Archive d’étiquettes pour : MCD #81 – Arts & Sciences

et l’art au XXIe siècle

À l’ère post-anthropocentrique, nous nous trouvons confrontés non pas à une conception unifiée de l’existence, telle que le « monde » ou la « nature », mais à une multiplicité de structures et de frontières floues. Ceci nous a conduits à questionner, à travers des postures artistiques interdisciplinaires, certains pans du domaine de recherche actuel qui rencontre les changements les plus rapides : celui des sciences de la vie.

Dans cet article (1) nous examinerons quelques œuvres d’art présentées dans nos expositions [macro]biologie et [micro]biologie (2). Alors que les artistes sélectionnés se concentrent principalement sur un ou deux domaines spécialisés, nous nous intéressons davantage à leur désir de comprendre et de partager le professionnalisme scientifique. Nous nous intéresserons également au développement d’un champ hybride qui résulte de la collaboration entre les artistes et les sciences.

Anna Dumitriu, Bed and Chair Flora et Communicating Bacteria Dress, exposition à Art Laboratory Berlin. Photo: © Tim Deussen.

[macro]biologies I : la biosphère
Le Center for PostNatural History ou CPNH (centre d’histoire post-naturelle) installé à Pittsburgh, aux États-Unis, est un projet d’art et de recherche qui porte sur l’histoire de la manipulation du vivant par l’humanité, des débuts de l’agriculture aux modifications génétiques. Suite à l’émergence de l’idée, en 2008, l’artiste Richard Pell et ses collègues Lauren Allen et Mason Juday ont fini par ouvrir le CPNH en 2012. Le terme « post-naturel » fait référence aux formes de vie intentionnellement modifiées par les humains à travers la domestication, l’élevage sélectif et l’ingénierie génétique. À cet effet, le CPNH organise des expositions multimédias thématiques, édite des publications et constitue une collection de spécimens d’origine post-naturelle préservés et documentés.

Le CPNH questionne également l’institution du « Muséum d’Histoire Naturelle » en tant que tel. En tant qu’institution de production de savoir moderne, le muséum d’histoire naturelle est un lieu où ont été sciemment instaurées une division entre sujet et objet et une dichotomie entre humains et non-humains. En conséquence, ouvrir un centre d’histoire post-naturelle aujourd’hui permet de dépasser de manière remarquable ce dilemme d’opposition en référençant les spécimens altérés artificiellement — altérés par les humains, bien entendu. Il met ainsi en lumière un pan essentiel du débat actuel sur l’anthropocène.

PostNatural Organisms of the European Union, Center for PostNatural History, installation à Art Laboratory Berlin. Photo: © Tim Deussen

[macro]biologies II : organismes
Maja Smrekar est une jeune artiste de Ljubljana en Slovénie, dont le travail relie les croisements entre sciences humaines et naturelles. Son œuvre BioBase: risky ZOOgraphies, est une nouvelle itération d’un projet au long cours, BioBase, qui propose un prototype de futur laboratoire itinérant destiné à l’étude d’arthropodes aquatiques invasifs. La structure architecturale en forme de tente contenait un aquarium en deux parties, l’une abritait une écrevisse slovène locale, l’écrevisse à pattes rouges (Astacus astacus), l’autre — l’envahisseuse, l’écrevisse bleue (Cherax quadricarinatus) qui a récemment colonisé le lac thermal de Topla, en Slovénie, et s’y est multipliée à foison. Les deux parties étaient reliées par une échelle permettant aux crustacés de traverser et de se confronter.

Au-delà de l’interaction entre espèces invasives (ordinairement introduites par les humains) et espèces originelles, le caractère parthénogénétique de la femelle écrevisse marbrée fait écho au débat actuel sur la biotechnologie et la reproduction humaine. La parthénogenèse assistée par la biotechnologie pourrait devenir un jour une norme humaine (3). Le travail de Smrekar fournit un laboratoire à multiples facettes permettant d’explorer à la fois le monde naturel qui nous entoure et notre propre développement culturel et biopolitique dans une ère d’écosystèmes précaires.

Maja Smrekar, BioBase: risky ZOOgraphies, 2014. Photo: © Tim Deussen

[micro]biologies I : le sublime bactérien
Dans sa pratique artistique plurielle, Anna Dumitriu associe la microbiologie aux textiles, à la robotique et aux médias numériques. Dans ses objets, ses installations, ses performances et workshops, elle utilise des bactéries et des « robots sociaux ». Ses œuvres qui se servent des bactéries comme médium associent les champs de l’art et de la microbiologie, l’histoire et la recherche de pointe, dans le but avéré de rendre la microbiologie moderne accessible au public. Une œuvre centrale de son travail, Normal Flora, est un projet artistique au long cours explorant les bactéries, moisissures et autres levures omniprésentes dans et sur nos corps, dans nos maisons et l’ensemble de la planète, et qui constituent un élément fondamental des écosystèmes complexes qui nous entourent.

Par exemple, l’installation Bed and Chair Flora est fabriquée à partir d’une chaise sculptée avec des images de bactéries trouvées sur celle-ci, images qui sont également brodées au point de croix sur la tapisserie du siège. Posée sur la chaise, se trouve un ouvrage au crochet réalisé de manière collaborative et dont les motifs s’inspirent d’images au microscope électronique de bactéries trouvées dans le lit de l’artiste. En ce début de XXIe siècle, le rôle de l’artiste en tant que communicateur, démystificateur et éthicien des avancées scientifiques et artistiques est particulièrement pertinent. L’œuvre de Dimitriu crée une passerelle entre les univers de la technologie, des sciences de la vie et un plus large public.

Joanna Hoffmann, Proteo, installation à Art Laboratory, Berlin. Photo: © Tim Deussen.

[micro]biologies II : πρωτεο / proteo
L’artiste polonaise basée à Berlin Joanna Hoffmann crée des œuvres trans-disciplinaires qui associent l’art, la microbiologie, la physique et la technologie. Son utilisation d’installations multimédias, de stéréoscopie 3D, d’animation vidéo expérimentale et d’autres médias explore tout autant la visualisation subatomique et moléculaire que l’espace cosmique. πρωτεο/ Proteo, est un “fantôme de Pepper”, un précurseur de l’holographie, projeté sur une pyramide.

Le titre de l’œuvre fait référence à la racine grecque du mot protéine (Gr. πρωτεῖος le premier, à la pointe), à la tradition philosophique de recherche de l’arche — l’essence du monde physique (Anaximandre) et au principe de connaissance (Aristote). Πρωτεο / Proteo est une animation qui représente un nuage de particules créant ainsi un mini-univers replié sous forme d’espace Calabi-Yau, dans lequel, selon la théorie des supercordes, les dimensions successives de notre monde sont « enroulées » sur elles-mêmes au niveau subatomique.

Donnant naissance à une molécule de protéine complexe et à sa “danse de vie” moléculaire dynamique, elle évoque les liens entre énergie, matière et forme. Fusionnant des interprétations de données scientifiques, d’images, de son, de poésie πρωτεο / Proteo pose les questions des défis et des limites de nos facultés cognitives, créant une passerelle émotionnelle entre notre expérience quotidienne et le côté abstrait de la science contemporaine.

Regine Rapp & Christian de Lutz
Art Laboratory Berlin
publié dans MCD #81, “Arts & Sciences”, mars / mai 2016

(1) Extrait de l’introduction du livre [macro]biologies and [micro]biologies. Art and the Biological Sublime in the 21st Century.

(2) http://artlaboratory-berlin.org/html/eng-programme-2014.htm

(3) Sykes, Bryan: Adam’s Curse: A Future Without Men, New-York 2004 et Prasad, Aarathi: Like a Virgin: How Science is Redesigning the Rules of Sex, Londres 2012.

L’essence de la vie

La Nature, la Vie, le Vivant : des concepts philosophiques au cœur de la création artistique, de la poétique et des sciences. Depuis la fin des années 1980-début des années 1990, l’art a quitté le domaine de la représentation pour créer avec la dynamique même du vivant ce que l’on nomma alors le « bio-art ». Quelque vingt-cinq ans plus tard, les techniques et les formes ont évolué et se sont diversifiées, le bio-art s’écrit désormais au pluriel.

Guy Ben-Ary, cellF. Interface du réseau neuronal. Photo: D.R.

Dans son ouvrage phare de 1964 Understanding Media: The Extensions of Man, (« Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme »), Marshall McLuhan donne une belle définition de l’artiste dont il reconnait le rôle décisif : L’artiste est l’homme qui dans tout domaine, scientifique ou humaniste saisit les conséquences de ses actes et des nouvelles connaissances dans son propre temps. C’est l’homme de la conscience intégrale. Et interroge : si les hommes pouvaient être convaincus que l’art est la connaissance précise et anticipée de la manière de faire face aux conséquences psychiques et sociales de la prochaine technologie, deviendraient-ils pour autant des artistes ?

Dans leur recherche les artistes ont toujours utilisé les techniques et les technologies de leur époque, adoptant les outils qu’ils pensaient être les plus aptes à exprimer leur poétique. Aujourd’hui, on trouve parmi les technologies émergentes, une catégorie qualifiée de « bio », c’est-à-dire qui fait appel à des technologies relevant du règne organique, de la biologie, du vivant, de la vie. Traiter de la vie peut sembler éloigné de l’art, cependant l’art est à même de dialoguer avec la science et d’aborder la vie de manière inédite, retrouvant une fonction de questionnement critique et une aura innovante.

Il est temps de repenser la Nature et la Vie, comme le montrent aujourd’hui la philosophie et la culture. L’ensemble des activités humaines a été inspiré ou influencé par la Nature et la Vie. L’art les a toujours abordées, bien que par le seul biais de la représentation, depuis les peintures rupestres jusqu’à la nature morte en passant par le portrait ou le paysage. Par ailleurs, des disciplines telles que la vie artificielle, l’intelligence artificielle, la robotique, la vie de synthèse, la biologie de synthèse s’inspirent de la Nature et de la Vie en ce qu’elles simulent l’apparence ou le comportement du vivant.

En raison de leur complexité croissante, les artefacts créés par les humains imitent les formes, les fonctions et la dynamique de la Nature et de la Vie. Le Vivant fait office de modèle en ce qu’il a résisté aux épreuves depuis l’origine de la vie et qu’il a fait l’expérience du monde. Aujourd’hui, l’art peut collaborer avec une science traitant de la Nature et de la Vie de manière plus intime qu’à travers la représentation, en agissant directement sur la dynamique de la Vie. L’art peut ainsi agir sur le Vivant pour engendrer un impact culturel de questionnement critique d’un point de vue aussi bien éthique, politique, écologique que social.

La “dimension organique”, sur laquelle repose la vie, n’est pas un nouveau topos de l’art, pensons par exemple à l’Architecture Organique (Lloyd Wright, Bruce Goff, Alvar Alto et leurs disciples) et à sa relation au design. Dès la seconde moitié des années 1980 en particulier, les sujets liés à l’“organique”, au “bio”, ont pris un essor considérable sur un terreau culturel qui a vu l’avènement de mouvements culturels et politiques centrés sur la remise en question des relations avec l’environnement et les êtres vivants et l’importance accrue de disciplines comme la biologie et la génétique devenues des paradigmes, y compris en dehors de leur domaine spécifique (par exemple dans les travaux de Maturana et Varela, Dawkins, Cavalli-Sforza). Les “technologies du vivant” sont devenues de véritables modèles et terminus ad quem pour les technologies de pointe. Aujourd’hui, elles constituent la base d’un nombre croissant de dispositifs et de disciplines qui utilisent le préfixe “bio” (la biochimie, la biomécanique, la bio-informatique, les biotechnologies, la bio-ingénierie, la bionique, la biorobotique…).

Guy Ben-Ary, cellF. Installation finale. Photo: D.R.

Le domaine des Bio-Arts est complexe, comme on peut le voir sur le schéma basé sur un texte de George Gessert (1), un artiste et théoricien qui travaille dans le champ de l’Art Génétique et dont l’œuvre, depuis la fin des années 1970, consiste à élaborer des plantes. Son travail est également une critique de la prévalence contemporaine du kitsch dans la sélection et la création actuelle de plantes. Étant donné que les plantes ont besoin de temps pour pousser et se développer — certaines n’arrivant à floraison qu’après plusieurs années — Gessert déclare que peut-être après l’architecture, la culture de plantes est la forme d’art la plus lente (Hauser 2003). Depuis les années 1980, Gessert consacre son travail aux relations entre art et génétique, exposant des installations d’hybrides et de la documentation de projets de culture de plantes.

Comme on peut le voir sur l’image, excepté pour le Genetic Art (Art Génétique), toutes les formes relèvent de la catégorie Bio-Art qui comprend des courants d’art historiques comme le Land Art et la performance. L’image montre également que le Genetic Art a des rejetons importants dans le domaine non-organique : en réalité, cette « passerelle » entre l’organique et le non-organique révélé par l’art, reflète l’échange actuel entre différentes disciplines de la science et de la technologie et récapitule l’évolution puisque, selon la biogenèse, la vie a surgi de la matière non-vivante, il y a environ quatre milliards d’années.

Dans les Bio-Arts, la matière, la présence matérielle, est fondamentale, par opposition à la tendance vers l’immatérialité de l’art, initialement décrite par Lucy Lippard (1973) et Jean-François Lyotard (1985) et mise en exergue aujourd’hui par l’imagerie numérique et les technologies de communication. Ainsi les Bio-Arts ne peuvent être considérés comme une évolution de formes artistiques reposant sur la vie artificielle, l’art généré par ordinateur, la robotique, l’intelligence artificielle, l’art génératif, l’art des nouveaux médias ou le numérique : c’est un art différent, même lorsqu’il est hybridé à ces derniers.

Depuis les années 1990, de nombreux artistes se sont aventurés sur ce terrain (Marta De Menezes, Joe Davis, Jun Takita, Adam Zaretsky, Brandon Ballengée, CriticaI Art Ensemble, Polona Tratnik, Julia Reodica, Marcello Mercado, Niki Sperou pour n’en citer que quelques uns), instaurant une forte collaboration entre l’art et la science. On compte parmi eux le Brésilien Eduardo Kac qui en 2000 a présenté GFP Bunny (Alba), la célèbre lapine albinos à qui l’on avait transplanté une mutation synthétique du gène fluorescent de la méduse Aequorea Victoria. Alba, une lapine transgénique, devenait sous une lumière particulière une chimère fluorescente, et pas seulement du point de vue biologique. Alba est issue d’une expérience somme toute ordinaire menée à l’INRA (l’Institut National de la Recherche Agronomique à Paris) et sans doute dans d’autres structures de ce genre à travers le monde, qu’Eduardo Kac a rendue publique par une sorte de performance médiatique.

En réalité, Alba était un projet/performance à l’intérieur d’un système médiatique développé par l’artiste, qui comprenait des affiches, des interviews, des performances, des annonces; un projet qui critiquait l’hermétisme de la science, l’aspect secret et l’éthique des expériences scientifiques et qui était centré sur le rôle social de l’art et sur le droit de l’art de s’approprier des instruments scientifiques. Alba, qui a suscité une très grande attention sur la scène culturelle et dans les médias internationaux, fut également une chimère en ce qu’assujettie à une perpétuelle censure elle n’a jamais pu être montrée en public.

SymbioticA, The Tissue Culture & Art Project (projet d’art et de culture de tissus). Worry Dolls. Photo: D.R.

Une autre approche est celle de SymbioticA, un collectif basé à l’Université d’Australie occidentale à Perth, qui a créé un centre de recherche et un programme de Bio-Arts. Leur travail constitue une critique sévère de l’approche humaine du vivant. Il insiste sur les contradictions de la relation entre humain et animal et sur la fluidité de la frontière entre le vivant et le non-vivant. Selon Oron Catts et Ionat Zurr de SymbioticA, la capacité à manipuler la vie ne crée pas seulement de nouvelles formes de vie et d’éléments de vie, mais nous force aussi à réexaminer différentes interprétations de ce qu’est la vie et la dissolution des frontières dans le continuum de la vie (Hauser 2003). Dans The Tissue Culture & Art Project, initié en 1996, des êtres “semi-vivants” sont créés à l’aide de techniques similaires à celles utilisées pour la production d’organes bio-artificiels (ingénierie des tissus).

Ils sont “semi-vivants”, car les cellules, extraites d’organismes vivants et cultivées sur des supports en polymère biodégradable, ne peuvent vivre et se multiplier que dans des bioréacteurs, protégées du monde extérieur, nourries et maintenues dans une « vie partielle » non-autonome. L’une de leurs œuvres, Disembodied Cuisine (« Cuisine désincarnée », 2000), présente des steaks particuliers, obtenus à partir de biopsies de muscles de grenouilles que l’on cultive dans des biopolymères au sein d’un bioréacteur. Pour le finissage de l’exposition, dans la performance finale, les steaks furent mangés par le public dans une sorte de banquet collectif rituel, tandis que les grenouilles nageaient bien à l’abri dans leur aquarium. Cette technique pourrait être utilisée pour obtenir de la viande de consommation courante sans devoir tuer des animaux, même s’il s’agit encore d’une illusion d’absence de victimes. En effet, jusqu’à ce que des alternatives soient trouvées, la culture du steak in vitro nécessite un sérum créé à partir de plasma d’animaux, ce qui implique le sacrifice de veaux ou d’embryons bovins pour l’obtention de cet ingrédient.

En 2011, l’artiste française Marion Laval-Jeantet, membre du duo Art Orienté Objet, a fait, avec la performance Que le cheval vive en moi !, une auto-expérience médicale radicale et extrême destinée à gommer les frontières entre les espèces, à établir un dialogue inter-espèces (ou trans-espèces). Durant plusieurs mois Marion Laval-Jeantet s’est fait injecter des immunoglobulines de cheval, y développant ainsi une tolérance. Au cours de la performance, on lui a injecté du plasma de cheval rendu compatible sans qu’elle souffre de choc anaphylactique et les immunoglobulines du cheval ont contourné son système immunitaire pour s’associer aux protéines de son corps agissant ainsi sur toutes les fonctions majeures de son organisme.

Après la performance, l’artiste a ressenti des altérations de son rythme physiologique et de sa conscience, une sensibilité et une nervosité accrues. Des prélèvements de son sang hybridé ont ensuite été congelés. Cette performance illustre également la possibilité de soigner des maladies auto-immunes en utilisant de l’immunoglobuline étrangère. Ainsi, selon l’artiste, “l’animal devient l’avenir de l’humain.” Cette œuvre, qui en 2011 a remporté le Prix Ars Electronica, représente en outre une version contemporaine du mythe du centaure, l’hybride humain-cheval, “l’animal dans l’humain” qui est l’antithèse du cavalier, l’humain dominant l’animal. Il en découle alors un questionnement sur l’anthropocentrisme, sur la pyramide du vivant avec l’humanité au sommet.

Aujourd’hui, grâce à la biologie de synthèse et l’ingénierie génétique, il est possible de modifier et de créer des formes de vies synthétiques, de nouveaux organismes vivants, voire de faire renaitre des espèces animales disparues (ce que l’on appelle la “dé-extinction”). Ainsi, la prochaine étape des disciplines du vivant est la création de formes de vies générées et développées à partir de la culture humaine. En octobre 2015, la conférence NeoLife, organisée par Oron Catts et SymbioticA à l’Université d’Australie occidentale à Perth, présentait un vaste panorama dans des domaines variés : les disciplines liées à la biologie, l’anthropologie, l’art et l’esthétique, le post-humanisme, l’éthique, le bien-être animal et végétal, l’hybridation, les interventions corporelles, la prosthétique, le droit, la littérature, forts d’une vaste participation internationale.

Art Orienté Objet (Marion Laval Jeantet & Benoît Mangin), Que le cheval vive en moi ! Photo: D.R.

Selon le texte de présentation de la conférence, […] de nouvelles formes de vie sont en train d’émerger dans les labos, les ateliers d’art et les workshops. Avec la promesse d’une exploitation pour la santé et la prospérité, nous assistons à l’apparition d’une vie telle qu’elle n’a jamais existé auparavant, si ce n’est enfouie sous des hyperboles, de la rhétorique et des spéculations. […] Cette rencontre va s’efforcer de présenter les perspectives occidentales et non-occidentales liées à la vie telle qu’elle se manifeste aussi bien que celle transformée en matériau brut pour l’ingénierie.

Nous sommes en passe d’assister à une extension de l’idée même de la vie, y compris au-delà du royaume organique, par des formes de vie organiques, inorganiques et mixtes. On pourrait qualifier ces formes émergentes, qui vont au-delà de l’humanité, de “Troisième Vie” dans la mesure où la vie organique constitue la “Première Vie” et que la “Seconde Vie” appartient au domaine symbolique (à ne pas confondre avec le célèbre métavers « Second Life »). Ceci constituait l’un des points principaux de mon exposé à cette occasion.

En parallèle à NeoLife se déroulaient de nombreux événements, ateliers et expositions liés à l’art, dont cellF (se prononce comme “Self” — soi en anglais), l’installation de l’artiste australien Guy Ben-Ary. L’artiste avait cultivé un “cerveau externe” par la technique des cellules souches pluripotentes induites (CSPi), qui avait fait retourner à leur état embryonnaire quelques cellules de sa peau, extraites par biopsie, et les avait transformées en un réseau neuronal opérationnel. Ensuite, Ben-Ary a construit un corps robotique qui produisait du son grâce à tout un ensemble de synthétiseurs modulaires analogiques constituant l’interface de son “cerveau externe” permettant un fonctionnement en synergie et en temps réel. Les synthétiseurs ont été assemblés dans une sculpture avec le biolab contenant le “cerveau externe”.

Selon l’artiste, les réseaux de neurones et les synthétiseurs fonctionnent de manière similaire : dans les deux cas, du courant passe à travers les composants pour générer des données ou du son. Les réseaux de neurones produisent des ensembles de données considérablement vastes et complexes et, de par sa nature intrinsèque, le synthétiseur analogique est parfait pour rendre par du son la complexité et la quantité de l’information. cellF peut être perçue comme une œuvre performative, un musicien/compositeur cybernétique. Des musiciens humains jouent avec cellF, la musique produite par les humains est envoyée aux neurones du cerveau externe qui répond en contrôlant les synthétiseurs analogiques. Il en résulte des œuvres sonores jouées en direct qui ne sont pas entièrement humaines, qui nous mène au-delà de l’humanité.

Pier Luigi Capucci
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, “Arts & Sciences”, mars / mai 2016

(1) Les graphiques sont basés sur un texte de George Gessert posté sur Yasmin, une liste de diffusion dédiée aux interactions entre art, science et technologie dans le pourtour méditerranéen.

Pier Luigi Capucci, The Bioarts realm, le 25 mars 2006. Photo: D.R.

Références
Jens Hauser (Dir.), L’art biotech. Le Lieu Unique, Nantes, Filigranes Édition, 2003.
Dmitry Bulatov (Ed.), Evolution Haute Couture. Art and Science in the Post-Biological Age, Kaliningrad, BB NCCA, 2013.

Site de la conférence NeoLife
http://www.symbiotica.uwa.edu.au/activities/symposiums/neolife-slsa-2015

étoile montante du mapping

En arts numériques, comme en astrologie, les étoiles les plus intéressantes ne sont pas toujours visibles au premier coup d’oeil. Au fil des années, Aurélien Lafargue (alias Nature Graphique) s’est progressivement installé dans la constellation des spécialistes du mapping.

Aurélien Lafargue, Entropia (installation numérique / performance A/V immersive), SATophère, Montréal.

Aurélien Lafargue, Entropia (installation numérique / performance A/V immersive), SATophère, Montréal. Photo: © Sébastien Roy.

Avec un style reconnaissable, l’artiste français multiplie les projets collaboratifs. En 2015, il présentait Entropia et Ganymède, deux univers immersifs présentés dans le dôme de la SATosphère de Montréal. Ces projets évoquent les synergies de système organique complexe (comme le corps humain) ou la mise en scène d’un objet céleste (comme le satellite naturel de Jupiter). D’autres créations, une rampe de skate interactive (co-création avec le DJ 20Syl) ou la scénographie du DJ techno Madben, visibles en 2016, ont également mis en lumière le talent d’Aurélien Lafargue. Entretien avec cette étoile montante.

Vous travaillez sous les noms de Nature Graphique et d’Aurélien Lafargue. Pourquoi deux signatures ?
J’ai adopté le pseudonyme Nature Graphique il y a 7 ans alors que j’étais graphiste et photographe. J’exécute toujours quelques contrats liés à la communication ou en recherche et développement pour certaines marques. D’un autre côté, je travaille sur des projets artistiques où j’utilise mon vrai nom, Aurélien Lafargue.

Votre travail consiste à créer des mapping vidéos ?
Je conçois et réalise des mapping vidéos, mais pas uniquement. Je suis très attiré par des installations plastiques et interactives. Pendant longtemps je me suis attaché à l’outil informatique. En tant que graphiste ou webdesigner j’ai travaillé avec des logiciels et des langages de programmation complexes. À un moment j’ai fait une overdose. Le mapping m’a permis de me concentrer sur la recherche de matériaux plastiques, de textures. J’ai pu travailler sur des volumes improbables comme des sphères ou des lieux gigantesques. Depuis deux ans, je consacre mon travail à la lumière. Je me focalise sur un retour à la matière.

Comment se sont déroulés vos débuts artistiques ?
J’ai commencé par faire des prestations en tant que VJ en Bretagne et à Montpellier où quelques amis et moi avions une résidence au Rock Store. Puis je suis parti à Montréal. Là-bas, j’ai rencontré DJ Mini [musicienne emblématique de l’underground montréalais, N.D.L.R.] qui fréquentait la SATosphère [Société des Arts Technologiques de Montréal, N.D.L.R.]. Finalement, j’y ai travaillé un an pour présenter Espace Temps qui mélangeait l’art numérique et la danse contemporaine. C’est sans doute mon premier projet d’ampleur. Quelques mois plus tard en 2012, j’ai travaillé dans les Carrières de lumières au festival a-part aux Baux de Provence. Je présentais 3 mappings monumentaux dans un site incroyable. Il y avait des centaines de mètres de surfaces à recouvrir. La pierre blanche donnait une texture très particulière à mes créations. Mes deux premiers travaux étaient graphiques et abstraits, mais le dernier, qui s’appelait Trajectoires, exploitait différents Time Lapse que j’avais réalisés à Montréal. On y voyait passer une succession de foules. Le potentiel visuel était très intéressant et je pense revenir bientôt à ce projet. À partir de là, j’ai produit une multitude de créations plastiques et répondu à plusieurs commandes de scénographie [Festival Scopitone, Institut du Monde Arabe… N.D.L.R.]

Aurélien Lafargue, L'Échappée (mapping vidéo)

Aurélien Lafargue, L’Échappée (mapping vidéo). Photo: D.R.

Tout à l’heure, vous évoquiez un “retour à la matière”…
En fait c’est lié à mon parcours. J’ai étudié à l’ETPA, une école de photographie à Toulouse, où j’ai été formé à la photo argentique. À l’époque il y avait peu de cours sur le numérique. Plus tard j’ai monté avec quelques amis un projet dans le Morbihan, là où j’ai grandi. À 17 ans j’étais l’un des premiers VJ en Bretagne. Il s’agissait à l’époque de simple mixage de vidéos capturées à droite et à gauche. Encore aujourd’hui je trouve que je n’utilise pas suffisamment de texture dans mes créations. Même si j’ai plus de maturité, je pense être dans une phase d’apprentissage. C’est dans ce sens que je parle volontiers de “retour à la matière”. Je dois revenir à des valeurs plastiques.

Vous aimeriez donc vous affranchir de la technicité ?
Sur de futurs projets, l’idée serait peut-être d’assumer le rôle de directeur artistique. À mes débuts je souhaitais, sans doute par excès d’orgueil, me prouver que j’avais les capacités de faire les choses. Dorénavant je privilégie les collaborations. Il m’arrive donc souvent de monter des équipes où je regroupe un développer, un graphiste, un musicien… Par exemple, pour le son je travaille régulièrement avec Mourad Bennacer que j’ai rencontré à Montréal. Avec du recul, je m’aperçois que le travail en équipe est très positif. Les choix artistiques sont discutés, chacun apporte son expertise. Pour ma part, je veux me recentrer sur le sens de mes œuvres. Pour ça, je n’exclus ni de collaborer avec des scénaristes ni de m’affranchir de la technicité des outils.

Depuis plusieurs années beaucoup d’artistes exploitent le mapping, comment réinventer la discipline ?
J’ai été témoin de l’évolution des techniques du mapping moderne. C’est Amon Tobin avec son live Isam [présenté pour la première fois en 2011 à Mutek, N.D.L.R.] qui m’a vraiment donné l’envie de prendre en main cette technique. C’était monstrueux, mais aujourd’hui il y a une sorte de lassitude causée par une surenchère des technologies et du spectaculaire. Pourtant le mapping video n’est pas si nouveau. La projection sur forme, sur des corps, remonte à plusieurs décennies. Lorsque j’anime des ateliers à la Gaîté Lyrique, je présente toujours le scénographe tchécoslovaque Joseph Svoboda. C’est un modèle en son genre. Ses créations datent des années 50 et sont extraordinaires. Elles n’ont rien à envier à ce qui se fait aujourd’hui. Svoboda projetait des diapos, les grattait préalablement pour donner de la matière et un aspect quasi filaire aux visuels. Un travail vraiment magnifique. Le renouveau du mapping, si tant est qu’on puisse parler ainsi, passe donc par un retour aux choses plastiques.

2016 est un tournant dans votre carrière ?
Aujourd’hui j’assume enfin ma position d’artiste. En 2015 j’ai eu plusieurs créations importantes comme Entropia ou Ganymède qui ont été soutenues par la SATosphère. Ganymède, par exemple, est un projet de recherche lié à l’interactivité. Il s’agit de créer un univers immersif où le public interagit avec chaque objet. La platine de mixage au centre de l’installation permet de scratcher une voûte stellaire projetée dans le dôme de la SAT. Le rendu est impressionnant… Je suis sur des projets structurés où les collaborations longues portent leurs fruits. Par ailleurs, j’espère éviter les créations « one-shot » et je m’oriente plutôt vers des installations pérennes. Ça me permet de faire évoluer mon travail. Dans ce sens, Yannick Jacquet [ex AntiVJ, N.D.L.R.] avec ses Mécaniques Discursives est un modèle intéressant.

Quelles sont les inspirations de vos futures créations ?
Honnêtement avec Internet il n’est pas difficile de trouver l’inspiration. Cependant je me noie dans toutes cette abondance d’informations. Ça parait bête, mais je préfère m’inspirer de la nature. La lumière naturelle est ma première muse. Ce n’est pas un hasard si je vis à Baden, une petite ville dans le Golfe du Morbihan. Ici, quand j’invite mes amis artistes, on débriefe sur la plage. Il est tellement facile de s’inspirer des beautés de la nature que nous sommes en train de réfléchir pour organiser des workshops sur une île du Morbihan. Ça sera sans stress, ni questions d’argent, ni deadline. C’est peut-être ainsi la meilleure façon de créer.

propos recueillis Adrien Cornelissen
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> https://www.nature-graphique.com/

l’ère du dadaïsme numérique

Avec Dada Bot, Nicolas Nova, co-fondateur du Near Future Laboratory et sociologue, accompagné du Lausannois Joël Vacheron, spécialiste des cultures numériques, s’attelle en fin observateur de nos mœurs connectés à démontrer les possibilités créatives offertes par l’omniprésence des algorithmes dans nos vies. Dans cet ouvrage mis en page par le designer Raphaël Verona, les deux complices mettent en lumière — avec des exemples choisis — la fantaisie à l’œuvre derrière la logique mathématique censément irréprochable. Entretien.

Nicolas, peux-tu nous préciser le sujet de ton dernier ouvrage, Dada Bot ?
Nicolas Nova : Dada Bot s’intéresse à ce « tournant algorithmique » que connaît la culture actuelle. Ce terme renvoie à la place croissante occupée par les programmes informatiques dans la sélection et la constitution même des contenus : morceaux de musiques, livres, articles de journaux, création en arts visuels, etc. Pour vous donner une idée, environ 20% des changements sur Wikipedia sont le fait de bots, ces petits programmes informatiques qui corrigent et éditent l’encyclopédie collaborative ! En documentant cela par des entretiens avec des artistes, un lexique et diverses expérimentations, nous avons voulu décrire en quoi la création même évolue dans cette situation. En particulier, comment des morceaux de contenus sont hybridés, ré-assemblés de façon automatique avec une ampleur sans précédent. Le tout menant à une sorte de grand remix généralisé, déroutant et curieux.

Tu abordes l’omniprésence des algorithmes sous l’angle ludique, subversif et artistique. Tu ne sembles pas faire partie de ceux qui s’affolent quant à l’omniprésence de ces « agents » dans nos vies… Pourquoi ?
Peut-être s’agit-il ici de la posture de neutralité de l’ethnographe qui observe avec curiosité avant de juger ! D’un côté, il y a un aspect intéressant à décrypter, à comprendre les mécanismes et à discerner ce qu’il se passe quand des machines participent de façon croissante à la production culturelle. Cela permet de relativiser les discours d’autonomie pure de la technique, et de montrer le rôle des êtres humains dans ces formes de création. Je suis personnellement moins craintif quant au mode opératoire de ces agents logiciels, que dans les choix de certaines organisations publiques ou privées. Le danger ne vient pas forcément de la technique elle-même, mais des personnes ou des institutions qui lui délèguent toutes sortes de pans de notre vie. De plus, nous n’avons pas abordé d’autres champs que la production culturelle, donc nous ne nous sommes pas prononcés sur d’autres influences des algorithmes au quotidien qui me semblent plus problématiques. Je serais certainement plus critique envers les objets connectés dans le champ de la santé, par exemple.

En tant que sociologue, comment t’es-tu dirigé vers l’étude des technologies et leur impact sur nos vies ? Des sujets que tu scrutes également au sein de l’agence Near Future Laboratory…
Après des études scientifiques (sciences de la vie, sciences cognitives), je me suis rapproché du champ du design, avec un intérêt pour la manière dont les gens utilisent les technologies. En particulier le numérique, avec à la fois un travail académique de doctorat sur les enjeux et opportunités posés par la géolocalisation, et en travaillant avec des studios de jeu vidéo, des industriels, des organisations publiques. Le point commun de tout ce petit monde étant de s’interroger sur les changements que le numérique pourrait apporter à l’existence. Si je devais décrire ma pratique actuelle, ce serait celle d’un ethnographe des technologies numériques, qui s’intéresse non seulement aux pratiques et usages actuels, mais également aux changements à venir. Ce que je fais aussi avec Near Future Laboratory, dont l’objectif est d’éclairer la compréhension du présent pour mieux appréhender les futurs possibles. Nous opérons au croisement de la prospective (imaginer demain), de la technologie, et des sciences sociales.

La mise en page de Dada Bot et le choix des exemples dénotent aussi d’une volonté d’être « en phase » avec le sujet. Ton essai, par exemple, est morcelé en petits chapitres dispersés, il y a un effet « Lost in data ». C’est délibéré ?
Complètement. Un des aspects traités dans l’ouvrage correspond au réassemblage — au remix — permanent qui a lieu avec ces programmes. Ceux-ci vont hybrider et transformer automatiquement des morceaux de contenus. On le voit avec les Twitter Bots ou des créations musicales comme celles de Dadabot industries. Le designer graphique, Raphaël Verona, a choisi de marquer cela explicitement dans la mise en page et la (dé)structuration du livre. Il y a un côté jubilatoire ou transgressif à faire cela, par exemple en plaçant un lexique en plein milieu d’un ouvrage. Mais nous ne sommes évidemment pas les seuls à procéder ainsi. C’était plus une manière de marquer le caractère hybride et éclaté de ces cultures.

L’algorithme a cela de fascinant que, au lieu d’incarner un lissage de l’esthétique et de l’information, au contraire, il inspire des artistes pour produire du bug et encore plus de chaos. J’imagine que ça t’amuse beaucoup…
En effet, il y a un côté jubilatoire à observer cela. Comme le disait Alan Turing, Machines take me by surprise with great frequency. Les dérapages, les bugs et toutes ces étrangetés produites par les objets techniques me fascinent. Cela nous en montre les limites et les imperfections. Les bots twitter m’intéresse énormément, j’en suis plusieurs. Observer ce qu’ils produisent sur les réseaux sociaux — car c’est là qu’ils « s’expriment » le plus — est une bonne manière de se rendre compte de ces phénomènes, de saisir la diversité de ces manifestations machiniques, et d’en comprendre la logique sous-jacente.

Tu es aussi à l’origine d’une exposition, Culture Interface : Numérique et Science-Fiction, qui se tient à la Cité du Design jusqu’en août 2016, où on trouve pêle-mêle extraits de films de science-fiction, brevets et designs d’interface, prospective…
J’ai été sollicité par Ludovic Noël, le directeur de la Cité du Design, pour être commissaire d’une exposition sur le sujet des interfaces. Il m’a alors paru pertinent d’aborder la proximité entre les représentations de la science-fiction et les prototypes ou produits conçus par les designers d’aujourd’hui. C’est assez évident quand on observe à la fois les imaginaires convoqués dans les médias, et par ces mêmes designers dans leur travail. C’est un thème sur lequel je travaille depuis un certain temps, à la fois en lien avec mes enseignements et dans le cadre des projets du Near Future Laboratory sur ce que j’appelle le design fiction. C’est un sujet que j’ai rarement vu abordé sous forme d’une exposition. Il y avait là une opportunité intéressante. Le fait de montrer cette influence réciproque, en montrant directement ces aspects par une scénographie adaptée, me motivait tout particulièrement. Et cela, de façon plus systématique — j’ai un regard d’ethnographe — en prenant des catégories d’objets (visiocasques, interfaces gestuelles, neurocasques) dépliées ensuite sous la forme d’extraits de films, de projets historiques ou récents, et d’images de brevets. Le croisement de toutes ces représentations permet de constater les vas et vient entre les imaginaires et la création.

 

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

Nicolas Nova et Joël Vacheron, Dada Bot, Essay about the hybridization of cultural forms (music, visual arts, literature) produced by digital technologies (IDPURE éditions, 2015). www.idpureshop.ch

à la vitesse de la lumière

De l’art numérique à l’art contemporain, via la pratique du VJing en solo ou au sein du label Anti-VJ, le parcours de l’artiste visuel Joanie Lemercier est un modèle de souplesse et d’adaptation. Accompagné de Juliette Bibasse, avec qui il crée le Studio Joanie Lemercier en 2013, le Français se tourne depuis trois ans vers le monde des galeries et du marché de l’art. Regard sur le parcours d’un artiste qui ne rechigne pas à mélanger les genres, surtout quand c’est pour le meilleur.

Blueprint, installation, STRP biennale 2015. Studio Joanie Lemercier. Co-production / STRP (projet commissionné pour la biennale).

Blueprint, installation, STRP biennale 2015. Studio Joanie Lemercier. Co-production / STRP (projet commissionné pour la biennale). Photo: © Studio Joanie Lemercier.

Joanie, tu viens du VJing, tu es le co-fondateur du label Anti-VJ. Ta pratique a évolué, même si elle garde des traces des idées que tu développais alors. Depuis peu, tu présentes tes installations dans des galeries, comment envisages-tu cette évolution ?
J.L. : Cela va faire dix ans que je me suis mis à faire de l’image projetée et que je travaille sur ce médium avec des vidéos-projecteurs, en explorant autour de la lumière et de l’espace. Cela fait beaucoup de choses différentes dans beaucoup de cadres différents : les galeries, les expériences autour de nouvelles scénographies, les projections sur bâtiments, etc. Quand je me retourne sur ces dix années d’activités, je réalise à quel point toute cette scène se structure quasiment au même moment. Les artistes et les projets se professionnalisent, certains sont là depuis dix ans et sont toujours actifs. Des trajectoires se rejoignent de façon étonnante, également. Ma pratique n’est pas étrangère à cette évolution. Je reste sur une ligne définie depuis mes premiers VJ sets à Bristol en 2007, tout en cherchant continuellement à la faire évoluer. Je travail toujours avec la lumière, toujours avec l’espace, c’est juste la façon de présenter ce travail, ou les lieux dans lesquels je le présente, qui diffèrent, même si au cœur du développement de notre studio avec Juliette, il y a ce désir de créer un pont entre installations pour festivals d’arts numériques et le monde de l’art et son marché.

Mais cela ne signifie-t-il pas plus de contraintes au contraire ?
J.L. : Plutôt qu’une contrainte, je vois plutôt ça comme le moyen d’évoluer, de me poser des questions et d’aller vers des formes et projets que je n’aurais pas forcément envisagé autrement. C’est une réflexion quotidienne que je poursuis depuis trois ou quatre ans, pour des raisons bêtement économiques d’une part, mais aussi dans une quête de pérennité et de conservation de mes travaux. J’ai fait beaucoup de projections sur façades et il est parfois ingrat de voir des mois de préparation se concrétiser en une heure de spectacle, puis disparaître sans qu’il reste rien, que ce moment fugitif. Il y a une vraie frustration à développer un langage, une scénographie, etc., et que cela soit diffusé puis oublié. Dans l’idée de me détacher des contraintes de production (matériel coûteux, durée de temps limité, environnement), j’ai voulu revenir au studio. Un projecteur léger, un crayon et une feuille, des origamis ou toute sorte de formes plus simples à créer et à entretenir. Prendre le temps de développer un vrai discours, de donner une chance aux idées et de pouvoir par là même intéresser les galeries, était une option intéressante.
Juliette Bibasse : En ce qui concerne la direction que nous développons pour les pièces de galeries, je pense que la démarche de Joanie vient également du fait qu’auparavant on nous imposait des surfaces très structurées, avec « tant de fenêtres », « tant de colonnades », etc. Aujourd’hui, Joanie a envie de créer sa propre toile. Un support vierge sur lequel il peut projeter ce qu’il veut. C’est une démarche beaucoup plus créative puisque tu ne dépends plus des outils ou des technologies lourdes, mais de ta créativité et de ton imagination.

Fuji (2013), Biela Noc Kosice, 2014.

Fuji (2013), Biela Noc Kosice, 2014. Studio Joanie Lemercier. Photo: © David Hanko.

Fuji est symptomatique de cette démarche. Peux-tu nous en parler ?
J.L. : Fuji est un travail récent imaginé en réaction au vidéo mapping classique. J’ai réfléchi à une façon de rendre ma démarche plus simple techniquement afin de me concentrer sur le contenu narratif. C’est là que j’ai imaginé le « mapping inversé » (ou reverse mapping). L’idée étant de d’abord créer le contenu — une image fixe qui est mon support de mapping — puis d’ajouter la lumière pour animer et transformer l’ensemble. Le contenu existe avant la projection. Cela m’a permis d’écrire une histoire sans penser aux contraintes techniques. C’est en 2010, autour d’un projet sur le volcan Eyjafjallajökull que j’ai testé cette idée. J’ai travaillé sur les connexions entre formules mathématiques, la physique à l’œuvre dans l’éruption du volcan, et les paysages naturels. En 2013, j’ai souhaité changer de sujet en gardant cette technique. Lors d’un voyage au Japon, j’ai imaginé Fuji, qui s’inspire d’un conte du 10ème siècle. C’est cette histoire qui m’a donné les teintes et la ligne narrative principale (jeu de lumières, ombres portées, jeu sur la perception) pour créer une narration.

En novembre, tu présentais Blueprint en collaboration avec le musicien James Ginzburg à l’église Saint-Merri à Paris. Un travail qui est également le fruit de cette évolution, avec ses « versions » et ses variations…
J.L. : Oui, ce projet répond aux mêmes exigences que Fuji. Nous nous sommes interrogés sur l’écriture avant de penser aux contraintes techniques. Blueprint tourne autour du rapport entre l’univers et l’architecture. L’ordre, le chaos, l’émergence de l’ordre dans le chaos, l’émergence de motifs et de patterns dans l’univers. Poussé à son paroxysme cela aboutit à des architectures très complexes, particulièrement dans le domaine du sacré. Ce sont des idées qui nous habitent et qui vont se développer dans le futur. C’est un projet que l’on essaie aussi de présenter en lui donnant des formes différentes. Il s’adapte aux lieux qu’il investit. C’est l’occasion de mettre en perspective ces idées. La structure, en gros, est un monolithe vertical (clin d’œil à 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick). Nous souhaitions travailler sur cette verticalité. Ce regard qui monte vers les voûtes, et qui pose des questions sur les origines de l’univers, semblait particulièrement intéressant dans le cadre d’une église.
J.B. : C’est une œuvre qui se place dans la continuité de Nimbes. Elles sont habitées par les mêmes questions. Cela fait partie des projets où Joanie s’est posé les questions du découpage en chapitres et d’un contenu décontextualisé. Pour en finir avec la tendance des one shots ou des gros mapping de façades. Aujourd’hui, un artiste comme Joanie doit être le plus flexible possible. Cela demande de préparer ses œuvres en amont et de réfléchir à des choses aussi triviales que la façon dont on range ses fichiers par exemple, pour pouvoir adapter son œuvre à toutes les configurations. L’envie étant de rester dans des projets plus légers, plus flexibles, amortis plus rapidement.

Cela pose pas mal de question sur l’économie de l’art numérique également…
J.L. : Tout à fait ! C’est même une question intéressante. Plus que celle que l’on nous pose habituellement, du type les logiciels que vous utilisez influencent-ils votre démarche ? Il est intéressant de voir comment nous pouvons nous adapter à ce facteur économique. Cela revient à optimiser nos travaux afin de pouvoir les présenter de façons différentes dans différents lieux et contextes. Parfois les contraintes économiques sont positives, puisqu’elles nous permettent de pousser toujours plus loin nos travaux, de rajouter des éléments, de creuser la narration, etc.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

Info : http://joanielemercier.com

une utopie de scientifique

Mathématique, topologie, géométrie, classification : science. Jonglage, équilibrisme, acrobatie : cirque. Johann Le Guillerm marie les deux sans faire de cirque mathématique, ni d’illustration scientifique. Il crée un univers qui transcende les deux.

Johann Le Guillerm, détail du chantier de l'Alphabet À Lettre Unique.

Johann Le Guillerm, détail du chantier de l’Alphabet À Lettre Unique. Photo: © Philippe Cibille.

Johann Le Guillerm est une des personnalités les plus singulières du cirque contemporain. Tout à la fois jongleur virtuose, équilibriste sur corde, acrobate et clown, il est issu de la première promotion du Centre National des Arts du Cirque (1986-1989). Look médiéval punk, poulaines, longues nattes dans le dos et regard d’acier, le personnage est mutique, ponctue ses élans de rage de feulements et grognements de fauve. Il incarne le dernier des mohicans d’un cirque nomade qui se vouait à la piste et au chapiteau. Il possède effectivement sa toile, joue toujours en circulaire, mais ne cesse de travailler aux confins du genre, depuis les débuts d’Attraction, l’œuvre de sa vie, débutée il y a 15 ans.

L’artiste poursuit une recherche autour du point, véritable usine à gaz d’expérimentations déclinées sous des formes multiples : spectacles, performances, exposition, sculptures. Il invente des numéros qui sont les expérimentations à vue des phénomènes qui le hantent, le mouvement, l’équilibre, le point de vue, la métamorphose. Il crée des Architextures, structures autoportées qui le rapprochent de l’architecture. Il a imaginé La Motte, sorte de planète minérale et végétale de 2,5 m de haut qui tourne lentement sur elle-même en laissant au sol la trace d’un trèfle inversé… Vous avez dit, cirque ?

Tout commence en 2000. L’artiste rentre d’un voyage autour du monde où il a rencontré des populations autochtones, handicapées ou traumatisées, sociétés fermées, inadaptées au monde. Il pose alors les bases de son projet. Je cherchais à comprendre de quoi était fait un « minimal », le plus petit commun, comme un fondement applicable à tout. Je pensais que si je parvenais à le savoir, alors je pourrais appréhender le plus complexe. C’était une bonne entrée en matière pour faire le point sur le monde… Je tente d’emprunter d’autres chemins que ceux déjà établis, ou donnés comme vrais. Le monde n’est pas uniquement ce que l’on en dit, il peut être vu autrement (1).

Ce monde « autrement » est matière en mouvement composée d’un ensemble de points, atomes ou particules, et pour en faire le tour — au sens littéral — il faut multiplier à 360°, les points de vue sur chaque point. C’est ce qu’il va faire en s’attaquant à ce « point » devenu volume par la grâce d’une simple clémentine. Il va observer l’ensemble de sa surface et chercher à en faire le tour complet par le chemin le plus simple. Résultat, une découpe en forme d’ellipse qui, aplanie, forme un « S ». Plus tard, il mettra ce volume en mouvement, puis confrontera sa sphère à d’autres sphères, observera leurs frictions, leurs trajectoires. C’est ainsi que sont nées des expérimentations devenues « chantiers » en perpétuel développement.

Le Guillerm formule, choisit ses outils, émet des hypothèses, définit. Ses connaissances s’appuient sur des raisonnements très personnels, mais nés d’observations précises. Parce que sa « méthode » croise celle de scientifiques, on l’a un peu vite rangé de leur côté. Certes, on peut reconnaître dans ses recherches un imaginaire lié à la physique, l’astronomie, la génétique, la botanique. Oui, les longues heures passées à observer (théoriser, disent les Grecs) lui ont donné une connaissance empirique de tous ces sujets. Il ne pense pas par postulat, mais par analogie, ce que font aussi les chercheurs quand ils abordent un champ nouveau. Ainsi ce « S », découpe de son volume, qu’il a repéré dans les courants marins, les galaxies, les ouïes d’un violon… est commun au monde minéral, végétal et aux mammifères. Il en a fait son « référentiel commun ».

Johann Le Guillerm, La Transumante, chantier des Architextures.

Johann Le Guillerm, La Transumante, chantier des Architextures. Photo: © Philippe Cibille.

Cette pratique toute aristotélicienne de connaissance des phénomènes est surtout une manière assez évidente d’appréhender ce qui nous entoure et que l’on ne connaît pas. L’artiste crée des nomenclatures de ses recherches. Il classe, regroupe, répertorie, crée des cartes d’identité des phénomènes observés en fonction de leurs formes, de leur identité phonique, graphique ou morphologique et de leur mouvement. Cette taxinomie patiente et un peu obsessionnelle, il la nomme « plan de mutation des nomenclatures ». Mais le démiurge ignore sciemment les savoirs académiques et emprunte aux sciences ce que bon lui semble. Ainsi il peut réinventer les mathématiques, asseoir des principes contraires au sens commun, recourir au discours le plus illogique. Jamais il ne pense universalité du raisonnement, postulat, conclusion, il ne publie rien.

Le Guillerm avance en sceptique, pense avec son corps, là où il vit, il éprouve pour savoir, ne se satisfait d’aucun postulat préétabli. Il pratique une science de l’idiot qui lui appartient en propre. Il se verrait plutôt alchimiste. Ses axes de recherche sont autonomes, mais reliés. Ils peuvent se ramifier, se transformer l’un l’autre, et parfois se traverser, sans ordre prédéterminé, ni hiérarchie. Leur organisation est rhizomatique : acentrée, à points d’entrée et de sortie multiples. Une manière « nomade » de structurer les observations au sens où l’entendent Deleuze et Guattari, une forme de pensée qui suit une ligne de fuite et ne se laisse pas prendre dans les mailles des forces institutionnelles (2).

Rebelle donc aux ordres établis, il invente son propre vocabulaire « Architextures », « Aalu », « Mantines », « L’Irréductible » pour se démarquer de postulats scientifiques repérés, comme si les principes déjà posés pouvaient frelater son ambition. Il crée sa propre mathématique des formes de l’Univers; une mathématique d’intuition, fondée sur l’expérimentation et l’analogie, qui n’a de valeur que par sa singularité d’interprétation du réel. L’artiste circonscrit son champ, il s’agit bien de mettre de l’ordre dans ses chaos intérieurs et non de dessiner un paysage cosmique avéré, validé. Johann Le Guillerm le sait, il ne fera pas le tour de son sujet, le paysage qu’il dessine est faux.

Attraction n’est donc pas un prurit scientiste. C’est une reconstruction poétique d’une planète sans lieu qui s’écarte des chemins tracés pour créer de nouvelles alternatives en résistance radicale aux prêts-à-penser et à rêver en perturbant les évidences, en déplaçant les certitudes. Cette recherche vise à la possibilité de penser par soi-même le monde pour ne pas l’endurer. En ce sens, la démarche est artistique, voire politique, mais peu soupçonnable de rationalisme. La force d’un artiste est de pouvoir reconsidérer le monde qu’il voit. Qu’importe que les chemins empruntés soient faux, infondés, fragmentaires, l’essentiel est les utopies qu’ils promettent.

Un enseignant chercheur en physique de l’Université de Lille 1 me confiait un jour à son propos, il accomplit un vieux rêve de chercheur, pouvoir remettre en cause tous les postulats, ce que nous ne faisons jamais parce que sinon nous ne pourrions pas avancer. Mais ce qui induit aussi que nous pouvons travailler sur des principes faux… Johann Le Guillerm est une utopie de scientifique. Un vrai chercheur, libre.

 

Anne Quentin
critique dramatique
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) Entretien avec l’auteure pour la brochure du Festival d’Avignon, 2008.
(2) Deleuze Gilles, Guattari Félix, Rhizome, introduction à Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.

la lumière du ciel profond

Félicie d’Estienne d’Orves est une artiste plasticienne dont le matériau est la lumière. Elle s’intéresse aux sciences optiques et acoustiques, physiques et astrophysiques, aux sciences de la perception et de la cognition.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France. Production déléguée : Seconde Nature et Bipolar – Soutenu par le DICréAM et Arcadi). Photo: © Fabio Acero.

Lors de notre premier entretien, nous avons notamment parlé de ta pièce Supernova (Cassiopeia A). Cela m’a fait penser au travail du pionnier de l’art cinétique Thomas Wilfred et à son procédé électro-mécanique de peinture et lumière en mouvement qu’il avait nommé Lumia. C’est par exemple ce nuage coloré qui fait les séquences d’ouverture et de clôture du film The Tree of Life de Terrence Malick. Cette pièce fait partie de la collection d’Eugene Epstein, un astrophysicien qui est devenu le plus grand collectionneur des œuvres de Wilfred. Peux-tu nous parler de ta propre collaboration avec un astrophysicien, Fabio Acero pour Supernova ?
C’est ma première installation sur un sujet astrophysique, mes pièces précédentes, plus proches de la démarche de Wilfred, traitaient de perception, d’hypnose et de lumière dans des formes plus abstraites. J’ai rencontré Fabio Acero en 2010. À l’époque, il faisait son post-doctorat (1) sur l’émission en rayons Gamma des restes de supernova. Nous partagions cette même envie de rapporter à l’échelle du corps ce phénomène gigantesque — 8 années-lumière de rayon — et d’une violence au-delà de la perception humaine. Provoquée par l’effondrement gravitationnel d’une étoile massive, soufflant les couches extérieures de l’étoile, Cassiopée A a libéré une telle énergie qu’elle aurait été vue en 1680 depuis la Terre, l’une des rares à avoir été visible à l’œil nu. Cette super novae ou « nouvelle étoile », comme la supernova vue en 1572 par l’astronome Tycho Brahé, a mis à mal le modèle aristotélicien d’un univers constant. Le mouvement continu de la sculpture souligne ce décentrage, cette relativité du cosmos.
Le nuage rémanent de gaz de Cassiopée A était un bon sujet d’étude, le mieux documenté de notre galaxie, nous avons travaillé à partir de reconstitutions 3D publiées en 2009 par les équipes du télescope Chandra (2). La pièce présente un cycle concentré en quinze minutes, montrant l’explosion, sa propagation, puis le rémanent, et un retour à une nouvelle organisation de la matière. J’ai pris le parti d’enfermer la supernova dans un cube de plexiglas baigné de fumée qui donne l’aspect tri dimensionnel de l’objet astrophysique. Pour cette pièce, j’ai également collaboré avec le musicien Laurent Dailleau, qui nous a quitté depuis, il a participé à nos réflexions et composé un morceau qui accompagne la lecture du cycle.
Les couleurs projetées sur la fumée sont issues de la palette des images d’analyse en spectroscopie et traduisent les différents éléments qui composent le nuage. Le spectateur est donc à l’extérieur, ce point de vue permet une contemplation du déploiement du nuage, on rejoint le Lumia de Wilfred. Tu m’as fait découvrir la collection des Epstein et le cartel du Lumia Sequence in space, op.159, avec la notation précise de la durée du cycle de son mécanisme cinétique (3). C’est quelque chose que j’explore pour des pièces permanentes, des cycles génératifs ou temps réels qui se renouvellent sans cesse.

Thomas Wilfred avait conçu dans les années 1920 un orgue cinétique de composition de couleur, le Clavilux.
Un autre personnage assez fascinant de la musique visuelle est Louis Bertrand Castel, un prêtre et mathématicien contemporain de Newton, qui avait imaginé un clavecin oculaire avec lequel il voulait retranscrire les notes de musique en couleurs.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France. Production déléguée : Seconde Nature et Bipolar – Soutenu par le DICréAM et Arcadi). Photo: © Jean-Baptiste Gurliat.

Tu as prolongé le travail avec Fabio Acero, pour le projet EXO.
EXO est une installation en extérieur qui associe la lumière de lasers projetée en direction d’objets célestes à une composition électroacoustique de Julie Rousse. Les têtes de lecture laser sondent l’espace du ciel et remontent le temps pointant des astres proches comme des objets du « ciel profond » (étoiles, planètes, trous noirs, pulsars, GRB (4)…). C’est au départ un projet de land art initié avec la musicienne de field recordings Julie Rousse qui rapporte l’échelle astrophysique à un instant et à un lieu donné.
Fabio s’est beaucoup investi dans la conception du projet et le développement d’un simulateur avec Thierry Coduys, autre complice du projet. Le système convertit les positions célestes d’objets en coordonnées azimutales en fonction d’une date et d’une position GPS. Avec Thierry, nous avons travaillé avec son logiciel IanniX, inspiré de l’UPIC élaboré dans les années 1970 par Iannis Xenakis. D’autres acteurs scientifiques ont participé au projet comme le LAM (5) et le GMEM (6) pour le travail musical de Julie à partir des données astronomiques. La prochaine étape du projet sera dans le désert d’Atacama au Chili et une présentation dans la région de Marseille avec Seconde Nature.

Nous avons aussi évoqué le Roden Crater de James Turrell, situé près de Flagstaff en Arizona. Turrell a acheté le cratère et conçu un espace de contemplation à l’œil nu des variations de la lumière dans le ciel. Tu m’as dit qu’il s’était notamment inspiré des lieux de cérémonie des Indiens Hopis ?
Un ami m’a en effet fait découvrir récemment son intérêt pour les Kivas, les chambres de cérémonie des Indiens Hopi qui déchiffrent les messages de la terre. Ce sont des caisses de résonance, en quelque sorte des sismographes. Et pour ce qui est du ciel naturel, je me suis par exemple intéressée au Rayon Vert, une diffraction très rapide de la lumière verte dans l’atmosphère lors d’un coucher de Soleil. L’année dernière, j’ai réalisé une sculpture qui évoque ce phénomène pour la Médiathèque de la Marine de Colombes. Un disque de lumière d’un mètre de diamètre en LEDs, motorisé, se déplace verticalement du lever du soleil jusqu’à son zénith. À l’heure du coucher du soleil, le rayon vert apparaît. Il y a un autre phénomène qui m’intéresse en ce moment, c’est le coucher de Soleil sur Mars. Il est bleu ! La poussière fine dans l’atmosphère de Mars ne dévie pratiquement pas la lumière solaire aux longueurs d’onde correspondant à la couleur bleue.

Quels sont les aspects scientifiques qui t’intéressent dans ton projet en relation avec le télescope à neutrinos Antarès qui se trouve à 2500 mètres de fond dans la baie de Toulon ?
C’est un projet encore en développement. Grâce au LAM, qui est impliqué dans le projet Antarès, j’ai eu la possibilité de faire une proposition aux équipes du télescope. Depuis Supernova, je cherchais à rendre compte d’une activité en temps réel de l’espace. Les neutrinos sont des messagers du ciel profond, engendrés par des cataclysmes cosmiques lointains tels que les trous noirs, les supernovas. Ces particules élémentaires, de masse pratiquement nulle, traversent la matière depuis des événements hautement énergétiques jusqu’à la Terre. J’aimerais montrer leurs impacts et leurs trajectoires en temps réel dans un tableau. Je suis encore dans la phase d’études préliminaires.

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> http://www.feliciedestiennedorves.com/

(1) Fabio Acero est chercheur au CEA au Laboratoire Astrophysique, Interactions, Multi-échelles (AIM / CNRS).
(2) Chandra est un télescope spatial à rayons X développé par la NASA et lancé en 1999 par la navette spatiale Columbia.
(3) 366 heures et 27 minutes, soit 15 jours de programme lumineux.
(4) Les sursauts gamma (gamma ray bursts ou GRB en anglais) sont l’un des grands sujets d’étude de l’astrophysique contemporaine.
(5) Laboratoire d’astrophysique de Marseille.

(6) Centre National de Création Musicale de Marseille.

interview de Mike Stubbs

Mike Stubbs a été responsable des expositions de l’Australian Centre for Moving Image (ACMI) entre 2002 et 2007, période pendant laquelle il a aussi participé à de nombreux événements à l’international. Depuis 2007, il dirige la Foundation for Art and Creative Technology (FACT) de Liverpool.

Mike Stubbs. Photo: © Rodger Cummins.

Les activités de FACT s’inscrivent-elles dans la continuité de la section Live & Media Arts de l’ICA de Londres qui a fermé il y a quelques années ?
Je connais bien cette initiative de l’ICA pour y avoir participé en tant qu’artiste et curateur. Le projet était lié à un partenariat commercial avec Sun Microsystems, ce qui signifiait que l’on devait s’efforcer d’utiliser les machines de la marque. L’ICA, en termes d’espace accessible au public n’était pas très grand, et ce que l’on appelait le Centre des Nouveaux Médias n’était en réalité qu’un placard sous un escalier. En le voyant, on comprenait alors que ce n’était rien d’autre qu’une pièce d’où l’on pouvait accéder à des archives numériques pour présenter des travaux sur écran. L’histoire de FACT, succédant au festival Video Positive initié 1988, se déploie sur près d’une trentaine d’années. Des organisations comme le FACT, le ZKM, l’Ars Electronica Center ou l’ICC se sont institutionnalisées à un moment où il y avait un réel engouement pour les nouveaux médias alors que le projet de l’ICA est arrivé un plus tard. Notre fondation, spécialisée dans la présentation d’images en mouvement et d’œuvres interactives, a dû évoluer en observant le monde de l’art contemporain pour en adopter bon nombre des pratiques. Dans le même temps, l’industrie créative s’est réappropriée l’essentiel des médias numériques comme une sorte de régénérateur économique symbolisant les entreprises émergentes.

La consécration par les villes d’un art numérique récréatif n’est-elle pas de nature à desservir la reconnaissance du numérique dans l’art contemporain ?
FACT a évidemment été partenaire de Connecting Cities, le réseau d’art contemporain financé par l’Europe et visant à encourager les expériences performatives dans l’espace public. Lorsque nous avons commencé à aborder le programme de la soi-disant « ville intelligente », c’est devenu très ennuyeux pour moi, car cet aspect des choses ne m’intéresse pas véritablement. Bien que ces choses se produiront quoi qu’on fasse; considérant la connexion des architectures aux Metadata, sans omettre l’Internet des Objets ou, plus largement, la manière dont on peut organiser une société plus efficacement. Tout cela est en train d’arriver et en grande partie pour de bonnes raisons, car je n’adhère pas du tout à la théorie du complot selon laquelle nous pourrions tous être contrôlés, même si nous devons rester vigilants étant donné que nous partageons un ensemble de technologies.

Que pensez-vous des événements qui, se focalisant sur le social ou le politique, tendent à s’éloigner quelque peu de la sphère de l’art ?
Je travaille actuellement avec David Garcia et Annette Dekker sur un projet d’archive relatif à l’usage, dans les années 1990, des médias tactiques en vue d’une publication du MIT. Sans omettre que FACT est très impliqué dans la collaboration avec de larges communautés. Nous collaborons, par exemple, avec Krzysztof Wodiczko qui a travaillé pendant trois mois avec un groupe de soldats de retour d’Irak, d’Afghanistan ou de Bosnie. Ces soldats ont souhaité continuer le projet. Nous avons donc fait une recherche de financement et, depuis maintenant six ans, nous travaillons avec eux pour les aider à créer en se reconnectant à la société. Pour moi, ce facteur d’implication dans une communauté est un produit dérivé du travail d’artiste. Récemment, nous avons aussi passé une commande à un collectif d’architectes qui s’appelle Assemble et vient de remporter le prestigieux Turner Prize. Ce qui a eu pour effet d’initier un débat sur les pratiques engagées socialement : pourquoi un prix d’art contemporain est-il décerné à un collectif d’architectes ? De notre côté, nous les avons invités dans le cadre d’un projet intitulé Build Your Own. L’hypothèse étant de considérer que les gens contrôlent leur propre destinée. C’est au cœur d’un ensemble de questions que doivent se poser les artistes, les designers et les architectes. Ce que je retiens de tout cela, c’est que pour obtenir le meilleur en collaborant avec des artistes, il faut les laisser agir librement tout en créant des situations ou circonstances sociales dans lesquelles ils puissent opérer avec des gens avec qui ils puissent évoluer.

Nam June Paik & Norman Ballard, Laser Cone, 2001-2010. Photo: © Stephen King.

Comment considérez-vous cette tendance post-Internet de l’art contemporain qui consiste à contextualiser les pratiques numériques dans un white cube ?
Notre exposition en cours s’appelle Follow et joue beaucoup sur la relation entre l’identité culturelle et l’identité en ligne, avec l’idée que nous sommes tous devenus nos propres marchandises. Cependant, je n’adhère pas vraiment à cette étiquette du post-Internet. Elle est pratique, comme les autres, mais je pense que nous avons déjà dépassé ce moment. Nam June Paik a été l’inventeur du terme « autoroute de l’information » en étant le premier à utiliser cette expression qui s’est ensuite étendue à la technologie et à l’industrie globalisées, mais, il s’agissait bien au départ d’une terminologie d’artiste. Il a d’une certaine manière pu entrevoir, à partir d’une posture utopique, le potentiel de l’internationalisme à travers l’usage des réseaux électroniques. Or l’art post-Internet n’est qu’une adaptation socioculturelle permettant de composer avec un ensemble de technologies. En ce moment, nous travaillons avec les artistes Cécile B. Evans, Constant Dullaart et l’acteur Shia Labeouf. Quand ce dernier a fait sa performance, nous avions 2000 visiteurs par jour pour 370 000 vues en ligne. Or ce public est presque plus intéressant, car la plupart de ces personnes ne s’intéressaient pas à l’art.

Quels conseils donneriez-vous à un curateur émergent se situant à la croisée des arts et médias ?
J’aurais naturellement tendance à lui conseiller de déconstruire ce que nous entendons par curateur. […] Mais je pense que si l’on échange avec la jeune génération d’aspirants curateurs, on se rend compte qu’ils ont une approche différente des cultures numériques. Chez eux, elle s’inscrit dans les médias sociaux, lesquels, en fait, deviennent une plateforme plus puissante que les galeries. Il se peut que le système des galeries appartienne au passé. Il est de notre devoir de protéger ce modèle en s’impliquant pour permettre à de nouvelles générations de curateurs d’expérimenter, d’innover. Je pense qu’un jeune curateur doit passer autant de temps que possible avec les artistes afin de comprendre la nature de l’art. Je ne pense pas que le rôle des curateurs est de faire partie d’une classe privilégiée de gens voyageant en avion à travers le monde pour découvrir des pièces clinquantes et les présenter. Un curateur digne de ce nom doit s’impliquer dans les mêmes questionnements et domaines de recherche que les artistes qu’il présente. Mais il doit aussi chercher à initier des expériences qui créent du lien, pour des publics larges, et pas seulement pour le monde de l’art.

Dominique Moulon
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> www.fact.co.uk

substance et code

Paul Vanouse est un artiste identifié dans le bioart qui interroge les technosciences. Sa démarche va bien au-delà de projets basés sur des principes numériques ou interactifs. Ses travaux tiennent à la fois en des performances, mais aussi des installations, temps particuliers durant lesquels il travaille à partir d’un bien singulier matériau : la biochimie et l’un de ses composants, l’ADN.

Paul Vanouse, Ocular Revision - circular rig.

Paul Vanouse, Ocular Revision – circular rig. Photo: © Paul Vanouse.

Dans la continuité du Critical Art Ensemble, collectif avec lequel il a régulièrement coopéré, il engage une réflexion complexe allant à rebours d’une vision commune, par trop simpliste, qui met en exergue des points de débat cruciaux et pleinement d’actualité. Ainsi, il n’hésite pas à aborder des questions d’éthique relatives à la science, la génétique, l’eugénisme, mais aussi les méthodes d’investigation policière et l’institutionnalisation de la catégorisation des individus.
C’est donc à travers des partis-pris forts et au-delà d’une vision consensuelle qu’il engage des procédures propres au champ de l’art. Au sein d’installations et performances présentées au cours de festivals, musées et événements spécifiques, Paul Vanouse connecte deux milieux initialement étrangers. Face au public, il figure le chercheur et active des procédures et méthodologies de laboratoire. Opérant face au public et à l’aide de machines spécifiques, des systèmes d’analyse et d’opération chimique, il développe des processus d’analyse et de visualisation se référant souvent au génome humain.
Ces processus, inscrits dans la durée, sous-tendent l’appropriation d’un médium, la génétique, la donnée qui en est extraite, sa visualisation et instrumentalisation; par extension leur démystification. Mais aussi, et c’est un élément important, l’incidence sociétale qu’impactent ces technologies, notamment par l’acceptation tacite de leur caractère de vérité. Il s’agit donc, pour Paul Vanouse, de signifier l’orientation et la détermination politiques, qui en sont faites et par ce biais initier une pensée critique et responsable de leurs impacts.

Dans le champ du bioart, la technologie se joint à l’art intégrant les sciences du vivant et ce sont par conséquent des outils et protocoles se référant au laboratoire qui sont engagés. Vous-même êtes engagé dans une telle démarche, et plutôt que de bioart, vous la qualifieriez de biomédia. Dans quelle mesure opérez-vous une distinction entre ces deux notions ?
J’ai plutôt tendance à utiliser ces deux termes de façon indistincte, particulièrement quand je m’adresse à des publics plus généralistes. Le terme « bioart » est simple, direct. Cependant, « biomédia » m’apparaît plus précis dans la mesure où il désigne explicitement le médium, tandis que « bioart » crée des confusions avec les formes d’art qui prennent pour sujet la biologie. Il y a aussi cette délicate question de la cohérence. En effet, nous ne qualifions pas la peinture sous l’appellation « art de la peinture ». Dans tous les cas, la notion d’art associée à un qualificatif me semble galvaudée parce qu’elle décrit habituellement l’essence, tandis que le média décrit plus simplement la forme, le format ou les matériaux. Il me semble en conséquence plus pertinent de me désigner comme artiste travaillant avec les biomédias. Sur un autre plan, je tiens à mentionner Jens Hauser. Celui-ci a problématisé et développé une singulière visée, au sujet des résonances biologiques du terme « média »; en rapprochant notamment cette notion du milieu de culture cellulaire placé en boîte de Petri.

Vous avez plutôt un parcours de plasticien et vous enseignez également à l’Université de Buffalo au département d’études visuelles. Ce parcours peut étonner car il va à rebours d’un préconçu suivant lequel vous viendriez des sciences dures et évolueriez dans ce domaine. Avez-vous suivi également une formation scientifique vous permettant d’être plus familier au travail en laboratoire ou êtes-vous plus simplement autodidacte ? Comment en êtes-vous venu à travailler avec la génétique et assimiler les procédures techniques, mais aussi éthiques de cette discipline ?
J’ai étudié la peinture et simultanément suivi un ensemble de cours en biologie et chimie à la fin des années 80. Au terme de mon cursus, j’ai rencontré beaucoup d’artistes issus du post-modernisme dont Jenny Holzer et Hans Haacke. Fondamentalement, la majeure partie de ma démarche, d’un point de vue critique et réflexif, mais aussi mon approche conceptuelle des médias, émane de cette période. J’ai appris à programmer de sorte à produire des formes culturelles complexes pouvant exister simultanément et en différents lieux, comme des consoles d’information et guichets automatiques.
Les années 90 m’ont permis de développer cet intérêt pour les médias interactifs. Mais aussi pour les industries relatives aux champs du vivant — que l’on peut identifier comme bio-technologies ou plutôt techno-biologies — étaient en pleine émergence tout en produisant déjà un lot de contradictions perverses. Il était alors bien naturel de commencer à travailler sur ces formes pour les engager dans une réflexion critique.
Ce fut le cas notamment avec Visible Human Project et Human Genome Project. Je suis également et tout particulièrement reconnaissant à Robin Held, qui a organisé une table ronde à Seattle en 1999, offrant un contexte unique à des artistes et scientifiques pour discuter des problématiques éthiques relatives au projet d’identification génomique de l’homme (1). Pour conclure sur mon parcours, je ne peux que saluer de notables scientifiques, comme les professeurs Mary-Claire King et Robert Ferrel pour leur générosité et m’avoir appris les principes d’amplification et séparation de l’ADN.

L’une des techniques que vous employez couramment est l’électrophorèse sur gel (2). Pourriez-vous nous décrire ce processus et comment vous l’êtes-vous approprié, notamment dans le cadre de vos dernières productions : Ocular Revision et Suspect Inversion Center ?
Dès le début — à la fin des années 90 — j’ai été fasciné par cette technique. Il s’agit essentiellement d’une procédure qui produit les profils de bandes souvent appelés « empreintes génétiques ». Je ne vais pas entrer dans le détail de ce procédé, mais ce qui est intéressant au sujet de l’électrophorèse, c’est qu’il permet d’observer l’ADN à l’œil nu. En outre, il utilise la position de l’ADN dans un gel mis à plat dans une coupelle pour faire la lumière sur l’identité d’une personne ou d’un organisme, ce qui, à l’instar de tout support visuel et auprès d’un artiste, semble une invitation à la recherche, la critique, l’appropriation, la réutilisation, le détournement.

Paul Vanouse, Ocular Revision.

Paul Vanouse, Ocular Revision. Photo: © Paul Vanouse.

On peut donc en déduire que ce médium est évolutif, manipulable et sujet à l’interprétation. Or les images de l’ADN produites en laboratoire sont manipulées de multiples façons (électrophorèse, découpe, amplification). La perception commune de l’ADN, c’est qu’il ne peut mentir car il est la signature unique de tout individu. La question n’est pas de considérer l’ADN seulement comme un sujet, mais également comme médium. L’ADN est alors présenté comme une substance plutôt que comme code. Serait-il possible de développer cette articulation ?
Oui, il y a une suite d’oppositions que j’ai développées. Dans la première, il s’agit de considérer l’image de l’ADN comme un médium plutôt que comme une empreinte directe du sujet et la seconde opposition serait de percevoir l’ADN comme une substance plutôt qu’un code. Dans le premier cas, l’ADN est considéré comme un moyen plastique de représenter une forme de communication et de représentation. Ce qui en émane, c’est l’idée que l’ADN est malléable et capable de représenter visuellement n’importe quoi. Ceci contrevient à cette idée préconçue suivant laquelle les images d’ADN transcrivent l’essence immuable d’une subjectivité individuelle.
Ces images produites avec l’ADN seraient le gold standard (3) d’une enquête criminelle voire un infaillible détecteur de mensonges. L’autorité qui émane de l’image d’ADN résulte en partie de puissantes métaphores inscrites dans notre quotidien et couramment usitées dans le langage : « l’empreinte génétique » ou « l’empreinte ADN ». Ces métaphores induisent en erreur les novices et présupposent que l’ADN serait l’empreinte directe et unique d’un individu plutôt que le résultat d’un ensemble de manipulations complexes et arbitraires réalisé en laboratoire.
Le second point sur lequel il est important de se pencher, c’est la tendance à envisager l’ADN comme un code. Une fois que l’ADN est traité comme une simple information (ou code), il est coupé — il est rendu abstrait, voire transcendé — de la vie en général et devient plus facilement rationalisé, breveté. L’ADN, à mon avis, n’est après tout qu’une substance inscrite dans la matrice de la vie; elle n’est ni virtuelle ni purement symbolique, mais reliée à des processus vivants et inscrite dans une profonde matérialité.
Sans se limiter à l’électrophorèse, il y a d’autres protocoles qui exploitent la nature physique de l’ADN. Dans les expérimentations radicales que j’ai faites en faisant usage de l’électrophorèse comme Ocular Revision, je suis allé un cran plus loin en fabriquant une structure circulaire mettant en évidence l’ADN comme matériau doté d’une masse, d’une charge, etc. Dans ce travail, je me suis réapproprié la métaphore de la carte génétique et l’ai détourné. Plutôt que reproduire un système classique de représentation génétique, j’ai créé une mappemonde avec de l’ADN. Ce qui nous ramène à la première proposition. L’ADN peut aussi être un médium de représentation plutôt qu’un sujet de représentation.
Je déconstruis. En un sens, cela apporte de la clarté. Dénaturer, détourner les constructions idéologiques faites autour de l’ADN, et à d’autres égards, cela permet d’initier de nouvelles métaphores, associations d’idées, valeurs et significations auxquelles adhérer. J’espère que cela fait sens. Mon opinion, c’est que non seulement les métaphores utilisées pour décrire l’ADN sont douteuses, mais aussi, elles sont devenues opérationnelles et entravent la formation de nouvelles idées : un régime de signes agglomérés. Cependant, j’aime les métaphores et les associations logiques, lesquelles sont à la base de la plupart des langages humains, après tout, et je ne crois pas que l’art ou la science pourraient aller où que ce soit sans elles.

Pensez-vous que votre travail produise du sens critique auprès des publics, les incite à mieux s’informer, les aide à s’autonomiser davantage et mettre en question leur rapport à la génétique et aux techniques d’investigation, de recherche médico-légales ?
Oui, ceci est particulièrement important dans des pièces comme Latent Figure Protocol et Suspect Inversion Center. Dans cette dernière réalisation, par exemple, je souhaitais contrer la façon dont les mass-médias dramatisent l’information, notamment avec l’Investigation de Scènes de Crime (4). Ce traitement médiatique est typique de la désinformation du public. Ce faisant, on offre au public des outils conceptuels pour comprendre les enjeux actuels qui entourent l’utilisation de l’imagerie de l’ADN ainsi que l’exploitation de fichiers génétiques. Avec SIC, j’ai créé un laboratoire ouvert dans lequel tout ce qui s’y passait pouvait être exploité. Mais il était aussi important qu’aucune question ne puisse être trop technique ni trop culturelle. De telles distinctions, démarcations, sont aussi des limites construites pour induire en erreur. Après tout, un précédent juridique, sa décision, et l’acceptation scientifique sont des processus très liés et interdépendants.

Paul Vanouse, Ocular Revision @ Surveyor, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo.

Paul Vanouse, Ocular Revision @ Surveyor, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo. Photo: © Tom Loonan.

A contrario des différentes technologies produites depuis le 19ème siècle, notamment avec les microscopes et autres systèmes d’observation optiques, l’ADN n’a pas été conçu comme un médium de représentation visuelle. Lors de vos performances, vous donnez à voir visuellement le processus d’émergence de l’ADN et son processus de visualisation. Quelles problématiques spécifiques, formelles, techniques, temporelles rencontrez-vous ?
J’ai rencontré dans mes projets des flopées de casse-tête. Le plus significatif pour moi étant Relative Velocity Inscription Device débuté en 2000. L’un des problèmes que je rencontrai portait sur la mise en brillance de l’ADN. Il devait rester suffisamment visible pour tenir une semaine entière dans le cadre d’une exposition, mais aussi rester détectable par un système de visualisation automatisé. Une concentration plus forte en ADN aurait été dispendieuse, des rayonnements UVS plus concentrés aurait mis en danger le dispositif et rendu l’espace obscurci de la galerie inexploitable, etc. Comment et à partir de quand accepte-t-on le seuil de visibilité ? La réponse à ces problèmes implique de ne pas seulement être malin et averti quant aux solutions technologiques, mais aussi de définir l’intention politique et conceptuelle de l’œuvre. Alors, nous pouvons nous laisser guider vers des réponses.

Vos performances, différemment, se font sous les yeux du public et laissent place à l’échange. Pensez-vous que votre travail puisse apparaître dans une démarche de sensibilisation pour que chaque citoyen trouve des moyens simplifiés pour interroger son quotidien, puis à son tour, essaimer, diffuser de nouveaux outils de réflexion critique ? Est-ce en cela que nous atteignons la dimension des médias avec les biomédias (5) ?
Comme votre question le suggère, j’aime penser que mon travail est ouvert, populaire, progressif et voué à démystifier. Cependant, je ne me résoudrais pas à exclure un projet qui nécessiterait un peu plus d’obscurité, d’opacité et de mystification (ou ce qui pourrait être perçu comme tel), dans la mesure où il servirait des buts progressistes et populaires. Je pense que la définition d’un « contre-laboratoire » faite par Bruno Latour dans La science en action est pertinente. Pour maîtriser le développement d’un argument — l’application à des arguments politiques et scientifiques est également valable — il nous faut construire un système (le contre-laboratoire) dans lequel les prémices d’un argument sont posées, interrogées et réévaluées. Faire cela, c’est engager une réflexion critique à l’encontre de l’argument, ou rouvrir une boîte noire, et ainsi par l’activation au sein de ce système, nous pouvons vérifier l’argument pour le réfuter. Le professeur William Thompson, à l’université d’Irvine, a justement abordé ce procédé qui consiste à opposer un argument à un autre de la même façon qu’on élaborerait un contre-récit ou une multiplicité d’autres récits possibles.

propos recueillis par Gaspard Bébié-Valérian
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> http://www.paulvanouse.com/

(1) Le Projet Génome Humain est un projet entrepris en 1990 dont la mission était d’établir le séquençage complet de l’ADN du génome humain. Son achèvement a été annoncé le 14 avril 2003. [Wikipedia]

(2) L’électrophorèse sur gel est utilisée en biochimie ou chimie moléculaire pour séparer des molécules en fonction de leur taille (appelée poids moléculaire) et en les faisant migrer à travers un gel par application d’un champ électrique. Cette technique peut être utilisée pour séparer des acides nucléiques (ADN ou ARN, sur gels d’agarose ou d’acrylamide) ou des protéines (sur gel d’acrylamide). [Wikipedia]

(3) En médecine ou en statistique, un gold standard est un test qui fait référence dans un domaine pour établir la validité d’un fait. Le gold standard a pour but d’être très fiable, mais ne l’est que rarement totalement. Le gold standard est utilisé en médecine dans le but d’effectuer des études fiables. [Wikipedia]

(4) Contrecarrer l’effet CSI (Crime Scene Investigation), mode déclinée à toutes les sauces dans plusieurs séries télévisées et faisant l’apologie des techniques d’investigation médico-légales tout en en exagérant la précision.

(5) Je pense notamment au Critical Art Ensemble et son kit de détection d’OGM ou, dans cette lignée, au projet Safecast, kit open source de détection de radioactivité.

 

art-science : dialogue sur deux systèmes du monde

Jean-Marc Lévy-Leblond et Roger Malina sont deux scientifiques, deux physiciens, tous deux directeurs de revues — Alliage et Leonardo —, engagés depuis de nombreuses années dans ces territoires à la croisée de l’art et de la science. S’ils partagent une large analyse commune sur la relation art-science, dont le refus de l’illusion de l’émergence d’une « troisième culture », ils divergent sur d’autres points dont les actions à mettre en œuvre : « brèves rencontres » pour l’un, institutionnalisation des pratiques pour l’autre. Rencontre et dialogue.

Image des structures de connexions internes du cerveau obtenues par Gagan Wig utilisant des données de fMRI. À gauche la structure interne de cerveaux de personnes âgées de 20 ans, à droite de 60 ans. L’équipe arts-science de l’Université du Texas à Dallas a créé un « data stéthoscope » qui permet de comparer des images utilisant la sonification des données pour des explorations scientifiques, mais aussi de faire des performances avec les données ou « data dramatisation ». Photo: © ArtSciLab UT Dallas.

Quelle est votre approche de la relation art-science ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Peut-on vraiment parler aujourd’hui d’une relation entre art et science si on les considère l’un et l’autre au singulier, comme termes génériques ? De fait, dans les multiples écrits, rencontres, expositions, etc. consacrés à ce sujet, force est de constater qu’il ne s’agit dans la très grande majorité des cas que des arts plastiques, parfois de la musique ou du théâtre, rarement de la littérature ou du cinéma. Quant à la science, elle est pour l’essentiel représentée par la physique, l’astronomie et la biologie, éventuellement les mathématiques ou la chimie, presque jamais les sciences de la Terre — sans parler des sciences sociales et humaines.

La question en vérité concerne rien moins que la globalité du lien entre science et culture. La science moderne se développa au début du XVIIe siècle au sein de la culture de l’époque. Les protagonistes de la « révolution scientifique », étaient moins spécifiquement intéressés par la physique ou les mathématiques, que, selon leur propre assertion, par la « philosophie naturelle ». Ils entretenaient, comme le cas d’un Galilée le montre magnifiquement, des liens étroits avec les activités artistiques, littéraires, musicales et évidemment philosophiques de leur temps. Cette relation constitutive entre culture et science s’est distendue progressivement, au fur et à mesure de la séparation et de la spécialisation des sciences, de la montée en puissance des institutions scientifiques au XIXe siècle, puis de l’arraisonnement des connaissances scientifiques par l’économie et la politique au XXe siècle.

De la bombe A au Viagra, les réalités sociales effectives de l’activité scientifique moderne ne montrent aujourd’hui que d’assez lointains rapports avec la production artistique. Poser la question des rapports art-science a donc pour première vertu de mettre en lumière la profonde mutation historique qu’a connue la science moderne depuis le milieu du XXe siècle — et sans doute en va-t-il de même pour l’art. Peut-être leur plus fort point commun est-il aujourd’hui leur assujettissement toujours croissant à la loi du marché. Ne considérer l’art que d’un point de vue esthétique et la science que d’un point de vue épistémique ne rend guère justice à leur réalité contemporaine.

Roger Malina : Je suis scientifique de formation (1), en physique (surtout l’optique) et en astrophysique spatiale. Je suis instrumentaliste, c’est-à-dire qu’afin de tirer des conclusions scientifiques j’ai développé des instruments qui permettent d’observer l’univers de façon nouvelle. J’insiste sur ce point, car cela a eu une influence sur mon approche de l’art et en particulier mon intérêt pour les arts technologiques où les artistes s’approprient les technologies de leur époque pour créer de nouvelles expériences esthétiques. Il me semble que cette démarche, d’appropriation ou de développement des technologies à des fins artistiques est importante en soi et doit être soutenue.

De fait, il y a une appropriation culturelle, ce qui rejoint les arguments de Lévy-Leblond sur la nécessité d’ancrer la culture scientifique, et la formation des scientifiques, dans leur contexte sociétal et culturel. Je partage son point de vue quant aux limites de la science sur les questions sociétales. Il me semble qu’investir dans les activités arts/technologies/sciences fait partie d’une stratégie de construction d’une « science socialement fiable » (socially robust science) selon l’expression d’Helga Nowotny (2) ou de « (re)mise en culture » de la science dans les termes de Lévy-Leblond. Dans les discussions arts-sciences, il y a aussi la nécessité de différencier les pratiques arts-sciences, arts-ingénieries et arts et technosciences. À mon avis il y a une multiplicité de pratiques à encourager, mais il faut une rigueur d’analyse quant aux finalités.

Je viens d’ouvrir récemment le laboratoire ArtSciLab (3) à l’Université du Texas à Dallas. Des scientifiques, en neurobiologie et en informatique, et des artistes, visuels et sonores, y travaillent ensemble sur des projets communs de développement d’outils à finalités aussi bien scientifique qu’artistique. Notre espoir est de créer un contexte pour des découvertes scientifiques qui ne se seraient pas faites autrement, et des œuvres artistiques percutantes, de notre temps.

À la lecture de vos réponses réciproques, y a-t-il un point de convergence ou de divergence que vous voudriez souligner ?
RM : Je voudrais reprendre les remarques de Jean-Marc sur l’évolution au cours des siècles des relations sciences et culture. Je suis le fils de Frank Malina, chercheur et ingénieur de recherche, co-fondateur du laboratoire JPL (Jet Propulsion Laboratory) de la NASA. Mais je l’ai connu, quand j’étais enfant, en tant qu’artiste plasticien. Mon père a eu une carrière « hybride » en tant que chercheur, mais aussi en tant qu’artiste. Les relations arts-sciences pour lui étaient intégrées dans sa personnalité et ses motivations. Les études de Robert Root-Bernstein (4) ont démontré que ce type d’hybridité professionnelle est très courant parmi les chercheurs et ingénieurs qui ont les meilleurs résultats.

Dans une interview à France Culture, Lévy-Leblond note qu’au lycée il avait des passions multiples pour les sciences, mais aussi pour la philosophie et la littérature, et que son choix s’est fait en partie parce qu’il s’est imposé, mais aussi par « facilité » : il avait l’impression qu’en science les critères d’évaluation et de réussite étaient mieux définis, au sein de la méthode scientifique, alors que dans les sciences humaines et les arts il était très difficile de « savoir ce qu’on attendait de vous ». Ceci est incontestable, et fait partie des systèmes de connaissances différents.

Comme lui, je suis dubitatif sur une fusion euphorique des arts et des sciences. Il y a de très bonnes raisons pour lesquelles des disciplines différentes, avec finalités et méthodes différentes, ont été développées. En revanche, il me semble intéressant et important aujourd’hui d’investir plus dans les démarches arts-sciences hybrides de certains individus (et d’équipes) dans chaque génération, et de créer des structures et des systèmes de soutien pour encourager ce type travail. Les agences scientifiques commencent à financer ce type de démarches arts-sciences en tant que frontière de la recherche scientifique.

Les objectifs sont multiples : aussi bien d’influencer les méthodes et directions de la recherche scientifique que la création de formes d’arts et d’une culture contemporaines qui s’approprient ce qui est pertinent dans les sciences et les technologies aujourd’hui. Lévy-Leblond propose la notion de « brèves rencontres », singulières, entre artistes et scientifiques pour éviter les risques et les illusions de trop vagues convergences. À mon avis, ces « brèves rencontres » ne répondent pas à l’opportunité de mettre en place, de façon systémique, des passerelles productives entre les arts et les sciences, utilisant des méthodologies des théories de la collaboration, de la créativité et de l’innovation actuelles.

JMLL : Les perspectives qu’évoque Roger posent à mon avis une question essentielle, celle du rapport entre science(s) et technologie(s). Car bien des initiatives étiquetées art-science se limitent en réalité à un usage artistique des technologies contemporaines. Rien là de critiquable, au contraire, et l’on ne peut qu’approuver et encourager l’appropriation par les artistes de nouveaux moyens techniques — comme ils l’ont toujours fait d’ailleurs. Mais ces pratiques ne mettent guère en jeu les connaissances scientifiques sous-jacentes à ces techniques dans leur dimension proprement intellectuelle et spéculative.

François Morellet, Tirets 2 cm dont l’espacement augmente à chaque rangée de 2 mm.
Peinture, 1974. Détail. Photo: D.R. / courtesy: François Morellet.

En d’autres termes, que la forme artistique d’une œuvre dépende étroitement d’une avancée technoscientifique, n’implique nullement que la signification de cette œuvre ait quoi que ce soit à voir avec le sens et la portée de cette avancée. La réciproque est d’ailleurs vraie : certaines œuvres plastiques dont la facture n’a rien de technologiquement novateur peuvent permettre de jeter un regard des plus aigus sur le développement technoscientifique (de Delaunay et Duchamp à Rebeyrolle ou Kiefer, les exemples seraient nombreux).

La question est d’autant plus cruciale que la science fondamentale est aujourd’hui en passe d’être réduite à la portion congrue par le développement de ses propres applications techniques, se transformant en une technoscience essentiellement utilitaire au détriment de sa valeur intellectuelle et culturelle. Il faut donc prendre garde que la valorisation artistique des nouvelles technologies ne consiste finalement en une justification de cette mutation. En ce qui me concerne en tout cas, j’attends du dialogue art-science autre chose qu’une connivence apologétique mutuelle et souhaite une véritable confrontation, qui explicite les différences, voire les oppositions, et éclaire donc les limites et les contraintes de ces deux activités humaines majeures, pour leur permettre de les dépasser.

Selon vous, vers quoi devraient tendre les relations arts-sciences ? Comment voyez-vous l’avenir ?
JMLL : Les rencontres arts et sciences demandent pour être intéressantes, voire fécondes, qu’il s’agisse de relations concrètes entre artistes et scientifiques (5), et que, pour commencer, les uns et les autres soient conscients des profondes différences entre leurs intentions, leurs statuts socioéconomiques, leur reconnaissance sociale, leurs moyens de création, etc. Or la dissymétrie reste grande à cet égard : si nombre d’artistes sont au moins curieux de science, la plupart des scientifiques sont peu intéressés par l’art contemporain.

Leurs relations ne peuvent donc dans la situation présente qu’être minoritaires, voire marginales. Bien entendu, c’est là une raison de plus pour s’y intéresser et tenter de les développer. Mais ceci n’a de sens, de mon point de vue, que dans une perspective critique. Les forces actuellement dominantes poussent la recherche scientifique à se contenter de répondre à la demande à court terme de l’entreprise techno-économique comme la création artistique à se satisfaire d’alimenter la spéculation financière et le divertissement médiatique.

C’est pour tenter de résister à cette pression, peut-être fatale pour l’une et l’autre, que leurs perspectives d’alliances me paraissent porteuses d’espoir. Il paraît clair que, à cet égard, les sciences humaines et sociales ont un rôle essentiel à jouer. Or force est de constater que, jusqu’à présent, elles ne sont que rarement parties prenantes actives du dialogue art-science, et jouent au mieux un rôle de témoins ou d’interprètes. Il faudrait, me semble-t-il, ouvrir plus largement l’éventail des arts et des sciences pour les mettre en relations, dans une pluralité nécessaire et féconde.

RM : Je rejoins complètement Jean-Marc sur le fait que nous avons besoin « d’ouvrir plus largement l’éventail » et de prendre en compte les énormes asymétries et dissymétries entre les mondes des chercheurs et ceux des artistes. Comme lui, je constate que les relations arts-sciences mises en avant ne sont très souvent que dans le champ de certaines technosciences. Elles sont aussi parfois instrumentalisées dans un discours créativité/innovation/entrepreneuriat/emploi qui ne met pas en avant les questions de fond sur nos modèles de société. Si nous devons créer une civilisation humaine « durable » sur notre planète, qui prenne en compte les limites réelles de notre écosystème, il est peu probable que ce soit par une extrapolation de notre mode de vie actuel.

Donc oui à des pluralités de pratiques, sur un éventail large des sciences allant des sciences physiques, biologiques aux sciences humaines et sociales. Mais pour cela il va falloir se retrousser les manches et apprendre à travailler autrement. Un récent rapport américain Enhancing the Effectiveness of Team Science de 2015 (6) détaille les difficultés réelles pour faire travailler ensemble des disciplines différentes avec leurs finalités propres et souvent divergentes. Les rencontres arts et sciences demandent pour être intéressantes un vrai investissement méthodologique, institutionnel, et une prise de risque par des individus et des groupes.

Vous dirigez tous les deux des revues dans le champ arts-sciences. Pouvez-vous les présenter ?
JMLL : La revue Alliage (7), sous-titrée « culture, science, technique » — dans cet ordre, ce qui n’est pas innocent — existe depuis maintenant plus de 25 ans. Elle se veut une référence en matière de culture scientifique et technique. Contribuent à la revue, artistes, écrivains, philosophes, et, bien entendu, scientifiques. L’art n’y est pas limité aux arts plastiques — la musique, la photographie, le théâtre, le cinéma sont présents dans nos pages. Et les sciences humaines et sociales, l’histoire sont aussi bien représentées que les sciences naturelles.

Alliage s’efforce de contribuer aux débats sur le rôle social de la science et de la technologie contemporaines, à la confrontation culturelle régulière entre sciences, arts et lettres, aux nécessaires discussions sur les finalités et les modalités des actions de culture scientifique. Alliage est aussi un lieu de création, qui présente les œuvres d’artistes en résonance avec les perspectives de la revue, des nouvelles de fiction, des pages de poésie. Et, en dépit (ou à cause) du sérieux des préoccupations de la revue, l’humour n’en est jamais absent.

RM : Les publications Leonardo à MIT Press ont pour vocation première de documenter les créations d’artistes qui travaillent en liaison étroite avec les sciences et technologies contemporaines, mais aussi le travail de chercheurs et théoriciens. Cela inclut la revue Leonardo (fondée en 1968 par Frank Malina), le Leonardo Music Journal, une collection de livres ainsi que les publications numériques Leonardo Electronic Almanac et Leonardo Reviews et plus récemment la plateforme de podcasts multilingue : Creative Disturbance (8). Nous souhaitons faire évoluer nos modes d’éditions pour répondre aux nouvelles pratiques de création, de monstration et de publication, mais aussi pour toucher des publics différents.

Nos publications sont adossées à deux associations, Leonardo, International Society for the Arts, Sciences and Technology à San Francisco (9), et l’Association Leonardo à Paris (10) qui organisent des programmes d’artistes en résidence, des ateliers et des rencontres. Ces « outils » sont utilisés par une « communauté de pratique » dont les centres d’intérêt évoluent avec le temps : arts informatiques dans les années 1970-1980, art et biologie dans les années 1990, aujourd’hui environnement et changement climatique.

Annick Bureaud
(dialogue établi par courrier électronique en juillet 2015)
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) Malina.diatrope.com

(2) http://spp.oxfordjournals.org/content/30/3/151.abstract

(3) http://artscilab.utdallas.edu/

(4) http://creativedisturbance.org/podcast/successful-scientists/

(5) Jean-Marc Lévy-Leblond, La science (n’)e(s)t (pas) l’art, Hermann, 2010

(6) www.nap.edu/openbook.php?record_id=19007

(7) http://revel.unice.fr/alliage/

(8) http://creativedisturbance.org/

(9) www.leonardo.info

(10) www.olats.org