Archive d’étiquettes pour : MCD #80 – Panorama

Directeur de la Galerie DAM

Wolf Lieser est l’initiateur du projet DAM – pour Digital Art Museum – qui regroupe un musée virtuel en ligne, un prix en partenariat avec la Kunsthalle de Brême et une galerie à Berlin. Sa stratégie : l’intégration des nouveaux médias dans l’art.

Dam Gallery.

Dam Gallery. Photo: D.R.

Le grand public, aujourd’hui, n’est-il pas définitivement prêt à accueillir des œuvres numériques ?
Quand vous travaillez dans ce domaine depuis un certain moment, vous avez connu une période où elles étaient refusées. Les gens ne comprenaient pas les nouvelles technologies, ils ne comprenaient pas l’importance et l’influence qu’elles auraient sur la culture et l’art contemporains. Je fais ça depuis 20 ans, et maintenant on entre dans une période différente, ce qui m’a poussé à changer la stratégie de DAM.
Cette nouvelle période est « post-Internet »; selon le terme défini par Rachel Greene de Rhizome. Elle parlait de ces « digital natives » qui ont grandi avec Internet et ce genre de technologies qui font partie de leur vie quotidienne, de leur pratique artistique.
Cela se voit dans la façon dont les gens se servent des applications ou de petites choses ludiques sur leur iPads ou autre, des choses comme celles réalisées par l’artiste autrichienne Lia. S’agit-il d’art ou ne s’agit-il pas d’art ? Cela n’a pas d’importance. Ils le téléchargent, ils pensent que c’est génial, ils aiment bien jouer avec. C’est cela qui m’intéresse maintenant. Les peintres qui font des paysages dans un nouveau format ne m’intéressent pas.

Mais qu’en est-il des institutions muséales et du marché de l’art ?
J’ai toujours un pied du côté du marché, avec les gens qui n’y connaissent rien, et un pied du côté des gens qui réalisent des œuvres numériques. Je fais le pont entre les deux, et je trouve que le monde artistique en général, arrive tout juste à comprendre l’importance du numérique. C’est ma perception. Je vois que les musées implémentent des commissaires qui ont une petite idée (ceux d’avant n’en avaient aucune), qui essaient d’en apprendre plus et d’approfondir. Je réussis actuellement à trouver des collectionneurs qui commencent vraiment à comprendre et à voir l’avenir.

Comment est née l’idée de créer un musée virtuel en ligne ?
Quand j’ai commencé DAM, j’avais déjà une deuxième galerie à Londres en parallèle à celle que j’avais à Francfort, qui était consacrée à l’art numérique, de 1999 à 2002. La galerie londonienne n’était pas très connue. Je l’ai fait avec un associé, qui l’avait déjà commencé à l’origine avec quelqu’un d’autre… Ça n’a jamais marché. On payait chaque mois; lui gagnait de l’argent en faisant des sites web, et moi je gagnais ma vie avec la galerie près de Francfort en vendant des supports traditionnels (peintures, photographies).
Mais à l’époque je réfléchissais à un concept et à la possibilité de développer quelque chose autour des œuvres numériques pour le marché de l’art. C’est alors que j’ai eu l’idée du musée en ligne. Nous avons développé ce site web afin de faire connaître aux gens l’histoire de l’art numérique, de leur montrer que l’histoire a commencé dans les années 1960 et qu’il existe des pionniers qui travaillent encore, qui ont une carrière qui persiste depuis 30 ou 40 ans. Voilà pour le début. La deuxième étape a toujours été d’avoir une galerie pour développer le marché, parce tous ces artistes n’ont presque rien vendu.

Manfred Mohr, P-1271_16627, 2007-2008.

Manfred Mohr, P-1271_16627, 2007-2008. Photo: D.R. / courtesy DAM Gallery.

Comment gérer la question de l’original, donc de la rareté, quand il s’agit d’œuvres que l’on peut copier, coller ou télécharger ?
Nous savons tous qu’il n’existe pas d’original, puisque la copie est identique. Donc, les artistes ont adopté les stratégies habituelles du marché. Par exemple, Casey Reas ne réalise qu’une seule œuvre de logiciel. S’il réalise une nouvelle œuvre, elle est produite et vendue une seule fois. D’autres font 3 ou 5 éditions de l’œuvre, ce qui est la norme. Tout cela à cause du marché. Évidemment, ce serait facile d’en faire des centaines. Il y a d’ailleurs un nouveau site web qui commence à commercialiser des formats numériques dupliqués 500 ou 200 ou 300 fois. Mais d’après ce que je vois, c’est toujours plus facile de vendre une bonne œuvre d’art pour 5000 euros plutôt que de la vendre 200 fois pour 100 euros…
L’évolution du marché fera émerger de nouvelles façons de marchander l’art logiciel, ce qui revient essentiellement à des œuvres logicielles, parce qu’elles seront disponibles à un public plus large et seront diffusées sur d’autres réseaux, comme cela a été le cas avec la musique. Je pense qu’il se passera la même chose avec les expériences et œuvres visuelles qui reposent également sur le logiciel, à travers Internet et d’autres réseaux de distribution. Mais cela se passera probablement en parallèle au marché. Le marché de l’art existera toujours, parce que les gens ne voudront dépenser de grosses sommes d’argent que s’ils ont au moins la sensation d’une certaine d’exclusivité.

La plupart des artistes numériques se sont passés du marché, allant de résidences en festivals, de workshops en conférences. La mission essentielle du galeriste n’est-elle pas de les accompagner pour que leurs œuvres pénètrent le marché dont on sait la position dominante actuellement ?
C’est évident. Un bon exemple est Aram Bartholl, un artiste que je connais depuis des années à Berlin, j’ai suivi tout son développement. C’est comme ça qu’il vit : invité à des conférences, voyageant là-bas, résidences, bourses, et ainsi de suite. Il gagnait sa vie ainsi. Après tout, ce n’est pas une vie facile, et vous ne gagnez toujours pas assez, en fin de compte. Vous êtes toujours en train de bouger, de voyager, et en plus il faut que vous pondiez des idées extraordinaires entre les deux pour assurer que ça continue. Aram était doué pour ça, et il a fait de très bons projets qui l’ont rendu célèbre sur le plan international.
Dès le moment où vous arrivez à vous établir sur le marché de l’art, et c’est comme ça que ça fonctionne, les prix monteront au fur et à mesure que vous vendez vos œuvres, ce qui vous permettra de sortir de cette phase de voyage non-stop et de vous concentrer enfin sur votre travail artistique. Voilà qui est, évidemment, une bien meilleure prospective. Je n’ai rien contre le fait de donner une conférence, mais beaucoup de ces rencontres ou festivals n’ont finalement absolument aucune importance pour votre carrière.

Casey Reas, Signal to Noise, 2012.

Casey Reas, Signal to Noise, 2012. Photo: D.R. / courtesy DAM Gallery.

J’imagine alors, quant à cet accompagnement vers d’autres territoires, que les artistes réagissent diversement ?
Certes, la meilleure façon de s’y prendre c’est d’avoir une bonne galerie qui travaille dur pour vous présenter aux collectionneurs. C’est ce qui s’est passé avec Aram. On a vendu plusieurs de ses œuvres, et ça va continuer, il fait du bon travail. On n’a rien changé sur ce qu’il fait, parce qu’il a déjà produit des œuvres qui se vendent. D’autres ne se vendent pas, mais ça va aussi. Je pense que c’est important de laisser les artistes faire leur travail, ce qu’ils veulent faire, même si c’est risqué.
Actuellement on fait une expo avec Casey Reas. Il a tout simplement abandonné l’esthétique de ses œuvres logicielles précédentes. Jusqu’à 2010-2011. Ses nouvelles pièces sont très dures visuellement, accompagnées d’une esthétique totalement différente. Il avait décidé de faire ça pour la prochaine exposition et il travaillait jusqu’au dernier moment, donc je ne savais pas ce qui allait venir, et je savais que ça pouvait être risqué : il se pourrait que le client, ses collectionneurs, disent, je n’aime pas ça, vous n’avez pas quelque chose d’avant ?

Récemment, j’ai vu une fresque murale de Casey Reas à l’Art Institute de Chicago. Mais c’était au sein des salles dédiées à l’architecture et au design. Est-ce la place d’un artiste numérique ?
Casey est très sensible à tout cet aspect design. Il essaie de l’éviter si possible. Mais d’un autre côté, il a eu tellement d’influence avec son Processing et tout ce qu’il a développé dans ce domaine, il est tellement renommé pour cela, qu’ils y reviennent toujours. Mais même s’il avait cette influence, à la fin ce ne sera pas important qu’il ait commencé par influencer le monde du design. Je connais beaucoup, beaucoup d’artistes qui travaillent avec Processing. À un certain moment dans l’avenir, il ne restera plus que ça. Cela n’a aucune importance à la fin. Maintenant il est parfois un peu mal à l’aise, mais à la fin, ce qui compte, c’est que son œuvre persistera. Vous avez vu sa longue fresque murale, c’est une pièce numérique qui a été réalisée sur place. On s’en fiche si quelqu’un déclare qu’il s’agit de design ou qu’il s’agit d’art. Les gens adorent la pièce. L’art, c’est ça.

propos recueillis par Dominique Moulon
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

> http://www.dam.org/

épure numérique

Présentée à la Carpenters Workshop Gallery, l’exposition Before The Rain du studio de création rAndom International ouvre grandes les perspectives d’un art numérique ouvert sur une représentation humaine comportementale, technologique et épurée

FAR, rAndom International / Wayne McGregor.

FAR, rAndom International / Wayne McGregor. Photo: © Deepres / courtesy Carpenters Workshop Gallery

Se situant au croisement de l’art cinétique et des installations interactives, le jeune – fondé en 2005 – studio de création londonien rAndom International témoigne déjà d’un travail poussé dans des logiques de représentations humaines jouant des relations de l’œuvre aux mouvements, à la lumière, à des esthétiques fortes bien que souvent minimalistes.
Malgré leur sobriété, rien n’est jamais figé dans leurs pièces. Leur travail étrangement texturé, dévoile des dispositifs agissant parfois comme des peintures numériques, où la lumière s’estompe entre apparition et disparition évanescente de la forme représentée, notamment dans la matérialisation de l’image du visiteur dont les gestes sont réinterprétés (filtrés par des lumières LED sur Swarm Light ou Future Yourself, captés par des encres photosensibles sur Self Portrait et Study For A Mirror) avant sa disparition programmée.
Les trois têtes pensantes de rAndom International – Stuart Wood, Florian Ortkrass et Hannes Koch – font appel à un mélange très sensitif d’outils technologiques (ordinateurs, logiciel de captation de mouvements, LEDs et OLEDs, etc.) et de principes de représentation (cadre, imprimantes murales, miroirs) plus classiques, qu’ils se plaisent à transcender conjointement, dans des propositions interrogeant les logiques comportementales.
Alors que le trio s’apprête à investir l’espace The Curve, au Barbican Center de Londres, pour son installation Rain Room, la tenue de leur exposition Before The Rain à la Carpenters Workshop Gallery de Paris avait donc presque valeur de bilan d’étape. L’occasion idéale pour aller à la rencontre de leur travail si particulier.

La création du studio de création rAndom International est plutôt récente. Aviez-vous dès le début une direction esthétique aussi marquée ?
En fait, la création du studio a eu lieu juste après notre remise de diplôme du Royal College of Art de Londres, même s’il existait déjà auparavant, depuis 2002, un collectif plus instable. Esthétiquement, nous ne suivons pas une école prédéterminée. On se base davantage sur notre compréhension intuitive commune. On partage un mépris unanime pour le gaspillage, la mode, et une passion commune pour les procédés minimalistes, réductionnistes dans la dimension physique de notre travail. Artistiquement, nous sommes fascinés par une large gamme d’artistes, de scientifiques et de performeurs. Ça change un peu selon les périodes, mais ces deux dernières années, nous avons été particulièrement guidés par notre attirance pour les découvertes en matière de recherche comportementale et cognitive. Nous avons un intérêt croissant pour certaines niches de l’histoire de l’art couvrant des artistes et des institutions travaillant sur des thèmes similaires comme Otto Piene, Group Zero, Howard Wise et d’autres. C’est très intéressant de se confronter à ça dans une perspective contemporaine.

Swarm @ Victoria & Albert Museum, rAndom International, 2010.

Swarm @ Victoria & Albert Museum, rAndom International, 2010. Photo: D.R. / courtesy Carpenters Workshop Gallery

Votre pièce Swarm Light, qui traduit les déplacements et les sons des visiteurs dans une sorte de « conscience collective », des mouvements lumineux interactifs procédant de lumières individuelles et se déplaçant sur les tiges de LEDs fixés au plafond comme une nuée d’oiseaux, est présentée comme une pièce très importante dans cette relation dynamique que vous souhaitez installer entre l’œuvre et le spectateur. C’est une déclinaison utilisée par de nombreux autres collectifs artistiques comme UVA. Travailler autour de cette mobilité de la lumière, de son interaction avec le visiteur, est-il un axe essentiel de travail pour rAndom International ?
La réaction du spectateur et l’échange qui en procède sont en effet fondamentaux dans beaucoup de nos recherches. Le caractère imprévisible du comportement humain est un point de départ tellement intéressant pour des travaux sculpturaux et d’installation, et ces derniers sont des « outils » tellement révélateurs pour évoquer, prédire, tester et même parfois contrôler les réactions comportementales. Le médium – une lumière, un algorithme, un capteur de mouvement, la cinétique – est en fait secondaire. Avec des pièces comme Swarm Light, on était intéressés de savoir si nous pouvions simuler et incarner un mouvement aussi beau et efficace de façon naturelle. Savoir ce que l’exposition à une telle simulation provoquerait en nous. S’il était possible d’établir des relations plus émotionnelles entre un objet et le spectateur si le comportement de cet objet apparaissait de manière très naturelle. Swarm Light est la première pièce pour laquelle nous avons simulé un comportement figuratif naturel. Nous avons depuis poussé la recherche beaucoup plus loin dans cette direction. C’est un travail très représentatif de ce que nous faisons.

Dans une pièce comme You Fade To Light, où les déplacements du spectateur sont reflétés de façon mouvante, comme une silhouette symbolique, sur des grilles de miroirs, on s’aperçoit que ce rapport interactif du visiteur à sa représentation lumineuse s’appuie sur son côté informel, mais aussi sur sa disparition programmée. Il y a un côté très réel, mais aussi très abstrait dans cette fluctuation de la représentation. C’est un peu comme si le spectateur communiquait avec lui-même à travers l’œuvre, comme si celle-ci redevenait un véritable média artistique, induisant une idée de rapprochement avec soi-même…
Le principe d’auto-reconnaissance, en créant une image de soi-même est sans contestation quelque chose qui joue un rôle important dans notre travail. On s’est rendu compte que ce dialogue avec soi-même est souvent beaucoup plus riche lorsqu’il implique un engagement physique, un mouvement, qu’à travers une pure image de sa représentation. Communiquer avec, et à travers, l’intégralité de son propre corps dans l’espace ajoute une troisième dimension et un nouveau niveau de contrôle sur votre environnement, qu’il s’agisse d’un geste, d’un mouvement ou d’une expression faciale. Cette idée d’ »auto-communication » prend plus prise avec la réalité comme ça.

You Fade To Light, rAndom International, 2009.

You Fade To Light, rAndom International, 2009. Photo: D.R. / courtesy Carpenters Workshop Gallery

J’aime beaucoup l’originalité d’une pièce comme Self-Portrait, où le travail de représentation/interaction se matérialise lentement à travers une captation/impression dans un cadre, vide au départ, de l’image du visiteur par le biais d’une encre de photosynthèse. Peut-on dire qu’il y a, à travers une pièce comme celle-ci, une volonté de transcender les supports traditionnels comme la peinture, la photo, dans de nouvelles perspectives technologiques ?
Nous voyons plus cela comme une exploration des valeurs de l’image. Les images habituelles, et bien sûr les portraits, sont rangées quelque part et vous donne un souvenir tangible – souvent charmant, ou mis en scène – de comment vous « étiez » à un temps donné particulier. Avec Self-Portrait, vous n’avez pas ce réconfort. Vous devez être complètement présent pour assumer cet acte induit par l’art du portrait, parce qu’il s’évanouira en moins d’une minute. En retirant cette idée de conservation, le spectateur est encouragé à s’expérimenter eux-mêmes avec plus de présence. Ou du moins, il est invité à prendre du plaisir en essayant encore et encore sans craindre de se manquer.

Cette pièce s’inscrit dans un cycle d’œuvres que vous avez intitulé Temporary Printing Machine. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aller dans cette direction de l’impression temporaire, et plus largement dans cette esthétique de la présence et de l’effacement ?
Ce qui fonctionne pour une image, un portrait, est également valable pour toutes sortes de données numériques. Avec notre consommation croissante d’images et de textes sur écran aujourd’hui, on tend à croire que ces données sont « réelles » ou « tangibles ». Mais cela peut aussi nous induire légèrement en erreur. Si on retire l’électricité de cette équation, on reste finalement sans rien. Fabriquer des machines qui élève l’expérience de ce « rien » est l’une des raisons qui explique le cycle Temporary Printing Machines.

Pour Self-Portrait, vous travaillez avec un dispositif matériel très particulier : de l’encre photosensible sur verre. Je trouve que ce support renforce le côté abstrait de la représentation d’une très belle manière, mais aussi son côté organique. Cela m’évoque les silhouettes thermiques des Rémanences de Thierry de Mey. Était-ce un souhait fort pour vous d’éviter une représentation de cette captation qui aurait fait trop hautement technologique ?
Choisir un procédé où l’impression sur un écran en canevas de coton est le principal composant, dans une installation utilisant des algorithmes de reconnaissance du visage, des LEDs et un Mac Dual-Core intel, répondait à une véritable réflexion, car cela apporte une touche analogique à la création d’une image numérique. Le principe chimique temporaire aide aussi à maintenir l’illusion de voir quelque chose de réel que vous n’auriez pas obtenu à partir d’un écran TFT, ou via une projection.

Dans la même lignée, une pièce comme Study For a Mirror interroge aussi la question de la permanence d’une œuvre dans le temps. Il y a actuellement un vrai questionnement autour de la conservation des œuvres par le biais des composants informatiques ou technologiques par exemple, mais est-ce qu’une pièce « évolutive » comme Study For a Mirror s’inscrit quelque part dans ce genre de réflexion, sur la pérennisation d’une œuvre, sur sa temporalité ?
Oui, tout à fait. Cette pièce particulière a été intégrée à la collection permanente du Victoria & Albert Museum en 2009 et nous travaillons de façon rapprochée avec le département de la conservation sur toutes les questions de conservation d’œuvres comme celle-ci. En marge de la qualité immatérielle du rendu actuel de la pièce, nous discutons des points centraux relatifs à son concept, des procédés technologiques intrinsèquement liés qui sont utilisés pour lui donner du sens et des problèmes concernant l’obsolescence de ses composants. Pour l’instant, nous cherchons à trouver des manières durables de mesurer et de contrôler sa « fonction » actuelle, afin de la préserver. En fin de compte, ce n’est pas si grave si elle tourne avec un PC nec plus ultra de 2009 ou avec un ordinateur quantique. Ce qui compte, c’est qu’elle fonctionne, pas comment. Essayer de préserver cela est un défi intéressant.

Audience, rAndom International, 2011.

Audience, rAndom International, 2011. Photo: D.R. / courtesy Carpenters Workshop Gallery

Avec sa série de 64 miroirs venant fixer le visiteur se déplaçant sur le plateau, la pièce Audience est très caractéristique de l’art numérique qui place le spectateur au cœur du dispositif. Mais cette pièce semble accentuer ce positionnement en jouant d’un rapport inquisiteur, presque paranoïaque qui peut induire un sentiment d’inconfort à être suivi de la sorte par son propre regard. Audience cherche-t-elle à pousser cette idée de « sur-représentation » portée par l’interactivité, en la liant avec des références gênantes comme le voyeurisme ou les principes de télésurveillance omniprésents actuellement dans une ville comme Londres ?
À l’origine, on s’était dit que cette pièce induirait une réflexion autour de son caractère étrange, de la notion de surveillance et de perte de contrôle. Mais ce que nous trouvons plus intéressant, c’est l’idée de comportement qu’elle sous-tend vis-à-vis du spectateur et l’inversement des rôles qui se met en place : le spectateur devient le performeur, et c’est l’installation qui devient le spectateur.

J’ai cru comprendre que le projet sur lequel vous travaillez actuellement au Barbican Center de Londres, Rain Room, accentue encore davantage cette idée d’inconfort chez le spectateur. On évoque une pièce se présentant sous la forme d’une chute d’eau que le spectateur est invité à traverser ? Pouvons-nous avoir plus de détails ?
Non pas encore (sourire). Elle sera inaugurée au Barbican Curve space le 3 octobre et nous sommes très impatients d’y être et de voir la réaction du public.

À travers cette pièce à venir, peut-on dire que tout autant que le rapport du visiteur à l’œuvre, c’est aussi l’étude des expériences qui peuvent en découler qui vous intéresse ? C’est un peu la partie « random », aléatoire, de votre nom d’artiste ?
Encore une fois, nous pensons que l’expérience est avant tout créée pour provoquer une réaction comportementale chez le spectateur. Observer cette réaction, et travailler avec elle, est vraiment au cœur des préoccupations qui alimentent notre travail.

Study Of Time, rAndom International, 2011.

Study Of Time, rAndom International, 2011. Photo: D.R. / courtesy Carpenters Workshop Gallery

Study of Time /I joue encore de cette idée de présence et d’effacement, mais à travers un panneau mural de tiges LEDs induisant un ballet de lumières fines. C’est une pièce créée à partir de FAR, un spectacle de danse contemporaine signé Wayne McGregor. L’expression chorégraphique poussée est-elle une autre approche développée par rAndom International ? Pourquoi avez-vous souhaité développer une adaptation plus dépouillée, sous la forme d’une installation lumineuse douce, d’un travail scénographique au départ ?
Prolonger notre travail dans une expérience chorégraphique n’est vraiment pas une option que nous avons développée. C’est plus un dialogue qui a évolué à partir d’anciennes collaborations avec Wayne McGregor. Sa mise en perspective de notre travail rajoute des idées intéressantes et de nouveaux points d’entrées qui auraient été difficilement accessibles autrement.
Study of Time /I est une exploration des principes algorithmiques de mouvement que Stuart [Wood] et Wayne [McGregor] ont développée pendant la réalisation de FAR. Transposer ces principes dans une pièce comme celle-ci nous semblait pertinent et nous autorisait à aller vers des travaux plus poussés dans cette direction, dans des environnements plus intimistes. La scénographie de FAR s’étendait sur près de 10 mètres.

Future Self, rAndom International, 2012.

Future Self, rAndom International, 2012. Photo: D.R. / courtesy Carpenters Workshop Gallery

Pourtant, on trouve bien une approche chorégraphique sur une pièce comme Future Self, encore avec Wayne McGregor et Max Richter pour la musique, qui traduit votre observation du comportement du spectateur sous la forme d’une sculpture de LEDs filaire tridimensionnelle où apparait un avatar lumineux ?
Future Self résulte de conversations que nous avons eues avec le chercheur en sciences cognitives Phil Barnard et avec Joss Knight, qui dirige le département de recherche de NaturalMotion [une société travaillant dans le domaine du développement d’animations pour jeux vidéos] à l’été 2011. Ces discussions portaient sur notre perception du mouvement et sa simulation à une échelle large. Au même moment, nous nous sommes dit qu’il serait bien de transposer le résultat de ces échanges dans une pièce qui proposerait une représentation entière de soi-même par le biais de la lumière. Les collaborations avec Wayne [McGregor] et Max [Richter] ont été soutenues par l’équipe du MADE Space [une plateforme de création] à Berlin, qui a commissionnée la pièce entière, ainsi que la performance et la bande-son. Pour nous, c’est très intéressant d’avoir une pièce qui fonctionne à la fois comme une performance et une sculpture interactive se suffisant à elle-même.

À travers cette silhouette de lumière qu’elle visualise, je trouve que Future Self explore aussi une idée de « personnage augmenté », capable de saisir les mouvements de tous les spectateurs dans une sorte de quintessence de leur représentation, ce qui donne une esthétique rappelant certaines installations d’Electronic Shadow…
L’accent de Future Self, et en particulier l’idée de tracking, est mis sur le désir de créer des itérations intéressantes de sa propre image. La pièce peut donc se comporter de différentes façons selon qu’une ou deux personnes lui font face. Mais l’aspect le plus percutant est le décalage de l’effet miroir, qui vous permet d’interagir avec la future image de vous-même.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

> https://www.random-international.com/

l’art du cinéma interactif

Reconnu comme l’un des artistes pionniers dans le développement d’environnements numériques cinématographiques virtuels, interactifs ou faisant appel aux principes de la réalité augmentée, l’artiste australien Jeffrey Shaw a été l’un des premiers à réaliser des installations hybrides, à l’image de sa pièce The Legible City, où l’utilisation d’un véritable vélo permettait d’explorer un paysage urbain défilant en temps réel sur écran. Depuis quelques années, il travaille sur des dispositifs de plus en plus cinématiques et technologiques, au sein d’unités de recherche comme le iCinema Research Centre de l’Université du New South Wales ou encore la School of Creative Media de l’université de Hong Kong, mais a su garder prévalent le principe fondamental de la mise du public au centre des dispositifs numériques qu’il conçoit. Entretien.

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE)

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE). Photo: D.R.

Le déploiement de moyens technologiques interactifs que les nouveaux outils numériques offrent au public est aujourd’hui évident, mais, dans vos premiers travaux, qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur cette mise en avant du public et sur cette logique d’interaction, d’immersion du public dans l’œuvre ?
L’idée de focaliser sur l’interaction dans ma pratique artistique a avant tout pour origine le désir de construire un rapport nouveau et une dynamique entre l’œuvre et le spectateur. Tout est parti en fait d’une certaine désillusion concernant les modes traditionnels de production artistique — la peinture, la sculpture, etc. — qui ont semble-t-il perdu à partir des années 60 leur capacité à mobiliser le spectateur de façon profonde et attentive. Pour paraphraser Guy Debord, l’art moderne semble avoir été totalement corrompu par la « société du spectacle » !
En cherchant à établir différentes modalités d’interaction, j’ai découvert une propriété essentielle de ce genre d’installations : elles ne font pas seulement appel aux capacités visuelles du spectateur, mais elles invitent ce dernier à partir à leur découverte, à les diriger voire à les modifier par ses actions propres. Concrètement, les spectateurs se transforment en partenaires de création en devenant des agents de performances uniques. Cette propriété très intéressante et porteuse — d’un point de vue conceptuel, esthétique et expressif — a été grandement facilitée par l’apparition des nouveaux médias. Spécialement celle des médias numériques utilisant des plateformes logicielles, car l’articulation du travail d’interaction est largement définie par cette architecture software, où l’interface avec l’usager intervient comme un élément de design.

Votre travail a toujours été marqué par son attirance par le médium cinéma. Vos premières pièces dans les années 60 étaient très cinématographiques (Continuous Sound and Image Moments, Corpocinema, Moviemovie). Je me souviens également de l’exposition Future Cinema, codirigé avec Peter Weibel au ZKM en 2003. Qu’est-ce qui vous attire tant dans le cinéma ? Pensez-vous qu’il s’agisse du média le plus à même d’intégrer les arts numériques ?
Le cinéma est indubitablement la technique et la forme esthétique la plus audacieuse du 20e siècle. C’est le gesamtkunstwerk [NDLR : l’œuvre d’art total] de notre temps, une plateforme conceptuelle et esthétique qui s’est révélée comme le point culminant de tant d’aspirations et de pratiques artistiques à travers les siècles. Il est donc plutôt approprié, je trouve, qu’un art expérimental comme le mien ait pris le cinéma comme contexte et cadre de référence pour repousser les limites d’un « nouvel art à venir ». Comme je l’ai écrit dans mon livre Future Cinema [NDLR : paru aux éditions MIT Press, 2002], la grande tradition expérimentale du cinéma, celle des réalisateurs et plus largement des artistes, s’est perdue à cause de l’hégémonie du cinéma hollywoodien, de ses modalités de production, de sa façon d’écrire des histoires. J’ai donc ressenti comme nécessaire de subvertir ce modèle et de déplacer mes propres recherches dans cette idée d’expanded cinema, de « cinéma élargi », où le génie du cinéma pourrait encore trouver de nouvelles directions artistiques expressives et améliorer l’expérience du spectateur.

L’idée de cinéma interactif est venue très tôt dans votre travail, au sein du Research Group à Amsterdam dans les années 70 puis après au ZKM de Karlsruhe où vous avez d’ailleurs initié le projet de cinéma interactif EVE. Dans ce dernier, les spectateurs peuvent choisir ce qu’ils veulent voir d’un film dans lequel ils sont immergés, en devenant à la fois preneurs de vue et monteurs de chaque projection. Jean-Michel Bruyère (Si Poteris narrare, licet) et Ulf Langheinrich (Perm) ont utilisé ce dispositif. Est-ce que combiner cinéma et interaction est pour vous l’évolution logique du cinéma ?
Oui. Depuis la fin des années 60, j’ai senti que la notion de cinéma interactif était l’avancée la plus logique et la plus intéressante qui pouvait procéder de cette idée d’élargissement du médium cinématographique. Elle permettait au pouvoir expressif, à l’approche idéalisée du gesamtkunstwerk, de l’art total cinématographique, d’être transposé dans un rapport plus personnel et plus intime avec le spectateur. C’était également une manière de s’affranchir de ces formes narratives, linéaires et compulsives, du cinéma traditionnel. Et de découvrir, de façonner, toute une gamme beaucoup plus intéressante de structures narratives interactives. Jean-Michel et Ulf sont des artistes qui ont su relever ce challenge et, chacun à leur manière, ils ont participé au repoussement des limites esthétiques délimitant un nouvel Youniverse, un espace narratif à la fois personnel et interactif.

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE)

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE). Photo: D.R.

Vous travaillez à de véritables plateformes créatives depuis les années 90, avec les systèmes Extended Virtual Environment en 1993, PLACE en 1995 ou Panoramic Navigator en 1995. Pouvez nous présenter le principe interactif de ces environnements ?
J’ai exploré — et parfois même inventé — de nombreuses modalités d’interaction dans ma pratique artistique. Certains dénominateurs communs apparaissent de différentes manières dans ces dispositifs. Il y a ainsi une certaine pertinence dans le fait que deux de mes installations les plus anciennes s’intitulaient Viewpoint (Paris, 1986) et Points of View (Amsterdam, 1989). Parce que je cherchais à développer surtout à l’époque des systèmes optiques qui donnaient au spectateur des outils de contrôle personnalisés, pour voir et explorer les espaces de représentation qui constituaient les œuvres. Alors que dans le cinéma, nous — en tant que spectateurs —, sommes toujours rivés à l’œil de la caméra qui est dirigée par le réalisateur, des dispositifs comme EVE et PLACE ouvrent la perspective d’un cinéma élargi où le rôle plus interactif du spectateur lui permet de contrôler le mouvement d’une caméra virtuelle, mais aussi d’avoir un vrai pouvoir de décision sur le montage et la narration qui en découle. L’idée est que, nous, le public, puissions voir et expérimenter l’œuvre à travers nos propres yeux. Que nous puissions nous l’approprier, en devenir complices dans son déroulement. Ce qui est intéressant, c’est que cette réappropriation personnelle du principe de visionnage s’étend même aux spectateurs inactifs, ceux qui regardent juste ce que fait un autre spectateur, car il y a de fait un caractère unique, impossible à répéter, dans ce genre de performance.

PLACE est un dispositif particulièrement monumental, un panneau à 360° qui se matérialise sous la forme de photographies panoramiques 3D et de sources d’enregistrements spatialisées, d’origine turque sur le projet Yer-Turkiye, ou dans des influences plus indiennes sur Place-Hampi. Est-ce que l’idée de voyage, de connexion entre les gens à un autre champ de connaissances, est quelque chose qui a aussi une grande importance dans votre travail ?
Dans une pratique artistique, il y a toujours beaucoup de « places » possibles, qui peuvent devenir autant de lieux de représentation. Comme dans le cinéma, le lieu est autant un protagoniste que le sont les acteurs. Si on va plus loin, l’histoire de l’art est une histoire de références qui s’entrecroisent, de réappropriation, car l’art opère au plus large des domaines de la culture humaine et de la mémoire. Si ma pratique artistique peut être réduite comme une stratégie pour voir et expérimenter de façon nouvelle — et à travers l’idée d’interactivité, de « découvrir à nouveau » — il n’y a donc pas de surprise à ce que la richesse de contextes culturels aussi passionnants que les cultures turques ou indiennes interagissent avec mon propre intérêt. L’imaginaire esthétique n’est pas seulement un lieu d’invention, c’est également un lieu de récupération, de reformulation et de réinterprétation.

L’orientation en 360° vous a conduit a développé l’AVIE (Advanced Visualisation and Interaction Environment), un système de projection en cylindre argenté composé de douze écrans vidéo, conçus pour une interaction avec un ou plusieurs usagers grâce à un joystick, un iPod ou un système de tracking visuel que les spectateurs peuvent endosser avec des lunettes polarisées spéciales. Plusieurs artistes ont utilisé ce dispositif. Vous l’avez fait vous-mêmes avec le projet T_Visionarium… Est-ce important pour vous de continuer à créer des dispositifs qu’utiliseront d’autres artistes ?
Pour AVIE comme pour le reste, le cinéma est à la fois le modèle et l’inspiration. Au cinéma, tout un appareillage technologique a été inventé : la pellicule, la caméra, le projecteur… Un nombre infini d’artistes a utilisé ces outils pour exprimer sa créativité. Je développe beaucoup de mes « machines » avec le même souci générique de les mettre à la disposition d’autres artistes. AVIE est un environnement paradigmatique contemporain qui exprime des espaces de représentation panoramique. Il suit en cela la tradition immersive, « surround », des panoramas en peinture baroque. En tant qu’artiste, je me vois autant comme un créateur de nouveaux systèmes de représentation — que d’autres artistes peuvent d’ailleurs utiliser avec plus de talent que moi ! — que comme un créateur de systèmes permettant des temps de représentation absolument uniques.

Sarah Kenderdine & Jeffrey Shaw, ReACTOR, 2008. Photo: D.R.

EN 2003, vous êtes retourné en Australie pour cofonder et diriger le programme de recherche en systèmes interactifs du iCinema Research Centre de l’Université du New South Wales [NDLR : une unité de recherche tournant autour de trois axes majeurs : les systèmes interactifs narratifs, les systèmes de visualisation immersive et les systèmes avec interface connectable au réseau internet]. Est-ce que ce poste vous a permis de pousser votre réflexion et vos conceptions encore plus loin ?
Ce travail dans le cadre d’iCinema que vous évoquez est la continuation complète de mes précédents projets artistiques, à Amsterdam ou au ZKM. Ce qui peut peut-être distinguer iCinema est que pour la première fois ces recherches sont conduites dans un contexte plus académique, avec donc un cadre de recherche plus rigoureux, mais aussi plus de moyens financiers. C’est quelque chose de positif dans mon cas, car beaucoup de mes réalisations précédentes l’ont été dans un contexte plutôt en dehors du « marché de l’art », de sa logique économique et de ses modalités de production et de consommation. L’institut des médias visuels du ZKM et le iCinema de l’Université du New South Wales sont des lieux de création qui offre un contexte de création différent, mais innovant. C’est toujours une excellente opportunité pour saisir de nouvelles opportunités de travail et étendre mes centres de réflexion.

Quand on s’intéresse de plus près au programme de recherche d’iCinema, on y dénote des modalités collaboratives entre artistes et chercheurs qu’on peut retrouver en France, dans des structures particulières comme l’Atelier Arts Sciences de Grenoble par exemple…
C’est le genre d’expérience que j’avais déjà goûté. L’approche scientifique de la recherche est quelque chose de très bénéfique pour les artistes de nos jours, et le fait de s’intéresser aux nouvelles étapes de développement technologique est une source de compréhension et d’inspiration indispensable pour quiconque réfléchit à des modalités humaines dans son travail artistique. On constate une convergence de plus en plus forte entre l’art et les sciences, souvent guidée par la reconnaissance par les artistes du fait que les sciences sont un domaine de réflexion critique et esthétique particulièrement approprié. Mais je partage aussi votre point de vue sur le fait que les artistes intégrés dans des structures plutôt académiques bénéficient grandement de cette plus grande proximité avec des étudiants. Le principe de participer à l’éclosion de nouvelles générations pour délimiter de nouveaux horizons de création est d’ailleurs commun à l’art et aux sciences.

Vous avec toujours beaucoup aimé travailler en collaboration, avec Bernd Linterman, Dirk Groeneveld, Sarah Kenderdine, Ulf Langheinrich, Jean-Michel Bruyère… Est-ce parce vous aimez travailler au sein d’une équipe ou avec des amis ? Ou alors est-ce que la complexité technologique de vos dispositifs requiert un certain nombre de contributeurs ?
Un peu les deux. Tous ces dispositifs particulièrement techniques nécessitent un travail collaboratif, car chaque membre est responsable, en fonction de ses degrés de compétence, d’une partie bien spécifique. La plupart des œuvres conduisent donc naturellement à une forme de co-écriture à partir du moment où, comme moi, on aime cette façon de partager les processus créatifs. Après, les œuvres elles-mêmes réclament l’activation d’une certaine interaction sociale dans leur proprioception. La phase de création et aussi de réalisation de mes pièces est par nature sociale. C’est un plaisir réel que de bénéficier d’une véritable plateforme artistique, que de nombreux artistes peuvent rejoindre pour apporter leur savoir-faire spécifique ou pour contribuer au succès de la coloration transdisciplinaire des projets.

Robert Lepage / Ex Machina, Fragmentation (ReACTOR), 2011

Robert Lepage / Ex Machina, Fragmentation (ReACTOR), 2011. Photo: D.R.

Au-delà des facteurs interactifs et cinématiques, vos projets ont toujours été marqués par leur nature transdisciplinaire justement. Je pense à ce cochon gonflable qui surplombait la station électrique de Battersea à Londres, utilisé pour la pochette d’album de Pink Floyd, à l’utilisation de textes en trois dimensions, aux collaborations avec Peter Gabriel… Pensez vous que l’heure est venue pour les arts numériques d’être véritablement au centre de la création artistique… ?
À mes yeux, les arts numériques sont la force la plus expressive de la culture contemporaine. Comme je disais, je peux encore être enchanté quand une pièce non-numérique exprime une force équivalente, voire supérieure. De nombreux artistes en sont encore capables. Mais c’est vers le numérique que va ma préférence — peut-être parce que ma longue expérience me permet d’être familiarisé avec toutes les possibilités qu’il induit. Il y a aussi un autre facteur. Les outils de la culture contemporaine se sont largement insinués dans notre vie quotidienne. Même à l’échelle de la communication humaine, les rapports directs et transmis par les nouveaux médias sont tellement enchevêtrés que les relations sociales — mais aussi les logiques politiques — en sont transformées. Tout cela crée les conditions d’un besoin urgent pour une critique esthétique qui exploite ce faisceau de supports médiatiques numériques dans des réflexions plus alternatives, selon des modèles sociétaux globaux qui viendraient remettre en question ceux produits par les « industries médiatiques ».

De 1991 à 2003, vous avez été le directeur fondateur du ZKM de Karlsruhe. Le ZKM a récemment conduit toute une réflexion autour de la question de la conservation des œuvres numériques, à travers un programme de protection des œuvres existantes, mais aussi par le biais de l’exposition Digital Art Works: The Challenge of Conservation… Est-ce une problématique dont vous étiez conscients lorsque vous avez créé vos premiers dispositifs interactifs ?
Pour la plupart des gens, la présence d’un témoignage artistique du passé est un bien inestimable pour les générations suivantes. Cela perpétue à l’échelle la plus fondamentale la lignée d’une culture humaine axée sur le questionnement et l’expérience, et participe à la connaissance et à l’enchantement de nos destinées. Si l’on s’accorde sur la valeur de l’art sur la durée, le défi de sa conservation sera relevé. Un artiste peut ensuite choisir d’intégrer ou pas cette réflexion sur la durée dans son œuvre. Quel que soit son choix, il est de la responsabilité des conservateurs de se donner les moyens de conserver les œuvres avec les méthodes les plus appropriées, qu’il s’agisse d’une fresque sur un mur abîmé ou d’une pièce numérique fonctionnant sur un système informatique obsolète. Dans la plupart de mes pièces, je privilégie davantage une stratégie de « reconstruction numérique » plutôt que celle d’une maintenance permanente en l’état du système original. Une telle méthode s’appuie tout autant sur une documentation solide et rigoureuse. Ce principe de portage vers une nouvelle plateforme informatique est donc tout autant respectueux de l’intégrité d’origine de l’œuvre. Et il a l’avantage de pouvoir être mis en action par n’importe quel technicien dans le futur.

Vous avez présenté récemment à la neuvième Biennale de Shanghai une nouvelle création interactive, conçue avec Sinan Goo : Fall Again, Fall Better. Elle se compose d’un immense écran où les spectateurs peuvent déclencher la chute de silhouettes humaines modélisées en 3D en actionnant une commande spéciale. Le commissaire de la biennale Qiu Zhijie a écrit que cette pièce révèle un sens tragique de la tristesse…
Elle a effectivement un côté très tragique ! Autant par son expressivité que par l’usage que peut en avoir le public. Dans cette installation, deux lignes de réflexion se conjuguent. L’une est directement tirée de la formule désenchantée de Samuel Beckett : Try Again. Fail again. Fail better. Et l’autre repose sur les multiples façons dont les notions de chute et les déclinaisons du mot Fall [tomber] interfèrent avec nos vies, notre littérature, nos mythologies et nos conversations du quotidien. Failure et Falling [l’échec et la chute] sont synonymes en termes d’anxiété quand ces mots expriment les ruptures d’environnement, les ruptures sociales qui hantent les consciences globales de la modernité. C’est une vaste thématique qui part de la nature métaphysique de la chute jusqu’à la servitude de l’amour, qui traverse les désastres de l’histoire ou le caractère tragicomique du personnage de Buster Keaton. En ce sens, cette œuvre peut être interprétée comme un « monument dédié à la chute ». L’idée n’est pas de donner une lecture cryptée de l’état de regret, mais plutôt de proposer un regard cruel, numérique et théâtral d’une constante remise en action de cette chute. Chaque spectateur en est l’acteur interagissant, à travers lequel la morale de Beckett peut être constamment visionnée et répétée.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

> https://www.jeffreyshawcompendium.com/

dispositifs interactifs

À la fois artiste et chercheur, le Néerlandais Edwin van der Heide explore les champs combinatoires du son, de la lumière et de la spatialité. Une démarche interactive où le public est souvent placé au cœur de son travail, confronté à une exploration active de dispositifs aux dimensions autant volumineuses que volumétriques. Entretien.

Sound Modulated Light 3

Sound Modulated Light 3 @ ZKM, 2012. Photo: D.R.

Edwin, votre nouvelle pièce, Sound Modulated Light 3, sera présentée à partir du mois de mars et jusque début août au ZKM de Karlsruhe. C’est la suite d’une série de travaux entamée il y a quelques années et présentée, entre autres, à l’IFFR de Rotterdam en 2005 ou encore au Voltage festival de Courtrai en 2008. Son principe tourne toujours autour de la déambulation du spectateur équipé de ce boîtier un peu spécial, permettant de rendre audible dans un casque les modulations lumineuses structurant la spatialité de la pièce. Quels sont les principes forts de cette nouvelle mouture du projet ?
En fait, Sound Modulated Light est un environnement de lumière et de sons où le son n’est pas acoustiquement présent. Il est transporté par la lumière. L’espace de la pièce est structuré selon un réseau de lumières multiples. Le son est modulé en intensité à travers ces lumières. Les fréquences audio basses  proviennent d’un flicker, un clignotement visible des lumières. Les fréquences plus hautes sont-elles émises par un clignotement tellement rapide qu’il ne peut pas être perçu par nos  yeux. Chaque source lumineuse dispose de sa propre bande-son assignée.
Dans les versions plus anciennes de Sound Modulated Light, j’utilisais les murs du lieu pour donner la structure aux lumières. Pour Sound Modulated Light 3, je suspends les lumières dans l’espace afin de créer plusieurs couches de lumière, les unes derrière les autres. Il y a un chevauchement plus complexe entre ces lumières, qui résulte en un plus complexe enchevêtrement des couches sonores. Cette complexité est plus stimulante pour le public et il doit s’attendre à des moments plutôt « inattendus » je dirais.

On retrouve cette « complexité », cette multiplicité des directions dans le projet de façade médiatique que vous êtes en train de mettre en place avec l’architecte Lars Spuybroek sur le fronton du centre interdisciplinaire art/média de Rotterdam, le V2_. En quoi consiste-t-il ? L’articulation de votre travail dans une approche encore plus architecturale me semble finalement assez logique…
Pour être exact, Overtone Facade – c’est son titre de travail -, est déjà ma troisième collaboration avec Lars Spuybroek. Nous avons d’abord collaboré sur le Water Pavilion qui a ouvert en 1997, puis nous avons réalisé Son-O-House en 2004 et maintenant nous travaillons sur cette façade pour le V2_. En fait, il est vrai que le besoin de créer et de structurer l’espace joue un grand rôle dans mon travail. Mais je cherche aussi à m’adresser au « corps » des spectateurs dans sa totalité, pas juste à leur ouïe ou à leur vue. Le public doit être engagé de manière active dans mes pièces, se confronter en quelque sorte avec elles.
Ce qui m’intéresse particulièrement dans le travail de Lars Spuybroek, c’est qu’il n’est pas intéressé par une architecture fonctionnelle, mais simplement par des questions de forme. Tout comme moi, il aime articuler cela avec une audience active. Il aime donner forme physiquement à l’espace, alors que moi je me préoccupe de structurer l’espace en utilisant le son et la lumière, à un niveau d’intensité qui devient presque une expérience physique tangible. C’est très intéressant de combiner ces deux approches et de jouer de leur amplification, des oppositions entre le matériel et l’immatériel.
Pour Overtone Facade, je m’amuse à séparer – ou, peut-être est-il plus adéquat de dire à exploser ? – des sons dans des « overtones », des fréquences partielles, des harmoniques. Ces harmoniques disposent de leur propre comportement autonome et spatialisé, qui circule à travers 90 petits haut-parleurs qui sont intégrés dans la façade. Il faut voir chacune de ces harmoniques comme des entités indépendantes qui peuvent dynamiquement entrer en relation, mais aussi rester isolées ou dans un « entre-deux ». En inversant la hiérarchie entre le son et ses harmoniques, un niveau de contrôle peut être établi, où le « morphing », la métamorphose du son, devient un aspect primordial de la synthèse sonore obtenue.

LSP – Laser Sound Performance. Photo: D.R.

Derrière toute cette structuration de l’espace, le principe d’interaction entre le public, le son, les lumières et l’espace est fondamental dans votre travail. Une approche qui donne souvent aux spectateurs un rôle très important de déclencheur, d’expérimentateur d’un dispositif qui n’aurait sans doute pas autant de sens sans lui. Est-ce la caractéristique primordiale à laquelle vous pensez quand vous concevez une installation ? Mettre le public au centre de l’œuvre ?
Oui, c’est cette idée que j’évoquais tout à l’heure de stimulation du public. Il doit créer son propre chemin dans l’espace. Mes travaux partent souvent de principes exploratoires simples auxquels je fais subir des sortes « d’extrapolations » dans l’espace. Je vois ces processus de structuration de l’espace et de structuration des interactions comme des formes augmentées de composition. Là où les compositions traditionnelles sont relatives à des pièces achevées, mes travaux structurent des possibilités qui doivent en quelque sorte se révéler au public.

Dans votre pièce Evolving Spark Network, que vous avez encore présenté récemment à Montréal pour Mois Multi 13, cette structuration interactive intégrant le public prend une dimension physique encore plus importante, matérialisée par ce réseau de connexion électrique lumineux et sonore au-dessus du sol. Il y a finalement un côté très « organique » dans cette pièce, comme si l’humain rentrait en contact avec une sorte de vie artificielle ?
J’utilise intentionnellement ce réseau de connexion électrique à cause de cette physicalité supplémentaire. C’est aussi une manière de souligner qu’il y a dans mes travaux une combinaison customisée de procédés informatiques virtuels, mais aussi des vraies expériences, « vraies », au sens de vivantes. Des choses se déroulent véritablement dans l’espace et pas sur un écran ou au cours d’une projection.

En parlant d’expériences, une autre série que je trouve très intéressante, mais plus par sa nature immersive est celle des DSLE, que vous avez développée pour le projet Cinechamber de Naut Humon — un dispositif de dix écrans entourant le public pour des shows live AV particulièrement immersifs — et qui se caractérise par un son octophonique et la présence de plus d’une centaine de lumières LED. Vous en avez présenté une version retravaillée à l’automne dernier au festival STRP d’Eindhoven. Quelles sont les nouveautés ? Est-ce un projet indépendant des Cinechamber désormais ?
Avec DSLE, je me dirige vers trois réalisations différentes. Au départ, j’essayais d’utiliser un système de contrôle customisé de LEDs, un système qui pouvait être manipulé de façon extrêmement rapide et précis. Mais pendant que je travaillais sur cette première installation, je me suis intéressé à explorer les possibilités d’une version pour Cinechamber plus basée sur la vidéo. Avec des projecteurs vidéo, je ne peux pas obtenir la vitesse et la précision que je peux obtenir avec des lumières LEDs mais j’ai une beaucoup plus grande résolution.
Cela ouvre beaucoup de nouvelles possibilités sans sacrifier les lignes initiales du projet. DSLE-2, que j’ai présenté à STRP utilise des panels de LEDs développés par Philips. Ces panels sont magnifiques parce qu’ils donnent vraiment une très belle lumière diffuse. Ils ne permettent cependant pas encore d’avoir un véritable contrôle grande vitesse. Je travaille actuellement sur DSLE-3, qui utilise des interfaces LED que j’ai développées moi-même et qui me permettent de faire vraiment ce que j’ai en tête depuis le début. Ce nouveau dispositif me permet d’avoir des transitions plus fines dans notre perception de la vitesse et du mouvement, ce qui améliore grandement le contenu de la pièce. La première de DSLE-3 aura lieu en juin dans le cadre de l’exposition Panorama 2012 aux studios des arts contemporains du Fresnoy à Tourcoing.

Spatial Sounds

Spatial Sounds (100dB at 100km/h). Photo: D.R.

Ce que vous me dîtes là résume bien la grande variabilité de votre approche. On peut le constater si on compare une installation intimiste, seulement audible au casque, comme Sound Modulated Light, et d’autres, plus vrombissantes, comme Spatial Sounds (100dB at 100km/h). Pouvez-vous nous parler de cette installation, conçue avec Marnix de Nijs et présentée encore récemment à Reims aux Caves Pommery dans le cadre de l’exposition La Fabrique Sonore ? Elle a un caractère très radical…
Spatial Sounds (100dB at 100km/h) est une installation interactive qui focalise sur la relation homme-machine et qui joue avec la question de savoir si nous contrôlons la machine ou si c’est elle qui nous contrôle. L’installation oppose des moments où le spectateur peut sentir que celle-ci a « choisi » d’interagir avec lui, où le public a d’une certaine manière le contrôle des opérations, et d’autres où filtre la perception d’une peur résultant de l’emballement d’un haut-parleur installé sur un bras robotique tournant à grande vitesse. Cette opposition conduit à des séquences alternées, où l’on peut ressentir de l’empathie, contrôler les choses, mais aussi avoir peur de l’installation ! En quelque sorte, Spatial Sounds (100dB at 100km/h) touche aux limites de l’idée du « qui contrôle qui ».

Cette « empathie », cette idée de « qui contrôle ? », ça doit être une question que vous vous posez quand vous performez directement en live sur certaines de vos pièces. Il y en a une, plus ancienne, que vous jouez encore très souvent, LSP – Laser Sound Performance, une sorte de show à base de lasers et de sons combinés. Pouvez-vous nous parler de cette performance ? Répond-elle à une certaine tentation chez vous de se mettre plus en avant sur une scène, comme à l’époque du Sensorband avec Atau Tanaka et Zbigniew Karkowski ? 
Comme vous savez, à l’origine je viens du milieu des musiques électroniques. Et très vite, j’ai été intéressé par l’utilisation d’interfaces procédant de senseurs, de capteurs physiques, afin de contrôler des sons générés par ordinateur en temps réel. J’ai fait pas mal de performances comme ça, en solo ou au sein du Sensorband. Mais, avec le temps, je me suis davantage intéressé à cette question de spatialité et j’ai réalisé que cela entrait un peu en conflit avec le principe de performer sur une scène. Même si j’aime toujours jouer live, mon intérêt s’est donc davantage porté sur tout ce qui peut se produire dans un dispositif spatialement conçu. Et LSP est donc un bon exemple de cette évolution du processus. Je présenterai d’ailleurs en mai au festival Lichtströme de Coblence en Allemagne, une version en extérieur de LSP. Ce sera la première fois que je travaillerai avec du vrai brouillard – et pas une machine à fumée ! Je suis vraiment impatient de voir le résultat.

Sun-O-House.

Sun-O-House. Photo: © Edwin van der Heide

La musique reste quand même quelque chose d’important pour vous, votre création Extended Atmospheres, présentée en octobre dernier au festival autrichien Kontraste, et basée sur la pièce Atmosphères de György Ligeti, composée en 1961 – et d’ailleurs reprise par Stanley Kubrick dans son 2001, L’odyssée de l’Espace – en témoigne… 
Oui, Atmospheres est une pièce musicale très intéressante dans le sens où il s’agit d’une composition orchestrale portant surtout sur la texture et le timbre. Elle résulte d’un travail avec le compositeur Jan-Peter Sonntag avec lequel je partage la même fascination pour cette œuvre. Nous nous sommes toujours demandé comment elle aurait sonné si elle avait été écrite de nos jours.

Un point intéressant, vous avez été professeur invité au TU (Technische Universitat) de Berlin en 2009 et êtes actuellement artiste invité à l’École du Fresnoy à Tourcoing. Est-ce important pour vous d’être au contact avec toute une génération de nouveaux artistes numériques ou audiovisuels ?
Bien sûr. Je pense qu’enseigner aide surtout à bien structurer votre réflexion. Et c’est une bonne manière de créer un dialogue.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

 

> http://www.evdh.net

propos croisés

Entre Genève et Paris, une ligne acousmatique haute-tension est désormais tendue. Créée à Paris en 2005 par Christian Zanési, Directeur artistique du GRM, le festival Présences électronique a trouvé sa résonance genevoise depuis 2010, grâce à Jérôme Soudan, artiste connu sous le nom de Mimetic et co-programmateur du festival Electron. Rencontre avec ces deux porteurs d’idées sonores.

Mira Calix @ Présences électronique Genève, 2011.

Mira Calix @ Présences électronique Genève, 2011. Photo: © Mélanie Groley.

Comment cette expérience de rapprochement entre Paris et Genève est-elle née ?
Christian Zanési : D’une façon toute simple. En 2009 j’avais été invité à jouer dans le cadre du festival Electron dans une salle de L’Usine. J’en ai profité pour voir un peu ce festival et je suis allé écouter mon camarade Christian Fennesz qui passait à l’Alhambra. J’ai, à cette occasion, découvert la salle et j’ai vu qu’elle était idéale pour l’Acousmonium. J’en ai parlé à Jérôme Soudan qui, avec Emmanuelle Dorsaz, a été très réactif puisque l’année suivante s’est tenue la première édition de P.E.G.
Jérôme Soudan : En fait, j’avais déjà joué en tant que Mimetic à Présences électronique à la Maison de la Radio en 2007, puis quelques années plus tard au 104. Mais en voyant Fennesz jouer en 2009 au théâtre de l’Alhambra, Christian m’a dit que ce serait vraiment bien d’intégrer l’Acousmonium à cette salle durant Electron. En réfléchissant, nous avons pensé qu’il serait plus opportun de faire une version Suisse du festival parisien, car, pour moi, le concept de base méritait un événement à part entière.

Présences électronique brise les barrières entre les différents expressions musicales électroniques, en permettant à des artistes venant de la techno, de l’industriel ou de l’electronica de se frotter aux approches électro-acoustiques et acousmatiques de l’Acousmonium, comme on a pu le voir avec Wolfgang Voigt et Dadavistic Orchestra. Est-ce difficile pour ces artistes de se confronter à ces principes de spatialisation en direct ?
Ch.Z : Je pense que ce n’est pas très difficile. Parce que finalement l’Acousmonium propose une écoute du son très naturelle. Dans la nature ou dans la vie, on est en permanence entouré de sons et l’oreille répond à cette immersion par un travail permanent et subtil de sélection. De sorte que nous sommes tous « malgré nous » des grands spécialistes de la multidiffusion. Le travail spatial du musicien consiste à diriger ou orienter cette sélection. Alors les musiciens s’adaptent très vite au système d’autant plus qu’ils sont assistés par une très bonne équipe technique. Et quand ils en on fait une fois l’expérience, ils ont envie de recommencer.
JS : Le principe d’offrir un outil tel que l’Acousmonium, avec ses possibilités illimitées dans la restitution du son et sa diffusion dans l’espace, à des compositeurs qui n’ont pas forcément eu l’occasion de travailler en surround avant, prend tout son sens lorsque ces compositeurs/interprètes jouent le jeu. C’est parfois plus difficile pour certains que pour d’autres. L’univers de Dadavistic Orchestra s’y prêtait assez naturellement au niveau des compositions même si c’était leur premier live. Le jeu de la spatialisation a été assumé par un seul membre pendant que les autres jouaient. Pour Wolfgang Voigt c’est complètement différent, il vient d’un univers très techno minimaliste, pour un public très spécialisé, malgré des projets plus expérimentaux ou ambient [NDLR : Gas, Kafkatrax]. Cela déstabilise certains puristes. Il utilise moins la spatialisation, mais cela peut plaire à un public moins averti, qui se sent parfois lésé dans les festivals de musique « contemporaine ». Pour ma part, je n’ai pas donné les mêmes consignes et conseils à ces deux artistes. J’essaye de les accompagner quand ils apprivoisent le concept (en amont et sur place). L’aide des techniciens spécialisés du GRM est primordiale dans cet accompagnement. Et à l’arrivée, Dadavistic Orchestra et Wolfgang Voigt ont la sensation d’avoir participé à quelque chose d’unique.

Jérôme Soudan aka Mimetic

Jérôme Soudan aka Mimetic. Photo: D.R.

Avec des artistes jouant directement depuis l’Acousmonium, d’autres derrière leur laptop ou choisissant une approche très scénique et brute (Erik M et FM Einheit), sans oublier des pièces du répertoire électro-acoustique (L’Œil Écoute de Bernard Parmegiani), on sent la recherche d’une certaine diversité esthétique dans les approches proposées…
Ch.Z : Il y a effectivement la volonté de mettre dans un même programme différentes modalités musicales; c’est-à-dire différentes façons de produire ces musiques et aussi de donner aux artistes actuels une perspective historique en proposant des œuvres du répertoire.
JS : Oui, comme le dit Christian, je partage cette recherche de diversité qui va à l’encontre des festivals de musique contemporaine actuels qui ont tendance à prêcher pour un public converti d’avance. Pour moi, un son de FM Einheit à la perceuse n’est pas si éloigné de l’esthétique de compositeurs comme Varèse ou de la philosophie de John Cage. Et un Black Dog (membre de Dadavistic Orchestra) ou un Wolfgang Voigt venant du milieu techno ont une conception du son certes moins élitiste, mais qui touche avec justesse un public actuel qui vit dans une société mixte où la spécialisation est parfois un refus d’ouverture.

Mais il y a toujours également l’idée de découvrir de nouveaux artistes, plus spécifiquement électro-acoustiques, comme cette année à Genève deux jeunes femmes, la Néerlandaise Esther Venrooy et la Suissesse d’origine russe Olga Kokcharova…
JS : Deux des spécificités de PEG [Présences électronique Genève], depuis sa première édition, c’est de faire une place à des compositeurs Suisses comme Olga Kokcharova, Martin Neukom ou POL, ou encore de montrer les analogies avec l’art contemporain, une récurrence à Genève où les DJs sont parfois plasticiens. Olga comme Esther viennent plus de l’univers des galeries et de l’art contemporain. Il se trouve que dans leurs installations elles font un travail très précis sur la spatialisation et il m’a paru intéressant de les inviter à jouer live sur une spatialisation qu’elles n’ont pas conçue et de s’adapter.

Christian Zanési.

Christian Zanési. Photo: © D. Allard / INA.

Certains artistes ont été marqués par cette expérience acousmatique. Je pense notamment à des artistes d’obédience électronique ou rock comme Jim O’Rourke, dont la musique semble désormais évoluer de plus en plus vers les musiques électro-acoustiques…
Ch.Z : Il y a un cas que j’aime beaucoup parce qu’il est devenu un ami, c’est celui de Robert Hampson (ex-MAIN) ou encore du duo Matmos, qui avait fait pour sa deuxième venue à Présences électronique Paris une performance en deux parties, dont la première était purement acousmatique. En fait, ce qui est commun à tous ces musiciens c’est le concept d’invention du son. Le son en tant que matière expressive et en tant que support de la structure musicale
JS : Pour avoir joué plusieurs fois sur cet Acousmonium et invité des compositeurs à le faire, je crois sincèrement que c’est une expérience unique ! Parce que l’Acousmonium réunit à la fois la conception de Cage — comme quoi la musique électronique devient vivante lorsqu’il y a une gestuelle de l’espace — et les sensations de la techno que j’ai pu ressentir pour la première fois à Berlin dans les années 90. Sentir la musique électronique par le corps. C’est pour cela que j’essaie de développer une conception de l’Acousmonium en situation de club, comme au Zoo de L’Usine en deuxième partie de soirée. Quand on arrive à conjuguer une vraie quadriphonie avec des artistes jouant dessus comme Tim Exile, on retrouve cette sensation qui réunit le physique et le mental, et qui les associe à l’ouïe.

À Paris, les concerts au 104 sont gratuits, à Genève il y a une continuité avec les festivités techno nocturnes en quadriphonie que Jérôme évoquait au Zoo de L’Usine. Est-ce un point essentiel de la démarche de Présences électronique ?
JS : Je crois que là les deux versions diffèrent complètement. À Genève, PEG est géré par une association indépendante très peu subventionnée. C’est assez unique dans la démarche, car la plupart des associations de ce type font soit des festivals très expérimentaux, par exemple dans le courant de la musique improvisée, soit des événements très commerciaux pour pouvoir rentrer dans leurs frais. Pour moi, et en particulier pour la soirée du samedi au Zoo, le but est de se rapprocher le plus possible d’une version idéale d’un Acousmonium de club en deuxième partie de soirée. Le Zoo est autogéré à 100%. Il est donc primordial que le public vienne. L’Acousmonium présent l’année passée au Zoo était pour moi mal pensé pour toute la soirée jusqu’à 5h du matin. C’est pourquoi j’ai décidé ouvertement d’adapter le système en tenant compte de toutes les contraintes, financières comme esthétiques, du lieu alternatif qu’est L’Usine. Nous nous posons ouvertement la question de faire entrée libre au PEG, mais pour l’instant nous perdons de l’argent, car nous ne sommes pas du tout une institution de type « festival de musique contemporaine », mais plutôt une équipe de passionnés venant du monde alternatif de la musique électronique.

Comment voyez-vous évoluer vos éditions de Présences électronique ces prochaines années ? Quels nouveaux défis souhaiteriez-vous relever ? Quelles améliorations aimeriez-vous apporter ?
Ch.Z : Il y a toujours la question de « la » ou « des » salles qui est déterminante. Sinon, je crois que le concept de base est suffisamment ouvert et riche pour être décliné facilement. Si on a plusieurs salles, on peut proposer différents formats de durée. On pourrait aussi enrichir le festival — c’est une affaire de moyens — avec des Installations où les artistes questionnent le son et l’écoute. Nous sommes dans un domaine extrêmement vivace, avec de nombreux acteurs à découvrir et, à chaque nouvelle édition, je suis émerveillé par l’incroyable diversité des esthétiques et des démarches. Bref, j’ai l’impression d’être artistiquement du côté de la vie.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

théoricienne de l’art et commissaire d’expositions

Christiane Paul est professeur associée à la School of Media Studies de la New School et commissaire adjointe des Arts des Nouveaux Médias au Whitney Museum. Parmi ses ouvrages récents on compte Context Providers; New Media in the White Cube and Beyond et Digital Art. Au Whitney Museum, elle a été commissaire de l’exposition Cory Arcangel: Pro Tools et dirige artport, site internet dédié à l’art Internet. Elle a également été commissaire de The Public Private, Eduardo Kac: Biotopes, Lagoglyphs and Transgenic Works et Feedforward – The Angel of History.

Christiane Paul.

Christiane Paul. Photo: D.R.

Pensez-vous que l’usage du numérique en art soit propice à la relecture et à la réactivation de pratiques historiques ?
Tout à fait. Chaque « nouveau » support nous invite à revisiter ceux qui l’ont précédé — la photographie, par exemple, a transformé la peinture et l’on s’accorde à penser qu’elle l’a « libérée » de la représentation pour l’ouvrir à l’abstraction. L’art numérique réactive plusieurs tendances de l’histoire de l’art, notamment celles qui sont liées à l’art conceptuel, l’art basé sur des instructions, l’art génératif, les techniques cinématographiques et immersives, l’Op art, l’art lumineux ou cinétique, tout comme les formes d’art participatif. L’art des logiciels réactive l’art reposant sur des instructions ou des ensembles de règles — qu’il s’agisse d’un langage naturel ou d’un code informatique — dont on peut retrouver la trace dans les premiers exemples d’artisanat, mais aussi dans le mouvement Dada ou les œuvres conceptuelles d’artistes comme Sol LeWitt et jusqu’au mouvement Fluxus des années 1960. L’impulsion de l’archéologie des médias dans l’art numérique, c’est-à-dire la réflexion et l’intérêt renouvelés quant aux expériences initiales faites d’environnements immersifs (projection) ou des premiers mécanismes visant à créer des boucles d’images, comme le zoetrope, témoignent des possibilités de réactivation.

La question de l’interactivité dans l’art est-elle encore d’actualité ?
Absolument. D’une part, le terme d’interactivité est à présent galvaudé et vide de sens, car il existe dans la pratique artistique une grande diversité de possibilités et de couches d’interaction requérant une analyse minutieuse. Sur un autre plan, il est toutefois constructif de penser à l’interactivité dans le contexte plus vaste de la participation et de l’intervention. Myron Krueger a commencé à enquêter et à écrire sur l’interaction comme support dans les années 1970. Au cours des dix dernières années, l’art contemporain a de plus en plus été façonné par les concepts de participation, de collaboration, de connectivité sociale, de performativité et les aspects  »relationnels ». On pourrait dire que tous les projets d’art relevant de l’approche participative et des  »réseaux sociaux » de ces quinze dernières années (qui ont fortement attiré l’attention des institutions artistiques) réagissent à la culture contemporaine façonnée par les technologies numériques en réseau et les « médias sociaux » ainsi que les changements qu’ils ont entrainés. Cependant, l’art qui utilise ces technologies comme principal support reste le grand absent des grandes expositions dans le monde de l’art établi.

Les nouveaux procédés de prototypage à commande numérique, entre autres technologies émergentes, sont-ils de nature à renouveler la sculpture ?
Les technologies numériques ont introduit des changements majeurs dans la création de sculptures et par là même dans la compréhension de l’acte sculptural et du concept de sculpture. Différentes étapes de la création et de la production d’objets sculpturaux, du design initial jusqu’à la fabrication, intègrent à présent des technologies numériques. Déterminer la date (ou l’année) de naissance d’une technique artistique est toujours une problématique voire un effort vain, mais on peut dire que les années 1990 représentent la décennie où « la sculpture numérique » a officiellement vu le jour, même si elle s’enracinait dans des expériences antérieures. Les nouveaux outils numériques de modélisation et de production ont élargi les possibilités créatives des sculpteurs et changé la construction et la perception de l’expérience tridimensionnelle.
Alors que les machines et la fabrication industrielle sont utilisées depuis longtemps dans le processus de création des sculptures, les technologies numériques ajoutent une couche d’abstraction de données qui apportent de nouvelles qualités à la production mécanique. Les médias numériques traduisent la notion d’espace tridimensionnel dans le monde virtuel et ouvrent ainsi de nouvelles dimensions aux relations entre la forme et l’espace. La matérialité, qui représentait autrefois une caractéristique majeure du concept et du processus de création sculpturale, n’est plus forcément une qualité déterminante de ces processus de création ou de présentation. Les opérations de mise à l’échelle, les modifications de proportions, les points de vue excentriques, les processus de morphing et le montage 3D comptent parmi les techniques utilisées dans le domaine de la sculpture numérique.

L’usage du medium numérique n’est-il pas tout particulièrement adapté aux pratiques se situant entre l’art et le politique ?
Oui, je le crois. L’infrastructure de la plupart des sociétés actuelles est profondément influencée, voire façonnée, par les technologies numériques. Ainsi, l’art numérique semble être la forme la plus adéquate pour réfléchir aux croisements entre art et politique. Dans l’idéal, le paysage médiatique actuel pourrait avoir une fonction de mesure des perturbations politiques, économiques et sociales au sein des structures de nos sociétés, nous aidant ainsi à trouver un fondement propice à l’action. D’un autre côté, les médias eux-mêmes peuvent être perçus comme des éléments perturbant la réalité, en ce qu’ils peuvent enregistrer, recentrer, éditer et réinventer sur le plan technologique le monde qui nous entoure, le perturbant et l’explorant dans un même élan. Les technologies numériques, des ordinateurs à Internet, sont inextricablement liées au complexe de divertissement-militaro-industriel et maintes œuvres des nouveaux médias opèrent sur un plan critique vis-à-vis de ces circonstances. Cela ne signifie pas que les aspects problématiques de l’histoire du progrès technologique rendent l’art des nouveaux médias intrinsèquement corrompu ou défectueux. On pourrait dire que l’art des médias offre un espace idéal pour explorer la condition des médias et ses structures complexes. Comme de nombreux théoriciens des médias l’ont soutenu, toute forme d’engagement critique ou d’intervention vis-à-vis des médias est elle-même obligée d’utiliser les médias.

Whitney Museum of American Art, Cory Arcangel: Pro Tools (2011)

Whitney Museum of American Art, Cory Arcangel: Pro Tools (2011). Photo: D.R.

Ne faut-il pas s’habituer à l’idée que les œuvres de médias variables sont amenées à disparaître plus rapidement que les objets d’art ?
Pas du tout ! S’habituer à cette idée serait, à mon avis, une très mauvaise stratégie. Certes, la rapidité du développement technologique et les changements constants des logiciels et du matériel informatique font courir des risques considérables aux œuvres des médias numériques. Toutefois, il est important de garder à l’esprit que toutes les formes d’œuvres d’art analogiques sont également très éphémères et menacées de désagrégation (au risque de simplifier la question, les bits et les octets sont, à terme, plus stables que la peinture). Les institutions d’art s’engagent à préserver ces œuvres et mettent de l’argent et des efforts dans cette action continue. Le problème majeur c’est que ces institutions ne collectionnent pas d’œuvres d’art des médias de manière aussi soutenue qu’elles le font pour les formes d’art traditionnelles. Par conséquent, il n’y a ni engagement ni financement destinés à préserver les œuvres. Nous devons faire entrer les œuvres des médias dans les collections pour assurer leur avenir et créer des organisations dédiées à leur préservation. Le livre Re-Collection – Art, New Media and Social Memory par Jon Ippolito et Rick Rinehart constitue un excellent argument pour les changements qui devraient s’opérer dans la préservation culturelle afin de créer une archive historique de l’art des médias.

La transversalité du médium numérique, allant de l’art au business, ne le rend-il pas quelque peu suspect dans le monde de l’art ?
Je ne pense pas que les frontières floues entre l’art et l’entreprise ou le commerce rendent le support numérique suspect aux yeux du monde de l’art. Tout d’abord, le monde de l’art est lui aussi une entreprise dotée d’une bonne dose de mercantilisme. Les médias technologiques dépassent toujours les frontières entre la pratique artistique et commerciale ou l’art et le divertissement : la photographie, le cinéma, la vidéo et les médias numériques peuvent tous être utilisés aussi bien pour créer des œuvres d’art que des produits commerciaux et de divertissement. Je pense que les soupçons du monde de l’art vis-à-vis des supports numériques concernent davantage la façon dont ils défient les structures existantes du monde de l’art.

Que pensez-vous de l’attitude des artistes qui, entrant en galerie, se font plus rares dans les événements d’art numérique où ils ont pourtant émergé ?
Finalement, tous les artistes souhaitent que leur travail soit considéré comme de l’Art (avec un grand A), peu importe le support sur lequel ils travaillent, et toutes les formes de supports et de pratiques artistiques devraient s’inscrire dans le dialogue au sein du monde de l’art contemporain. Cela ne signifie pas un manque de place et/ou de nécessité d’une exploration et d’événements spécifiques à un support, qu’il s’agisse de la photographie ou du numérique. Malheureusement, un grand nombre d’artistes craignent toujours qu’en participant ou en revenant à des événements consacrés exclusivement aux pratiques numériques, leur reconnaissance et leur acceptation dans le monde de l’art dominant puissent en souffrir. Ces craintes ne sont pas nécessairement infondées puisque la plupart des événements numériques n’ont pas le  »sceau d’approbation » du monde de l’art.

Les pratiques numériques doivent-elles inévitablement s’adapter aux conditions de présentation du White Cube pour intégrer les institutions muséales ?
En aucun cas. Les musées, les galeries et le monde de l’art ont longtemps été axés sur les objets et se sont configurés pour accueillir la présentation d’œuvres d’art statiques dans le cube blanc moderniste. Les pratiques numériques exigent que les musées et les galeries élargissent leurs méthodes habituelles de présentation et de documentation, ainsi que leur politique de collection et de conservation. Je crois que les changements dans l’infrastructure du monde de l’art ont déjà commencé et que les institutions s’assouplissent lorsqu’il s’agit d’accueillir des formes d’art basées sur le temps, dynamiques, participatives, personnalisables et aux présentations variables. Étant donné que les pratiques numériques sont fondamentalement liées à notre société d’information, elles dépassent toujours les frontières du musée et de la galerie et créent de nouveaux espaces d’art. Les institutions d’art doivent, elles aussi, se configurer comme autant de nœuds d’un réseau d’espaces dans lesquels les pratiques numériques se déclinent.

Dominique Moulon
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

réalité augmentée

Artiste marseillais, Adelin Schweitzer travaille en collaboration avec des lieux comme Le Zinc / la Friche Belle de Mai ou Seconde Nature à Aix. Depuis 2008, il consacre la plus grande partie de son travail à des principes de réalité augmentée, notamment dans le projet évolutif A-Reality qui était encore présenté dans ses nouvelles moutures à Dresde au mois d’octobre dernier.

A-Reality.

A-Reality. Photo: © Philipp Baumgarten

Adelin, comment as-tu commencé à t’intéresser aux principes de réalité augmentée et à ses composantes technologiques ?
J’ai commencé à m’intéresser à la technique de réalité augmentée il y a bientôt 4 ans, alors que je me renseignais sur une autre technique, celle du eye-tracking. En cherchant mieux je suis tombé sur l’exemple des pilotes de chasse qui disposent depuis bien longtemps maintenant d’informations projetées à même la paroi de verre des cockpits. C’est justement parce que le eye-tracking a permis d’observer et de comprendre la manière dont leurs yeux bougeaient en vol et quelle était la limite de leurs sens, qu’ils ont pu réfléchir à cette question de l’augmentation. À une époque où la technologie a modifié la nature première de l’homme je trouve assez révélateur de constater que derrière chaque innovation majeure se cache presque toujours une impulsion guerrière.
Pour moi cette technique qui prétend augmenter le réel intervient comme un constat d’échec face au mythe de la simulation. En effet, malgré l’évolution exponentielle de la puissance de calcul des machines (en 2015 on aura atteint la limite physique du procédé de fabrication des puces électronique permettant de doubler leur puissance tous les ans) nous sommes toujours incapables de créer une réalité numérique crédible dans lequel nous pourrions expérimenter une véritable physicalité virtuelle. Autrement dit, cette réalité augmentée intervient pour moi comme un produit de substitution sur ce que devait être l’avènement du cyberspace tel qu’un écrivain comme William Gibson l’avait imaginé. C’est quelque chose que je regrette.

Comment se présente concrètement ton projet évolutif A-Reality, sur lequel tu travailles depuis 2008, et qui était encore présenté au Frend Festival de Dresde fin octobre à l’occasion du festival Urban Mutations…?
Pour comprendre A-Reality il est nécessaire d’adhérer au premier postulat sur lequel ce projet repose; c’est-à-dire qu’il n’existe pas une réalité, mais plutôt un ensemble de paradigmes qui font consensus à un moment de l’histoire, dans un territoire, et pour un groupe social spécifique. L’enjeu du projet réside dès lors dans sa capacité à déterritorialiser le spectateur/acteur, à déplacer son point de vue, à l’extraire temporairement de son paradigme pour lui permettre de poser un œil neuf sur le monde qui l’entoure. Chacun de ces déplacements est systématiquement mesuré, enregistré et stocké dans une banque de données qui constitue progressivement la mémoire du projet; une collection de sensations et d’interprétations en différents temps et lieux du monde comme tentative de réponse à une dimension inaccessible de l’univers. C’est à cela que sert la machine que nous utilisons dans le projet, le P03.

A-Reality.

A-Reality. Photo: © Philipp Baumgarten

Peux-tu justement nous parler de cette machine, le P03. Tu sembles la définir comme un rapport clivant et utopique de perception du monde par l’humain ? En quoi met-elle en exergue un rapport entre innovation technologique et sens artistique ?
Le P03 (prototype 03) est un outil conçu dans la perspective de transformer, au cours de déambulations en extérieur, l’ouïe et la vue de son utilisateur. C’est l’élément central d’A-Reality et c’est autour de la rencontre avec ce dispositif que tout le projet s’articule. Cet appareil est autonome en énergie et dispose de nombreux capteurs permettant une restitution en temps réel de l’environnement. Il est constitué de deux organes artificiels (un casque audio et une paire de lunettes vidéo immersive) d’un ordinateur, d’une boussole numérique, et d’une balise GPS.
Le casque audio fermé permet d’isoler l’utilisateur tandis que deux micros placés de part et d’autre de celui-ci retransmettent le son provenant de l’extérieur. Les deux caméras permettent d’enregistrer un flux vidéo stéréoscopique retransmis lui aussi en temps réel dans les lunettes vidéo. Enfin tous les déplacements effectués avec ce dispositif sont « cartographiés » à l’aide d’un module de localisation GPS.
La programmation de la machine et le scénario qu’elle propose s’organisent autour d’une matrice virtuelle, une sorte de carte imaginaire produite à partir du visage de chaque utilisateur par un automate cellulaire (une imitation mathématique de la vie cellulaire). Cet espace ainsi créé est géolocalisé contrôlant le déclenchement, via la marche de l’utilisateur, de modifications perceptives.

A-Reality semble réunir différents points d’intérêts pour toi comme l’interactivité, la notion de spectateur/acteur, le rapport homme/machine, le détournement… Ce sont là des points importants pour toi, dans ton travail ?
Bien sûr, tous les points que vous évoquez sont déterminants. Mais c’est certainement la relation homme/machine (au sens large) qui constitue l’axe principal duquel découle tout le reste. Sûrement parce que j’estime que c’est l’enjeu majeur. Nous avons conçu ces machines qui nous entourent comme autant d’externalisations de nos propres organes. La technologie nous permet désormais de nous projeter au-delà de notre corps, au-delà de presque toutes les frontières et pourtant nous continuons à la regarder comme un corps étranger; pire, comme une marchandise.

Holy VJ

Holy VJ. Photo: D.R.

En fait, depuis le VideoPuncher 1.3 tes travaux semblent guidés par une véritable mécanique sociale. Une volonté de relier innovation technologique et réflexion sociale, voire philosophique ?
Comment faire pour que les pauvres continuent à travailler alors qu’aucune des promesses du bonheur par la consommation n’a été tenue ? La société capitaliste use de ses dernières cartes pour répondre à cette question et l’innovation, sous certains aspects, en fait bien évidemment partie. McLuhan disait ce n’est pas au niveau des idées et des concepts que la technologie a ses effets ; ce sont les rapports des sens et les modèles de perception qu’elle change petit à petit et sans rencontrer la moindre résistance. Seul l’artiste véritable peut affronter impunément la technologie parce qu’il est expert à noter les changements de perception sensorielle.

A–Reality est un projet évolutif, quels vont être ces prochains développements, ces prochaines moutures ?
Je travaille depuis bientôt un an sur une proposition de restitution globale d’A-Reality. Je l’ai appelé le SimStim. L’enjeu est ici de transformer un processus de recherche et d’expérimentation sensible et fragmentaire comme A-Reality en un objet plastique appréhendable par un public non participant. Autrement dit il s’agit de mettre en scène la masse (et je pèse mes mots !) que constituent toutes les données récoltées avec les différentes moutures jusqu’au P03 depuis 4 ans. Là encore cette exposition à venir va s’articuler autour de plusieurs dispositifs immersifs qui devraient permettre au public de voyager collectivement dans la mémoire des participants et par la même du projet. Nous sommes au travail, avec mes partenaires ZINC et Seconde Nature afin de préparer cette restitution à Aix-en-Provence durant l’année 2013.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

 

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Water Light Graffiti

L’eau n’a jamais fait bon ménage avec le feu, ni avec sa cousine, la fée électrique… Pourtant, Antonin Fourneau a joué à l’alchimiste en réconciliant ces deux éléments au travers de Water Light Graffiti. Un mur de LEDs qui s’activent et dessinent des formes, mots et figures sous l’effet de la rosée projetée d’un brumisateur ou d’un pistolet à eau remplaçant, dans ce dispositif, la bombe de peinture chère aux graffeurs… Antonin Fourneau a pu présenter et tester in situ ce projet à Poitiers l’été denier. Cette œuvre s’inscrit dans le sillage d’une démarche artistique qui conjugue le ludisme à la technologie : diplômé de l’ENSAD où il enseigne désormais, Antonin Fourneau s’est notamment intéressé aux fêtes foraines et aux jeux vidéos dont les « principes actifs » ressurgissent au travers de ses œuvres interactives (Eniarof, Ortep…).

Water Light Graffiti

Water Light Graffiti @ Poitiers. Photo: © Quentin Chevrier

Water Light Graffiti renverse l’antagoniste eau / électricité. Comment a germé cette idée de mur de lumières LED qui s’activent au contact de l’eau…?
J’avais déjà fait pas mal d’expériences sur l’eau comme matériau d’interaction, notamment avec un projet où il faut tenir une éponge et toucher les autres pour interagir dans un jeu. Et j’avais réalisé, lorsque j’étais à la Galerie Duplex, une mâchoire de LEDs activées par le contact de la langue nommée Jawey.
D’autre part, j’ai effectué plusieurs voyages en Chine et j’étais assez fasciné par la pratique du nettoyage des calligraphies sur le sol et par des hommes âgés qui faisaient des démonstrations de dessin à l’eau dans les parcs. J’ai commencé à cogiter lors d’un workshop que j’avais intitulé Natural interface device, à la CAFA (Central Academy of Fine Arts) de Pékin en 2011. Un soir, en préparant un cours, j’avais un pulvérisateur à eau sous les yeux et j’étais en train de bricoler des Leds. L’idée a germé à ce moment-là.

Derrière Water Light Graffiti, est-ce qu’il y a aussi un concept, une réflexion théorique, ou est-ce que c’est juste pour le plaisir de l’œil, pour l’esthétique, le ludique (graff) et le « bluff » technique ?
J’ai vraiment réfléchi à ce projet en voulant développer un matériau intelligent sans une technologie trop complexe derrière. Je suis assez obnubilé par l’ingéniosité des idées simples et fatigué par les projets trop lourds technologiquement, qui peuvent vite devenir des usines à gaz. Je voulais développer un matériau assez facile à mettre en œuvre, et qui puisse même être installé à grande échelle. Pour moi, les technologies doivent être magiques et transparentes. J’avais donc dans les mains deux composantes idéales à essayer de réunir et faire interagir ensemble : l’eau et la lumière.
Je dirai que ce projet est relativement dans la continuité de mon travail avec Eniarof et Oterp où je cherchais à faire sortir l’interaction homme / technologie du rapport que l’on avait jusqu’à présent et qui reste figée… Je deviens un adulte, mais j’aimerai continuer à jouer dans la rue comme je le faisais enfant. Une de mes principales satisfactions aujourd’hui, en tant qu’artiste, est de montrer des choses qui font sourire les gens ou, du moins, d’arriver à les émerveiller même un court instant. Donc derrière, il y a bien une réflexion commune à toute ma pratique qui, bien souvent, cherche à bluffer les gens, mais pas juste techniquement.

Est-ce que tu as d’autres projets autour de ce procédé ?
J’aimerai bien trouver un jour un peu de temps pour, moi aussi, m’amuser à dessiner dessus… Cela dit, oui : bien avant de me lancer dans la réalisation du mur grand format que l’on a présenté à Poitiers en juillet 2012, j’avais commencé à réfléchir a des idées aussi en petit format. L’ardoise magique était une des formidables inventions que j’avais dans les mains enfant, donc je vais aussi travailler sur des choses plus petites. En fait, j’avais déjà réalisé des choses autour du procédé avant Water Light Graffiti; donc j’y reviendrai encore je pense.

Water Light Graffiti

Water Light Graffiti @ Poitiers. Photo: © Quentin Chevrier

Tu as développé ce projet dans le cadre du ArtLab de Digitalarti. Peux tu nous faire un premier petit bilan (non laudatif ;) de cette expérience et, d’une manière plus générale, à la lumière des autres expériences de ce type que tu as eu, nous dire ce qu’apporte ce type de résidence ?
J’ai eu l’occasion de faire quelques résidences ces dernières années à Tokyo, Madrid, Lorient et enfin ici à Paris, au Artlab. À chaque fois les logistiques n’étaient  pas les mêmes avec parfois de très beaux locaux et peu de moyens de production, mais beaucoup de gens à rencontrer. Le medialab Prado à Madrid serait ce qui se rapproche le plus du Artlab ce qui est pour moi un gage de qualité. Le Artlab est cependant beaucoup plus orienté sur la production, ce qui est parfait quand on arrive avec une idée et que l’on a besoin de réaliser des prototypes et de se lancer.

La notion d’interactivité est au cœur de ta démarche. Vers quelles évolutions – technologiques notamment – allons-nous dans ce domaine. À quels nouveaux types d’œuvres le spectateur va et sera confronté ?
On n’arrive dans une époque où tout va aller très vite et je pense qu’il est important que les gens comprennent et connaissent un minimum ce qui va les environner. On va avoir des technologies de plus en plus naturelles et donc pervasives. On parle de poussières intelligentes, tout va se miniaturiser de plus en plus avec les MEMs [en français, Systèmes MicroÉlectroMécaniques] capables de capter un peu tout ce qui vous entoure en étant quasiment transparent. Il faut que tout cela reste magique et je pense que les designers, artistes et créateurs vont prendre le relais de l’industrie pour montrer et favoriser des d’usages inattendus des technologies et les rendre plus transparentes. On va voir beaucoup de magie.
J’ai l’impression que toute cette créativité hyper boosté va s’adresser aux gens et non plus au spectateur; je veux dire par là que le cadre de monstration va aussi certainement changer… C’est pour ça que le street art, par exemple, aura aussi un vrai avenir technologique à mon sens. On parle beaucoup aujourd’hui de « ludification » de l’environnement urbain… Je continuerai de créer des choses toujours ludiques car je crois beaucoup à l’importance du loisir dans notre société.

Water Light Graffiti

Water Light Graffiti @ Poitiers. Photo: © Quentin Chevrier

Tu enseignes à l’ENSAD, notamment. Quel est le profil des étudiants dans ce domaine ? Comment — avec quelle dynamique et background arrive — cette génération dans le champ de l’art numérique ?
J’enseigne à l’ENSAD dans un petit labo qui a vu son nombre d’étudiants doublé d’année en année; donc je sens bien qu’il y a de plus en plus de curiosité de cette génération de screenager sensible aux objets électroniques. Ils veulent comprendre et rendre plus sensibles ce qui les entoure. J’ai eu la chance de ne pas  tomber dans un secteur en particulier où je n’étais pas cantonné à une forme de création en soit. Le studio AOC (Atelier Objet Communicant) est plutôt un espace libre ou une passerelle qui accueille des étudiants de différents secteurs. Donc je vois beaucoup de profils différents qui ne sont pas uniquement en lien avec l’art numérique, mais aussi avec le textile, le design, le dessin d’animation, la photo. Je pense qu’il va y avoir une génération de plus en plus transversale face à la question des technologies.
Mon profil de professeur et « technicien bidouilleur » n’est pas toujours facile à expliquer dans une école d’art où la position du professeur n’est plus tellement aujourd’hui de mettre les mains dans le cambouis avec l’étudiant… J’encourage mes étudiants à pratiquer des choses qui pourraient parfois passer pour de l’ingénierie, afin qu’ils soient capables, dans leur approche future, de collaborer plus aisément avec d’autres corps de métier technique et de pouvoir intégrer plus de créativité dans le processus de réalisation d’un projet. On parle aujourd’hui beaucoup de UX designer — UX pour user expérience — dans le monde du numérique. J’aurai tendance à dire que je suis plutôt NUX (« non usual experience ») avec mes étudiants.

 

 

Pour revenir à ta propre activité artistique, sur quels autres projets ou vers quelles autres directions te diriges-tu ou aimerais-tu t’orienter ?
J’avais surtout jusqu’à présent une activité d’artiste qui expose dans des foires comme Eniarof, des festivals ou des galeries. J’ai surtout envie de pouvoir communiquer plus largement mon travail quand je pense qu’il en vaut la peine. Aujourd’hui, pour cette raison, les domaines plus larges de l’industrie, du design et de l’architecture commencent à m’intéresser. J’ai toujours des références de créateurs japonais que j’affectionne beaucoup, comme Maywa Denki ou encore Toshio Iwai, qui sont capables de prolonger leur folie créative dans plusieurs domaines à la fois.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

 

> http://www.antoninfourneau.com/

Directeur Artistique de l’Ars Electronica Center de Linz

Initialement ingénieur en télécommunication et artiste des médias, Gerfried Stocker est directeur artistique de l’Ars Electronica Center de Linz depuis son ouverture sur la rive Nord du Danube en 1996. Il codirige aussi le festival du même nom dédié à l’art, aux technologies et problématiques sociétales.

Gerfried Stocker. Photo: © Rubra.

Une opération visant à élaborer le Musée du Futur n’est-elle pas vouée à l’échec ?
Ce serait évidemment le cas si on prenait tout cela à la lettre mais le choix du sous-titre “Musée du Futur” était plutôt une décision stratégique. En effet, lorsque nous avons ouvert l’Ars Electronica Center, les thématiques et les contenus de nos expositions et de nos activités étaient beaucoup plus complexes ou difficiles à comprendre voire à imaginer pour la plupart des gens. De ce fait, si nous l’avions appelé Centre Ars Electronica pour l’Art et la Technologie, il nous aurait probablement fallu cinq bonnes minutes à chaque fois pour expliquer qu’il n’y avait là rien de dangereux ni d’étrange, pas de scientifique, d’artiste ou autre personnage illuminé et qu’il s’agissait vraiment d’une institution publique, au même titre qu’un musée. La seule chose à faire, c’est venir sur place et passer la porte d’entrée. Ensuite, quelqu’un vient vous chercher et vous guide à travers toutes les choses à voir. En ce qui nous concerne, le terme “Musée” signale davantage aux gens comment interagir avec notre institution que le contenu du bâtiment.

L’idée sous-jacente consistait également à toujours concevoir l’Ars Electronica Center comme une sorte de laboratoire où il soit possible d’explorer et d’envisager le fonctionnement d’un musée du futur. Il ne s’agit donc pas d’un musée qui montre l’avenir, ce qui serait évidemment absurde, mais davantage d’un prototype de fonctionnement potentiel du musée du futur. La façon, par exemple, dont les activités d’un musée peuvent se déployer dans ce monde régi par Internet, sachant qu’au tout début, vers 1995-96, de nombreuses théories soutenaient qu’un musée rattaché à un bâtiment s’inscrivait déjà dans le passé. Les espoirs fondés sur le musée virtuel et le musée sur Internet étaient beaucoup plus importants qu’aujourd’hui. À présent, nous comprenons beaucoup mieux l’énorme atout d’un bâtiment physique, dans un espace réel, dans une vraie ville, avec un public et des objets tangibles — tout cela revêt une importance accrue. Par conséquent, il s’agissait de voir comment, lorsque les médias interactifs prennent une place prépondérante, il est possible d’établir un musée du futur en termes de communication avec le public, de manière d’exposer et de présentation des pièces.

Hernan Kerllenevich & Mene Savasta Alsina, Ahora – A song in the Hypertemporal Surface, 2013. Photo: © Guido Rodriguez Limardo.

L’usage des technologies dans l’art est-il propice à la relecture, voire à la réactivation de pratiques historiques ?
En fait, il y a plusieurs phases distinctes dans le développement ou l’évolution des nouvelles technologies. La première se déroule lorsque nous découvrons un nouveau support. Nous ne pouvons pas alors seulement nous baser sur les pratiques de l’ancien support pour découvrir ce dont ce nouveau média est capable. Il est possible de l’observer à travers l’histoire qui va du cinéma à la télévision et au-delà, c’est toujours la même chose. Au début, vous utilisez les méthodes et les pratiques habituelles liées à vos outils, supports média et technologies existants pour essayer de détourner et d’explorer les nouveaux supports. Ensuite, vient la phase des nouvelles expériences, accompagnées par une grande euphorie parce que nous pensons soudain avoir trouvé la nouvelle direction.

Puis vient toujours un troisième stade au cours duquel les gens sont un peu déçus car ces idées super-nouvelles qui ne sont peut-être pas aussi super-nouvelles que ça et que même avec la nouvelle technologie, au final, vous devez faire face à des problèmes similaires. Alors, dans la phase finale commence cette période de réévaluation. Dans la troisième phase, ce modèle simplifié devient plus intéressant parce que vous commencez à connaître certaines déficiences et limites de cette nouvelle technologie. Ensuite, il faut faire un retour délibéré en arrière et se demander ce que nous avons oublié dans cette ruée vers la nouvelle ère numérique ? Puis, soudain, il y a une merveilleuse et passionnante nouvelle période de redécouverte de l’histoire et des choses anciennes, autrefois délaissées en termes d’utilisation et d’exploration du support ou média. C’est la chose vraiment intéressante, car elle permet, en quelque sorte, de finaliser cette étape. Ce modèle, tellement simplifié, a besoin de ces trois éléments pour fonctionner.

David Hochgatterer, Time To X, 2013. Photo: © Florian Voggeneder.

Considérant les œuvres de médias variables, leurs documentations archivées en ligne ne deviennent-elles pas, avec le temps, plus importantes que les œuvres elles-mêmes ?
Oui, c’est certain et c’est un élément que nous devons encore améliorer pour alimenter une culture non pas de documentation, mais de notation de cet art des médias. Parce que la documentation est toujours un cimetière. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la possibilité de développer une forme de documentation comparable aux notes de musique. Dans ce domaine là, nous bénéficions de plusieurs milliers d’années d’expérience et de culture quant à la façon de maintenir vivant cet art qui repose sur la temporalité (la musique) en formant des générations successives de re-joueurs et de ré-interprètes professionnels, comme les chefs d’orchestre, de sorte que la musique a survécu à un processus continu de renouveau. Je serais trop radical si je niais ici l’utilisation du mot “documentation” car peu importe qui produit le document, la documentation implique que l’on a affaire à une chose finie. Il s’agit donc davantage d’une instruction que d’une documentation.

Ce que l’artiste devrait écrire est une instruction pour le futur. Je ne sais quel qualificatif on donnera à ces personnes mais je suis sûr que, dans 50 ans au plus tard, nous verrons apparaître un nouvel emploi qui se distinguera de celui du restaurateur, car ce dernier opère dans une église et tente de restaurer les peintures sur le mur et les plafonds pour qu’elles retrouvent leur aspect d’origine. Ainsi, il ressemblera plutôt au chef d’orchestre et aux musiciens qui re-compilent et réinterprètent une œuvre, et il aura besoin d’instructions. Parce que le problème c’est que même si nous avons une description parfaite de la pièce de Bill Viola, dans 50 ans il y a très peu de chance que nous disposions du même type d’équipement. Quelqu’un devra choisir entre toujours montrer la vidéo d’origine comme un documentaire ou faire migrer l’œuvre sur de nouveaux supports radicalement différents. Je pense donc que la pérennité ne passe pas par la documentation mais par la notation ou les instructions.

Viktor Delev, Anatta, 2013-2014. Photo: © Martin Hieslmair.

Au regard des thématiques de votre festival, n’est-ce pas aujourd’hui le mot société qui vous est le plus cher parmi les termes, art, technologie et société qui structurent les activités d’Ars Electronica ?
En effet. Vous pouvez le voir à travers l’histoire d’Ars Electronica, sur toute la longueur. Bien sûr, au début, on mettait en priorité l’accent sur la technologie car il s’agissait d’un élément nouveau. Tout le monde s’enthousiasmait et les artistes étaient ravis. Toutes ces premières expériences réalisées par les artistes restent un élément essentiel. Mais cette prédilection pour la technologie est souvent méprisée de par sa nature intrinsèque. Le travail très important de l’époque ne résidait pas dans le jeu passionné avec la technologie, mais dans l’opportunité d’explorer son potentiel. Ainsi, en sondant les possibilités de la technologie, les artistes de l’époque ont véritablement ouvert ce domaine à la société. À mon sens, ils avaient la mission très politique d’extraire ces technologies du domaine de l’industrie pour les transporter au cœur de la société. Cette formule, mise en place pour Ars Electronica par nos prédécesseurs en 1979, reste inchangée.

Par ailleurs, le festival a évolué en phase avec les progrès de la culture et de la technologie elle-même. Au milieu des années 1990, quand mon équipe a commencé à travailler ici, la réalité du World Wide Web et de l’Internet a subitement touché tout le monde. Nous nous sommes toujours demandés si le futur avait rétrogradé : c’est-à-dire, si au lieu d’être en avance sur nous, tout à coup, le futur était venu à notre rencontre. Nous étions immergés dans ce contexte quand toutes ces choses qui avaient été prédites ou envisagées dix ans auparavant se sont réalisées d’un seul coup. Par conséquent, nous avons dû, de plus en plus, examiner l’impact sociétal. Cependant, avec cette explosion soudaine il a fallu aussi répondre à la demande qui consistait à parler de ce développement au grand public, une demande émanant des entreprises soucieuses, elles aussi, de s’en rapprocher. Ainsi, tout à coup, la mission d’Ars Electronica s’est retrouvée chargée de nombreux éléments. C’est pourquoi, depuis le milieu des années 90, le travail touchant à la société est devenu la partie majeure et quasi-exclusive des activités d’Ars Electronica.

Hermann Nitsch, Deep Space Live, 2013. Photo: © Tomislav Mesic.

Pensez-vous qu’un projet d’art et de médias doive être présentable au sein d’un white cube comme Christiane Paul semble nous le suggérer dès 2008 avec son livre New Media in the White Cube and Beyond ?
Pour répondre sérieusement, nous devrions avoir une très longue discussion pour définir les œuvres d’art des médias. C’est comme si on employait le terme « animal ». Pourquoi ne pas parler d’un crocodile, d’un éléphant ou d’un moustique ? De la même manière qu’il existe des différences entre un crocodile, un éléphant et un moustique, l’art des médias se déploie dans des directions totalement distinctes. Bien sûr, il existe des critères communs qui permettent de parler d’art des médias. Cependant, le mode et le lieu d’exposition doivent être abordés de manière totalement différente. La cage qui pourrait accueillir un crocodile ne serait pas adaptée à un éléphant ou à un moustique. De même, il existe de nombreuses formes d’art des médias qui ne correspondent aucunement au white cube.

Je pense que nous comprenons encore très mal la réalité de l’art des médias car nous utilisons toujours le Centre Pompidou, le MoMA, la Tate ou ce type de lieu, comme référents. Bon sang ! Pourquoi un artiste des médias devrait-il vouloir à tout prix entrer au Centre Pompidou, au MoMA ou à la Tate, en delà des questions économiques ? Je préfèrerais de loin avoir un impact social. Je ne sais pas si être exposé dans l’un de ces grands centres, même si vous obtenez un article dans le New York Times, a un impact social si important que ça. Quoi qu’il en soit, l’impact social en tant qu’artiste des médias, avec de nombreuses voies et possibilités de réaliser son projet est beaucoup plus important, sans parler des nouveaux marchés qui émergent. Je pense que l’art des médias est sur la bonne voie. La raison pour laquelle la majorité de ces artistes des médias n’est pas ENCORE représenté par les galeries ou que les galeries ne viennent pas à la rencontre de ces œuvres relève juste de l’ignorance, de la paresse et de l’apathie des idées et des mécanismes du marché. Il m’apparaît donc que ce sont davantage les propriétaires des white cubes qui sont avides d’intégrer l’art des médias, plutôt que l’inverse.

Dominique Moulon
publié dans MCD #80, Panorama, déc. 2015 / fév. 2016

Ars Electronica: www.aec.at

Première foire allemande dédiée aux arts médiatiques dirigée par Annette Doms, Unpainted regroupe les galeries internationales soutenant les artistes aux technologies de leur temps. Au même moment, le Lenbachhaus consacre une exposition à Gerhart Richter intégrant, lui aussi, le médium numérique dans sa pratique artistique.

Addie Wagenknecht, Asymmetric Love, 2013. Photo: D.R. / Courtesy XPO Gallery.

À la DAM Gallery de Berlin
Il y a, tout près de l’entrée de l’exposition se tenant au Postpalast de Munich, cette œuvre livresque d’une blancheur absolue qui nous questionne : Forgot your password ? Réalisée par l’artiste allemand Aram Bartholl s’appropriant les cultures numériques depuis le milieu des années 2000, elle est présentée par Wolf Lieser de la DAM Gallery de Berlin. Les huit volumes qui la composent révèlent 4,7 millions des 6.458.020 de mots de passe qu’un groupe de hackers russes auraient extirpés des serveurs de LinkedIn en 2012. Une part non négligeable de ce trophée ayant fini par émerger sur la toile, Aram Bartholl s’en est saisi pour imprimer les codes d’accès que le public peut scruter en se posant une autre question : mon secret est-il révélé ?. Cette œuvre symbolise parfaitement l’ère post-digital dans laquelle nous sommes entrés, quand le numérique est partout, y compris dans les objets inanimés et jusqu’au sein du marché de l’art, une étape nécessaire à la reconnaissance du médium numérique dans l’art contemporain. C’en est fini des débats sans issue relatifs la pérennité des œuvres de médias variables. Elles sont là, en galerie, et les collectionneurs peaufinant leurs profils LinkedIn aussi.

Aram, Bartholl, Forgot Your Password?, 2013. Photo: D.R. / Agoasi. Courtesy DAM Gallery.

Sur le stand de Cimatics Agency
Nicolas Wierinck, fondateur de Cimatics Bruxelles, a décidé de consacrer un solo show à Frederik de Wilde. On se souvient de cet artiste belge clamant sa création du noir le plus noir du monde au retour d’une résidence passée à la Rice University de Houston réputée pour ses recherches en nanotechnologies. Le petit carré d’un noir composé de nanotubes de carbone absorbant tout particulièrement la lumière et rebaptisé Hostage en 2010 lui autorisant ce geste artistique à la radicalité comparable à celle d’Yves Klein protégeant son International Klein Blue en 1960. Mais déjà, en 2010, Frederik de Wilde projetait la production de sculptures recouvertes partiellement ou totalement par son noir si particulier ! Et c’est chose faite, car la valise intitulée NASABlck-Crcl #1 qui est exposée à Munich semble littéralement trouée en sa partie centrale par le disque de nanotubes de carbone qui a été produit en collaboration avec la NASA. Cet objet évoque aussi la boîte-en-valise de Marcel Duchamp, en cela qu’elle représente l’artiste et son concept, sans omettre la part de ready-made inhérente au noir que l’artiste belge s’approprie. Duchamp nous rappelant que l’on prend note de la présence d’un ready-made plutôt que de le contempler, comme on prend acte de l’absence apparente de matière là où un noir sans reflet aucun recouvre NASABlck-Crcl #1.

Frederik de Wilde, NASABlck-Crcl #1, 2013. Photo: D.R. / Courtesy Cimatics Agency.

Galerie Charlot
Les œuvres de Christa Sommerer, Laurent Mignonneau et Jacques Perconte se partagent l’espace dédié à la galerie Charlot que dirige Valérie Hasson-Benillouche. On y découvre notamment une vidéo générative de Jacques Perconte ayant préalablement filmé un plan-séquence avant d’en traiter les algorithmes de compression avec une extrême précision. Au nord-est de l’île de Madère, du sommet des falaises, on peut apercevoir à une centaine de mètres de la côte un rocher bercé par les vagues […] L’océan n’a jamais de cesse de renouveler ses caresses salées, nous dit-il, alors que toutes les particules de l’image se renouvèlent sans jamais se répéter. Ses paysages filmiques, l’artiste français les envisage d’une manière résolument picturale. Des applications qu’il expérimente, il ne retient que les approximations. Pourtant, il n’y a pas plus d’accidents dans ses films qu’il n’y en a dans les peintures de Jackson Pollock. Tout nous apparaît contrôlé bien que rien n’ait été véritablement prévu. Avant une exposition, il arrive même à l’artiste de modifier quelque peu ses « réglages », comme pour mieux s’adapter au contexte, préservant ainsi les spectateurs de toute forme de répétition. La structure même des caresses prodiguées au rocher de Madère par les vagues se renouvelant plus encore.

Jacques Perconte, Santa Maria Madalena Rocha (Madeira), 2013. Photo: D.R. / Courtesy Galerie Charlot.

XPO Gallery
Philippe Riss, de la XPO, a lui aussi fait le voyage depuis Paris pour soutenir ses artistes, dont l’Américaine Addie Wagenknecht qu’il vient tout juste d’intégrer dans sa galerie. Celle-ci est à l’origine du lustre qui est suspendu au-dessus de nos têtes et attire notre attention, car des caméras de vidéosurveillance ont pris la place des ampoules ou chandelles. Cette œuvre, en édition de deux avec épreuve d’artiste et intitulée Asymmetric Love, est en tout point semblable à celles qui ont été acquises par deux collectionneurs durant la première vente d’art numérique organisée en octobre dernier chez Phillips, New York. Le monde change et le marché s’adapte ! Mais il est aussi intéressant de remarquer que cette œuvre cristallise parfaitement les étranges relations qu’entretient l’art au pouvoir. Les lustres de nos institutions symbolisant parfaitement le pouvoir que l’artiste dénonce dans l’usage des caméras qui nous surveillent. Ajoutons à cela que cette sculpture à l’ère du numérique et des réseaux évoquant les assemblages de téléviseurs de Nam June Paik des années soixante, nous est présentée dans un contexte marchand où la collection est aussi l’expression artistique d’une douce puissance ! L’œuvre d’Addie Wagenknecht, bien au-delà de son évidente plasticité, est plus complexe qu’il n’y paraît.

Laurent Bolognini, F Vecteur II, 2013. Photo: D.R. / Courtesy Louise Alexander.

Louise Alexander
Frédéric Arnal, qui dirige la galerie Louise Alexander entre Paris et la Sardaigne, a assemblé quelques pièces de Laurent Bolognini, Miguel Chevalier, Pascal Haudressy, Sabine Pigalle et Jay Shinn. Laurent Bolognini a étudié la photographie pour enfin travailler la lumière appareillée de moteurs. Ses recherches s’inscrivent donc dans la continuité des pratiques cinétiques et lumineuses qui ont émergé au début des années soixante. Et ses œuvres, qui souvent se ressemblent, sont pourtant très différentes les unes des autres. On y voit parfois la représentation d’infimes particules, parfois l’évocation de lointaines étoiles. L’extrême vitesse des moteurs aidant, se sont des dessins qui impriment nos rétines. Les spectacles de Laurent Bolognini émergent de l’invisible en tirant parti de la limite de notre vision, de sa relative imperfection qui sied toutefois aux cinéastes. Les circonvolutions de lumière étant aussi lisses que celles d’électrons ou de lunes. Ce sont en effet de petites expériences de laboratoire que l’artiste réalise dans les espaces de galeries ou musées, entre l’art et les sciences ! Car si l’art numérique est une tendance, c’est aussi une composante du corpus des relations art/science qui se cristallisait déjà dans les courants humanistes florentins de la Renaissance.

Pascal Haudressy, Saint François, 2012. Photo: D.R. / Courtesy Louise Alexander.

Pascal Haudressy
Des deux pièces d’une même série de Pascal Haudressy, l’une revisite l’histoire de l’art en évoquant le Saint François en méditation du Caravage alors que l’autre, représentant un cœur battant, emprunte davantage à l’esthétique de l’imagerie médicale contemporaine qui succède aux planches anatomiques d’antan. Le Saint François, dans sa fixité, est toutefois animé d’infimes vibrations comme le cœur de Somewhere we will Meet Again par l’instabilité des myriades de segments de droites qui en composent les contours. Il y a une forte unité de style entre ces deux images convoquant, l’une l’art et l’autre la science. Les vibrations qui les animent figurant parfaitement l’énergie inhérente à toutes les formes de vies, aussi éphémères soient-elles. Ce qui nous ramène au sujet originel du Saint François tenant dans sa main droite le crâne qui symbolise la vanité de nos existences terrestres. Et c’est en usant de micro mouvements que l’artiste met en scène cette vanité dans ce qui pourrait s’apparenter à la visualisation artistique de données corporelles.

Quayola, Captive (1), 2013. Photo: D.R. / Courtesy Bitform Gallery.

Bitform Gallery
Le solo show de la Bitform Gallery de New York dirigée par Steven Sacks permet de découvrir la série in progress des œuvres de Quayola rendant hommage au style non-finito de Michel Ange. Les modèles en trois dimensions des Captives, dans l’image, sont révélés par les fluctuations d’un marbre fluidifié par les algorithmes. Une documentation vidéo donne à voir le travail du robot industriel qui libère les prisonniers de leurs blocs de polystyrène. Et Quayola de citer le maître : Dans chaque bloc de marbre, je vois une statue aussi nettement que si elle était là, devant moi, façonnée et parfaite dans l’attitude et le geste. Je n’ai qu’à abattre les parois grossières qui emprisonnent cette adorable apparition pour la révéler au regard des autres et au mien, Michel Ange (1501). C’est ainsi que l’artiste italien vivant et travaillant à Londres a « renseigné » la machine afin qu’elle abatte des parois grossières, enseignant d’innombrables pliures à son bras mécanique. La précision du bras de la machine étant comparable à celle de la main de Michel Ange alors que l’esthétique des polygones préservés trahit l’usage, par Quayola, des technologies numériques avec lesquelles il a coutume de revisiter l’histoire de l’art.

Gerhard Richter, Strip, 2012. Photo: D.R.

Gerhard Richter
Quittons enfin le Postpalast pour se rendre au Musée du Lenbachhaus où se tient une exposition de Gerhard Richter. Et c’est dans les étages qu’une œuvre de la série Strip s’offre à nos regards en quête de précision. Les lignes horizontales qui la composent pourraient s’étendre à l’infini. S’en approcher consiste à en découvrir d’autres. Mais il faudrait avoir la vision préservée d’un enfant et la patience acquise par l’adulte pour toutes les observer. Sans omettre que cette série compte aujourd’hui près de 80 œuvres. Il s’agit de tirages numériques qui proviennent tous de la même peinture datant de 1990 : Abstraktes Bild (724-4). L’artiste allemand, dont on sait la grande diversité des styles, a divisé cette même peinture verticalement, encore et encore, jusqu’à n’en obtenir que des bandes de pixels qu’il a étirés par la suite. Gerhard Richter, après cinquante années de carrière artistique, n’a pas hésité à se saisir des technologies numériques afin d’aller plus en avant dans ses expérimentations se situant précisément entre le pictural et le photographique. Le fait que l’un des artistes contemporains parmi les plus cotés du marché exploite le médium numérique ne peut qu’encourager les initiatives comme celle d’Annette Doms, fondatrice d’Unpainted, la première foire d’art médiatique en Allemagne.

Dominique Moulon
MCD HS#10 v.2, octobre 2014 (non publié)