Archive d’étiquettes pour : MCD #79 – Nouveaux récits du climat

critique en art et médias

Alessandro Ludovico est artiste, curateur, théoricien des médias et rédacteur en chef du magazine Neural. Il a publié et édité plusieurs livres et donne des conférences à l’international. Il a aussi été chercheur invité à l’académie Willem De Kooning de Rotterdam et enseigne à l’Académie des Arts de Carrare. En tant qu’artiste, il est co-auteur des œuvres Google WIll Eat Itself, Amazon Noir et Face to Facebook.

Alessandro Ludovico, Ars Electronica, 2011.

Alessandro Ludovico, Ars Electronica, 2011. Photo: © Rubra.

Doit-on plutôt considérer le numérique comme une tendance de l’art ou comme un medium artistique ?
Il ne s’agit pas d’une tendance. La définition du post-numérique énoncée par Kim Cascone qui date déjà d’une décennie laissait entendre que le numérique allait s’intégrer à notre vie quotidienne au point où on ne le remarquerait plus. Nous utilisons les technologies, les outils, les paramètres, les stratégies numériques sans même nous rendre compte qu’ils sont numériques. L’exemple le plus courant est celui de notre smartphone. Nous utilisons énormément de processus numériques de manière très instinctive, alors je ne crois pas que l’on puisse encore parler de tendance.
S’agit-il d’un medium ? C’est tout à fait discutable. Parce que nous définissons comme medium une infrastructure spécifique qui sert à transmettre du contenu du producteur au consommateur, ou bien de l’éditeur au lecteur. Ainsi, le terme numérique exprime une notion générale et, en soi, je dirais qu’il ne s’agit pas d’un medium. Mais il existe des medias numériques que nous pouvons plus facilement distinguer. L’Internet est-il un média ? Je m’interroge à ce sujet, parce qu’il a été défini comme le dernier média, le média convergent, dans lequel se déversent tous autres médias. Je pense le contraire, c’est-à-dire qu’il n’est pas un medium, mais un agent déclenchant la transformation de tous les médias que nous connaissons.

Quel peut être, aujourd’hui, le rôle d’un magazine traitant essentiellement d’art des médias ?
Chaque magazine devrait avoir pour objectif principal d’être vivant, ce qui signifie être en mesure de réfléchir à ce qui se passe tout autour, de l’assimiler et d’y contribuer. Mais précisément, parlons de l’art des médias, son rôle devrait, lui aussi, consister à pressentir, non pas les tendances, mais les changements en cours et enquêter à leur sujet. Ainsi, à travers ce processus qui consiste à assimiler puis à expulser d’autres signaux, en tant que média, un magazine devrait vraiment faire office d’antenne de réception de signaux cachés et les renvoyer à l’ensemble de la communauté pour leur permettre de s’améliorer, mais aussi d’évoluer.

Paolo Cirio, Alessandro Ludovico & Ubermorgen, Google Will Eat Itself

Paolo Cirio, Alessandro Ludovico & Ubermorgen, Google Will Eat Itself, The Premises Gallery, Johannensburg, 2005. Photo: D.R.

Pourquoi contextualiser les actions politiques que vous menez avec vos amis artistes dans des lieux d’art au lieu d’intervenir directement sur les médias ?
Nos projets visent à être à la fois des actions et des œuvres d’art. Nous les qualifions d’œuvres conceptuelles et elles sont toutes liées à l’Internet, mais il y a aussi de fortes motivations politiques en arrière-plan. Paradoxalement, nous avons également besoin d’une certaine forme de représentation physique de ces types d’action dans les institutions d’art. Par exemple, nous avons eu d’énormes retours dans la presse, pour Face to Facebook et nous avons parlé avec beaucoup de gens lors des présentations. Cela aurait pu suffire, en soi, comme œuvre d’art aboutie. Cependant, en même temps, il ne me semble pas essentiel que ce genre d’œuvres soit contextualisé et placé sur la chronologie de l’art des nouveaux médias parce qu’elles peuvent être analysées et perçues de différentes manières. Ce n’est pas un hasard si, depuis le début, nous nous efforçons de faire des œuvres conceptuelles. Ainsi, nous avons joué sur différents éléments pour les rendre vraies, les faire reconnaître comme telles parce que leur rôle était non seulement politique, mais aussi très artistique. Deux choses que je ne peux en aucun cas séparer.

N’est-ce pas le fait de les publier, au sens premier du terme, c’est-à-dire de les rendre publiques, qui fait de vos actions des œuvres ?
Certes, elles deviennent publiques, mais il y a aussi une intervention spécifique. Dans ce cas, l’objectif était de refléter les différentes « âmes » des actions. Par exemple, Face to Facebook a fait émerger trois angles différents dont nous avons dû tenir compte dans l’installation. Après un certain temps, l’un d’entre eux s’est avéré être les réactions personnelles des gens, tous les sentiments individuels, voire les affrontements et les menaces de mort que nous avons subis de la part de la sphère personnelle, la manière dont le projet a été perçu d’un point de vue personnel. Un autre angle, que nous appelons « performance des médias », englobe toutes les réactions de la presse selon des horizons et les pays très différents. Enfin, il y a la partie juridique, la manière dont nous avons dû nous battre sur le plan légal avec les avocats de Facebook pour nous protéger. Ainsi, toutes ces parties devaient être reflétées par l’installation, non seulement pour être compréhensibles, mais pour permettre aux gens de contextualiser l’œuvre dans la vie de tous les jours.

Vous semblez préférer le terme « post-digital » à celui de « post-Internet ». Est-ce parce qu’il est plus global ?
Oui, c’est exact. Je pense que le terme « post-Internet » a été plus fréquemment utilisé pour des œuvres, en particulier pour souligner une séparation ou un nouveau départ après deux décennies d’art sur Internet. L’étiquette « post-Internet » exprime la même idée que post-numérique, mais elle est plus précise. Quoi qu’il en soit, ces termes ne sont que des étiquettes qui tentent de communiquer en deux mots un concept plus complexe et qui sont parfois tout simplement trop utilisées. Dans mon cas, la terminologie s’appliquait précisément aux publications concernant l’actualité de ce domaine. L’ensemble de la recherche que j’ai menée pour le livre était censé démontrer qu’il n’y a pas d’alternance entre le traditionnel et le numérique, mais que les deux s’imbriquaient de plus en plus. Le post-digital les incarnerait tous les deux à la fois, dans le concept hybride auquel je faisais allusion plus haut.

Paolo Cirio, Alessandro Ludovico & Ubermorgen, Amazon Noir

Paolo Cirio, Alessandro Ludovico & Ubermorgen, Amazon Noir – The Big Book Crime, 2006. Photo: D.R.

Percevez-vous, actuellement, un rapprochement entre les communautés numériques et le monde de l’art ?
Si par les communautés numériques nous entendons les communautés numériques liées à l’art d’une manière ou d’une autre, alors oui, c’est certain. Cependant, s’agissant des soi-disant « arts électroniques » et l’ensemble du mouvement du « net art », la plupart de l’art numérique critique n’a jamais été complètement et officiellement reconnu par le monde de l’art contemporain. Bien sûr, à titre personnel, nous avons vu des œuvres exposées dans des galeries et des musées, mais il n’y a eu aucune rétrospective dans un grand musée officiel (comme cela a été le cas pour l’art vidéo) qui dirait, voici un nouveau chapitre de l’histoire de l’art contemporain. Mais oui, à mon avis, ce jour approche. Je suis dans l’attente du moment où cette reconnaissance officielle aura lieu. Un jour, un commissaire-star va jouer son atout et dire : vous savez, il s’est passé tout cela pendant 20 ans, et vous ne l’avez pas remarqué, mais je vais tout vous révéler à son sujet. J’attends ce moment avec impatience.

Pensez-vous que les musées, en général, devraient créer une extension de leurs expositions sur Internet comme le fait le Jeu de Paume ?
Oui, il s’agit de l’un des meilleurs exemples, à ma connaissance, de tentative de lien entre les deux dimensions. Je pense toutefois que ça n’est pas encore suffisant. Parce que si vous considérez ces deux choses, l’espace physique et l’espace en ligne, comme étant distinctes alors vous êtes dans une sorte d’ère pré-digitale. Ce que je veux dire, c’est que l’œuvre ne devrait pas se poursuivre en ligne, mais au contraire une partie de l’œuvre devrait être en ligne et l’autre partie dans l’espace physique. Il devrait y avoir une continuité entre ces deux dimensions.

propos recueillis par Dominique Moulon
Wroclaw, le 15/05/2015
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Neural : http://neural.it

Derrick Giscloux

Envisager la création et production dans une optique philosophique et politique, c’est depuis sa création, le but de CreArtCom, compagnie/studio de création singulière qui opère au cœur de Lyon. À travers des expositions, des festivals, des conférences et des workshops, CreArtCom propose une réflexion sur le thème omniprésent de la Singularité (apparition d’une intelligence artificielle dans les décennies à venir, NDR), du partage, du hacking, de la culture du libre et de la création artistique contemporaine dans sa plus totale modernité. Rencontre avec son fondateur, Derrick Giscloux.

Utopia, la cité qui bouge, CreArtCom / Creative Art Company. Scénographie pour le festival Electrochoc #9

Utopia, la cité qui bouge, CreArtCom / Creative Art Company. Scénographie pour le festival Electrochoc #9, Bourgoin-Jallieu, Isère, 2014. Photo: © David Strickler.

Derrick, tu es à l’origine de Creartcom (Creative Art Company). Peux-tu revenir sur l’historique de cette structure, sa naissance, ses buts, ses fonctions ?
CreArtCom est une compagnie artistique et un studio de création. Notre médialab (studio de création en arts et technologies) est situé à Lyon (Pôle-ALTNET) et une seconde antenne est envisagée en 2017 à Saint-Étienne. La création artistique est le cœur de métier. Nous créons et produisons des œuvres numériques, sujets de réflexions sur l’impact des technologies sur l’homme contemporain, le corps humain, le corps social, la cité. Ma plus proche collaboratrice, Lise Bousch (également ma compagne) est anciennement chargée de production de l’Opéra de Lyon. Cela élève notre niveau d’exigence et de savoir-faire en termes de production. Ensemble, et avec une équipe étendue, nous avons mené, entre autres, la direction, l’écriture et la production pour plusieurs éditions du festival Electrochoc entre 2012 et 2014, avec notablement une exposition d’art robotique et des choix de performances utilisant des IHM [Interactions Homme-Machine]. Progressivement les œuvres de CreArtCom sont de plus en plus ambitieuses. Pour 2017, l’équipe de CreArtCom conçoit une œuvre interactive basée sur un robot original (non anthropomorphique), conçu en partenariat avec des écoles spécialisées, des start’up et un Labex [Laboratoire d’Excellence, NDR].

Tu es aussi directeur artistique, musicien, concepteur, programmeur informatique et plus encore. Peux-tu présenter ton parcours ?
Depuis 2006, je travaille sur des projets très variés, en direction artistique, en écriture, en conception et en studio sur la réalisation. Je suis un artiste hybride et je contribue à des réalisations en art interactif orienté spectacle vivant et auprès d’artistes contemporains. Cela m’a permis de participer à quelques beaux projets : l’inauguration de la Tour Oxygène (deuxième building lyonnais), la création et l’enregistrement comme guitariste d’un opéra contemporain avec l’Ircam (Les Nègres de Michaël Lévinas sur le livret de Jean Genet), l’inauguration de la réouverture d’un grand cinéma lyonnais d’art et d’essai (Le Comoedia), la participation à la création du Big Bang Numérique d’Enghien-les-Bains (BBNE). Sans oublier le répertoire d’art interactif imaginé et produit avec CreArtCom. Durant deux saisons, j’ai écrit le projet arts numériques du festival Electrochoc (l’édition 8 Rendez-Vous en Territoires Infinis et l’édition 9 Utopia).

Quelles sont les raisons de cette pluridisciplinarité ? Goût ou nécessité ?
J’ai toujours suivi les courants d’avant-garde. Musicien, je touchais déjà à tous les styles et dans toutes les situations, sur scène, en studio, en solo, avec des orchestres, derrière mes guitares électriques, Midi, augmentées ou simplement acoustiques. Aujourd’hui peu importe que cela soit du design sonore, des dispositifs de lumière ou des scénographies interactives, je conçois, réalise et produis les œuvres qui m’intéressent et uniquement celles-ci. Pour cela, je tiens à remettre en question les systèmes établis. Je déteste le conformisme et le conservatisme. J’affectionne la rigueur et l’engagement, la créativité et l’effort d’où ma triple accointance pour les mondes artistiques, scientifiques et sociétaux. C’est ce positionnement qui m’a conduit à monter une entité telle que CreArtCom, mais aussi à fonder ALTNET.

Hackerspace, CreArtCom / pole ALTNET

Hackerspace, CreArtCom / pole ALTNET. Photo: D.R.

Peux-tu nous en dire plus sur Altnet justement ?
Le Pôle-ALTNET abrite une galerie d’art, un hackerspace, un medialab et une boutique d’informatique libre. Ce lieu est autogéré, c’est une fabrique indépendante consacrée à la culture numérique et qui accueille une communauté hétérogène : une vingtaine d’associations et d’entreprises et de nombreux porteurs indépendants de projets innovants, culturels, artistiques liés au numérique. Il s’est progressivement constitué un public diversifié autour d’un programme de rencontres variées : des expositions d’art numérique, des workshops, etc. Nous avons eu la chance de recevoir des personnalités comme Mitch Altman (TV-be-Gone, Drawdio), Mathieu Rivier et sa table tactile à facette, Lionel Stocard et ses mécanos mobiles, ou encore Arnaud Pottier (Golem). Enfin nous menons un cycle de rencontres nommées Les Dossiers de l’Écran, dédiées à l’impact des technologies sur la société, en partenariat avec l’association transhumaniste Technoprog, le Parti Pirate, Illyse (FAI associatif) et d’autres. Chaque conférence est consacrée à un sujet contemporain touchant au numérique et à la civilisation suivie d’un débat entre participants.

Tu le disais, Altnet abrite également un hackerspace. À quoi sert-il ? Qu’y fait-on ?
C’est le premier hackerspace de Lyon. Nous l’avons fondé en communauté. Le LOL — acronyme de Laboratoire Ouvert Lyonnais et palindrome de Lyon Open Lab — est un lieu de rencontre entre informatique, sciences et techniques. Tous types de profils d’adhérents y passent : étudiants, ingénieurs ou informaticiens en poste, chercheurs, et des hackers. Globalement la fonction d’ALTNET est de mettre le numérique au service des droits individuels et de l’intérêt général, de contribuer à une véritable culture du numérique sur le territoire. Les propriétaires de nos locaux ont été eux-mêmes impliqués au commencement de la démocratisation de l’informatique domestique dans la création d’entreprises de vente et services informatiques. Le cadre des propositions au public sous-tend une économie contributive. C’est une économie de la collaboration et du partage qui fait exister une programmation. Parmi quelques démonstrations de cette philosophie, nous proposons un Internet distribué par un FAI associatif (iLLYSE), et un hotspot WiFi qui est accessible sans mot de passe. La culture libre c’est l’avenir.

La philosophie de CreArtCom, concrètement, c’est quoi ?
En tant qu’artiste, je m’inspire des problématiques qui impliquent différents scénarios d’avenir déjà décrit depuis longtemps par les auteurs de science-fiction. Je fonde également mon œuvre sur ce champ. La cybernétique nous apprend que le tout surpasse l’ensemble de ses parties, que l’homme est plus performant que ses organes pris séparément, ou qu’un ordinateur possède des propriétés supérieures à la somme de ses composants. Si l’on comprend qu’un réseau d’ordinateurs aussi étendu, pénétrant et puissant que l’Internet implique, à terme, la naissance d’un organisme que nous n’imaginons pas encore, on peut comprendre alors que c’est à travers son rapport à lui-même et à son prochain que l’homme va fonder sa capacité de persistance. En somme la survie de l’homme face au cauchemar démiurgique qu’il est en train de réaliser dépendra de son empathie envers son environnement, et pas de son économie ou son niveau technologique.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

> http://www.creartcom.eu/
> http://derrickgiscloux.free.fr/

Il est peut-être temps d’écrire un Chthulucene Manifesto. « Mon » Chthulucène est le temps des compositions mortelles en jeu les unes pour les autres et les unes avec les autres. Cette époque est le kainos (-cène) des puissances continûment à l’œuvre qui constituent Terra, des myriades de tentacules avec toutes leurs temporalités, spatialités et matérialités diffractées et tissées. Le kainos est la temporalité du « maintenant » épais, fibreux et grumeleux, qui est, et n’est pas, ancien.

Endosymbiose : hommage à Lynn Margulis. Photo: © Shoshanah Dubiner, 2012.

Endosymbiose : hommage à Lynn Margulis. Photo: © Shoshanah Dubiner, 2012. www.cybermuse.com

Le Chthulucène est un maintenant qui a été, qui est, et qui est encore à venir. Le Chthulucène est un espace-temps diffracté sans relâche (souvenez-vous de ce que dit Karen Barad sur les champs quantiques dans Meeting the Universe Halfway). Ces puissances surgissent à travers tout ce qui est Terra. Elles sont destructrices/génératrices et ne sont à la portée de personne. Elles sont inachevées et elles peuvent être terrifiantes. Leur résurgence peut être terrifiante. L’espoir n’est pas leur genre, mais peuvent l’être des capacités à répondre, des respons-abilités exigeantes. Les forces terriennes tueront les insensés qui persisteront à provoquer. Tués, mais pas disparus, ces sots perdureront dans une destruction tentaculaire et continue.

Les puissances chtoniennes, à la fois génératrices et destructrices, sont parentes de la Gaïa de Bruno Latour et d’Isabelle Stengers, même si leurs Gaïas ne sont pas du tout identiques. Mais pour nous trois, Gaïa et ses parentes ne sont pas la mère; elles sont des gorgones serpentines comme la mortelle et indomptée Méduse; elles ne se préoccupent pas de la chose qui se nomme elle-même Anthropos, celui qui regarde vers le haut. Celui qui regarde vers le haut ignore comment rendre visite, comment être poli, comment exercer sa curiosité sans sadisme (souvenez-vous de Vinciane Despret et de Hannah Arendt). Dans l’Anthropocène (un mot dont j’ai fini par avoir également besoin), les entités chtoniennes joignent leurs forces dans une double-mort accélérée et provoquée par l’arrogance de ceux qui industrialisent, super-transportent et capitalisent, sur les mers, les terres, les airs et les eaux. Dans l’Anthropocène ces forces tentaculaires sont celles du feu carbone et du nucléaire; elles brûlent cet homme faiseur-de-fossiles, lui-même brûlant obsessionnellement de plus en plus de fossiles, fabriquant ainsi toujours plus de fossiles, dans une parodie sombre des énergies terrestres. Dans l’Anthropocène, les forces chtoniennes sont elles aussi actives; l’action n’est pas qu’humaine, pour dire le moins. Et, inscrites dans les roches et la chimie des mers, les forces surgissantes sont terrifiantes. La double mort aime les abysses hantés.

Les forces chtoniennes infusent tout Terra, ce qui inclut ses êtres humains, qui deviennent avec une foule hétéroclite d’autres. Tous ces êtres vivent et meurent, et peuvent vivre et mourir bien, peuvent prospérer, non sans souffrance et mortalité, mais sans pratiquer la double mort pour survivre. Les terriens, ce qui inclut les êtres humains, peuvent renforcer la résurgence (au sens d’Anna Tsing) des vitalités qui nourrissent les faims ardentes d’un monde divers et luxuriant. Le Chthulucène était, est, et peut encore être, empli de ce qu’Anna appelle des « résurgences de l’Holocène », « redevenues sauvages » — la continuation d’une Terre réensauvagée, cultivée et non-cultivée, dangereuse, mais abondante, pour des créatures en constante évolution, êtres humains inclus.

Autocollant Make Kin Not Babies! par Kern Toy, Beth Stephens, Annie Sprinkle. Mots de Donna Harway.

Autocollant Make Kin Not Babies! par Kern Toy, Beth Stephens, Annie Sprinkle. Mots de Donna Haraway. Photo: D.R.

Mixte et dangereux, le Chthulucène est la temporalité de notre monde, Terra. Le Chthulucène n’est pas un; il est toujours sym-chtonien, et non auto-chtonien, sympoïetique, et non autopoïetique. Tous ceux d’entre nous qui se soucient de régénération, de connexions partielles, et de résurgence doivent apprendre à bien vivre et mourir dans les enchevêtrements du tentaculaire, sans toujours chercher à couper ou lier ce qui les gêne. Les tentacules sont des antennes; elles sont parsemées de dards; elles goûtent le monde. Les êtres humains sont dans et de l’holobiome du tentaculaire, et les temps de consumation et d’extraction de l’Anthropos sont comme les plantations de monoculture et les tapis d’algues visqueuses qui s’étendent là où s’épanouissaient des forêts, des fermes et des récifs coralliens, en alliances multiples avec les temporalités et matérialités fongiques.

L’Anthropocène sera court. Il s’agit plus d’un événement frontière, comme l’extinction K-Pg (l’extinction du Crétacé-Paléogène), que d’une époque. Une autre mutation de l’épais Kainos s’annonce déjà. La seule question est, est-ce que « l’événement frontière » de l’Anthropocène/Capitalocène/Plantationocène sera bref parce que la double mort va régner partout, même dans les tombes de l’Anthropos et ses parents, ou parce que des entités multispécifiques, êtres humains inclus, auront réalisé des alliances solides et durables avec les puissances génératrices du Chthulucène, pour produire la résurgence et la guérison partielle face à la perte irréversible, de manière à ce que des mises-en-mondes de genres anciens et nouveaux puissent prendre racine ? Compost, pas posthumain…

Le Chthulucène est plein de conteurs. Ursula Le Guin en est l’une des meilleures, dans tout ce qu’elle écrit. Hayao Miyazaki en est un autre; souvenez-vous de Nausicaä de la Vallée du Vent. Et ensuite, allez visiter le jeu en ligne Inupiaq Never Alone. Regardez le trailer ! (http://neveralonegame.com/). Avec ces conteurs, mon prochain manifeste doit être Make Kin Not Babies!

Donna Haraway
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015
traduction: Ewen Chardronnet, remerciement à Isabelle Stengers et Vinciane Despret pour la dernière lecture

Donna Haraway est Professeur Émérite du Département de l’Histoire de la Conscience et du Département des Études Féministes de l’Université de Californie Santa Cruz, USA. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages, dont le Manifeste Cyborg et le Manifeste des espèces de compagnie.

Version revue de Donna Haraway and Cary Wolfe in Conversation, à paraître dans Manifestly Haraway (University of Minnesota Press, 2015) : ce texte poursuit l’effort de Donna Haraway à caractériser les différences entre l’Anthropocène, le Capitalocène et le Chthulucène, développé dans « Staying with the trouble: Sympoièse, figures de ficelle, embrouilles multispécifiques », traduction Isabelle Stengers, Vinciane Despret et Benedikte Zitouni, dans Gestes spéculatifs, dirigés par Isabelle Stengers et Didier Debaise, parution à l’automne 2015 aux Presses du Réel.

septembre / novembre 2015

> Édito :

Le rayon vert

Réchauffement climatique, disparition des espèces animales, épuisement des ressources naturelles… Le changement, c’est maintenant… L’apocalypse, aussi. Les scénarios qui se profilent sont dignes des meilleurs romans de science-fiction. Nous vivons une dystopie au quotidien, guettant l’indice de qualité de l’air, la montée des eaux, la fin du pétrole…

Les mauvais augures du mouvement écologiste des années 70s sont désormais une réalité en marche. Et la montée en puissance du green business, avatar opportuniste de la loi du marché, n’inverse pas la tendance. Pire, certains aspects de la gestion du recyclage, par exemple, sont loin d’être « équitables » et reconduisent les inégalités sociales; révèlant un « racisme environnemental » pour reprendre la formule de Razmig Keucheyan.

Difficile d’être optimiste au vu des catastrophes qui s’annoncent. Rien ne semble freiner cette « grande accélération ». Dans l’absolu, cette fin des temps de l’énergie fossile sera plus radicale qu’un holocauste nucléaire. Et pourtant, l’atome n’était pas mal dans le genre, générant paradoxalement des victimes qui n’étaient pas encore nées au moment de l’explosion des bombes ou des centrales… De fait, on comprend mieux le sens du mot « écocide »…

À ce barbarisme désignant le « suicide écologique » de l’humanité actuellement en cours fait écho le néologisme « anthropocène » qui désigne l’impact de l’activité humaine rapportée à l’échelle géologique. Une notion partagée par Ewen Chardronnet, rédacteur invité de notre dossier thématique, qui nous propose de « nouveaux récits du climat ». De nouvelles hypothèses, un regard différent où se mêlent des interrogations sur des « prototypes de science ouverte », sur la « tangibilité des désastres », sur des pratiques artistiques engagées et autres perspectives décentrées pour pallier la « sixième extinction ».

Des pistes — on n’ose pas dire des solutions, tant les pesanteurs politiques, techniques et psychologiques restent malheureusement sur-plombantes — où l’on espère que la science, et l’art comme facteur de prise de conscience, pourront contrer L’Empire qui mène « le troupeau aveugle » de l’humanité à sa perte. Pour mémoire, 43 ans avant la Cop21, le Club de Rome pointait déjà les limites de la croissance, la dégradation d’environnement lié à l’industrialisation et la surconsommation. Néanmoins, il reste une lueur d’espoir, verte évidemment, sur cet « horizon négatif ».

Laurent Diouf — Rédacteur en chef

> Sommaire :
Anthropocène / Transition écologique / Imaginaire & Biodiversité / Technologies & Géopolitique / Design & Hacktivisme / Art dystopique / Nouvelles alliances /

> Les contributeurs de ce numéro :
Adrien Cornelissen, Alexandra Daisy Ginsberg, Benjamin Hochart, Bureau d’Études, Christophe Bonneuil, Clémence Seurat, Denisa Kera, Dominique Moulon, Donna Haraway, Ewen Chardronnet, Jean-Marc Chomaz, Jean-Paul Fourmentraux, John Jordan, Julien Bellanger, Laurent Buffet, Laurent Catala, Laurent Diouf, Marko Peljhan, Maxence Grugier, McKenzie Wark, Michèle Martel, Rasa Smite & Raitis Smits.

> Remerciements :
MCD remercie particulièrement Ewen Chardronnet, Rédacteur en chef invité (dossier thématique), ainsi que tous les rédacteurs qui ont contribué à ce numéro.