est directeur du PAMAL (Preservation – Archaeology – Media Art Lab) à l’École Supérieure d’Art d’Avignon.

publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

(1) Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique [1859], trad. Maurice Husson et Gilbert Badia, Paris, Éditions Sociales, 1977.

(2) Léon Trotsky, Littérature et révolution, Paris, Union générale d’éditions / 10-18, 1964.

(3) Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.

(4) Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1994.

(5) Mikel Dufrenne, Art et politique, Paris, Union générale d’éditions, 1974.

(6) Boris Groys, Du Nouveau, essai d’économie culturelle, Paris, Jacqueline Chambon, 1995.

(7) Nicolas Bourriaud, L’esthétique relationnelle, Paris, Les Presses du Réel, 1998.

(8) Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.

(9) Ibidem, p.84.

(10) Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

(11) Dmytri Kleiner, The Telekommunist Manifesto, Amsterdam, Institute of Networks Cultures, 2010.

(12) Marisa Olson, Postinternet : Art after Internet (2011) in Art and the Internet, Black dog publishing, 2013.

(13) Cf. Friedrich Kittler, Le Logiciel n’existe pas, trad. Frédérique Vargoz, Paris, Les Presses du réel, 2015 (à paraître).

(14) Une idée imaginée et partagée à la suite d’un échange avec Marie Lechner.

(15) Je m’appuie ici sur les recherches menées par Christophe Bruno.

 

 

entretien avec Anne Laforet

Les œuvres créées par et pour Internet rejoignent depuis quelques années les collections des musées. Elles posent de nouvelles et complexes questions de conservation, de restauration et d’exposition. D’une part, les matériaux numériques de ces œuvres sont fragiles et sont interdépendants d’un écosystème médiatique en perpétuelle évolution; d’autre part, leur mode de fonctionnement et d’activation suppose une relation, une interaction et des postures parfois datées du visiteur.

Jodi, OSS/••••, version web, 2005. Le programme #Reset en fonctionnement. Photo: © Jodi.

Les œuvres d’art Internet présentent de nombreuses spécificités qui font obstacle à leur préservation : ce sont des œuvres numériques qui traitent de l’information pour présenter un visuel et fonctionnent à travers un environnement informatique complexe. Beaucoup de paramètres entrent en compte pour le bon fonctionnement de ce type de créations : un écosystème médiatique, une relation avec le visiteur, etc. Aujourd’hui, avez-vous à l’esprit un protocole de conservation permettant de préserver cette expérience entre le pratiquant et l’œuvre ?
Faire l’expérience d’un site c’est, en effet, manipuler le dispositif que l’artiste met à disposition sur Internet. Il y a véritablement inscription du visiteur dans l’œuvre. Le spectateur est celui qui active l’œuvre, certes à distance, dans le cas d’un site, par exemple au moment de la connexion au serveur lorsque son adresse IP s’écrit dans le fichier log. Dans le cas de Sweet Dream de Julie Morel, l’Internet sert de pont entre la galerie et la chambre de l’artiste, l’œuvre est connectée, il n’y a pas véritablement activation comme dans le cas d’une œuvre en ligne.
Quand on parle d’écosystème médiatique et de relation homme/machine, ce qu’il faut retenir c’est que les interactions se font au travers d’un matériel particulier qui implique certaines postures. C’est particulièrement flagrant dans le cas d’OSS/•••• de Jodi, l’œuvre est inscrite dans un certain type de fonctionnement de l’ordinateur (avec écran, clavier, souris…), cela conditionne une relation particulière avec le dispositif. D’autant que ce mode relationnel n’est pas, aujourd’hui, l’unique mode d’accès aux œuvres. On peut y accéder par téléphone portable…
Le visiteur n’est pas incorporé de la même manière dans les objets, suivant s’il s’agit d’un ordinateur personnel, d’une tablette, d’un portable… Lorsque Jodi a créé des pièces comme OSS/••••, cela coïncidait avec le développement de l’Internet personnel. Le trouble que le dispositif de l’artiste amène dans le fonctionnement est intrinsèquement lié à un environnement situé, daté, qu’il peut être difficile de recomposer ou même d’imaginer aujourd’hui.

Jodi, OSS/••••, version web, 2005. Photo: © Jodi.

La préservation de l’ensemble des éléments constitutifs d’une œuvre d’art Internet est complexe et souvent même une étude poussée ne permet pas de cibler les risques futurs, malheureusement imprévisibles, car liés à l’évolution constante du réseau et de son milieu. Comment traiter une œuvre en vue de sa préservation, tout en prenant pleinement en compte ce paramètre d’obsolescence ?
Sur ce point, il y a le projet “Digital Art Conservation” réalisé en 2010-2012 autour de dix œuvres des institutions partenaires, des œuvres numériques de générations différentes. Ce type de projet sensibilise le monde de l’art à la préservation de ces œuvres et permet de tester des hypothèses à travers des études de cas.
Par exemple, avec les études de cas de Still Living d’Antoine Schmitt et OSS/•••• de Jodi. Ces œuvres ont été créées avec “Director” (logiciel) qui a été largement remplacé par Flash. Bien que Director soit encore fonctionnel alors qu’il est obsolète, ces œuvres créées avec un même logiciel peuvent connaître des stratégies de préservation différentes. L’œuvre de Jodi OSS/•••• existe sur CD-ROM et sur Internet. L’espace multimédia Gantner, l’institution ayant acheté cette œuvre, est en droit de la reproduire sur CD-ROM, mais que faire avec un support en voie d’obsolescence ? Et comment la montrer au public ? Sur l’ordinateur d’origine ou sur une machine récente ?
À son acquisition, cette œuvre a fait l’objet d’une intervention par les artistes où le code a été “porté” sur une plateforme informatique récente, parler d’original n’est alors pas vraiment pertinent. Mettre à jour est parfois une opération inévitable si nous ne souhaitons pas faire disparaître ces œuvres. Mais peut-être pouvons-nous contrôler et limiter les différentes plateformes sur lesquelles elles peuvent être montrées aujourd’hui, voire refuser certaines conditions d’exposition.

Puisque la pratique des internautes est constitutive de l’identité et du fonctionnement de l’œuvre, comment rendre compte de ces pratiques qui varient avec le temps ?
Il s’agit de savoir quel type de dispositif l’on peut recréer pour saisir l’écosystème médiatique de l’époque ? Comment saisir le caractère de nouveauté d’une œuvre ou d’une technologie a posteriori ? Comment faire ce voyage dans le passé tout en sachant ce que l’on sait aujourd’hui ?
Ce sont bien les conditions d’accès aux œuvres qui sont menacées. Aujourd’hui Internet a beaucoup changé et les navigateurs aussi. Beaucoup de fenêtres « pop-up » sont bloquées automatiquement par nos machines et nos navigateurs alors que beaucoup de sites Internet créés par des artistes utilisaient ces fenêtres comme élément à part entière de l’expérience de l’œuvre. Il est donc difficile sinon impossible de retrouver toutes les interactions, les sensations que procurait le réseau Internet des années 1980-90 en comparaison à celui d’aujourd’hui.
La documentation, plutôt que la conservation, offre des directions, comme par exemple la possibilité de filmer ou de faire une démonstration enregistrée du l’œuvre de net art pour garder certaines caractéristiques, ce qui n’est pas sans ironie pour des objets destinés à être expérimentés !

Aujourd’hui, une prise de conscience collective nous fait pleinement mesurer que « les machines meurent aussi ». Ainsi, préserver le numérique par le numérique est grandement remis en question, puisque préserver des objets par ces mêmes outils éphémères et évolutifs ne résout que temporairement le problème. Qu’en pensez-vous ?
Il faudrait réussir à faire en sorte que les œuvres soient maintenues sans rupture dans le temps, en trouvant un moyen d’entretenir les œuvres et leur fonctionnement, sans cesse les adapter à leur milieu évolutif. Cela peut passer aussi par une modification des pratiques artistiques des artistes eux-mêmes avec l’utilisation de logiciels libres plus stables dans le temps.

Antoine Schmitt, Still Living, 2006. Source : www.gratin.org/stillliving/ Photo: © Antoine Schmitt

La conservation implique une préservation et une transmission d’un objet, afin qu’il soit compris et montré dans le présent ainsi que dans le futur. Ainsi, il arrive aujourd’hui que les institutions montrent un site Internet des années 1990 sur un écran haute définition, plus grand et traitant la couleur de façon plus précise qu’il y a 20 ans. Qu’en pensez-vous ?
Il est tout à fait possible de penser la présentation des œuvres comme une documentation, avec tout ce que cela implique. Cela peut aussi passer par des petites choses : ce qui est traître, par exemple, c’est de ne pas dire qu’il s’agit de “re-création” notamment lorsque l’une galerie ou un musée présente un film émulé sur un autre support. Il faudrait simplement ajouter : cette pièce a été “numérisée en telle année.”
À ce sujet, il existe un texte très intéressant de Jon Ippolito sur le cartel de Death by Wall Label (1) où il invite les musées à faire des cartels rappelant l’ensemble des opérations qui ont été effectuées sur les objets. Il est très important d’indiquer les transformations qui ont fait que l’objet soit venu jusqu’à nous, les restaurations par exemple. Il n’y a pas d’œuvres d’art « telles quelles »…

Quels sont vos projets ?
Je réfléchis à un projet dont les contours sont encore flous, sur « l’anarchronisme », une contraction entre les notions d’anarchie et d’anachronisme. Au contraire des œuvres que l’on peut dater facilement, il y a beaucoup d’œuvres chronologiquement indéfinies. Leur caractère anachronique peut s’expliquer par un retour de l’analogique : comment se fait-il que certains artistes aujourd’hui utilisent les technologies analogiques au détriment de celles du numérique ? Cela est peut-être lié au fait que le numérique s’est banalisé. Et l’engouement des artistes pour des pratiques mixtes n’est pas que le fait de la nostalgie : des technologies plus anciennes en devenant obsolètes offrent des possibilités de remettre en jeu certaines formes ou trajectoires.

propos recueillis par Rémy Geindreau et Tiphaine Vialle
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) http://thoughtmesh.net/publish/11.php

WJ-Spot #2 : les artistes s’emparent du réseau
décembre 2012 / février 2013

> Éditorial :

Chercheurs d’art :
les pépites de la toile

S’il vous arrive, au détour d’une rue, d’être fasciné par une oeuvre de street-art, les artistes du Net devraient aussi vous surprendre quand vous surfez sur la toile. Le réseau est devenu un espace de création incontournable où l’on peut découvrir de l’art visuel et sonore, génératif, interactif, des oeuvres collectives, des dispositifs de téléprésence… Les artistes utilisent et détournent les navigateurs, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, la géolocalisation, les logiciels, le code.

58 web-activistes exposent dans ce numéro leurs points de vue sur la création en réseau et vous livrent leur playlist de sites Internet de référence. Cette photographie instantanée du Net Art est la deuxième publication de MCD consacrée à cette mouvance artistique, avec Anne Roquigny comme rédactrice en chef invitée. WJ-Spots#1, avait déjà réuni les témoignages de plus de 40 personnalités : artistes, critiques, chercheurs, commissaires artistiques, hackers…

L’histoire et le futur de l’art sur Internet. Tous ces intervenants vous invitent à la découverte des oeuvres emblématiques de la création en ligne, et partagent leurs réflexions sur les évolutions rapides de l’art en réseau. En couverture, Agatha Appears d’Olia Lialina. Une oeuvre de 1997 qui raconte l’histoire d’Agatha, perdue la nuit dans une grande ville. Elle rencontre un ingénieur réseau qui lui propose de lui apprendre la puissance d’Internet. Agatha voyage alors de serveur web en serveur web : « pour comprendre le net, vous devez être à l’intérieur « …

Anne-Cécile Worms – Directrice de la rédaction

> Sommaire :
Glitch art
Tactical media
Generative art
Memes
Google art
Media hacking
Pop net art
Sofware art
Digital folklore
Machinima
Web art
Hacktivism
Code art
Ascii art
Facebook art
Locative media
Telematic art
Network performance
Seapunk
New Aesthetic

> Remerciements :
Nous tenons à remercier particulièrement tous les participants et partenaires de WJ-Spots, ainsi que le Ministère de la Culture et de la Communication et les annonceurs de MCD pour leur soutien à cette publication.

15 ans de création artistique sur internet
hors-série / septembre 2009

> Éditorial :

État des lieux des arts en réseau

Depuis 6 ans, Musiques & Cultures Digitales contribue à valoriser les acteurs de la scène digitale à travers ses diverses publications : la revue bimestrielle MCD, les Guides des Festivals Numériques (troisième édition en mai 2009), un premier panorama de la création numérique avec le livre Arts numériques, tendances – artistes – lieux & festivals (M21 Éditions) et aujourd’hui un hors série consacré à WJ-SPOTS.

Le premier WJ-SPOTS s’est déroulé les 27 et 28 mai 2009 à la Maison des Métallos, à Paris, dans le cadre de la saison numérique « Immatérielles » et de Futur en Seine. Imaginé et conçu par Anne Roquigny, ce dispositif a permis de faire le point sur 15 ans de création en réseau en « exposant » le point de vue d’une quarantaine de web-activistes français, et les sites qu’ils trouvent emblématiques.

Co-producteur de cette initiative, MCD édite ce hors-série où figurent tous les intervenants : c’est aussi la première photographie « papier » de cette mouvance artistique. WJ-SPOTS #1 a permis aux invités de parler de leur travail, de partager leur expérience et de montrer la singularité de leur projet et de leur pensée. Cet événement a mis en perspective et en résonance la richesse des différentes démarches.

Anne-Cécile Worms – Directrice de la rédaction

> Remerciements :
Nous tenons à remercier particulièrement Anne Roquigny et tous les participants à ce WJ-SPOTS #1 ainsi que le Ministère de la Culture (DDAI) pour le soutien apporté à la production de l’événement et à cette publication.