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design, biologie synthétique et conservation

Si la nature est totalement industrialisée pour le bénéfice de la société — ce qui pour certains est un aboutissement logique de la biologie synthétique — en restera-t-il encore quelque chose à sauver ? À travers les codes du design, Alexandra Daisy Ginsberg teste et explore la délicate relation entre biologie synthétique et conservation.

Réintroduire du sauvage par la biologie de synthèse. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Revenons en arrière vers un présent révolu. Nous sommes au printemps 2013 et les principaux membres de deux communautés sont à bord d’avions, de trains et de voitures, en route pour une toute première rencontre. Il s’agit là d’une première congrégation de scientifiques à l’issue de laquelle la nature telle que nous la connaissons pourrait être entièrement reconfigurée; ces 36 heures pourraient être un jour considérées comme déterminantes dans la trajectoire de l’Anthropocène, l’âge de l’homme. Comment la biologie synthétique et la conservation de la nature façonneront-elles l’avenir ? C’est la question que pose la Wildlife Conservation Society, qui a lancé les invitations (1). Des écologistes, des biologistes de synthèse et des ONGs peuvent-ils se mettre d’accord sur un avenir commun ou bien la survie d’un domaine empêche-t-elle celle des autres ?

Tandis que la discussion progresse, il est clair que leurs chemins divergent. Le sixième épisode d’extinction de masse de l’histoire de la biologie pourrait avoir débuté et nous autres, les humains, en sommes la cause probable (2). Les conservationnistes regardent désespérément en arrière, essayant d’arrêter le temps, ou mieux, de l’inverser. Ils souhaitent protéger la biodiversité existante de l’impact de l’humanité, pour soutenir et préserver ce qui vit déjà. Pendant ce temps, les biologistes de synthèse, avec leur tournure d’esprit d’ingénieurs éprouvés à la résolution de problèmes, sont enthousiastes et impatients d’utiliser le génie génétique afin d’élaborer une nouvelle biodiversité pour « le bénéfice de l’humanité ».

Ces rêves sont plus compatibles qu’il n’y paraît. Les formes de vie du design biologique pourraient potentiellement aider à résoudre non seulement ce que nous percevons comme des problèmes humains — l’alimentation, les matières premières, l’énergie et les traitements médicamenteux —, mais il se pourrait bien qu’elles deviennent aussi des armes dans la lutte des conservationnistes contre les espèces invasives, la défaunation (perte de bio-abondance animale), l’acidification des océans, les agents pathogènes décimant la flore et la faune, la désertification et la pollution.

Ces derniers font remarquer que la dissémination d’organismes de synthèse, aussi nobles que soient les intentions de leur conception, est un acte irréversible. Ils redoutent les effets du transfert de matériel génétique du laboratoire à l’environnement naturel ou encore que l’utilisation de la biologie synthétique pour supprimer des populations (comme les moustiques porteurs de maladies) ne fasse que déplacer des problèmes vers de nouveaux vecteurs ou maladies. La biologie trouvera toujours un moyen de survivre et qu’elle soit disséminée intentionnellement ou par erreur, la biologie synthétique pourrait devenir une nouvelle bataille pour la conservation. Des détails concernant les mesures de biosécurité en cours de développement sont alors partagés : des disjoncteurs, des « gardes gènes » et des systèmes alternatifs d’ADN. Les ONGs réitèrent leur appel à un moratoire, exigeant de contenir l’ambition humaine jusqu’à ce que la complexité de la biologie soit mieux comprise.

Stewart Brand, pionnier de l’écologie, détaille son travail avec le biologiste de synthèse George Church pour faire revivre des espèces disparues, petites et grandes, du mammouth au pigeon voyageur. Il défend son mouvement de « désextinction » contre la critique l’accusant de détourner le financement de la conservation « réelle » ou de présenter la technologie comme un outil solutionniste, limitant ainsi l’élan à transformer le comportement humain. Brand fait valoir que les animaux ressuscités pourraient racheter nos erreurs passées et susciter de l’intérêt pour l’écologie.

Même l’instrumentalisme est présenté comme une raison de préserver la biodiversité. La nature contient des éléments précieux pour fabriquer une biologie nouvelle — une bibliothèque de matériaux pour une « bioéconomie » future — si seulement nous nous en occupions. La réunion se termine, les participants retournent à leurs préoccupations du moment. Le biologiste de synthèse Jay Keasling est parti pour lancer la production du produit phare dans ce domaine, son antipaludique cultivé en cuve pour pallier aux récoltes imprévisibles dans la nature. Les ONGs retournent à leur militantisme; les biologistes de synthèse à leurs laboratoires; les conservationnistes doivent s’occuper de forêts sauvages.

La forme que prendra le futur de la nature n’est pas encore décidée. Nous repartons avec davantage de questions que de réponses. Il s’agit de savoir si la technologie peut profiter à la fois à l’humanité et à la planète : l’environnement peut-il être autre chose qu’un instrument extrinsèque pour notre bien-être à long terme ? Pourrions-nous vraiment contrôler les inventions biologiques sur de longues périodes ? Peut-on préserver la nature en se tournant vers l’avant ? Si l’acte de préservation modifie irrévocablement sa nature, la nature peut-elle encore exister ? Il se peut que nous ne soyons pas capables de façonner son avenir. Comme les mammouths, l’Anthropocène a également tué la nature.

Bioaerosol Microtrapping Biofilm. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Designing for the Sixth Extinction projette un futur à partir de ces questionnements, en utilisant le langage du design pour étudier les tensions entre la conservation et la biologie synthétique. Anticipant le cadre sociétal d’un futur imaginaire, le projet extrapole la science et les débats actuels pour identifier les problèmes, tester les logiques, révéler les incohérences et explorer les aspects irrationnels de notre relation complexe à la nature et à son exploitation. La conception du futur comme un design (qu’on le perçoive comme une dystopie porteuse d’espoir ou une utopie critique, selon sa position) pourrait-elle avoir un impact sur la trajectoire du présent ?

L’œuvre explore la manière dont nous pourrions tolérer un réensauvagement (la stratégie de conservation qui permet à la nature de reprendre le contrôle) par la biologie synthétique. À quoi pourraient ressembler les « zones sauvages » de cet avenir biologique de synthèse ? Quatre voies réelles sous-tendent la logique de cet avenir : les extinctions de masse, la naissance de la pensée écologique et, avec elle, la politique environnementale, et l’essor de la biologie synthétique. Guidées par ces voies, quelles infrastructures politiques, juridiques et économiques pourraient émerger pour façonner une nature du futur ?

Le résultat pouvait être visualisé au Stedelijk Museum d’Amsterdam (également présenté en 2015 au ZKM de Karlsruhe) au moyen d’un très grand panneau photographique lumineux, de plus de deux mètres de large, une fenêtre sur ce qui semble être un cadre verdoyant, une forêt vierge. Une observation plus minutieuse permet au spectateur de percevoir des organismes inhabituels qui colonisent le sol et se répandent sur les arbres du sous-bois. Dans ce futur, de nouvelles « espèces de compagnie » ont été conçues pour soutenir les organismes et les écosystèmes naturels menacés d’extinction.

La biodiversité de synthèse a récemment été disséminée pour préserver cette nature que nous idéalisons. Son développement serait financé par des programmes d’entreprises de compensation biodiversité, atténuant l’impact de la bioéconomie et de sa monoculture de matière première de biomasse. Bien que controversée, la compensation biodiversité est une politique réelle actuellement testée ou mise en œuvre à travers le monde. Les terrains en friche se voient attribuer une note, le développement est simplement compensé par l’amélioration de la nature ailleurs, pour éviter une perte nette.

Calquées sur les comportements des champignons, des bactéries, des invertébrés et des mammifères, les quatre espèces fonctionnelles sont conçues pour être des outils écologiques. Elles remplissent le vide laissé par les mammifères disparus ou offrent une nouvelle protection contre des espèces étrangères, des pathogènes et la pollution. Dans la galerie, elles sont décrites en utilisant le champ lexical des demandes de brevets : des rendus numériques de machines biologiques in situ sont présentés sous forme de photographies aux côtés de schémas techniques fictifs, d’extraits de brevets et de modèles de prototypes.

La Self-Inflating Anti-Pathogenic Membrane Pump (pompe à membrane autogonflante anti-pathogène) combat la mort subite du chêne, une maladie actuellement incurable. Le brevet décrit un dispositif distribué par des spores qui établissent des réseaux semblables à des champignons filamenteux dans les chênes. Un capteur biochimique active le réseau si l’infection est détectée et une pompe s’auto-assemble, tel un champignon. La chambre extérieure est tapissée de vannes qui aspirent l’air tandis que l’organisme pousse et que la chambre intérieure produit un sérum anti-pathogène. Lorsqu’il est gonflé, la pression des forces différentielles pousse le sérum dans l’arbre infecté. Vidée, la pompe se dégonfle, se détache et libère des spores.

Le Bioaerosol Microtrapping Biofilm (biofilm de microcapture de bioaérosols) est un film respirant qui s’auto-régénère et recouvre les feuilles. Il piège les polluants atmosphériques et les particules de matière biologiques nocifs, y compris les virus, les bactéries et les spores fongiques qui menacent la biodiversité, comme les spores de Chalara fraxinea qui provoquent le dépérissement du frêne. Les toxines ainsi emprisonnées sont éliminées en toute sécurité lorsque les feuilles tombent.

La Mobile Bioremediation Unit (unité mobile de biorestauration) qui ressemble à une limace neutralise le sol rendu acide par la pollution. Sa couche inférieure distribue un liquide alcalin, tandis que le corps remue la couche arable. Programmés pour rechercher les sols acides, les capteurs de sa couche inférieure contrôlent le pH et la couleur de ses voyants passe du jaune au rouge dans les zones à problèmes.

L’Autonomous Seed Disperser (distributeur autonome de graines) est un dispositif itinérant de dispersion des graines qui remplace l’action des mammifères disparus qui autrefois propageaient les graines naturellement par leur piétinement, augmentant ainsi la biodiversité végétale. Au fur et à mesure qu’il arpente le sol de la forêt, ses poils grossiers, entrecroisés d’épines en caoutchouc sur sa surface maximisent la collecte et la dissémination tandis que son châssis enfonce les graines dans le sol.

Autonomous Seed Disperser. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Il se peut que l’échelle de ces designs soit un obstacle à leur réalisation. Ils représentent en partie ce que les designers Dunne & Raby appellent des « fonctions fictives » (3), cependant, les textes des brevets font référence à des directions de recherche réelles, ancrant l’existence de ces fictions dans le présent, tout en étirant ses limites. Ces applications se basent sur la réalité (même si elles ne sont pas aussi grandes que des limaces, on parle beaucoup de bactéries modifiées destinées à nettoyer la pollution) et ces dispositifs fonctionnent sur un ADN élargi à 6 bases qui produit des acides aminés inexistants dans la nature.

Bien que ce schéma politique soit imaginé ici comme le résultat de décennies de futures négociations autour de la biosécurité et de la dissémination, un ADN alternatif et de nouveaux acides aminés sont aujourd’hui véritablement à l’étude (4). Ici, l’ADN confère aux machines une véritable qualité de synthèse : les enzymes ne sont pas encore assez évolués pour digérer les protéines à partir desquelles ils sont fabriqués. Au lieu de cela ils se consomment entre eux, opérant dans un écosystème technologique clos. Des dispositifs de comptage génétique limitent le nombre d’exemplaires produits par chaque appareil, tandis que des interrupteurs génétiques limitent leur durée de vie. Ces techniques sont également proposées pour la biosécurité (5) (et la stratégie économique, comme pour les très critiqués « gènes terminator » de Monsanto).

Les machines biologiques ne se connectent pas entièrement à la nature; elles ne vivent que pour la préserver. Le statut taxonomique d’organismes technologiquement isolés, sans autre but que celui de sauver les organismes naturels est incertain. Sont-ils même vivants ? Si la nature est totalement industrialisée pour le bénéfice de la société — ce qui pour certains est un aboutissement logique de la biologie synthétique — en restera-t-il encore quelque chose à sauver ?

Les organismes conçus industriellement pour préserver les écosystèmes exigeraient des attitudes laxistes face au contrôle, au risque et à la propriété biologique. Cette discipline présente aujourd’hui deux récits de biosécurité : la technologie isolée en toute sécurité dans des cuves et celle opérant sans danger dans la nature. Le Secrétariat de la Convention sur la Diversité Biologique aborde cette dichotomie dans son rapport de 2015 et examine la régulation de cet avenir de la nature (6). Les biologistes de synthèse redoutent la perception du public, étant donné que leur obstacle majeur est le rejet constant de la modification génétique par le public. Cette « phobie de la synbiophobie », comme l’appelle la sociologue Claire Marris, la peur de la peur du public de la biologie synthétique (7), se manifeste à travers de vives critiques à l’encontre des biologistes de synthèse.

Lorsque les gens voient une œuvre au graphisme réaliste représentant une utopie, ils se préoccupent finalement peu des « brevets » qui soulèvent la question de l’instrumentalisation de la vie ou du titre fataliste, mais s’inquiètent cependant de l’idée que ce rêve puisse devenir réalité. Des articles aux titres comme « Synthetic Animals Will Save the Planet » (les animaux de synthèse vont sauver la planète) (8) se sont alors multipliés sur internet et si j’avais cherché à explorer la manière dont les biologistes de synthèse affirmaient que leur science pourrait aider à sauver la nature, tout à coup j’étais devenue celle qui allait la sauver. La designer Alexandra Daisy Ginsberg propose que des créatures soient lâchées dans la nature pour sauver les espèces en voie de disparition et nettoyer la pollution. Elle a déjà conçu quatre organismes à cet effet…

En lisant l’article, il apparaissait évident qu’il s’agit d’une provocation, mais dissociée du contexte maîtrisé de la galerie, l’œuvre était effectivement devenue férale (10). Dans un débat à la radio, un généticien alla jusqu’à argumenter que la biorestauration par le biais de grands organismes était peu probable en raison de la grande complexité des écosystèmes; le design de micro-organismes semblait une meilleure idée (9). À la fin de la discussion, nous convenions tout de même que le simple fait qu’ils soient plus petits n’en garantissait pas un meilleur contrôle.

Les biologistes de synthèse étaient essentiellement concernés par le fait que la fiction présentait un rêve irréalisable qui n’aboutirait qu’à de la déception : la biologie synthétique n’allait pas sauver la nature. Tandis que nous revenons de cet avenir vers le présent, peut-être la question n’est-elle pas Comment la biologie synthétique et la conservation façonneront-elles l’avenir de la nature ?, mais plutôt, comment voulons-nous façonner son avenir ?

Alexandra Daisy Ginsberg
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #79, “Nouveaux récits du climat”, sept./nov. 2015

Alexandra Daisy Ginsberg développe des approches expérimentales afin d’imaginer des idéaux alternatifs autour du design. Daisy est l’auteur principal de Synthetic Aesthetics: Investigating Synthetic Biology’s Designs on Nature (esthétique de synthèse : enquête sur les desseins de la biologie synthétique pour la nature) (MIT Press, 2014). The Dream of Better (rêver le mieux), sa thèse de doctorat au Royal College of Art, utilise le design pour interroger la manière dont nous définissons le « mieux ».

Intérêts divergents entre biodiversité passée et future. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

(1) « How will Synthetic Biology and Conservation Shape the Future of Nature? », University of Cambridge, Cambridge, du 9 au 11 avril 2013. c.f. https://secure3.convio.net/wcs/site/SPageNavigator/Cambridge.html;jsessionid=E7B9DF2282B8B03028AE9CC9F77A9661.app353a

(2) Kolbert, Elizabeth. The Sixth Extinction: An Unnatural History. London, Bloomsbury Publishing, 2014.

(3) Dunne & Raby and Troika. « Fictional Functions and Functional Fictions ». Dunne & Raby. www.dunneandraby.co.uk/content/bydandr/46/0.

(4) Cf. les travaux du Chin Lab ou du Benner Group.

(5) Caliando, Brian J., et Christopher A. Voigt. « Targeted DNA Degradation Using a CRISPR Device Stably Carried in the Host Genome » dans Nature Communications 6 (19 mai 2015). doi:10.1038/ncomms7989.

(6) Secretariat of the Convention on Biological Diversity. « CBD Technical Series n°. 82: Synthetic Biology », mars 2015. www.cbd.int/ts/cbd-ts-82-en.pdf

(7) Marris, Claire. « The Construction of Imaginaries of the Public as a Threat to Synthetic Biology ». Science as Culture 24, n°1 (2 janvier 2015), 83–98. doi:10.1080/09505431.2014.986320.

(8) Dvorsky, George. « Synthetic Animals Will Save the Planet ». iO9, 13 novembre 2013. http://io9.com/genetically-modified-animals-will-save-the-planet-1463801439.

(9) « Mutations in Nature », The Forum. BBC World Service, 24 novembre 2014. www.bbc.co.uk/programmes/p02c3zgc.

(10) Se dit d’un animal domestique qui est retourné à l’état sauvage. Ndlr.

 

théorie pour l’Anthropocène

La bonne nouvelle c’est que cette civilisation s’achève. Tout le monde est au courant. L’autre bonne nouvelle c’est que nous pouvons commencer ensemble à en construire une autre, ici et maintenant, sur les ruines et avec les vestiges de l’ancienne.

HeHe, Champ d’Ozone, 2011. Le dispositif exploite les données analytiques de la qualité de l’air et les transpose visuellement sur une des vitres de l’espace d’exposition. Photo: D.R.

Le sous-titre de mon livre Molecular Red (rouge moléculaire) est Theory for the Anthropocene (théorie pour l’Anthropocène) (1). Vous pouvez choisir d’appeler ça l’anthropocène, le misanthropocène, l’anthrobscène voire, à la manière de Marx, l’échange métabolique. Appelez ça comme bon vous chante. Appelez ça le capitaloscène, tant que vous gardez à l’esprit que si le capitalisme devait être aboli demain les problèmes de l’échange métabolique ne seraient pas pour autant résolus d’un coup de baguette magique.

Molecular Red n’est pas une théorie de l’Anthropocène. Je ne suis pas un scientifique de la terre. Il s’agit d’une théorie pour l’Anthropocène. C’est une théorie pour cette époque où la vie sociale ne peut plus être envisagée comme une sphère autonome, séparée de la base de ses conditions naturelles d’existence. C’est la théorie pour ce moment où les ouvrages collectifs de sept milliards d’humains déstabilisent leurs propres conditions d’existence à l’échelle planétaire.

D’un point de vue émotionnel, il peut être difficile d’accepter que notre monde se dirige lentement à sa perte. C’est pourquoi je présente cela comme une histoire de bonnes nouvelles. Allons de l’avant pour construire un monde nouveau sur les ruines de l’ancien. Tout ce qui est solide fond dans l’air. À vrai dire, ce principe est en passe de devenir réalité. La solidité apparente des bases naturelles des relations sociales fond sous les fortes concentrations de carbone atmosphérique que le travail collectif diffuse dans l’air.

Quel rôle mineur une simple théorie spéculative peut-elle jouer dans une entreprise aussi audacieuse que la construction d’une nouvelle civilisation ? Eh bien, les livres de théorie traitent de concepts. Ainsi, un bon fait est surtout vrai, mais s’applique à quelque chose de spécifique tandis qu’un bon concept est en partie vrai, mais s’applique à de nombreuses choses. C’est un moyen de grouper les faits selon des modèles. Les faits sont nouveaux, ils requièrent de nouveaux modèles.

Les nouvelles théories sont fabriquées à partir des vieilles. Nous devons étudier l’écart entre le monde et les idées pour trouver dans les archives de la pensée ancienne quelques modèles susceptibles de nous aider à comprendre le présent de façon tout aussi familière qu’étrange. Une bonne théorie montre à la fois l’état actuel du monde et l’état passé de la pensée sous un nouveau jour.

Ainsi, pour penser et travailler dans une situation qui présente de nouveaux éléments — comme l’Anthropocène — nous pourrions utiliser une nouvelle théorie, ou une « nouvelle-vieille » théorie, en partant de quelques archives oubliées. Je ne crois pas que les grands noms sanctifiés dont nous lisons les œuvres — ou dont nous entendons parler — dans nos études universitaires, dans les médias voire à l’école du parti soient encore très pertinents. La plupart de nos théoriciens cultes sont des penseurs de l’Holocène — d’un temps où la terre était stable. Ils ne sont pas des penseurs de l’Anthropocène, cette époque où la terre est devenue instable.

Si nous souhaitons bâtir une nouvelle civilisation qui puisse faire face à un monde instable, nous pourrions commencer par fouiller dans les ruines de la dernière grande tentative de construction d’une civilisation nouvelle. Une tentative qui a échoué. L’Union Soviétique a duré moins d’un siècle. La seule chose l’on ne puisse lui reprocher c’est son manque d’ambition.

Je commence Molecular Red en parlant d’Alexandre Bogdanov. Il était le rival de Lénine à la tête des bolcheviks. Après avoir été répudié par Lénine, il se consacra à la théorie, la science et la science-fiction. Voici quelques-uns des éléments qui à mon avis font de lui un précurseur dont nous pouvons utiliser la théorie dans le présent.

Alexandre Bogdanov jouant aux échec avec Lénine durant une visite à Maxim Gorky, Capri, 10-17 avril 1908. Photo: D.R.

Tout d’abord, il a failli élaborer la bonne théorie du changement climatique dès 1908. Ensuite, il a pratiquement compris le cycle du carbone vers 1920. Pas mal pour un théoricien marxiste en cavale doublé d’un scientifique amateur. Il a compris la corrélation entre travail et nature dans le sens où la nature n’est ni statique ni permanente. La nature résiste.

D’autre part, il a pensé que le travail devait vaincre le capital pour pouvoir venir à bout d’un problème beaucoup plus fondamental, celui du rapport entre le travail et la nature. Ceci me semble crucial. Pour Bogdanov, le travail s’intègre à deux relations : l’une, fausse et temporaire, avec le capital; l’autre, inéluctable et vraie, avec la nature (où la nature représente ce que le travail doit affronter et qui lui résiste).

Troisièmement, il ne s’était rallié à une aucune philosophie marxiste dogmatique pour arbitrer sa praxis. Pour lui, être marxiste signifiait penser du point de vue du travail et essayer d’organiser les connaissances et le travail en synergie. Toutes formes de travail (qu’il soit industriel, sensible ou scientifique) produisent des connaissances et la fonction du marxisme réside dans l’organisation d’une coordination fraternelle de toutes les connaissances du travail portant sur le monde. Pour Bogdanov, le marxisme est une forme de connaissance et de collaboration fraternelle émancipée des rapports de force et d’échange.

L’idée que les Soviétiques ont perdu et l’Occident a gagné est un artefact fabriqué par l’idéologie de la guerre froide. Dans Molecular Red, je relate une parabole historique différente. L’échec de la civilisation soviétique préfigure l’échec de notre civilisation. Ironiquement, elles souffrent toutes deux du même revers tragique. Les superstructures étincelantes de ce monde, comme celles-là, ignorent la dette qu’elles ont envers une base née du remaniement de la nature par le travail social.

De tous les théoriciens fous, grincheux, géniaux, marxistes ou non issus du XXe siècle, ce pauvre vieux Bogdanov n’a jamais été tout à fait redécouvert. Des vieux marxistes aux « soixante-huitards », aux post-structuralistes, aux déconstructivistes et jusqu’aux réalistes spéculatifs, presque tout le monde l’a ignoré ou traité comme un hérétique. Ironiquement, c’est dans l’Union Soviétique qu’il a le mieux survécu grâce aux attaques virulentes quoique peu judicieuse de Lénine à son encontre dans Matérialisme et Empiriocriticisme. Il était le « mouton noir » désigné par le marxisme soviétique officiel.

Bogdanov est bien connu dans l’univers de la théorie des systèmes comme un précurseur voire une source obscure, en dehors de quoi il reste largement oublié. Il existe une traduction française de certains de ses écrits, publiés dans la collection de Louis Althusser [Maspero, NDLR], mais Althusser lui-même et ses élèves ont généralement reproduit les déclarations soviétiques officielles et dogmatiques à son sujet. Il n’apparaît nulle part, même pas là où on l’aurait attendu comme, par exemple, dans la pensée des Deleuziens ou des autonomistes italiens.

Quelqu’un a tout de même revisité des éléments clés de sa méthode, les remettant au goût du jour sans même s’en rendre compte. Il s’agit de Donna Haraway. Haraway n’est généralement pas rangée du côté des penseurs marxistes, même si elle a utilisé la théorie critique disponible en Amérique dans les années 1970, dont la pensée de Marcuse.

Cependant, ce que je trouve le plus intéressant c’est sa rencontre précoce avec le biologiste, biochimiste et historien des sciences et de la technologie chinoise, le marxiste Joseph Needham. Malgré son adhésion publique au marxisme-léninisme, dans les faits, la pratique intellectuelle de Needham me semble plus proche de Bogdanov. En effet, la « philosophie spontanée » des personnes formées aux sciences ou aux techniques qui s’intéressent à une compréhension accrue du monde et de ses actions peut être caractérisée de Bogdanovisme.

Ainsi, la seconde moitié de Molecular Red puise son inspiration chez Donna Haraway, dans l’analogie entre cet empire américain déchu et l’Union Soviétique de Bogdanov. Voici quelques aspects de son travail que je trouve utile pour notre époque.

HeHe, Fracking Futures, 2013. Fracking Futures met en scène le modèle réduit d’un site de fracturation hydraulique pour extraire le gaz de schiste. Photo: © HeHe.

Tout d’abord, comme Bogdanov, Haraway pense du point de vue du travail, mais chez elle le travail s’incarne dans le cyborg, ce désordre « schizo » de chair et de technologie, avec ses nombreux genres et races. Nous sommes même, comme elle le décrit, un embrouillamini multi-espèces. Haraway a anticipé le type de travail que nous effectuons à présent et le type de travailleurs que nous sommes devenus.

D’autre part, comme Bogdanov, elle s’est intéressée à l’espace entre la nature et le travail, ou ce qu’elle synthétise en un mot la natureculture. Elle n’a jamais mis le monde naturel entre parenthèses et le traite comme une donnée ou une constante. Ni l’un ni l’autre ne sont en ce sens des penseurs de l’Holocène.

Troisièmement, comme Bogdanov, elle porte un intérêt à la fois vif et respectueux (bien que critique) aux sciences naturelles. L’approche de Bogdanov questionnait la manière dont l’organisation sociale du travail génère des métaphores qui façonnent la vision du monde dans lequel la science doit se battre pour une connaissance vérifiable. Haraway se penche davantage sur la manière dont l’organisation du pouvoir de genre et de race génère les métaphores qui façonnent la vision du monde dans lequel la science doit se battre pour obtenir la connaissance vérifiable.

Il me semble frappant que dans l’Amérique d’aujourd’hui, on puisse réprimander les gens pour avoir manqué de respect à autrui en raison de leur race, leur genre ou leur sexualité, mais qu’il soit, en quelque sorte, acceptable de manquer de respect à ceux dont l’identité repose sur un « mode de vie » scientifique et technique. Toute personne sensée et raisonnable reconnaît aujourd’hui que le changement climatique est bien réel. Pourtant le manque de respect envers les gens qui travaillent sur la production des données factuelles du changement climatique reste toléré. À une époque où les scientifiques du climat reçoivent des menaces de mort, il me semble vital d’affirmer clairement que nous nous rangeons de leur côté à eux, et non pas de celui des négationnistes du climat — et pas seulement des conservateurs – qui utilisent les vieux syntagmes rhétoriques du savoir des sciences humaines pour occulter l’Anthropocène.

Ainsi, la deuxième partie de Molecular Red est centrée sur Donna Haraway, en tant que guide pour notre civilisation actuelle, dans sa réalité de complexe militaro-médiatique (military entertainment complex). Haraway, comme Bogdanov, imagine un ouvrier cyborg pris en un seul et même temps dans le réseau de relations sociales de pouvoir et travaillant pourtant dans, sur, à travers et en tant que « nature ». Ainsi je trouve chez Bogdanov, Haraway et leurs camarades respectifs, les outils conceptuels capables de nous aider à effectuer trois choses, que je définirai ici sous forme de questions.

Tout d’abord, que signifie aujourd’hui penser du point de vue du travail ? Peut-il y avoir des alliances entre ceux qui exécutent toutes sortes de travail : manuel, intellectuel, sensible, précaire, artistique, scientifique ? De tels labeurs peuvent-ils être organisés en dehors des relations d’autorité ou d’échange ? Pouvons-nous nous auto-organiser ?

D’autre part, pouvons-nous, dès à présent, commencer à travailler dans nos institutions, notre vie quotidienne, nos mouvements sociaux respectifs, à renforcer la capacité à collaborer, à construire une vie qui soit (au moins en partie) autre chose qu’une forme de marchandise ? Bogdanov pensait que le travail devait en premier lieu assurer la défaite du capital et ensuite aborder le problème plus complexe de la relation entre travail et nature. Il se pourrait toutefois que nous ayons à régler ces deux problématiques à la fois.

Troisièmement, pourrait-on faire appel à une sorte d’imagination utopique, mais au sens opposé de celui communément accordé à l' »utopie » ? Au lieu d’un idéal impossible, l’utopie pourrait-elle être une façon pragmatique et constante de proposer des formes de vie possibles ? Après tout, ce sont les auteurs des utopies, et non pas ceux des romans bourgeois, qui posent les questions dérangeantes concernant ceux qui effectuent les tâches ingrates et sortent les poubelles. Dans Molecular Red, je suis une ligne de pensée des utopies qui passe par Bogdanov, son « disciple » du Proletkult Andreï Platonov, Haraway et son compatriote californien Kim Stanley Robinson.

Ces trois questions portant sur l’organisation des connaissances, l’organisation du travail et l’organisation de l’affect illustrent en quelque sorte les trois problèmes classiques de la théorie [critique kantienne, NDLR] : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? Molecular Red parle de vivre, d’aimer et de travailler à la lumière de ces problématiques et en période d’instabilité. Comme Raoul Duke l’a déclaré : Quand les choses deviennent bizarres, les bizarres deviennent des pros. Ainsi il est temps de revenir aux archives pour en extraire quelques dossiers étranges. Nous allons avoir besoin de nouvelles figures historiques pour notre prochaine civilisation.

McKenzie Wark
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept./nov. 2015

McKenzie Wark est un écrivain et universitaire d’origine australienne. Wark est connu pour ses écrits sur la théorie des médias, la théorie critique, les nouveaux médias et l’Internationale Situationniste. Ses œuvres les plus connues sont A Hacker Manifesto (manifeste du hacker) et Gamer Theory (théorie du gamer).

(1) McKenzie Wark, Molecular Red, Theory for the Anthropocene, Verso (USA, 2015).

œuvre d’art et activisme à l’âge de l’Anthropocène

Le Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle prépare pour décembre les Climate Games autour de la COP21, la conférence sur le climat. Des jeux qui s’inscrivent dans le contexte de la mobilisation militante mondiale pour la « justice climatique ». John Jordan nous livre ici son témoignage d’artiste et activiste engagé sur ces questions depuis de nombreuses années.

Costumes comestibles pour la performance du Laboratoire d'Imagination Insurrectionnelle What is Enough? au Kampnagel Sommerfestival, Hambourg, 2012.

Costumes comestibles pour la performance du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle What is Enough? au Kampnagel Sommerfestival, Hambourg, 2012. Photo: © Labofii.

Il y a exactement 100 ans, confronté au massacre inimaginable de la Première Guerre mondiale, le poète Samuel Rosenstock alors âgé de 19 ans changea de nom pour se faire appeler Tristan Tzara, ce qui signifie « terre triste » en roumain, sa langue natale. Avec un groupe d’artistes venant de différents pays, il s’installa en Suisse, pays neutre, dans un acte de désertion qui devait lancer un mouvement refusant le mythe de l’autonomie de l’art, à la recherche d’une véritable action politique. Les graines à l’origine de toutes les avant-gardes du 20ème siècle étaient semées.

Réunis au sein d’un collectif informel, ces artistes se donnèrent le nom de mouvement Dada  — « ce qui ne veut rien dire » — dont l’objectif n’était pas de faire de l’art, mais de transformer les valeurs d’une société pourrie par le recours à la provocation et à des actes qui, espéraient-ils, allaient déclencher une révolution. Le refus de la guerre, du travail, de l’art, de l’autorité, du sérieux et de la rationalité prenaient tout leur sens dans le sillage de l’horreur. Leur réaction face au désastre fut d’attaquer tout ce qui représentait les valeurs d’un monde qui les dégoûtait. Contre la machinerie de mort, leur manifeste de 1918 se terminait par deux mots en lettres majuscules : LA VIE.

L’encre du manifeste Dada était à peine sèche qu’une nouvelle génération d’artistes se trouva confrontée à une autre apocalypse, en réalité plusieurs, avec les génocides de la Deuxième Guerre mondiale, le bombardement de Nagasaki et Hiroshima, puis la longue Guerre froide qui s’ensuivit. L’éventualité d’une guerre nucléaire qui modifierait l’atmosphère et plongerait le monde dans un hiver nucléaire, éradiquant toute VIE sur Terre, restait toujours dans le champ des possibles au cours des décennies d’après-guerre. La réaction des artistes fut une autre forme de désertion. Convaincus de l’impossibilité de représenter la réalité d’un monde sur le chemin de l’autodestruction totale, ils ne peignirent rien. C’est de cette angoisse qu’est né l’expressionnisme abstrait.

On retrouvait là une combinaison idéale de valeurs pouvant servir la « guerre psychologique » anti-communiste menée par la CIA à l’époque. La liberté individuelle, sans responsabilité, constituait l’essence du sujet capitaliste et l’expressionniste abstrait en était l’incarnation. Généreusement financé par la CIA, le Congrès pour la liberté de la culture, avec l’aide du Musée d’art moderne de New York, propriété des Rockefeller, organisa d’énormes expositions d’expressionnisme abstrait dans tout le monde occidental, avec une attention particulière sur la capitale mondiale de l’art de l’époque, Paris. L’inutilité des artistes était devenue un outil remarquable de l’hégémonie culturelle états-unienne. Le centre du pouvoir économique et culturel devait rapidement basculer du Vieux Continent vers le Nouveau Monde, et l’apocalypse suivre son cours, prenant désormais la forme de la société de consommation capitaliste pour tous.

Des développeurs travaillant à l'application de cartographie des Climate Games

Des développeurs travaillant à l’application de cartographie des Climate Games durant un Hackathon Hackcop21 en Belgique, 2015. Photo: © Labofii.

Anthropocène ou Capitalocène ?
Vingt ans plus tard, je décidai de devenir artiste, l’année où Margaret Thatcher entamait son troisième mandat en clamant : la société n’existe pas; il y a seulement des individus en concurrence les uns avec les autres. Les politiques néolibérales et les valeurs individualistes imposées sur le reste du globe à cette époque ont tout simplement alimenté la machine du suicide planétaire. Avec la mondialisation néolibérale, la guerre entre capitalisme et VIE sur Terre gagna en intensité.

La question n’était plus de savoir SI une guerre nucléaire allait déclencher l’apocalypse. Cette dernière était déjà là, produit de la guerre du capitalisme contre la biosphère, avec comme armes la croissance économique et la consommation de masse. À la peur que quelqu’un « puisse » appuyer sur le bouton rouge s’était substituée une inquiétude sourde provoquée par la guerre menée ici et maintenant, une guerre provoquant l’effondrement des systèmes permettant la survie de l’humanité, à savoir son atmosphère, ses mers et ses terres.

J’étais donc le rejeton d’une autre forme d’apocalypse, l’Anthropocène, catastrophe climatique qui devrait tuer 100 millions de personnes au cours des 18 prochaines années, soit autant que les deux guerres mondiales combinées. Et l’essentiel des victimes se trouvera dans des pays qui produisent peu de CO2. En réalité, le changement climatique, qui est la traduction de la guerre de l’économie contre l’écologie, est une guerre contre les pauvres, une guerre dans laquelle les responsables ne seront pas les premiers touchés.

Le nom de Capitalocène serait peut-être plus approprié, parce que c’est le capitalisme industriel qui est en train de modifier de manière irréversible les cycles naturels de la biosphère, et non l’humanité. La nature est désormais un produit de la culture, la distinction ancienne entre histoires naturelle et humaine, entre culture et nature, s’est effondrée. Confrontés à cette réalité, que font les artistes d’aujourd’hui ? Allons-nous continuer à faire de l’art comme avant, ou allons-nous transformer radicalement le concept même d’art dans cette nouvelle époque ?

Des artistes, développeurs, gamers et activistes discutent le gameplay des Climate Games lors d'un Hackathon Hackcop21 en Belgique, 2015.

Des artistes, développeurs, gamers et activistes discutent le gameplay des Climate Games lors d’un Hackathon Hackcop21 en Belgique, 2015. Photo: ©Labofii.

Compensation culturelle et bonne conscience
De nombreux artistes qui depuis des décennies n’avaient rien à faire de la politique ne parlent plus aujourd’hui qu’Anthropocène et changement climatique. L’organisation de la prochaine conférence de l’ONU sur le climat près de Paris en décembre y est certainement pour quelque chose, la ville entière devenant, comme toujours en pareil cas, une vitrine d’un monde durable. Toutes les institutions, depuis les multinationales jusqu’aux musées, se sentent obligées de se mettre au diapason. Peu d’entre elles vont parler de guerre, et encore moins de la nécessité d’un changement radical sur le plan culturel et économique.

Il n’est pas difficile de constater que le monde de l’art parisien a été inondé par toutes sortes de formes d’artwashing cette année. Première à s’élancer a été l’initiative The art of change dont le premier événement consistait à imaginer un plan d’action qui mobilisera les citoyens pour la COP21, intitulé Conclave des 21. Pendant deux jours, la Gaité Lyrique devait réunir 7 jeunes leaders de la mobilisation contre le réchauffement climatique, 7 artistes engagés et 7 entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire pour brainstormer et imaginer une action.

Le parrain de l’initiative, l’entrepreneur Tristan Lecomte, a fait partie des nominés du prix Pinocchio décerné par les Amis de la Terre aux pires entreprises en matière de greenwashing. Il n’est alors pas surprenant de retrouver comme commissaire de l’initiative quelqu’un qui a collaboré auparavant avec COAL, une société de production en art et environnement, dont les prix artistiques étaient financés par Price Waterhouse Coopers et le groupe Egis, multinationale qui construit des autoroutes et des aéroports.

De son côté, Bruno Latour a été à l’initiative en mai dernier d’une simulation de la COP21 avec son Théâtre des négociations, simulation « alternative » du sommet. Le slogan qui accompagne l’initiative est Paris Climat 2015 – MAKE IT WORK (« faire en sorte que ça marche »,en français). Mais la question reste de savoir pour qui cela doit marcher ? À en juger par la liste des sponsors de l’initiative, on peut clairement identifier les bénéficiaires de cette vision du futur. Selon un rapport de la NASA, les automobiles constituent la principale source de production de gaz destructeurs du climat, mais cela n’a pas empêché l’initiative d’accepter d’être financée par Renault/Nissan, ainsi que par Rexel Energy, fournisseur d’infrastructures électriques pour l’industrie mondiale, notamment l’extraction minière, les raffineries de pétrole, les appareils de forage, les centrales électriques à charbon et terminaux de GNL. Parmi les autres sponsors, et pas des moindres, on peut aussi citer EDF, qui construit et gère des centrales à charbon, à gaz, ainsi que des centrales nucléaires dans le monde entier. C’est comme si, au 18ème siècle, quelqu’un avait monté une pièce de théâtre sur l’abolition de l’esclavage financée par des marchands d’esclaves.

Au cours de la dernière plénière de l’événement, l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro lança haut et fort : M. Latour, ne cachez pas la vérité, n’oubliez pas de parler des causes, arrêter de dramatiser les conséquences : vous connaissez les 40 sociétés coupables, les 10 personnalités richissimes coupables, vous avez les numéros de téléphone… Appelons-les ! Mais cela reste bien sûr hors de question, car il y a trop de capital culturel en jeu, et le capital culturel a plus de valeur pour l’élite que les systèmes qui permettent à nos sociétés de survivre.

Pendant la COP21, l’artiste belgo-tunisienne Naziha Mestaoui va marier le « beau » et le « durable », avec One Heart One Tree, une œuvre d’art monumentale qui donnera naissance à une forêt virtuelle sur les monuments les plus célèbres. « Planté » par le public en utilisant projections en mapping et une appli smartphone, pour quelques euros, chaque arbre virtuel créé sera, d’autre part, réellement planté dans le cadre de projets de reforestation et de plantation. Le projet aux kilowatts et kiloeuros est soutenu par Citizen Luxury, une société de conseil développement durable pour l’industrie du luxe. Bien évidemment les compensateurs de conscience pour les ultra-riches adorent l’art, spécialement l’art numérique.

L’art est en effet devenu un beau moyen de faire de la « compensation culturelle » pour le capitalisme. Le principe de la compensation consiste à payer quelqu’un pour planter un arbre (par exemple par l’intermédiaire d’un site web d’une compagnie aérienne qui le propose) pour permettre à celui ou celle qui paye de prendre l’avion sans se sentir coupable. La logique est la même que celle des marchés de compensation carbone. Mais la compensation est une réponse à peu près aussi rationnelle au problème que l’était la possibilité de payer pour l’absolution des péchés au Moyen-Âge.

Selon le climatologue de renommée mondiale Kevin Anderson, qui refuse de voyager en avion : Compenser est pire que ne rien faire. Cela n’a aucune légitimité scientifique et l’idée, dangereusement trompeuse, est certainement responsable d’une augmentation nette du taux d’émissions mondiales en valeur absolue. Continuer à consommer, continuer à polluer, sans besoin de changer de comportement, les choses peuvent continuer comme si de rien n’était, avec juste un peu moins de culpabilité. Mais les entreprises ne se contentent plus seulement de greenwashing, elles ont maintenant aussi recours à l’artwashing, pratique magique qui transforme l’art « radical » en outil de normalisation de comportements criminels.

Boucliers pour se protéger de la violence policière, avec des portraits de personnes victimes de catastrophes climatiques.

Boucliers pour se protéger de la violence policière, avec des portraits de personnes victimes de catastrophes climatiques. Le Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle et le Camp Climat de résistance à la troisième piste de l’aéroport d’Heathrow, Londres, 2007. Photo: © Kristian Buus

La politique du leurre
On peut aisément comprendre pourquoi les sociétés multinationales qui détruisent le climat veulent s’associer aux formidables causes progressistes de l’art et de l’écologie. Plus besoin de financement de la CIA, artistes et intellectuels sont prêts à faire toutes sortes de concessions pour créer un vernis culturel dans le vent, derrière lequel ceux qui alimentent la machine suicidaire peuvent se cacher. Les palais de la culture sont minutieusement conçus pour qu’ils puissent y faire les clowns, pendant que les rois et les reines de l’industrie et de la finance continuent de jouer à la roulette russe avec notre avenir en s’enrichissant.

Une façon plus juste de voir les choses serait de réaliser que ces entreprises ne soutiennent pas les arts, mais que les arts soutiennent leurs mensonges sur le fait qu’elles s’intéressent à autre chose que faire du profit, même si cela signifie détruire tous les systèmes indispensables à la vie sur la planète. L’artwashing s’apparente à l’anesthésie, à quelque chose qui nous rend insensibles, qui nous empêche de percevoir la réalité qui est au cœur de la toxicité de notre culture capitaliste. Nous sommes là à l’opposé d’un agir esthétique, d’un agir qui nous permet de ressentir le monde, de le vivre intensément au plus profond de nous-mêmes. Tristan Tzara s’engagea contre les fascistes en Espagne, puis rejoignit la résistance française. Pour protéger la VIE, il savait qu’il fallait renoncer à son petit confort et se mettre parfois en danger. On a cependant du mal à imaginer de nombreux artistes contemporains abandonnant le confort de leurs ateliers et de leurs studios de répétition pour se battre contre un ennemi.

La COP21 va être le théâtre d’innombrables variantes de compromis. Dans les 86 pages de documents de préparation pour le sommet de l’ONU, les mots « combustibles fossiles » apparaissent seulement deux fois. Tout le monde sait bien que l’accord signé ménagera les marchés, les multinationales des combustibles fossiles qui font des profits et le système capitaliste redynamisé derrière le vernis du « développement durable ».

À Paris, vous allez décider qui va vivre ou pas, dit récemment un délégué africain à Nicolas Hulot, l' »ambassadeur planétaire » de la France. L’accord ne portera pas sur le maintien des combustibles fossiles dans le sol, ni sur la dette écologique envers les pays pauvres qui subissent les effets des émissions passées des nations sur-industrialisées. Les officiels ont déjà admis que l’accord ne permettra pas de maintenir la hausse de température de l’atmosphère en deçà de la limite des 2 degrés qui permettrait d’éviter que le climat ne bascule dans un cycle terrifiant de rétroactions.

La réalisation de cet objectif sera impossible sans les mouvements citoyens émergents pour la justice climatique, et ces derniers ont besoin de toute l’imagination et de la créativité que peuvent avoir les artistes. Nous ne pouvons plus nous permettre de répéter les mêmes rituels et nous devons renouveler le langage de l’activisme. À l’âge de l’Anthropocène, nous avons besoin de nouvelles formes d’action, superbement efficaces, qui arrêteront les machines suicidaires. Un siècle après Dada, l’art doit de nouveau être au service de la VIE plutôt que du statu quo et l’activisme doit devenir le plus grand des arts.

Préparez-vous pour les Climate Games, COP21 Paris Décembre 2015.

Préparez-vous pour les Climate Games, COP21 Paris Décembre 2015. Photo: © Labofii.

Les Climate Games sont ouverts
S’il vivait aujourd’hui, Tristan Tzara ne participerait certainement pas aux machines d’artwashing. On le retrouverait probablement parmi les gens qui organisent les mobilisations à la base et les actions directes pour la justice climatique. Il se serait peut-être enchaîné à l’une des gigantesques machines d’extraction des mines de lignite allemandes au cours de l’été précédent le sommet, bloquant l’une des plus grosses sources d’émissions de CO2 en Europe, avec des milliers d’autres militants. On retrouve cet esprit dadaïste de la résistance malicieuse dans les Climate Games, l’un des projets artistiques militants les plus ambitieux qui aura lieu pendant la COP21.

Présentés comme le plus grand jeu d’action-aventure et de désobéissance civile du monde, les Climate Games associent l’amour radical de la vie de Dada au refus de la représentation qu’ont exprimé les situationnistes. Refusant de faire de l’art, les situationnistes appelaient à la construction de situations qui devait être la réalisation continue d’un grand jeu délibérément choisi  ; le passage de l’un à l’autre (des) décors.

Au goût du jour du 21ème siècle, les Climate Games se serviront d’une application pour smartphone pour coordonner des milliers de personnes engagées dans des équipes qui vont investir les rues de Paris, le cyberespace et au-delà pour des actions non-violentes contre le putsch des multinationales sur les négociations de l’ONU. Localisant les mouvements des lobbyistes des entreprises, des adeptes du greenwashing, des colporteurs de fausses solutions et des policiers, l’application sera un nouvel outil d’action décentralisée, fusionnant la résistance online et offline, qui permettra à des corps désobéissants de s’engager dans des actions que Tristan Tzara n’aurait pas qualifiées de vieilles, ni de neuves, mais de nécessaires.
Pour que la vie puisse continuer.

John Jordan
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

John Jordan est co-fondateur du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle avec Isabelle Frémeaux. Ils sont également les auteurs du livre-film Les sentiers de l’utopie (Zones / La Découverte, 2011).

Plus qu’une crise environnementale, l’Anthropocène signale une bifurcation de la trajectoire géologique de la Terre. Depuis ladite « révolution » industrielle, l’Anthropocène, c’est notre époque. Notre condition. C’est le signe de notre puissance, mais aussi de notre impuissance. Habiter de façon plus sobre, plus équitable et moins barbare la Terre est notre enjeu. Mais qui est cet « anthropos indifférencié » du discours de l’Anthropocène ? N’y a-t-il pas là le langage d’un nouveau géopouvoir ?

HeHe, Fleur de Lys, 2009. Réalisé en collaboration avec Antoine GARCIA & Jean-Marc Chomaz

HeHe, Fleur de Lys, 2009. Réalisé en collaboration avec Antoine GARCIA & Jean-Marc Chomaz du Laboratoire Hydrodynamique (Ladhyx) de l’École Polytechnique. Photo: D.R.

Cette nouvelle époque géologique, débutant avec la révolution thermo-industrielle et succédant à l’Holocène, a été proposée en 2000 par Paul Crutzen, prix Nobel de chimie spécialiste de la couche d’ozone. Depuis, le concept d’Anthropocène est devenu un point de ralliement entre géologues, écologues, spécialistes du climat et du système Terre, historiens, anthropologues, philosophes et militants écologistes, pour penser ensemble cet âge dans lequel le modèle de développement actuellement dominant est devenu une force tellurique, à l’origine de dérèglements écologiques profonds, multiples et synergiques à l’échelle globale.

En termes d’extinction de la biodiversité, de composition de l’atmosphère et de bien d’autres paramètres (cycle de l’azote, de l’eau, du phosphore, acidification des océans et des lacs, ressources halieutiques, déferlement d’éléments radioactifs et de molécules toxiques dans les écosystèmes…), nous sortons en effet, depuis deux siècles, et surtout depuis 1945, de la zone de relative stabilité que fut l’Holocène pendant 11.000 ans et qui permit la naissance des civilisations. Dans l’hypothèse médiane de +4°C en 2100, la Terre n’aura jamais été aussi chaude depuis 15 millions d’années. Quant à l’extinction de la biodiversité, elle s’opère actuellement à une vitesse 100 à 1000 fois plus élevée que la moyenne géologique, du jamais vu depuis 65 millions d’années.

Cela signifie que l’agir humain opère désormais en millions d’années, que l’histoire humaine qui prétendait s’émanciper de la nature et la dominer, télescope aujourd’hui la dynamique de la Terre et se retrouve prise dans les contraintes de mille rétro-actions avec celle-ci. Cela implique aussi une nouvelle condition humaine : les habitants de la Terre vont avoir à faire face dans les prochaines décennies à des états que le système Terre auxquels le genre Homo, apparu il y a deux millions et demi d’années seulement, n’avait jusqu’ici jamais été confronté, donc auxquels il n’a pas pu s’adapter biologiquement, ni nous transmettre une expérience par la culture.

Mais l’Anthropocène, méga-objet dramatique qui envahit l’espace public, n’est-il pas vecteur d’apathie et arme de dépolitisation ? Le sublime de l’Anthropocène pourrait désarmer toute velléité de changement radical des modes de production, de vie et de consommation. Pour sortir de la complaisance fataliste et post-démocratique, il s’agit de « repeupler les imaginaires » (Stengers), de nous approprier politiquement les enjeux de ce basculement géologique. Un premier pas en ce sens est de décoder les récits dominants et dépolitisants de l’Anthropocène, et de multiplier les récits alternatifs et féconds.

Différentes tables d'échelle des temps géologiques en fonction de la décision de faire de l'Anthropocène une époque et de rétrograder (ou pas) l'Holocène en étage holocénien du Pleistocène.

Différentes tables d’échelle des temps géologiques en fonction de la décision de faire de l’Anthropocène une époque et de rétrograder (ou pas) l’Holocène en étage holocénien du Pleistocène. Gradstein, F. M., Ogg, J. G., Schmitz, M. D. & Ogg, G. M. The Geologic Time Scale 2012 (Elsevier, 2012). Photo: D.R.

L’Anthropocène naturaliste et technocratique des institutions internationales

Le premier type de discours, naturalisant, est celui qui domine dans les arènes scientifiques internationales. Les scientifiques qui ont inventé le terme d’Anthropocène n’ont pas simplement avancé des données fondamentales sur l’état de notre planète, ni simplement promu un point de vue systémique sur son avenir incertain. Ils en ont aussi proposé une histoire qui explique « comment en sommes-nous arrivés là ? ». Ce récit peut être schématisé ainsi  : Nous, l’espèce humaine, avons depuis deux siècles inconsciemment altéré le système Terre, jusqu’à le faire changer de trajectoire géologique. Puis vers la fin du XXe  siècle, une poignée de scientifiques nous aurait enfin fait prendre conscience du danger et aurait pour mission de guider une humanité égarée sur la mauvaise pente (1).

Ce récit du passé, qui met en avant certains acteurs (« l’espèce humaine » comme catégorie indifférenciée) et certains processus (la démographie, l’innovation, la croissance…), pré-conditionne une vision de l’avenir et des « solutions », qui place les scientifiques comme guides d’une humanité désemparée et ignorante et fait du pilotage du « système Terre » un nouvel objet de savoir et de pouvoir. Mais qui est cet anthropos indifférencié ? Le Grand Récit officiel de l’Anthropocène orchestre le retour en fanfare de « l’espèce humaine », unifiée par la biologie et le carbone, et donc collectivement responsable de la crise, effaçant par là même, de manière très problématique, la grande variation des causes et des responsabilités entre les peuples, les classes et les genres : jusque récemment, l’Anthropocène fut un Occidentalocène !

La catégorie d’espèce ne peut servir de catégorie explicative qu’à des ours polaires ou des Orang-Outan qui souhaiteraient comprendre quelle est donc cette autre espèce qui menace ainsi leurs conditions de vie (2)… Et encore, il s’agirait là d’Orang-Outan ou d’ours mal formés en « humanologie », qui ne sauraient discerner les « mâles dominants », les asymétries de pouvoir, le long de la chaîne qui relient le recul de la banquise aux sources majeures d’émission de gaz à effet de serre (seules 90 entreprises sont ainsi responsables de plus de 63% des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 1751) (3), ou qui relient les bûcherons et travailleurs indonésiens des palmeraies, les consommateurs européens et les géants de l’agro-alimentaire.

Certes la population humaine a grimpé d’un facteur dix depuis trois siècles, mais que signifie cette hausse globale impactant un « système Terre » lorsqu’on observe qu’un Américain du Nord possède une empreinte écologique 32 fois supérieure à celle d’un Éthiopien, que la consommation énergétique d’un soldat américain a été multipliée par 228 entre la Première et la Seconde Guerre mondiale (4), ou que la moitié la plus pauvre de l’humanité ne détient que 1 % des richesses mondiales (contre 43,6 % pour les 1 % les plus riches) (5).

Et comment croire que ce n’est que depuis quelques décennies que nous « saurions » quels dérèglements nous imprimons à la planète ? Une amnésie sur les savoirs, les contestations et alternatives passées de l’industrialisme ne sert-elle pas une vision politique particulière, dépolitisante de la situation actuelle, qui place les scientifiques et leurs sponsors comme guides suprêmes d’une humanité, troupeau passif et indifférencié ? Or, l’histoire nous apprend au contraire que les alertes scientifiques sur les dégradations environnementales globales et les contestations des dégâts de l’industrialisme ne datent pas d’aujourd’hui, ni même des décennies post-1960 : elles sont aussi anciennes que le basculement dans l’Anthropocène.

Il existait autour de 1800 une théorie largement partagée d’un changement climatique global causé par la déforestation alors massive en Europe de l’Ouest (6). Certes ces théories sont aujourd’hui largement complétées et corrigées (de même que la science du climat du XXIIe siècle corrigera celle du XXe); certes, les données scientifiques d’aujourd’hui sont plus denses, massives, globales, mais il est historiquement faux et politiquement trompeur de faire passer les sociétés du passé comme inconscientes des dégâts —  environnementaux, sanitaires et humains — du capitalisme industriel.

Ceux-ci furent contestés par mille luttes; non seulement par les romantiques ou les classes assis sur la rente foncière, mais aussi par des lanceurs d’alerte scientifique, des artisans et ouvriers luddites, et par les multitudes rurales au Nord et au Sud qui perdaient alors les bienfaits des biens communs agricoles, halieutiques et forestiers appropriés, marchandisés, détruits ou pollués (7). Ainsi un précurseur du socialisme, Charles Fourier écrivait-il en 1821 un essai sur la Déterioration matérielle de la planète dont l' »industrie civilisée » (son terme pour désigner le nouveau capitalisme industriel libéral auquel il opposait un stade supérieur plus juste et harmonieux, l' »association ») était considérée comme la cause agissante.

Plutôt qu’un « on ne savait pas », nous devons donc penser l’entrée et l’enfoncement dans l’Anthropocène comme la victoire de certains intérêts qui ont fabriqué du non-savoir sur les dégâts du « progrès », comme le déploiement de grands dispositifs (idéologiques et matériels) et de « petites désinhibitions » (8) par lesquels les oligarchies productivistes de différentes époques ont pu jusqu’ici réprimer, marginaliser ou récupérer les contestations socio-écologiques.

Et plutôt qu’une vision du monde où la société est passive et ignorante attendant que les scientifiques sauvent la planète (avec la géo-ingénierie, les agro-carburants, la biologie de synthèse ou les drones-abeilles remplaçant la biodiversité naturelle, et autres « solutions » techno-marchandes « vertes »), il convient de reconnaître que c’est dans l’ensemble du tissu social et des peuples que se trouvent les savoirs, les initiatives et les « solutions » qui « sauveront la planète ». En somme, ce premier récit de l’Anthropocène pose d’importants constats, mais surtout d’immenses obstacles à toute perspective d’éco-politique émancipatrice; il s’apparente par son caractère technocratique et dépolitisant à ce qu’André Gorz avait appelé « éco-fascisme » ou à ce que Félix Guattari avait nommé « écologie machinique ».

La Porte de l'Enfer est un champ de gaz naturel situé à Derweze au Turkménistan. La porte de l'enfer est appelée ainsi à cause de son foyer de gaz naturel brûlant en permanence depuis qu'il a été allumé par des scientifiques soviétiques de la pétrochimie en 1971.

La Porte de l’Enfer est un champ de gaz naturel situé à Derweze au Turkménistan. La porte de l’enfer est appelée ainsi à cause de son foyer de gaz naturel brûlant en permanence depuis qu’il a été allumé par des scientifiques soviétiques de la pétrochimie en 1971. Photo: Tormod Sandtorv (CC BY-SA 2.0).

Le « bon Anthropocène » piloté des post-environnementalistes technophiles

Un deuxième grand récit, post-environnementaliste, célèbre l’Anthropocène comme l’annonce (ou la confirmation) de la mort de la nature comme externalité. Ce récit est intéressant en ce qu’il questionne le dualisme nature / culture fondateur de la modernité occidentale et qu’il critique certaines idéologies de « protection de la nature » qui excluaient de fait les populations d’une nature supposée « vierge ». Il ouvre aussi le chantier philosophique d’une nouvelle pensée de la liberté qui ne soit pas l’illusion trompeuse d’un arrachement à tout déterminisme naturel ou d’une domination de la nature. Une pensée de la liberté qui assume ce qui nous attache et nous relie à notre Terre et qui réconcilie l’infini de nos âmes à la finitude de la planète.

Par contre, en célébrant l’ingénierie généralisée d’une techno-nature, les tenants de cette vision (de certains sociologues et philosophes post-modernes à certains idéologues du Think-Tank post-environnementaliste états-unien du Breakthrough Institute (9) en passant par certains écologues post-nature) prônent non pas une humilité à l’âge de l’Anthropocène, mais un nouveau « pilotage planétaire ». Avant on a fait de la géo-ingénierie sans le savoir, mal, nous disent-ils en substance; mais maintenant on va gérer la planète avec toute notre technoscience et forger un « bon Anthropocène ». Ainsi, pour Bruno Latour, qui a fortement inspiré cette pensée post-environnementale, le pêché de Victor Frankenstein ne fut pas d’avoir créé un monstre, mais de l’avoir abandonné inachevé (10).

On va donc réparer le monstre de Frankenstein et, « promis juré », il va mieux fonctionner que le monstre initial et permettre à l’humanité d’accomplir plus avant son destin de pilote de la planète. Prolongeant le techno-optimiste du premier grand récit, le post-environnementalisme s’éloigne de son naturalisme par son constructivisme radical. Il conçoit la nature, mais aussi l’espèce humaine, comme un construit socio-technico-économique, ouvrant la porte au trans-humanisme. Cette vision prométhéenne et manipulatrice s’accommode également fort bien du capitalisme financier contemporain, de sa « croissance verte » et de la privatisation-marchandisation en cours des « services écosystémiques » de toute la planète. Quoi de plus constructiviste en effet que le marché, si habile à couper les objets et les sujets de leurs attachements sociaux et écologiques pour les reformater indéfiniment en marchandises circulant dans de nouveaux réseaux ?

Mais que gagnera-t-on et que perdra-t-on à dénier toute altérité à la nature, toute antériorité engeandrante à la Terre sur l’humanité ? Et à poursuivre le culte des monstres de laboratoire et à accélérer la déconstruction-reconstruction marchande du monde ? Cette idéologie post-environnementaliste et techno-béate de l’anthropocène participe donc plus du projet néolibéral de faire du système Terre tout entier un sous-système du système financier que d’un projet d’émancipation des peuples de Gaïa et de transition juste et démocratique.

L'en-dehors. Carte postale. Bois gravé de Louis Moreau, 1922.

L’en-dehors. Carte postale. Bois gravé de Louis Moreau, 1922. Photo: D.R.

L’anthropocène comme effondrement et politique de décroissance

Une troisième lecture de l’Anthropocène, catastrophiste, insiste sur l’intangibilité des limites de la planète, à ne pas outrepasser sous peine de basculement. Cette lecture reprend les alertes des travaux des scientifiques (11) et leur appréhension non linéaire de l’évolution des systèmes complexes. On sort du régime d’historicité progressiste forgé par la modernité industrielle du XIXe siècle (12) : l’histoire n’est plus celle d’un progrès, d’une croissance indéfinie ou d’un Fatum innovateur; elle est discontinue et « désorientée » (13), faite de points de basculement et d’effondrements à anticiper collectivement (cf. l’importance des travaux sur la résilience sur la pensée politique du mouvement des villes en transition et sur la permaculture).

Cette vision fait également écho aux travaux de la « théorie politique verte » (14) et au projet politique de la décroissance, qui renouvellent la pensée de la démocratie et de l’égalité à partir du constat de la finitude. Si l’on prend au sérieux l’Anthropocène dans cette perspective, on ne peut plus penser la démocratie sans ses métabolismes énergétiques et matériels et l’on ne peut plus, dans un monde fini, différer la question du partage des richesses par le rêve d’un gâteau économique grossissant sans fin.

Si elle reprend les constats scientifiques des dérèglements écologiques globaux, cette 3e vision ne partage pas la foi en des « solutions » techno-scientifiques pour sauver la planète des deux premières visions. Elle insiste au contraire, pour éviter un Anthropocène barbare, sur la nécessité de changements vers la sobriété des modes de production et de consommation : c’est donc d’initiatives alternatives, de savoirs et de changements dans tous les secteurs de la société, et non pas uniquement par en haut (techno-science, green business, ONU), que dépend l’avenir commun. Ce qui n’exclut pas la planification écologique démocratique, du local au global, d’une résilience et d’une décroissance assumée, équitable et joyeuse si possible, de l’empreinte écologique (15).

Bureau d'études, Communismes, 2010.

Bureau d’études, Communismes, 2010. Extrait de Atlas of agendas – mapping the power, mapping the commons, Bureau d’études, Onomatopee, 2015.

L’Anthropocène de l’éco-marxisme : un capitalocène
Une 4e lecture de l’Anthropocène, éco-marxiste, consiste à relire l’histoire du capitalisme au prisme non seulement des effets sociaux négatifs de sa globalisation comme dans le marxisme standard (cf. la notion de « système-monde » d’Immanuel Wallerstein et celle d' »échange inégal »), mais aussi simultanément de ses métabolismes matériels insoutenables (fait de fuites en avant récurrentes vers l’investissement de nouveaux espaces préalablement vierges de rapport extractivistes et capitalistes) et leurs impacts écologiques.

Que nous apporte cette vision plus matérielle (comme la 3e et la 1ère) et plus politique (comme la 3e) de l’Anthropocène ? Prenons tout d’abord la question du basculement dans l’Anthropocène au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. Le récit institutionnel-naturaliste (1er) et le récit constructiviste-technophile (2e) mettent en avant l’inventivité d’un Watt créant des machines à vapeur plus puissantes, techniquement supérieures à toutes les autres sources d’énergie et qui les auraient donc « naturellement » supplantées requérant alors des quantités croissantes de charbon. Pourtant on peut opposer à ce récit simpliste un autre récit, plus empiriquement fondé et plus politique.

Dans Une grande divergence, Kenneth Pomeranz explique pourquoi l’Angleterre, et non la région chinoise du delta du Yangzi, a pris la voie de l’industrialisation et l’hégémonie mondiale. Les deux sociétés qu’il compare montraient un niveau de « développement » économique et technologique équivalent vers 1750 et furent confrontées à des pressions analogues (plus forte en Angleterre) sur leurs ressources (terre, bois). Une double contingence favorable explique selon Pomeranz la voie anglaise : la proximité de gisement de charbon utilisable (alors qu’ils étaient distants de plus de 1500km de Shanghai) et la situation de l’Europe au carrefour géographique de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Asie. Situation qui avait permis une accumulation primitive aux XVIe et XVIIe siècles et qui autour de 1800 permettait à l’Angleterre d’importer/capturer des ressources cruciales à son développement industriel : de la main-d’œuvre esclavagiste cultivant le coton (évitant ainsi des millions d’hectares de prairies pour des moutons pourvoyeurs de laine), du sucre (4% de l’apport énergétique alimentaire en Angleterre en 1800), du bois, puis du guano, du blé et de la viande.

Kenneth Pomeranz montre les liens — aux incidences écologiques majeures — entre essor industriel britannique et mise au travail d' »hectares fantômes » de la périphérie de l’empire. Ainsi en 1830, la consommation de sucre (antillais) du pays correspond à l’apport de 600.000 hectares de bonnes terres à céréale ou pomme de terre, celle de coton (américain) à 9,3 millions d’hectares de pâturages à ovins en les ressources et celle de bois (Amérique et mer Baltique) à plus de 400.000 hectares de forêts domestiques. Au total (bois, coton esclavagiste, sucre, etc.) d’une Angleterre maîtresse des mers. On atteint ainsi plus de 10 millions d’hectares (soit l’équivalent de la surface agricole utile anglaise) de production annuelle drainés vers l’Angleterre (16).

C’est cet échange écologique inégal, qui a placé la Grande-Bretagne au centre d’un flux de ressources qui permit son entrée dans l’ère industrielle. Ce basculement dans l’Anthropocène n’est pas sans lien, également, avec les guerres napoléoniennes qui inaugurèrent, en réponse au blocus continental le transport massif à grande distance de bois d’Amérique du Nord, rendant ainsi possibles en retour l’émigration de masse vers l’Amérique du Nord, autre facteur clé de l’augmentation de l’empreinte écologique humaine. Enfin, les guerres napoléoniennes jouèrent un rôle clé vers la dérégulation des pollutions qui permit la naissance d’un capitalisme chimique (17) qui joue depuis deux siècles un rôle « anthropocénique » considérable (acides, colorants, engrais chimiques, biocides, aérosols…).

Ainsi appréhendée, la « révolution industrielle » n’est pas le processus linéaire poussé par le génie technologique de quelques savants et entrepreneurs européens (1er récit), mais plutôt le nœud d’une configuration géopolitique globale. D’ailleurs, l’adoption des machines à vapeur n’avait rien d’évident ni de nécessaire. Au début du XIXe siècle, il n’existe que 550 machines à vapeur contre 500.000 moulins à eau en Europe et le charbon est plus cher que l’énergie hydraulique. Ce n’est que lors de la récession de 1825-1848, couplé au métier à tisser automatisé comme réponse patronale aux « indisciplines » et aux revendications ouvrières, ainsi que dans une logique de concentration de la main d’œuvre, que la machine à vapeur fut adoptée dans l’industrie textile. Plutôt que le produit abstrait et indifférencié d’une « entreprise humaine », l’Anthropocène résulte de choix technico-économiques faits par certains groupes sociaux, en vue d’exercer un pouvoir sur d’autres, qui souvent résistèrent (18). Et ce basculement initié par une poignée de personnes (en 1825, la Grande-Bretagne est responsable de 80% des émissions mondiales de CO2) entraîna l’humanité et la Terre dans un devenir anthropocénique par le jeu de la concurrence économique, de la guerre et de la domination impériale.

Prenons comme deuxième exemple la pétrolisation du monde au XXe siècle : elle est encore le résultat de choix politiques opérés pour maintenir et stabiliser le capitalisme. Tout au long du XXe, le pétrole est plus cher que le charbon, qui passe pourtant de 5% de l’énergie mondiale en 1910, à plus de 60% en 1970. Cette pétrolisation est tout d’abord le fait de la suburbanisation et de la motorisation. Ce processus a été activement encouragé par les dirigeants américains conservateurs dès 1920 : la maison de banlieue leur paraissait être le meilleur rempart contre le communisme en redéfinissant l’environnement politique et social du travailleur, elle casse les solidarités ethniques et sociales qui avaient été le support des solidarités ouvrières. La maison individuelle et la voiture qui l’accompagne jouent aussi un rôle essentiel de discipline sociale par l’intermédiaire du crédit à la consommation : dès 1926, la moitié des ménages américains sont équipés d’une voiture, mais les deux tiers de ces voitures ont été acquis à crédit.

À l’époque où dominait le charbon, les mineurs possédaient le pouvoir d’interrompre le flux énergétique alimentant l’économie (cf. le succès de la première grève générale anglaise de 1842). Acteurs clés du mouvement ouvrier, les mineurs et cheminots contribuèrent à l’émergence de syndicats et de partis de masse, à l’extension du suffrage universel et à l’adoption des lois d’assurance sociale. Dès lors, la pétrolisation de l’Amérique puis de l’Europe prend un sens politique : affaiblir les mouvements ouvriers et les luttes sociales. Le pétrole est beaucoup plus intensif en capital qu’en travail, le travail humain d’extraction se fait en surface (et en grande partie dans ce qui était le « Tiers-monde »), il est donc plus facile à contrôler que les puissants syndicats de mineurs ou de cheminots. Un des objectifs du plan Marshall était ainsi d’encourager le recours au pétrole afin d’affaiblir les mineurs et leurs syndicats et d’arrimer ainsi les pays européens au bloc occidental (19).

Plus généralement, dans la lecture éco-marxiste, l’Anthropocène apparaît comme la « seconde contradiction » du capitalisme, son incapacité à maintenir les conditions écologiques d’une vie sur Terre. Cette perspective présente l’intérêt d’inscrire la matérialité des flux de matière et d’énergie et des processus écologiques dans une histoire critique du capitalisme. Mieux que la catégorie naturalisante d’espèce humaine du discours dominant de l’Anthropocène, la catégorie de « système-monde » permet un dialogue équilibré entre sciences du système Terre (repolitisées) et sciences humaines et sociales (rematérialisées).

Elle permet de repenser la croissance occidentale des deux derniers siècles en termes d’échange écologique inégal selon lequel les économies dominantes du centre du système-monde capturent non seulement des heures de travail, mais aussi des hectares et des ressources finies à la périphérie tout en externalisant des dégâts écologiques et de l’entropie. Elle permet aussi de sortir du fétichisme technologique (qui fut longtemps partagé et propagé par le marxisme) en reliant les gains de productivité technique au centre du système-monde à une dégradation environnementale et sociale au plan planétaire.

Ainsi pour un éco-marxiste comme Alf Hornborg, le développement technique est le produit d’une accumulation au centre du système-monde permis par un échange écologique inégal avec la périphérie (dans le cadre d’un « jeu à somme nulle » sur une planète finie) : dans le capitalisme fossile, le « progrès technique » au centre est la contre-partie d’une perte d’efficacité globale et d’une dégradation écologique et thermodynamique de la planète (20) (on rejoint ici la 3e lecture, post-progressiste et technosceptique, de l’Anthropocène). Enfin, la lecture éco-marxiste offre des prises théoriques et politiques pour décoder les stratégies actuelles de l’oligarchie mondiale pour « néolibéraliser » la nature et faire du système Terre dans son entier un sous-système du système financier (pénétration généralisée de l’action environnementale publique — nationale, européenne et ONUsienne — par les intérêts privés, durcissement de la propriété intellectuelle sur le vivant, approches néolibérales de la résilience et des « risques » environnementaux, green bonds, marchés du carbone, REDD, marchandisation compensation écologique…).

HeHe, Is there a horizon in the deep water ?, 2011. Recréation en miniature de la catastrophe pétrolière sur la plateforme Deep Water Horizon dans le Golfe du Mexique en 2010.

HeHe, Is there a horizon in the deep water ?, 2011. Recréation en miniature de la catastrophe pétrolière sur la plateforme Deep Water Horizon dans le Golfe du Mexique en 2010. Action réalisée au Jesus Green Lido, Cambridge, UK pendant le Cambridge Science Festival en mars 2011. Photo: D.R.

Pluriversaliser l’Anthropocène

Mais ces différents récits de l’Anthropocène ne suffisent pas. Même les deux derniers, les plus critiques, restent encore trop prisonniers d’une vision du monde « mono-naturaliste » de la modernité occidentale, trop pris dans un géo-savoir-pouvoir surplombant sur la Terre héritier d’une posture de domination-extériorité ? Le point de vue du long terme géologique et du « système » Terre considéré de l’extérieur (au moyen de la technosphère spatiale notamment) ne tendent-ils pas à placer au pouvoir global certains groupes et à marginaliser certains peuples, certaines voix et certaines visions de la Terre ? Plutôt qu’un seul récit universaliste du match de l’espèce humaine (ou du capitalisme) contre le système Terre, plutôt qu’une hégémonie du global, de la  mobilité et d’un regard dé-terrestré sur la Terre, la crise écologique n’appelle-t-elle pas au contraire à une réhabilitation du lieu et des liens ? N’appelle-t-elle pas chacun à habiter et parler de quelque part ? D’avoir une Zone à Défendre ?

De plus, que l’on sépare une nature-extérieure de la société ou que l’on nie cette séparation au nom d’une cyber-nature-culture-hybride (comme dans le 2e récit et la tarte à la crème qu’est devenue la critique de la coupure nature/culture), on reste finalement enfermé dans le même espace ontologique. Le perspectivisme amérindien, par contre, offre un exemple d’habiter le monde qui attribue aux différents êtres un statut réflexif de personne analogue aux humains (d’ailleurs au commencement des temps il n’y avait que des humains — et peut-être des tortues de mer — avant que n’en dérive la diversité des êtres), mais aussi une altérité (de chaque espèce d’être par rapport à chaque autre plutôt qu’un dualisme nature/culture), un agir et un point de vue propre sur le monde qui devient alors un plurivers. On sort ainsi, si l’on suit Viveiros de Castro, de l’alternative infernale entre altérité-séparation et constructivisme-sans-altérité qui hante et enferme l’imaginaire écologique occidental, celui des « hommes sans monde ». S’ouvrent alors d’autres perspectives, d’autres récits mobilisateurs sur les problèmes écologiques planétaires (21).

Christophe Bonneuil
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Christophe Bonneuil est historien des sciences, chargé de recherche au CNRS et membre du Centre Alexandre-Koyré. Il dirige la collection Anthropocène au Seuil et est l’auteur avec Jean-Baptiste Fressoz de L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013.

(1) Cette synthèse caricature à peine les positions exprimées dans : Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, vol. 415, 3 janv. 2002, p. 23; Will Steffen, Jacques Grinevald, Paul Crutzen et John McNeill, « The Anthropocene: conceptual and historical perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A, vol. 369, n° 1938, 2011, 842–867.

(2) Cf. Andreas Malm et Alf Hornborg, « The geology of mankind? A critique of the Anthropocene narrative », The Anthropocene Review, publié en ligne le 7 janvier 2014.

(3) Richard Heede, « Tracing anthropogenic carbon dioxide and methane emissions to fossil fuel and cement producers, 1854-2010 », Climatic Change 122 (2014), pp. 229-241. Pour une ébauche d’histoire différenciée et politique des émissions de gaz à effet de serre, voir Bonneuil et Fressoz, op. cit., p. 115-140.

(4) Pour les données, voir Fressoz et Bonneuil, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013, p. 89 et 166-167.

(5) Rapport Global Wealth Databook du Crédit Suisse, 2012, p.89, consulté le 15 avril 2013.

(6) Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, « Le climat fragile de la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale », La Vie des idées, 20 avril 2010. www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html

(7) François Jarrige, Technocritiques, La Découverte, 2014.

(8) Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse, Seuil, 2012.

(9) www.thebreakthrough.org

(10) Bruno Latour, “Love your monsters”, dans M. Shellenberger et T. Nordhaus (dir.), Love your monsters. Post-environmentalism and the Anthropocene, Breakthrough Institute, 2011, 16-25.

(11) A. Barnosky et al., « Approaching a state shift in Earth’s biosphere », Nature, vol. 486, 7 juin 2012, 52-58.

(12) François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et Expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003 ; Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie, I : La révolution moderne, Paris, Folio, 2013, 163-198.

(13) Cf. le numéro 15 de la revue Entropia, « L’histoire désorientée », 2013.

(14) Cf. les travaux d’Andrew Dobson, Bruno Villaba, Luc Semal, Mathilde Szuba…

(15) Agnès Sinaï (dir.), Penser la décroissance. Politiques de l’Anthropocène, Presses de Sciences Po, 2013 ; Michel Lepesant (dir), L’antiproductivisme : un défi pour la gauche ? Parangon, 2013 ; Paul Ariès, Le socialisme gourmand, La Découverte, 2013.

(16) Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010.

(17) Fressoz, 2012, op. cit.

(18) Andreas Malm, Fossil Capital. The rise of steam power in the Brittish cotton industry, c. 1825-1848, and the roots of global warming, Lund Univ., 2014.

(19) Timothy Mitchell, Carbon Democracy, La Découverte, 2013.

(20) Alf Hornborg, Global ecology and unequal exchange, London, Routledge, 2013.

(21) Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques Cannibales, PUF, 2005 ; Philippe Descola, Par delà nature et culture, Gallimard, 2005 ; Davi Kopenawa et Bruce Albert, La chute du ciel, Plon, 2010.

Un manifeste

De la science cinétique à la science sensible… Depuis la création du Laboratoire d’Hydrodynamique (LadHyX) du CNRS et de l’École Polytechnique, Jean-Marc Chomaz s’est investi comme chercheur et artiste dans des projets « Arts et Sciences » en collaboration avec des artistes de toutes les disciplines (cirque, théâtre, design, art contemporain, musique…). Son approche tente de donner directement accès à un imaginaire utilisant le langage et les concepts scientifiques non pour faire preuve, mais pour faire sens.

Gouttes d’oxygène liquide devenues tangibles dans l’installation 2080, présentée dans le cadre de l’exposition Aquaplanet de Labofactory

Gouttes d’oxygène liquide devenues tangibles dans l’installation 2080, présentée dans le cadre de l’exposition Aquaplanet de Labofactory, Zone2Source, Glazen Huis, Amstelpark Amsterdam 31 mai / 23 août 2015, qui a reçu le label Our Common Future Under Climat Change de COP21. Photo: © JMC.

D’où vient cette conviction intime que les politiques de popularisation des sciences actuelles font fausse route ? D’où vient ce sentiment d’urgence absolue qu’il ne faut plus être pédagogique et tenter de communiquer les avancées des sciences en glorifiant ses réussites, mais au contraire que nous autres scientifiques devrions révéler notre face cachée, faite à la fois de ténèbres et de sublime, celle que nous ne maîtrisons ni même ne comprenons, mais qui est à l’origine des vrais progrès scientifiques ? Il nous appartient d’abandonner le soliloque afin de permettre au public d’inventer son chemin, sa découverte, de s’approprier et de raconter l’histoire ainsi, renversant le flux habituel, d’apporter son ressenti son expérience à la science et de venir l’enrichir, cessant d’être ainsi un simple réceptacle inerte pour partager et contribuer au questionnement scientifique.

Les travaux que j’ai réalisés conjointement avec d’autres artistes comme le duo HeHe, Anaïs Tondeur ou encore au sein du collectif Labofactory fondé avec Laurent Karst et François-Eudes Chanfrault (1), n’ont pas pour but de montrer ou démontrer des phénomènes scientifiques, d’asséner des preuves formelles ni d’inviter le public à se joindre à un voyage scientifique lui révélant des faits établis. Ils suggèrent plutôt un point de vue différent, une transgression déstabilisante, une comparaison inconfortable, une expérience corporelle, une métaphore de la physique qui utiliserait l’imagination scientifique pour réinventer notre perception du monde et interroger la vérité dans sa relativité et dans toute sa fragilité.

Aquaplanet, imaginer la planète océan
Dans l’installation Fluxus de Labofactory, de fins bassins à vagues transparents sont perçus comme des tambours mous et silencieux. Le récit artistique devient alors une partition orchestrée par les propriétés physiques des cymbales, leurs résonances, leurs attaques et leurs vibratos, construisant une fantaisie visuelle par le biais de leur matérialité inversée, associant la transparence de l’eau avec la brume froide, seule matière visible s’élevant dans les airs au-dessus de l’interface. Avec ce collectif nous avons créé en mai 2015 l’exposition Aquaplanet à Amsterdam (2). Aquaplanet est une abstraction scientifique, une planète entièrement recouverte d’eau sans continent, sans relief même sous-marin, juste les vagues et le vent. Une fiction qui permet d’interroger la ronde rugissante de l’atmosphère et de l’océan, l’étonnante complexité d’une épure dans l’imaginaire de silicone de nos machines.

L’exposition Aquaplanet est un manifeste, un territoire d’invention à la fois sensible, familier et étrange. Elle est habitée des tempêtes de l’installation Fluxus qui transforme Amstelpark en navire traversé des vagues gravitationnelles de la maison de verre. Elle nous dit la fragilité de l’atmosphère par l’installation performance 2080, où l’oxygène de l’air devient tangible. Dans l’installation Red shift de Labofactory, nos ombres que l’expansion de l’Univers décale vers le rouge renoncent aux aplats de lumière, noires surfaces découpées qui revendiquent les quatre dimensions et se placent fièrement entre le soleil et sa proie. Elles flottent dans l’espace comme des lambeaux de ciel abandonné des astres. L’installation Red shift permet à nos sens de percevoir la course de notre planète à travers les dilatations de l’espace-temps, fantôme d’éolienne générant le vent solaire. Elle figure aussi les souffles de l’air d’une atmosphère où s’impriment les ombres des créations anthropiques.

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec HeHe, un jouet, un globe terrestre tournent dans un réservoir ressemblant à une installation scientifique. À intervalles réguliers, un nuage vert fluorescent apparaît, atmosphère ténue qui se répand du pôle à l’équateur avant de s’évanouir dans l’éther liquide avec lequel elle se confond. Bien que les phénomènes physiques à l’œuvre dans la maquette du globe ne correspondent à rien de similaire à l’échelle de la planète, la métaphore opère.

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec le duo d’artistes HeHe (Helen Evens & Heiko Hansen) présentée à l’exposition Carbon 12

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec le duo d’artistes HeHe (Helen Evens & Heiko Hansen) présentée à l’exposition Carbon 12, espace Electra, fondation EDF Paris, 2012. Montage Photo: © JMC.

La disparition d’une île
L’exposition Lost in Fathoms présente le résultat de recherches partagées et menées pendant plus d’un an au LadHyX avec un ensemble d’installations interrogeant la lithosphère et l’océan (3). La Machine à tremblements de terre, sous l’action constante répétée à l’infini du glissement d’une plaque tectonique, une pierre de basalte effectue des mouvements soudains imprévisibles. Les deux forces dont la brisure d’équilibre provoque le glissé, la friction et la déformation élastique du milieu ont été dissociées par l’ajout d’un champ magnétique permettant de libérer la pierre de l’emprise du réel. Cette hésitation entre tremblements et stupeur est transcrite par une écriture de soubresauts, mystérieuse et chaotique qui en devient presque surréaliste. Le titre de l’installation pourrait être aussi Champs Magnétiques, l’écriture automatique des roches tectoniques pour faire référence à la publication d’André Breton et Philippe Soupault Champs Magnétiques expérimentant à deux les techniques d’écriture automatique libérant l’inconscient comme en réponse aux blessures indicibles de la guerre.

Ici les forces telluriques semblent avoir pris forme en un récit automate qui interroge la légitimité de l’homme, à se proclamer force façonnant la planète. Un peu comme si les rochers dans le lointain d’un tableau de Dali se mettaient à bouger et exprimer la persistance de la pierre. Un peu plus loin, l’installation La dernière vague de la MOC, présente un océan parallélépipédique dans lequel l’eau profonde se forme régulièrement et finit par sombrer, mélangeant infiniment lentement toute l’eau contenue et, ce faisant, ralentissant la circulation thermohaline océanique réelle vers un nouvel événement anoxique. La variation de densité, les turbulences et les mouvements des vagues dans le liquide sont soulignés par des ombres sur les murs de la galerie, et le visuel continue à évoluer au fil des semaines tandis que les eaux se mélangent, jusqu’à disparaître complètement : au terme de l’exposition, l’eau contenue dans le réservoir étant devenu complètement homogène.

Ces aventures partagées avec des artistes aux démarches et aux interactions extrêmement diverses et venues de parcours de recherche bien distincts m’ont amené à réaliser, cependant, que celle-ci est étroitement liée à une signification et à un engagement plus profonds. L’espèce humaine qui, à l’échelle géologique, aurait dû rester un événement éphémère et marginal se voit confrontée à une menace mortelle directement liée à sa propre action et à son utilisation désinvolte, dénuée de verbalisation et de remise en cause, de la science et de la technologie. La fascination exercée par la science sur l’esprit de tout un chacun, à commencer par les scientifiques eux-mêmes, reste extrêmement puissante, comme l’atteste la couverture médiatique de l’observation probable du Boson de Higgs : elle a donné une tribune à la science et changé la pensée critique en permafrost. La science a donc besoin d’être réenchantée, réinvestie par l’humain, afin de permettre à de nouvelles histoires d’émerger en pensée et en parole et de constituer une « chanson de geste » moderne, entièrement consacrée à des actions durables à l’échelle planétaire et à l’émergence de chemins de pensée éthiques, globalement assumés.

La toute-puissance scientifique et la foi à tout crin de la science dans le progrès font désormais partie de discours du XIXe et XXe siècles  : lequel appartient à des certitudes d’un autre âge, dont la voix qui s’efface nous invite à reprendre le cours de l’histoire. De nos jours, les avancées scientifiques sont souvent perçues davantage comme une menace que comme un progrès. Les scientifiques commencent à comprendre que la science et l’approche scientifique elle-même sont peut-être impuissantes à résoudre, voire à appréhender la réalité et la signification de, par exemple, l’évolution du climat ou les nouvelles frontières que constituent aujourd’hui les questions de la vie et de la conscience.

Projection physique de 5 mètres de diamètre de La dernière vague de la MOC capturée dans un océan de laboratoire de 1,2x06x0,7m3, installation réalisée lors de l’exposition Lost in Fathoms

Projection physique de 5 mètres de diamètre de La dernière vague de la MOC capturée dans un océan de laboratoire de 1,2x06x0,7m3, installation réalisée lors de l’exposition Lost in Fathoms de Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz, présentée à laGV-Art Gallery à Londres en 2014. Photo: © JMC.

Penser un nouveau pacte pour l’anthropocène
Une grande partie de ma recherche scientifique et de mes travaux associant l’art et la science ont pour objet la question du changement climatique, et plus précisément comment prévoir, analyser, mais aussi appréhender la portée, dans l’état des connaissances actuelles, de la notion d’anthropocène; l’usage controversé de ce terme, qui à lui seul fait office de manifeste, remet en question l’impact et l’éthique de l’homme et exige un engagement tant individuel que collectif en vue de la définition et de la construction d’un nouveau pacte, un new deal actualisé et partagé.

De tels problèmes et défis globaux échappent à la seule sphère de la science, laquelle est conçue pour fractionner un problème complexe et délicat en plusieurs petits systèmes isolés, jusqu’à atteindre un stade où la question peut faire l’objet d’une expérience de laboratoire, d’une étude informatique ou d’une modélisation dans le cerveau d’un scientifique. La science n’a jamais été pensée pour reconstruire le système fragile et complexe dans son ensemble.

Il nous faut un protocole différent, une autre approche et un nouveau schéma d’analyse pour aborder les défis que posent les phénomènes multiples, complexes et transdisciplinaires imbriqués dans le concept d’anthropocène. Une pensée globale, ou plus précisément une vision syncrétique qui, à l’instar de la perception intuitive globale des jeunes enfants, s’est vue effacée par la pensée rationnelle régnant dans l’enseignement institutionnalisé qui se contente de fractionner une question légitime en sous problèmes rigoureux et sans valeur. Dans le domaine artistique, une telle représentation syncrétique (non fragmentée) du réel a été explorée par les cubistes, qui ont cherché à apprendre à dessiner comme un enfant, mais dans le domaine scientifique, la question de savoir comment acquérir et développer une vision plus intuitive, plus globale, reste inexplorée et n’a même pas été formulée.

Le principe de précaution, adopté pour la première fois par les Nations Unies en 1982 en même temps que la Charte mondiale de la nature, est conçu pour traiter de problèmes trop complexes pour que la science puisse leur trouver de solution en l’état actuel de nos connaissances, et prendre des décisions sans la certitude de faits scientifiquement établis. Ce principe est extrêmement difficile à appliquer, car pour parvenir à une stratégie, il faudrait au moins trois ingrédients actuellement absents : établir les statistiques de l’incertitude due à la fois à notre ignorance actuelle du système et de la variabilité intrinsèque des mécanismes physiques impliqués, quantifier et mesurer les dangers potentiels (espérance de perte) ainsi que les actions à entreprendre (fonctions de coût).

Dans l’éventualité qu’une telle stratégie voie le jour, nous manquerions encore de moyens pour l’imposer aux gouvernements et aux populations qui réévalueraient cette politique à l’aune de leurs intérêts propres. Plus précisément, les réponses apportées aux problèmes cruciaux soulevés par l’ère nouvelle de l’anthropocène exigeraient certainement des modifications radicales de comportement qui ne pourraient pas être obtenues par la seule pédagogie, le niveau d’action nécessaire ne pouvant être atteint qu’avec la conviction et l’implication de tous.

Recherches en Laboratoire au Department of Applied Mathematics and theoretical Physics avec les étudiants de la Summer School Fluid Dynamics for Sustainability and Environment réalisées dans le cadre du projet Lost in Fathoms

Recherches en Laboratoire au Department of Applied Mathematics and theoretical Physics avec les étudiants de la Summer School Fluid Dynamics for Sustainability and Environment réalisées dans le cadre du projet Lost in Fathoms de Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz. Photo: © JMC.

Afin d’aborder des problèmes aussi complexes, notre vision doit non seulement se faire syncrétique, mais aussi globale, c’est-à-dire qu’elle doit être défendue et partagée par un groupe extrêmement large d’êtres humains. La signification donnée au mot anthropocène et la nature même de l’ère à venir seront le fruit de toutes les histoires et actions humaines, individuelles et collectives, que nous entreprendrons en réponse à cette représentation et à cette verbalisation de la trajectoire de l’humanité. Mais la science seule ne peut pas produire une telle vision.

La science n’est qu’un protocole abstrait et spécifique : afin d’intégrer des observations récentes, elle propose de nouveaux modèles mathématiques hautement idéalistes, et en essence extrêmement limités, puis en tire de nouvelles prévisions qu’elle confronte à de nouvelles mesures jusqu’à ce que le modèle ne corresponde plus aux observations, et recommence tout à zéro. Enfermée dans un tel protocole de la preuve, la science semble éternellement condamnée à passer de modèles incomplets à des modèles inconsistants ou incohérents, sans aucun espoir de ne jamais atteindre ce qu’on pensait être autrefois la vérité en attente de révélation : Gödel l’a démontré, dès les années 30, pour un ensemble de problèmes dans ses fameux théorèmes d’incomplétude (4).

Le discours scientifique est donc de prétendre que le modèle lui-même est une représentation du monde, sans se soucier du fait que la science ne sera jamais en mesure de décrire complètement la dynamique de ce modèle (par exemple, le fait d’imaginer l’univers comme un ensemble de particules élémentaires n’apporte aucun éclaircissement, même à un niveau statistique, puisque le procédé qui réconcilierait l’infiniment petit et l’infiniment grand restera toujours à inventer, en particulier pour les systèmes hors équilibre). La science ne sera pas davantage à même de valider le modèle (du fait de l’extension du théorème d’incomplétude) ni d’établir un modèle pour des systèmes complexes mis en interaction comme dans la dynamique du climat, car d’une part, elle manque de modèles partiels (comme dans le cas de la cryosphère) et d’autre part, les couplages de sous-systèmes restent encore à déterminer (même pour des quantités simples telles que les flux de chaleur entre la cryosphère, les océans et l’atmosphère).

Étant donné toutes ces contraintes et tous ces obstacles, la science elle-même devrait être considérée comme une façon de repenser notre monde, mais seulement comme un protocole parmi d’autres et une pratique parmi d’autres. Selon moi, la science devrait être considérée comme une approche spécifique, que j’appellerai artistique dans le sens où les scientifiques — comme d’autres artistes — appliquent, mettent en pratique leur approche particulière dans le monde réel et s’engagent dans leur vision par le biais d’expéditions, réelles ou virtuelles, et d’expériences de pensée (gedankenexperiment). Une fois reconnue la nature performative de la science, elle-même perçue comme une pratique artistique spécifique, une vision partagée et syncrétique des défis posés à la société pourrait émerger, mais seulement au terme d’une confrontation avec d’autres pratiques artistiques, toutes aussi légitimes que la science puisqu’elles ne font qu’utiliser une plus grande variété de récits pour interroger notre perception, notre représentation et notre pensée du monde.

L’art et la science englobent toutes les performances et les récits nécessaires à cette confrontation, interrogent nos croyances et nos observations, mais aussi la nature, la légitimité et l’éthique de notre pratique scientifique sans les restrictions habituelles imposées à la pensée critique par un protocole de preuve quasi sacralisé et donc impossible à remettre en question. Une fois que cette vision commune judicieuse aura été construite par le biais de l’art, de récits scientifiques et de récits résultant de l’association de la science avec l’art, elle devrait imprégner toutes les actions de tous les individus et de toutes les communautés et secondairement, sans doute contribuer à définir et à attribuer à la science un chemin à suivre plus raisonnable, ou tout au moins ramener en son sein la possibilité d’une pensée critique.

Jean-Marc Chomaz
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », septembre / novembre 2015

Jean-Marc CHOMAZ est artiste et scientifique, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École Polytechnique. Il a cofondé le Laboratoire d’Hydrodynamique (LadHyX) en 1990, puis le Laboratoire d’excellence LaSIPS en 2011 et les a co-dirigé respectivement de 1990 à 2013 et de 2011 à aujourd’hui.

(1) www.labofactory.com

(2) Exposition Aquaplanet de Labofactory, Zone2Source, Glazen Huis, Amstelpark Amsterdam 31 mai – 23 aout 2015.

(3) Exposition Lost in Fathoms, Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz, recherches menées en commun au LadHyX et présentées à la GV-Art Gallery à Londres en 2014.

(4) Kurt Gödel. On Formally Undecidable Propositions of Principia Mathematica and

Related Systems. Dover, 1962.

Kurt Gödel. « Uber formal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und

verwandter Systeme I». In Solomon Feferman, editor, Kurt Gödel: Collected Works,

volume 1, pages 144-195. Oxford University Press, 1986. German text, parallel

English translation.

 

 

Fukushima, quatre ans après

Bouleversée par la catastrophe de Fukushima, Keiko Courdy a réalisé le film et webdocumentaire Au-delà du nuage °Yonaoshi 3.11. Elle prépare actuellement un nouveau documentaire sur les liquidateurs de la centrale et un long-métrage de fiction dans les zones interdites.

Tu as une histoire personnelle avec le Japon, peux-tu nous détailler les différentes raisons qui t’ont fait consacrer l’essentiel de ton travail ces dernières années à la catastrophe de Fukushima ?
Souvent, les désirs de création naissent de grands chocs émotionnels. J’ai vécu longtemps au Japon. J’aime le Japon. Depuis mes années d’étudiante à Tokyo dans les années 1990, j’attendais le méga-séisme annoncé de tous les scientifiques. Un choc gigantesque s’est produit le 11 mars 2011 à 14h46 : une triple catastrophe à la fois naturelle et technologique (séisme, tsunami, accident nucléaire). J’étais à Paris lorsqu’a eu lieu le tremblement de terre. De magnitude 9.0, il était si puissant qu’il a modifié l’axe de la terre. J’étais bouleversée. Mon instinct me disait de partir immédiatement. J’ai acheté un billet d’avion et je suis partie le long de la côte sinistrée avec ma caméra. Cela a été ma première réponse à la catastrophe. En plus de la dévastation du tsunami, il y avait cette chose invisible que je connaissais mal : un accident nucléaire majeur de niveau 7.

À la centrale de Fukushima Daiichi, trois coeurs de réacteur étaient entrés en fusion presque simultanément. Au début, les médias n’en parlaient pas. Les informations étaient opaques. On ne savait pas très bien comment départager le vrai du faux. La tension était extrême. Tout pouvait arriver. L’évacuation générale de Tokyo venait d’être évitée. Les gens étaient laissés à eux-mêmes, et devaient faire des choix essentiels de vie tous seuls. Pour essayer de comprendre, j’ai sillonné les zones. J’ai rencontré de nombreux habitants, femmes, enfants, médecins.

Pendant un an et demi, j’ai aussi rencontré des personnalités célèbres engagées : écrivains, spécialistes du nucléaire, ingénieurs, artistes, architectes, ancien premier ministre pendant la crise. J’en ai fait un film et un webdocumentaire, Au-delà du nuage °Yonaoshi 3.11 (1). Je me demandais comment on pouvait se relever d’un tel traumatisme, et si cette remise à zéro pouvait être l’occasion de penser différemment le monde. Les Japonais ont quelque chose d’important à nous apprendre de leur expérience. Je rêvais de reconstruire des mondes nouveaux sur les ruines balayées de l’ancien. Je voulais participer, agir sur le monde, témoigner de ce qui se passait.

Hirono, Zone interdite, stockage de terre contaminée.

Hirono, Zone interdite, stockage de terre contaminée. Photo: © Keiko Courdy, 2014.

Tu travailles sur plusieurs films, quelles évolutions as-tu constaté ces derniers temps sur le secteur de Fukushima ? Comment cela a fait évoluer ta manière de raconter l’après-catastrophe ?
Aujourd’hui, bientôt 5 ans après, rien n’est réglé. Plus de 150.000 personnes ont quitté leur foyer et vivent encore dans des logements temporaires. À Fukushima, dans les villes proches de la centrale, tout paraît banal, normal, mais tout est étrange, anormal. L’invisible domine. La radioactivité ne se voit pas, ne se sent pas. On ne peut qu’en chercher
les manifestations visibles dans les taux affichés par le compteur Geiger, dans les problèmes de thyroïde des enfants, dans les plaines de sacs noirs de terre contaminée et les villes-fantômes. Les grands travaux de décontamination sont terminés et le gouvernement pousse les gens à retourner chez eux, mais peu viennent se réinstaller.

D’un côté le gouvernement cherche à effacer le plus rapidement possible les traces du désastre en préparant l’accueil des JO de Tokyo de 2020 pour relancer l’économie, et de l’autre côté se trouve la réalité d’un monstre radioactif avec des accidents qui se succèdent sur le chantier. Je sillonne la région depuis plusieurs années, et une chose me frappe sans cesse : l’étonnante juxtaposition de l’ordinaire et de l’extraordinaire. Fukushima est
un espace où l’invisible règne en maître. Comment donner à voir ces mondes cachés est un défi. La nature qui a repris ses droits dans la zone interdite me fascine.

L’univers des liquidateurs n’a encore jamais été montré. Je prépare un nouveau documentaire sur le sujet. 7000 hommes roulent chaque matin sur la route nationale 6 vers la centrale. Le film va à leur rencontre sur leur lieu de travail et dans l’intimité des endroits où ils logent. J’ai aussi commencé à écrire un road-movie dans les zones sur le thème de l’oubli et la mémoire. La fiction permet de toucher le sujet avec sensibilité et d’apporter un regard décalé. Au-delà du tabou nucléaire, les gens en ont assez d’entendre parler de la catastrophe de Fukushima au Japon. La fiction permet en cela de continuer à parler des zones différemment, de manière poétique.

Ouvrier de décontamination, site de Tomioka.

Ouvrier de décontamination, site de Tomioka. Photo: © Keiko Courdy, 2014.

Tu as constaté lors de tes derniers séjours un développement du tourisme autour de la catastrophe toujours en cours, cela t’a inspiré un nouveau projet et une narration spécifique. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
C’est à force de me questionner sur ma propre position d’étrangère qui traversait ces zones que j’en suis venue à réfléchir au thème du tourisme noir (dark tourism). Évidemment, je viens pour aider, pour témoigner, mais qu’est-ce que j’apporte vraiment ? Pourquoi est-ce que je vais là-bas ? N’est-ce pas du voyeurisme ? Quel risque est-ce que je suis prête à prendre ? Et à faire prendre à mon équipe ? Voyager dans ces zones est une manière de réfléchir à notre engagement dans le monde.

J’ai imaginé un webdocumentaire sous forme de cityguide interactif sur les zones proches de la centrale. Nous le développons avec Jérôme Sullerot, co-fondateur de Pika Pika Films (2). C’est un guide touristique qui montre un point limite de fin de civilisation.
 Les informations données sont vraies et pratiques. Nous proposons une véritable expérience en laissant les internautes libres d’organiser leur visite. Ils peuvent aussi suivre nos parcours proposés, sachant qu’un dosimètre personnel les informe en temps réel de leur cumul de radioactivité selon les lieux qu’ils vont visiter et le temps qu’ils y passent.

La rubrique Ma santé leur permet de comprendre les implications directes sur la santé grâce aux témoignages de spécialistes. Les gens qui voyagent dans ces zones viennent voir des traces du désastre. Le voyeurisme est un danger, mais je conçois aussi ces visites comme une manière de garder la mémoire. Les gens sur place sont souvent touchés qu’on vienne s’intéresser à eux, et contents qu’on ne les oublie pas. Lorsqu’on va sur le site d’une catastrophe, il est important de toujours prendre la mesure du drame qui a touché les gens et la région afin de les respecter et créer une véritable rencontre, en empathie. Le danger, dans le cadre de certains voyages organisés est de partir là-bas pour simplement se conforter des ravages faits par l’industrie nucléaire, et stigmatiser les gens, sans chercher vraiment à les comprendre.

Cette catastrophe technologique et humaine est une plongée dans le temps. La particularité d’un accident nucléaire, contrairement à l’explosion d’une usine chimique, est qu’il dure sur plusieurs générations. Il entraîne des conséquences dans le temps non encore mesurables. Personne ne sait qui seront les prochains touchés, ni à quel degré. La seule certitude est que la catastrophe de Fukushima n’est pas terminée, elle vient juste de commencer. Un ingénieur nucléaire m’expliquait la chose suivante : la vie biologique n’est apparue sur terre que lorsque la radioactivité a disparu de la surface. En recréant de la radioactivité, nous fabriquons les conditions de notre propre destruction. L’homme aspire au bien, pourtant il s’autodétruit. Alors je continue. Je n’en ai pas terminé avec Fukushima.

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Keïko Courdy écrit, réalise, et produit des films, et installations numériques entre la France et le Japon. Docteur de l’Université de Tokyo, elle a enseigné les performances nouveaux médias à l’Université d’Art et de Design de Kyoto. Elle est co-fondatrice de Pika Pika Films à Paris.

(1) www.yonaoshi311.com
(2) www.pikapikafilms.com

metteur en son

Martin Messier, jeune artiste montréalais, est devenu l’une des références lorsqu’il s’agit de mettre en scène des œuvres sonores. Ses performances décalées sont présentées dans les plus grands festivals internationaux : Mutek au Canada, Sonar à Barcelone, Transmediale à Berlin ou Nemo à Paris. Elles mettent en avant les corps en mouvement et la musicalité d’objets, tantôt inventés, tantôt détournés.

Martin Messier, Projectors.

Martin Messier, Projectors. Photo: © Maxime Bouchard.

Créée en 2011, Sewing Machines Orchestra rassemble une dizaine de machines à coudre des années 40 composant une véritable symphonie bruitiste. Ces objets — crayons, projecteurs 8 mm ou réveille-matins — se transforment parfois en structure plus abstraite. Machine_Variation, gigantesque mécanisme fait de bois et de métal, explore de nouvelles sonorités à la croisée de l’acoustique et de l’électronique. L’artiste ne cesse de repousser les frontières, mélangeant danse et art numérique à ses compositions. Entre deux dates d’une tournée bien chargée, Martin Messier est revenu sur son parcours. Entretien avec cet artiste qui murmure à l’oreille des objets.

Comment vous êtes-vous dirigé vers les arts numériques ?
Étudiant en électroacoustique au début des années 2000, je ne maîtrisais que le son. Puis je me suis intéressé à la vidéo. Cela m’a forgé une culture numérique, notamment sur la relation son-image. En 2007, je suis devenu membre de Perte de Signal. Dans ce centre d’artistes montréalais, j’ai côtoyé une nouvelle génération qui concevait des installations et qui évoluait dans le domaine des arts médiatiques. Aujourd’hui, je me rends compte que je suis catalogué comme artiste numérique. Tous mes projets sont des performances, mais je ne les aborde pas comme des projets numériques. Avant tout, il faut qu’une expérience vivante se passe, peu importe le médium. La part du corps sur scène est donc prépondérante.

C’est ce qui définit votre empreinte artistique ?
J’accorde toujours une grande importance à la présence humaine même si elle ne définit pas entièrement mon travail. Je préfère parler de « physicalité » sur scène. Je m’intéresse alors à la façon de produire une œuvre. Le résultat final n’est pas chose sacrée. Dans l’ensemble, mes projets ont en commun la synchronisation du son et de la gestuelle. Mon travail se passe uniquement sur scène avec une série d’objets. Je ne produis jamais de CD ou de publications sonores. C’est la performance qui est unique et qui me distingue sans doute des autres artistes.

Vous parlez de « physicalité », pourtant la mécanique est toujours présente…
Ce sont deux notions complémentaires à mes yeux. Les objets que j’utilise, quels qu’ils soient, réveille-matins, électroménagers ou machines à coudre, sont manipulés par des humains. Pour les animer, il doit y avoir un contact physique, un toucher. La rencontre entre la mécanique et l’homme est primordiale.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines. Photo: © Isabelle Gardner, 2010.

D’où vous vient cette passion pour le détournement d’objet ?
L’usage d’objets quotidiens est né d’une volonté de réinventer mon environnement. Je recherche une deuxième fonctionnalité, un second degré aux objets. Ensuite j’effectue un travail d’orchestration et de composition. Nous oublions que la machine à coudre produit du son alors qu’il existe un potentiel musical énorme, plus important d’ailleurs que ce que j’avais initialement imaginé pour Sewing Machines Orchestra. Jusqu’alors l’usage des objets du quotidien était omniprésent. Ils tendent désormais à disparaître de mes créations. Ce n’est donc pas l’essence de mon œuvre. Je suis capable de travailler sur une forme de matériau physique, palpable, mais pas nécessairement dérivée de notre environnement.

Vous entamez donc un nouveau cycle de création ?
Je ne conceptualise jamais mes projets. Ils apparaissent au gré de mes fantasmes. J’ai un rêve, je tente de le réaliser. Le public m’identifie pour mes détournements d’objets, mais passer d’un objet à l’autre indéfiniment n’est pas une démarche séduisante. Depuis peu, je change de direction afin d’amener la musicalité plus loin dans l’expérimentation. Ce qui m’intéresse dorénavant c’est la performance, non l’objet. Ainsi Machine_Variation était déjà un détournement plus abstrait et moins identifiable. La dimension scénographique se place au centre de toute réflexion. Cela permet une visualisation de la forme, du son et du déroulement de la performance. Projectors, illustre mon nouvel attachement à la scénographie.

Quelles sont vos créations les plus marquantes ?
Ma première performance, The Pencil Project [N.D.L.R détournement de crayons], a changé du tout au tout ma façon d’appréhender la création. Pour la première fois, je prenais un objet en le décortiquant et en allant au maximum de ses possibilités. Elle m’a permis de réfléchir à la cohérence d’un projet. Ce qui est acceptable de voir et ce qui ne l’est pas, de faire ou ne pas faire… C’est également à partir de ce moment que j’ai commencé mes premières  collaborations.
Plus tard Sewing Machines Orchestra a connu un vrai succès à travers le monde. Il y a eu un avant et un après cette performance. Je ne m’attendais pas à ce succès même si Singer, la marque des machines à coudre que j’utilise, était mondialement réputée. Finalement j’étais naïf en pensant que je n’allais faire qu’une date.
La Chambre des machines, une machine faite d’engrenages et de manivelles, est une autre création majeure. Pour la collaboration avec Nicolas Bernier [N.D.L.R artiste canadien, auteur de frequencies(a) Prix Ars Electronica 2013]. Ensemble nous avons réalisé la conception sonore et visuelle. Si Nicolas a une démarche conceptuelle, je suis beaucoup plus spontané. Je revendique des concepts simples : faire une performance où la gestuelle est amplifiée.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines.

Martin Messier & Nicolas Bernier, La Chambre Des Machines. Photo: © Isabelle Gardner, 2010.

C’est ce qui explique un retour à des projets solos ? 
Je crois que les premières collaborations sont toujours faciles. Avec le temps je suis moins enclin à faire des compromis. Je parlais de rêve tout à l’heure… parfois je rêve en solitaire. C’est le cas avec Projectors ou Field qui était présentée pour la première fois à Mutek 2015. Et puis c’est aussi une question de timing… Dans les prochains mois, je termine mes collaborations avec les chorégraphes Anne Thériault et Caroline Laurin-Beaucage. En vérité, je n’aime pas travailler seul. Je préfère me nourrir d’ échanges. Intellectuellement, je trouve cela plus stimulant.

Quels artistes vous ont marqué dernièrement ?
À Berlin j’ai eu la chance de voir une pièce du chorégraphe allemand David Wampach. Les costumes et les décors sont vraiment osés. Son univers m’a totalement surpris. Quand je suis sorti du spectacle, je me suis dit qu’il avait réussi à sortir le spectateur de sa zone de confort. Pour ma part ce fut le cas ! Côté art numérique, sans hésiter, je cite le Mexicain Mario de Vega. Je suis traumatisé par son travail. La meilleure performance jamais vue. Une présence exceptionnelle sur scène alors qu’il n’y a qu’un homme derrière quelques machines. Que quelque chose d’aussi simple soit aussi beau, je trouve cela très inspirant.

propos recueillis par Adrien Cornelissen
remerciements à l’équipe de Stereolux pour l’organisation de cette rencontre
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

> http://www.mmessier.com/

Man Made Clouds

Formé par Helen Evans et Heiko Hansen, le collectif HeHe multiplie les projets qui ont pour point commun la jonction entre les nouvelles technologies et l’écologie. Héritiers du « Design critique », HeHe interroge et détourne les innovations les plus contemporaines pour mettre en œuvre et donner à percevoir et à penser les questions de société que posent les problématiques écologiques ou énergétiques actuelles. À l’occasion de la sortie de leur catalogue Man Made Clouds, retour sur un projet emblématique de leur travail, Nuage Vert.

HeHe, Nuage Vert, Ivry-sur-Seine, 2010.

HeHe, Nuage Vert, Ivry-sur-Seine, 2010. Photo: D.R.

La réflexion sur l’environnement et sur l’espace public — sa constitution, ses contraintes, ses transformations technologiques — est au cœur de la série Man Made Clouds que le collectif HeHe mène depuis 2003 (1). Le projet Nuage Vert, lauréat en 2008 d’un Golden Nica au festival Ars Electronica est de ce point de vue exemplaire, tant il œuvre « in situ », dans l’espace social, hors des espaces domestiqués de l’art contemporain, inventant d’autres manières d’entrer en relation et de solliciter le public.

C’est d’abord à Helsinki en 2008 que le projet Nuage vert voit le jour lorsque HeHe met en lumière le nuage de vapeur de la centrale thermique Salmisaari par projection d’un laser vert qui en souligne les contours. Inscrite dans le programme du festival Pixelache (Mal au Pixel), cette performance et installation invite les habitants à scruter durant une semaine leur consommation respective puis à mesurer leur capacité d’agir par la réduction de leurs consommations électriques. Tous les soirs du 22 au 29 février 2008, le nuage de vapeur s’élevant de la centrale électrique de Salmisaari (2) fut illuminé à l’aide d’un puissant laser de couleur verte. Une image laser était projetée sur le contour fluctuant du nuage de vapeur, réagissant à des données en temps-réel fournies par la centrale.

Il s’agissait d’une installation assez complexe, puisqu’elle a nécessité de filmer par caméra thermique les émissions de l’usine afin qu’elles puissent être ensuite interprétées par un logiciel guidant la projection d’un laser vert qui épousait et reproduisait le nuage, ses formes et ses mouvements (3). Le 29 février 2008, le public était ensuite invité à se réunir pour observer le nuage, à la condition de débrancher ses appareils électriques durant une heure. La démarche était simple : moins les gens consommaient, plus le nuage grandissait. Le but de HeHe était de créer une relation ombilicale entre les actions locales et le nuage de vapeur. Si la population voulait le voir, l’admirer, le garder alors ils devaient éteindre leur ordinateur au lieu de le laisser en veille, baisser d’un degré leur chauffage, utiliser moins d’eau chaude, etc.

HeHe, Champ d'Ozone

HeHe, Champ d’Ozone, 2007. Photo: D.R.

Engagement esthétique et espace public
Dans un tel projet, c’est en effet toute une ville qui est concernée, les habitants, la collectivité et bien sûr les entreprises avec lesquelles les artistes instaurent leur projet. Le Nuage vert permet ainsi d’associer différents acteurs de terrain : la centrale énergétique, les établissements publics, les activistes écologiques, les résidents, les opérateurs culturels, dans un projet artistique collectif et citoyen (4). La performance n’est évidemment pas passée inaperçue, jouant de l’ambiguïté, provoquant la fascination et l’inquiétude, elle a suscité l’interrogation des citoyens quant à leur responsabilité écologique. L’expérience a eu pour effet une réduction de la consommation électrique de 800 kilowatts-heure, soit l’équivalent de l’énergie produite par une éolienne en 60 minutes.

Mais en France Nuage Vert n’a pas reçu le même accueil. À Saint-Ouen (ou résidaient le duo d’artistes), l’usine, un incinérateur de déchets, était un objet et un outil qui suscitait beaucoup plus de tension et soulevait beaucoup plus de questions embarrassantes qu’à Helsinki, avec notamment un plan de la Municipalité de Saint-Ouen de réaliser un éco-village à proximité du site de l’incinérateur. Bien qu’intégré au programme Futur en Seine soutenu par la Région Île-de-France, le projet fut cependant l’objet de censure par les opérateurs locaux. L’action artistique proposée n’ayant pu recevoir toutes les autorisations à temps, HeHe réalise cependant un court test pirate grandeur nature et génère un tollé local. Le projet artistique embarrasse les responsables et autorités locales, ce qui les conduit à bloquer et refuser la réalisation de l’œuvre à Saint-Ouen (5).

Leurs usines ne sont pas disposées à attirer les regards et l’attention du public, ni à se retrouver sous le feu des projecteurs. L’argument principal évoqué relève d’un problème de perception du public, qui pourrait mal interpréter cette action. Les collectivités et la municipalité se sont montrées sceptiques, projetant d’hypothétiques répercussions liées aux réactions des habitants de la commune, nourries par la peur de dégrader l’image de la ville. Dans un courrier adressé par une directrice d’association à la maire de la commune de Saint-Ouen on peut lire : Vous justifiez votre parti pris d’interdire la mise en œuvre de Nuage Vert par le fait que la fumée verte puisse être mal perçue de la population, et qu’elle ajoute des peurs à l’incertitude.

Contre la censure du projet, un certain nombre d’habitants, citoyens et artistes, ont décidé de soutenir le projet et ont pour cela envoyé une lettre au maire de la commune de Saint-Ouen afin de préciser leurs attentes et intérêts : l’installation Nuage Vert est une œuvre d’art qui participe de l’esthétique urbaine autant que de la vie commune, en même temps qu’une communication à la population sur la trop grande quantité de déchets qui oblige les incinérateurs à fonctionner constamment. De nombreuses associations luttant contre la pollution vont également multiplier les courriers pour demander la réparation et le soutien de la municipalité :

Cette communication n’avait aucune incidence financière pour la commune et venait sous-tendre celle du service de l’environnement […] vous considérez que la population de Saint-Ouen est infantile, incapable de comprendre et d’adhérer à une démarche artistique au point d’être inquiétée parce que le nuage passe du blanc au vert. La population, dont le collectif HeHe fait partie, déplore que les entreprises et leur ville prétendent refuser ce projet pour le bien de ses habitants, alors qu’il s’agirait plutôt de ne pas ternir leur image (6). HeHe ne baissera pas les bras et parviendra l’année suivante à réaliser le projet une soirée entière. À Ivry-sur-Seine entre 18h30 et 22h30 le 27 novembre 2010, un nuage vert apparaîtra sur la sortie de cheminée de l’incinérateur.

HeHe, Toy Emission, image fixe tirée de la vidéo

HeHe, Toy Emission, image fixe tirée de la vidéo, 2007. Photo: D.R.

« Exploration de l’espace interstitiel entre le design et l’art électronique. Regard critique sur l’espace public »
Dans son catalogue Man Made Clouds, HeHe note qu’au début de l’ère industrielle, le panache de fumée blanche symbolisait le succès d’une entreprise, et donc le travail et la réussite. Aujourd’hui cette même fumée inspire davantage la menace de la pollution et du changement climatique. Le collectif HeHe ne se situe toutefois pas dans une démarche de revendication, de boycott ou de manipulation des foules. Nuage Vert est au contraire fondé sur l’idée que des formes publiques peuvent incarner un projet écologique et matérialiser des questions environnementales, afin de les rendre tangibles dans nos vies quotidiennes au sein de la collectivité.

Une installation lumineuse à l’échelle de la ville utilisant comme support l’icône même de la pollution industrielle a le pouvoir de mettre le public en alerte, de générer un débat et de convaincre les gens de changer leurs habitudes de consommation. Pour HeHe, la ville est le lieu de multiples possibilités d’action et d’exercice du sens critique. Auprès des écoles locales, des maisons de quartier, des associations, Nuage Vert déploie une recherche sur les relations entre les individus et leur environnement architectural ou urbain et souhaite créer un dialogue esthétique et politique avec les habitants et citoyens.

Nuage Vert nous montre aussi tout le bénéfice que l’on peut tirer à envisager l’art dans sa dimension opératoire, comme un opérateur de pratiques qui fait bouger les lignes de notre expérience ordinaire. Le public y est mis en situation d’agir, pas uniquement de recevoir ou de contempler. L’enjeu est d’avoir initié une situation originale de création, qui relie art et démocratie, problématique esthétique et débat public. C’est là le sens du Design Critique ou de la démarche de « reverse cultural engineering » que revendique le duo HeHe : amplifier, faire résonner, transformer le relief des innovations technologiques et leur impact social, le mettre en scène dans des propositions artistiques. L’intérêt réside aussi dans le fait que le public peut devenir commanditaire et s’impliquer directement dans un projet dont il n’est pas le premier décisionnaire : le projet s’inscrivant ainsi dans un contexte de délibération collective et d’interdépendance.

Car le projet Nuage Vert engage en effet la participation des citoyens, en les confrontant aux problèmes publics, au sens de la philosophie pragmatiste de John Dewey qui théorise ainsi dans The public and its problems la notion de public comme sujet de la communauté politique (7). Cette communauté n’existe pas comme un tout déjà constitué : elle n’implique pas seulement divers liens associatifs qui maintiennent sous diverses formes les personnes ensemble, le public apparaît surtout comme un problème. Dewey désigne par ce nom ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés par les conséquences d’une action humaine collective. Le Nuage Vert est-il toxique ou bien est-il l’emblème de l’effort collectif d’une communauté locale ? Un des effets de l’œuvre, doublement esthétique et politique, est d’avoir généré un débat public.

Jean-Paul Fourmentraux
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Jean-Paul Fourmentraux, sociologue et critique d’art, est Professeur en Esthétique et théories des arts et humanités numériques à l’université de Provence, Aix-Marseille.

> http://hehe.org.free.fr/

(1) Hehe, Man Made Clouds, Éditions Hyx, 2015

(2) L’histoire de Ruoholahti est celle d’un ancien port industriel transformé en une zone résidentielle moderne, où la consommation d’énergie n’en finit pas de franchir de nouveaux records.

(3) L’œuvre a été soutenue par le Helsinki City Cultural Office, le Centre Français d’Helsinki et la Foundation for Environmental Art.

(4) Cf. http://hehe.org2.free.fr/?page_id=915&language=fr où se trouve la charte du projet Nuage Vert.

(5) Cf. le site web Nuage Vert contenant tous les articles y faisant référence ainsi que les réponses des municipalités et activistes soutenant le projet (www.nuagevert.org). Ce blog souligne bien l’impact médiatique qu’a eu l’annulation du projet sur la presse et sur les esprits. Car il semble que la censure du projet a eu plus d’impact sur l’écologie dans la presse que si le nuage vert avait abouti comme à Helsinki. Il y a pour le coup une vraie remise en cause de la fonction de cet incinérateur sur l’opinion publique et des hypothèses planent sur les effets que peuvent avoir cette usine sur la population.

(6) Sur leur site hehe.org le collectif diffuse les courriers concernant leurs démarches, ils postent des vidéos des débats que leur projet suscite, ainsi que les articles de presse les concernant.

(7) Cf. Rancière, J., 2008, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions. Avant lui, De Certeau, anthropologue des croyances et des phénomènes de consommation, développa la notion de « valeur d’usage ». Et parla, à ce propos, des « braconniers actifs » qui, à travers les mailles d’un réseau imposé, inventent leur quotidien. Cf. De Certeau, M., Giard, L., Mayol, P., 1980, L’invention du quotidien. Paris, UGE.

Devenir Graine

Depuis plusieurs années les artistes Magali Daniaux et Cédric Pigot travaillent sur les enjeux géopolitiques de l’Arctique. Après de nombreux séjours en Norvège, au Svalbard, ils poursuivent aujourd’hui leurs investigations en Alaska.

Devenir Graine. Action devant le Svalbard Global Seed Vault, Longyearbyen, Svalbard, Mai 2012

Devenir Graine. Action devant le Svalbard Global Seed Vault, Longyearbyen, Svalbard, Mai 2012 – Vidéo – 12 min. Photo: D.R.

Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a conduit à mener ce travail d’investigation en Arctique ?
Le projet Devenir Graine (1) est d’abord né d’une envie de chercher des inspirations dans les stratégies végétales pour imaginer des modèles de société. Nous voulions creuser l’idée que la flore, de par son immobilité active, sa plasticité et son adaptabilité, pouvait être considérée comme un modèle pertinent pour envisager de nouveaux schémas économiques et sociaux. La faculté d’adaptation du végétal, qui prend en compte son environnement, nous intéressait : les haricots se déplacent avec le vent, les plantes se mettent en sommeil, les cactus peuvent survivre un temps considérable sans eau, etc. Par contre, la plasticité animale dans sa forme extérieure est faible, et il en va de même concernant son génome, il n’a aucune raison de se changer lui-même intérieurement, un seul génome lui convient. La plante, elle, doit être capable, dans une certaine mesure, de se changer elle-même, faute de quoi, elle disparaît, car elle n’est plus adaptée à un nouvel environnement.

Toutes ces questions sur le génome nous ont amenées à nous questionner sur la réserve mondiale de semences du Svalbard, le Svalbard Global Seed Vault. Et puis nous voulions aussi enquêter sur le fait que dans certaines régions du monde le réchauffement climatique est considéré comme une opportunité de développement économique. Nous nous sommes demandé quels étaient les États qui pouvaient profiter du réchauffement climatique. En Arctique se jouent des enjeux géopolitiques colossaux et les deux gros acteurs sont la Norvège et la Russie. À la frontière entre la Norvège et la Russie, à Kirkenes sur la mer de Barents, les enjeux économiques sont très forts, notamment pour la prospection de gisements de gaz et de pétrole. Ce fut notre première destination. Entre les enjeux sur les ressources et les questions que soulève le Vault, Devenir Graine est apparu alors comme un projet global.

Dans Devenir Graine, vous diffusez une vidéo d’une action où vous restez statique en boule devant la porte du Vault. Pouvez-vous nous expliquer un peu plus cela ?
Quand tu arrives à Svalbard, tu vois le Vault juste au-dessus de l’aéroport. Il n’est pas du tout caché. Nous savions cependant que nous ne pourrions pas y rentrer, mais nous avons tout de même décidé de faire cette action. Comme si les personnes qui s’occupent de ce Vault pouvaient nous voir avec leurs caméras de surveillance et constater notre condition de graine, et du coup nous ouvrir la porte. Mais de manière générale, les gestionnaires du site ont peur de la mauvaise publicité. Par exemple, quand nous avons commencé à travailler, la page Wikipedia du Global Seed Vault n’était pas du tout celle que l’on a maintenant. Elle était écrite dans un style beaucoup plus conspirationniste par une personne que nous avons interviewée, William Engdahl, l’auteur de Seeds of destruction (Graines de la destruction) (2). La page a été complètement changée entre-temps. Donc, avant même de partir là-bas nous l’avons interviewé, comme Roland von Bothmer, le manager du site qui nous a refusé l’accès au Vault. Et aussi Cary Fowler, l’environnementaliste qui a eu l’idée de le construire le Vault et qui nous a donné des plans du site.

Modélisation 3D du Global Seed Vault, bunker de semences.

Modélisation 3D du Global Seed Vault, bunker de semences. Daniaux-Pigot 2014. Photo: D.R.

Cette banque à graine est très controversée, car elle a été en grande partie financée par les géants des OGM. Et le Global Seed Vault a le surnom de Doomsday Seed Vault, car il s’agit aussi de mettre les graines dans un abri anti-nucléaire. C’était aussi cela que vous vouliez montrer ?
Le Vault a été financé par l’état norvégien, mais également par les parties prenantes de l’agro-business, Syngenta, la Fondation Rockefeller, Monsanto, etc. Et la fondation Bill & Melinda Gates a investi également 20 millions de dollars dans l’acheminement des graines vers le Svalbard. Il est bon de rappeler que la Fondation Rockefeller est à l’origine de la « révolution verte » d’après-guerre. Dans les années 40, la fondation avait rassemblé des généticiens et phytopathologistes pour travailler sur l’intensification et l’utilisation de variétés de céréales à hauts potentiels de rendements. Cette politique a conduit à la monoculture que l’on connait, et aujourd’hui on imagine bien pourquoi la Fondation Rockefeller veut avoir un contrôle sur le Vault.

On sait bien que la plupart des graines qui sont dans le Vault ne pousseront plus, ce qui est donc essentiellement conservé c’est le matériel génétique. Donc, ces gens se constituent une vaste bibliothèque de matériel génétique natif de la biodiversité alimentaire. Au lieu d’une philanthropie de conservation, on peut se demander s’ils n’investissent pas là sur les marchés du futur. Monsanto vend avant tout de la chimie, du Roundup par exemple, et pour leur chimie ils ont créé des graines adaptées. Certaines se sont vues affublées de jolis noms comme Terminator ou Traitor. La révolution verte des années cinquante était en réalité une révolution chimique, toute la recherche réalisée pendant la Seconde Guerre Mondiale devait bien aboutir à quelque chose. Cette banque de graines c’est la continuité de cela. Ce sont des questions auxquelles nous intéressons beaucoup, en étant notamment éclairés par le travail de Vandana Shiva en Inde et d’autres personnes.

Quelle forme a pris le projet artistique ?
Comme nous n’avons pas pu entrer dans le Vault, la première œuvre que nous avons réalisée pour parler de cette non-expérience, c’est l’odeur de la conservation que nous avons exposée à Kirkenes dans un container. Ensuite nous nous sommes dit que nous allions donner la possibilité à tout le monde d’y rentrer en réalisant une version 3D du bâtiment permettant de circuler dedans. Nous avons aussi acheté le nom de domaine svalbardglobalseedvault.com pour cela. Si tu regardes bien le Vault virtuel, il est vide, on a enlevé les graines. Comme s’il y avait eu un hold-up et qu’on y avait laissé un poème à la place. Le poème est la voix du dernier homme sur Terre qui raconte et décrit le monde autour de lui dans une sorte d’extase. Par ailleurs nous avons développé une navigation online (3) qui a aussi été présentée au Jeu de Paume et qui rassemble les interviews réalisés dans toute cette période. Nous avons aussi poussé en dérision l’idée de la communication corporate sur le thème de la catastrophe en formulant des invitations très officielles à des catastrophes.

Vue du fond du Vault 3D, Le Bip de l’Âme, Extrafleur, poème sonore

Vue du fond du Vault 3D, Le Bip de l’Âme, Extrafleur, poème sonore 15min. Daniaux-Pigot 2014. Photo: D.R.

Quelles sont les prochaines étapes de votre recherche ?
Un autre aspect que nous aurions aimé aborder ce sont les problématiques autour du site d’enfouissement de déchets nucléaires qui se construit à Onkalo en Finlande. En ce moment nous travaillons à Kotzebue en Alaska sur des projets en rapport avec le paysage et le temps de la Terre. Nous sommes par exemple en train de créer une anomalie archéologique. Mais nous continuons nos enquêtes, c’est par exemple intéressant de voir que de nouvelles routes commerciales se mettent en place vers la Chine qui investit énormément là-dedans et a compris ses intérêts. Un terme a été inventé qui montre bien l’intérêt croissant des puissances mondiales : les « near Arctic countries » [Le Proche-Artique, NDLR].

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Magali Daniaux et Cédric Pigot sont un duo d’artistes français formé il y a douze ans, dont le travail intermedia aborde les correspondances entre science-fiction et documentaire, ingénierie de pointe et contes fantastiques, matériaux lourds et sensations fugaces.

(1) http://daniauxpigot.com/portfolio/devenir-graine-3/
(2) F. William Engdahl, Seeds of destruction, The Hidden Agenda of Genetic Manipulation, Global Research, 2007.
(3) http://lo-moth.org

les prototypes de science ouverte

Comme réponse à l’Anthropocène, le réseau Hackteria encourage l’intégration et la démocratisation de la connaissance. Leurs prototypes ludiques permettent d’explorer des cosmologies alternatives, d’autonomiser des communautés en marge et de résister aux détournements militaires des technologies.

Open Science Hardware.Toutes les infrastructures de laboratoire génériques développées par GaudiLabs sont DIY (do-it-yourself) et open source et peuvent être construites avec des éléments recyclés et largement disponibles dans les produits de consommation courante (moteur de DVD, disques durs, ventilateurs d'ordinateurs) ou de designs ouverts pour la fabrication numérique.

Open Science Hardware.Toutes les infrastructures de laboratoire génériques développées par GaudiLabs sont DIY (do-it-yourself) et open source et peuvent être construites avec des éléments recyclés et largement disponibles dans les produits de consommation courante (moteur de DVD, disques durs, ventilateurs d’ordinateurs) ou de designs ouverts pour la fabrication numérique. Photo: © Urs Gaudenz.

L’Anthropocène est un âge où les humains sont devenus une force géologique majeure ayant transformé le paysage par l’agriculture, les sédiments de la terre par l’exploitation minière et jusqu’à l’atmosphère par des activités industrielles. Du monde microscopique des atomes et des molécules au macrocosme où nous prévoyons de terraformer des planètes entières, d’explorer et d’exploiter l’univers, la main et l’esprit humain ne laisseront rien intact. L’Homo Faber a pour règle une foi aveugle dans le progrès, censé améliorer notre destin en le modifiant, sans aucune intervention morale ni politique, par la pure et simple transformation des conditions matérielles. Les premières instances de l’image du faiseur et ingénieur, décrit comme Homo Faber, qui contrôle sa chance et son destin et peut même utiliser (voire détourner) la politique pour apporter le progrès technologique, remontent au IVe siècle avant J.-C.. Pour des raisons qui restent vagues et mystérieuses, cette expression est attribuée au grand bâtisseur romain de ponts et chaussées, Appius Claudius Caecus (dont le nom, Caecus, signifie « aveugle »). Appius incarne l’image de l’homme qui se bat contre la nature capricieuse et anarchique de l’univers.

Cette image d’Homo Faber s’est affinée au Moyen Âge, au cours des premiers débats scolastiques sur la raison et la volonté de Dieu comme autant de pouvoirs que les humains étaient censés imiter et maîtriser pour devenir les Imago Dei privilégiés. Paradoxalement, cette obsession théologique portant sur la volonté de Dieu comme pouvoir de création a inspiré les révolutions scientifiques et industrielles et l’ensemble du projet des Lumières, aboutissant directement aux excès des technocrates communistes et capitalistes du XXe siècle. Nous pouvons encore sentir ses effets dans le zèle millénariste et apocalyptique des mouvements Singulariste et Transhumaniste et leur image d’un démiurge (post)humain. Si la Silicon Valley n’apporte toujours pas sa fameuse « singularité » métaphysique, elle peut au moins révolutionner ceci ou cela, ou sauver les pauvres, ou les illettrés et le reste de l’humanité, grâce aux promesses d’une prochaine conférence TED.

Ludens Hackteria
Il est difficile de repenser les deux derniers millénaires de l’Anthropocène comme des tentatives variées de compréhension de nos rôles de faiseurs et de bricoleurs impliqués dans divers projets et cosmologies métaphysiques, qui souvent restent imprécis ou supposément intuitifs. Les projets d’Hackteria.org refusent cette cosmologie et ce solutionnisme irréfléchis de la Silicon Valley qui ambitionne de provoquer l’apocalypse pour sauver une version simplifiée d’un monde commun grâce à une prochaine technologie supposément adéquate. À l’attitude de l’Homo Faber, les membres d’Hackteria préfèrent celle de l’Homo Ludens à l’image des mouvements de la science ouverte et de la biologie ouverte, des makers et des hackers qui font renaître cette histoire oubliée du caractère ludique du bricolage. Ils remettent en question un « créateur de l’univers » solipsiste (l’artifex, le démiurge et l’Homo Faber) comme seule éventualité métaphysique et cosmologique de la relation que les humains et les dieux entretiennent avec leurs descendances matérielles et spirituelles.

Les bricoleurs d’Hackteria croient en la résilience et aux implications de l’imagination dans la science et la technologie actuelle, ce qui signifie tout simplement que les prototypes doivent servir des objectifs et des groupes idiosyncrasiques. Il peut s’agir de politiques anarcho-féministes ou trans-hack-féministes telles que les prototypes GynePunk Mobile Labs et BioAutonomy du collectif espagnol PechBlenda qui utilisent le circuit bending pour explorer les frontières de la biologie, de l’art et de la science queer. Leur récent projet démocratise et « libère » les instruments et les protocoles utilisés en obstétrique et en gynécologie pour permettre des diagnostics à faible coût, mais aussi de nouvelles expériences de sexualité humaine, une liberté « biologique » pour laquelle elles ont inventé le terme générique de « BioAutonomy » (1). L’expérimentation bio-électro-chimique trans-hack-féministe conteste ouvertement la biopolitique des mesures institutionnalisées de santé des femmes et les technologies GynePunk constituent un bon exemple du type de critique des projets patriarcaux de l’Homo Faber, dont l’optique de contrôle reste la face cachée des mesures de santé biopolitiques. Le projet GynePunk mène d’ailleurs à laisser derrière nous l’Homo de Ludens.

Loin de toute tendance chic du Bioart et du pathos de l’art des nouveaux médias, la bricoleuse d’Hackteria adore construire des prototypes ludiques pour soutenir l’éthique du geek et ouvrir les boîtes noires qui l’entourent afin d’explorer de nouvelles cosmologies et inviter de nouveaux groupes à utiliser et détourner les technologies. Même s’ils ne visent parfois que de simples « LOLs », ces projets peuvent aussi répondre aux besoins des différents pays à faible revenu, leur permettant de construire des équipements abordables et donner les moyens aux scientifiques amateurs, à travers le monde, de poursuivre leurs recherches.

Wild openQCM. Combiner deux cristaux de quartz hackés et un circuit d'hétérodyne thérémine pour transformer le bio-capteur openQCM en instrument de performance sonore.

Wild openQCM. Combiner deux cristaux de quartz hackés et un circuit d’hétérodyne thérémine pour transformer le bio-capteur openQCM en instrument de performance sonore. À la place des données, il est possible d’entendre les molécules qui interagissent. Photo: © Marc Dusseiller.

Prototypes sérieux pour cosmologies ludiques
La bricoleuse d’Hackteria s’apparente au philosophe mécanicien du XVIe siècle qui associait la science, l’art, la littérature, etc. Ses modestes projets servent des communautés très spécifiques et des intérêts souvent obscurs. Comme les alchimistes et philosophes mécaniciens, elle utilise le bricolage pour faire connaître sa cosmologie et sa politique unique, de manière plus réfléchie et ouverte, sans revendiquer de supériorité ni évoquer de motifs comme le sauvetage, la rédemption ou la fin du monde. Par ce biais, toutefois, elle remet en cause les institutions et les pratiques actuelles de la science : sont-elles assez démocratiques ? Créent-elles des attentes exagérées ? Sont-elles assez justes et inclusives pour une grande variété de régions, de groupes et de minorités du monde entier ? Sont-elles ludiques, poétiques et sources d’inspiration ?

Les bricoleuses d’Hackteria refusent tout simplement de subir le genre d’étrange « cécité » attribuée à Appius Caecus, qui a ouvertement ignoré les défis politiques et sociaux futurs en dehors de l’ingénierie et des domaines technologiques. Appius, dont les causes de la cécité sont oubliées, fut accusé de ne pas respecter les rites traditionnels propres aux temples, conspirant avec les plébéiens du sénat pour s’emparer du pouvoir, ignorant ses devoirs politiques et détournant des fonds au profit de ses projets d’ingénierie. Ces vieux racontars résument bien les défis actuels des politiques scientifiques et technologiques : le progrès qui sacrifie et bafoue les cultures et les minorités locales, le populisme et la manipulation de l’opinion publique, le monde des affaires qui prend les rênes de la politique et de tous les aspects de la vie. Même le grand projet d’ingénierie du passé, la Via Appia a tiré son nom d’Appius et nous oublions qu’elle a été financée par de l’argent public, par ce qui semble être un détournement de fonds, au détriment des objectifs d’une bonne gouvernance.

Ces accusations restent à prouver, mais elles hantent encore les différents débats sur le rôle idéal de la science et de la technologie à l’ère de l’Anthropocène. La participation du public et l’inclusion dans la science, le financement transparent et ouvert de la science et de la technologie, les brevets, les divisions technologiques et numériques et les différents appels à une science ouverte questionnent tous la puissance de l’Homo Faber aveugle. Nous savons que les solutions de secours scientifiques et technologiques ne suffisent pas à compenser un manque de bonne gouvernance, de justice et de vertu, qu’elles ne suffiront jamais pour assurer l’éducation, la participation ou tout simplement l’inclusion. La quête de connaissance est toute aussi importante que la quête de justice et d’égalité.

À l’heure actuelle, nous sommes désabusés par les institutions scientifiques et technologiques tout en étant confrontés à un besoin croissant de repenser notre rôle de fabricants d’outils, de bricoleurs et faiseurs. C’est exactement ce qu’Hackteria s’efforce de faire depuis sa création en 2009 et à travers ses nombreux projets (plus de 200) sur tous les continents. Si nous devions décrire les leçons de ces dernières années, susceptibles de définir le bricolage dans l’Anthropocène, la principale est la focalisation sur les prototypes et l’apprentissage expérientiel à la place de solutions universelles. Au lieu de fournir des solutions aux problèmes comme le font les Homo Fabers du MIT et des TED, Ludens, la bricoleuse Hackteria, conçoit des prototypes pour jouer avec d’autres humains à travers le monde. Elle croit que nous possédons les outils permettant à chacun de s’engager, comprendre, participer, bricoler, personnaliser, mais surtout démystifier les super-pouvoirs de notre science et de notre technologie, nos connaissances et nos rêves. Le but est de libérer la cosmologie de la technologie, mais aussi de la gouvernance et de créer des engagements encore plus variés et critiques entre la connaissance, l’imagination et le pouvoir. Les bricoleuses et bricoleurs d’Hackteria tentent de rendre la science plus banale, plus accessible, d’en faire un élément du quotidien, plus proche de nos autres pratiques, plutôt qu’un pouvoir élitiste et magique, qui ne servirait que les intérêts que d’une minorité.

Prototypes métaphysiques contre une utilisation militaire de la technologie
Les crises actuelles de l’Anthropocène ont ainsi fait émerger cette nouvelle génération de bricoleuses/eurs qui se sentent relativement proches des philosophes et artistes mécaniciens de la Renaissance ainsi que de leur recherche de cosmologies originales et de nouvelles façons de nous orienter dans l’ordre des choses. Nous appelons les prototypes créés par Hackteria des « cosmoscopes », des outils, qui apportent des perspectives uniques comme des expériences sociales (2). Ils incarnent les espoirs exprimés par Walter Benjamin dans son essai Sens Unique (3) où il résumait l’égarement et les ambiguïtés du début du 20e siècle, avant qu’il n’en devienne lui-même la victime : rien ne distingue davantage l’homme antique de l’homme moderne que son abandon à une expérience cosmique que ce dernier connaît à peine (4). Il s’est opposé à la réduction de notre cosmologie à celle apportée par les nouveaux dispositifs optiques, une expérience cosmique parmi tant d’autres, et déclare étrangement que le mode par défaut (qu’il appelle « classique ») était celui de l’intoxication, un mode qui crée un sentiment de communauté et de transcendance (aura) : l’intoxication, bien entendu, est la seule expérience à travers laquelle nous saisissons ce qui est absolument immédiat et absolument éloigné, et jamais l’un sans l’autre. Cela signifie, cependant, que la communication extatique avec le cosmos est quelque chose que l’homme peut uniquement faire de manière collective.

GynePunkFuge. Un moteur de disque dur recyclé, un support de tube imprimé en 3D, du hardware ouvert et la caisse sécurisée HardGlam assemblés pour une centrifuge GynePunk d'analyse des fluides corporels.

GynePunkFuge. Un moteur de disque dur recyclé, un support de tube imprimé en 3D, du hardware ouvert et la caisse sécurisée HardGlam assemblés pour une centrifuge GynePunk d’analyse des fluides corporels. Photo: © Paula Pin.

Il préconise la technologie qui est ouverte à la cosmologie en tant que relation, au-delà de notre cupidité et de notre besoin de contrôle qui, prévient-il, ne conduisent qu’à des horreurs telles que l’utilisation des forces de la Première Guerre mondiale, même si dans un nouveau mariage sans précédent avec les pouvoirs cosmiques (…) la technologie a trahi l’humanité et transformé le lit nuptial en une mer de sang (5). Pour Benjamin tout comme pour les bricoleurs/euses d’Hackteria, la technologie ne consiste pas à contrôler la nature, mais à explorer la relation entre l’humanité, le cosmos, et plus particulièrement les groupes opprimés partout dans le monde. La nécessité d’une telle technologie et cosmologie « auratique » se traduit par des outils qui soutiennent des expériences personnelles et communautaires à la fois proches et distantes.

L’objectif des prototypes sérieux destinés à la cosmologie ludique est d’inclure tout le monde dans le nouveau rôle de l’humanité vis-à-vis du cosmos et de ses différentes forces et échelles, que nous tentons peu à peu d’aborder. Communiquer de manière extatique (voire ludique et créative avec le monde extérieur grâce à la science et à la technologie) signifie adopter les valeurs de ces prototypes en tant que sondes dans de nouveaux collectifs et réseaux à la place de solutions qui perpétuent le statu quo. La seule autre alternative à ce nouveau mariage sans précédent des pouvoirs cosmiques à travers des prototypes est la guerre totale, contre laquelle un autre auteur du XXe siècle nous met en garde à travers son histoire du Projet Vietnam (6). J.M. Coetzee s’est également intéressé à l’étrange rapport (lorsqu’il n’est pas réfléchi) que la technologie entretient avec la mythologie et la cosmologie, souvent utilisé aux fins de destruction. Le début de l’histoire montre les différentes possibilités de la propagande de guerre et du détournement des technologies au Vietnam résumant avec brio les horreurs liées à tout notre arsenal militaire comme une tentative de briser la règle et les confins des « terres mères ».

Derrière toutes les vues de la techno militaire, nous percevons les ambitions cosmiques des « fils célestes » de la Terre (les humains et leurs fusées, etc.), qui tentent de briser un vieux mythe et de permettre à leur terre mère de s’accoupler avec de nouveaux mondes : pourtant le mythe fondateur de l’histoire n’a-t-il pas rendu obsolète la fiction de la terre et du ciel ? Nous ne vivons plus en labourant la terre, mais en la dévorant, elle et ses déchets. Nous avons signé sa répudiation par des vols en direction de nouvelles amours célestes. Nous avons la capacité de produire des créatures par le biais de notre pensée… En Indochine nous jouons la dramaturgie de la fin de l’ère tellurique et l’alliance du dieu-ciel avec sa fille-reine parthonégène. Si la pièce est mauvaise, c’est que nous avons été propulsés sur scène, encore endormis, sans connaître le sens de nos actes. À présent, je porte leur sens à la lumière dans ce moment aveuglant de la conscience méta-historique ascendante dans laquelle nous commençons à façonner nos propres mythes (7).

Dusklands (Terre de Crépuscule) est probablement le roman, qui résume le mieux ce côté sombre de l’Homo Faber et les technologies impliquées dans la cosmologie ou l’Anthropocène. Nos outils et nos technologies font toujours partie de certaines mythologies et cosmologies étranges, comme de plusieurs régimes de puissance et nous devons les interroger, expérimenter, impliquer les autres pour finalement éviter les horreurs de la destruction, de la guerre et de l’anéantissement afin de définir l’ère Anthropocène des bricoleurs/euses ludiques plutôt que celui des destructeurs : Notre avenir n’appartient pas à la terre, mais aux étoiles. Montrons à l’ennemi qu’il se dresse nu dans un paysage en train de mourir (8).

Denisa Kera
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015
traduction: Valérie Vivancos

(1) http://hackteria.org/wiki/BioAutonomy. Par Klau Kinky et Paula Pin.
(2) « Do-It-Yourself Biology (Diybio): Return Of The Folly Of Empiricism And Living Instruments » dans Bureaud, Annick & Malina , Roger & Whiteley, L. (Eds.) MetaLife. Biotechnologies, Synthetic Biology, A.Life and the arts. Cambridge, MIT Press, Leonardo e-Book series, 2014.
(3) One-Way Street and Other Writings, Penguin Modern Classics, 2009.
(4) ibid. 113.
(5) ibid. 114.
(6) J M Coetzee, Dusklands, Vintage, 1998.
(7) ibid. 28.
(8) ibid. 30-31.