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Les aventures musicales de l’afrofuturisme

L’afrofuturisme est une bannière qui réunit plusieurs courants musicaux. Jazz, funk, afrobeat, hip-hop, rap, breakbeat, electro, techno… Soit les multiples facettes de la « musique black » moderne, même si ce terme est beaucoup trop réducteur. L’afrofuturisme n’est pas une musique noire, mais une musique du futur faite avec des machines par des musiciens noirs.

En fait, l’afrofuturisme déborde largement ce cadre musical. C’est un ensemble culturel, urbain et pluridisciplinaire, qui fait appel autant à la mythologie qu’à la bande dessinée, à la philosophie qu’à l’informatique, à la science-fiction qu’aux diasporas africaines, à la vidéo qu’aux fictions spéculatives… L’édition 2022 du Carnegie Hall’s citywide festival à New York rendait compte de cette effervescence.

Le Britannique d’origine ghanéenne Kodwo Eshun, journaliste, cinéaste et enseignant, a écrit un ouvrage de référence sur l’afrofuturisme, Plus brillant que le soleil : aventures en fiction sonore. Paru en 1998, ce livre vient enfin d’être traduit en français pour le compte des Éditions de la Philharmonie. La tâche fut ardue tant le style, heurté, s’apparente à un jeu d’écriture expérimentale où un flow de mots s’entrechoquent. Chose rare, à la mesure de la difficulté du texte, c’est la traductrice Claire Martinet qui en signe la préface.

Avec ses néologismes liés, si ce n’est rythmés, par une syntaxe disloquée, la lecture de ce livre s’apparente à un mix truffé de breakbeats et de samples. Il en reprend les codes. Kodwo Eshun truffe également son récit de références à Virilio, Baudrillard, Canguilhem, Deleuze, Foucault, Mumford, Nietzsche, Reich, Sartre… sans oublier Burroughs, Arthaud, W.E.B. Du Bois, Fanon, Paul Gilroy, Donna Haraway, Mark Dery et, pour la science-fiction, Ballard, Clarke, Delany, Dick, Gibson, Haldeman, Sterling…

Bien vite, donc, en entamant la lecture de cet ouvrage, on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une simple narration, pas de l’histoire linéaire d’un genre musical, mais le récit du mouvement (au sens mécanique) d’une « musique machine », d’une « musique alien ». Une Futurythmachine. Presque une mythologie du futur donc, dont les bardes s’appellent Sun Ra, Coltrane, Miles Davis, Herbie Hancock, Parliament, Public Ennemy, Dr. Octagon, Tricky, Scientist, Lee Perry, Underground Resistance, Phuture, Ultramagnetic MC’s, Goldie, 4 Hero… Au fil des pages, on a l’impression de réécouter en accéléré la bande-son des 40 dernières années : jazz « fission », dub, hip-hop, techno, drum-n-bass…

De fait, l’afrofuturisme est avant tout une musique qui allie technique et informatique. Une musique « futuriste », car c’est une musique de rupture, pétrie d’accidents, de scratchs, d’électroniques, d’échos, de mixes, de samples, etc. Les platines et tables de mixage formant une « terre neuve », selon l’expression de Lee Perry. Les sampleurs et logiciels de séquençage dessinant une « constellation de systèmes » dans laquelle navigue le producteur. L’afrofuturisme est une musique de contre-coup qui se déploie au fil de perturbations sonores… Et les phases de ce discontinum sont autant de chapitres du livre : afrodélie, skratchadélie, sampladélie, psychédélie, octophrénie, mixadélie

Ainsi, avec le dub nous rentrons dans un monde d’échos. Et au premier écho, l’écoute doit changer complètement. Il faut que l’oreille se lance à la poursuite du son. […] Impossible de rattraper la pulsation, les traînes sonores qui prennent un virage et s’évanouissent au bout d’un couloir. De King Tubby à Basic Channel, la cymbale est toujours hors de portée, toujours sur le point de basculer aux confins de la perception. Là où devrait se trouver le rythme, il y a de l’espace, et vice versa.

Outre l’écho d’autres perturbations, comme la distorsion, font aussi basculer la musique dans une autre dimension. La musique du futur est agravitaire, transcendante, en parfaite conjonction avec la désincarnation numérique en ligne. Les machines, du sampleur au vocodeur, ont bien changé la nature de la musique, réalisant le souhait d’Edgar Varèse cité par Kodwo Eshun : j’ai besoin d’un moyen d’expression entièrement nouveau, une machine à produire des sons (non pas à reproduire des sons).

En bonus, on découvre un entretien qui s’impose comme une véritable explication de texte. Remisant son langage cryptographique, Kodwo Eshun confirme en termes simples l’objectif de son livre : renverser les récits traditionnels sur la Musique noire. Et en révèle les éléments clés : McLuhan et Ballard. Concernant la notion d’afrofuturisme, il rappelle que c’est Mark Dery (l’auteur de Vitesse virtuelle : la cyberculture aujourd’hui) qui en est à l’origine. Mais c’est le journaliste Mark Sinker qui a creusé le sujet, à la suite de l’écrivain et musicien afro-américain Greg Tate qui s’intéressait à la science-fiction noire et à la musique black.

Plus brillant que le soleil est donc une analyse des visions du futur dans la musique, de Sun Ra à 4 Hero. L’un des fils rouges est la science du breakbeat. Dans ce grand bouleversement sonore, la sampladélie ouvre un continuum entre le son visuel et le son audio. Kodwo Eshun observe par ailleurs que les films d’action occupent la même strate que la skratchadélie. Ce sont les mêmes vélocités, les mêmes vecteurs, les mêmes sons. L’afrofuturisme est-il postmoderne ? La réponse de Kodwo Eshun est cinglante : Le postmodernisme ne veut rien dire en musique. Ça ne veut rien dire du tout. Ça ne veut plus rien dire depuis 1968 au moins, quand les premières versions ont commencé à sortir de Jamaïque…

Kodwo Eshun, Plus brillant que le soleil : aventures en fiction sonore (Éditions de la Philharmonie / collection La rue musicale, 2023)
Infos > https://philharmoniedeparis.fr

Convention et festival des cultures électroniques

Pour ce rendez-vous proposé par Technopol qui fête ses 10 ans en cette fin de semaine, il y a bien sûr des lives et DJ-sets avec Dave Clarke, Para One, Molecule, Volvox, BXTR, Dylan Dylan, Bamao Yendé, Electric Rescue, Josh Cheon, Osoloco, Frédéric Djaaleb, Alignment, Headless Horseman, Calling Marian, Axel Moon, Inigo Kennedy

Mais aussi — et surtout ? — beaucoup de questionnements autour de l’organisation et du déroulé des événements festifs, et de la création musicale sous forme de conférences, débats, masterclasses et workshops. Parmi les thèmes abordés : Metaverse : pour un virtuel plus vertueux, e-sport et musiques électroniques ; NFT : nouvel économie de la création ou non sens écologique ? ; Data et métadonnées : comment donner plus de valeur à vos œuvres ? ; Passeurs ou militants : les tiers-lieux, nouvelle maisons de l’écologie pour tou·te·s ; Inclusion, sororité et musiques électroniques ; où en est-on dans la région SWANA (Afrique du Nord et Asie du Sud-Est)

> du 21 au 24 septembre, La Villette, Paris
> https://www.pariselectronicweek.com/

ou comment tendre des lignes de son

Que l’on doive décrire la musique, en-dehors de ses aspects techniques, et l’on est rapidement amené à utiliser un vocabulaire physique, géographique, paysagiste. S’agit-il d’insuffisance, ou bien existe-t-il des rapports intimes entre le son et l’image qui rendent les comparaisons inévitables ? Voici un aperçu subjectif et forcément incomplet des réalisations musicales synesthésiques.

Jean-Michel Rolland, clavecin oculaire numérique conçu d’après les écrits du père Castel de 1735. Photo: D.R.

En février 1809, Ernst Florens Chladni est invité au palais des Tuileries par Napoléon Bonaparte. Le physicien et musicien allemand est venu lui présenter son extraordinaire invention, ou plutôt sa découverte, dont on parle dans toutes les cours d’Europe. Sa curiosité et son amour des sons avaient mené ce père de l’acoustique moderne à mener l’expérience suivante en 1787 : saupoudrer de sable une plaque métallique et frotter celle-ci à l’aide d’un archet. Suivant l’emplacement du jeu, sa longueur, sa fréquence, des figures géométriques apparaissent, disparaissent, se transforment, donnant à l’œil émerveillé le spectacle d’une musique qui se fait lignes.

Il n’est pas insignifiant de rappeler que cette découverte s’est rendue notoire en pleine époque de vigueur du romantisme allemand, dont le goût des analogies entre différentes résonances du monde préfigure, d’un bon siècle, un autre mouvement qui lui doit beaucoup, le surréalisme. Le romantisme, alors, visait idéalement à une synthèse des arts et une telle mise au clair des rapports intimes entre le son et l’image s’inscrit idéalement dans le Zeitgeist du 19ème siècle naissant.

Il faut attendre plus de cent cinquante ans pour qu’un autre scientifique, Hans Jenny, prolonge les expériences de Chladni en mettant en œuvre des oscillateurs sur du sable de quartz, mais également sur des fluides. Les cymatics – figures acoustiques – obtenus sont décrits par Jenny comme obéissant à des modèles ordonnés. D’étonnantes images, réagissant immédiatement au son, prennent forme dans les poudres, mais encore dans l’eau, dans l’alcool. On ne peut alors que parler, sans hyperbole, de véritable image sonore.

Voilà dès lors attestées, scientifiquement, physiquement, les corrélations entre l’harmonie des sons et celle des lignes. Car il n’a pas fallu attendre l’apparition de ces deux dispositifs géniaux pour que l’homme fasse naître des images de chaque émoi sonore. Toute description de la musique appelle tôt ou tard un vocabulaire paysagiste. Combien de ciels, de flots, de poudres, de ramures n’entendons-nous pas dans le bourdon des cordes, dans les chutes du piano, dans les vagues du synthétiseur, dans les frottements du métal…

D’autres encore éprouvent ce lien de manière intime, et la connivence image / son se produit au plus profond de leur être, à la racine même de leurs perceptions. Ce phénomène, que l’on nomme synesthésie, s’éprouve rarement, mais certains « voient » les sons en telle ou telle couleur, alors que d’autres « entendent » telle ou telle fréquence sonore à la vision du rouge, du bleu, du vert…

Poésie ou neurologie, les domaines s’accordent à intriquer la vue et l’ouïe, de Rimbaud (Voyelles) à Kandinsky, de Baudelaire (Correspondances) à Scriabine. Ce dernier, compositeur russe qui rêvait d’un grand projet associant couleurs et musique, reprenait à son compte les idées du Père Castel qui, au XVIIIème siècle, avait conçu un « clavecin oculaire », à l’intention des sourds, afin que la succession des couleurs pût agir sur l’œil de la même manière que celle des notes le fait sur l’oreille.

Tentatives audacieuses, pas toujours couronnées de succès, raillées par les uns, admirées par d’autres… Toujours est-il que le XXème siècle qui vit exploser la technologie fut ainsi le témoin de créations où la musique fuse d’autres mouvements que ceux du musicien sur son instrument.

C’est le temps du theremin, du nom de son inventeur, instrument pionnier de la musique électronique. Ce ne sont pas uniquement ses sons, ou sa technologie, qui le déterminent ainsi, c’est aussi et peut-être avant tout son mode d’exécution futuriste, « à distance », anticipant ces remote sensors qui nous environnent aujourd’hui. Le joueur de theremin manipule littéralement l’espace, il tient sa main à quelques décimètres de l’antenne qui capte ses mouvements et les transforme en son, contrôlant la hauteur de la note de la main droite, le volume avec la gauche.

L’instrument a traversé le siècle et, loin d’avoir été relégué au département des curiosités de l’histoire de la musique, il s’entend de loin en loin sur les disques de Squaremeter, The Damned, Radiohead, Cevin Key (Skinny Puppy)…

Certains griffent ainsi l’espace, alors que d’autres font chanter (enfin) la lumière ou les couleurs. C’est le cas de la harpe laser, inventée en 1980 par Bernard Szajner. Le faisceau de lumière interrompu détermine la hauteur du son. Là encore, d’autres musiciens, dont certains obtiennent ainsi un vif succès, reprennent à leur compte cette invention synesthésique que seule la technologie électronique pouvait permettre.

De senseurs en capteurs, les créations stupéfiantes augmentent le champ des possibles musicaux. Il faut voir les musiciens manipulateurs de la Biomuse, le Japonais Atau Tanaka en tête, actionner leurs bras à la manière d’un chef dont l’orchestre loge hors de toute vue, et obtenir de cet ensemble fantôme une texture domptée. La Biomuse, fruit des travaux de l’institut BioControl Systems, en particulier des deux chercheurs Hugh Lusted et Benjamin Knapp, est une interface « biomusicale » qui décèle l’énergie électrique de l’avant-bras et convertit les mouvements, les tensions de celui-ci en sons, en musique.

Le trio BioMuse, dans lequel B. Knapp revêt lui-même les biosensors, avec la violoniste Gascia Ouzounian et Eric Lyon au laptop, offre un exemple de la fantastique dynamique du dispositif, jouant littéralement des samples de violon capturés en temps à peine différé par l’informatique. L’imagination se projette dans le geste à la façon d’une gravure sur vide. Theremin, harpe laser, Biomuse : les avatars de ce geste du bras dans l’espace poursuivent en fait le même but, quel que soit le degré de sophistication du dispositif, la transgression d’une loi physique, le dépassement d’une évidence selon laquelle il faut toucher pour provoquer…

Bien plus aventureux sans doute, est le chemin qui prolonge celui que le Père Castel avait tracé avec son clavecin oculaire, que Scriabine avait défriché à son tour : trouver à relier positivement le son à l’image. L’ingénieur russe Evgeny Murzin, de 1937 à 1957, a mis au point un tel dispositif. Il ne l’a pas simplement imaginé, il l’a réalisé, et avec cet appareil, l’ANS (en hommage à Alexandre Nikolayevitch Scriabine), la réciproque des découvertes de Chladni et de Jenny : la transformation d’images en sons. D’apparence à la fois monumentale, rustique et ésotérique, ce synthétiseur (qu’Ivan Pavlov de CoH qualifie de « croisement entre une machine à explorer le temps venue du futur et un engin magique antique et mystérieux ») fonctionne sur un double principe : car l’ANS peut d’une part, lorsqu’on en joue, produire des dessins, des lignes, correspondants aux données sonores, des « paysages musicaux » peint par le musicien; mais également et surtout réagir musicalement en synthétisant un son à partir d’une représentation graphique.

Celle-ci, dessinée sur des plaques de verre enduites de résine noire, est glissée dans l’appareil qui réagit selon sa programmation dans un pur élan synesthésique. Il n’existe qu’un seul exemplaire de l’ANS, conservé à Moscou au Musée de la musique, et dont la présentation a longtemps été assurée par Stanislas Kreichi, ancien assistant de Murzin. Peu à peu, on fait balayer par la machine la plaque de verre gravée; elle convertit instantanément le tracé en musique, assimilant ainsi à une partition l’ensemble des dessins préparés.

Le synthétiseur ANS conçu par l’ingénieur russe Yevgeny Murzin. Photo: D.R.

Pour tout dire, grâce à l’ANS la forme « prend son » de la même manière que les découvertes de Chladni donnaient forme aux sons. Artemiev (pour la B.O. du Solaris de Tarkovski), A. Schnittke, Coil ou encore Cisfinitum ont utilisé les sons de l’ANS qui semblent surgis du cosmos sous les espèces d’un chant austère mais chargé de lumière. Le froid de l’espace, celui que l’on associe aux épopées soviétiques il faut bien l’avouer, nimbe les délicats bourdons de la machine, ses sifflements fragiles aussi, tout comme ses ondulations medium. Assurément, la musique de l’ANS est stupéfiante dans son procédé, elle est aussi inouïe (au propre comme au figuré) dans sa texture. Le coffret de Coil retraçant l’expérience du groupe en 2002 avec le synthétiseur russe, constitué de trois CD et d’un DVD, offre à cet égard un panorama assez large des possibilités de la machine.

Avec l’ANS, un rêve s’est accompli, conversion instantanée du dessin en vibration musicale. Une conquête de l’esprit romantique, de l’audace surréaliste sur la rigidité du vraisemblable. Chaque pas de cette importance repousse les bornes de l’impossible. Hier encore, un appareil synesthésique comme l’ANS semblait fou. Avant-hier, la conquête de l’espace se réservait le domaine de l’imagination. On sait le pas de géant que l’homme a franchi depuis… L’espace, et pourquoi pas le temps ? C’est peut-être la prochaine étape. Il n’est qu’à rêver en considérant ce que proposait le plus sérieusement du monde le prix Nobel de physique Georges Charpak, en se demandant si la vibration très ancienne du son environnant un potier de l’Antiquité pourrait avoir gravé le pot sur son tour, à la façon du sillon sur le disque de cire ou de vinyle (1). Si le futur n’est pas encore écrit, le passé regorge encore de trésors à décoder…

Denis Boyer
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

Denis Boyer est rédacteur en chef de la revue Fear Drop > www.feardrop.net

(1) Cette « paléo-acoustique » (ou archéoacoustique) poursuit les recherches de Richard Woodbridge qui, en 1969, avait mené quatre expériences dans ce sens. La première aboutit à la transcription d’un bruit précisément produit par un tour de potier sur une poterie. Une pointe de bois et une cellule piézo-électrique permirent cette restitution sur un casque audio.

> English Version

une composition électroacoustique en RV de Christine Webster

Musicienne, ingénieure du son et théoricienne des nouveaux environnements sonores, Christine Webster est aussi hardcore gameuse et passionnée de mondes persistants (Second Life, l’ex-Komity, EVE Online, etc.). Avec sa composition pour réalité virtuelle Empty Room, elle est également l’une des seules artistes à proposer une immersion sonore totale, dans un acousmonium virtuel. Rencontre avec la créatrice de la musique toponymique.

Christine Webster, Empty Room, acousmonium 64 voies en interne.

Christine Webster, Empty Room, acousmonium 64 voies en interne. Photo: © Christine Webster

Il n’existe pratiquement aucun projet mêlant composition électroacoustique et réalité virtuelle. Comment est venue l’idée d’unir ses deux médiums ? Et pourquoi ?
Je fais du son depuis des années, c’est mon métier. À l’origine, je suis ingénieure du son. J’ai vécu l’apparition des nouveaux outils, ProTools, Ableton Live, etc. Par ailleurs, j’étais très impliquée dans le monde du jeu vidéo. J’ai même eu des périodes de hardcore gaming. En 2006, je suis tombé sur Second Life. Je ne connaissais pas du tout ces univers à l’époque. Le principe de se balader, de discuter, sans enjeux, sans mission, m’a perturbé. Quelques semaines après, je suis entrée en contact avec Wangxiang Tuxing, un passionné de mondes virtuels, qui est devenu mon mécène par la suite. Il avait créé une île sur Second Life et il m’a offert un espace gratuit où travailler et expérimenter. C’est aussi ça l’esprit Second Life. Un espace qui crée des connexions particulières et durables. Une vraie communauté.

Qu’est-ce que vous ne trouviez pas dans ces univers et que vous avez trouvé dans la RV ?
Second Life est un endroit libre et dynamique, un locus de croissance tourné vers la 3D. C’est renversant ! Quand j’ai compris son fonctionnement, ses lois, sa physique, j’ai réalisé que je pouvais en faire quelque chose. J’ai répertorié les outils qui étaient à la disposition des utilisateurs. Côté audio, l’environnement permettait de streamer en stéréo, ou de chatter avec des outils voice intégrés, comme dans les jeux vidéo massivement multi-joueurs. Ce qui manquait, c’était de pouvoir envoyer ou jouer du son, directement dans l’environnement. Finalement, la solution est venue en sortant du contexte. J’ai pensé que dans tous les environnements virtuels, jeux vidéo ou multivers, les bruitages sont inclus dans les objets spatialisés. On a donc un bruitage circonscrit, avec des outils de perception qui permettent de localiser le son dans l’espace, sa proximité, etc., mais ça n’a jamais été pensé pour de la musique. Je trouvais que ça manquait. Du coup, j’ai ôté les bruitages des objets, et j’y ai mis ma musique. C’est venu comme ça.

Concrètement, pouvez-vous décrire Empty Room ?
C’est un travail qui prend source au sein du groupe Spatial Média d’EnsadLab. Cela devait être à la fois un projet artistique et une recherche. J’ai donc abandonné l’outil Open Simulator et Second Life, pour Unity 5, qui a des fonctions audios plus avancées. Je me suis retrouvée avec une liberté phénoménale. Dans Empty Room, l’utilisateur se retrouve parachuté dans un environnement abstrait : un hypercube expérimenté à partir d’une plateforme de 40m2. Une dimension forcément limitée parce qu’il est difficile et coûteux, aujourd’hui, d’envoyer des êtres humains dans un espace ouvert infini. C’est aussi justement ce qui m’a conduit à travailler sur le paradoxe qui fait l’intérêt du projet, parce que même s’il y a des contraintes techniques, au niveau de la perception, c’est une sensation d’espace infini que l’on vit.
Le scénario se déroule en trois phases : tout d’abord l’utilisateur se trouve dans un espace large, avec des sensations spatiales très aériennes, avec des monolithes qui s’imposent comme des présences. Pour la suite, le sens des perspectives et de la profondeur est mis à mal, on ne sait plus ce qui est en haut ou en bas. La dernière partie est une panic room générative. Il était important que la présence au monde soit validée par les objets. La sensation d’habiter un monde se fait par la présence des autres, mais aussi par ce qui occupe cet espace. L’autre chose très importante, c’est que je voulais renverser la polarité image/son. L’agent principal ici, ça n’est pas la RV, mais le son à 99%. Dans Empty Room, sans le son, il ne se passe rien. En 1979, Georges Lucas disait le son fait 50% d’un film. En 2016, avec Empty Room, il occupe 99% de l’espace.

Christine Webster, Empty Room. Séquence 1.

Christine Webster, Empty Room. Séquence 1. Photo: © Christine Webster

Le fait que vous veniez de Second Life pose un paradoxe : Empty Room repose sur l’expérience de la solitude de la RV…
C’était à la fois mon choix, et une question de moyens. D’une part, je voulais absolument que l’expérience soit solitaire. C’est quelque chose qui n’est pas tellement abordé. La recherche se penche souvent sur la confrontation aux autres avatars, à partir du postulat selon lequel la sensation de présence serait validée par la présence d’un autre. L’idée de la solitude face à l’infini me plaît énormément. Cela me permettait aussi de travailler la création sonore dans ce sens. Pour de la musique expérimentale électroacoustique, c’était idéal.

Concrètement, est-ce que le fait de mêler réalité virtuelle et musique influence la composition de la partition musicale dédiée ?
La problématique de l’espace sonore est extrêmement complexe et intéressante. Il faut cependant être clair sur ce dont on parle. Aujourd’hui, on mixe des stems 5.1 qu’on spatialise et on appelle ça du son 3D ! C’est une supercherie. Le son 3D, de mon point de vue, c’est avant tout occuper l’espace, son par son, particule par particule. C’est à ce moment-là que l’on arrive à du son en trois dimensions, avec du son binaural qui nous restitue une démarche acoustique en 3D. Ce n’est pas en mixant juste trois couches de stems qu’on peut y arriver.

On en vient à la notion d’acousmonium virtuel…
Dans Second Life je pouvais créer des architectures de spatialisation étonnantes. Pour mon projet 55 Sounds to the Sky, par exemple, plus on avançait, plus on découvrait des dizaines de sons différents. On évoluait en partant de choses extrêmement concrètes vers des choses extrêmement abstraites. Le plateau de fin était délirant de complexité. C’était une spatialisation qui serait impossible à faire dans le réel. Puisque j’avais cette contrainte d’espace dans Unity 5, j’en ai profité pour construire un acousmonium. J’ai pu y intégrer des successions de quadriphonies. Il y a des sons en mono, de la stéréo en mouvement selon le déplacement de l’utilisateur, mais aussi autour de lui. J’ai préparé des stems quadriphoniques, ou octophonique qui s’emboîtent, avec le Spat de l’IRCAM (un des partenaires du projet, qui me donne accès a ses outils), restitués ensuite sur Unity 5 en aménageant et en réglant tout selon les critères perceptifs de cette plateforme. Empty Room bénéficie donc d’un environnement sonore de 64 voies virtuelles en interne, c’est unique !

Comment envisagez-vous son évolution ?
Cela me fait beaucoup réfléchir. Pour les besoins de médiation, j’ai donné un nom à ma démarche, je la nomme « musique topologique« . J’en ai écrit les principes, qui fixent cette pratique à l’intérieur d’une structure numérique en 3D. C’est mon projet de thèse. Je pense qu’il faut inventer de nouveaux postulats. Le sujet de ma thèse est d’ailleurs : faut-il considérer la RV comme la nouvelle tenture pythagoricienne sur lequel projeter nos univers sonores ? Par la suite, je compte augmenter l’expérience Empty Room avec un système de tracking externe et une véritable scénographie. C’est toute la partie qui se met en place avec Le Cube, centre de création numérique d’Issy-les-Moulineaux, qui est un partenaire de production très investi dans le projet.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

http://spatialmedia.ensadlab.fr/projet-empty-room/
https://soundwebster.wordpress.com/

propos croisés

Entre Genève et Paris, une ligne acousmatique haute-tension est désormais tendue. Créée à Paris en 2005 par Christian Zanési, Directeur artistique du GRM, le festival Présences électronique a trouvé sa résonance genevoise depuis 2010, grâce à Jérôme Soudan, artiste connu sous le nom de Mimetic et co-programmateur du festival Electron. Rencontre avec ces deux porteurs d’idées sonores.

Mira Calix @ Présences électronique Genève, 2011.

Mira Calix @ Présences électronique Genève, 2011. Photo: © Mélanie Groley.

Comment cette expérience de rapprochement entre Paris et Genève est-elle née ?
Christian Zanési : D’une façon toute simple. En 2009 j’avais été invité à jouer dans le cadre du festival Electron dans une salle de L’Usine. J’en ai profité pour voir un peu ce festival et je suis allé écouter mon camarade Christian Fennesz qui passait à l’Alhambra. J’ai, à cette occasion, découvert la salle et j’ai vu qu’elle était idéale pour l’Acousmonium. J’en ai parlé à Jérôme Soudan qui, avec Emmanuelle Dorsaz, a été très réactif puisque l’année suivante s’est tenue la première édition de P.E.G.
Jérôme Soudan : En fait, j’avais déjà joué en tant que Mimetic à Présences électronique à la Maison de la Radio en 2007, puis quelques années plus tard au 104. Mais en voyant Fennesz jouer en 2009 au théâtre de l’Alhambra, Christian m’a dit que ce serait vraiment bien d’intégrer l’Acousmonium à cette salle durant Electron. En réfléchissant, nous avons pensé qu’il serait plus opportun de faire une version Suisse du festival parisien, car, pour moi, le concept de base méritait un événement à part entière.

Présences électronique brise les barrières entre les différents expressions musicales électroniques, en permettant à des artistes venant de la techno, de l’industriel ou de l’electronica de se frotter aux approches électro-acoustiques et acousmatiques de l’Acousmonium, comme on a pu le voir avec Wolfgang Voigt et Dadavistic Orchestra. Est-ce difficile pour ces artistes de se confronter à ces principes de spatialisation en direct ?
Ch.Z : Je pense que ce n’est pas très difficile. Parce que finalement l’Acousmonium propose une écoute du son très naturelle. Dans la nature ou dans la vie, on est en permanence entouré de sons et l’oreille répond à cette immersion par un travail permanent et subtil de sélection. De sorte que nous sommes tous « malgré nous » des grands spécialistes de la multidiffusion. Le travail spatial du musicien consiste à diriger ou orienter cette sélection. Alors les musiciens s’adaptent très vite au système d’autant plus qu’ils sont assistés par une très bonne équipe technique. Et quand ils en on fait une fois l’expérience, ils ont envie de recommencer.
JS : Le principe d’offrir un outil tel que l’Acousmonium, avec ses possibilités illimitées dans la restitution du son et sa diffusion dans l’espace, à des compositeurs qui n’ont pas forcément eu l’occasion de travailler en surround avant, prend tout son sens lorsque ces compositeurs/interprètes jouent le jeu. C’est parfois plus difficile pour certains que pour d’autres. L’univers de Dadavistic Orchestra s’y prêtait assez naturellement au niveau des compositions même si c’était leur premier live. Le jeu de la spatialisation a été assumé par un seul membre pendant que les autres jouaient. Pour Wolfgang Voigt c’est complètement différent, il vient d’un univers très techno minimaliste, pour un public très spécialisé, malgré des projets plus expérimentaux ou ambient [NDLR : Gas, Kafkatrax]. Cela déstabilise certains puristes. Il utilise moins la spatialisation, mais cela peut plaire à un public moins averti, qui se sent parfois lésé dans les festivals de musique « contemporaine ». Pour ma part, je n’ai pas donné les mêmes consignes et conseils à ces deux artistes. J’essaye de les accompagner quand ils apprivoisent le concept (en amont et sur place). L’aide des techniciens spécialisés du GRM est primordiale dans cet accompagnement. Et à l’arrivée, Dadavistic Orchestra et Wolfgang Voigt ont la sensation d’avoir participé à quelque chose d’unique.

Jérôme Soudan aka Mimetic

Jérôme Soudan aka Mimetic. Photo: D.R.

Avec des artistes jouant directement depuis l’Acousmonium, d’autres derrière leur laptop ou choisissant une approche très scénique et brute (Erik M et FM Einheit), sans oublier des pièces du répertoire électro-acoustique (L’Œil Écoute de Bernard Parmegiani), on sent la recherche d’une certaine diversité esthétique dans les approches proposées…
Ch.Z : Il y a effectivement la volonté de mettre dans un même programme différentes modalités musicales; c’est-à-dire différentes façons de produire ces musiques et aussi de donner aux artistes actuels une perspective historique en proposant des œuvres du répertoire.
JS : Oui, comme le dit Christian, je partage cette recherche de diversité qui va à l’encontre des festivals de musique contemporaine actuels qui ont tendance à prêcher pour un public converti d’avance. Pour moi, un son de FM Einheit à la perceuse n’est pas si éloigné de l’esthétique de compositeurs comme Varèse ou de la philosophie de John Cage. Et un Black Dog (membre de Dadavistic Orchestra) ou un Wolfgang Voigt venant du milieu techno ont une conception du son certes moins élitiste, mais qui touche avec justesse un public actuel qui vit dans une société mixte où la spécialisation est parfois un refus d’ouverture.

Mais il y a toujours également l’idée de découvrir de nouveaux artistes, plus spécifiquement électro-acoustiques, comme cette année à Genève deux jeunes femmes, la Néerlandaise Esther Venrooy et la Suissesse d’origine russe Olga Kokcharova…
JS : Deux des spécificités de PEG [Présences électronique Genève], depuis sa première édition, c’est de faire une place à des compositeurs Suisses comme Olga Kokcharova, Martin Neukom ou POL, ou encore de montrer les analogies avec l’art contemporain, une récurrence à Genève où les DJs sont parfois plasticiens. Olga comme Esther viennent plus de l’univers des galeries et de l’art contemporain. Il se trouve que dans leurs installations elles font un travail très précis sur la spatialisation et il m’a paru intéressant de les inviter à jouer live sur une spatialisation qu’elles n’ont pas conçue et de s’adapter.

Christian Zanési.

Christian Zanési. Photo: © D. Allard / INA.

Certains artistes ont été marqués par cette expérience acousmatique. Je pense notamment à des artistes d’obédience électronique ou rock comme Jim O’Rourke, dont la musique semble désormais évoluer de plus en plus vers les musiques électro-acoustiques…
Ch.Z : Il y a un cas que j’aime beaucoup parce qu’il est devenu un ami, c’est celui de Robert Hampson (ex-MAIN) ou encore du duo Matmos, qui avait fait pour sa deuxième venue à Présences électronique Paris une performance en deux parties, dont la première était purement acousmatique. En fait, ce qui est commun à tous ces musiciens c’est le concept d’invention du son. Le son en tant que matière expressive et en tant que support de la structure musicale
JS : Pour avoir joué plusieurs fois sur cet Acousmonium et invité des compositeurs à le faire, je crois sincèrement que c’est une expérience unique ! Parce que l’Acousmonium réunit à la fois la conception de Cage — comme quoi la musique électronique devient vivante lorsqu’il y a une gestuelle de l’espace — et les sensations de la techno que j’ai pu ressentir pour la première fois à Berlin dans les années 90. Sentir la musique électronique par le corps. C’est pour cela que j’essaie de développer une conception de l’Acousmonium en situation de club, comme au Zoo de L’Usine en deuxième partie de soirée. Quand on arrive à conjuguer une vraie quadriphonie avec des artistes jouant dessus comme Tim Exile, on retrouve cette sensation qui réunit le physique et le mental, et qui les associe à l’ouïe.

À Paris, les concerts au 104 sont gratuits, à Genève il y a une continuité avec les festivités techno nocturnes en quadriphonie que Jérôme évoquait au Zoo de L’Usine. Est-ce un point essentiel de la démarche de Présences électronique ?
JS : Je crois que là les deux versions diffèrent complètement. À Genève, PEG est géré par une association indépendante très peu subventionnée. C’est assez unique dans la démarche, car la plupart des associations de ce type font soit des festivals très expérimentaux, par exemple dans le courant de la musique improvisée, soit des événements très commerciaux pour pouvoir rentrer dans leurs frais. Pour moi, et en particulier pour la soirée du samedi au Zoo, le but est de se rapprocher le plus possible d’une version idéale d’un Acousmonium de club en deuxième partie de soirée. Le Zoo est autogéré à 100%. Il est donc primordial que le public vienne. L’Acousmonium présent l’année passée au Zoo était pour moi mal pensé pour toute la soirée jusqu’à 5h du matin. C’est pourquoi j’ai décidé ouvertement d’adapter le système en tenant compte de toutes les contraintes, financières comme esthétiques, du lieu alternatif qu’est L’Usine. Nous nous posons ouvertement la question de faire entrée libre au PEG, mais pour l’instant nous perdons de l’argent, car nous ne sommes pas du tout une institution de type « festival de musique contemporaine », mais plutôt une équipe de passionnés venant du monde alternatif de la musique électronique.

Comment voyez-vous évoluer vos éditions de Présences électronique ces prochaines années ? Quels nouveaux défis souhaiteriez-vous relever ? Quelles améliorations aimeriez-vous apporter ?
Ch.Z : Il y a toujours la question de « la » ou « des » salles qui est déterminante. Sinon, je crois que le concept de base est suffisamment ouvert et riche pour être décliné facilement. Si on a plusieurs salles, on peut proposer différents formats de durée. On pourrait aussi enrichir le festival — c’est une affaire de moyens — avec des Installations où les artistes questionnent le son et l’écoute. Nous sommes dans un domaine extrêmement vivace, avec de nombreux acteurs à découvrir et, à chaque nouvelle édition, je suis émerveillé par l’incroyable diversité des esthétiques et des démarches. Bref, j’ai l’impression d’être artistiquement du côté de la vie.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

streaming et marquage de l’écoute à l’ère numérique

L’écoute est un processus disposé à s’épanouir dans une intimité. L’écoute parle à celui dont elle est l’écoute. Fonctionnellement, l’écoute s’articule à une machinerie poly-sensorielle dont le rôle est de renseigner l’individu sur le monde qui l’entoure. Sens parmi les sens, l’écoute s’adresse à soi, mais plus spécifiquement à la partie de soi dans le monde. À ce titre, l’écoute est un dispositif primordial de la communication entre soi et son environnement, mais également entre soi et les autres : sans écoute, pas de parole. Entendre devient donc également un enjeu communautaire, en tant qu’elle est au centre du fonctionnement de la langue orale. L’écoute, ainsi, est tendue vers l’autre et l’extérieur. Elle invite l’en-dehors à se manifester. Elle le fait parler.

Longtemps, tous les objets de l’écoute étaient en rapport de coexistence avec l’auditeur ou, pour le dire autrement, l’individu à l’écoute ne pouvait entendre que ce qui se déroulait dans un champ spatial et temporel qui lui était contingent, champ qui se dimensionnait d’ailleurs à la mesure de ces capacités auditives. On vivait inéluctablement dans le même espace-temps que ce qui avait produit le son que l’on entendait. L’avènement de la reproductibilité de l’audible a brisé cette contingence certaine. Ce qu’on entend désormais a pu être prononcé ou exécuté il y a plus d’un siècle, dans des lieux situés à des milliers de kilomètres de nous, et dans lesquels, pour un bon nombre d’entre eux, on ne se rendra probablement jamais.

Le son, une fois domestiqué, c’est-à-dire médiatisé, a été dupliqué en autant d’empreintes que la technologie le permettait (grâce à la phonographie) et a pu être transmis à grande distance de manière quasi-instantanée (grâce à la radiophonie). Il nous est sans doute impossible, aujourd’hui, d’appréhender avec justesse le caractère frappant des premières expériences d’écoute de voix d’êtres distants ou disparus. On pourrait s’interroger, d’ailleurs, sur l’identité du premier individu à avoir été réentendu après sa mort. On pourrait chercher à savoir qui était ce premier être à avoir laisser derrière lui sa voix mais surtout qui, parmi ses survivants, a fait cette expérience primordiale d’entendre à nouveau les paroles de quelqu’un qui ne parle plus. De nos jours, cette écoute des sons fantômes est devenue une expérience banale : le corps sonore s’est dissipé au profit de ses enregistrements.

Mais à l’ère de cette écoute médiate, schizophonique, s’est déjà superposée celle d’une écoute sans objet. Le support physique, désormais, est également en voie de disparition et subit déjà une raréfaction considérable. Seule l’interface perdure. L’écoute, désormais, prélève des flux. La dématérialisation des sons s’est donc affranchie de ce qui a été, sous de multiples avatars, l’emblème de la production en masse de l’audible : l’empreinte. Pour autant, l’empreinte existe encore, bien que dissimulée dans des espaces de stockages toujours plus inaccessibles, toujours plus nuageux. Elle perdure, stockée en états électriques ou en potentiels magnétiques, circulant dans le réseau puis se transcodant dans la mémoire vive des machines qui nous les donnent à entendre. Aussi, ce qui se dématérialise est moins le son lui-même, que l’objet le manifestant.

La musique a été, durant toute l’histoire de l’écoute médiate, invariablement liée aux supports sur laquelle elle était inscrite (fil de fer, disque souple, bande magnétique, disque optique, etc.). Aujourd’hui, son accès ne se cristallise plus autour d’objets que l’on possède, mais autour de lieux où l’on accède, fussent-ils des lieux virtuels. Le protocole préliminaire à une écoute médiate n’est donc plus tant de coupler un dispositif intermédiaire à un support que d’accéder à un canal de diffusion. À ce titre, l’écoute en ligne ne se distingue pas encore d’une écoute radiophonique, où l’on dérive sur les bandes de fréquences jusqu’à trouver une station délivrant un flux satisfaisant. Mais, plus qu’une simple déclinaison du protocole radiophonique adapté à Internet, le streaming audio apporte à l’écoute médiate des conditions nouvelles, susceptibles de la modifier en profondeur.

L’une de ces nouvelles conditions, déterminante dans le façonnage de l’écoute, est que, si l’accès au flux radio est évanescent, en ce sens où le son disparaît dans l’instant même de son apparition, le son en streaming, lui, est accessible de manière pseudo-permanente (c’est-à-dire, à tout moment, dès lors qu’il est encore mémorisé sur un serveur accessible). La radio a créé cette situation étrange : l’émission de flux continus à l’adresse de récepteurs-auditeurs « muets », n’ayant comme possibilité active, vis-à-vis de ce flux, qu’une simple alternative : écouter ou ne pas écouter. L’accès en streaming redessine cette relation, donnant souvent aux auditeurs, en plus d’une maîtrise temporelle, la possibilité de s’exprimer sur l’objet de leur écoute. Aussi, la lecture en ligne de flux audio autorise, suggère ou encore implique le commentaire, allant parfois jusqu’à l’inscrire à même la forme d’onde représentant le son. Il ne s’agit alors moins d’écouter que de dire son écoute, dans le temps même de son écoute.

Ces commentaires, en effet, ne sont presque jamais des avis argumentés. Ils ne sont pas, non plus, l’occasion de briller socialement, comme cela pouvait être le cas dans les salons musicaux du XIXème siècle, bien qu’ils assurent tout de même une fonction sociale, voire même communautaire. Ils ne se destinent, bien souvent, qu’à signaler une présence, qu’à signer une écoute. Et c’est bien là le fait communautaire par excellence : simplement affirmer appartenir à un groupe, en se manifestant, établissant de ce fait une communauté de présences. Être là, c’est déjà en être. Le protocole de diffusion en streaming propose alors une articulation tripartite où l’écoute se prolonge par son expression possible (c’est-à-dire par sa manifestation via le commentaire) dans un lieu, un site, délimité et reconnu. Aussi, à l’expérience communautaire de dire, signer et manifester son écoute, se double une expérience proprement territoriale. Laisser un commentaire, au-delà de son contenu même, c’est déjà dire : « mon écoute est passé par là, s’est actualisée ici »; c’est poser un jalon, c’est produire le témoignage d’avoir arpenter ce territoire-là.

Et ce territoire ainsi constitué se révèle être diffracté : à l’espace virtuel, au cyberespace, donc, se superpose des lieux réels (la rue, le domicile, le bureau, etc.) où va pouvoir s’actualiser le flux audio, suspendu entretemps dans les stockages-nuages. Où qu’il se trouve, l’auditeur peut, pour peu qu’il puisse utiliser un terminal connecté au Réseau, partir à la recherche du son ou de la musique désirée qui ne manquera pas d’apparaître, quelque part. Ainsi, le stockage globalisé, le cloud, s’appréhende comme une prothèse déterritorialisée qui s’actualise chaque fois que l’auditeur ouvre puis coupe le flux. La dissipation des « lieux d’écoute » spécifiques au profit d’espaces virtuels consultables partout achève donc le sacre d’une écoute qui est désormais qualifiée de « nomade ».

Mais ce qui est nomade, si l’on en croit Gilles Deleuze et Félix Guattari, n’est pas pour autant détaché d’un territoire, bien au contraire. C’est d’ailleurs en vertu de cet attachement, en vertu du fait qu’il ne veut pas le quitter, qu’il ne veut pas bouger, en quelque sorte, que le nomade est contraint de voyager à travers ce territoire, suivant un circuit défini, planifié. De la même manière, l’écoute d’objets dématérialisés et leur consultation à l’aide de flux accessibles partout génèrent ce même possible piétinement de l’écoute. On peut écouter sa musique partout. Partout à chaque instant, on peut écouter la même musique. Le lieu indiffère, sa signature acoustique également. L’écoute nomade est une écoute captive d’un espace atopique qui peut, à loisir, produire, encore et encore, le même son, la même musique. Le nomadisme de l’écoute n’est donc pas un processus de diversification des expériences d’écoute, mais bien plus une tentative d’homogénéisation.

Il faut donc être vigilant, tirer parti de la multitude de flux, les arpenter, les explorer, se déterritorialiser sans cesse. Il n’y pas un flux. Il y en a une profusion. L’espace virtuel est un immense delta où se perdent d’innombrables chenaux audibles se ramifiant à l’infini. Alors, on peut signer son passage, poser un caillou pour établir son territoire, en faire une constellation, mais il faut reprendre la route, ne pas faire du sur-place où, à l’infinité des possibilités, s’oppose une démarche tautologique qui cherche à reproduire, constamment, un même état, une même expérience d’écoute. Il faut donc être un voyageur infatigable de l’espace audible, à l’écoute des flux.

François J. Bonnet
publié dans MCD #73, « La numérisation du monde », janv. / avril 2014

François J. Bonnet est membre du Groupes de Recherches Musicales de l’INA, chargé de programmation et coordinateur pédagogique du parcours acousmatique et arts sonores. Il enseigne par ailleurs à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne. Son premier ouvrage, Les mots et les sons : un archipel sonore, paru en 2012 aux Éditions de l’Éclat est préfacé par Pierre Szendy.

Il est vraiment très curieux que nos têtes contiennent toutes de la musique à des degrés divers. Quand les Suzerains d’Arthur C. Clarke atterrissent sur notre planète, l’énergie avec laquelle notre espèce s’applique à produire et à écouter de la musique ne manque pas de les surprendre ; ils auraient été encore plus stupéfiés d’apprendre que, même en l’absence de sources de stimulation externes, nous entendons pour la plupart une musique intérieure incessante. (Oliver Sacks, Musicophilia)

Que nous le voulions ou non, nous sommes tous des personnages de science-fiction vivant dans une époque de science-fiction. (Ray Bradbury)

Bach ne module jamais au sens conventionnel, et laisse l’extraordinaire impression d’un Univers en expansion infinie. (Glenn Gould)

Avant d’envisager les copulations naturelles et contre nature de la musique et de la science-fiction, il convient de définir cette dernière qui est souvent pour les uns ce qu’elle n’est pas pour les autres sans que l’inverse soit pour autant vérifié.

 

Dans les années 50, Jacques Sternberg avait titré un de ses ouvrages : Une succursale du fantastique nommée science-fiction. Un peu réducteur peut-être. D’autant que le fantastique est une conjecture romanesque non rationnelle, ce qui le situe d’emblée dans une autre niche conceptuelle que la science-fiction qui se veut quand à elle « plutôt » rationnelle. Pierre Versins, l’auteur d’une Encyclopédie devenue mythique publiée au début des années 70, pense quant à lui que la science-fiction est un univers plus grand que l’univers connu. Un peu excessif, par contre. Pierre Versins a dû s’en rendre compte, car il précisera plus tard : la science-fiction n’est pas un « genre littéraire », mais un état d’esprit (…) qui se révèle à travers tous les genres, du poème au cinéma, et sous toutes les formes de l’image au discours.

Voilà qui commence à être beaucoup plus intéressant, et Norman Spinrad, auteur des livres cultes Jack Baron et l’Éternité et Rêve de fer enfonce le clou : on peut seulement définir la science-fiction par la perception qu’on en a. La science-fiction est donc ce qui est perçu comme tel. Il ne fait ainsi aucun doute que L’Arc-en-ciel de la gravité (Thomas Pynchon), La maison des feuilles (Marc Danielewski), Glamorama (Bret Easton Ellis) ou Mantra (Rodrigo Fresàn), bien que ne l’étant pas de façon affichée, peuvent être perçus comme des romans de science-fiction, tout comme Donnie Darko (Richard Kelly), Element of Crime (Lars Von Trier) ou Mulholland Drive (David Lynch) peuvent être perçus comme des films du même genre.

Et du côté de la musique ?

Nous pouvons tout d’abord constater qu’elle a souvent puisé dans le registre science-fictionnel, et ce depuis le XVIIIème siècle au moins. Une des premières œuvres musicales assimilables à la SF est probablement l’opéra de Joseph Haydn, Il mondo della luna (1777), sur un livret de Goldoni, dans lequel un truand se fait passer pour un habitant de la Lune auprès d’un astronome un peu trop crédule. Plus tard, Leos Janacek s’intéresse lui aussi à notre satellite avec Les Aventures de monsieur Broucek (1917), qui visite d’abord la lune puis voyage dans le temps en se rendant au XVème siècle. L’opéra de science-fiction a tenté depuis de nombreux compositeurs néo-classiques ou post-modernes, comme Lorin Maazel (1984, d’après George Orwell), Philip Glass (The Making of the Representative for Planet 8, d’après Doris Lessing) ou Howard Shore (The Fly, d’après Georges Langelaan avec David Cronenberg à la mise en scène).

Le monde du jazz et surtout celui du rock, qui font partie de la même communauté culturelle, ou plutôt contre-culturelle, que Boris Vian, Philip K. Dick, Robert Silverberg, Philip José Farmer, Michael Moorcock ou James Ballard, ont établi plus naturellement de nombreuses passerelles avec la SF. Pour ne citer que les plus assidus : David Bowie avec une quantité imposante de titres comme Space Oddity (1969) inspiré de 2001, a Space Odyssey d’Arthur C. Clarke, ou carrément de concept-album : The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders of Mars, qui narre les frasques d’une rock star extraterrestre et Diamond Dogs, une dystopie dans l’esprit de 1984.

On pourrait bien sûr recenser des dizaines de groupes, mais il faudrait pour cela consacrer un article exclusivement à ce sujet (1). Citons tout de même le groupe britannique Hawkwind qui a placé la quasi-totalité de leurs albums sous le signe de la SF, avec entre autres Warrior on the edge of time basé sur le Cycle du héros éternel de Michael Moorcock (ce dernier ayant écrit les paroles de trois chansons de l’album), et le groupe français Magma dont l’ensemble de la production s’articule autour des relations/conflits entre les terriens et la planète Kobaïa, les textes des chansons étant rédigés en kobaïen, langue inventée pour l’occasion.

Mais c’est du côté de la musique psychédélique que la composante SF est la plus prégnante dans l’optique évoquée par Norman Spinrad. Avec en première ligne le vaisseau spatial des Pink Floyd piloté par Syd Barrett qui délivre des titres crépitants d’étoiles et fleurants bon l’acide et la marijuana comme Astronomy Domine, Interstellar Overdrive, ou Set the Control for the Heart of the Sun, et toute la constellation « Krautrock » (rock allemand des années 60/70) avec les représentants emblématiques du courant « cosmiche musik » : Tangerine Dream (Alpha Centauri, Phaedra, Rubycon, Stratosfear), ou Klaus Schulze (Cyborg, Timewind, Moondawn, Dune) aux titres d’albums évocateurs d’immensités intersidérales sillonnées par des cargos interstellaires, et de planètes plus ou moins exotiques qu’un Gustave Holst a déjà célébré en son temps. Mais là où la musique du compositeur anglais ne fonctionne à plein rendement sur le plan de l’illustration sonore qu’une fois la thématique énoncée, il suffit de quelques notes aux cosmiche rockers allemands pour nous propulser dans l’espace.

Comment cet exploit est-il possible sans l’utilisation de mots ou d’images pour canaliser l’imagination de l’auditeur ? Avec David Bowie, ou Hawkwind la problématique SF est également engendrée par les textes et l’iconographie des pochettes de disque. Privée d’un référent textuel ou visuel, leur musique est incapable d’orienter à coup sûr l’imagination de l’auditeur vers des univers science-fictionnels. D’où la question :

Existe-t-il une musique de SF ?

En se référant à la définition de Norman Spinrad, on peut répondre, me semble-t-il, par l’affirmative : Phaedra, Rubycon, Moondawn, Dune, et la quasi-totalité des albums psychédéliques allemands « sonnent » SF et peuvent donc être considérés comme des musiques SF. Ce qui induit une autre question à laquelle il est beaucoup plus difficile de répondre :
Pourquoi — ou plutôt comment — certaines musiques sonnent SF ?

Les archétypes de la SF, comme les machines à remonter le temps, les transmetteurs de matière ou les machines spatiales bourrées d’électronique y sont sûrement pour quelque chose. En effet, les séquenceurs, les boîtes à rythmes, les échantillonneurs, et bien sûr les ordinateurs parés de logiciels musicaux ne sont plus des instruments, mais, eux aussi, des « machines », génératrices de son : elles n’étaient encore que pure « anticipation » dans la première moitié du XXème siècle, si l’on excepte les premières créations d’ingénieurs fous en la matière : telharmonium (1900) ou ætherophone (1919), plus connu sous le nom de thérémine, qui fleurent bon le steampunk.

Ces premiers instruments électroniques sont d’ailleurs souvent utilisés avant l’arrivée des synthétiseurs pour ajouter un caractère « d’étrangeté » aux bandes originales de films fantastiques ou de science-fiction. Il en va de même pour les Ondes Martenot (1928), ancêtre oh combien génial du synthétiseur, et steampunk à souhait, avec son clavier en bois et son électronique embarquée. Le groupe allemand Kraftwerk (qui utilise d’ailleurs l’Ondéa, version actualisée des Ondes Martenot) est celui qui a joué avec le plus de clairvoyance et d’efficacité de ces archétypes, surtout lors de ses prestations scéniques : musique électronique + textes minimalistes constitués de mots clefs agencés tels des brins d’ADN + mise en scène « hard science » avec des robots qui interprètent certains titres à leur place + projection de films sur des sujets clefs de la science et de la technologie… Ils sont ainsi indéniablement les précurseurs de l’esprit cyberpunk (2). Là où leurs collègues de la cosmiche music lorgnaient du côté du space opera, fut-il sophistiqué comme celui de Dune (inspiré du roman de Franck Herbert), ils établissent un pont entre William Burroughs (Festin nu, Nova Express) et James Ballard (Atrocity Exhibition, Crash) d’une part et William Gibson (Johnny Mnemonic, Neuromancien) et Bruce Sterling (Mozart en verres miroir, La Schismatrice), les papes du cyberpunk, d’autre part.

Mais les sons synthétiques ne déclenchent pas à eux seuls un cinéma mental aux couleurs du space opera ni même du cyberpunk. La « composition », le talent créatif du musicien, reste toujours — heureusement — une composante incontournable. Pour s’en convaincre, retournons un instant dans le passé (le voyage dans le temps est quand même une belle invention) :

Dans sa Dernière conversation avant les étoiles, (1982) Philip K. Dick nous parle d’un projet de nouveau roman The Owl in daylight dont une des composantes principales est la musique et nous rapporte que Pythagore a conclu que le fondement de l’univers était la combinaison de la mathématique et de la musique, parce que ce sont deux aspects de la même chose. Tel a été son enseignement — c’est de là que vient l’expression “musique des sphères”. Il a dit ensuite que les corps en mouvements émettaient de la musique, mais qu’on ne l’entendait pas parce qu’on baignait dedans depuis la naissance, donc qu’on n’en avait plus conscience. Pourtant, nous percevons une musique ininterrompue.

Cette musique que nous ne percevons pas, mais qui existe quelque part dans l’univers mathématique du monde, ne l’entendons-nous pas d’une certaine manière dans la B.O. d’Eraserhead « interprétée » par David Lynch & Alan Splet ? Cette réinvention d’une musique de la matière, du temps et de l’espace me paraît être, selon la définition de Norman Spinrad, incontestablement une musique de science-fiction, tout comme les images qui vont avec.

Nous pouvons également avoir une idée de cette intention explicitement science-fictionnelle en présence d’un choc créatif : lorsque Jean-Philippe Rameau parvient à traduire musicalement dans l’ouverture de Zaïs l’établissement d’un ordre progressif de la matière, véritable interprétation harmonique, avec deux siècles d’avance, de l’évolution (ou nucléosynthèse) de la matière intersidérale (3). ou bien avec Les Éléments de Jean-Féry Rebel (1721) qui choisit ses accords et leur agencement de façon à ce qu’ils expriment le chaos par eux-mêmes, sans recours à la voix ou à un décor. Le résultat, surprenant de modernité, aurait pu être signé Art Zoyd et, quelle que soit la perspective, d’un côté ou de l’autre du temps, des auditeurs de l’époque à ceux d’aujourd’hui, le choc créatif engendre un décrochement du réel et propulse l’œuvre dans la SF.

Ce “décrochement” s’est aujourd’hui “banalisé”. Nous vivons dans une bulle de présent expansée, boursouflée, qui lance des tentacules dans tous les sens du temps. Duplication accélérée, clonage, machines autosuffisantes. La technologie prend de plus en plus le pas sur la recherche fondamentale. La musique électronique, devenue numérique mène sa propre vie. Se régénère, se métamorphose, s’échantillonne se duplique, vit, meurt et renaît de ses samples. Compression-expansion. Toute l’histoire de la musique dans un loop d’une nanoseconde. Les nombres sont les nombres.

La première fois que Philip K. Dick a pris du LSD, il écoutait un quatuor de Beethoven et il l’a vu sous forme de cactus. À chaque progression, de mesure en mesure, le cactus gagnait en complexité ; c’était un processus d’accrétion, et non plus une succession. Il devenait de plus en plus gros, de plus en plus complexe. Par un processus synesthésique, Dick a vu le quatuor de Beethoven sous une démultiplication fractale, une suite de Fibonacci. Il a « naturellement » transformé le son en image comme un logiciel le ferait par numérisation. Sans en avoir probablement conscience, il anticipait la révolution numérique capable de « dématérialiser » des sons et de les « rematérialiser » en images.

Les nombres sont les nombres et aujourd’hui toute musique est science-fiction.

Jacques Barbéri
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

(1) Se reporter, entre autres, au dossier Culture rock & science-fiction (revue Bifrost 69, janvier 2013)
(2) Dans la même mouvance (la touche électro-pop en moins), il convient de citer le groupe français Heldon et les albums solo de son leader, Richard Pinhas (à qui on doit un excellent ouvrage sur Deleuze et la musique : Les larmes de Nietzsche), précurseur dans les années 70 d’une musique cyber-électro faisant ouvertement référence à Philip K. Dick, Norman Spinrad ou Michel Jeury.
(3) In Astronomie et musique au siècle des lumières, Dominique Proust.

> English Version

Écrivain et musicien, Jacques Barbéri a notamment publié la trilogie Narcose La Mémoire du Crime, Le tueur venu du Centaure (La Volte), et des recueils de nouvelles, Kosmokrim (Présences du Futur), L’homme qui parlait aux araignées et plus récemment Le Landau du Rat (La Volte). > www.lewub.com/barberi/

Jacques Barbéri fait également partie du groupe Limite, formé au milieu des années 80 avec d’autres écrivains comme Emmanuel Jouanne, Francis Berthelot, Jean-Pierre Vernay et Antoine Volodine, et la volonté d’expérimenter et de transgresser les codes d’écritures et de narration dans la science-fiction (cf. l’anthologie Malgré le monde, Présences du Futur). > www.rumbatraciens.com/limite/mecanique/m002.html

En parallèle, Jacques Barbéri s’illustre (saxophone, électronique, texte) au sein de Palo Alto emmené par Denis Frajerman. Dans la discographie de ce groupe expérimental et atypique, signalons Terminal Sidéral (CD + DVD sur Optical Sound), Cinq Faux Nids Six Faux Nez avec DDAA (Déficit Des Années Antérieures) sur le label Le Cluricaun et, bien sûr, Slowing Apocalypse; un tribute to J.G. Ballard paru aux éditions È®e, où figure Laurent Pernice avec qui Jacques Barbéri a aussi enregistré Drosophiles & Doryphores, un album electronica et mélodique sur le label slovène multimédia rx:tx.

 

voyage au cœur d’un océan de sons

Domaine particulier au sein de la production sonore, le field recording fut d’abord le fruit d’une approche scientifique et technique visant à collecter les sons du monde avant d’être une démarche esthétique et artistique usant de ces mêmes sons comme de matériaux créatifs. Au fil du temps, l’une comme l’autre ont remis les bruits du monde au centre de la création. La parution de Field Recordings, l’usage sonore du monde aux éditions Le Mot et le Reste, est l’occasion de se pencher sur ce qu’il est réellement convenu d’appeler — depuis la naissance de la musique concrète dans les années 50, puis de l’ambient dans les 70’s, du hip-hop, et de l’apparition du sampleur dans les années 90 — « l’art du Field Recording ».

La pratique du Field Recording, littéralement « enregistrement de terrain », apparait à la fin du 19ème siècle grâce à la mise en œuvre des premiers moyens opérationnels de captations sonores et d’enregistreurs portables. Les acteurs du Field Recording contemporains — Chris Watson (ex-Cabaret Voltaire), Geir Jenssen (aka Biosphere), le label Touch, Yann Paranthoën, Henri Pousseur, Lionel Marchetti ou feu-Luc Ferrari — sont, et furent, les héritiers de pionniers emblématiques tels que Nicolas Bouvier, écrivain, photographe, iconographe et voyageur suisse.

Équipé de son antique Nagra, un des premiers magnétophones portables inventés par Stefan Kudelski, Bouvier parcours sa vie durant les routes du monde, et particulièrement de l’Iran, du Pakistan. Il y enregistre les instruments et les chants des Persans et des Tziganes du Moyen-Orient. À ce titre, il participe de cette catégorie de chercheurs, anthropologues, sociologues, audio-naturalistes et ethno-musicologues, scientifiques voyageurs et mélomanes, qui captent les sons en vue d’un archivage patrimonial; éternels curieux, luttant contre l’oubli et l’ignorance.

Certains chercheurs se passionnent pour le chant de l’oiseau lyre d’Australie ou les mélodies des habitants des îles Salomon, quand d’autres se penchent sur le bruit de la ville ou les plaintes exaltées des prisonniers des pénitenciers nord-américains. Dés le départ le Field Recording se présente comme un vaste champ opératoire composé d’enjeux et de finalités aussi riches que variés. Sur ce plan, le livre d’Alexandre Galand, Field Recordings, l’usage sonore du monde en 100 albums, est une véritable mine d’enseignement. L’auteur insiste — à raison — sur cette dichotomie, scientifique/artistique, qui s’avère complémentaire au fil du temps. Composé d’un long essai historiographique, de trois interviews (Jean C. Roché, Bernard Lortat-Jacob et Peter Cusack) et d’une solide discographie, cet ouvrage est une première en langue française et une excellente entrée en matière pour l’amateur souhaitant se plonger dans cet océan de sons.

Aux origines techniques d’un art

Qu’il s’agisse de techniques ou d’études sonores, de collectes en vue d’un archivage ou de témoignage anthropologique patrimonial, l’enregistrement de terrain s’inscrit donc au départ dans une démarche spécifiquement scientifique. À ses débuts tout du moins, la pratique de l’enregistrement de terrain est une part importante de la recherche : qu’il s’agisse d’étudier la nature des sons, de capter des curiosités sonores ou plus concrètement de tester les techniques nouvelles et le matériel d’enregistrement. De ce point de vue, ces techniques et leur évolution sont évidemment pour beaucoup dans la naissance d’un art qui est alors encore à venir.

C’est en 1876 qu’Alexander Graham Bell invente le téléphone, réussissant ainsi à transformer le son en signal électrique. Un an après, Thomas Edison est déclaré « inventeur du phonographe » (même si, en vérité, il prit de vitesse le Français Charles Cros en déposant le brevet avant son concurrent). Cette invention majeure marque le début d’une ère où la reproduction du son naturel (et en série) devient possible. Le phonographe fut le premier appareil à reproduire les sons. Les utilisateurs parlaient alors dans une corne en métal, tout en actionnant une aiguille qui gravait le modèle des ondes ainsi provoquées sur un cylindre tournant, recouvert d’une feuille d’étain que l’on pouvait relire ensuite. Celle-ci s’avéra peu malléable et on la remplaça vite par une pellicule de cire.

Enfin vint l’acétate utilisé par le gramophone d’Émile Berliner, inventeur du procédé. La production industrielle fut laborieuse, et elle ne commença vraiment qu’en 1889. De son côté, le Danois Valdemar Poulsen, suivant les découvertes de l’Allemand Heinrich Hertz concernant les ondes électromagnétiques en 1887, invente une forme d’enregistrement magnétique sur fil de fer souple en 1898. Mais se sont les Allemands du groupe chimique BASF qui propose la possibilité de stocker des sons sur un magnétophone « à fil » à partir de  1930. Une technique qui s’améliore avec l’apparition de la bande pré-magnétisée proposée par la même firme (et qui sera beaucoup utilisé par le régime nazi).

De « l’enregistrement de terrain » au paysage de sons

On le voit, depuis son apparition, l’art du Field Recording est tributaire de cette évolution technologique constante. Les « audio-naturalistes », comme on nommait alors les pionniers qui pratiquaient ce type de recherches, sont forcés d’utiliser les moyens mis à leur disposition, cherchant toujours plus de qualité, de portabilité et d’accessibilité. Cela définit plusieurs catégories de pratiques au sein même du Field Recording, plusieurs approches.

Certains pratiquants optent pour les captations sonores brutes, in situ, dans la nature. Un parti-pris qui n’exclut pas les « sons parasites » et autres bruits naturels qui entourent le sujet et son observateur. C’est le problème devant lequel se trouvent les amateurs de chants et bruits d’animaux, ainsi que ceux qui captent et enregistrent dans le domaine ethnographique (des « natives » de diverses régions du monde, aux chants des prisonniers, marins, des bluesmen, des chants et instruments folkloriques) ou naturaliste.

Ce problème inhérent à l’environnement sonore impose différentes démarches. Certains préféreront isoler l’objet de l’enregistrement. Cela nécessite donc l’accès au studio. C’est là qu’interviennent l’électroacoustique et le traitement des sons. Avec la démocratisation des outils de reproduction et de production (gramophone, puis électrophone et magnétophone) vient le temps de l’expérience acoustique, électroacoustique et acousmatique. De simple « enregistrement de terrain », le Field Recording devient « écologie sonore », « paysage de sons », « cinéma pour l’oreille » ou « microphonie », reproduite, voire « trafiquée » en studio. Avec la création et accessibilité du home-studio, ces pratiques prennent de l’importance et se répandent. Techniquement, tout est bon pour transformer le monde en océan de sons. L’art du Field Recording est une exploration sonore du monde quasi-infinie.

La mise en son du monde

C’est véritablement à partir des années 50 que la pratique du Field Recording prend une autre voie. Sur les traces des grandes découvertes de la musique contemporaine : du sérialisme d’Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern à la musique concrète, conceptualisé par le Français Pierre Schaeffer, et la musique électronique telle que représentée par l’Allemand Karlheinz Stockhausen, l’approche évolue.

À ce propos, il est important de noter l’apport théorique fondamental de Pierre Schaeffer et de la musique concrète, dans l’évolution et l’approche esthétique, et créative, que va prendre le Field Recording. Si l’histoire de la musique est inévitablement liée à celle de la technologie, alors Pierre Schaeffer fut un véritable pionnier. Dès 1948, le Français fonde le Groupe de Recherches de Musique Concrète. Au début simple studio d’enregistrement radiophonique, il participera ensuite activement au développement d’une nouvelle forme de musique : la musique « concrète » qu’il renommera plus tard musique « électro-acoustique ». Schaeffer fut un des premiers à oser s’illustrer dans l’art de la manipulation des sons grâce à la technologie naissante des premiers enregistreurs à bande. Après bien des tâtonnements, il aboutira à une théorie qui suppose la remise en question des notions de « musique », d’écoute, de timbre, de son. Des idées qu’il mettra noir sur blanc dans son Traité des objets musicaux en 1966. Suivant les leçons dispensées dans ce texte manifeste et fondateur, des compositeurs vont tenter de nouvelles expériences.

Dans le domaine du Field Recording, c’est un autre français, Luc Ferrari, qui s’illustrera plus particulièrement, usant de la manipulation électroacoustique des sons et d’enregistrement nommé « anecdotiques » pour leurs caractères banals et quotidiens. Avec Schaeffer et Ferrari, puis plus tard d’autres compositeurs comme Michel Chion ou Lionel Marchetti, c’est en effet véritablement les sons du monde, de tout le monde, sons urbains, sons domestiques, sons infimes ou censément « inintéressants » qui entre dans le domaine de la création musicale.

Field Recording et art du sample : une (r)évolution esthétique

Aujourd’hui plus que jamais, l’exercice du Field Recording est au cœur de la création sonore. De l’ambient inventée dans les années 70 par Brian Eno à la techno, en passant par les projets expérimentaux de divers artistes et musiciens issus des deux scènes suscitées, l’exercice du Field Recording répond à une multiplicité de genre, de démarche et de tendance. L’ambient, par exemple, fut conceptualisé par le musicien britannique Brian Eno, par hasard, alors qu’alité, il passait un disque 33T à la mauvaise vitesse.

Ce micro-évènement lui donnera l’idée d’une musique « d’ambiance », une musique papier peint, qui, au départ, ne répondait en aucun cas aux exigences (il est vrai très libres) du Field Recording. Ce sont plutôt des musiciens techno comme les Anglais de The Orb, ou encore dans une veine plus industrielle, Cabaret Voltaire, 23 Skidoo et autre qui mélangeront rythmes plus ou moins lents avec des captations sonores, dialogues, bruit du vent et des vagues pour les uns, ou cacophonie urbaine et flux d’information pour les autres.

L’apparition du bruit dans la pop music, qui remonte aux Beatles et au Beach Boys, s’émancipe dans la techno. Dans les années 90, des artistes issues de cette scène s’inspireront à la fois de la musique concrète de Schaeffer et des paysages de sons urbains ou naturels des ancêtres de l’ambient pour créer leur propre univers sonore. C’est le cas de Geir Jenssen (aka Biosphere) qui avec une poignée d’albums inoubliables posera vraiment les bases d’un genre, créant presque une école à lui seul. D’autre, ex-artistes de la scène industrielle ou techno, comme l’ex-Cabaret Voltaire Chris Watson, se lance pleinement dans cet art, se faisant rapidement un nom dans ce domaine à part. Entre temps, de nombreux artistes connus et reconnus se sont essayés à cette pratique, offrant à l’auditeur de purs disques de Field Recordings. Ce sont Moondog, Yann Paranthoën, Jana Winderen ou Peter Cusack. Eux aussi suivent les traces de grands pionniers comme Luc Ferrari, Henri Pousseur, Steve Reich ou Alvin Lucier.

De par sa conception du monde, sa liberté, la multiplicité des pratiques qu’il suppose, l’évolution encore active des moyens de captation du monde qui nous entoure, l’exploration des « micro-sons » et autres « infra », la différence des buts poursuivis par les artistes qui se penchent sur ce domaine, le Field Recording a encore de beaux jours devant lui. À l’image des productions qu’il propose, il est une fenêtre toujours ouverte sur le monde et sur la création.

Maxence Grugier
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

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méthode d’hypnothérapie…

La présence et le développement incessant de la technique dans le domaine musical n’auront échappé à personne, pourtant on peut s’étonner du manque de considération des conséquences sur les contenus, à savoir la tendance normative induite par la généralisation de l’outil informatique comme moyen de production, de diffusion et d’écoute.

Un mouvement global et profond qui par phénomène de « modélisation » conditionne donc l’ensemble de la filière musicale jusqu’à l’exclusion de facto de certaines musiques. Enfin, au regard du déploiement de nouveaux supports, de l’apparition frénétique de nouveaux produits, du fétichisme du matériel, etc.; on peut se questionner aussi sur la nature de l’écoute et du rapport à la musique…
Les retours du vinyle ou de la K7, aussi sympathiques puissent-ils être parfois, s’expriment souvent dans une méconnaissance du digital (non, le son CD n’est pas mauvais, des amplis numériques rivalisent avec du matériel à transistors ou à tubes, etc.), mais en plus sont eux aussi encore conditionnés par ce dernier; quand il ne s’agit pas de nostalgie ou d’effets de mode accompagnés d’un fantasme de subversion…
Si la pluralité des modes de production, de diffusion et d’écoute paraît favorable à une diversité de création (y compris celle de l’auditeur, sa part active), malheureusement elle dissimule aussi à certains égards ces phénomènes de normalisation. Par contre le marché du matériel audio connaît une certaine effervescence… Il n’est pas forcément naturel de payer pour l’acquisition de musiques, mais il est courant d’acheter des casques à 300€ pour écouter du MP3…

La technique est le facteur dominant de notre société, elle la structure foncièrement (devant l’économique qui en oriente les applications, en accroît certains effets, etc., et le politique). On renverra à Jacques Ellul à ce sujet (il est courant de concevoir plutôt cet ordre d’influences : l’économique, le politique, le scientifique, le culturel). Toute technique inclut du négatif et du positif, mais de sorte qu’il ne soit pas aisé de les séparer.
Face aux arguments habituels de l’apport de nouvelles techniques audio (l’accessibilité de la production, de la diffusion et enfin des œuvres), il convient de relever en quoi la technique n’a pas que des effets émancipateurs. Comment ne pas voir aussi dans la technique un agent catalyseur de ce flux continu de la machine globale en mode automatique, alimentée de façon ininterrompue par une succession de prétendants interchangeables et leurs musiques d’élevage, et entretenue bien sûr par le marché et les monopoles déguisés de grands groupes ?

Concernant la production, contrairement à ce que le cadre numérique peut laisser supposer, on soutiendra que faire des « labels » a encore un intérêt aujourd’hui, voire d’autant plus, mais rappelons qu’une telle activité (ou une maison d’édition) quand elle a un profil « artisanal » ne devrait pas exister au regard des systèmes existants. Modèle économique impossible — si tant est que l’on mette un peu de conscience dans les tenants et aboutissants —, quand bien même on trouve des astuces, joue avec les contraintes, intègre la « crise » au projet. Dans ce contexte, les facilités techniques n’ont pas rendu l’exercice plus viable (globalement), ni ne sont gage de qualité de production.

Évolution maintes fois commentée, une personne seule, sans bouger de chez elle, peut regrouper la chaîne entière d’une production musicale, de la composition à la négociation de droits en passant par le clip promotionnel et la vente au public. Face à la crétinerie des majors, cette facilité du « tout-en-un » est forcément sympathique (cependant les circuits dominants se sont vite adaptés en intégrant aussi cet aspect), mais aussi peut faire oublier l’intérêt des modes collaboratifs inhérents aux anciens processus (ingénieur du son, producteur, arrangeur, etc.).
On rencontre ici la propension humaine au plus pratique, ainsi que la question de la liberté de création. Mais s’il est possible alors de s’affranchir de la tutelle d’un producteur ou d’un label, on ne subit pas moins les contraintes d’un système technique (et commercial)…
La production pourra être formatée par les outils utilisés comme par la perspective de la diffusion pratique. Cette conformation — qui peut certes être aussi le fait d’un collectif — du projet aux limites d’un système dominant (compression excessive, etc.) n’est pas forcément consciente…

Il n’est bien sûr pas question de faire l’apologie du principe de division du travail dont on connaît les horreurs, les fonctions ne doivent pas être étanches — une histoire de dispositions et non d’assignations. Par ailleurs, un auteur seul ne sera pas à l’abri de s’imposer à lui-même une division du travail non dédiée au projet artistique… Les projets doivent définir les systèmes et non l’inverse — ce qui n’empêche pas non plus de jouer avec des conventions en place. Le cinéma abonde d’exemples de producteurs et d’auteurs qui ont fait preuve de compétences propres au champ de l’autre, etc.
Comme énoncé ailleurs, ce qui fait art est en déplacement permanent et n’est pas le fait des seuls auteurs (questions de liberté). Il est toujours instructif de circuler entre les différents niveaux (auteur, label, distributeur, disquaire…), en essayant par exemple de réviser les fonctions de chaque à la lumière des autres (et d’autres domaines d’ailleurs).

Du côté des supports d’écoute, contrairement aux idées dominantes le CD est encore aujourd’hui le moyen le plus simple pour écouter de la musique correctement restituée. On retrouve là aussi la propension humaine à la recherche de praticité avant celle du mieux; si ce n’était pas le cas, le MP3 aurait été limité à des usages non musicaux.
Le « dématérialisé » (qui demande toujours beaucoup de matériel), si toutefois on souhaite une restitution « correcte », accuse encore un écart non négligeable avec la simplicité et la fiabilité d’une installation CD (pour approcher la qualité CD, il faudra se confronter à quelques questions techniques); sachant qu’il faut aussi prendre en compte le coût des œuvres en HD quand par ailleurs l’offre CD à bas prix est infinie. Tout cela bien sûr si l’on est attentif à des choses fines, des œuvres orchestrales, etc. Évidemment avec la pop calibrée pour le MP3 les différences sont moindres…

Une querelle vinyle/CD d’un autre temps n’a plus lieu d’être; d’ailleurs je n’imagine pas certains projets autrement qu’en vinyle (comme ceux de Vincent Epplay sur notre label) ou certaines musiques (le skweee par exemple). Il conviendra par contre de ne pas comparer le son d’un lecteur CD cheap à une platine vinyle haut de gamme… À bien des égards le CD présente des avantages que l’on n’énumèrera pas tous ici. Par exemple, pour certaines musiques, ne pas entendre le frottement de surface importe plus que l’apport (parfois illusoire) du vinyle. Enfin, observant cette vague du vinyle, on ne compte plus les nouveaux adeptes qui sur les forums dédiés font part de leur désappointement… Bon, le vinyle c’est très bien, il s’agit juste ici de réajuster le débat…

La dématérialisation pourrait sembler pertinente pour ce qui concerne la chose artistique et la musique… Mais il y a bien encore du matériel, de l’esthétique parasite, etc. Le parti pris de certains projets est plutôt d’intégrer les éléments matériels, de jouer avec plutôt que de les subir par convention. Il n’y a donc pas d’oppositions à entretenir entre les supports; il faut plutôt voir un panel de moyens aux spécificités qu’il peut être intéressant d’explorer et croiser dans des objectifs forcément différents. L’apport du digital étant indéniable au regard du champ d’expérimentations qu’il a ouvert sur des modes de composition, de collaboration, d’échange, d’écoute… Du point de vue du « consommateur », on verra aussi une complémentarité entre les différentes propositions pour différents usages.

Pour revenir aux questions de restitution sonore, notons qu’il n’est pas inévitable de tomber dans un délire élitiste — d’ailleurs la hi-fi est devenue plus accessible et on pourra énumérer bien d’autres dépenses inutiles, voire destructrices, plus coûteuses au final. Par contre, le fait est que nombreuses musiques sont dénaturées par leur support de diffusion jusqu’à en perdre leur intérêt, leur singularité. Il est arrivé aussi d’entendre une maladresse de jeu ou de composition là où en fait était en cause une faiblesse de restitution sur les attaques ou extinctions de notes…
Il ne s’agit pas non plus de revendiquer la façon dont une musique doit être écoutée, ni de fantasmer l’œuvre dans son origine immaculée, mais de préciser que ces musiques sont altérées sans que souvent l’on ait le choix ni en ait conscience : on peut choisir de lire un livre par fragments, mais personne ne tolèrerait que l’on distribue un ouvrage avec du vocabulaire modifié ou des phrases manquantes… Or nombreuses musiques n’existent que par support. Alors, si la quête d’un son identique du studio à l’auditeur est utopique (et pas nécessairement souhaitable de plus), on postulera qu’il y a un minimum décent, mais relatif, subjectif, empirique.

En faisant un effort sur la qualité de restitution on pourrait certainement amener d’autres publics, la musique est d’abord un phénomène sonore et ne pas restituer suffisamment celui-ci dans sa dimension charnelle entraînera l’indifférence de l’auditeur. Face à ces problématiques de qualité sonore, il y a aussi l’option de la production low-fi, en général signe d’une urgence, d’une indifférence au son « propre » ou d’un rejet du numérique, mais cette posture — d’ailleurs à même de générer autant de fétichisme — ne résout pas la question de la restitution : écouter sur un système low-fi ou sur système hi-fi (qui reproduit parfaitement la nature du projet) ?

Notre écoute est liée à la technique au point de considérer que parfois on écoute plus de la technique que de la musique. Exemple, dans certains concerts la puissance de l’amplification vient compenser la pauvreté de propositions artistiques (et/ou répond à un jeu dominant/soumis loin de questions musicales, à moins que ne s’exprime là une réalité du concert, flagrante dans certains cas) ; on pourrait voir là une attirance insoupçonnée pour le noise vécue par transfert… — comme on parle de tendances sexuelles non assumées vécues par transfert.
En ce sens la musique noise est une relation pertinente à notre monde, et par cette confrontation directe à la technique, si elle est bien menée, en constitue une conscience esthétique, touchant des zones sensibles que le ronronnement musical dominant n’imagine pas… L’usage de la technique comme (ré)activation de zones sensibles et mentales versus la technique « prothèse » ou « atrophie ».

Denis Chevalier
cofondateur et directeur artistique de PPT et du label Stembogen
> www.e-ppt.net

publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013
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un label transversal

Quel est le terrain d’action d’un label dans le contexte actuel où la musique, dématérialisée, mais toujours réifiée, perd sans cesse de sa valeur marchande et esthétique dans « les mailles du réseau » ? C’est à cette question et quelques autres que répond Pierre Beloüin, label-manager d’Optical Sound. Une structure qui déborde du simple cadre de l’édition musicale pour annexer d’autres territoires artistiques, comme l’indique son « sous-titre » : records & fine arts.

Ma motivation initiale pour créer Optical Sound a été de prolonger ce que je faisais déjà, comme tout amateur de musique, en étant adolescent sous la forme de compilation cassettes : une manière de donner un point de vue sonore, mais cette fois sous une forme plus professionnelle en produisant des groupes, avec une réelle diffusion, identité visuelle et ligne éditoriale.
D’autre part, j’avais bien sûr en tête les labels majeurs qui sont toujours des modèles pour moi, tels que : Touch, 4AD, Mute, Mille Plateaux, Mego, L’invitation au Suicide, Sordide Sentimental, Giorno Poetry System, V.I.S.A, Bondage, Some Bizarre, Factory… j’en passe et des meilleurs !
Une de mes principales motivation était aussi de lier mon travail de plasticien à ma passion pour la musique, dès la première édition d’Optical Sound qui était destinée à une écoute individuelle (cf : OS.000 Programme Radio), mais aussi à une de mes installations présentée initialement pour mon diplôme aux Beaux-arts de Paris et portait le nom Optical Sound.

Pour moi la musique a toujours été intimement liée aux Arts Plastiques, et je continue à citer de manière très basique Mike Kelley et Sonic Youth, le Velvet et Warhol; les exemples sont tellement nombreux… La transversalité ne date pas des années 90…
Ces deux domaines (et bien d’autres) ont toujours nourri mes recherches, à double sens. Cela forme un tout avec tous les domaines culturels qui m’animent, il me parait essentiel d’avoir une certaine cohérence et ligne de conduite.
Optical Sound n’est pas un label de musiques électroniques, expérimentales, décalées, cold wave, rock, dark dub, exotica, concrète, acousmatique, mais bien tout cela à la fois, sinon à quoi bon…
Mais Optical Sound est surtout une structure tentaculaire qui, en dehors de sorties physiques sous forme d’objets sonores, organise aussi des expositions, des concerts, de livres et revues, des sérigraphies, des DVD, des applications pour iPad, des dispositifs d’écoutes performatifs, de l’architecture sonore, des audits funéraires, etc.

Par ailleurs, Optical Sound a aussi fonction conservatoire, d’archives (RVB~Transfert, etc.), de trace (Légion Cérébrale, live act for 23 headphones)… Pour RVB~Transfert ou Echo Location, il s’agissait de rendre hommage à mes pairs (pères) non pas sous une forme purement nostalgique, mais aussi avec un pendant contemporain d’auto-réinterprétations pour Echo Location : que se passe-t-il dans le processus créatif d’artistes entre leurs premiers travaux et leurs plus récents ? Quelle vision ont-ils sur leurs propres travaux à vingt ans d’écarts ?
Pour le DVD de plus de trois heures d’archives, RVB~Transfert, il s’agissait de montrer que, malgré le manque de moyens de diffusion et d’outils audiovisuels à l’époque (1979/1991), une scène française bouillonnante et créative était très présente. Paradoxalement on se rend donc compte que tous les outils sont aujourd’hui disponibles et accessibles, mais qu’une pauvreté certaine est au rendez-vous…
Concernant les reliques et archives de lives (comme le concert de Légion Cérébrale pour mon exposition personnelle au FRAC PACA, par exemple), elles font partie de la ligne éditoriale d’Optical Sound. Je ne me contente pas d’éditer les travaux d’artistes, mais je collabore aussi régulièrement avec eux pour la création de bandes sonores liées à mes travaux.
Ces éditions sont des extensions autonomes, des prolongements de mes projets d’expositions, qui existent encore de manière physique comme des catalogues, bien après les dates des dites expositions ou résidences (cf. Special Kit édité suite à ma résidence au Canada puis à la Villa Arson).

On dit souvent Optical Sound édite uniquement des choses visuelles, car c’est une référence au cinéma… Oui, mais pas seulement : le choix du nom était avant tout une manière de mettre en lumière toutes les images mentales générées par une écoute sonore.
Je déteste les étiquettes et les carcans : tout pousse à faire rentrer les gens dans des cases bien lisibles et identifiables, même dans les domaines artistiques, alors qu’il suffit de se pencher un peu sur un contenu pour en comprendre les rouages, mais ce qui manque cruellement aujourd’hui c’est un temps d’écoute, de regard et un retour au désir…
Les artistes édités sur DVD par Optical Sound sont des artistes multiples, vidéastes, mais aussi musiciens, etc. Mais pour une forme visuelle en mouvement, j’envisagerai plutôt un retour à des séances uniques de projections dans le cadre de concerts donnés dans des lieux atypiques, comme je le fais déjà dans le cadre du festival Ososphère par exemple, ou encore dans peu de temps avec le festival Fimé en région PACA.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

Optical Sound > https://optical-sound.com/

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Archive d’étiquettes pour : musique électronique

avec Carl Craig, DJ Deep, DJ Koze, Laurent Garnier, Marcel Dettmann, Mirko Loko, Moodymann, Omar S, Sven Väth…

> https://polarisfestival.ch/