Archive d’étiquettes pour : MCD #82 – Réalités virtuelles

Comment faire comprendre à un maximum de personne des problématiques aussi complexes que le réchauffement climatique ou la constitution des exoplanètes ? L’usage des innovations technologiques, en particulier celles qui concernent la réalité virtuelle, est l’une des pistes envisagées. Panorama sur ces cas singuliers de médiation scientifique.

Zoom : balade entre les 2 infinis, exposition au Relais d’sciences, Caen (2012-2013). Photo: D.R. / Relais d’sciences

Il faut reconnaitre que si les technologies de la réalité virtuelle (VR), l’Oculus Rift en tête de gondole, n’ont pas encore révolutionné nos quotidiens, les progrès faits dans le domaine du BtoB sont assez époustouflants. La réalité virtuelle se déploie de façon exponentielle dans la médecine, lors de thérapies médicales, et dans certains secteurs industriels comme l’aéronautique dans lequel 3DExperience (Dassault Systèmes) et l’Institut Clarté se revendiquent les leaders. Cette mutation virtuelle concerne également les niches industrielles. Lors de l’édition Laval Virtual 2016, premier salon européen dédié à la VR, la société MiddleVR présentait une application de formation des techniciens du gaz. Ceux de Thalès ou Véolia bénéficiaient quant à eux d’une solution de télé assistance par lunette connectée. En analysant la réussite des exemples cités, il existe un point commun. Il semblerait que les technologies VR s’accordent plutôt bien avec l’idée de transmission des savoirs.

Exploranova 360. Capture d’écran. http://explornova360.com Photo: D.R. / CEA – Capacités SAS – Université de Nantes

Les scientifiques s’approprient les outils VR

La preuve : depuis quelques années les centres de recherches, laboratoires et institutions ont également pris le pas sur cette mouvance. Aujourd’hui, alors qu’il ne suffit que d’un clic pour accéder à l’information, la vulgarisation et la transmission sont devenues des enjeux majeurs pour les scientifiques. Désormais, le numérique est plus qu’un outil, il est devenu un usage dans lequel le débat scientifique peut avoir sa place. Certaines structures comme Relais d’sciences à Caen, dont la mission est de diffuser la culture scientifique, en ont d’ailleurs fait une spécialité. François Millet, chargé de programmation Living Lab, explique la naissance, en 2010, du premier projet VR de Relais d’sciences : nous avons mis le pied à l’étrier avec l’Odyssée verte. C’est une installation qui consistait à modéliser une jungle virtuelle guyanaise et quelques installations scientifiques du camp des Nouages du CNRS. Au cours de sa visite, le public avait accès à des contenus fournis par des chercheurs.

À l’époque le projet interactif, et peu immersif, est retranscrit à travers une table tactile et projeté sur un grand écran. Assez loin, donc, de ce que l’on peut imaginer en terme de déploiement hi-tech. C’est plus tard que les technologies convergentes et les dispositifs périphériques à la VR sont apparus (objets connectés, interfaces gestuelles, lunette 3D, effet de parallaxe, film 360°, etc.). La jungle virtuelle trouve aujourd’hui une seconde vie avec une version dotée d’un casque immersif. Désormais, on remarque que les scientifiques, toutes disciplines confondues, s’approprient l’outil virtuel. L’exposition Climat VR – Du virtuel au réel, présentée en décembre dernier à la Casemate à Grenoble, invitait le visiteur à s’équiper d’un casque Oculus Rift pour comprendre les préconisations proposées par le GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat). Un sujet somme toute d’une extrême complexité et qui permettait pourtant d’aborder des problématiques de façon ludique et attrayante. Car, avant toute chose, il convient de se demander l’intérêt de ces nouveaux dispositifs virtuels de médiation scientifique.

Zoom : balade entre les 2 infinis, exposition au Relais d’sciences, Caen (2012-2013). Photo: D.R. / Relais d’sciences

Rendre tangible l’intangible

Traditionnellement, le virtuel a toujours été un outil indispensable pour les archéologues et historiens. Ces visualisations en image de synthèse permettaient de faire découvrir des sites remarquables et de médiatiser un patrimoine invisible pour le grand public. La collection multimédia des Grands Sites Archéologiques, éditée par le Ministère de la Culture, propose pas moins de neuf expositions virtuelles sur Internet, dont les grottes de Lascaux ou celles de Chauvet. Le Centre Interdisciplinaire de Réalité Virtuelle de Caen (CIREVE) s’est même spécialisé dans la restitution d’environnement disparu. Aussi le projet Plan de Rome visait à rendre compte des différentes étapes chronologiques de la ville antique et appréhender les phases de construction ou l’évolution du tissu urbain… Même son de cloche pour le prestigieux Muséum d’Histoire Naturelle de Londres qui programmait en juin 2015 Sir David Attenborough’s First Life, une exploration sous-marine de quelques minutes. Sir Michael Dixon, directeur du Musée, déclarait : nous sommes toujours à la recherche de nouvelles façons de contester la façon dont les gens pensent le monde naturel — son passé, présent et futur. Nous savons que la réalité virtuelle peut nous transporter dans des endroits impossibles.

En se libérant des contraintes temporelles et spatiales, ces exemples de réalité virtuelle ont définitivement ouvert la porte à des projets plus ambitieux en matière de sensibilité et de savoirs transmis. Une autre exposition de Relais d’sciences, baptisée Zoom, devait ainsi permettre aux visiteurs d’accéder à l’infiniment petit comme à l’infiniment grand au travers de modèles virtuels allant de la super nova à la particule élémentaire. Différents modes de navigation et d’interaction étaient alors proposés : la manipulation d’objets en réalité augmentée, une Wii Board pour la navigation, la captation de mouvement via Kinect, etc. Plusieurs équipes de recherche ont contribué au projet, dont celles du GANIL à Caen et du CEA Saclay. Le célèbre centre d’étude atomique est d’ailleurs à l’origine d’ExplorNova, l’un des projets les plus intéressants qui existent aujourd’hui. Au-delà d’un dispositif de médiation scientifique, il s’agit là d’un axe de recherche précis : puiser dans les sciences spatiales qui permettent de comprendre l’univers et créer de nouveaux modes d’enseignement des connaissances. L’originalité du projet tient dans le mélange entre réflexion et imagination.

Zoom : balade entre les 2 infinis, exposition au Relais d’sciences, Caen (2012-2013). Photo: D.R. / Relais d’sciences

Vincent Minier, astrophysicien et coordinateur du projet, précise que si l’on souhaite donner des éléments de compréhension aux citoyens, les scientifiques doivent créer des outils de médiations qui touchent leurs sensibilités. Par exemple, lorsqu’on parle d’une exoplanète, on peut expliquer si l’onde caractéristique est proche de celle de la Terre, mais on peut aussi évoquer les textures, les couleurs, voire les odeurs présentes. Il en résulte un panel d’installations. Mars Expérience 3D propose aux visiteurs, installés face à un écran et munis de lunettes 3D, de partir en expédition sur la planète rouge aux commandes du rover Curiosity. ExplorNova 360° permet quant à elle une exploration spatiale avec plusieurs interfaces gestuelles possibles. À chacune de ces destinations est associée une vidéo didactique ainsi qu’une photothèque présentant davantage les aspects scientifiques des différentes thématiques.

Une efficacité contrastée

Pour autant ces nouvelles formes de médiation scientifique sont-elles efficaces ? À priori oui, si l’on se réfère au sondage réalisé en août 2015 par Cap Sciences (Bordeaux), auprès des participants du simulateur de navette spatiale. Sur 238, ils étaient 98% à déclarer avoir pris du plaisir, et 90% s’en souviendront pendant longtemps… La réponse est pourtant plus nuancée. D’abord au regard des contraintes techniques de la VR. Comment relater une expérience scientifique à un grand nombre de personnes (objectif de démocratisation), avec des dispositifs coûteux et donc peu déclinables massivement. Bien souvent ce sont des expériences 2D donnant l’impression d’une 3D qui sont déployées. Les scientifiques préfèrent donc parier sur la complémentarité des supports et la VR n’est parfois qu’un produit d’appel vers d’autres dispositifs moins superficiels. Les dispositifs de médiations VR s’imposent de plus en plus comme une évidence si l’on souhaite toucher une population jeune. Pour autant le numérique ne balaye pas non plus tous les modèles existants, précise Vincent Minier.

Adrien Cornelissen
publié dans MCD #82, “Réalités virtuelles”, juillet / septembre 2016

un espace critique

À quoi servent les outils numériques et qui servent-ils ? Peut-on en faire autre chose que ce pour quoi ils ont été prévus ? L’utilisateur peut-il reprendre un certain pouvoir face à des solutions techniques de plus en plus complexes et formatées dans des objectifs marchands ?

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Dans sa théorie critique de la technique, Andrew Feenberg s’intéressait aux outils numériques qu’il analysait comme des outils de rationalisation sociale au service d’instances de domination. Mais il ne se limitait pas à cette vision déterministe : l’appropriation des technologies y est présentée aussi comme une co-construction sociale (1). Les technologies numériques paraissent en effet marquées par une instabilité inédite et les groupes subordonnés (les utilisateurs) peuvent manifester leur influence à l’encontre des forces hégémoniques via des stratégies de détournement, contournement, rejet, etc. Le succès de certains outils et technologies est par conséquent, plus souvent qu’on ne le dit, lié à l’invention simultanée de leurs usages, au point que ce sont parfois ces derniers qui constituent la véritable innovation.

Prenons pour exemple la perspective, la photographie, les plus contemporains outils vidéographiques d’enregistrement du réel et jusqu’aux tout derniers réseaux informationnels numériques : si le moteur principal de leur innovation est technologique, relevant en cela de la recherche stratégique, scientifique ou même militaire, leur (re)connaissance sociale s’origine tout autant dans le monde culturel ou dans l’univers de la création artistique. Leur succès et leur diffusion, difficile à promouvoir, et qui la plupart du temps ne peut être pleinement prédéfinie ou anticipée, supposent en effet une première appropriation sociale de ces technologies.

L’approche proposée par Andrew Feenberg croise ici les travaux du « prophète de l’âge électronique » et théoricien canadien Marshall McLuhan selon lequel la pratique artistique est dans ce contexte appelée à jouer un rôle spécifique : l’art constitue un contre milieu ou un antidote et un moyen de former la perception et le jugement. Ce dernier pariait sur le pouvoir qu’ont les arts de devancer une évolution sociale et technologique future, quelquefois plus d’une génération à l’avance : (car) l’art est un radar, une sorte de système de détection à distance, qui nous permet de détecter des phénomènes sociaux et psychologiques assez tôt pour nous y préparer […]. Si l’art est bien un système « d’alerte préalable », comme on appelait le radar, il peut devenir « extrêmement pertinent non seulement à l’étude des media, mais aussi à la création de moyens de les dominer » (2).

À ce titre, plusieurs projets artistiques contemporains donnent la possibilité de voir le temps d’un instant nos villes comme des espaces négociables qui ne sont pas uniquement destinés à la consommation ou à la lecture, mais sur lesquels on peut écrire, dans lesquelles on peut s’exprimer. L’enjeu est surtout de bousculer l’idée que l’on se fait de l’espace public en questionnant l’hybridation et/ou l’articulation entre « réel » et « virtuel » à l’ère numérique.

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Images virus et détournements logiciels
À l’ère du flux et des Big data, les images produites par des machines de vision sont indexées à des bases de données numériques qui en déterminent sinon le sens, au moins les usages : médiatique, policiers et militaire autant qu’artistique. Google participe à cet égard d’une cartographie visuelle du monde, opérée par la technologie Nine Eyes et ses neuf caméras photographiques embarquée dans les Google Cars qui sillonnent la planète et instaurent une surveillance généralisée. L’artiste Julien Levesque a proposé un détournement poétique de ses images opératoires au fil de différents voyages dans Google.

Ses Street Views Patchwork forment 12 tableaux photographiques vivants qui évoluent au rythme du temps dicté par les bases de données de Google. Relié à au flux d’Internet, ce patchwork d’images forme des paysages à la géographie changeante, susceptibles d’évoluer à chaque instant, ré-actualisés par la base de données en ligne. À contre-courant du flux et de l’obsolescence programmée, les photographies de Julien Levesque composent un paysage imaginaire juxtaposant les prises de vues automatiques de différents lieux dans le monde. À partir de trois échelles du paysage — le sol, le ciel et l’horizon — la capture diversement géolocalisée et évoluant dans le temps, se transformant petit à petit, au gré des jours au rythme des saisons, altère notre vision de la réalité du monde.

On pense aussi au projet précurseur de l’artiste canadien Jon Rafman — 9 Eyes — qui propose une exploitation « parodique » des images réalisées par la voiture Google équipée de neuf caméras qui enregistrent les rues de ce monde pour Google Street View. Ce service lancé en 2007 dans l’objectif d’organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous, utilise la technologie Immersive Media qui permet de fournir une vue de la rue à 360 degrés en n’importe quel point donné. Les images ainsi enregistrées sont ensuite traitées par un logiciel propriétaire de Google qui les assemble pour donner l’impression de continuité. Des instants décisifs robotisés que l’artiste Jon Rafman traque avec une application obstinée pour mieux rendre compte des visions du monde ainsi produites par la machine qui fait « acte d’image » avec une spontanéité sans égal, sans volonté et sans intentionnalité.

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Ces images dont il n’est pas l’auteur, mais qu’il a méticuleusement sélectionnées, donnent à voir un autre monde : étrange, extra-terrestre, incohérent, rendu presque irréel au moins autant du fait des erreurs de traitement algorithmique des images que par la nature des scènes photographiées. Aujourd’hui controversé en raison d’atteintes envers la vie privée, le service de Google intègre désormais une possibilité de signaler une anomalie en cliquant au bas de l’image : report a problem… L’œil automatique de Google sollicite ainsi paradoxalement les humains (le regard humain) pour vérifier les images et signaler des indiscrétions ou violations de l’intégrité des sujets commises par la machine de vision (3) algorithmique de Google.

Les œuvres de l’artiste italien Paolo Cirio — artiste italien vivant à New York, hacker et activiste — participent également d’une critique de l’utilisation des nouvelles technologies lorsque celles-ci constituent un pouvoir hors de tout contrôle, alors même que la transparence est érigée en nouveau principe par nos sociétés contemporaines. L’artiste nous invite à une réflexion sur les notions d’anonymat, de vie privée et de démocratie. Son œuvre Face to Facebook (2011) procède du vol d’un million de profils d’utilisateurs Facebook et de leur traitement par un logiciel de reconnaissance faciale, à partir duquel une sélection de 250 000 profils sont publiés sur un site de rencontre fabriqué sur mesure — chaque profil étant trié selon les caractéristiques d’expression du visage (4). Face à l’omniprésence des médias sociaux, ce détournement de données est une mise en garde à grande échelle face aux risques de partage d’informations personnelles sensibles.

Paolo Cirio, Face to Facebook (2011-2014). Photo: D.R.

Au-delà de l’écran : investir l’espace public
Apparu entre 2008 et 2010 dans des expositions de rue à Berlin (Transmediale) et à Bruxelles (Media Façades Festival) ou encore à Rotterdam (Image Festival) l’Artvertiser (5) propose de s’approprier les espaces publicitaires en les détournant via un dispositif numérique de « réalité augmentée » qui révèle des œuvres d’art à la place des panneaux publicitaires. Il s’agit là d’occuper l’espace public, de plus en plus privatisé par les campagnes marketing, en transformant des places comme Time Square ou Picadilly Circus en véritables galeries d’art.

Pour en faire l’expérience, l’œuvre propose aux citoyens un dispositif technique — le Billboard Intercept Unit (en français : unité d’interception d’affichage) — sortes de jumelles spécialement conçues, équipées de caméra à l’avant et de lentilles oculaires à l’arrière. Pilotées par un algorithme, les jumelles fonctionnent via un logiciel de recherche d’images dans l’environnement urbain. L’Artvertiser substitue ainsi aux images publicitaires une production plastique qui interroge de façon critique le débat sur la privatisation grandissante de l’espace public. Si une connexion Internet est disponible à proximité, la substitution peut s’archiver directement ou être publiée en ligne sur des sites tels que Flickr et YouTube, proposant et construisant ainsi une « mémoire » alternative de la vision de la ville.

L’Artvertiser donne par conséquent la possibilité de voir le temps d’un instant nos villes comme des espaces négociables qui ne sont pas uniquement destinés à la consommation ou à la lecture, mais sur lesquels on peut écrire, dans lesquelles on peut s’exprimer. L’enjeu est surtout de bousculer l’idée que l’on se fait de l’espace public en questionnant l’hybridation et/ou l’articulation entre « réel » et « virtuel » à l’ère numérique. Ce projet entre en résonnance avec d’autres travaux d’artistes qui travaillent également la question de la réappropriation de l’espace public.

Julian Oliver, The Artvertiser (2010). Photo: D.R.

Le Graffiti Research Lab a mis au point un dispositif de tag lumineux, un graffiti éphémère tracé à distance (projeté) à l’aide d’un crayon-laser « tracké » par une caméra : le Laser Tag. Le programme crée une trace lumineuse dans le sillage du point-laser, sur le même principe qu’une souris et un logiciel de dessin. La démarche est en « open source » : le Graffiti Research Lab met à disposition le manuel et le code de toutes leurs inventions, invitant chacun à fabriquer et améliorer leurs outils. Ce détournement de l’espace public comporte souvent un message politique engagé.

Avec Pixelator, l’artiste Jason Eppink réalise une intervention urbaine utilisant une « grille » en carton-mousse recouverte d’une feuille translucide (feuille de gélatine utilisée dans l’éclairage photo ou au cinéma) pour détourner des écrans publicitaires convertis inopinément en œuvre d’art vidéo. Cette œuvre fait figure d’anti-publicité en remplaçant cet encart publicitaire par un Do It Yourself, encourageant la création virtuelle.

L’artiste Julius von Bismarck a conçu l’Image Fulgurator, instrument pour manipuler physiquement des photographies, affectant clandestinement l’information visuelle des images faites par d’autres. Dès qu’un flash est perçu aux alentours, l’Image Fulgurator — sorte d’appareil photo inversé — projette en une fraction de seconde une image invisible à l’œil nu sur le sujet visé, uniquement visible ensuite lors du tirage ou de la prévisualisation de la photo. Ce dispositif de « prise de vue » et « projection de vue » permet de manipuler physiquement les photographies.

En inversant le processus photographique à l’intérieur de sa machine, il permet d’intervenir lorsqu’une photo est prise sans que le photographe soit en mesure de détecter quoi que ce soit. La manipulation est uniquement visible une fois la photo effectuée. Cette intervention de « guérilla photo » permet d’introduire des éléments graphiques dans les photos des autres et peut être utilisée quel que soit l’endroit, du moment qu’un appareil photo avec un flash sert à faire des prises de vue, comme par exemple lors d’un discours de Barack Obama à Berlin.

Graffiti Research Lab, Laser Tag (2007-2008). Photo: D.R.

On pense enfin à l’œuvre Street Ghost de l’artiste italien Paolo Cirio qui détourne les « portraits photographiques » floutés de Google Street View. Entre net et street art, Paolo Cirio imprime les photos floutées de personnes saisies au hasard dans la rue par la Google Car, sans leur autorisation, les imprime et les affiche grandeur nature à l’endroit même de la prise de vue réalisée par les caméras de Google. Ces « Street Ghosts », corps fantomatiques, victimes algorithmiques, interrogent la propriété intellectuelle et l’utilisation des données privées.

Ces pratiques interventionnistes s’inscrivent dans le courant des arts médiactivistes qui critiquent l’ordre social, politique et économique dominant. Elles font de la ville ou de la question urbaine un problème public au sens du philosophe pragmatiste américain John Dewey (2010) théorise dans The public and its problems. L’espace public et la notion d’arène publique forment ici le sujet de la communauté politique. Une communauté qui n’existe pas comme un tout déjà constitué, mais qui doit être instaurée et maintenue activement : elle n’implique pas seulement divers liens associatifs qui maintiennent sous diverses formes les personnes ensemble, le public apparaît surtout comme un problème. Dewey (2005) désigne par le public ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés » par les conséquences d’une action humaine collective.

À l’ère des « lunettes intelligentes » développées par la firme Google, des projets tels que l’Artvertiser, héritiers des Hacker Spaces, s’inscrivent également dans l’archéologie des médias : un courant des media studies influencé par l’archéologie du savoir de Michel Foucault et par les théories médiascritiques (Marshall Mc Luhan, Wilem Flusser, Jussi Parrika). Ces théories s’intéressent aux machines médiatiques (qui communiquent ou mémorisent) qu’ils cherchent, comme des archéologues, à exhumer en même temps que leur environnement social, culturel et économique. Leurs recherches se développent aujourd’hui en lien étroit avec l’histoire de l’art qui questionne la pérennité (matérielle et intellectuelle) d’œuvres d’art qui, depuis plusieurs décennies, font largement appel aux machines médiatiques et numériques. Dans ce contexte, au-delà de la démarche artistique et à l’instar de Julian Oliver, les praticiens des nouveaux médias s’engagent dans une politique esthétique de perturbation, d’intervention et d’éducation visuelle.

Jean-Paul Fourmentraux
publié dans MCD #82, « Réalités virtuelles », juillet / septembre 2016

Docteur en sociologie et critique d’art, Jean-Paul Fourmentraux est Professeur en humanités numériques à l’université de Provence, Aix-Marseille, membre du Laboratoire en Sciences des arts (LESA – Aix-en-Provence) et chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) au Centre Norbert Elias (UMR-CNRS 8562). Ses recherches interdisciplinaires portent sur les interfaces entre arts et cultures numériques, médias critiques et émancipation sociale. Il est l’auteur des ouvrages Art et Internet (CNRS, 2010), Artistes de laboratoire : Recherche et création à l’ère numérique (Hermann, 2011), L’œuvre commune : affaire d’art et de citoyen (Presses du réel, 2012), L’Œuvre virale : net art et culture hacker (La Lettre Volée, 2013).

(1) Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique (Montréal, Lux, 2014).

(2) Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’Homme (Paris, Le Seuil, 1968, p.15-17). Michel de Certeau, L’Invention du quotidien : arts de faire (Paris, Gallimard, 1990). Étienne Souriau, Les Différents modes d’existence, suivi de L’œuvre à faire (Paris, PUF, 2009).

(3) Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison (Paris, Gallimard, 1975). On trouvera une généalogie de l’idée d’image opératoire et d’œil/machine ou de machines de vision (drones, caméras de surveillance, satellites, webcams, jeux vidéos de simulation, etc.) confrontée au montage cinématographique, dans l’œuvre d’Harun Farocki : Cf. Harun Farocki, Films (Paris, Théâtre Typographique, 2007, p. 135)

(4) Cf. Paolo Cirio, Face to Facebook, 2011. www.lovely-faces.com

(5) The Artvertiser (2010) est un projet de Julian Oliver, membre du Free Art Technology (FAT) qui confronte l’art et l’advert, l’artistique et la publicité de masse qu’il dénonce. Cf. http://theartvertiser.com

L’imagerie des diverses sciences-fictions, l’oscilloscope, les perspectives infinies de la numérisation (1) et les premiers computers sont aux sources du jeu vidéo. Après la bande dessinée, le cinéma, le hard rock et le rap, les jeux vidéo ont été accusés de tous les maux : surtout d’être violents et d’appauvrir l’imaginaire des joueurs. Nolife.

Skyforge.

Skyforge. https://sf.my.com/fr Captures: D.R.

Sur le rapport des jeux vidéo et de l’imaginaire, essayons d’y voir clair : cette pièce maîtresse de l’économie culturelle mondiale — un marché de 33 milliards d’euros en 2008, 53.3 milliards en 2012 (Michaud, 2012) et 79 milliards pour 2016 selon l’AFJV — est-elle ou non ce nouveau continent de l’imaginaire dont parlaient déjà Alain et Frédéric Le Diberder, en 1998, dans L’univers des jeux vidéo ? Autrement dit, qu’est-ce que l’Imaginaire — ou, peut-être, lorsque l’on parle videogames, parle-t-on d’un nouveau continent pour l’imaginaire ? Et aussi, que font les imageries mondiales aux imaginaires collectifs et quels sont leurs rapports ?

Qu’est-ce que l’Imaginaire ?
I majuscule, i minuscule ?… Pour répondre exhaustivement, on devrait gloser des travaux de Durkheim, Sartre, Bachelard, Durand, Castoriadis, Bonnefoy ; mais, avec Marx, on établira une bonne fois que l’imaginaire est, pour une part, « la solution fantasmée des contradictions réelles », c’est-à-dire la critique de son « fondement profane », la négation du réel, « une évasion » pour Lévinas (1932), et, pour une autre part, son prolongement comme motif : à la fois centre de la société, besoin insatiable, sens, et potentialité humaine de l’accomplissement du Monde.

D’ailleurs, pour Jacques Lacan aussi : L’imaginaire, c’est ce qui arrête le déchiffrage : c’est le sens ! […] L’imaginaire, c’est toujours une intuition de ce qui est à symboliser […] quelque chose à mâcher, à penser, comme on dit. Et pour tout dire, une vague jouissance (Séminaire XXI). Dépassement, excès, figuration de l’absolu : tous les artisans de l’imaginaire besognent armés de ce principe ; et à un siècle d’écart, les fins catastrophiques du roman Time Machine de HG Wells et de A.I. de Spielberg (2001), la puissance de l’épice dans le cycle de Dune d’Herbert ou les monstruosités de Lovecraft en sont des modèles du genre. Leurs versions vidéoludiques n’en divergent pas.

Qu’est-ce que les imageries ?
Par imageries, on entend le flux d’images techniques et modernes, et non les tableaux, la picturalité, appartenant à une autre économie politique de la Culture ; ainsi les imageries sont tous les dispositifs techniques et marchands de fixation/capture du Monde, stocks en circulation consignant nos faits et gestes, et notre créativité. Nous parlons de dispositifs techniques et marchands, car les imageries renvoient à la spécificité des modes de production capitaliste et aux révolutions des industries culturelles et créatives.

Avançons opportunément qu’en tant que dispositif technique et logos, les images sont des robots à plats ou mous et que chaque robot réel est « une image debout, incarnée », et que toutes les demandes adressées aux images sont de facto adressées aux robots, et inversement. Hier, les iconodoules adoraient les images et les iconoclastes les brisaient ; demain, Franck Herbert (Dune, 1965-1985) et son fils (2002) prédisent un Jihad Butlérien ou une révolte complète contre les machines, ce qu’ont su reprendre les scénaristes, réalisateurs et producteurs de The Matrix (1999) et, surtout, d’Animatrix (2003), et combien de jeux vidéo (Skyforge ou tous les jeux autour de Terminator, etc.).

Que font les imageries aux imaginaires sociaux ?
Se demander ce que fait la série mondiale ininterrompue des images aux imaginaires collectifs et personnels, cela revient à se demander quels sont les « rapports d’influence », voire les « rapports de domination », qui existent entre les uns et les autres. Cette interrogation ouvre sur deux autres : d’abord, comment les imaginaires se renouvellent-ils concrètement ?, et, ensuite, existent-ils des processus historiques et psychosociaux différents des autres jeux qui façonnent l’univers des jeux vidéo ?

Pour les jeux en général, on se souvient qu’ils ont pour fonction d’entrer en relation contradictoire et/ou de complémentarité avec le monde réel (Freud, Winnicott, Huizinga, Caillois, Elias) ; leur finalité est alors dynamo-créatrice et une amplification poétique et moral du Monde ou topoï d’idéologie et des résonances métaphysiques communes. Mais, pour les videogames, la « culture-industrie vidéoludique » (Genvo, 2006) permet-elle à ces usagers d’en tirer une véritable fortune imaginaire ou simplement quelques petites coupures ?

Bref, ça fait quoi un jeu vidéo à l’imaginaire ? Est-ce que, chez les joueurs, ça produit un « effet d’imaginaire » ? Beaucoup de questions. Pour y répondre, il faut résoudre un « problème épistémologique » : peut-on exporter les théories concernant les images en général vers les jeux vidéo (Tisseron, 1995 ; Stora, 2007 ; Rufat, 2011) et les « phénomènes nouveaux » de la réalité virtuelle ?

Skyforge. https://sf.my.com/fr Captures: D.R.

Phénoménographie et horizon des jeux
Autrement dit, peut-on produire ce que l’on appelle une « mythanalyse » (Durand, 1996) des univers du jeu vidéo, c’est-à-dire les circonscrire tout à fait, les classer, alors qu’il y a une variation des thématiques des jeux en fonction du support (Fortin, ali., 2005) ? Peut-on oser penser l’hétérogénéité de ces univers d’action, de sport, de combats divers (…) de stratégie, de gestion (Fortin, ali., 2005) ?

Puisque nous savons qu’il y a une sportization générale de l’Occident (Elias, 1994) — évolution et conversion des affrontements en loisirs civilisés —, risquons-nous à la proposition suivante : le jeu vidéo est aux produits de masse de la société de consommation ce que la technique est à la science, c’est-à-dire un enchantement désenchantant ou, dans un vocabulaire plus heideggérien, un saisissement dessaisissant. La réalité du jeu vidéo, virtuelle, retourne aux trois dimensions de l’adjonction : c’est le retour aux graphismes et à la picturalité ; c’est un art « plus hégélien » qui cherche autre chose que l’instantanéité du seul réel photographié, de la réalité photographique ou cinématique.

Essayons d’énoncer son horizon philosophique. Les imageries de la photographie et du cinéma — l’imagerie virtuelle des jeux vidéo et du cinéma numérique a un autre régime, quelque chose d’hégélien qui va au-delà du photographique — ne font pas une copie du réel et de cette société ; c’est l’énonciation et l’énoncé même du monde-réel qui s’expose à travers elles. En revanche, dans l’image plastique de la réalité, du monde-réalité, une peinture ou un dessin, le monde-réel reste distinct de lui-même, il subsiste une distance, un intervalle — je parlerai de « plus-value » : dépassement de l’énonciation ; nous sommes dans des mondes qui ne sont pas dans le monde que nous voyons —, ce qui semble avoir disparu dans la photographie et le cinéma centenaire (certes, le genre, le ralenti, le noir et blanc contemporain, et le montage, assurent cette fonction de déréalisation, de « refus du réel »). Surtout, dans l’image plastique, le monde était nié, non pas dans son apparence, mais dans son essence même, nié en tant que nature ; car l’homme y ajoutait l’homme.

L’imagerie en général (moment de « la technique moderne » : arraisonnement et à la fois saisissement et dessaisissement du Monde) renverse donc la relation de l’homme avec le Monde, que résumait la vision classique, et crée la possibilité d’une nouvelle domination tyrannique du Monde sur l’homme, d’où la notion de Spectacle des situationnistes. L’imagerie renverse la relation de l’homme avec le Monde, parce qu’elle nous l’expose en direct ou en présence. Les imageries, forme du Logos (comme les robots), stockent le savoir, l’enferment dans la technologie et le présent ; il n’y a plus de pertes, plus d’écarts entre le Monde et l’homme. Le Spectacle serait donc la négation de l’écart entre le Monde et l’homme, un monde en direct, en « direct-live », disait-on à la télévision française…, ce que l’on nomme aussi « présentification » du Monde. Toutefois, toutes les imageries de toutes les formes de SF (exploratrices, fabulatrices, anticipatrices) renversent ce renversement : elles renouent avec la négation culturelle du Monde et l’affirmation de la conscience humaine ; elles renouent avec l’adjonction (elles vont ailleurs pour parler d’ici — ce sont des modèles de la réalité (symboles) et non le (monde-)réel).

Les jeux vidéo de quoi ?
Savoir jouer aux videogames est « essentiellement polémique » ou le règne de l’épée et des « purifications », des morts successives jusqu’à la victoire. Il s’agit du régime diurne des symbolisations : coercition sociale, règles ludiques, jeux agonistiques et même aléatoires, forment la pédagogie du régime diurne (Durand, 1964). La géographie des jeux vidéo, leur quelque part, se trouve dans les forêts, les vallées, les montagnes et les cieux de Dionysos, là où règne potlatch et sacrifice, les Guerres du sens humain. Tout joueur, tout apollinien, entre alors en contact avec son camarade tyrannique et exubérant, son avatâr vidéoludique, pour se distraire, décompenser et se récompenser d’un monde plus difficile qu’un jeu (2).

Skyforge. https://sf.my.com/fr Captures: D.R.

Le jeu vidéo, ce n’est pas Prométhée (travail, progrès) ou Apollon (mise en ordre) versus Dionysos (jouissance), mais c’est l’accomplissement synthétique, au double sens du terme, de ces trois mythes : la feria, la peste et l’orgie. Mais, déjà, la littérature et l’industrie du cinéma étaient essentiellement post-catastrophiques et festives (en revanche, la Science est pré-catastrophiste : ainsi s’affirme-t-elle et se fait-elle chérir). L’univers du jeu vidéo est alors, globalement, celui des plaisirs de la ville et de la catastrophe, d’un débordement algébrique… On y décrit et on y conte la guerre ou la trajectoire technologique des civilisations, l’extraterritorialité, la vitesse, l’acier et le cubique, les outils et, donc, une culture tranquille de l’action. Ces catégories ou masques de la peur et la jouissance sont culturellement recevables en tant que déréalisation du Monde dans un usage conjuratoire (catharsis).

Reviviscence ?
Quoi de plus naturel que le jeu vidéo ouvre à la pratique d’autres jeux, dans le réel, puisque le joueur cherche des moyens, des prétextes-à-société, afin de se répandre, afin de jouir et d’exister. De s’affirmer. Car pour chaque joueur, l’essentiel est la satisfaction personnelle et l’envie de challenge permanent, une quête de logique et d’accomplissement, l’affirmation d’un savoir technique face à un jeu difficile. Les formes récurrentes de l’imaginaire mondial peuvent alors s’y localiser, afin que l’enfant, jubilant de sa coordination et de sa motilité, apprenne à rejouer tant les actes virtuels que ceux qui sont réels.

Et si on demande quelles fonctions ont ici ces « entités transmédiatiques » (Wolf, 2005), on retombe sur l’euphémisation de la mort, l’acte de passage, la réaffirmation de l’appartenance au groupe, la mise en scène (et « à mort ») des pulsions. L’environnement des univers imaginaires de jeux vidéo, écrit Delphine Grellier, est donc majoritairement investi par des symboles de types nyctomorphes […]. En représentant ce qui est douloureux et déstructurant, ce régime suppose la construction d’images opposées, images positives, lumineuses, permettant la lutte contre l’angoissant par le biais de l’antithèse (OMNSH, 2005).

Pour nombre des membres de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines, il y a dans l’expérience vidéoludique, un équilibre entre le plaisir et le déplaisir ; car le joueur ne fait pas ce qu’il veut : il y a comme un « principe de réalité virtuelle », celui du jeu et d’une perte, un « droit de perdre », comme dans le réel (on pense à la licence des jeux Dark Souls où, comme rite de passage, on apprend à mourir). Et, aussi, il y a parfois une angoisse, un stress, voire une détresse, face à la stimulation virtuelle (propos sur le robot) ; car le joueur peut ne pas arriver à maîtriser la stratégie et la tactique, sinon le « mode d’emploi » du jeu. Or ces impuissances participent aux fonctions (imaginaires) du jeu en général : gain, plaisir, avec un brin de frustration. Ainsi les jeux vidéo, imageries parmi d’autres, nous travaillent-ils, au sens de Freud, et nous mettent-ils à l’épreuve — ce qui est mis à l’épreuve, ce sont nos fantasmes, nos représentations, nos affects ; parce que dans un Monde plus bureaucratique et complexe, nous avons plus besoin encore de la complexité et de l’anti-bureaucratie de nos jeux.

David Morin Ulmann
Anthropologue, spécialiste de la modernité et du capitalisme
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

(1) La numérisation appartient de droit à la « parole de la rationalité », à sa langue même, puisque, qu’est-ce que la numérisation, sinon un des témoignages de la rationalité occidentale ? Et que font l’une et l’autre ? La rationalité occidentale et la numérisation rassemblent et enregistrent, et protègent. Par exemple, dans un ordinateur, qui est le fruit direct du logos, énonce Pierre Jacerme, vous avez un tel rassemblement ; c’est toujours la fonction de ce que les Grecs appelaient legein, recueillir et rassembler (afin de rendre manifeste) qu’accomplit la raison ; et, ce faisant, elle protège aussi. Dans l’ordinateur, les données vont être « protégées ». Il y a une mise en recueil qui garde, qui conserve. Et qui protège en même temps. […] La chimie, la physique quantique, c’est l’accomplissement de la philosophie ; l’informatique aussi (Jacerme, 2008 : 23). Sublime !

(2) Il y a encore des jeux intéressants comme Undertale (2015) où on laisse le choix au joueur de tuer tout le monde, personne, ou seulement quelques-uns : la voie royale est évidemment de ne tuer personne ; il faut savoir « résister » pour finir le jeu correctement.

 

petite histoire de l’immersion informatique

La réalité virtuelle affiche, dans son intitulé même, une ambition. Être l’expression ultime de la fiction qui deviendrait, par techno-magie, réelle. Il s’agit de faire passer les contenus informatiques par les canaux habituels d’interprétation du réel. Quelle que soit la nature de la réalité qu’on lui soumet, le cerveau cherchera à la rationaliser. Cet invariant permet à la technologie de rendre l’expérimentateur complice de la chimère.

Le CAVE (Cave Automatic Virtual Environment), appelé ainsi en référence à l’allégorie de la caverne de Platon, est un dispositif immersif

Le CAVE (Cave Automatic Virtual Environment), appelé ainsi en référence à l’allégorie de la caverne de Platon, est un dispositif immersif, présenté pour la première fois par l’Université de l’lllinois (Chicago) lors de la conférence SIGGRAPH de 1992. Photo: © NITO Refleks

La réalité virtuelle est souvent perçue comme le futur d’Internet, tridimensionnel, voire holographique (comme le prédit Microsoft); mais ses racines sont plus anciennes plus anciennes, théâtrales, cinématographiques et même livresques, comme autant d’expériences de la pensée. Il s’agit toujours de raconter des histoires et si l’on questionne l’opportunité de parler de “réalité”, c’est sans doute qu’on la confond avec la vérité et que l’on voudrait qu’elle ne soit qu’une.

On distingue ainsi la réalité virtuelle et la réalité augmentée. La réalité virtuelle masque la réalité carbone pour plonger l’usager dans un contenu simulé à perte de vue. Un territoire qui déclare son indépendance à l’image des simulacres décrits par le philosophe français Jean Baudrillard. Une réalité expérientielle construite par l’homme, également portée par les philosophes constructivistes. La réalité augmentée, elle, s’affiche superposée au réel. La réalité augmentée, c’est la calculabilité, alimentée par les données déterministes du réseau, Google pour les Google Glass par exemple.

Le point commun de ces modes d’élection de la réalité, c’est le it from bit, un aphorisme du physicien américain John Wheeler qui stipule qu’au plus profond de la réalité physique, il y a l’information. La tentation est grande de transformer tous les contenus, les agrégats de mots comme les images, en expériences. Toutes les réalités sont alors mises sur un même plan au service du story-telling. Les expériences de réalité mixte ou alternée jouent sur cette convergence, le scénario s’affiche dans l’environnement ou mieux, il est l’environnement.

Si la réalité virtuelle empreinte les chemins naturels de la perception, elle appartient parfois à une autre flèche de temps. Les identités d’emprunt qui servent de véhicules, les avatars, tissent des liens qui agrippent leurs opérateurs dans un continuum parallèle. Il n’est pas étonnant que le concept de “Réalité Virtuelle” soit apparu pour la première fois en 1938 dans une série d’essais d’Antonin Artaud, Le théâtre et son double. L’écrivain français assimilait la réalité virtuelle du théâtre aux abstractions symboliques utilisées par les alchimistes.

En référence au métavers décrit par la science-fiction, Linden Lab, l’éditeur du monde virtuel Second Life appelle ses utilisateurs des résidents.

En référence au métavers décrit par la science-fiction, Linden Lab, l’éditeur du monde virtuel Second Life appelle ses utilisateurs des résidents. Photo: © Nick Rhodes / Nicolas Barrial

L’idée d’envelopper le champ de vision d’images panoramiques remonte à la Chine du premier millénaire et connaît une vogue dans l’Europe au 19ème siècle. La stéréoscopie elle-même est presque aussi ancienne que la photographie. La science-fiction joue les éclaireurs avec Les lunettes de Pygmalion de Stanley Weinbaum, paru dans l’entre-deux-guerre et la première mise en œuvre pratique est le « Sensorama » du producteur américain Morton Heilig en 1956. Le système permettait de visionner un film en trois dimensions, tandis que plusieurs sens étaient stimulés.

En 1973, l’artiste Myron Krueger, parle de « réalité artificielle » à propos de Videoplace, une installation immersive pour plusieurs participants. Mais c’est Jaron Lanier qui va populariser le terme « Virtual Reality » dans les années 1980, en référence aux écrits d’Artaud. Cet informaticien, musicien et activiste du Net américain, avait fondé VPL Research qui commercialisait des casques d’immersion. Un système équivalent avait été mis au point dès 1968 par un autre ingénieur américain, Ivan Sutherland.

L’imposant appareil qui pendait depuis le plafond pour s’agripper sur le visage avait été surnommé l’Épée de Damoclès. Un nom qui collait bien à la dimension épique d’un média qui s’apprêtait à transformer le corps en interface. Selon Jaron Lanier, l’information est une expérience aliénée par le fait que les humains sont réels et que les informations ne le sont pas. Il théorise alors une « communication post-symbolique » qui se manifeste par le corps. L’incarnation de la formule du théoricien de l’information canadien Marshall McLuhan : le message, c’est le médium.

Les technologies immersives furent développées dans les universités américaines à partir des années 1960, au MIT notamment, avec le concours d’artistes multimédia comme Scott Fisher qui travaillera sur la stéréoscopique en 1979. Les laboratoires de l’armée ou la NASA vont se concentrer sur le volet simulateur qui connaîtra un âge d’or dans les années 1990. Dès lors, des scientifiques se penchent sur cette sensation « d’y être » propre à la réalité virtuelle.

Le carton d’invitation à la conférence de Mickael Abrash, directeur scientifique d’Oculus au cours du Facebook 8 de 2015.

Le carton d’invitation à la conférence de Mickael Abrash, directeur scientifique d’Oculus au cours du Facebook 8 de 2015. Photo: D.R.

Des chercheurs comme Witmer et Singer explorent différents scénarios d’immersion et contribuent à définir la téléprésence qui va être popularisée par le développement du jeu vidéo en ligne dans les années 2000. Cette dimension sociale réveille l’idée d’un Internet habité. Des mondes « persistants », comme Second Life, seront directement inspirée par la science-fiction, notamment Snow Crash de Neal Stephenson paru en 1992.

Cette littérature d’anticipation qui fusionne les langages de la machine avec les sens naît dès les années 1960 avec Simulacron 3 de Daniel F. Galouye et culmine dans les années 1990 avec Neuromancien de William Gibson, roman fondateur du genre cyberpunk. La réalité virtuelle est décrite comme un masque qu’il faut arracher pour découvrir une vérité occultée, le fameux « Rabbit Hole » emprunté à Lewis Carroll. Un lapin blanc servira d’ailleurs de révélateur à Neo, héros du film Matrix en 1999.

Le scénario du film s’inspire de l’expérience psychédélique de l’écrivain américain Philip K Dick qui déclara, lors d’une convention à Metz en 1977, qu’il avait la conviction que nous vivions dans une réalité générée par ordinateur. En 2015, les paranoïas de l’écrivain allaient trouver une nouvelle résonance dans les propos de Michael Abrash, directeur scientifique d’Oculus, au cours d’une grand messe de Facebook. À grand renfort d’illusions d’optique, Michael Abrash y affirmait que toute réalité est virtuelle, stipulant que notre perception, par nature imparfaite, était « hackable ».

Nicolas Barrial
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

LES SOMBRES RÊVES DE LA TECHNOLOGIE
Luttes fratricides entre réalités actuelle et virtuelle dans la série Black Mirror

Schopenhauer considérait dans Le Monde comme volonté et comme représentation que la réalité qui nous entoure n’est rien d’autre que le rêve d’un esprit démoniaque. Le propos extrêmement pessimiste de la série britannique Black Mirror, créée en 2011 par Charlie Brooker et diffusée sur la chaîne Channel 4, a en un sens des accents schopenhaueriens.

Série organisée en deux saisons de six épisodes indépendants, auxquelles il faut ajouter un épisode spécial de Noël (un christmas special dans la tradition des séries anglaises), Black Mirror entend révéler en quoi les avancées technologiques et l’apparition d’une réalité virtuelle de plus en plus présente pourraient, dans un futur si proche que cela fait froid dans le dos, se retourner contre une humanité qui se comporte en démiurge et crée (ou a déjà créé) les conditions de sa propre annihilation. L’être humain s’est toujours efforcé de rêver un monde meilleur et de faire naître les outils nécessaires à améliorer ses conditions de vie. C’est peut-être aujourd’hui la technologie elle-même, à laquelle il est de plus en plus et irrémédiablement dépendant (ces black mirrors des écrans d’ordinateur, de smartphone ou de télévision à l’ère du numérique), qui rêve le monde futur à sa place et l’entraîne dans son inquiétant cauchemar.

Si le premier épisode intitulé National Anthem, dans lequel un terroriste arty enlève un membre de la famille royale, une princesse adorée du grand public, et demande au Premier ministre de commettre un acte zoophile à la télévision en guise de rançon, est le plus connu et a récemment refait parler de lui en raison des révélations sur un moment particulier de la vie personnelle de David Cameron, chaque nouvel épisode de Black Mirror présente un univers dystopique différent dans lequel certaines dynamiques du monde 2.0 contemporain sont exacerbées, souvent en raison de l’invention d’un nouvel outil technologique — à l’image de ces puces permettant d’enregistrer chaque instant de son existence dont sont équipés les personnages du troisième épisode de la première saison, ou de ce système permettant de créer des avatars numériques de l’esprit d’un individu dans le christmas special ; avatars pour la plupart destinés à devenir des sortes de lares modernes gérant pour vous votre maison et votre agenda. Comme le résume Charlie Brooker : Chaque épisode a un casting différent, un décor différent, et montre même une réalité différente. Mais ils parlent tous de la façon dont nous vivons aujourd’hui — et de la façon dont nous pourrions vivre dans dix minutes si nous sommes maladroits. Et s’il y a bien une chose dont je suis sûr, c’est que l’humanité est maladroite.

Le tout premier épisode montre bien que l’un des enjeux principaux de Black Mirror n’est pas de développer un discours technophobe ou de condamner les diverses formes de réalités virtuelles présentes dans la société contemporaine, mais de pointer les dangers d’un dérèglement dans les rapports entre actualité et virtualité — et il faut se rappeler avec Deleuze que l’expression « réalité virtuelle » n’est pas oxymorique, contrairement à ce que l’on considère habituellement ; il ne s’agit pas d’opposer la « vraie réalité » matérielle à la « fausse réalité » virtuelle, la réalité virtuelle n’étant que le complément de la réalité actuelle. Deux diagrammes apparaissent sur des écrans télévisés au cours de l’épisode initial, montrant l’évolution de l’opinion publique au sujet de l’attitude à adopter par le Premier ministre face aux demandes du kidnappeur : sur le premier, l’opinion publique s’oppose fermement à l’effectuation de l’acte obscène qui est réclamé ; sur le second, par un effet de vase communicant, les statistiques sont inversées et ceux qui sont interrogés se prononcent massivement pour que le Premier ministre accepte de se prêter à la dégradante relation zoophile.

Les deux diagrammes mettent en évidence le glissement menaçant qui hante la société contemporaine, où l’obscénité physique et matérielle d’un acte peut être gommée sous l’influence d’Internet et des réseaux sociaux, univers de défouloir, de truchement du réel, des identités et des opinions, selon un phénomène par lequel la réalité virtuelle prend le pouvoir sur le monde actuel qui l’a fait naître afin de le mettre à mort, et de mettre à mort avec lui les signes les plus élémentaires d’humanité. Comme pour contrer visuellement, ou du moins retarder la progression de cette menace croissante, le montage fait souvent alterner des séquences montrant le traitement de l’affaire à la télévision et sur Internet avec des séquences montrant la souffrance physique et morale du Premier ministre à mesure que le temps passe, afin de faire surgir le réel corporel et matériel dans toute sa brutalité et de pousser à lire l’épisode comme une véritable tragédie, comme le récit tragique de l’exécution de la réalité actuelle par son double virtuel — et c’est peut-être précisément pour aller dans le sens d’un rapprochement avec la tragédie que le premier épisode, et avec lui pratiquement tous les autres, est divisé en plusieurs parties que l’on doit comprendre comme différents actes d’une pièce de théâtre.

Les personnages de Black Mirror ne cessent de se demander où se trouve la réalité actuelle, quelles sont les marques qui permettent d’identifier un événement ou un élément comme réel et surtout comment arriver encore à provoquer quoi que ce soit de réel, de vraiment réel comme il est dit à un moment. C’est bien cette rupture, cette brèche dans la complémentarité et le rapport de forces entre réalité actuelle et réalité virtuelle qu’explorent la plupart des épisodes, brèche magnifiquement symbolisée par la surface de cet écran se lézardant au générique. Le deuxième épisode de la première saison, Fifteen Million Merits, le plus traditionnel dans son imagerie futuriste, mais non le moins intéressant, dépeint une société dictatoriale dans laquelle la grande majorité des individus vivent comme des esclaves habillés de la même manière et sont contraints de pédaler sans relâche pour produire de l’énergie et obtenir des crédits nécessaires à leur survie.

Ils sont surtout esclaves du monde virtuel qui les entoure en permanence sur de vastes écrans qui tapissent les murs, puisqu’ils possèdent chacun un avatar numérique dont ils peuvent modifier le look en utilisant des crédits, doubles virtuels qui se trouvent ainsi chargés d’endosser pour eux les marques d’une individuation ayant disparu de la réalité actuelle. Le personnage principal cherche à faire voler en éclat l’univers totalitaire dans lequel il vit, en menaçant de se suicider sur le plateau d’une des trois ou quatre émissions de télévision destinées à uniformiser les goûts des esclaves à vélo qui composent la société, c’est-à-dire en menaçant de produire un événement actuel qui pourrait détruire l’univers virtuel médiatico-numérique de simulacre qui se dresse face à lui. Avec une ironie grinçante, il finit par se voir offrir une émission de télévision grâce à laquelle il pourra faire entendre des discours contestataires à sa guise — sorte de génial coup d’échec de la part de la réalité virtuelle qui vide le geste du personnage principal de la possibilité de son actualisation et intègre en elle sa propre critique pour mieux la rendre inoffensive.

En parallèle, le troisième épisode de la deuxième saison, The Waldo Moment, exacerbe certaines implications politiques des rapports de force entre réalités actuelle et virtuelle. Dans une Grande-Bretagne ressemblant à s’y méprendre à celle du début des années deux mille dix, le récit suit une élection à laquelle se présente, en plus des candidats traditionnels de l’establishment politique britannique, un personnage virtuel nommé Waldo, petit ours bleu extrêmement ordurier conçu initialement pour basher les puissants sur un plateau de télévision. D’abord amusé par le projet, le comédien qui se cache derrière Waldo et contrôle ses faits et gestes prend conscience (bien trop tard) de la violence et de l’horreur du populisme sur lequel reposent la candidature et la popularité croissante de la figure virtuelle.

La chaîne pour laquelle il travaille le remplace, ce qui produit une déconnexion dramatique entre le corps du comédien et celui de la marionnette informatique, permettant à Waldo d’acquérir une vie propre, de se libérer des entraves de l’actualité, et, même s’il ne remporte pas les élections, de saper définitivement les fondements du discours politique. Au fil de l’épisode, l’image de la figure virtuelle est de plus en plus monstrueuse : d’abord minuscule sur les écrans du plateau télévisé, elle est énorme lors des séquences montrant la campagne, où elle occupe toute la surface latérale d’une camionnette recouverte d’écrans plats, pour finir par être gigantesque lorsqu’elle apparaît reproduite sur plusieurs avions. Visuellement, elle donne ainsi l’impression de dévorer tout ce qui l’entoure, de s’adonner à un festin par lequel c’est avant tout la réalité actuelle qu’elle phagocyte, pour faire basculer le réel dans un univers où tout élément est destiné à devenir blague virtuelle, simulacre, et à perdre toute possibilité d’avoir encore un sens.

Shakespeare faisait dire à l’un des personnages de As You Like It que All the world’s a stage, And all the men and women merely players, phrase qui défend un lien indestructible entre la réalité actuelle qui nous entoure et la réalité virtuelle qui se dresse sur scène. Certains personnages de Black Mirror, à commencer par le comédien de The Waldo Moment constatent avec stupeur que le monde virtuel est devenu une scène de théâtre sur laquelle se joue une version farcesque de la vie actuelle, version farcesque qui vise au final à travestir et à détruire la vie actuelle. La série produit implicitement un commentaire pessimiste de la formule shakespearienne en l’appliquant à notre société 2.0. En effet, pauvres de nous si le monde ne devient que la scène de théâtre virtuelle sur laquelle se déroule une représentation grotesque et hideuse de la vie elle-même et si nous ne pouvons échapper au fait d’en être les players, à la fois acteurs et joueurs !

Ce n’est peut-être pas par hasard qu’il est fait référence à la série Downton Abbey (Julian Fellowes, ITV1, 2010-2015) dans le premier épisode et que des acteurs de Downton Abbey (dont Jessica « Lady Sybil » Brown Findlay) jouent dans Black Mirror. Les deux séries reposent sur des miroirs temporels inverses. Avec Downton Abbey, la Grande-Bretagne actuelle contemple son passé à travers un miroir extrêmement flatteur, alors qu’avec Black Mirror c’est précisément le contraire. Plus généralement, les questions temporelles sont centrales dans la série créée par Charlie Brooker pour penser de façon complexe le dérèglement des rapports entre réalités actuelle et virtuelle. Commentant les thèses principales de la philosophie bergsonienne, Deleuze établit dans L’Image-temps, deuxième volet de son diptyque sur le cinéma, qu’il existe une relation d’actualité/virtualité entre présent et passé — chacun fonctionnant comme l’actualité ou la virtualité de l’autre. Deux épisodes de Black Mirror, le troisième de la première saison intitulé The Entire History of you et le premier de la deuxième saison intitulé Be Right Back, modélisent de façon deleuzienne la prise de pouvoir de la réalité virtuelle en termes temporels, en ce que les avancées technologiques font à chaque fois disparaître le présent et la possibilité même du hic et nunc.

Dans The Entire History of You, les puces dont sont équipés les personnages leur permettent de revoir de manière onaniste les moments passés et plus heureux de leur existence, en procédant à ce qu’ils appellent des re-do. L’une des scènes les plus frappantes commence par montrer une relation sexuelle passionnée entre l’homme et la femme au centre du récit. Puis, par un jeu de montage, le spectateur comprend que ces images qu’il croyait au présent sont en fait des images passées de leur premier rapport que se repassent les deux membres du couple pour pimenter leur triste et mécanique relation sexuelle présente — les terrifiants yeux blancs des personnages, signes visuels qu’ils procèdent tous les deux à un re-do, fonctionnent également comme les signes d’un présent, d’un être au monde actuel et d’une ouverture à l’aléatoire futur devenus impossibles pour des individus qui se contentent désormais d’une seule expérience satisfaisante et la revivent ad vitam aeternam.

Be Right Back traite quant à lui de la question du deuil en imaginant un logiciel qui glanerait toutes les informations laissées par quelqu’un qui vient de mourir sur les réseaux sociaux et reconstituerait sa voix ainsi que sa façon de parler, jusqu’à ses expressions les plus caractéristiques, offrant la possibilité de lui téléphoner après sa mort — processus censé officiellement accompagner et adoucir le travail de deuil, mais au résultat totalement inverse, puisque la figure féminine centrale finit par sacrifier la réalité actuelle et présente de la mort de son compagnon à l’idée toute virtuelle et contre-nature de sa survie à travers une intelligence artificielle. Comme pour définitivement accomplir ce geste de remplacement de l’actualité présente par la virtualité, le personnage principal accepte la dernière étape proposée par la société d’aide au deuil et commande un robot à l’effigie de son compagnon, se comportant exactement comme lui, auquel il ne manque que des empreintes digitales, c’est-à-dire auquel il ne manque que les signes d’une identité actuelle.

Le robot de Be Right Back étant une version parfaite, bêta et sans défauts du disparu, qui ne s’énerve jamais ou ne connaît jamais de panne sexuelle, il faut comprendre que Black Mirror s’intéresse d’une part à la manière dont la technologie exacerbe les pires défauts de l’humanité, avec les épisodes les plus directement politiques où le monde virtuel des réseaux sociaux sert de défouloir à la haine et la bêtise, et d’autre part à la manière dont elle se révèle également dangereuse lorsqu’elle cherche à créer une version virtuelle et plus parfaite de l’être humain, puisqu’elle entend alors nier l’imperfection individuelle pourtant essentielle à la définition même de l’humanité — et ce précisément parce qu’elle se veut elle-même parfaite.

Les œuvres du vidéaste Jacques Perconte répondent d’une certaine manière aux conclusions pessimistes de Black Mirror en ce que Perconte fait justement du défaut numérique un moteur esthétique. Plusieurs de ses vidéos présentent des plans-séquences de paysages filmés en travelling et retravaillés afin de créer progressivement des bugs de plus en plus marqués, des défauts volontaires de lecture du fichier numérique, jusqu’à ce que la surface de l’écran soit remplie de formes et de couleurs abstraites. Héritier contemporain des impressionnistes, le peintre Perconte adresse aux sombres miroirs lézardés de Black Mirror des miroirs solaires, où l’actualité de la Nature et son image virtuelle sont mises à égalité et entament avec joie une danse serpentine digne de la Loïe Fuller des premiers temps.

Guillaume Bourgois
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

Maître de conférences en études cinématographiques à l’université Grenoble Alpes, Guillaume Bourgois travaille principalement sur le cinéma portugais, le cinéma moderne américain, les films de Jean-Luc Godard et les séries américaines et britanniques

Photos: Black Mirror. Saison 1. Capture d’écran. Photo: D.R.

 

 

la réalité virtuelle est une première étape…

Et si la réalité virtuelle n’était qu’un premier (petit) pas pour l’homme, un nouvel essor, aussi bien technologique que psychologique, pour l’humanité…? Sans verser dans le transhumanisme effréné, et malgré des prémices encore balbutiantes et limitées, ce que laisse entrevoir des « technologies de rupture » comme la VR, en terme d’expériences sensorielles, d’exploration de nouveaux mondes et de révolution technique, augure un futur dont les contours échappent encore à notre conscience actuelle. Entretien avec William Eldin, co-fondateur avec Damien Mulhem du studio de création Horam\VR, sur « la réalité de la réalité virtuelle », aujourd’hui et après-demain…

Quels sont vos clients et les champs d’applications de la réalité virtuelle que vous développez ?
Au début, nos collaborations étaient simples. Nous avons participé à des projets de développement avec Cap Gemini et Dassault. Pour Dassault Aviation, il s’agissait de faire visiter, virtuellement, leur nouveau Falcon. Ensuite, nous avons travaillé pour Dassault Systèmes, qui a bien aimé notre vision de la technologie et de son avenir. Nous faisons aussi du contenu pour les marques. Par exemple, L’Oréal et son nouveau magasin (décliné dans les centres commerciaux) que l’on a modélisés pour permettre de voir à quoi cela allait ressembler (volume, couleur, etc.). En l’occurrence, c’est vraiment un test virtuel avant le réel. De même, Shiseido nous a demandé de réaliser un film promotionnel pour immerger une centaine de personnes lors d’une conférence de presse pour présenter une nouvelle crème. On fait aussi du learning, des vidéos de formation, pour des personnes chargées de contrôler les normes pour les bateaux ou les bureaux, par exemple, en les immergeant dans l’environnement dans lequel ils seront amenés à travailler. Nous faisons aussi des visites d’immeubles à 360° pour BNP Real Estate. Pour le cinéma, en marge de la sortie de certains films, il y a parfois des animations et des jeux. Ainsi, nous avons réalisé une scène d’un film qui sortira l’année prochaine, et nous serons présents au Comic-Con où le public pourra re-jouer la scène du film en question avec des HTC Vive.

Pour la télévision, nous avons travaillé avec M6 sur une émission comme Enquête Exclusive, sur un reportage sur Le Puy du Fou, pour que les téléspectateurs avec leur tablette puissent visionner certaines séquences à 360°. Le but est vraiment d’augmenter ce qui est filmé, de pouvoir voir ce qui hors écran télé. Pour TF1, nous avons modélisé une poutre sur laquelle les candidats d’un jeu doivent rester en équilibre, avec un casque qui leur donne l’impression d’être au 50e étage… Nous faisons aussi du software, nous créons également les players, les applications, etc. En fait, il n’y a pas d’écosystème pour la VR chez nos clients, donc nous sommes obligés de mettre en place les bases. Nous faisons un peu de hardware aussi : nous travaillons en partenariat avec Samsung sur une petite caméra 360 qui sort là, en juillet. Nous avons fait beaucoup de tests notamment. Enfin, ce qui marche bien, c’est évidemment le gaming. Nous avons créé notre premier jeu, Dwingle, où l’on fabrique son propre robot en réalité virtuelle (avec les capteurs et manettes, on peut manipuler des objets) avant de combattre des adversaires. Il y a une sorte d’apprentissage.

D’une manière générale quelles sont les promesses du virtuel ?
On se rend compte qu’il y a une appétence formidable. Il y a un effet « waouh » en premier, mais ensuite il y a une vraie expérience. C’est le meilleur moyen de faire vivre des expériences. Nous l’avons vérifié dans des hôpitaux, quand nous avons immergé des gens en situation de handicap ou psychologiquement en souffrance dans des univers de jeux où ils se sentaient différents, à l’aise, dans un autre monde, pas celui du jugement auquel ils sont confrontés habituellement. On s’en rendu compte que cette technologie pouvait vraiment aider.

On va pouvoir aussi développer l’empathie, vu que l’on sera à l’intérieur de bulles numériques où l’on pourra éprouver des situations intenses. Pour prendre un exemple parlant, à la COP21, des responsables importants de plusieurs pays ont pu « voir » comment vivait un réfugié syrien dans un camp. Assis sur un siège, avec un casque, immergé avec une vision à 360°, on est mis en présence avec personnes blessées qui nous interpellent, etc. Il y a là une « réelle » empathie grâce à la réalité virtuelle. Après cette expérience, on ne peut pas penser pareil, on ne peut pas avoir le même « regard » sur cette situation. Je suis persuadé que la Réalité Virtuelle est l’exemple et la preuve que notre culture va changer par le digital. Il ne faut pas que cela se résume à un petit film divertissant, mais qu’elle nous apprenne des choses et qu’elle nous élève.

Quelles sont  les contraintes et problématiques posées par la réalité virtuelle ?
Tout d’abord, il faut dire que les technologies sont encore un peu rudimentaires et cela entraîne notamment un effet « gerbatif », des nausées liées au mouvement pour 60% du public. Pour eux, la durée moyenne supportable d’un film est de 2 minutes. Les 40% restant allant jusqu’à 15 minutes. De fait, les films sont courts, mais plus la technologie évoluera, plus la durée va augmenter. Ensuite, la narration dans le virtuel change tout. D’habitude on a un 4/3e ou un 16/9e devant nous, avec un hors champ qui permet à l’imagination de jouer librement. Avec le virtuel, à 360°, il n’y a forcément plus du tout de hors-champ. Plus question de jouer avec. C’est impossible. Nous sommes au cœur d’une bulle, virtuelle, où le spectateur peut regarder absolument partout. Il faut guider la personne à l’intérieur. Il faut raconter une histoire, et il faut que ce soit logique.

Donc, en premier il y a une histoire, du visuel, et le son qui joue beaucoup aussi (notamment grâce à la spatialisation). On guide la narration par l’action et le son. Mais on sait qu’il y a 20% de déperdition : même si l’action est à tel endroit, certains auront le regard fixé sur un autre point, dans ce qui était auparavant le hors-champ. Et c’est cela qui est compliqué. Il y a quelques personnes comme Balthazar Auxietre de Innerspace VR ou Antoine Cayrol de Okio-Studio qui s’intéressent de près à cette problématique de la narration et du hors-champ pour la réalité virtuelle. Enfin, il y a une étude faite par Standford, reprise par Chris Milk (un peu le pape de la réalité virtuelle, il a fait les plus beaux films) qui souligne qu’un reportage sur écran s’inscrit comme une information pour le cerveau, alors qu’une expérience vécue — y compris une situation vécue dans le virtuel — s’inscrit comme souvenir dans le cerveau… Par conséquent, l’impact de la réalité virtuelle sur nos consciences est 6 fois plus fort qu’une simple vidéo !

Comment voyez-vous la suite, l’avenir de la réalité virtuelle ?
Il faut préciser que Horam\VR est dédié à la VR, mais nos autres activités sont faites sous d’autres noms. Aujourd’hui, nous sommes plus un lab de R&D, essentiellement sur la Réalité Virtuelle donc (c’est ce qui fait principalement notre chiffre d’affaires), mais aussi sur la Réalité Augmentée et l’Intelligence Artificielle. Par exemple, nous programmons le « cerveau virtuel » de NVIDIA pour essayer de mettre au point l’œil de l’Intelligence Artificielle. Nous travaillons aussi sur la robotique. Et depuis six mois, nous avons aussi abordé la neuro-science. En terme d’application, par exemple, c’est un casque avec des capteurs et un paramétrage qui permettent de faire décoller et piloter un drone par la pensée… En fait, c’est simple. Il suffit de mapper le champ d’activité cérébrale et de l’interpréter pour traduire ça en commande.

Ce qui est important pour moi, c’est de rendre l’innovation « digeste ». Et pour ce faire, il faut sortir des niveaux de conscience actuels qui ne permettent pas de se réconcilier avec la robotique et l’Intelligence Artificielle. Nous avons tous vu Terminator… Je voudrais que l’on sorte de ce regard-là, que l’on s’éduque à l’innovation, que l’on accepte les nouvelles technologies. Personne n’a envie, par exemple, d’avoir un implant Google… Par contre, si demain un implant permet d’apprendre l’anglais plus facilement, beaucoup de gens vont changer d’avis… Je suis persuadé que nous aurons ce genre de supports, d’aides artificiels, même si cela n’est pas possible de se le représenter encore. Demain, la puissance des CPU sera dix fois plus puissante que notre cerveau. Petit à petit la puissance va augmenter et, de fait, notre niveau de conscience aussi : la fameuse Loi de Moore et l’échelle de Hawkins. Et la réalité virtuelle, pour moi, est une étape pour accélérer l’augmentation du niveau de conscience de l’humanité.

 

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet-septembre 2016

Photos: D.R.
> www.horamvr.com

le guide du routard Nøønautique*

Apôtre précoce de la science-fiction, artiste vidéo, performer, écrivain, plasticien, conférencier et grand connaisseur de l’histoire de l’art, Yann Minh travaille depuis plus de trente ans sur la notion d’immersion dans les univers virtuels et ses implications conscientes, ou non, sur notre environnement quotidien et notre psyché. Créateur du Nooscaphe X, pionnier de Second Life, conservateur du NooMuséum — une œuvre d’art numérique immersive et éducative — cet émule de Marshall McLuhan était donc le plus apte à aiguiller les futurs explorateurs des mondes virtuels. Attention, parcours piégé.

Yann Minh, NøøMuseum VR.

Yann Minh, NøøMuseum VR. Photo: © Yann Minh

En tant qu’artiste, tu as une expérience de pionnier en matière de réalité virtuelle et de navigation dans ce que nous appelions dans les années 90/2000, le « cyberespace », terme auquel tu préfères celui de noosphère…
Plutôt qu’artiste, j’aime me définir comme un explorateur au long cours du cyberespace, un « NøøNaute Cyberpunk ». Après des années d’exploration de la cyberculture, et de son espace intérieur, je me sens plus cyberpunk que jamais. Pourtant, je n’utilise plus ce terme, puisque j’ai forgé le néologisme Noonaute (de « noo », psyché et « naute », navigation) il y a quelques années. Je suis donc un explorateur de la noosphère (et de l’esprit par la même occasion, puisque les deux sont liés). Alors, faire des œuvres d’art, écrire des romans, créer des niveaux de jeu vidéo, investir des environnements virtuels, etc., c’est bel et bien parcourir la sphère informationnelle et en ramener de la nourriture spirituelle, en effet.

Logiquement, dans ta démarche, tu t’es très tôt intéressé aux univers virtuels tels que Second Life…
Oui ! Les mondes persistants, tels qu’on les nomme, sont des métaphores actives du concept de Noonaute. L’expression vient du monde du jeu vidéo. Ils désignent les mondes virtuels qui perdurent, même si on éteint son ordinateur. Mon investissement dans ces nouveaux outils de création s’inscrit à la fois dans ma propre quête artistique, où ils y ajoutent de nouvelles couleurs et de nouveaux « pinceaux », mais aussi dans une continuité historique. Je m’inscris dans une arborescence noo-phylogénétique que j’appelle l’hyper-réalisme immersif, et qui commence avec l’art pariétal préhistorique, passe par l’invention de la perspective de la renaissance, puis la photographie, le cinéma, le jeu vidéo, les mondes persistants, la réalité virtuelle, la réalité augmentée, pour aboutir, dans le futur, aux holodecks de Star-Trek par exemple et que l’on teste aujourd’hui sous la forme de casque tel que l’Oculus. Avec les mondes persistants et leurs avatars, nous pouvons explorer un répertoire social, émotionnel, affectif qui peut n’exister que dans l’espace virtuel. Et sous une apparence totalement différente de notre apparence physique. Ainsi peuvent apparaître des « dividus » [somme des personae contenues dans un même individu, NDR] fortes, préservées du lissage, générées par notre environnement et qui n’auraient jamais eu l’occasion de s’exprimer dans un contexte réel.

Des idées que l’on retrouve dans le NooMuseum, un musée virtuel en 3D, à la fois environnement immersif et support éducatif, dont tu es le créateur et le conservateur…
Tout à fait. Le NooMuseum est un environnement virtuel en 3D visitable en temps réel, basé sur un moteur de jeu FPS (First Person Shooter) Unreal Tournament. En explorant le labyrinthe de ce NooMuseum, le visiteur découvre des salles mettant en scène l’histoire de la cyberculture, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, sous forme de dioramas animés. On peut, par exemple, découvrir l’histoire de l’art à travers le prisme archétypal de « la quête immersive ». Un courant artistique millénaire que j’appelle « l’hyperréalisme immersif », et dont des œuvres caractéristiques, comme La Tour de Babel de Bruegel l’Ancien (1553), dévoilent dans leur traitement formel un effet de trompe-l’œil qui affirme la nécessité cognitive d’élaborer des scènes réalistes dans lequel nous pouvons nous plonger. Il y a aussi une salle aux Ménines de Velasquez. À travers son célèbre jeu de miroir, cette œuvre emblématique est le premier tableau « dont vous êtes le héros », précurseur de la cyberculture et des jeux vidéo immersifs. Actuellement, je suis totalement accaparé par le développement de ce projet. À l’occasion de ma résidence de médiation artistique à Douchy-Les-Mines, inspiré par les conseils du directeur de la culture, François Derquenne, je viens de créer l’École Populaire de Navigation Cyberspatiale du NooMuseum (EPNCN). Ce sont des cours libres et gratuits financés par les résidences artistiques qui m’accueillent, où j’enseigne la création d’univers virtuels en 3D temps réel pour Mac, PC, IOS et Android avec le logiciel Unity. C’est aussi un cycle de quatre fois trois heures de cours immersifs sur la préhistoire de la cyberculture.

Yann Minh, Media ØØØ, OpenSim.

Yann Minh, Media ØØØ, OpenSim. Photo: © Yann Minh

Le corps plongé dans un environnement virtuel et ses avatars numériques sont au centre de tes préoccupations artistiques et philosophiques, n’est-ce pas ?
Oui. Le toucher, les sensations, sont un des enjeux importants dans l’évolution de nos interfaces homme/machine. En plus de solliciter la vision et l’audition, de plus en plus de dispositifs sont dédiés à l’échange de stimuli physiques dans les espaces virtuels. Les souris haptiques, les E-Stims connectés, les télédildos, les tablettes avec stimulation tactile. On voit apparaître des œuvres numériques tactiles en réseau, de nouvelles formes de narrations qui écriront leurs fictions sur la peau. L’usage intensif et quotidien des réseaux sociaux numériques immersifs va favoriser le développement de capacités cognitives spécifiques, voire nouvelles, comme la dividuation, dont je parlais plus haut, et des aptitudes sensuelles spécifiques, cyberesthésiques [sensation cybernétique, NDA], déterminées par la sensualité numérique. Inversement, les créatures immatérielles issues du cyberespace vont contaminer le réel, et influencer la mode, le design, l’esthétique, et nous croiserons de plus en plus d’humains biologiquement augmentés avec des prothèses connectées, des créatures hybrides body-modifiées, comme les nekos, les furries, les anges, les démons…

Quels conseils donnerais-tu aux jeunes qui découvrent aujourd’hui les paradis artificiels de la réalité virtuelle, via les nouveaux outils que sont les Oculus Rift et autres moyens d’accès à la noosphère ?
Ce serait de ne pas commettre la même erreur que moi, c’est-à-dire d’avoir réinvesti tous mes revenus dans mes créations sans m’être assuré d’avoir une base de repli. Un peu comme les Replicants de Blade Runner, qui vivent moins pour briller plus, j’ai avancé toutes ces années sans me préoccuper de l’avenir, dans l’urgence de produire mes œuvres, de transmettre les mèmes qui m’habitaient. Hélas, j’avais sous-estimé les archaïsmes et l’ampleur des gangrènes systémiques qui rongent les fondements de notre société. Il faut se défier des institutions, et si on survit à ces explorations, je conseille donc à ceux qui les tentent, de très tôt de mettre en place des stratégies alternatives pour pallier aux dérives systémiques de notre monde totalement inadapté pour les artistes et créateurs.

 

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> http://www.noomuseum.net/
> http://www.yannminh.org/

*Ce titre fait bien sûr référence à son homologue « galactique », écrit par l’écrivain de SF britannique Douglas Adams en 1978. Yann Minh, en sa qualité de pionnier de l’espace virtuel, méritait bien ce petit clin d’œil à son genre littéraire favori.

 

une composition électroacoustique en RV de Christine Webster

Musicienne, ingénieure du son et théoricienne des nouveaux environnements sonores, Christine Webster est aussi hardcore gameuse et passionnée de mondes persistants (Second Life, l’ex-Komity, EVE Online, etc.). Avec sa composition pour réalité virtuelle Empty Room, elle est également l’une des seules artistes à proposer une immersion sonore totale, dans un acousmonium virtuel. Rencontre avec la créatrice de la musique toponymique.

Christine Webster, Empty Room, acousmonium 64 voies en interne.

Christine Webster, Empty Room, acousmonium 64 voies en interne. Photo: © Christine Webster

Il n’existe pratiquement aucun projet mêlant composition électroacoustique et réalité virtuelle. Comment est venue l’idée d’unir ses deux médiums ? Et pourquoi ?
Je fais du son depuis des années, c’est mon métier. À l’origine, je suis ingénieure du son. J’ai vécu l’apparition des nouveaux outils, ProTools, Ableton Live, etc. Par ailleurs, j’étais très impliquée dans le monde du jeu vidéo. J’ai même eu des périodes de hardcore gaming. En 2006, je suis tombé sur Second Life. Je ne connaissais pas du tout ces univers à l’époque. Le principe de se balader, de discuter, sans enjeux, sans mission, m’a perturbé. Quelques semaines après, je suis entrée en contact avec Wangxiang Tuxing, un passionné de mondes virtuels, qui est devenu mon mécène par la suite. Il avait créé une île sur Second Life et il m’a offert un espace gratuit où travailler et expérimenter. C’est aussi ça l’esprit Second Life. Un espace qui crée des connexions particulières et durables. Une vraie communauté.

Qu’est-ce que vous ne trouviez pas dans ces univers et que vous avez trouvé dans la RV ?
Second Life est un endroit libre et dynamique, un locus de croissance tourné vers la 3D. C’est renversant ! Quand j’ai compris son fonctionnement, ses lois, sa physique, j’ai réalisé que je pouvais en faire quelque chose. J’ai répertorié les outils qui étaient à la disposition des utilisateurs. Côté audio, l’environnement permettait de streamer en stéréo, ou de chatter avec des outils voice intégrés, comme dans les jeux vidéo massivement multi-joueurs. Ce qui manquait, c’était de pouvoir envoyer ou jouer du son, directement dans l’environnement. Finalement, la solution est venue en sortant du contexte. J’ai pensé que dans tous les environnements virtuels, jeux vidéo ou multivers, les bruitages sont inclus dans les objets spatialisés. On a donc un bruitage circonscrit, avec des outils de perception qui permettent de localiser le son dans l’espace, sa proximité, etc., mais ça n’a jamais été pensé pour de la musique. Je trouvais que ça manquait. Du coup, j’ai ôté les bruitages des objets, et j’y ai mis ma musique. C’est venu comme ça.

Concrètement, pouvez-vous décrire Empty Room ?
C’est un travail qui prend source au sein du groupe Spatial Média d’EnsadLab. Cela devait être à la fois un projet artistique et une recherche. J’ai donc abandonné l’outil Open Simulator et Second Life, pour Unity 5, qui a des fonctions audios plus avancées. Je me suis retrouvée avec une liberté phénoménale. Dans Empty Room, l’utilisateur se retrouve parachuté dans un environnement abstrait : un hypercube expérimenté à partir d’une plateforme de 40m2. Une dimension forcément limitée parce qu’il est difficile et coûteux, aujourd’hui, d’envoyer des êtres humains dans un espace ouvert infini. C’est aussi justement ce qui m’a conduit à travailler sur le paradoxe qui fait l’intérêt du projet, parce que même s’il y a des contraintes techniques, au niveau de la perception, c’est une sensation d’espace infini que l’on vit.
Le scénario se déroule en trois phases : tout d’abord l’utilisateur se trouve dans un espace large, avec des sensations spatiales très aériennes, avec des monolithes qui s’imposent comme des présences. Pour la suite, le sens des perspectives et de la profondeur est mis à mal, on ne sait plus ce qui est en haut ou en bas. La dernière partie est une panic room générative. Il était important que la présence au monde soit validée par les objets. La sensation d’habiter un monde se fait par la présence des autres, mais aussi par ce qui occupe cet espace. L’autre chose très importante, c’est que je voulais renverser la polarité image/son. L’agent principal ici, ça n’est pas la RV, mais le son à 99%. Dans Empty Room, sans le son, il ne se passe rien. En 1979, Georges Lucas disait le son fait 50% d’un film. En 2016, avec Empty Room, il occupe 99% de l’espace.

Christine Webster, Empty Room. Séquence 1.

Christine Webster, Empty Room. Séquence 1. Photo: © Christine Webster

Le fait que vous veniez de Second Life pose un paradoxe : Empty Room repose sur l’expérience de la solitude de la RV…
C’était à la fois mon choix, et une question de moyens. D’une part, je voulais absolument que l’expérience soit solitaire. C’est quelque chose qui n’est pas tellement abordé. La recherche se penche souvent sur la confrontation aux autres avatars, à partir du postulat selon lequel la sensation de présence serait validée par la présence d’un autre. L’idée de la solitude face à l’infini me plaît énormément. Cela me permettait aussi de travailler la création sonore dans ce sens. Pour de la musique expérimentale électroacoustique, c’était idéal.

Concrètement, est-ce que le fait de mêler réalité virtuelle et musique influence la composition de la partition musicale dédiée ?
La problématique de l’espace sonore est extrêmement complexe et intéressante. Il faut cependant être clair sur ce dont on parle. Aujourd’hui, on mixe des stems 5.1 qu’on spatialise et on appelle ça du son 3D ! C’est une supercherie. Le son 3D, de mon point de vue, c’est avant tout occuper l’espace, son par son, particule par particule. C’est à ce moment-là que l’on arrive à du son en trois dimensions, avec du son binaural qui nous restitue une démarche acoustique en 3D. Ce n’est pas en mixant juste trois couches de stems qu’on peut y arriver.

On en vient à la notion d’acousmonium virtuel…
Dans Second Life je pouvais créer des architectures de spatialisation étonnantes. Pour mon projet 55 Sounds to the Sky, par exemple, plus on avançait, plus on découvrait des dizaines de sons différents. On évoluait en partant de choses extrêmement concrètes vers des choses extrêmement abstraites. Le plateau de fin était délirant de complexité. C’était une spatialisation qui serait impossible à faire dans le réel. Puisque j’avais cette contrainte d’espace dans Unity 5, j’en ai profité pour construire un acousmonium. J’ai pu y intégrer des successions de quadriphonies. Il y a des sons en mono, de la stéréo en mouvement selon le déplacement de l’utilisateur, mais aussi autour de lui. J’ai préparé des stems quadriphoniques, ou octophonique qui s’emboîtent, avec le Spat de l’IRCAM (un des partenaires du projet, qui me donne accès a ses outils), restitués ensuite sur Unity 5 en aménageant et en réglant tout selon les critères perceptifs de cette plateforme. Empty Room bénéficie donc d’un environnement sonore de 64 voies virtuelles en interne, c’est unique !

Comment envisagez-vous son évolution ?
Cela me fait beaucoup réfléchir. Pour les besoins de médiation, j’ai donné un nom à ma démarche, je la nomme « musique topologique« . J’en ai écrit les principes, qui fixent cette pratique à l’intérieur d’une structure numérique en 3D. C’est mon projet de thèse. Je pense qu’il faut inventer de nouveaux postulats. Le sujet de ma thèse est d’ailleurs : faut-il considérer la RV comme la nouvelle tenture pythagoricienne sur lequel projeter nos univers sonores ? Par la suite, je compte augmenter l’expérience Empty Room avec un système de tracking externe et une véritable scénographie. C’est toute la partie qui se met en place avec Le Cube, centre de création numérique d’Issy-les-Moulineaux, qui est un partenaire de production très investi dans le projet.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

http://spatialmedia.ensadlab.fr/projet-empty-room/
https://soundwebster.wordpress.com/

la réalité diminuée

Composé de Simon Laroche et Étienne Grenier, Projet EVA est un collectif qui produit des installations performatives déroutantes basées sur le concept de la « réalité diminuée ». Le duo canadien entame une tournée avec Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, présenté en avril dernier à la Villette, lors de 100% Expo. Rencontre avec ces deux artistes fantasques…

Projet EVA, Cinétose.

Projet EVA, Cinétose. Photo: © Gridspace.

Comme dans Cinétose, créé en 2012, c’est d’abord l’aliénation du spectateur qui s’exprime dans Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, dernier né du collectif Projet EVA. Cette fois, ce ne sont pas les immenses plaques de métal s’abattant sur les têtes des spectateurs qui conditionnent l’enfermement psychologique. Ici, il s’agit d’images projetées sur le visage d’une quinzaine de cobayes volontaires installés en cercle, parodiant une expérience inquisitoire de la CIA dans les années 50… Derrière cette hallucinante thérapie collective et cette mise en scène déroutante, Simon Laroche et Étienne Grenier revendiquent un projet artistique mûr et réfléchi. Leur travail ne met pas simplement en relation les individus à des systèmes informatiques, il revêt une dimension éminemment critique de notre société. Alors que d’autres s’emparent des outils technologiques pour ouvrir de nouvelles perspectives à l’homme (voir l’invisible, etc.), Projet EVA préfère restreindre le « champ des possibles » et imposer un concept inédit : celui d’une réalité diminuée. À travers quelques questions, Simon Laroche et Étienne Grenier expliquent leur démarche et leurs projets du moment.

Projet EVA, qu’est-ce donc ?
Simon : Nous nous sommes rencontrés lors de nos études. Nous nous intéressions au multimédia, qui est devenu, plus tard, l’art numérique. C’est à ce moment, en 2003, que Projet EVA est né. EVA signifie « Électronique Vivante Asservie ». Nous avons rapidement travaillé sur des projets expérimentaux. Depuis, l’idée est de mélanger différents médiums et systèmes biologiques artificiels. Nos créations prennent vie à travers des installations-performatives.
Étienne : Nous avons déjà produit une quinzaine d’œuvres. Dans chacune d’elles, des systèmes informatiques rencontrent des systèmes biologiques ou humains. Nos projets remettent en question la notion de contrôle.

Justement, qu’entendez-vous par « notion de contrôle » ?
Simon : Le contrôle peut être d’ordre social ou psychologique et exercé par des instruments technologiques. L’échelle importe peu. Par exemple, nous venons de remporter un concours à Montréal où nous déploierons Cortège. Il s’agit d’une fiction où l’on manipule l’individu dans la ville.
Étienne : Notre vision générale interroge les rapports sociaux entretenus avec les technologies. Là dessus nous développons une approche critique. Nous avons mis en place une inversion de concept : aujourd’hui les gens parlent beaucoup de réalité augmentée… Nous, nous préférons invoquer la réalité diminuée. Finalement ce qui nous intéresse c’est la réduction du champ des possibles.

Projet EVA, Nous sommes les fils et les filles de l’électricité.

Projet EVA, Nous sommes les fils et les filles de l’électricité. Photo: © Gridspace.

Quand avez-vous intellectualisé le concept de réalité diminuée ?
Étienne : Dès 2009. On va tous y passer fut notre première création à aborder ce concept. À l’origine c’est une installation vidéo qui ne se présentait pas comme une œuvre d’art. Nous avions placé l’installation dans un lieu très fréquenté de Montréal. Un grand écran vidéo, dans lequel nous avions installé une caméra de surveillance, était disposé derrière une vitrine. Les passants pensaient qu’il s’agissait d’un dispositif sécuritaire. L’installation identifiait en temps réel quelqu’un dans la foule et l’effaçait. Des individus disparaissaient donc sur un moniteur vidéo. Peu après, en 2011, nous avons créé This is no game. Ici le public est appelé à contrôler les actions de deux performeurs sous la métaphore du jeu vidéo. Avec un système de caméra et de manettes de jeux, ces derniers, totalement aveugles, sont asservis par la volonté d’un joueur-spectateur. Avec Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, notre dernier projet, on poursuit cette exploration de la réalité diminuée. On cherche à créer une communauté artificielle où les gens interagissent les uns avec les autres à travers des outils technologiques. Encore une fois cette interaction est nécessairement handicapée. Nous imposons certaines barrières par le biais d’une expérience de contrôle des esprits.

En quoi consiste Nous sommes les fils et les filles de l’électricité ?
Simon : Étienne et moi invitons 16 participants à porter un casque. Un vidéo-projecteur éclaire leurs visages. Ils reçoivent alors tous des indications audio sur la façon de se comporter. Ce sont des « spect-acteurs » qui doivent se mettre en scène. Cela prend la forme d’une thérapie collective artificielle puisqu’elle est mise en place par un système de contrôle qui souhaite les amener à interagir. Nous alternons des moments narratifs légers et des moments vraiment cauchemardesques. Cette création est inspirée d’une expérience de la CIA des années 50. Il s’agissait d’un interrogatoire où l’on administrait du LSD à des individus sans qu’ils le sachent. Le but était d’asservir l’esprit des gens. On joue sur cet univers décalé en flirtant avec une connotation d’illégalité.

Projet EVA, This Is No Game.

Projet EVA, This Is No Game. Photo: © Gridspace.

Comme dans vos autres pièces, la dimension live est prépondérante…
Simon : La prise de risque est importante, car c’est elle qui donne corps à la performance. D’autre part, les projets doivent nécessairement moduler certains aspects. Avec Cinétose nous n’avions pas le choix. Le plafond qui descend sur le public ne peut qu’être contrôlé manuellement. Nous prenons des décisions qui sont liées à la sécurité, mais pas uniquement. Aussi, si pendant une représentation un spectateur reste debout, il faut mettre en scène le geste ou le non-geste d’une personne qui tente de défier la machine. Dans Nous sommes les fils et les filles de l’électricité, les gens parleront, mais on ne sait pas s’ils tricheront, se retiendront, seront exubérants… Il faut donc garder une certaine maîtrise. Si l’un de nos matériaux d’expérimentation est la psychologie humaine, le comportement, les gens, leurs paroles, il faut pouvoir proposer un live flexible.

Tout à l’heure vous évoquiez le projet Cortège
Étienne : Nous nous sommes inspirés des pratiques du « similitantisme » [néologisme français pour astroturfing, NDLR]. Il s’agit de faux groupes créés par des corporations pour faire des campagnes politiques et influencer l’opinion publique. Nous faisons également écho à la légende du joueur de flûte de Hamelin qui vide une ville de tous ses enfants. À partir de cette trame, nous créons une sorte de grand jeu qui sera accessible à partir de 2017 pendant 5 ans. L’action se déroulera dans une section du centre-ville de Montréal, là où d’ordinaire tous les groupes et manifestations se rassemblent. Via une application pour smartphone, le « spect-acteurs » plongera au cœur d’une expérience sonore où il devra prendre part à des actions déterminées par le jeu.
Simon : Ce qui nous amuse c’est de voir comment une intelligence artificielle peut inciter à une action collective alors même que l’on ignore les motivations réelles.

 

propos recueillis Adrien Cornelissen
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

Infos: http://projet-eva.org

 

sexe & réalité virtuelle

Ce mois de juin 2016, au Japon, avait lieu le premier salon consacré à la réalité virtuelle et l’érotisme, pour parler par ellipse. On y a refusé du monde. Et sans doute, m’y aurait-on refusé si j’avais été sur place. Après tout, c’est fascinant tous ces godes et autres vagins artificiels qui sortent des placards. Jadis, frappé du sceau de l’infamie ou de la solitude, le dildo désormais connecté fait son entrée dans la classe des super fétiches, celle des objets interactifs. Ajoutez-y de la réalité virtuelle et c’est du transmédia, pinacle de la modernité.

Une des démonstations proposées lors du Adult VR Fest 01, le premier salon sur la réalité virtuelle et l’industrie du sexe au Japon.

Une des démonstations proposées lors du Adult VR Fest 01, le premier salon sur la réalité virtuelle et l’industrie du sexe au Japon. Capture d’écran. Photo: D.R.

En y réfléchissant bien, tous les objets interactifs ont une charge érotique, prenez l’iPhone — que l’on dit tout puissant malgré sa petite taille — et dont on tripote le verre poli toute la journée. On ne s’étonnerait pas de lire un slogan qui affirme Tu tueras ton laptop et tu épouseras ta tablette. Le marketing de la technologie et ses courbes qui prédisent le désir, l’adoption et la mort d’un produit, qu’on se le dise, c’est freudien. Et ce n’est pas prêt de s’arrêter, si l’on en croit les prophètes du transhumanisme, nous sommes les organes de reproduction de la machine. Alors, autant commencer l’entraînement.

La réalité virtuelle est donc porteuse de nouvelles technologies masturbatoires. Pourtant, à ce jour, qui est encore jeune sur le marché grand public, les suppôts de l’Internet is for porn nous plongent encore dans une réalité virtuelle générique, à base de vidéos immersives pré-enregistrées avec un acteur actif, hétérosexuel et TBM. Triste d’apprendre que, plutôt que nous singulariser dans son potentiel infini, la réalité virtuelle nous uniformiserait dans une nouvelle itération d’un WASP qui serait devenu hardeur. On est encore loin de ce qu’ont pu expérimenter les pionniers de l’érotisme appareillé et virtualisé.

En attendant que la réalité virtuelle porno-industrielle fasse son coming out et plus si affinité, il ne faut pas être devin pour prédire de nouveaux onanismes superlatifs. Poursuivant sa propre loi de Moore, la sexualité par machine interposée se nourrit de l’évolution des supports médiatiques, des épaules nues de l’icône religieuse à la bande dessinée, de la VHS à Youporn et en ce qui concerne les objets transitionnels, elle suit l’évolution des outils, bois, métal, plastique, puis mécanique, électronique, wearables ; demain, les implants et la robotique. Un futur que ne renierait pas le réalisateur David Cronenberg.

Technologies humides, membranes palpitantes, électro-stimulation, en fait, l’objet interactif qui sert de mètre étalon, c’est nous les humains. Avec ce dont Steve Jobs — pour les croyants — a bien voulu nous doter pour être le plus universel possible ; prises mâles et femelles, port USB pour la sensation, port HDMI pour la représentation. Seulement, le Grand Architecte se mélange parfois les crayons… Notre programme peut se révéler différent de ce que laisserait paraître notre design. Heureusement, il y a aussi une application pour ça : l’avatar.

Un cancérologue américain stipule que la construction du corps sophistiqué, cerveau, membres et perception, a commencé à se développer quand, aux premiers stades de l’évolution, la cellule s’est divisée. Précisément pour aller chercher l’autre — prêt à succomber au premier qui se serait inventé une paire de jambes, entre autres. Suivant cette hypothèse, le corps aurait donc été créé autour de la cellule pour remplir un dessein libidineux. J’estime que l’on retrouve cette pulsion chez l’avatar.

D’ailleurs, je l’ai vécu. En tant que patient zéro de Second Life, ce continent virtuel né en 2003 et dont le hasard a voulu que je fasse partie des premiers résidents. Il n’offrait pour toute représentation de soi qu’un avatar émasculé. Je n’en étais pas particulièrement chagriné, l’idée d’expérimenter un plaisir sexuel dans cette plateforme ne m’était même pas venue à l’idée. Pourtant, 28 millions d’avatars plus tard, les gens se pinçaient le nez en évoquant un Second Life devenu une cour des miracles du sexe. Comment expliquer une telle dérive — que j’estime, pour ma part, joyeuse et salvatrice.

Le tournage d’une scène de réalité virtuelle à 360° pour le magna français du sexe Marc Dorcel. Photo: © Marc Dorcel

Pour le comprendre, il faut se référer à ce qu’offrait le jeu vidéo au titre de l’interaction entre les joueurs. En étant un peu provocateur, je dirais « une balle dans la tête ». Oui, l’interaction physique la plus commune dans le jeu vidéo, c’est le frag. L’altérité, c’est la victime. Il aura donc fallu attendre la co-construction d’un monde virtuel, entre joueurs consentants, pour satisfaire un besoin plus primordial que se vider des chargeurs dessus. On peut y voir une certaine parenté, le pénis comme arme par destination et j’avais coutume de dire que les mondes virtuels et les jeux vidéo, c’est un peu Eros et Thanatos.

Mais revenons à Second Life et à mon avatar eunuque. Si j’y suis resté si longtemps, c’est sans doute à cause de ma première rencontre. Aux premières heures de mon exploration de ce monde en gestation, j’avais trouvé des ailes d’ange et des cornes de diable dont je m’étais affublé pour seuls attributs — j’étais déjà sans doute déjà en pleine crise dividuelle Et tandis que je m’approchais d’une maison à l’architecture sommaire, un point vert s’affichait sur la carte, synonyme de présence humaine. Planté devant le seuil, et bien que mes super sens avatariens me l’avaient déjà indiqué, je demandais timidement : Il y a quelqu’un ?

Une voix féminine — du moins, je l’imaginais, car le chat indiquait un nom féminin — me répondit : Oui attend, je m’habille. Dans Counterstike, j’aurai sans doute commandé une attaque au napalm, mais ici j’attendais le sourire aux lèvres, et je me disais : OK, je suis un tas de pixels, anonymisé qui plus est et elle aussi. Pourtant, le respect m’interdit de pénétrer à l’intérieur, et elle ressent de la pudeur. Ces questions ne posent pas dans la réalité dirigiste d’un jeu vidéo. L’expérimentation des mondes virtuels invite à reconnaître l’autre comme une manifestation du vivant, bien que sous une forme numérique primitive. Nos avatars semblaient ainsi prêts à faire société.

Rapidement, les plus créatifs d’entre nous inventèrent des systèmes pour se congratuler, s’étreindre, danser en couple ou s’embrasser et finalement faire l’amour. Entre avatars humanoïdes, avatars humanoïdes transgenres, puis interespèces pourquoi pas. Chacun disposait d’attributs spécifiques que l’on pouvait trouver dans des boutiques spécialisées dans les organes génitaux. Quoi de plus banal pour une sortie en amoureux ? Les innovations suivaient les besoins qui se faisaient jour dans le cours naturel des relations qui se tissaient peu à peu chez les habitants, puis ceux des communautés spécifiques qui venaient trouver refuge dans la plateforme.

Second Life faisait état dans sa communauté de pratiques sexuelles audacieuses, voire franchement déviantes. L’avatar porte en lui la frustration de son immatérialité et se consume parfois sur l’incandescence de son désir. Je n’y cédais pas vraiment, préférant documenter mes rencontres. Mais alors que je photographiais des avatars de plus en plus sophistiqués, je sentais que mon désir prenait le pas sur ma curiosité journalistique. Je n’avais jamais éprouvé d’émoi sexuel envers les avatars d’emprunts que l’on pouvait trouver dans les jeux vidéo, mais ici les avatars fabriquaient eux-mêmes leur apparence et bombardaient mes neurones d’une communication non verbale qui semblait dire « Aime-moi ». Aucun détail de l’avatar n’échappait à la sagacité narcissique, tout simplement parce que c’était possible.

Au cours de séances photo interminables, je cherchais à capturer l’instant où l’humanité du modèle se manifesterait au travers de son substitut numérique. J’y prenais beaucoup de plaisir, partagé, je crois. Je développais une sensibilité, à l’image de la pellicule impressionnée par la lumière, je me faisais témoin de la détermination des avatars à faire exister leur identité. Aujourd’hui les photos ont vieilli par rapport à l’évolution des normes esthétiques de la plateforme et je suis surpris d’avoir pu ressentir un tel désir à l’époque. J’en conclus que sans la présence instantanée de son hôte, l’enveloppe de l’avatar s’éteint comme un gisant et je ne saurais dire si le vivant s’incarne uniquement dans le regard de l’observateur. Ce qui laisse de belles perspectives à la machine à nous envoyer des leurres.

De nombreux utilisateurs de Second Life revendiquent une identité virtuelle qui intègre la sexualité.

À l’origine peuplé de Californiens, de nombreux utilisateurs de Second Life revendiquent une identité virtuelle qui intègre la sexualité. Capture d’écran. Photo: D.R.

Toutefois, je pense que le désir trouve sa voie même au-delà des supports de représentation. J’ai été surpris de constater la créativité que pouvaient développer les joueurs pour mimer une sexualité dans des environnements qui ne s’y prêtaient pas vraiment, notamment des jeux vidéos. Les joueurs détournaient telle posture ou telle animation pour avoir l’opportunité de s’accoupler symboliquement dans leur territoire d’élection. Que se soit dans World of Warcraft ou même des environnements peuplés d’avatars primitifs, je ne serais pas surpris que Minecraft possède ses propres rites. Mais l’intérêt d’une plateforme créative telle que Second Life, c’est que la direction artistique n’est pas centralisée par quelques développeurs qui livrent un produit fini à la dévotion de ses utilisateurs.

De fait, les outils de séduction étaient et sont encore en constante évolution dans Second Life, et ce savoir-faire n’est pas uniformément réparti, de nouveaux éléments inventés, ici ou là, cheminent en vertu d’une lente viralité. Ici, un avatar porte des cheveux souples, là une démarche, une robe, une couleur de peau. De nouveaux chocs esthétiques pour les uns, sensuels pour les autres. Sans rejoindre les rangs de ceux qui trashaient leurs avatars d’un jour dans des zones où se pratiquait une sexualité frénétique, je confesse quelques ébats avec des partenaires dont je ne savais pas vraiment qui se trouvaient derrière et précisément, c’était une étiquette. WYSIWYG (What You See Is What You Get), ne pas s’enquérir au-delà de l’identité sous laquelle se présente l’avatar.

Ne pas connaître la vraie nature de mes partenaires me permettait d’y projeter ce que je désirais. L’avatar est un canevas et j’étais moi-même un canevas offert à l’autre. Si la réalité virtuelle possède la vertu de donner vie aux concepts, et donc dans un registre sexuel, aux fantasmes, à mon sens, elle va plus loin. La différence essentielle entre le rêve et la réalité, c’est que cette dernière est partagée. La réalité virtuelle possède donc une caractéristique supra identitaire. C’est peut-être ici qu’il faut chercher ce qui est propre à pimenter nos désirs au-delà du réel. Autrement dit, une réalité virtuelle dans un contexte social qui appelle de vraies expériences. Sa contribution par rapport à une relation charnelle, c’est l’abolition d’un certain nombre de facteurs qui freinent la relation ; la distance, le genre, les critères sociaux.

Certains pensent que la réalité virtuelle affranchit aussi de la morale. S’il s’agit de la moralité des prélats, sans doute, mais il ne faut pas penser la réalité virtuelle comme un espace exclusif, à l’abri de toute moralité. Ce serait faire insulte à ceux qui la partagent avec soi et qui ont peut-être un autre avis sur la question. La réalité virtuelle peut être vecteur de discrétion, de subdivision d’avec le réel dans le creuset machinique, mais c’est aussi l’un des rares espaces informatiques qui offrent une telle palette d’expression aux humains et qui multiplient, de fait, les liens de causalité avec le réel.

Prenons l’exemple du ghosting, pratique qui consiste, après avoir éveillé les sentiments d’une personne, à disparaître du jour au lendemain en profitant de l’intracabilité de l’avatar. Certains poussent le vice à réapparaître sous une identité alternative dans le cercle de l’éconduit pour constater sa souffrance. Ce n’est plus l’exclusivité des mondes virtuels, le ghosting sévit aussi sur les réseaux sociaux. C’est l’une des raisons qui a vu se développer le roleplay dans Second Life, qui consiste à explorer les relations dans un contexte scénarisé. Ce qui se passe à Vegas reste à Vegas. Si la réalité virtuelle favorise le développement de nouvelles formes de souffrance amoureuses, certains pensent qu’elle pourrait aussi, un jour, offrir plus de possibilités qu’une simple rencontre carnée.

Philip Rosedale, le créateur de Second Life, n’est plus à la tête de cette plateforme, mais il imagine toujours le futur des communications via des dispositifs virtuels et évoque la possibilité de faire apparaître les émotions, au moyen de capteur EEG par exemple. Une machine à sonder les cœurs amoureux. Si vous refusez cette idée, d’autres la réaliseront à votre place. Parmi les pionniers qui ont profondément transformé la sexualité au travers des substrats technologiques, on compte ceux qui considéraient que c’était la seule issue à leur épanouissement sexuel, pour cause de handicap, d’isolement, de surpoids, d’identité contrariée ou que sais-je ? Considérons ceci, la prosthétique s’est développée pour traiter le handicap et servira demain à augmenter l’homme. Que de nouvelles formes de sexualités, satisfaisantes à terme pour tous, naissent sous la gouverne de ceux qui en étaient exclus, voilà une belle idée.

Nicolas Barrial
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016