Archive d’étiquettes pour : MCD #78 – La conjuration des drones

Messager de l’homme depuis l’Antiquité, grâce à sa surprenante faculté à retrouver son nid, le pigeon-voyageur, l’un des plus anciens moyens de communication, est aussi considéré comme le prédécesseur des drones. Bref survol du siècle, des pigeons-photographes de Neubronner aux pigeons-caméras de Léa Le Bricomte.

DRONE de Léa Le Bricomte. Les pigeons de surveillance, équipés de minicaméras fixées à un harnais, filment l’agglomération de Calais. Photo : © Léa Le Bricomte, 2014.

« Going home ». Le message s’affiche sur l’écran de contrôle du drone DJI Phantom. Il apparaît lorsque la communication est rompue entre la machine et l’émetteur. Le drone est alors censé retourner automatiquement à son point d’envol. Alors qu’on scrute inquiet le ciel pour localiser l’engin perdu de vue, on se remémore la mésaventure en 2008 de ce drone irlandais en mission de surveillance au-dessus du Tchad, qui a perdu son lien avec le pilote et aurait automatiquement enclenché son parcours vers sa « maison » (1). Au lieu de rejoindre sa base africaine, il se serait dirigé — faute d’avoir été reprogrammé — vers sa base militaire d’origine en Irlande avant de se crasher dans le désert du Sahara après avoir brûlé tout son carburant.

On songe au pigeon voyageur et à son aptitude naturelle à retrouver le chemin de son gîte même lâché à des kilomètres de là, d’un endroit inconnu. Ce n’est pas là son seul lien avec les véhicules aériens sans pilote. Des scientifiques de Harvard (2) s’intéressent de près aux volatiles et à leur capacité à manœuvrer dans des espaces étroits pour améliorer leurs robots volants en milieu urbain. Les militaires eux aussi font la connexion, nommant leurs oiseaux électroniques Global Hawk (faucon), Raven (corbeau), Heron (héron) ScanEagle (aigle), Skylark (alouette) ou Hummingbird (colibri), selon leur taille et capacité (3).

Mais le rapport entre pigeon et drone dépasse la simple métaphore, comme le suggère l’artiste espagnole Alicia Framis qui fait du pigeon l’ancêtre de l’UAV dans son œuvre History of drones (2014). Dans le cadre de l’exposition A screaming comes across the sky: drones, mass surveillance and invisible wars au centre d’art Laboral à Gijon (Espagne), elle présentait un pigeon naturalisé affublé d’un curieux attirail photographique (4). La sculpture fait référence à l’invention de l’apothicaire allemand Julius Neubronner qui lui valut au début du XXe siècle une célébrité mondiale.

Aigles à poison
Dans cette famille colombophile, le volatile, capable de voler à 110km/h, était employé comme précieux auxiliaire depuis 1840. Wilhelm Neubronner, le père de l’inventeur, pharmacien de Kronberg en Bavière, avait eu l’ingénieuse idée de distribuer aux médecins de la campagne environnante des pigeons voyageurs, destinés à lui faire parvenir rapidement une copie de toute ordonnance urgente. Ainsi les potions étaient prêtes lorsqu’arrivait la personne chargée de les récupérer. Le fils de l’apothicaire reprit ses méthodes et utilisa des pigeons entre son officine et le sanatorium de Falkenstein pour véhiculer ses ordres et même pour transporter de faibles doses de médicaments fixées sur le dos de l’animal. Une fois, il arriva que l’un des messagers ailés, surnommés « Giftadler » (aigles à poison) par ses patients, s’égarât dans un brouillard épais pour ne réapparaître qu’un mois plus tard.

Le Dr Julius Neubronner, qui était aussi photographe amateur, s’avisa alors de pourvoir certains de ses pigeons de caméras miniatures pour tracer leurs trajets. Comme il l’admet, ce n’était pas simple de construire un appareil qui ne doit pas peser plus de 75 grammes et dont la distance focale ne peut excéder 5 cm. […] Afin d’obtenir à chaque position du pigeon une image, l’appareil a été dès le départ construit avec deux objectifs, l’un positionné vers l’avant, l’autre vers l’arrière. […] (5). Le minuscule appareil fixé sur la poitrine du pigeon et fixé par des lanières prenait plusieurs vues sur du film de 5 cm de côté à intervalles réguliers, à l’aide d’un système de déclenchement automatique à retardement. Restait à habituer l’animal à cet équipement un peu encombrant et à trouver une technique pour l’obliger à passer au-dessus d’un site choisi.

Le pigeon ainsi lesté optait généralement pour le chemin le plus court, pressé de se libérer de ce poids. Il suffisait alors de faire en sorte que la zone à photographier soit située sur la ligne directe vers le pigeonnier. Au moyen de ce dispositif, huit vues successives ont été prises, mais l’augmentation ultérieure de la capacité de la chambre avec trente pellicules permettra vraisemblablement d’enregistrer d’une façon presque continue à des intervalles d’une demi-minute environ les points d’un parcours de 15 kilomètres, anticipe l’hebdomadaire français L’Illustration du 14 novembre 1908. Déposé en juin 1907, le brevet fut finalement émis en décembre 1908 après avoir été refusé dans un premier temps, car jugé inconcevable.

Caméra de pigeon avec deux objectifs. Esquisses de brevet. Photo: D.R.

L’opérateur granivore
Cinquante ans après Nadar qui prit la première photographie aérienne depuis un ballon et vingt ans après Arthur Batut qui installa son appareil photographique sur un cerf volant, le pigeon-photographe de Neubronner prenait une image en plein vol du Schlosshotel de Kronberg (1907), où apparaissent aux deux extrémités les rémiges de l’opérateur granivore. Pour la première fois, il était possible de se projeter dans cette sensation de vol, et d’imaginer ce que vous voyiez d’après la perspective d’un oiseau.

Selon Jayne Wilkinson dans Animalizing the apparatus: pigeons, drones, and the aerial view (6), le pigeon photographe représente l’une des manières les plus anciennes et uniques de capturer des images indépendamment d’un opérateur humain. Ce qui signifie que c’est l’animal, et non le photographe, qui contrôle le dispositif et détermine l’image finale, la technologie du drone représentant l’extension la plus aboutie de cette impulsion consistant à faire voler des outils créant des images pour nous. Le pharmacien présenta son invention au public international en 1909 à l’exposition internationale de photographie de Dresde puis à la première exposition aéronautique internationale de Francfort. Des pigeons photographes volaient au-dessus de la région de l’exposition. Leurs prises étaient développées dans la hâte et transformées en cartes postales.

Une esthétique de la surveillance est déjà à l’œuvre dans ces clichés aériens aux vues rasantes. L’inventeur envisageait de nombreuses applications, notamment dans la stratégie militaire et les missions de reconnaissance. Le pigeon modèle qui a, sous son étrange cuirasse, une allure vraiment martiale est-il appelé à remplir ce rôle nouveau dans les opérations militaires ?, s’interroge le reporter de l’Illustration. L’avenir nous l’apprendra. Mais quoi qu’il advienne, il est assez naturel de voir les oiseaux devenir photographes au moment où les hommes commencent à se transformer en oiseaux, conclut-il. Ce que l’auteur n’avait peut-être pas imaginé était le développement rapide et concomitant de la photographie aérienne par avion.

La première image prise par Wilbur Wright date de 1909 et dès 1914 apparaissent les premières unités de photographie aérienne militaire. À l’époque, le ministère de la guerre allemand s’est intéressé de très près au système de Neubronner. Pour amener les oiseaux sur les zones à photographier, l’inventeur a conçu un colombier mobile équipé d’une chambre noire dès 1909 et entraîné ses jeunes pigeons afin qu’ils soient capables de retourner au colombier même lorsque celui-ci était déplacé. Bien que ces pigeons photographes qui volent à basse altitude (entre 50 et 100 mètres) semblaient une technique prometteuse pour photographier en détail les positions ennemies, leur usage s’avèrera peu adapté aux nécessités militaires.

Ces pigeons-caméras (dont Neubronner créera une douzaine de modèles différents) avaient déjà à l’époque un côté anachronique. L’un des phénomènes les plus étranges de la guerre était la renaissance de méthodes utilisées durant les guerres médiévales, voire antiques […]. C’est un étrange pot-pourri, le dirigeable, la dernière et plus audacieuse invention de l’esprit humain, s’élevant à l’aube pour photographier les mouvements de l’ennemi et le gracieux pigeon, […] qui s’envole peut-être au même moment agissant tel un scout aérien, lit-on dans le Popular Science Monthly de 1916 (7).

Pigeon blogueur
L’usage de pigeons comme outils de surveillance aérienne restera anecdotique, contrairement à leur rôle crucial dans le domaine des transmissions durant les deux conflits mondiaux (8). Des documents exposés au musée de la colombophilie — installé au sein du 8e régiment de transmissions à Suresnes, qui héberge aussi le dernier colombier militaire d’Europe, avec ses 120 et 150 résidents ailés — attestent cependant de leur utilisation à petite échelle, tant du côté français qu’allemand. Dans les années 30, l’horloger suisse Adrian Michel construisit une petite série d’appareils photo pour pigeons au profit de l’armée suisse (9), sans plus de succès.

Mais l’ombre de ces espions furtifs resurgit régulièrement, çà et là. Ils auraient repris du service auprès des services secrets américains, dans les années 70, pendant la Guerre froide; le musée de la CIA près de Washington expose un appareil de technologie plus récente avec pile. En 2008, la presse rapporte que deux pigeons-espions auraient été interceptés au-dessus d’une centrale nucléaire iranienne (10). Le fantasme d’une technologie autonome de prise de vue s’est lui poursuivi dans l’imaginaire militaire et fait écho au déploiement contemporain du drone. Quant au pigeon-photographe de Neubronner, il continue d’inspirer les artistes contemporains, comme alternative « incarnée » aux drones et à leur œil omniscient.

Les drones ne prêtent pas attention à ces « rats volants » comme l’a démontré l’artiste new-yorkais et colombophile, Duke Riley. Pendant des mois, il a dressé 23 pigeons pirates pour transporter en douce des cigares depuis Cuba où il les a acheminés secrètement en 2013, jusqu’en Floride (11). Ni vus, ni connus, les contrebandiers furtifs ont défié à la fois l’embargo interdisant aux Américains tout commerce avec l’île communiste et les dirigeables sophistiqués qui quadrillent les eaux de Key West, chargés de repérer tout ce qui provient de l’île. Je voulais subvertir ce système high-tech coûtant des milliards de dollars avec des choses utilisées au temps des Sumériens (12). Certains des pigeons équipés de caméras chinoises customisées, fixées à des bretelles de soutien-gorge, ont documenté leur vol clandestin dans des vidéos agitées emplies du bruissement saccadé des ailes, dont on aperçoit parfois le bout des plumes.

Avec PigeonBlog (2006), l’artiste ingénieure Beatriz Da Costa imagine un nouveau type d’usage civil et activiste pour le messager ailé : la collecte de données, non pas militaires, mais atmosphériques (13). La miniaturisation des appareils aidant, elle équipe ses pigeons de petits sacs à dos contenant capteurs de pollution, GPS, et « téléphone cellulaire » bricolé, d’un poids inférieur à 40 grammes, considéré alors comme la charge maximale. Les données sont envoyées sous forme de SMS toutes les 30 secondes à un blog et les niveaux de pollution, visualisés et géolocalisés. 20 pigeons ainsi harnachés ont été lâchés dans le ciel de San José, la grande ville de la Silicon Valley. Les pigeons qui volent à 100 mètres au-dessus du sol sont les candidats idéals pour aider à mesurer la pollution automobile, estime l’artiste qui présente également son projet de pigeons blogueurs comme une expérimentation sociale entre humains et animaux.

Pigeon Blog de Beatriz Da Costa. Cartographie des niveaux de pollution atmosphérique via des pigeons équipés de capteurs. Photo: D.R.

Drone imprévisible
C’est aussi ce rapport à l’animal qui a motivé le projet Drone (2014) de Léa Le Bricomte, présenté au Musée des Beaux Arts de Calais, dans le cadre de l’exposition Monument, liée aux commémorations des deux conflits mondiaux. S’immergeant dans le milieu des « coulonneux » très actif, elle les associe à son projet de fixer une micro-caméra sur les pigeons. C’était très compliqué de trouver une caméra avec une certaine autonomie sans batterie qui ne pèse pas plus de 15 grammes, dit l’artiste, qui s’est intéressé aux équipements des tout petits drones. Les pigeons sont entraînés à décoller avec des charges de plus en plus lourdes, puis lâchés aux quatre coins de la ville. Lea Le Bricomte récupère la caméra une fois qu’ils ont rejoint leur colombier à Coulogne. Elle récolte près de douze heures de vidéos, fruit d’une soixantaine de vols avec cinq pigeons.

Dans l’installation vidéo, le spectateur peut accompagner sur trois écrans le vol de chaque pigeon, du décollage à son arrivée. On est loin des travellings et panoramiques stables et fluides vanté dans les pubs pour drones. C’est l’idée d’une sorte de vidéosurveillance absurde et organique, mais aussi une critique de cette folie de l’image parfaite, cinématographique. Ces films des « opérateurs oiseaux » expriment l’effort physique, transmettant une joie cinétique du vol qui contraste avec les images irréelles et in-animées, captées par l’œil mécanique des machines volantes. Car si l’on vole ici avec le pigeon, on vole aussi comme lui, d’un vol qui n’a rien des habitudes humaines du vol : d’une façon heurtée, nerveuse, jamais reposée, rarement portée à planer, sans que l’on comprenne en vérité la raison d’être de la mobilité de l’animal et le mobile de ses incessants changements de cap, observe le critique d’art Paul Ardenne à propos de l’œuvre (14).

Le pigeon, on ne le contrôle pas, c’est un drone imprévisible, qui a sa propre logique, et c’est à nous d’adopter cette logique animale, note l’artiste qui ne s’intéresse pas tant à l’image vue d’en-haut qu’au monde selon l’oiseau. L’artiste souhaitait dresser une cartographie sauvage de Calais et de son agglomération, proposer une vision expérimentale, alternative à la mise en grille de la surface de la Terre opérée par les satellites. Les pigeons caméra survolent des endroits interdits d’accès, s’immiscent derrière les grilles des usines, des zones portuaires, lorgnent les jardins des particuliers, se font parfois divertir. Les chemins prévus se dissolvent dans les géométries indéchiffrables du vol instinctif. Il leur arrive de tourner longtemps autour de la ville, ce qui donne de très belles vues. Souvent, ils repèrent une route, un fleuve, une voie de chemin de fer et la suivent… Et puis, il y a ce pigeon contemplatif qui regarde fixement le soleil jusqu’à ce que la caméra s’épuise.

Marie Lechner
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

(1) www.independent.ie/irish-news/missing-chad-drone-may-have-tried-to-fly-home-26497563.html

(2) Ruben Pater, Twenty-first century bird watching (2013). http://untold-stories.net/?p=Drone-Survival-Guide

(3) www.researchgate.net/profile/Ivo_Ros/publications

(4) www.laboralcentrodearte.org/en/recursos/obras/history-of-drones

(5) Franz Maria Feldhaus, Ruhmesblätter der technik von den urerfindungen bis zur gegenwart, TaubenPost, p 544.

(6) http://shiftjournal.org/wp-content/uploads/2014/11/wilkinson.pdf

(7) « The pigeon spy and his work in war », Popular Science Monthly (1916).

(8) Depuis 2011, l’armée chinoise s’est remise à entraîner 10 000 pigeons voyageurs, en cas d’interférence électromagnétique ou de chute du réseau. Cf. Florence Calvet, Jean-Paul Demonchaux, Régis Lamand et Gilles Bornert, « Une brève histoire de la colombophilie », Revue historique des armées (2007) http://rha.revues.org/1403

(9) Des pigeons photographes, Musée suisse de l’appareil photographique Vevey (10) www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/iran/3229526/Iran-arrests-pigeons-spying-on-nuclear-site.html

(11) www.dukeriley.info

(12) www.nytimes.com/2013/10/17/arts/design/avian-artistry-with-smuggled-cigars.html

(13) http://pigeonblog.mapyourcity.net

(14) Léa Le Bricomte, War Room. http://fr.calameo.com/books/0040756930bf71804c582

art, innovation et cultures numériques

Retour sur la troisième édition du Mirage Festival qui s’est déroulée du 25 février au 1er mars dernier à Lyon. Avec une fréquentation en hausse (7000 visiteurs contre 4500 pour la précédente), la manifestation a prouvé que l’union de propositions innovantes autour d’une volonté fédératrice des acteurs des arts numériques — mais aussi d’une ouverture au grand public — était le bon choix. Une édition réussie donc, subrepticement tournée cette année vers cette « archéologie des médias » dont nous vous parlions dans le numéro 75 de MCD, et qui mixait durant cinq jours technologies high-tech et inspirations low-tech dans un même élan créatif.

Ann-Katrin Krenz & Michael Burk, Kepler’s Dream. Photo: © Maxence Grugier.

Où en sont les arts numériques aujourd’hui ? Vaste question, à laquelle répondait en partie la troisième édition du festival Mirage de Lyon. Les arts numériques en question, prit dans la globalité de leur histoire désormais pérenne prétendent incarner un champ de transgression, d’unification, d’échange et d’hybridation aux propositions quasi infinies, rendues possibles par l’élan technique (voir « techniciste ») de nos sociétés, transformant l’artiste en ingénieur, le créateur en technicien (et inversement !). Bref, ils représentent un bouleversement de tous les codes communément acceptés comme étant ceux du monde de l’art. Ou bien, tout simplement, n’est-ce pas l’aboutissement de l’acte artistique d’aujourd’hui ? En phase avec les évolutions techniques et cognitives de notre temps. Des questions qui étaient justement au cœur de cette édition du festival Mirage, avec ses constants croisements de techniques et d’époques, ses pôles de réflexions aussi (*), dans une ville marquée d’histoire et concentrant de nombreuses volontés, de non moins nombreux acteurs et de multiples lieux aptes à accueillir le fruit de ces recherches.

Mirage en mode nomade
Initié depuis trois ans maintenant par l’Association Dolus et Dolus (Simon Parlange, Jean-Emmanuel Rosnet), le festival Mirage vivait cette année son baptême du feu. Une troisième édition charnière donc, qui installe l’évènement dans la cartographie des propositions culturelles lyonnaises et marque le passage d’un festival « d’initiés » à celui de rendez-vous incontournable des amateurs d’art, d’innovation et de cultures numériques, puisque tel est son intitulé. Un festival qui s’inscrit également dans une mosaïque de lieux, plus par nécessité que par réel choix, mais qui se fait aussi l’écho de la diversité des lieux impliqués dans ses démarches novatrices. Ainsi, nous pouvions découvrir et participer aux œuvres présentées cette année un peu partout sur les pentes de la Croix-Rousse dans le premier arrondissement, dans différentes galeries ou lieux d’exposition.

Le tissu lyonnais en la matière étant exceptionnellement étendu, des performances, Think-Tank et Tech-Tank, mais aussi concerts et installations étaient présentées aux Subsistances (Lyon 1), à Pôle Pixel et au Club du Transbordeur (Villeurbanne), ainsi qu’au Sucre (Lyon 2). Des lieux que les Lyonnais connaissent déjà comme étant les places fortes de la diffusion culturelle. Un symbole pour commencer : le vernissage de la manifestation investissait le Réfectoire Baroque du Musée des Beaux-Arts de Lyon, dont les hauts-reliefs stuqués de Guillaume Simon (1671-1708) se virent ranimés par Folds et Stain, les installations vidéo-morphiques et troublantes de l’artiste Berlinois Robert Seidel !

Arnaud Potier, Golem. Photo: © Arnaud Potier.

To the future…
Il est toujours difficile de témoigner de l’effervescence d’un festival et de donner une vue d’ensemble d’un évènement par essence hétérogène. S’il fallait un thème unificateur, nous pourrions parler de l’omniprésence du croisement des démarches et des époques faisant se percuter ancien et moderne. Qu’il s’agisse de Kepler’s Dream, l’installation des Allemands Ann-Katrin Krenz et Michael Burk à la galerie Sunset (QG du festival) : un savant mélange de haute-technologie (le cœur de cette pièce étant réalisé en impression 3D) et d’esthétique steampunk, ou bien du Timée de Guillaume Marmin et Philippe Gordiani présentée à la Galerie Terremer, et de Golem (Arnaud Pottier – BK / Digital art company) à l’Espace Altnet, tous se réfèrent au passé, à l’histoire (du monde, des idées, de l’art). Quand Kepler’s Dream s’inspire des théories de l’astrophysicien du même nom, Timée, œuvre immersive faites d’images et sons, puise son essence dans l’harmonie de Platon, tandis que Golem, sculpture augmentée, évoque le concept de « l’inquiétante étrangeté ».

… and back
De leur côté, Marcelo Valentes et Julien Grosjean proposaient deux œuvres complémentaires utilisant d’anciennes technologies audios (platines vinyles pour l’un, magnétophone pour l’autre). Stroboscopia était le prétexte d’une histoire du Brésil revisitée à base de disques « customisés », de collages et brisures sur des platines équipées de microscopiques caméras numériques. Tandis La Chambre Rouge, installation participative visuellement attractive, mêlait machines archaïques (micro, Revox) pour un commentaire sur l’évanescence du son et l’histoire des archives sonores. Histoire toujours, grande et petite, celle du cinéma et celle de l’univers, avec Big Bang Remanence de Joris Guibert et Projectors de Martin Messier, deux artistes/bricoleurs passés maîtres de la manipulation analogico-numérique. Le Français a raconté la naissance du monde, trafiquant en direct l’énergie pure du bruit blanc généré par d’antiques téléviseurs, tandis que le Canadien se livra à une performance physique et technique époustouflante, mêlant installation, vidéo et musique électroacoustique à partir de vieux projecteurs Super 8 augmentés.

Julien Grosjean, La Chambre rouge. Photo: © Maxence Grugier.

Du côté de l’innovation…
L’innovation et la réflexion prospective (ou introspective) avaient, bien évidemment, également sa place dans le cadre de cette manifestation lyonnaise. Avec l’installation participative Screencatcher de Justine Emard, plasticienne férue de nouvelles technologies, nous avons pu tester les possibilités de la réalité augmentée, technique appelée à être largement utilisée dans le champ de la création numérique du futur. Idem pour LPT1 de Hugo Passaquin qui offrait au public la possibilité de participer activement à l’élaboration d’une œuvre numérique en temps réel grâce à ses smartphones. Au Lavoir Public, les curieux ont pu également découvrir Hyperlight de Thomas Pachoud. Une œuvre immersive et performative en constante évolution qui unit danse (interprétée par Thalia Ziliotis), musique (David Guerra) et technologies lasers.

De la musique, il y eut aussi durant tout le festival. Tout d’abord avec les performances Live AV du Franco-Américain Pierce Warnecke, et celle du Français Franck Vigroux à la Salle Garcin. Deux moments forts, mettant à mal le corps et l’esprit, sous l’effet d’une peur panique de la désorientation visuelle et sonore tout d’abord (Warnecke), puis sous le choc de la noise industrielle corrosive et puissante (Vigroux). Ensuite, ce furent les prestations du duo Sidekick (transfuge du trio lyonnais Palma Sound System) au Lavoir, et celles des labels 50 Weapons et Creme Organisation au Sucre. Pour conclure, le Mirage se déplaçait au Transbordeur en invitant Fulgent, producteur lyonnais dont la techno à la fois mélodique et abrasive a ravi les fans, et Kangding Ray, artiste français signé sur le label Raster Noton (Alva Noto, Frank Bretschneider) désormais installé à Berlin. Parfait mélange d’énergie et de (retro)futurisme noir à la Blade Runner, leur musique était le point d’orgue (électronique) d’une semaine riche en propositions.

Maxence Grugier
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Site: www.miragefestival.com

(*) À noter l’élaboration cette année du Mirage Open Creative Forum, co-organisée avec AADN, journée de réflexion et temps d’échange créatifs autour de l’avenir des arts numériques.

Inferno, l’enfer mécanique

Les deux artistes canadiens, spécialistes de la robotique et inventeurs d’un incroyable bestiaire mécanique, collaborent de nouveau sur un projet ambitieux. Présenté pour la première fois, en mars dernier, au festival Exit, Inferno est une performance unique et participative. Dans une ambiance sombre et oppressante, une vingtaine de cobayes humains s’équipe d’exosquelettes mécaniques. Pendant près d’une heure, ces créatures hommes-robots, physiquement soumis aux machines qui les contrôlent, vivent un véritable enfer. Ce monde de limbes, déployé à grande échelle par Bill Vorn et Louis-Philippe Demers, questionne nos représentations usuelles, le rôle et l’impact de la technologie dans notre environnement. Inferno, programmé à Stereolux à Nantes en avril dernier, a été l’occasion de rencontrer ces deux artistes hors-normes et de vérifier si l’enfer est pavé de bonnes intentions…

Bill Vorn & Louis-Philippe Demers, Inferno. Photo: D.R.

Quelques mots sur votre parcours et vos collaborations…
Bill Vorn : Nous travaillons ensemble depuis 1992, en parallèle à nos projets solos. Nous venions alors de milieux différents. J’exerçais dans la musique électronique dès les années 80. Des études en communication m’ont amené au multimédia et à ce que l’on appelait les arts media. Louis-Philippe est issu de l’informatique et de l’univers théâtral. C’est lui qui maîtrise la lumière dans nos installations et performances. Nous travaillons autour des formes robotiques. Elles nous permettent d’intégrer des notions relatives au son, à la lumière afin de créer des systèmes interactifs.

En 1992, vous parliez de robotique ?
B.V. : Pour moi la robotique d’hier et aujourd’hui est identique. Il s’agit d’un système mécanique avec un feed-back et un environnement.
Louis-Philippe Demers : Nous avons expérimenté plusieurs systèmes. Ce que nous appelions à l’époque, « vie artificielle sur des systèmes quasi vivants », était des métabolismes aux comportements biologiques qui s’éloignent de la mécanique. Il s’agissait déjà de robotique. D’ailleurs notre premier projet, Espace Vectoriel, était techniquement plus complexe à réaliser qu’Inferno.

À chaque projet vous enrichissez votre bestiaire mécanique…
L-P.D. : Notre travail porte sur les comportements déviants des robots. Il est intéressant de créer des machines qui fonctionnent de manière inattendue. Nous nous situons dans la répétition du mouvement et de l’automate. Le comportement animal est considéré comme imprévisible. Le but est d’amener les machines à agir de la sorte.
B.V. : Nous dévions nos créations des normes robotiques. Avec le temps nous avons créé un cabinet de curiosité. Si nous avions construit l’Éléphant des Machines de l’île à Nantes [l’interview se déroule à proximité de l’Éléphant, N.D.L.R.], nous aurions imaginé une créature folle, désarticulée, qui se traine par terre…

Avec Inferno, vous travaillez directement sur le corps humain…
L-P.D. : Nos premières créations jouaient avec des formes géométriques, puis nous avons complexifié ces formes en aboutissant à des constructions zoomorphiques. D’une certaine façon, dès qu’une partie d’un de nos robots ressemble à un membre anatomique, le public identifie un animal, un insecte, une créature. Cependant, il est certain qu’Inferno est la forme anthropomorphique la plus aboutie de notre travail.
B.V. : Nous avons toujours travaillé sur le comportement, comme avec lors du projet Hysterical Machines. D’une manière logique, nous avions envie d’amener l’expérimentation de plus en plus proche du public.

Justement, quelles sont les caractéristiques et implications d’Inferno ?
B.V. : Inferno, notre dernière création, est une performance participative où le public est équipé de bras robotisés fonctionnant grâce à des vérins pneumatiques. En totale immersion, les participants sont soumis aux mouvements préprogrammés des exosquelettes. Nous nous sommes inspirés de la description des niveaux de l’Enfer, notamment dans la Divine Comédie de Dante et dans les Dix Cours de l’Enfer du Singapourien Haw Par Villa [basé sur l’ancienne philosophie bouddhiste chinoise, N.D.L.R.].
L-P.D. : L’Enfer renvoie à l’éternité et sous-entend l’idée de répétition. Que faire lorsque l’on a l’éternité devant soi ? Les humains sont déjà dans des automatismes constants. Avec Inferno nous embarquons le public dans un système infini et c’est finalement la monotonie qui devient l’Enfer. C’est à partir de cette trame que se développe notre travail.

Bill Vorn & Louis-Philippe Demers, Inferno. Photo: D.R.

On vous sent ironique dans votre interprétation de l’Enfer…
L-P.D. : Bien sûr que c’est ironique. Les séries de gestes et d’automatismes des participants rappellent les danses techno des premières raves parties. On s’amuse de ces stéréotypes. Parfois, nous essayons de les briser en programmant un cha-cha de robot au cours de la performance.
B.V. : On peut également voir dans Inferno un deuxième niveau de lecture : l’enfer de la technologie venant se greffer à notre quotidien. Le plus frappant c’est la servitude volontaire du public qui s’engage dans cette performance et qui en demande toujours davantage.

Le châtiment est-il corporel ou psychologique ?
L-P.D. : En réalité il est plus psychologique que corporel. L’exosquelette est lourd, pas toujours à la taille idéale, il fait chaud. Il y a de l’inconfort, mais pas de supplices. L’expérience est quasi indolore. Tous les effets scéniques transportent le participant dans notre univers et l’assujettissent à la machine. C’est avant tout dans ce sens qu’on parle de châtiment.

De votre point de vue, comment se déroule la performance ?
B.V. : Nous travaillons en binôme, de la conception à la réalisation. Au moment du live, nous nous plaçons au centre de la pièce. L’un s’occupe de la lumière, l’autre du son et des mouvements. Nous contrôlons les bras, pas le reste du corps. Certains mouvements sont programmés, mais nous laissons une place importante à l’improvisation. Elle nous permet une liberté plus étendue pour interagir avec les participants. Nous voyons lorsque le public est en souffrance, lorsqu’il s’amuse et parfois lorsqu’il entre en transe.

Le son programme conditionne justement ces comportements…
B.V. : Les nappes ambiantes d’Inferno sont organiques. Nous ne cherchons pas à composer une musique particulièrement anxiogène. Nous donnons une intention industrielle à chaque sonorité, de sorte à ne pas reconnaître la source. Ce quelque chose d’inconnu donne une singularité à nos machines et aux comportements qui en découlent.
L-P.D. : L’imaginaire robotique puisée dans la culture hollywoodienne ne fait pas partie de la composition sonore. Même si la culture des années 70 nous inspire, il n’y a pas de bruits de moteur ou de sonorités pseudo électroniques dans Inferno. Pour inventer de nouveaux conditionnements, il faut être le moins connoté possible.

Vous êtes tous deux associés à de prestigieuses universités, vos créations participent-elles à vos recherches ?
L-P.D. : Nos universités [Singapour pour Louis-Philippe Demers et Montréal pour Bill Vorn, N.D.L.R.] considèrent nos créations comme des publications universitaires. On pourrait parler d’une démarche d’expérimentation pour certains projets. Nous effectuons finalement des allers-retours entre le monde scientifique et la création artistique. Nos œuvres contribuent à enrichir nos recherches, mais il s’agit d’abord de créer un observatoire de comportement. Le plus amusant avec Inferno ? Si chacun réagit à sa manière, tous sont punis d’une même façon !

propos recueillis par Adrien Cornelissen
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

portrait d’un collectionneur

Hampus Lindwall est un collectionneur d’art contemporain qui parcourt, comme il se doit, les foires à l’international. Mais sa particularité réside dans sa collection, car elle est essentiellement constituée d’œuvres engageant les pratiques ou cultures numériques.

Hampus Lindwall. Photo: © Glwadys Moulnier.

Vous avez des œuvres d’URL qui sont fort heureusement toujours accessibles au plus grand nombre, mais alors comment en revendiquer l’appartenance ?
Quand on achète une œuvre d’URL, c’est-à-dire en ligne, il y a un contrat qui lie le collectionneur à la pièce. Cela veut dire que l’on a une responsabilité en tant que collectionneur de cette même pièce. Que l’on a la responsabilité de la maintenir en ligne pour qu’elle reste accessible à tout le monde. Donc, il faut payer chaque année les frais d’hébergement pour qu’elle reste en ligne. De plus, j’ai un certificat qui dit que je possède la pièce, et c’est aussi mentionné sur l’onglet quand on accède à la page. On y lit : Collection de Hampus Lindwall, et le nom de l’œuvre. Je crois me souvenir que c’est Rafaël Rozendaal qui dit que c’est un peu comme posséder une sculpture dans un parc. Or le parc, dans ce cas, c’est l’Internet et il y a des frais annuels. C’est par conséquent à peu près l’équivalent d’aller chaque semaine la nettoyer. Or, si l’on achète une sculpture dans un parc, on a envie qu’elle soit dans un endroit où il y a le plus de monde possible, c’est-à-dire, aujourd’hui, évidemment sur l’Internet. D’ailleurs, la pièce fallingfalling.com qui est ma pièce la plus vue a 4,5 millions de visiteurs par an ! Quelles autres œuvres sont autant vues ?

Il me semble que le protocole que tu évoques est lié à un contrat créé par Rafaël Rozendaal lui-même qui l’a mis sur son site et le considère telle une œuvre, car, en ligne, le contrat apparaît dans la catégorie de ses travaux artistiques…
Une pièce, peut-être pas, mais c’est un document « Open Source », ce qui veut dire que tout le monde peut utiliser le même contrat pour vendre une pièce en ligne en ayant les mêmes conditions ou en les modifiant. D’ailleurs quand j’ai acheté un site à un autre artiste, nous avons utilisé ce même contrat en ne modifiant seulement que quelques détails.

Cela veut-il dire que ce contrat peut être utilisé, voire modifié, tant par des artistes que par des collectionneurs ?
Oui, absolument.

Avez-vous, dans votre collection, des pièces de médias variables qui ont cessé de « fonctionner » — si tant est qu’une œuvre puisse « fonctionner » — et qu’avez-vous fait si c’est le cas ?
Oui, cela arrive parfois. Il y a des problèmes qui sont liés aux systèmes d’exploitation. Un jour, par exemple, l’une de mes œuvres ne se lançait plus automatiquement comme prévu, suite à une mise à jour Apple. J’ai dû contacter l’artiste afin qu’il en modifie le code source. Cela m’est aussi arrivé avec l’émergence des téléphones portables concernant un autre site web qui était en Flash. Il nous a fallu en développer une autre version qui soit compatible avec les appareils ne permettant pas de lire de tels contenus.

Je remarque que vous dites parfois « nous », en mentionnant les artistes que vous accompagnez. Vous arrive-t-il, à ce propos, de produire l’œuvre ou la série d’un artiste ?
Oui, cela m’est arrivé à plusieurs reprises. Je pense que c’est un soutien important que l’on peut apporter en tant que collectionneur. C’est, bien entendu, sans aucune commune mesure avec ce qu’une institution peut faire. En revanche, cet investissement étant le vôtre, en comparaison à de l’argent public, vous pouvez soutenir le projet que vous voulez, aussi fou qu’il soit (rire).

AIDS-3D (Dan Keller/Nik Kosmas), Berserker, 2009. Photo: D.R. / Courtesy: AIDS-3D (Dan Keller/Nik Kosmas).

Quelles sont, selon vous, les différences les plus notables entre l’élaboration d’une collection personnelle et le commissariat d’une exposition de groupe ?
Une collection personnelle vous accompagne tout au long de votre vie, alors qu’une exposition temporaire est d’une durée résolument plus courte. J’ai initié ma collection en 2005 par l’acquisition d’œuvres très contemporaines, c’est-à-dire réalisées avec les médias ou technologies actuelles et portant une réflexion sur le monde d’aujourd’hui. En poursuivant, je constitue par conséquent une sorte de capsule temporelle représentative de notre époque. Mais cette collection personnelle est aussi à la mesure de mes voyages ou rencontres alors que le commissaire d’une exposition, dans une institution, doit, j’imagine, dépasser cet aspect personnel. Et lorsque je fais l’acquisition d’une pièce que personne, autre que moi, n’apprécie, cela ne regarde que moi. La capsule temporelle que nous évoquons est donc aussi relative à mes cultures, à mes goûts.

Vous avez vous-même été quelques fois commissaire d’exposition…
Oui, cela m’est arrivé à quelques reprises, mais jamais pour des expositions de groupe. Cela a toujours été à l’occasion d’expositions personnelles où mon rôle était davantage d’échanger avec des artistes me faisant confiance au point d’évoquer des propositions pour avoir des avis.

Où repérez-vous, généralement, les œuvres ou tendances qui vous intéressent le plus ? Sur Internet, en foire, en galerie ou en atelier ?
C’est surtout par d’autres artistes. Je suis musicien, et ce sont des artistes qui m’ont présenté à d’autres artistes en me disant, par exemple, il faudrait voir ce jeune, là-bas, il partage son studio avec un ami, ou alors, il faut regarder ça ou ça… Donc de bouche-à-oreille et surtout par les artistes eux-mêmes. Ensuite, je vais beaucoup dans les foires et les galeries, surtout dans des foires mineures. Parce que dans les grandes foires, on voit à peu près toujours les mêmes galeries, avec à peu près toujours les mêmes artistes, et en fin de compte, presque toujours les mêmes œuvres. C’est donc surtout dans les foires plus « locales » que l’on trouve des choses que l’on ne connaît pas du tout et qui, cependant, peuvent être très intéressantes.

Vous séparez-vous facilement de vos acquisitions, en les échangeant ou en les vendant ?
Il m’est arrivé seulement arrivé une fois de revendre une pièce. C’était une pièce que j’avais achetée sur un coup de cœur, mais qui ne correspondait pas véritablement à ce que je voulais en fin de compte.

Quelle est votre politique de prêt ?
Je prête autant que je peux, aussi bien à des institutions pour des expositions qu’à des amis. En fait, je n’ai pas assez d’espace pour accrocher l’intégralité des œuvres dont j’ai fait l’acquisition chez moi. Donc chez mes amis, il y a aussi des pièces de ma collection.

Quel devrait être, selon vous, le rôle d’un collectionneur dans le monde de l’art contemporain ?
Il faut acheter des œuvres, je crois (rire) et quand on achète, je pense qu’on y contribue de différentes manières. Parce que c’est une manière d’accompagner les artistes que l’on aime, ce qui leur permet de continuer à travailler dans la direction de leur choix. Mais on contribue aussi à valider certaines pratiques ou tendances, tout particulièrement lorsque les œuvres sont acquises par des collectionneurs respectés.

De quel ordre sont généralement vos rapports avec les artistes que vous collectionnez dans la durée ?
Il n’y a pas de règle. Il y en a avec qui j’ai des discussions sur l’art, le monde, l’économie ou l’environnement, alors que d’autres sont davantage soucieux quant au marché et veulent se « positionner ». Il y a des échanges plus strictement artistiques portant sur le moment de mettre fin à une série, afin d’éviter de se répéter, ou sur l’idée d’aller plus loin dans une recherche, ou enfin des questions très pratiques, pragmatiques, sur la production de certaines pièces. Parfois, ça peut être aussi simple que le choix d’un cadre et aller jusqu’à : Comment présenter une pièce numérique ?, ou bien, Peut-on l’exposer hors ligne ou faut-il l’accrocher en réseau ?, ou encore, Est-ce sous la forme d’une séquence vidéo qu’elle doit être présentée ?

propos recueillis par Dominique Moulon
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

> http://hampuslindwallcollection.com

post-audio

Retour sur la 16ème édition du festival Elektra marqué, cette année, par le lancement de la première Biennale Internationnale d’Art Sonore. Placée sous le signe du « post-audio », la programmation interroge l’influence du sonore sur notre psyché, explore les différents phénomènes d’écoute, propose de nouvelles modalités d’interrelation entre le son et l’image au travers de rencontres, expositions et performances.

Cod.Act, Nyloïd. Photo: © Gridspace.

Le festival Elektra, qui se déroule à Montréal à la mi-mai, s’est ouvert cette année avec une table ronde en compagnie de [The User] et des auteurs de la monographie qui leur est consacrée. Les installations sonores de Thomas McIntosh et Emmanuel Madan illustrent le questionnement multiple du « post-audio ». Un questionnement reconduit ensuite avec Resonant Architecture du collectif Art Of Failure, représenté par Nicolas Maigret. Une projection vidéo où se succèdent friches industrielles, jungles urbaines et paysages dévastés qui servent, au sens strict, de caisse de résonnance à des objets architecturaux atypiques.

Une « mise en vibration » qui atteint son paroxysme avec une installation monumentale qui se dresse au milieu de nulle part, tel un gigantesque totem chargé de piéger des sons. À la suite de cette présentation, place à l’inauguration de la Biennale Internationnale d’Art Sonore au Musée d’Art Contemporain de Montréal, avec la nouvelle installation performative de Cod.Act. Baptisée Nyloïd, impressionnante par sa taille, il s’agit d’une sorte de tripode constitué de tubulures souples en nylon. Soumis à des contraintes mécaniques, l’alien s’agite, se tord en émettant des borborygmes, comme pris de convulsions devant un public craintif.

Dans une ambiance plus feutrée et studieuse, le Marché International d’Art Numérique initié par Elektra rassemble des professionnels (artistes, festivals, revues, médialabs, commissaires…). L’occasion pendant 2 après-midis passés au Centre Phi de croiser des expériences. De mesurer également l’importance du contexte socio-culturel et économique dans lequel peuvent s’ancrer des initiatives; notamment pour les pays du Sud. Ainsi, par exemple, le SESC (Service Social du Commerce), une institution privée brésilienne qui œuvre dans le domaine des services, de l’éducation et de la santé, mais qui a également un Département consacré aux Arts visuels et numériques, et peut réunir un public bigarré dans un quartier qui se met à vibrer sur du mapping et de la drum-n-bass !

Alex Augier, oqpo_oooo. Photo: © Gridspace.

La rencontre avec les chercheurs, artistes et étudiants affiliés à l’Hexagram-UQAM (le centre de recherche en arts médiatiques de l’Université du Québec à Montréal) était également propice à l’échange d’impressions avec la découverte de works in progress dans le domaine des dispositifs scéniques, des vêtements connectés… Outre quelques présentations et expositions satellites, Elektra proposait aussi, de manière plus inattendue, un aperçu des ateliers créatifs-pédagogiques à destination des enfants avec la contribution d’Herman Kolgen dans une performance audio-visuelle aux allures de fête de fin d’école !

Plus adulte, si ce n’est cérébral, l’exercice d’écoute proposé par Nicolas Bernier avec un dispositif très simple (oscillateur, diapason, haut-parleur), qui repose sur le télescopage d’oscillations générées par deux sources, électronique et analogique (Frequencies (friction). Autre installation audiovisuelle et multicanal jalonnant un des lieux investis par Elektra, Topologies de Quayola qui opère une réinterprétation géométrique des peintures classiques de Velasquez et Tiepolo, les transformant ainsi en une sorte d’origami en mouvement qui semble conçu avec du papier froissé. Il y a aussi Temporeal, l’étrange installation cinétique de Maxime Damecour, qui nous force à observer de près un filament presque fluorescent qui réagit aux basses fréquences.

Concernant les lives, tout a démarré avec 2 sets immersifs sous le dôme de la SAT (Société des Arts Technologiques). C’est un peu comme la Géode : les images recouvrent complètement notre champ de vision. Allonger, le voyage astral commence avec des rectangles colorés que Paul Prudence enchaîne à des effets tunnel sur une bande-son à la fois planante et coupante (Lumophore II). À sa suite, le collectif turc Ouchhh exploite le même principe, mais avec des textures en noir et blanc plus travaillées, plus complexes, évoluant au gré de patterns électroniques sculptées au scalpel (Homeomorphism, suivi de Solenoid). Un moment fort du festival.

Alva Noto & Byetone + Atsuhiro Ito, Diamond Version. Photo: © Gridspace.

Les autres lives se sont déroulés à l’Usine-C. Sur l’ensemble de la programmation, nous retiendrons l’étonnant jonglage avec des projecteurs de Martin Messier (Projectors), la leçon de DJing avec des toupies lumineuses de Myriam Bleau (Soft Revolvers) produisant des sonorités ondulantes qu’il vaut mieux écouter sans avoir mangé gras avant… On retrouve Paul Prudence, en 2D cette fois (Cyclone II). Dans un registre plus « techno-tronique », Alex Augier s’est imposé avec ses compositions très « mathématiques » prolongées par des lignes de fuites projetées sur une structure cubique (oqpo_oooo). Hors de ce dispositif, on observe une proximité d’intention de sonorités avec le set « algorithmique » de Julien Bayle (ALPHA). Par contre, Franck Bretschneider, accompagné de Perce Warnecke pour les visuels, nous a laissés pantois : trop décousu, trop brut, trop improvisé, trop « free » par rapport à son album éponyme paru sur Raster Noton (Sinn+Form); en dehors d’un moment calme au milieu de ce fatras sonore, sous forme d’une boucle mélodique.

Nous avons préféré, de loin, ses acolytes Olaf Bender (Byetone) et Carsten Nicolai (Alva Noto) qui clôturaient les sessions le samedi soir. Ils ont livré un set cinglant, doté d’une force brute et d’un volume conséquent. Le tandem était épaulé par Atsuhiro Ito qui jouait de l’optron. Un instrument qu’il a inventé, qui ressemble à un néon perclus de capteurs avec lequel il se livre à des solos plein de luminescences et de stridences. Un peu plus tard dans la nuit, les derniers festivaliers encore valides après ces 4 jours intenses ont rejoint Alain Thibault, directeur d’Elektra, et son équipe pour un dernier set dans un bar-club (le Datcha, rue Laurier Ouest pour les connaisseurs). Rendez-vous est pris pour l’année prochaine…;)

Laurent Diouf
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

> http://elektrafestival.ca

juin / août 2015

> Édito :

Objet Volant Non Identifiable

L’année du drone… Survols concertés des centrales nucléaires françaises. Projets improbables de livraison à domicile. Jouets pour adultes redécouvrant les joies de la radio-commande. Prise de vues contrevenant aux « 10 commandements du drone » récemment édictés par la DGAC (Direction Générale de l’Aviation Civile). Guerre invisible et assassinats pas toujours ciblés aux confins du Moyen-Orient… 2015 restera marquée ces « drôles » d’engins qui vrombissent au-dessus de nos têtes. Une menace qui est loin d’être fantôme et contre laquelle il faudra peut-être se résoudre à porter les vêtements anti-détection créés par Adam Harvey pour y échapper.

Le paradoxe du drone… Pour certains talibans, les Américains se déshonorent en ne leur envoyant pas de vrais combattants, en chair et en os. Une critique qui rejoint celles de certains « vétérans » de l’armée américaine qui se sont indignés que les opérateurs qui pilotent confortablement et à très très bonne distance (10000 km) le bien nommé drone Predator puissent être, eux aussi, décorés pour leurs faits d’armes comme s’ils étaient présents physiquement sur le théâtre des opérations… Dieu que la guerre était jolie avant l’arrivée des robots… Cette anecdote est riche en (r)enseignements sur la nature et la réalité de cette nouvelle façon de faire la guerre, de pratiquer une « chasse à l’homme » en toute impunité et avec ubiquité.

L’art du drone… Comment de tels engins de mort peuvent-ils devenir objets d’art ? La réponse tient peut-être en une scène du film Interstellar. Une séquence que l’on peut considérer comme un petit apologue audio-visuel. Celle où le drone indien est apprivoisé comme un oiseau, pour le ramener sur terre… et lui donner « un usage socialement responsable ». On pourrait ajouter, un « usage artistiquement compatible »… Et à la suite de Grégoire Chamayou, invoquer Walter Benjamin pour qui la technique, aujourd’hui asservie à des fins mortifères, peut retrouver ses potentialités émancipatrices en renouant avec l’aspiration ludique et esthétique qui l’anime secrètement (p., 116, Théorie du drone, La Fabrique, 2013).

Girls drone… Changer d‘intention envers les drones en démilitarisant notre regard. Remettre de l’art dans la guerre, de l’humain à l’écran, du désir dans la machine, de l’animal sur la photographie… C’est exactement ce que nous invite à faire Agnès de Cayeux et Marie Lechner; rédactrices invitées à qui MCD a proposé d’explorer cette thématique. En observant les usages du drone dans une perspective historique, sociologique et artistique, elles nous en proposent une lecture plus ouverte, moins « virile ». Rappelons que l’acronyme des militaires pour désigner les drones à long rayon d’action n’est autre que MALE (i.e. Moyenne Altitude, Longue Endurance)…

Drone d’histoire… Nous reprenons également de la hauteur, de la distance, du champ. Dans ce numéro comme dans les suivants, hors dossier thématique, nous focalisons de nouveau notre regard sur l’actualité de l’art numérique, de la culture digitale et des musiques électroniques. Portraits, comptes-rendus d’événements, analyses transversales, chroniques… Autant de retours d’expérience et de lignes de front qui enrichissent cette nouvelle formule de MCD. Bon (sur)vol…

Laurent Diouf — Rédacteur en chef

> Sommaire :
Dramaturgie aérienne / Survol artistique / Surveillance scopique / Oiseau bionique / Fantômes aéronautiques / Guerre asymétrique

> Les contributeurs de ce numéro :
Adrien Cornelissen, Anne Zeitz, Carine Claude, Chris Marker, Dominique Moulon, Dorothée Smith, Gaspard Bébié-Valérian, Guillaume Bourgois, Hortense Gauthier, Jean-Philippe Renoult, Julie Valéro, Laurent Catala, Laurent Diouf, Maëlla-Mickaëlle Maréchal, Marie Lechner, Maxence Grugier, Philippe di Folco, Rocco, Sarah Taurinya, Svea Bräunert…

> Remerciements :
MCD remercie particulièrement Agnès de Cayeux & Marie Lechner, Rédactrices en chef invitées (dossier thématique) ainsi que tous les rédacteurs qui ont contribué à ce numéro.

MCD remercie également le Ministère de la Culture et de la Communication pour son soutien à cette publication et en particulier Jean-Christophe Théobalt, Chargé de mission numérique.