Archive d’étiquettes pour : MCD #78 – La conjuration des drones

Les tapis de guerre — war rugs — sont apparus en Afghanistan au moment de l’invasion soviétique. Les armes y remplacent les motifs bucoliques traditionnels. Récemment, les drones ont fait leur apparition dans ces espaces tissés. Ces tapis, qui ne représentent qu’une infime partie de la production globale, connaissent un véritable engouement sur le marché américain.

Tapis tissé à la main par des afghans turkmènes représentant le drone Predator, 2014. Photo : © Kevin Sudeith / courtesy of Warrug.com.

Au début des années 80, les moudjahidines combattent l’occupation soviétique. Les tapis se parent alors de chars, hélicoptères, lance-roquettes et Kalachnikov en place des fontaines et fleurs, renouvelant ainsi une tradition millénaire. Ces nouveaux motifs suscitent l’intérêt des Occidentaux et trouvent leur place sur le marché. Au centre de dispositifs d’artistes contemporains et dans une logique de dénonciation de la guerre, Michel Aubry les entasse au mur tels des trophées (Le grand jeu, 2000), Dominique Blain demande à des Pakistanais de réaliser un tapis illustré de mines anti-personnel (Rug, 2000).

Les motifs s’adaptent à l’évolution des conflits. L’iconographie de l’occupation soviétique fait place à l’attirail militaire des États-Unis à la suite des attentats contre le World Trade Center. Il existe par exemple une série 11 septembre. Les drones apparaissent sur ces tapis tissés par des réfugiés afghans au Pakistan, représentés avec précision : on distingue les modèles Reaper, Predator, ainsi que le Global Surveyor. En février 2015, le Bureau of Investigative Journalism (1) recense 413 frappes de drones au Pakistan depuis 2004 et évalue les pertes civiles entre 415 et 959, dont 200 enfants. Ces tapis traduisent un quotidien de terreur.

En 2004, Thomas Gouttiere, responsable du centre d’études afghanes de l’université du Nebraska, déclarait à la radio publique américaine que ces fabrications constituent pour les réfugiés afghans au Pakistan une industrie florissante… Kevin Sudeith, artiste et collectionneur, qui les vend via son site warrug.com, admet que la demande a probablement influencé la production. Les tapis les plus importants et/ou les plus chers sont reproduits dans un délai d’un an à dix-huit mois, mais chaque itération est différente de la précédente, assure-t-il.

Sudeith cite aussi le cas d’hybridations aux résultats fascinants : De la fin des années 70 au début des années 90, l’artiste italien Alighiero e Boetti a employé des Afghans pour réaliser des suzannis (broderies de soie) qui représentaient des pays ornés de leurs drapeaux. À partir des années 80, les tisserands ont créé eux-mêmes des tapis Atlas qui représentent des cartes du monde entourées d’une lisière de drapeaux. Je pense que ces tapis sont des œuvres d’art authentiques et que leur statut ne dépend pas de leur succès sur le marché.

Tandis que les motifs de drones s’incrustent sur les tapis de guerre afghans, l’artiste Moussa Sarr réalise Rising Carpet, un tapis de prière surmonté d’hélices, capable de décoller du sol. Dans ce « projet d’élévation spirituelle », selon ses mots, l’artiste convoque à la fois l’imaginaire du drone, machine militaire high tech et celle du légendaire objet volant. Quant à Samuel Rousseau, dans Jardins nomades, il utilise le tapis oriental comme surface de projection, où fourmillent des gens minuscules vus d’en haut, reproduisant la vision surplombante d’un drone.

Ce dialogue entre cultures d’Orient et d’Occident est précisément l’objet de l’exposition Le Paradis et l’Enfer, du tapis volant au drone, actuellement présentée à la Villa Empain à Bruxelles. Les tapis orientaux ont de tout temps bercé les imaginaires. Ils s’envolent dans les littératures persane, moyen-orientale, indienne, himalayenne et russe. En ces temps mythologiques, le tapis magique répond au rêve d’échapper à la pesanteur, de voler tel un oiseau. Il est un moyen symbolique de se libérer de l’adhérence du monde et de le parcourir, se déplacer dans l’imaginaire, dépasser les frontières du fini et de l’infini écrit le peintre Jean Boghossian (2).

Tapis tissé à la main par des afghans turkmènes au Pakistan représentant le drone Reaper, 2014. Photo : © Kevin Sudeith / courtesy of Warrug.com.

On le retrouve encore dans l’œuvre Tapis volant (3) du duo HeHe qui en fait un moyen de transport zen en 2003, ou dans la performance Zero Genie (4) dans laquelle Jem Finer & Ansuman Biswas le testent en gravité zéro, en 2001. Dans ces deux œuvres, l’artiste en tailleur se laisse mener par l’engin, calmement ou de façon chaotique. Il ne semble pas être aux commandes, il se soustrait aux contraintes de la technique et jouit du simple transport. Selon la romancière Marina Warner, Le tapis volant que l’on retrouve dans plusieurs contes fait office de véhicule pour les transports des personnages (au sens propre comme au figuré, pour le voyage comme pour l’extase) (5).

Depuis le VI siècle, le tapis persan représente le jardin, lui-même figure d’un monde harmonieux, paradis pour les uns, condensé de la connaissance pour les autres. Foucault le désigne comme l’une des premières hétérotopies : Le jardin, c’est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c’est une sorte de jardin mobile à travers l’espace. Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante (6).

Lorsque les tapis se couvrent de drones, ils s’éloignent de cette définition pour devenir reflets d’un ciel menaçant, empli de dieux mécaniques et impitoyables. A contrario de cette ascension personnelle que permet le tapis volant, la figure du drone militaire représente le pilotage à distance qui déréalise la cible, la technique au service de la guerre. Le ciel n’est plus le lieu du paradis (imaginé, souhaité), mais celui de la mort brutale.

L’esthétique de ces war carpets évoque aussi de façon troublante les écrans pixelisés des premiers jeux vidéo, comme le remarque également l’artiste Michel Aubry dans le livre Symétrie de guerre. La symétrie, associée à l’usage d’une figuration plate, bi-dimensionnelle, sans recherche de relief illusionniste, associée aussi à une insouciance totale dans les rapports d’échelle, me fait penser aux plus anciens jeux vidéo, aux jeux « primitifs » parus avant les raffinements de l’ordinateur et la maîtrise de la 3D : comme si les points pixels étaient l’équivalent des nœuds du tapis (7). Dans Carpet Invaders, Janek Simon transformait le tapis en écran du jeu vidéo Space Invaders. Il préfigure la position du pilote qui ne distingue plus la réalité de la fiction, à l’abri de ses interfaces technologiques, comptant les points.

Au sol, le tapis s’enroule autour des corps anonymes, protection dérisoire et désormais inutile, comme dans cette photographie de l’artiste iranien Babak Kazemi, issue de la série Exit of Shirin & Farhad #4 (2012). Puis, à l’image de l’œuvre de Julien Leresteux, Tapis volant – hommage à Jan Rukr, il se fait à son tour trouer par l’ombre de la machine de guerre, ses restes exposés dans les salons et musées des vainqueurs (8).

Sarah Taurinya
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Sarah Taurinya écrit et réalise des reportages vidéos sur les arts numériques dans divers médias spécialisés. Elle est aussi vidéaste performeuse pour Hey ! La Cie et Lsd room sous le nom de Sarah Brown. > www.enreportagepermanent.com

(1) www.thebureauinvestigates.com

(2) Catalogue de l’exposition Le Paradis et l’Enfer. Des tapis volants aux drones, Fondation Boghossian, 2015.

(3) http://hehe.org.free.fr/hehe/tapisvolant

(4) www.artscatalyst.org/zero-genie

(5) « Communiqués intimes : la tortue volante de Melchior Lorck », Marina Warner dans Vues aériennes, seize études pour une histoire culturelle (sous la direction de Mark Dorrian / Frédéric Pousin, MetisPresses).

(6) Michel Foucault, Des espaces autres. Hétérotopies. « Architecture, Mouvement, Continuité » 5, pp. 46-49. 1984.

(7) Symétrie de guerre (Sainte Opportune Édition), coécrit avec Remo Guidieri, 1997.

(8) Ces deux œuvres sont exposées dans Le Paradis et l’Enfer. Des tapis volants aux drones.

Traum

Le projet de film Traum de Dorothée Smith — en cours d’écriture avec l’écrivain Lucien Raphmaj — est présenté dans le cadre de l’exposition Vu du ciel sous la forme d’une installation. L’artiste répond ici à quelques questions sur l’utilisation d’un drone-caméra dans son travail.

Traum – flight 3, Aéroclub du Béarn, Pau, en résidence pour Accès)s(. Photo: © Dorothée Smith, 2015.

Dans votre travail photographique, vos installations et votre premier film Spectrographies, vous utilisez plusieurs médiums et techniques de représentation du réel, de la caméra thermique au drone-caméra… pouvez-vous nous en expliquer la raison ?
Les technologies de contrôle et de communication sont devenues injectées, implantées, invasives. Les concepts de visible et d’invisible, de présence et d’absence, d’incorporation et de transition occupent dans mon travail une place privilégiée : transition d’une identité, d’un état, d’un espace vers un autre… il s’agit de brouiller des frontières intérieures et d’actualiser plastiquement ce trouble. Les corps fonctionnent comme des plateformes d’expérimentation des nouvelles technologies des affects et de détournement des systèmes de contrôle biopolitiques.
Je m’intéresse à la question de la performativité et à la traduction des concepts dans le réel, en interrogeant la façon dont certains concepts abstraits (tels que le genre, l’absence, la névrose) peuvent être matérialisés dans des formes synthétiques tangibles (à travers les nano et biotechnologies), et être littéralement incorporés. Mes travaux partent d’un intérêt pour certaines technologies de contrôle et outils du biopouvoir, qu’ils manipulent et détournent vers un usage poétique : les hormones de synthèse, les puces électroniques implantées, caméras thermiques, et plus récemment les drones-caméras.

Quelle sera leur fonction ?
L’un des enjeux esthétiques de mon travail filmé est de proposer un « télescopage » de différents registres d’images et différentes techniques de captation liées au dévoilement de l’invisible ou, plus exactement, à l’élaboration d’un autre point de vue : drones, microscopes, télescopes, caméras infrarouges, images d’archives… autant de registres d’images et de techniques de captation qui introduisent un regard autre.
Le projet de film Traum travaille la notion de plasticité destructrice, développée par Catherine Malabou et faisant référence au phénomène de métamorphose, de changement ou de destruction d’identité qui peut survenir en conséquence de graves traumatismes. Dans ce film, qui appartient au registre de la science-fiction, il est question d’un jeune homme qui, pour fuir un trauma qui le dépasse, traverse une lente métamorphose jusqu’à se dissoudre physiquement et habiter finalement un autre corps que le sien. Le drone-caméra est utilisé pour actualiser le mouvement de fuite et de métamorphose du protagoniste, son instinct de mort en quelque sorte, et son désir pour la femme qu’il finira par incorporer.
Le drone a pour fonction de donner une forme à cette expérience vécue, depuis une focalisation interne mouvante : celle du passage d’un corps à un autre, d’ek-stasis, de sortie de soi. Il doit (re)produire non pas le point de vue subjectif, mais le mouvement psychique du protagoniste, de l’intérieur vers l’extérieur, en révélant les errances fantomatiques de son « moi ». La fluidité propre au drone fera écho au sentiment de déréalisation vécu par le personnage; tandis qu’un contrechamp fonctionnant comme un point de vue de Sirius, constitué par un plan objectif filmé depuis un drone en suspension fixe dans les airs, dans sa position de surveillance native, permettra de comprendre le dispositif en marche. Une occasion de vérifier que la pensée et les techniques se correspondent et que, selon le mot de Goethe, « ce qui est au-dedans est aussi au-dehors »…, écrivait Merleau-Ponty. Ainsi, le regard qui se construit dans le film est sans cesse dédoublé, mis en doute, par d’autres images, d’autres perspectives qui proposent un autre point de vue sur ce qui est en train de se jouer, permettant ainsi de confronter différentes strates d’une situation vécue.

Spectrographies. Moyen-métrage, 59 min. Photo: © Dorothée Smith, 2014.

Quel serait la spécificité du regard drone aujourd’hui ?
Inspirée par les écrits de Jean Epstein qui qualifiait la machine cinématographique de « philosophe-robot-cinématographique », j’entends utiliser dans mon travail le drone-caméra comme une machine intelligente qui nous offre un accès privilégié à une représentation de l’univers ingénieuse et à peu près cohérente, ouverte au jeu de l’interprétation des apparences, et qui nous ferait voir une réalité que l’oeil humain n’est pas capable de discerner : l’invisible, l’abstraction, comme nous l’explique Juliette Cerf.
La fluidité, la mouvance perpétuelle du point de vue, et la sensation d’une omniprésence et d’une omnipotence propres au regard-drone (en témoigne la panique parisienne au mois de mars 2015, incapable d’agir face au survol nocturne de la ville par des drones non-identifiés; et la NASA qui explore actuellement la possibilité d’envoyer des drones pour explorer la planète Mars…) semblent nous rendre accessibles et communs un point de vue impossible, impensable, imaginaire, qui élabore une nouvelle grammaire cinématographique.
En s’éloignant de la vision humaine naturelle, et en se rapprochant de celle de l’oiseau ou de l’insecte, le drone-caméra nous invite à ré-interroger la position du spectateur nourri par les images qu’il produit, notamment à travers la systématisation de la vue très haute en plongée verticale, extra-diégétique, la plus souvent utilisée à ce jour. Le spectateur y est conforté dans une vision privilégiée, divine, absolue. Il y a aussi bien sûr une actualisation du fantasme du vol, de l’apesanteur, de la lévitation…

Comment imaginez-vous les machines à filmer dans vingt ans ?
Si le drone est à ce jour contrôlé par des dispositifs « hors du corps », les progrès techniques dans ce domaine tendent à affiner la possibilité d’une coïncidence entre la pensée et le pilotage des drones. Un programme expérimental a été élaboré par le professeur Bin He, du laboratoire de génie biomédical de l’Université du Minnesota : grâce à des électrodes placées sur le crâne du pilote et lorsque ce dernier se concentre sur un mouvement donné, les neurones produisent un courant électrique dans certaines zones du cortex cérébral. En cartographiant leurs chemins, les scientifiques peuvent comprendre quels neurones sont activés et transmettre ces informations au programme qui décide des mouvements de la machine. On peut facilement imaginer qu’un système invasif, par exemple implanté, nous permette à l’avenir de diriger n’importe quelle caméra par la pensée, sans casque.
L’implantation d’une puce RFID dans mon propre corps dans le cadre de mon installation Cellulairement (2012), me permettait de communiquer “à distance”, épidermiquement, avec d’autres personnes. La simplification des systèmes de prise de vue, de son, et de post-production cinématographiques, ainsi que les plateformes de diffusion vidéo, donnent la sensation que la réalisation de films de manière entièrement autonome, sans équipe et peut-être, à terme, sans machines non-incorporées, pourrait devenir un dispositif réel, que je suis impatiente de pouvoir expérimenter.

propos recueillis par Agnès de Cayeux
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Si le drone peut faire penser à un animal ailé, le flottement qu’il imprime aux images n’est pas sans évoquer ceux d’un fantôme qui observerait les vivants à distance. Une nouvelle possibilité d’exploration de l’espace aérien en lien avec le corps s’ouvre au septième art, entre celle permise par les grues et celle permise par les hélicoptères ou les avions.

Dans son texte L’imparfait du subjectif, le cinéaste français Chris Marker analyse avec une ironie certaine le film de Robert Montgomery The Lady in the Lake (1947) [cf. pages 40-42, NDLR]. Adaptée du roman éponyme de Raymond Chandler, maître du roman policier américain, l’œuvre de Montgomery est restée célèbre car elle reposait sur l’utilisation presque constante d’une vue subjective accompagnant le regard et les déplacements dans l’espace du personnage principal. Deux critiques principales sont adressées au film par Marker, la première clairement annoncée et la seconde plus implicite.

D’une part, l’aporie essentielle de la démarche provient de l’inadéquation du procédé à la richesse de l’expérience visuelle et sensorielle humaine : la vue subjective réduit le champ de vision à un carré et ne prend absolument pas en compte la foule d’éléments qui se mêlent aux seules images et sons apportés par la vue et l’ouïe, à commencer par la mémoire qui construit, structure et suture le rapport de l’être humain au réel. Cette aporie centrale, cette imperfection du plan subjectif à laquelle renvoie le titre du texte, a par exemple été très vite comprise par Orson Welles qui projetait un temps d’adapter Hearts Of Darkness de Conrad intégralement en plan subjectif.

D’autre part, lorsque Marker évoque la zone de flou à l’extrémité du champ de vision, il nous incite à retourner l’expression de son titre et à conclure que l’un des principaux défauts du plan subjectif est d’être un outil formellement trop parfait. Un outil qui ne révèle pas une certaine imperfection de l’être humain, à la fois imperfection dans son rapport au monde — les sens et la mémoire ne cessent de sélectionner des informations, c’est-à-dire de perdre par la même occasion des éléments sensoriels — et imperfection de la subjectivité humaine, source permanente de comportements irrationnels inquiétants ou fascinants. L’œuvre cinématographique de Marker offre un extraordinaire portrait de cette humanité imparfaite, dont la conscience traumatisée à la suite de la Seconde Guerre mondiale amène un décalage dans sa prise sensorielle sur le monde.

Depuis le 11 septembre et la war on terror lancé par le gouvernement américain, un plan en vue subjective a envahi les écrans cinématographiques et télévisuels, celui que produisent les drones, en particulier les effrayants drones Predator, lors de leurs opérations de chasse à l’homme à travers le monde. Au-delà des questions d’éthique militaire soulevées par l’utilisation de ces engins pilotés à distance, le drone est pensé par la propagande comme un outil parfait puisqu’il accomplit le rêve d’une guerre par opérations chirurgicales sans possibilité de perte humaine. Et ceci est également implicitement vrai des images qu’il produit, images aseptisées et esthétiquement parfaites de la suppression d’une menace au nom de la justice : un voile de feu envahit l’écran et masque la plupart du temps l' »obscénité » essentielle de l’image du moment de la mort d’un être humain, pour reprendre une idée d’André Bazin (1).

Deux séries télévisées récentes portant sur la lutte américaine contre le terrorisme, 24 heures chrono (Joel Surnow & Robert Cochrane, 2001-2014) et Homeland (Howard Gordon & Alex Gansa, 2011-en cours), ont tenté d’introduire un certain imparfait du subjectif au cœur de l’utilisation des drones militaires et des images qu’ils génèrent, la première de façon assez maladroite, la seconde de façon plus convaincante.

La saison 9 de 24 heures chrono se déroule à Londres alors qu’un accord autorisant le déploiement d’un nombre conséquent de drones doit être signé entre le président américain et le premier ministre britannique. Des terroristes, contre lesquels va repartir en croisade un Jack Bauer (Kiefer Sutherland) plus énervé que jamais, parviennent à hijacker le système de contrôle des drones américains et menacent la capitale anglaise. Afin de prouver que le système de piratage fonctionne, son inventeur prend le contrôle d’un engin de l’armée US censé escorter un convoi militaire et fait feu sur les soldats. Des plans montrent la réaction effarée du pilote du drone, dépossédé de toute capacité d’action et réduit au simple statut de spectateur assistant au massacre de ses camarades. Dans ce passage, l’image d’une attaque par drone est destituée de sa perfection déréalisante, qui a jusqu’alors permis au pilote de ne jamais s’offusquer de la destruction qu’il contemplait à travers son moniteur, et apparaît pour ce qu’elle est vraiment : une boucherie pure et simple produite par l’imperfection fondamentale de l’espèce humaine, à savoir son appétit de sang et de conquête.

La maladresse essentielle de 24 heures chrono (non sans raison diffusée sur la très droitière FOX) est principalement d’ordre formel en ce que la série révèle les dangers d’un usage trop intensif des drones, tout en se servant d’outils, notamment le split screen et son hystérisation (l’écran étant coupé en trois voire quatre portions permettant de suivre l’action dans plusieurs espaces éloignés), qui reproduisent une vision de surveillance totalisante à l’origine même de l’utilisation des drones par l’armée américaine dans sa tentative d’accéder à un regard conquérant et divin sur l’ensemble du monde — l’effroyable Œil de Dieu analysé par Grégoire Chamayou (2).

Conçue à la fois dans le prolongement de 24 heures chrono, mais également en réaction à ses simplifications idéologiques et formelles, la série Homeland travaille subtilement la question des images produites par les drones militaires. La saison 1 analysait implicitement la manière dont les nombreuses bavures des frappes américaines en Irak et en Afghanistan brisent dangereusement les frontières entre Bien et Mal, Justice et Meurtre, etc, et n’ont pour autre effet que d’accroître le nombre de terroristes — puisque c’est la mort d’un enfant dans les décombres d’une ville bombardée par un sinistre missile Hellfire qui fragilisait psychologiquement un soldat américain au point de la rendre vulnérable au lavage de cerveau du chef d’une cellule terroriste.

À travers son personnage principal, l’experte de la CIA Carrie Mathison (Claire Danes) et les troubles bipolaires dont elle souffre, les images générées par des drones se trouvent investies dans la saison 4 d’une perturbation profonde qui bouleverse leur fonctionnement. Dans l’une des scènes du début de la saison, Carrie observe depuis son poste de contrôle des images que lui renvoie un drone : les ruines d’une maison et les corps étendus de civils ayant péri dans une attaque américaine dont Carrie est elle-même responsable. Parmi ceux venus identifier les corps, un jeune homme attire l’attention du personnage principal, qui demande au drone pilot à ses côtés de zoomer sur le visage de l’inconnu. Ce dernier repère alors le drone dans les airs, qui est en train de l’épier et le jeune homme produit un regard caméra, ou plutôt devrait-on dire un « regard drone », qui brise la logique même de production d’images.

L’un des logiciels utilisé par l’armée US afin de prévoir les comportements potentiellement dangereux de ceux qui se trouvent sous l’objectif d’un drone se nomme le Gorgone stare, le « regard de la Gorgone », du nom de la figure mythologique qui pétrifiait quiconque la regardait dans les yeux. L’image produite par les drones militaires repose donc sur l’interdiction pour celui qui est surveillé de regarder l’engin qui l’épie. L’image est structurée selon une logique théâtrale de quatrième mur invisible et irregardable (ne parle-t-on pas de « théâtre des opérations » en langage militaro-médiatique ?), que l’inconnu de Homeland fait voler en éclats. Cette perturbation est exacerbée dans la suite de la saison puisque Carrie tombe progressivement amoureuse de cet inconnu, qui se révèle être le neveu d’un terroriste activement recherché. Le personnage féminin fait sortir les images de surveillance de leur neutralité clinique habituelle en les investissant d’un désir brûlant et irrationnel.

En termes deleuziens, la saison 4 de Homeland s’empare du drone, outil militaire de territorialisation colonialiste d’espaces à travers le globe, et déterritorialise les images produites par les engins, pour en faire non plus les productions d’une machine froide et guerrière, mais celles de cette machine désirante que constitue l’être humain selon le philosophe (3). Comme par un jeu de vases communicants, le personnage principal fait entrer le désir amoureux dans des images qui ne s’y prêtent pas et refuse l’investissement affectif que réclament certaines autres, puisqu’elle est incapable d’exprimer et de ressentir un quelconque amour maternel face à sa fille lorsqu’elle la voit sur Skype. De façon complexe, Carrie Mathison est une figure emblématique de notre époque en ce qu’elle révèle les perturbations des mécanismes machiniques du désir et de la subjectivité à l’ère de la guerre 2.0 et de la circulation toujours plus effrénée d’informations, d’affects et de preuves d’amour.

Le cinéaste allemand Werner Herzog produit également une inversion du fonctionnement du drone en tant qu’appareil d’origine militaire dans son documentaire La Grotte des rêves perdus (2010). Tourné en 3D, le film est consacré aux peintures rupestres préhistoriques de la grotte Chauvet et utilise plusieurs plans filmés en extérieur aux alentours de la grotte à l’aide d’un drone, qui créent des effets d’aération et de ponctuation, en particulier le premier plan et celui précédant le post-scriptum du documentaire. Le drone est implicitement placé dans la lignée de l’art rupestre de la grotte Chauvet, peintures artistiques d’animaux produites par une société de chasseurs, de la même manière que l’engin de chasse à l’homme que constitue à l’origine le drone devient ici source d’images d’une nature mystérieuse aux accents wagnériens.

La Grotte des rêves perdus se nourrit d’une série de paradoxes, en particulier de paradoxes temporels créés par la rencontre entre Préhistoire et époque contemporaine, ainsi qu’entre l’un des arts les plus récents, le cinéma en trois dimensions, et l’une de ses formes les plus anciennes, ces peintures rupestres destinées à être éclairées à la lueur mouvante des torches — ce en quoi elles représentent selon Herzog une sorte de « proto-cinéma ». Objet éminemment paradoxal, chasseur ne voulant plus chasser, à la fois œil humain amélioré et insecte pouvant virevolter dans les cieux comme Icare l’avait désiré autrefois, le drone renvoie l’être humain à son imperfection physique et sensorielle tout en y remédiant.

L’un des enjeux du cinéma d’Herzog a toujours été d’essayer de comprendre ce à quoi ressembleraient le monde et la société humaine s’ils étaient contemplés par une figure d’altérité, par exemple un animal. La Grotte des rêves perdus n’échappe pas à la règle puisque le documentaire se conclut par une fable à travers laquelle le cinéaste imagine la rencontre incongrue entre le regard d’un crocodile albinos vivant dans une serre à proximité de la grotte et les peintures rupestres. Que comprendrait-il des formes qui se dressent devant lui ? Manière subtile de se demander par ricochet ce que nous pouvons en comprendre nous, hommes du XXIème siècle. Grâce aux plans tournés par un drone qui commencent par montrer la nature ardéchoise et finissent par filmer l’équipe de tournage elle-même, le spectateur accède à un regard autre sous la forme d’une vision en perpétuel décalage sur l’étrange espèce humaine et son environnement.

Si l’engin peut faire penser à un animal ailé, la suavité de ses déplacements dans les airs et le flottement qu’il imprime aux images qu’il capte ne sont pas sans évoquer ceux d’un fantôme qui observerait les vivants à distance. Jean-Louis Leutrat a développé la très belle idée d’une essence fantastique du cinéma en ce que le septième art crée une version fantomale du réel en lui ôtant sa réalité matérielle et en le projetant sous forme d’analogon (4). Avec ces vues par drone, dont un modèle civil répandu porte précisément le nom de Phantom, Werner Herzog donne à voir la réalité contemporaine avec les yeux de fantômes, sûrement ces fantômes des hommes préhistoriques qui continuent de hanter par delà les âges la grotte Chauvet et ses environs.

Les mouvements de l’engin piloté à distance s’approchant des falaises ardéchoises dans La Grotte des rêves perdus, qui font écho aux mouvements sensuels de la caméra autour des peintures en relief à l’intérieur de la grotte, rapprochent le geste herzogien de celui d’un sculpteur et incitent à voir dans le drone un outil permettant de travailler le drapé de l’espace et du temps. Suzanne Liandrat-Guigues s’est intéressée au rapprochement entre cinéma et sculpture (5). Ainsi, l’utilisation du drone dans son rapport à l’art sculptural constitue peut-être l’un des défis les plus passionnants pour le cinéma et l’art contemporain. La distance en perpétuelle variation entre un drone équipé d’une caméra et une figure humaine peut et doit servir à produire, pour parler comme Levinas, une apparition épiphanique à l’image du Visage d’un être humain. Une nouvelle possibilité d’exploration de l’espace aérien en lien avec le corps est en train de s’ouvrir au septième art, entre celle permise par les grues et celle permise par les hélicoptères ou les avions. Le moment est venu de s’en emparer.

Guillaume Bourgois
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Guillaume Bourgois est maître de conférences en études cinématographiques à l’université Stendhal-Grenoble 3. Auteur d’une thèse consacrée aux liens entre les œuvres d’Oliveira et Pessoa, il travaille principalement sur le cinéma portugais, les films de Jean-Luc Godard et le cinéma moderne américain (Welles, Hellman, Coppola).

(1) A. Bazin, Morts tous les après-midis, Paris, Cahiers du cinéma n°7, décembre 1951, pp. 63-65.

(2) G. Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013, p. 57.

(3) Sur ce point, Homeland trouve des échos dans le travail du vidéaste britannique George Barber, qui imagine avec The Freestone Drone, de 2013, un conte moderne sur un drone militaire pouvant penser et parler. Véritable child in a machine fasciné par l’espèce humaine, l’engin refuse de faire la guerre, découvre la beauté du monde et devient pure machine désirante.

(4) JL. Leutrat, Vie des fantômes — Le fantastique au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1995. Un Autre visible, Saint-Vincent-de-Mercuze, De L’Incidence Éditeur, 2009.

(5) S. Liandrat-Guigues, Cinéma et sculpture – Un aspect de la modernité des années soixante, Paris, L’Harmattan, 2002.

comment les artistes réfléchissent le regard du drone

Les drones sont devenus l’arme de choix pour pratiquer des guerres clandestines dans les zones frontalières actuelles du Pakistan, du Yémen et de la Somalie, des guerres qui reposent sur l’invisibilité et la possibilité de déni. La fonction des drones ne se borne pas à rendre visible, mais aussi à rendre invisible. En faisant la guerre par images interposées, ils créent des guerres imperceptibles.

James Bridle, Drone Shadow, Washington DC, 2013. James Bridle reproduit des silhouettes de drones Predator ou Reaper taille réelle sur le bitume ici à Washington DC, sur la chaussée en face de la Maison Blanche. Photo: © James Bridle / booktwo.org

Comme le souligne Eyal Weizman de Forensic Architecture : la faculté de cacher et nier une attaque de drone ne constitue pas seulement un effet secondaire anodin de la technologie, mais bien un élément central dans une campagne. La violence infligée par la guerre des drones est aggravée par la négation de ceux qui la perpètrent (1). Un certain nombre d’études menées par le Bureau of Investigative Journalism, Reprieve, Code Pink et Amnesty International, ainsi que le rapport rédigé conjointement par NYU et Stanford, Living under Drones, questionnent ce secret. Ils lèvent le voile sur l’impact de la campagne de drones US sur les populations civiles, mettant en évidence le fait que les attaques de drones font des victimes civiles et que les drones affectent gravement la vie quotidienne.

Ainsi, le rapport Living under Drones précise : Les drones survolent vingt-quatre heures sur vingt-quatre des communautés du nord-ouest du Pakistan, ils frappent des habitations, des véhicules et des espaces publics sans aucune mise en garde. Leur présence terrorise des hommes, des femmes et des enfants, générant de l’anxiété et un traumatisme psychologique au sein des communautés civiles. Ceux qui vivent sous les drones doivent faire face à l’angoisse permanente qu’une attaque mortelle puisse être déclenchée à tout moment, tout en sachant pertinemment qu’ils ne pourront se protéger. Ces peurs ont affecté leur comportement (2).

Un moyen de faire comprendre l’étendue de la souffrance des civils passe par la visualisation de données. Citons l’infographie Out of Sight, Out of Mind : A Visualization of Drone Strikes in Pakistan since 2004, l’application pour iPhone de Josh Begley Metadata ou encore Dronestagram de James Bridle. Si ces projets fonctionnent à l’aide de graphiques, d’abstraction et d’images satellites, celui initié par un collectif d’artistes pakistanais, américains et français (dont JR) en collaboration avec la Foundation For Fundamental Rights qui défend les civils victimes de drones au Pakistan, compte sur la capacité des histoires individuelles à émouvoir.

Le collectif a agrandi la photo d’une fillette qui avait perdu des membres de sa famille dans une attaque de drones et l’a étalée dans un champ au Khyber Pakhtunkhwa. L’image est censée être assez grande pour que le système de visualisation d’un drone la reconnaisse. L’intention est de donner un visage humain aux victimes de sorte que les pilotes prennent conscience qu’ils n’ont pas affaire à de simples « insectes écrasés » pixelisés. La photo agrandie opère aussi en tant que commentaire sur le régime scopique du drone, dans la mesure où les victimes ne deviennent pas simplement visibles, mais ont ainsi la possibilité de regarder à leur tour. En renvoyant un regard qui n’était pas supposé en croiser un autre, elles rétablissent la réciprocité au cœur d’une situation elle fait défaut.

Byung-Chul Han a mis ce manque de réciprocité au centre de sa réflexion sur la guerre des drones. Il établit une analogie entre, d’une part, la répartition inégale des pouvoirs et la vulnérabilité et, d’autre part, le manque d’échanges de regards. Un régime scopique asymétrique devient ainsi la manifestation visuelle d’une guerre asymétrique dans laquelle le pouvoir de voir sans être vu va de pair avec celui de blesser sans être blessé. Se référant à Carl Schmitt, Han analyse la guerre des drones comme un problème spatial découlant d’un changement d’angle et de perception. Schmitt considérait la guerre aérienne comme une guerre d’un type nouveau définie par la verticalité, la dislocation et une perte de réciprocité causant une déconnexion affective entre ceux qui sont bombardés et ceux qui bombardent.

Dans la même logique, Han écrit : L’égalité spatiale et l’égalité juridique dépendent l’une de l’autre. La guerre aérienne ne permet pas de vis-à-vis entre ses combattants. L’utilisation d’un bombardier crée une hiérarchie, une typologie verticale qui annule la typologie de la guerre conventionnelle (3). Ainsi, cette typologie verticale change littéralement et métaphoriquement la manière dont l’ennemi est perçu. Le fait de surplomber l’ennemi modifie l’attitude à son encontre. Il ou elle n’est plus considéré comme un ennemi combattant, mais comme un criminel hors la loi — un glissement de sens qui résulte d’un glissement de perspective.

JR, Not a Bug Splat, Installation photographique, région de Khyber Pakhtunkhwa, Pakistan, 2014. Photo: D.R.

Un nombre croissant d’artistes répond à ce régime scopique en abordant le drone à la fois comme une chose (un objet à regarder) et une machine à voir (un sujet qui vous regarde). Parmi leurs différentes approches, on constate une tendance à déplacer le regard du drone et soumettre les États-Unis à sa vue : ainsi, de 5,000 Feet is the Best d’Omer Fast, des images abstraites de drones dans le ciel américain de Trevor Paglen, de Drone Shadows de James Bridle ou encore la série photographique Blue Sky Days de Tomas van Houtryve.

Ces œuvres tentent d’illustrer le slogan de The Weather Underground [collectif américain de la gauche radicale, NDLR] datant des années 1960, Bringing the War Home, importer la guerre à domicile, qui suggère que la technologie du drone n’est pas qu’un problème de politique étrangère, mais aussi de politique intérieure. En rapprochant la guerre lointaine, elles nous rappellent qu’il s’agit d’une guerre littéralement menée à domicile. La guerre des drones est en train de dissoudre la frontière entre civil et militaire — ce qui s’applique non seulement à ceux qui sont visés, mais aussi aux opérateurs de drones. Le dispositif d’opération du drone a transformé la maison en poste de combat. Les soldats font la guerre en restant chez eux.

Les images artistiques et activistes d’une guerre importée à domicile sont celles d’une violence qui revient nous hanter, niant ainsi le déni initial. Elles suggèrent que les drones parlent de nous, de qui nous sommes et de la manière dont nous appréhendons le monde. En étant supposément hors-sujet, elles révèlent les connotations et les fondements coloniaux et orientalistes de la guerre des drones et de la vue du drone. En ce sens, il s’agit d’images susceptibles d’être utilisées comme autant d’écrans à travers lesquels nous regardons non seulement les « autres », mais aussi nous-mêmes. Un tel regard devrait engendrer une position délibérément éthique dans nos actions. Il faudrait se demander: Quels sont les humains qui comptent ? Quelles sont les vies qui comptent (4) ? Que voyons-nous lorsque nous regardons à travers l’œil du drone ? Comment les artistes abordent-ils cette vision pour faire face au drone et le pousser à retourner son regard contre lui-même ?

La série de photos Blue Sky Days de van Houtryve constitue un bon exemple. Initialement publiée sous forme d’encart de 16 pages dans le magazine Harper en avril 2014, elle a remporté le second prix du World Press Award dans la catégorie sujet contemporain en 2015. Elle montre des vues aériennes en noir et blanc de paysages américains et de situations sociales, dont un mariage, un enterrement, un terrain de baseball, un cours de yoga en plein air, une cour d’école, une prison et la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Soit des situations dans lesquelles des gens ont été tués par des drones américains à l’étranger ou déjà intégrées dans notre quotidien. Van Houtryve a photographié ces scènes en fixant son appareil photo DSLR sur un quadricoptère qu’il a lui-même fabriqué. L’idée de ce projet est née de l’observation qu’aucune narration visuelle n’accompagne cette guerre dans l’imaginaire du public. […] je me demandais comment remplir ce vide visuel. J’ai essayé de rapporter cette guerre à domicile par le biais de la photographie (5), un moyen de générer de l’empathie.

Sa tentative de susciter une prise de conscience chez le spectateur occidental découle essentiellement de trois décisions. En premier lieu, elle déplace l’observation des zones frontalières actuelles au Pakistan, au Yémen, et en Somalie à celles des États-Unis. Le lien entre les régions et leurs expériences radicalement différentes est renforcé par le titre de la série Blue Sky Days qui fait référence au discours de Zubair Rehman, un garçon de 13 ans, au Congrès américain en 2013. La grand-mère de Rehman a été tuée par une frappe de drone au Waziristan en 2012 et lui-même a été blessé. Durant l’audience à Washington, Rehman a déclaré : Je n’aime plus le ciel bleu. En fait, à présent je préfère le ciel gris. Les drones ne volent pas quand le ciel est gris.

Deuxièmement, Van Houtryve a décidé d’utiliser un vrai drone pour critiquer la guerre des drones parce que cela lui permettait d’en dire davantage. Les images vous permettent de commenter la politique militaire américaine de drones à l’étranger; elles vous permettent de parler des drones du gouvernement américain qui survolent le territoire américain […]. Ceci vous permet de parler de l’accessibilité de cette technologie. […] L’utilisation d’un drone à la place d’un hélicoptère vous permet de parler du large spectre des drones qui change nos vies. Cela vous permet d’aborder un autre sujet (6).

Tomas van Houtryve, Blue Sky Days 16 décembre 2013. El Dorado County, California, USA. Des étudiants dans une cour à El Dorado County, California, vus d’un drone. En 2006, une frappe de drone sur une école religieuse du village de Chenegai, au Pakistan aurait tué jusqu’à 69 enfants. Commissioner : VII for Harper’s Magazine. Photo: © Tomas van Houtryve.

À travers un geste plutôt moderniste, l’artiste questionne le support en utilisant ce même support (7). Il emploie le drone pour mieux le comprendre et finalement trouver ce qui peut être spécifique à sa visualité. Ce qui amène à poser la question suivante : qu’est-ce qui caractérise une image filmée ou photographiée par un drone ? Par ailleurs, est-il possible d’adopter l’angle de vue du drone sans adopter par la même occasion sa dynamique de puissance et sans tomber dans une fascination compulsive à son égard ? Comment s’assurer de ne pas reproduire ce que l’on s’était donné pour objectif de critiquer ? Comment peut-on renverser cet épineux imbroglio pour y donner un sens critique ?

Troisièmement, les réponses ébauchées par la série Blue Sky sont liées à l’ambiguïté, l’abstraction et une forme complexe de relation, voire d’absence de relation. Ces images créent une collision entre abstraction et silhouette humaine, entre corps et paysage. En les regardant, ce que l’on voit est loin d’être évident. Il s’agit d’images claires dont le sens est ambigu.

Van Houtryve explique : Habituellement, je tiens à ce que mes photos apportent de la clarté. […] On croit ce que l’on voit. Cependant, je pense avoir essayé de m’imaginer à la place d’un pilote de drone, d’adopter son point de vue; si tout ce que quelqu’un connaissait de ma vie n’était qu’un flux vidéo infrarouge, vu à 4500 mètres, cela pourrait-il prêter à confusion ? Le fait de connaître quelqu’un au sol est-il différent ? L’une des images représente quelqu’un en train de faire du yoga, et la moitié du temps quand je demande aux gens de regarder cette photo, ils disent, « Ah, cette personne est en train de prier » l’autre moitié du temps ils disent, « Je pense qu’elle fait du yoga ». C’est le genre d’ambiguïté que je voulais faire ressortir, le genre d’ambiguïté dont, à mon sens, il faudrait s’inquiéter (8).

Ce que l’artiste suggère, c’est que lorsqu’on adopte le point de vue d’un drone, on ne devrait pas croire nos yeux. Ce que nous voyons, c’est ce que nous voulons bien voir. Précisément parce que ces images semblent tout montrer, elles sont ouvertes à l’interprétation. En effet, elles vont jusqu’à exiger une interprétation. Un exercice délicat, qui peut être relativement biaisé. Dans une série de conférences et d’articles de blog intitulés Angry Eyes, Derek Gregory a accentué cet aspect s’agissant de la manière dont les activités et les personnes qui apparaissent sur les flux des drones sont volontiers perçues comme hostiles (9). On ne les voit pas comme quelqu’un ou quelque chose de familier ou d’ordinaire, mais comme une chose « autre » et menaçante — cette observation rejoint complètement la théorie de Han selon laquelle la perspective du drone, verticale et totalement déconnectée permet la création de criminels hors-la-loi ou d’individus hostiles.

Cependant l’intérêt de Blue Sky Days de Van Houtryve réside en ce qu’il attire cette déconnexion au niveau du sol, afin d’y établir de nouvelles relations. Suite au 11 septembre et à la fameuse « Guerre au terrorisme », Judith Butler avait suggéré que la précarité et la vulnérabilité étaient des conditions humaines communes à partir desquelles on pouvait imaginer et construire de nouvelles relations. La série photo de van Houtryve constitue une élaboration visuelle de cette idée. Elle demande qu’est-ce qui est révélé de nos vies ? Qu’est-ce qui est vulnérable ? À quoi ressemble l’Amérique vue d’un drone (10) ?

Les questions émergeant d’un tel point de vue sont différentes de celles qui pourraient surgir si l’on cherchait des moyens de rendre visible les victimes des frappes de drones. Par ailleurs, elles soulignent le danger de rendre ces victimes à nouveau invisibles, en masquant leurs souffrances bien réelles derrière une introspection narcissique. Quoi qu’il en soit, elles restent cruciales. En rapportant la guerre à domicile, elles créent les conditions virtuelles qui nous permettent de formaliser l’interaction entre visualité et violence, mettant en avant des aspects comme la militarisation de la vision, l’ambiguïté des images et du sens ou encore la superposition de l’abstraction et de la figuration comme autant d’éléments centraux à ce que voir à travers le regard du drone signifie.

Svea Bräunert
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Svea Bräunert est chercheuse postdoctorante au Centre de Formation à la Recherche Visibility and Visualization: Hybrid Forms of Pictorial Knowledge à l’Université de Potsdam, Auteure d’une thèse intitulée Spectral Histories: Leftwing Terrorism and the Arts (Kadmos, 2015), ses travaux se focalisent sur les liens entre l’histoire, le trauma et les arts. Son projet de recherche en cours, provisoirement intitulé Urgency and Uncertainty: Drone Warfare and the Arts, constitue la base d’une exposition, dont elle est commissaire associée, au Musée d’Art Mildred Lane Kemper à St. Louis, prévue début 2016.

(1) Eyal Weizman dans Forensis. The Architecture of Public Truth. Forensic Architecture (ed.). Berlin, Sternberg Press, 2014. p.369-370.

 

(2) International Human Rights and Conflict Resolution Clinic à la Faculté de Droit de Stanford et Global Justice Clinic à la Faculté de Droit de la NYU, Living Under Drones: Death, Injury, and Trauma to Civilians from US Drone Practices in Pakistan  (2012). http://www.livingunderdrones.org/report/

 

(3) Byung-Chul Han, Die Ethik des Drohnenkrieg (2013). www.matthes-seitz-berlin.de/artikel/byung-chul-han-die-ethik-des-drohnenkriegs.html

 

(4) Judith Butler, Precarious Life: The Power of Mourning and Violence. London, New York, Verso, 2006.

 

(5) Tomas van Houtryve, interview par le Center for the Study of the Drone du Bard College, le 13/03/2014. http://dronecenter.bard.edu/interview-tomas-van-houtryve/

 

(6) ibid.

 

(7) ibid.

 

(8) ibid.

 

(9) http://geographicalimaginations.com/2014/09/25/angry-eyes/

 

(10) Tomas van Houtryve, interview par le Center for the Study of the Drone

 

Dans le cadre d’un programme de recherche nommé ObjeTS (1), s’appliquant à étudier les nouvelles pratiques scéniques entre un acteur et un objet technique, la chercheuse Julie Valero et la danseuse Maëlla-Mickaëlle Maréchal ont tenté d’éclairer cette nouvelle arrivée du drone sur nos plateaux de théâtre.

Maëlla-Mickaëlle Maréchal filmée par son drone. Photo: D.R.

Depuis l’invention de la mise en scène à la fin du XIXe siècle, l’objet est apparu sur les scènes comme un acteur essentiel de la représentation théâtrale, véritable partenaire de l’interprète. Aujourd’hui, l’utilisation d’objets techniques tels qu’ordinateurs, smartphones ou drones sur les scènes des théâtres interroge à nouveaux frais les fonctions et les usages de l’objet en scène : comment ces objets d’un nouveau genre mettent-ils en jeu la représentation ? Éléments de réponse avec Maëlla-Mickaëlle Maréchal.

Quel partenaire de jeu est le drone ? Existe-t-il un rapport de force entre toi et lui ? Te sens-tu « obligée », « contrainte » par lui ou est-ce plutôt lui qui te suit ?
Le drone reste une machine, mais une machine singulière. Il a quelque chose d’humain ou d’animal, plus que n’importe quelle autre machine : son oeil. L’oeil-caméra. Alors il est possible pour moi de créer une relation avec le drone, de jouer avec lui. Il n’y a pas de rapport de force entre lui et moi, plutôt une tension permanente. Comme un fil tendu qui pourrait se briser à chaque instant s’il s’approche trop de moi, ou inversement. Le fait de risquer de se faire blesser par cette sorte d’animal apporte à ma gestuelle quelque chose que je ne peux trouver dans aucune autre situation.

Peut-être qu’un dompteur est dans ce même état du corps : tous mes muscles sont sous tension, mon regard obnubilé par le sien. Les quelques fois où je m’en détourne, je peux le situer en permanence, par le son qu’il produit, évidemment. C’est assez hypnotisant, ce ronronnement permanent. Pendant les séquences de tournage, je n’entends plus rien d’autre, plus que sa « voix ». Peut-être parce que je ne suis plus en rapport direct avec l’espace réel, mais avec un nouvel espace.

C’est justement cet espace qui me semble être la seule contrainte qui naît durant ce dialogue : notre espace à respecter, comme une sphère d’intimité que je ne peux pas dépasser, sous peine de perdre une mèche de cheveux, ou plus embêtant, un doigt ou un œil. Lorsque cette frontière est dépassée et que je sais que le fil est rompu, la machine reprend sa place de machine, l’œil semble trop proche, le drone paraît  immobile et j’en vois tous les détails, les boutons, la carène, les circuits…

Je ne guide jamais seule ce mouvement avec le drone. Il est mené par Étienne Dusard, son pilote. Avec une écoute et une attention sans relâche, il est possible de composer ensemble nos déplacements. Et d’ailleurs, pendant les quelques moments durant lesquels je danse et chorégraphie seule mon espace, je coupe furtivement ce lien avec la machine. Pour ma part, je préfère rester à l’écoute de mon bourdon machinique et me laisser porter par le mouvement continu et la fluidité de l’échange.

Maëlla-Mickaëlle Maréchal. Lycée Turgo, Paris 2014. Photo: © Suzanne Chauvin

Pourquoi danser avec le drone en patins à roulettes ? S’imposent-ils comme la nécessité d’être toi-même outillée face à cette machine singulière ?
J’aime cette idée d’être outillée moi aussi. Cette singularité peut se lire comme un prolongement du corps, comme un accessoire qui dans cette nouvelle forme d’images, définirait un personnage féminin autrement. Et, comme le drone, je deviens outil d’une certaine manière. Mes mouvements sont réduits et moins organiques. Le patinage est une discipline exigeante, toujours à la recherche de lignes parfaites, de courbes régulières, d’une certaine symétrie tout autant dans le corps que dans la construction de l’espace. Le corps en arrive à une extrême rigidité.

Le fait d’être sur mes patins à roulettes met en évidence ce manque de naturel dans mon corps dont les mouvements deviennent quasi mécaniques. Je trouve cela intéressant de relier une femme et une machine à une certaine mécanique : mécanique du corps qui engendre une mécanique de l’esprit en construisant ce dialogue charnel avec le drone, en contrôlant mes mouvements, en les adaptant à cet autre et à son mode de déplacement.

Paradoxalement, je peux trouver deux états en étant sur mes patins : une sensation de liberté immense lorsque je prends de la vitesse, lorsque mon espace est étendu, sans aucune limite. Durant ces instants, je ne me sens pas du tout outillée, et bien au contraire, je me sens bien plus libre que toutes les machines performantes et même que la plupart des hommes.

Et inversement, lorsque mon espace est réduit, limité, voire dangereux, le processus inverse se met en place. Le fait d’être sur mes patins, me semble un frein, une limite supplémentaire. Mes déplacements sont réduits, mes patins deviennent véritablement un outil étranger et peuvent me gêner.

Dans le processus de cette expérimentation, ces outils-corps ont toujours été directement présents. Nous n’avons jamais composé ces expériences scéniques en commençant par une phase sans ces objets. Au contraire, leur intégration semble nécessaire à cette présence féminine : on lui enlèverait quelque chose si elle apparaissait sans ses pieds-machines.

Maëlla-Mickaëlle Maréchal patinant sur cette terrasse aux abords d’un Space Invaders. Photo: D.R.

Durant ta confrontation avec le drone, tu es une danseuse ou patineuse silencieuse qui roule et glisse dans le bourdonnement incessant. Ce silence de ta part était-il une nécessité ? Peut-on parler à un drone, y a-t-il une dramaturgie du drone à rêver ?
Oui, je reste silencieuse, et ce silence a une importance dans cette forme; comme une échappée poétique portée par le son du drone. Ce bourdonnement devient son chant, et moi, une présence seulement; la machine prend le pas sur l’homme.

Son bourdonnement hypnotique me porte, c’est une nécessité. Comme une mémoire du corps, ce « chant » a une place dominante dans la composition de mon déplacement. J’ai besoin d’entendre ce son d’hélice régulier, sourd, brut. Cette musique concrète de l’envol. Je pense qu’ici, le fait de tourner, presque flotter sur mes patins, vêtue de blanc, rend mon silence nécessaire. Nous rompons alors avec un personnage féminin attendu, presque déshumanisé.

Pour autant, je suis persuadée qu’une adresse au drone serait possible. Cette dramaturgie est à rêver, c’est une évidence. Nous parlions précédemment de la singularité de cette machine : son œil. La possibilité de création dramaturgique avec un drone reste immense et peut être d’une grande richesse grâce à ce nouvel œil. Il se place entre l’humain et la machine. La réponse n’est peut-être pas l’adresse évidente, identique à celle entre deux comédiens.

Cette forme s’essoufflerait certainement très vite. En revanche, sa richesse se situe dans la nouvelle matière qu’il crée directement : l’image qu’il capte. Le drone a un œil et permet un double regard. Mais également une double action. Il déambule et s’envole, déjà ce déplacement est singulier et s’intègre entièrement à une forme scénique et crée déjà une nouvelle dramaturgie. Puis il capte le réel, au cœur du plateau, et donne alors un regard interne de ce plateau au public. Je pense que cela aussi permettra, dans un avenir proche, de développer une dramaturgie propre aux drones en scène.

propos recueillis par Julie Valero
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

(1) ObjeTS (Objet Technique en Scène) est un programme de recherche initié par la Maison de la création (Université Stendhal Grenoble Alpes) et mené par Julie Valero et Guillaume Bourgois. Le programme s’appuie à la fois sur l’étude d’archives et sur le suivi de créations artistiques.

Le bourdonnement, le drone, est dans la vie domestique un son dont on ne se défait pas facilement : le bruit du réfrigérateur, la circulation sur l’autoroute… voire le sifflement grésillant du drone aérien. En musique, un drone, c’est aussi un son continu. Il traverse l’histoire de la musique et croise les arts plastiques. Il peut réjouir, irriter. Il n’a pas fini de faire du bruit.

La Monte Young, Composition 1960 #7. Partition, 1960. Photo: D.R.

De l’origine du bourdon sonore
On peut faire remonter l’existence du drone en Occident à l’Antiquité romaine. Néron, pour influencer l’humeur du peuple pendant les assemblées publiques, n’hésitait pas à employer plusieurs milliers de personnes dans le but de produire vocalement un panel de bruits, dont ce qu’il nommait le bombi, proche du bourdonnement d’abeille. Le bourdon apparaît en Occident au Moyen Âge sous la forme d’un grondement constant perpétué par une vielle à roue. Plus encore, c’est dans les musiques traditionnelles que le drone s’affiche au travers d’instruments typiques.

La tanpura (ou tambura) est un instrument à cordes métalliques omniprésent dans les ragas indiens. Il produit un bourdon harmonique fluctuant qui porte les solos complexes des autres musiciens. La cornemuse, dans la musique celtique, intègre le bourdon à l’instrument. On ne peut pas jouer sans. Le didgeridoo chez les aborigènes d’Australie est un instrument à vent dont le bourdon est l’élément de base. Les autres sons produits sont des variations du drone initial exercées par le jeu des lèvres, de la langue ou de la respiration. Par leur caractère hypnotique évident, les bourdons sont associés à la transe et rapidement bannis des expressions musicales savantes. Pourtant, c’est par elles qu’ils réapparaissent en force à partir de la seconde moitié du XXe siècle.

Drone et musique contemporaine
L’après-guerre est le temps des remises à plat par les avant-gardes artistiques. Les musiques traditionnelles, notamment de l’Inde, connaissent une meilleure diffusion. Ainsi, un bourdon peut devenir l’élément unique d’une œuvre comme chez les compositeurs américains La Monte Young, Phill Niblock ou chez la Française Éliane Radigue.

La Monte Young, né en 1935, fut un élève du Pandit Pran Nath, maître de chant indien. Il devient la figure historique de la drone music. D’abord saxophoniste, il introduit des fréquences continues dans ses compositions dès la fin des années 50 : Je me suis rendu compte qu’il était important d’avoir une fréquence-drone fixe établissant un point fixe en rapport avec les autres fréquences que je produisais avec mon saxophone ou plus tard avec ma voix… Le fait qu’une des fréquences soit fixe et constante rend plus précis l’accord de chacune des autres avec elle, et par conséquent, de chacune des autres entre elles (1).

Sa Composition 1960 #7 augure un minimalisme radical. Elle repose sur deux fréquences générées par deux oscillateurs : un Si grave et un Fa dièse. La partition qui ne comporte que ces deux notes stipule qu’elles doivent être tenues un long moment. Dès lors, le drone s’harmonise. Avec ces deux seules notes, La Monte Young crée un effet psychoacoustique saisissant. Il suffit à l’auditeur de bouger la tête pour entendre différemment les fréquences et ainsi percevoir l’espace autrement.

Mária Júdová et Andrej Boleslavský, Composition for a drone. Photo: © Mária Júdová et Andrej Boleslavský, 2014.

Dès lors, la drone music s’amplifiera en couches et variations tonales et microtonales comme chez Phill Niblock. Il explique sa méthode de composition à propos de la série d’enregistrements Touch réalisée entre 2003 et 2013, dans laquelle chaque composition met en ondes multiples un instrument unique (guitare acoustique, guitare samplée, violoncelle, sax alto, sax soprano, trompette…) : J’enregistre avec un seul microphone mono un instrumentiste directement sur l’ordinateur. Avec Protools (logiciel de montage et mixage, NDLR), j’édite les prises afin d’enlever les respirations, les bruits parasites, et je supprime les attaques et le decay. La note est répétée une dizaine de fois sur 15 secondes, avec des tonalités parfois différentes. Ensuite, je crée des micro-intervalles en usant du pitch de Protools (variateur de vitesse et/ou de tonalité, NDLR). Les éléments sont rassemblés et mixés sur 24 ou 32 pistes. L’auditeur pense entendre des sons électroniques, mais il n’y a que les sons acoustiques de l’instrument d’origine. Ce sont les variations microtonales qui font tout le boulot (2).

Éliane Radigue, née en 1932 à Nice, passe par le Groupe de Recherches Musicales et est un temps l’assistante de Pierre Henry. Elle explore le potentiel du feedback à partir de magnétophones. Le feedback est ce phénomène électro-acoustique de boucle, dont la manifestation la plus évidente et la plus chaotique reste le larsen produit quand un micro se trouve ouvert à proximité d’une enceinte qui le rediffuse. S’il est bien contrôlé, le feedback devient une onde tangible pas forcément agressive. Les recherches singulières de Radigue, peu en phase avec l’orthodoxie acousmatique du GRM, la conduisent en Amérique.

Elle y rencontre Alvin Lucier, expérimentant lui aussi à partir du feedback, ainsi que des chantres du minimalisme comme Terry Riley et Phill Niblock. À partir de 1971, elle adopte son instrument de prédilection : le synthétiseur modulaire ARP 2500. Avec lui, elle tisse des compositions inépuisables aux larges palettes harmoniques inspirées par le bouddhisme tibétain. Elle offre des représentations publiques méditatives à niveau sonore modéré (là où La Monte Young, lui, s’exprime fort). Aujourd’hui de grands instrumentistes participent à son travail. Elle s’y fait mentor plus que compositrice, puisque ces derniers n’obéissent pas à une partition, mais à une architecture où les variations, même infimes, affectent l’espace acoustique telle une lumière jouant avec les formes d’une construction.

Artiste Fluxus de la première heure au milieu de plasticiens qui avaient pour la plupart adopté des formes sonores dans leurs réalisations, La Monte Young avait coutume de dire « tracez une ligne et suivez-la ». Aujourd’hui à la tête de sa Dream House, au cœur du quartier de Tribeca à New York, il ambitionne la fabrication d’une œuvre perpétuelle. La Dream House est occasionnellement reconstituée dans des musées internationaux comme ce fut le cas à Paris pour l’exposition Sons et Lumières du Centre Pompidou en 2004. Avec un son constant, sans début ni fin, la composition n’est plus une affaire de durée. Elle entend créer des états psychologiques précis et questionne les perceptions de l’espace-temps chez l’auditeur placé au centre de l’œuvre-dispositif.

Dès la genèse de la drone music, des liens avec les arts plastiques se créent. Le 3 mars 1960 à Paris, à l’occasion de la célèbre présentation par Yves Klein de son exposition-performance avec trois modèles nues imprégnées de son immuable peinture bleue, la Symphonie Monotone est exécutée publiquement. Klein jure l’avoir composée en 1949. Cette œuvre débute par un temps de vingt minutes d’orchestration pour un petit ensemble qui joue invariablement la même note, puis lui succèdent vingt minutes de silence qui laissent l’audience sans voix.

Yves Klein, Symphonie Monotone. Exposition-performance, 1960. Photo: D.R.

Le drone sans le savoir
Dès le milieu des années 60, les suiveurs de La Monte Young contaminent les musiques de leur époque. Ce n’est pas par hasard qu’Andy Warhol va débaucher deux de ses musiciens réguliers, Angus MacLise et John Cale, pour constituer la première mouture du Velvet Underground. L’album Velvet Underground & Nico regorge de drones. L’illustre Heroin dans sa version de 1966 avec son tapis de guitares continues et ses feedbacks de violons joués en boucle par John Cale sur plus de sept minutes est la marque d’une pop song d’un nouveau genre. Plus étonnamment les Beatles concluent leur album de 1966 Revolver par Tomorrow Never Knows. Ils y concentrent toutes les audaces de leur temps — enregistrements en couches superposées, manipulations de bandes magnétiques, tambura indienne.

À partir des années 70, le drone insuffle les genres et s’invite dans des tubes pop, mais il demeure en retrait et on ne l’identifie pas clairement. Hit incontestable, le On The Road Again de Canned Heat, entièrement tapissé par une tampura sur laquelle ondule l’harmonica et la voix de Bob Hite, parvient à faire frissonner par-delà la génération baba-blues de l’époque. Ailleurs, Miles Davis y tâte beaucoup dans sa période électrique assistée par des flûtes ou tampuras. « Drony » aussi à satiété, une frange du rock psyché, et quelques groupes proto-noise tels Les Rallizes Dénudées au Japon. Idem du côté du Krautrock allemand avec pour légendaire collaboration un album de Faust avec le violoniste Tony Conrad, transfuge américain du Theater of Eternal Music de La Monte Young.

Et en Angleterre, Robert Fripp, Brian Eno, bien évidemment Pink Floyd, tandis que d’autres zélateurs du synthétiseur cosmique comme Tangerine Dream fabriquent des nappes électroniques infinies. Tout un monde international et bigarré, dont les réalisations se retrouvent hâtivement étiquetées « musiques planantes » ou par la suite « ambient » (selon la terminologie inventée par Brian Eno), traverse les 70s.

Le punk et l’après-punk, qui voulaient justement liquider (au moins artistiquement) la génération précédente, éprouvent sans complexe aussi les stridences continues. Père Ubu, Sonic Youth, au sein desquels Thurston Moore et Lee Ranaldo s’exercèrent dans les orchestres de guitares de Glenn Branca et ses symphonies de cordes à vide.

This Heat, mené par des anciens du rock progressif anglais, offre pour le titre Graphic une longue plage de drones polyphoniques pouvant être jouée en 33t ou 45t. De ce fait, et pour les besoins de la réédition en CD audio, le titre alterne périodiquement les deux vitesses et devient l’extraordinaire Graphic/Varispeed. Autour des mêmes années, on découvre médusé sur les écrans un film ovni, Eraserhead dont la bande-son, tout entière enveloppée de drones sourds, réalisée par le sound designer Alan R. Splet et par David Lynch lui-même participe pleinement à l’atmosphère étrange et anxiogène du film.

Les primes 90s connaissent les bouillonnements électriques d’une forme de pop bruyante dominée par des plaintes de guitares saturées et contrôlées par des pédales d’effets. Point d’orgue indépassable de ces années shoegaze, l’album Loveless de My Bloody Valentine paraît en 1991. Enfin, ajoutons à cette généalogie chamarrée des drones sans le savoir, le classique hip hop Jump Around par House Of Pain. Tout le long du morceau court un drone exaltant plutôt haut perché dans le médium. Une adjonction rare dans ce type musique d’ordinaire concentrée sur le rythme, avec ici le sample d’une cornemuse, réminiscence des origines irlandaises du groupe de rappeurs US.

Sunn O))) Photo: © Gisèle Vienne

La revanche des dr(((o)))nes
Un disque, un seul, va encore tout changer en 1993. Earth 2 produit par un groupe obscur de la petite ville universitaire d’Olympia dans l’État de Washington (patrie de la série Twin Peaks et du mouvement grunge), sort sur le label Sub Pop, écurie de Nirvana entre autres trublions d’un certain rock retrouvé. Sous-titré Special Low Frequency Version, ce deuxième album du groupe éponyme va très loin dans la remise en cause des poncifs du rock. Pas de batterie… Pas de mélodie… Pas de texte…

Ici s’imposent de longs et lourds riffs de guitares accordées en dessous de leur tonalité standard. Une large vibration est constituée par des saturations harmoniques et s’étend sur trois titres d’une vingtaine de minutes chacun. Les drones ne sont plus derrière, ils sont devant, bien devant, ils ne servent plus qu’eux-mêmes et ne laissent aucun répit à celui qui écoute. Certes, Lou Reed y est allé de son suicide commercial avec Metal Machine Music auparavant en 1975, et d’autres agités ont poussé loin le bouchon d’oreille entre temps. Pourtant jamais avant Earth 2, une philosophie aussi forte du drone ne s’était imposée dans les champs du rock.

En prolongement direct du groupe Earth, Sunn O))) avoue clairement sa filiation dans la typographie de son patronyme. Sunn O))) = le soleil qui tourne autour de la terre et en même temps le clin d’oeil à la marque fétiche d’amplis que le groupe utilise sur scène. La scène est justement l’espace d’un rituel pour Sunn O))). Elle seule peut donner la dimension de leur musique extrême. Les fameux amplis Sunn forment une montagne occupant une majeure partie de l’espace. On sait d’emblée que le son sera très fort.

Les musiciens arrivent encapuchonnés dans des bures de moines sombres aux allures gothiques. Une guitare, une deuxième, une guitare basse et éventuellement d’autres participants. L’ensemble noyé par les fumigènes. À l’instar du concert offert aux Caves Lechapelais à Paris en 2007, les sets de Sunn O))) peuvent être longs, décollants progressivement vers un maelstrom sonique implacable.

Le choc sonore et temporel est aussi intense que chez La Monte Young, mais il est affublé là d’une esthétique rock inédite — les spécialistes disent doom metal ou drone metal. Le leader guitariste Stephen O’Malley signifie les épars changements d’accords en levant le bras. Au final, un morceau, un seul, éprouve tous les sens du public sur près de cent minutes.

Stephen O’Malley, qui vit actuellement à Paris, est l’un des acteurs principaux de la scène drone en même temps qu’il devient le passeur d’avant-gardes historiques fortes. On l’a vu ainsi réinterpréter les feedbacks d’Alvin Lucier sur sa guitare jouée à plat au sein du très sérieux Auditorium du Louvre, et ailleurs, aux côtés du chanteur Scott Walker, mutant perpétuel réincarné miraculeusement à chaque nouveau disque.

Après avoir été un élément des musiques traditionnelles, un genre musical, un procédé utilisé ponctuellement dans les musiques expérimentales, le drone devient une appellation adossée à toutes sortes de courants allant de l’ambient au metal en passant par les musiques électroniques : le noise du Japonais Otomo Yoshihide, l’indus de Trent Reznor (avec une mention particulière pour sa fine bande-son du documentaire sur Edward Snowden, Citizen 4), ladite dark ambient de l’Allemand Thomas Köner, du Canadien Tim Hecker, les explorations guitaristiques de Oren Ambarchi, les exercices de feedback purs de Knut Aufermann, etc.

Pour qui sonnent les drones  ?
Fort d’une ambiguïté sémantique inquiétante, le drone croise le drone… drone volant; drone violant l’espace aérien ou la sphère privée; drone violent à Gaza, au Yémen… dronesZZZZZZzzz qui ne peuvent fonctionner (pour l’instant) sans générer leurs propres bourdons. 
Signe des temps, des artistes s’en emparent. Composition for a drone (3) qui sera présentée en octobre 2015 lors du festival Accès)s( à Pau est une pièce musicale créée par Mária Júdová et Andrej Boleslavský spécifiquement pour le quadricoptère Parrot AR drone 2.0. La pièce est la synthèse du son généré par le mouvement du drone dans l’espace et celui du bruit produit par les moteurs.

Pour sa performance Drone.2000 lors du festival Gamerz à Aix-en-Provence en 2014, Nicolas Maigret a appareillé des micros de contact sous les hélices de deux drones. Les vibrations sonores sont progressivement amplifiées jusqu’à ce que le tournoiement des pales permette d’obtenir une réelle présence physique dans la salle. Dernier exemple d’une liste qui s’allonge, John Cale s’associe à Liam Young pour la performance très médiatisée LOOP>>60 Hz : Transmissions From The Drone Orchestra à la Barbican de Londres en septembre dernier. Ici un ballet de drones aériens au-dessus du public et autour du jeu de guitare du Monsieur bourdon du feu Velvet Underground. Belle tautologie de la continuité et tant mieux si les oreilles sifflent encore.

Jean-Philippe Renoult
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Auteur et artiste sonore, Jean-Philippe Renoult réalise avec Dinah Bird la scénographie sonore de l’exposition Vu du ciel, du festival Accès)s(, au Centre d’Art du Bel Ordinaire de Pau en octobre et novembre 2015.

(1) La Monte Young, entretien avec Daniel Caux, in Chroniques de l’Art Vivant, Maeght Éditeur, mai 1972
(2) Phill Niblock: www.phillniblock.com
(3) Mária Júdová: http://mariajudova.net
(4) Drone.2000 de Nicolas Maigret. https://vimeo.com/110150422

Un rat robot autonome, un humanoïde autonome, un drone autonome… La machine se substituera-t-elle à l’opérateur et prendra-t-elle un jour la décision de tuer ? La question qui nous agite ici est bien celle de l’autonomie de nos machines. Pour comprendre l’état de la recherche relative à cette question, nous nous sommes intéressés aux recherches menées par Olivier Gapenne, chercheur en sciences cognitives et professeur titulaire de l’Université de Technologie de Compiègne.

Stéphane Degoutin & Gwenola Wagon, World Brain, Irrévérence Films, 2015. Photo: D.R. www.arte.tv/worldbrain

Les machines actuelles ne sont pas autonomes, la machine autonome n’existe pas. Sans doute en est-il de performantes, de bluffantes, de brillantes, mais les machines seules ou entre-elles s’organisent selon l’algorithme du programmeur. L’autonomie demeure aujourd’hui une question de biologie théorique pour laquelle nous ne possédons pas de réponse définitive, quelques pistes au mieux. Il ne s’agit donc pas d’aborder frontalement la question de l’autonomie, mais de cerner une propriété des systèmes autonomes que les artefacts ne savent pas assumer actuellement.

Si Olivier Gapenne pose la question de l’autonomie sous cet angle, c’est avant tout guidé par une conviction, celle de croire que c’est actuellement une fausse question de vouloir que les machines soient autonomes, parce qu’il est plus intéressant de saisir l’origine de l’autonomie, de la comprendre. Le chercheur s’en remet ici aux théories de la cognition initiées par Norbert Wiener en 1947, nées dans le vaste contexte scientifique de la cybernétique, ces théories ont été profondément inspirées par le design technologique des machines et réciproquement, les évolutions technologiques ne manquent pas de s’inspirer des travaux dans le champ des sciences de la cognition. Ces machines, issues de cette nouvelle famille technologique, présentent des formes d’auto-organisation inédites et permettent la mécanisation du calcul.

Stéphane Degoutin & Gwenola Wagon, World Brain, Irrévérence Films. Photo: © Guillaume Onimus, 2015. www.arte.tv/worldbrain

Le projet rat
Pour tenter d’aborder l’origine de l’autonomie dans ce champ des sciences de la cognition et au regard de ce nouveau paradigme de l’enaction [lire encadré], dont Olivier Gapenne est familier, le chercheur a initié un programme de recherche que nous appellerons le projet rat. Ce programme se développera sur plusieurs années, il prend pour sujets de laboratoire un double rat : le rat robot et le rat vivant. Ainsi, l’expérience sur le rat vivant sera menée en Normandie, à Rouen, au sein du Laboratoire Psy-NCA en collaboration avec Vincent Roy. Et l’expérience sur le rat robot sera menée en Picardie, à Compiègne, au sein de l’unité de recherche CNRS Heudiasyc. Nos deux entités sont rejointes pour ce projet par les laboratoires voisins du centre de recherche de l’UTC : deux unités du CNRS, l’une en bio-mécanique et bio-ingénierie (BMBI) et l’autre en mécanique (Roberval). Le projet étant soutenu par un Labex au nom intrigant de Maîtrise des Systèmes de Systèmes Technologiques (MS2T).

L’expérience qui sera proposée au robot et à l’animal est similaire, l’une enrichit l’autre. Ce qui intéresse Olivier Gapenne du côté de l’animal et au travers de ce projet de recherche est de bien comprendre ce que le rat parviendra à faire ou à apprendre. Ainsi, les chercheurs pourront accompagner le robot dans ce qu’il n’est pas encore capable de faire. Tout ce cheminement du sujet animal pourra être implémenté chez le sujet robot et nous invitera à proposer une stratégie de conception qui permettra à des agents robotiques de manifester cette capacité à apprendre par eux-mêmes. L’effort de formalisation produit pour le robot éclairera à son tour le comportement de l’animal.

Trois années ont été nécessaires pour penser le programme de recherche, pour constituer une équipe, pour comprendre sous quel angle aborder ce sujet de l’autonomie, pour inventer la possibilité d’une expérimentation entre vivant et robotique, pour avancer sur cette question non résolue aujourd’hui : un agent robotique peut-il être capable de générer de lui-même une capacité d’apprentissage et une stratégie d’apprentissage ? Car les agents actuels, qu’ils soient des rats robots, des drones ou bien des humanoïdes, sont dotés d’algorithmes d’apprentissage avant même d’apprendre à voler seuls ou encore à dialoguer avec l’homme. Eux, nos agents aux fonctions et formes multiples, ne possèdent pas l’organisation appropriée permettant de générer les conditions de l’apprentissage et de révéler la production d’une stratégie efficace. Eux ne sont pour l’instant que nos fidèles assistants, nos machines bienveillantes. Quelle sorte d’agent doté de moyens d’action et de capture ainsi que d’une structure les mettant en relation apprend à réaliser une tâche non explicite a priori ?

C’est au travers de ces questions aujourd’hui non résolues que l’histoire du projet rat et son expérience débutent. L’expérimentation du programme de recherche est proposée pour trois rats : le rat simulé, le rat robot et le rat animal. Ainsi et accompagné de biophysiciens, d’automaticiens, de mécatroniciens et de comportementalistes, un premier temps de la recherche est dédié à la programmation d’un simulateur de rat, afin que la dimension algorithmique de l’expérimentation à venir puisse être en partie cernée par les chercheurs. Puis, l’expérience sera menée conjointement sur des rats robots et des rats vivants, c’est-à-dire que les uns et les autres auront à apprendre ce qu’ils ne connaissent pas encore. Afin de nous expliquer le fondement de cette expérience, Olivier Gapenne évoque ce principe expérimenté au sein de recherches liées à la perception de l’aveugle grâce aux systèmes de substitution sensorielle (Tactile Vision Substitution System) : La caméra récupère un signal non perceptible chez l’aveugle, puis le signal est relayé sur sa peau. Alors et grâce à cet élément nouveau dont il dispose à présent, l’aveugle a la capacité d’apprendre à exploiter ce signal qu’il n’a jamais pu exploiter auparavant. La condition de cette nouvelle perception étant la possibilité d’une action qui détermine les sensations, une action agentive.

Stéphane Degoutin & Gwenola Wagon, World Brain, Irrévérence Films. Photo: © Guillaume Onimus, 2015. www.arte.tv/worldbrain

Expérimenter une chaîne mécatronique complète
Si la personne aveugle de naissance peut percevoir nos images autrement, si la personne sourde de naissance peut appréhender nos sons et voix différemment, alors que pouvons-nous imaginer comme apprentissage d’une perception nouvelle pour un animal ou une machine robotique ? Voici la question que nous souhaitons poser au chercheur, de l’homme à l’animal, de l’animal à la machine et inversement. Chez les êtres vivants, et nous pouvons l’observer facilement, l’humain sait générer de lui-même et avec ses propres atouts une capacité et une stratégie d’apprentissage dès lors qu’il est dans une configuration inconnue, comme dans ces situations de suppléance perceptive pour l’aveugle. Cependant, cette possibilité est largement facilitée par les consignes et les explications données par les chercheurs. Du côté de l’animal, c’est beaucoup plus compliqué de lui faire appréhender un événement qui se produit et autour duquel il va devoir organiser lui-même son comportement. J’imagine que je suis l’animal que l’on pose sur cette table, alors que fais-je ici ? Qu’ai-je à accomplir là ? J’ai tout à découvrir.

Pour mener l’expérience avec l’animal, l’homme a été habitué à accompagner son apprentissage, cette capacité à apprendre. Ainsi, le protocole existant à ce jour permet de montrer qu’un animal est capable de générer par lui-même une stratégie d’apprentissage : le rat apprend, par exemple, à naviguer sur un contour sonore dans le noir pour aller vers des points de récompense. Notons que dans cette situation, nous avons pris l’habitude d’extérioriser tous les éléments pendant l’expérience : l’animal est traqué depuis l’extérieur par une caméra infra-rouge, les signaux sonores sont spatialisés dans un espace hors de son corps.

Pour ce projet, l’idée que nous avons, c’est que tout ce qui est externalisé lors d’une expérience classique, nous le ramenions dans l’animal, à l’intérieur de l’animal. L’idée, c’est de l’équiper en quelque sorte d’une chaîne mécatronique complète. Tout est à l’intérieur, là, sous la peau du rat. Nous allons lui implanter une fibre optique au travers de laquelle transitera un signal que sera traité en temps réel. Ainsi et en fonction des informations émises, le rat recevra des vibrations qui seront délivrées par des micro-moteurs placés sous la peau. Donc l’animal agit et balade avec lui les capteurs. Chaque fois que le rat capture un signal qu’il ne perçoit pas spontanément, cela génère une sensation tactile chez lui. Cette nouvelle situation de l’expérience d’apprentissage du rat peut poser des problèmes assez géniaux. Les spécialistes de l’équipe du projet vont donc tenter de valider la capacité d’un animal à récolter un signal inconnu grâce auquel il apprendra à développer un nouveau comportement. Ici, en l’occurrence, il s’agit pour le rat de suivre un contour optique dans des longueurs d’onde qu’il ne perçoit pas directement. Le rat organise son comportement en fonction de la perception de cet événement et il apprend à se déplacer autrement pour être récompensé.

Certes, nous n’avons pas de réponse à cette question des machines autonomes, mais le projet rat nous invite à penser autrement peut-être. C’est ainsi que les deux artistes Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon nous proposent d’entrer dans leur fiction : On pourrait imaginer que les rats dont l’adaptabilité aurait été améliorée par des décennies de recherches faites sur eux pour soigner l’espèce humaine, envahiraient les réseaux de data centers. Une colonie de rats envahirait ce lieu, se l’accaparant pour s’en faire un terrier, créant des galeries, nichant dans les serveurs, accumulant les excréments, grignotant les câbles. Malgré son apparence chaotique, il deviendrait l’Umwelt des rats à l’ère des machines en réseau. Umwelt Rat Réseau est une proposition scénique présentée dans le film/performance World Brain réalisé par les deux artistes Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon. Laissons-nous rêver à ce rat anachronique, passant d’un projet de recherche à un projet de fiction, reformulant sans cesse ce dialogue homme/machine au regard de nos différences.

Agnès de Cayeux
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Entre novembre 1997 et février 1998, le collectif Bureau of Inverse Technology — auquel sont affiliées l’ingénieure et l’artiste Natalie Jeremijenko et la journaliste Kate Rich — fait voler son BIT Plane au-dessus de la Silicon Valley en Californie.

5,000 Feet is the Best. Vidéo numérique, couleur, son, 30 min. Photo: © Omer Fast, 2011. Courtesy: gb agency, Paris, et Arratia Beer, Berlin.

Cette « unité personnelle d’observation aérienne » est un aéronef radiocommandé d’une envergure de 58cm, équipé d’une caméra vidéo ainsi que d’un émetteur FM miniature. Le prototype effectue plusieurs survols, transgressant certaines règles (celui de filmer des zones interdites aux caméras, de voler à proximité d’un aéroport, ou encore d’interférer avec les communications hertziennes). L’image enregistrée depuis la caméra de ce proto-drone est transmise aux artistes, leur permettant de contrôler l’engin, mais parasite également les transmissions télévisées sur sa trajectoire avec ses panoramas aériens.

Pendant ses sorties, BIT Plane survole entre autres les locaux des multinationales Apple, IBM, Lockheed, Dolby, Adobe et Yahoo : Le Bureau of Inverse Technology se vante ainsi d’être une agence d’information au service de l’ère de l’information (1). Dans la Silicon Valley, ce sont autant les spatialités d’entreprises et la proximité des groupes high-tech et militaires qui intéressent les artistes que les réseaux de communication et d’échange de données comme partie intégrante du fonctionnement de l’ère informatique. Ce projet dont témoigne une vidéo de 15 minutes soulève de nombreuses questions inhérentes à une société où chaque geste est capté, où nous véhiculons nous-mêmes les données qui font de nous la cible des nouvelles technologies de la surveillance.

Le collectif montre en effet le glissement des mécanismes de la surveillance à ceux de la « sousveillance » définie par Dominique Quessada dans un article paru dans Multitudes en janvier 2010. De nature composite, la surveillance contemporaine s’élabore à partir de l’interconnexion des technologies numériques, de la géolocalisation, de la vidéosurveillance, des bases de données, de la biométrie, de l’interception des communications et de l’horizontalisation planétaire de l’ensemble de ces aspects (2). Antoinette Rouvroy théorise les enjeux sociaux et juridiques de cette forme de surveillance à travers le concept de « gouvernementalité algorithmique » (3) et insiste sur les mécanismes de data-mining et de profilage sur lesquels elle repose. Par le survol du territoire où sont développées pour une grande partie ces évolutions technologiques et informationnelles, BIT Plane pointe la problématique des entreprises opaques de la Silicon Valley qui hébergent et gèrent des données et métadonnées à buts divers.

Si la mise en lumière de ces strates de cette sousveillance est en effet un sujet important de cette « performance aérienne », BIT Plane explore également une autre dimension de la sousveillance, selon une acception tout autre, voire contraire, que propose l’artiste canadien Steve Mann dès les années 1980. Chez Mann, ce terme décrit l’inversion potentielle du regard chez chaque individu. La sousveillance que défend Mann, ou surveillance « d’en dessous », est un outil démocratique que tout le monde doit développer. Ce concept est développé en lien étroit avec des recherches sur la technologie de caméras portables qui transmettent les images via Internet. Mann insiste sur les images de la sousveillance comme productrices de preuves renforçant et assurant l’individu face aux instances de la sécurité et de la surveillance.

Il est important de souligner que le regard « d’en dessous » chez Mann se détache dans BIT Plane de son opérateur et devient, tout en restant associé à un enregistrement réalisé par l’individu, un regard surplombant. On pense ainsi au projet récent de l’artiste slovène Marko Peljhan, System – 77. Civil Counter Reconnaissance, mis en œuvre à Vienne en 2004. Pour son auteur, il s’agit d’un système de contre-surveillance visant l’espace public et reposant sur la technologie de drones survolant la ville. Malgré la proximité de leurs approches, les éléments textuels différencient fortement BIT Plane de 77. CCR. Si Peljhan, dans la lignée de Mann, insiste sur les détails techniques et sophistiqués de ses technologies de contre-surveillance, BIT élabore un récit qui nous amène au cœur de la Silicon Valley et qui décrit les rêves qui ont traversé ces espaces plus ou moins virtuels. Les légendes insérées dans la vidéo, aux images brouillées et de faible contraste, constituée par BIT, insistent également sur les erreurs de la technologie et l’éventualité toujours présente de l’accident car, en effet, à un moment donné, BIT Plane finit par chuter dans les profondeurs du territoire… qu’il explore (4). Ce renversement du regard, ou acte de « contre-observation » (5), participe à une contextualisation de ce qui est rendu visible depuis le ciel et pointe les incertitudes du processus.

La contextualisation de l’image qui amène à une analyse des conditions physiologiques et psychiques, mais également discursives, sociales, technologiques et institutionnelles de la production et de la réception des images, et notamment des images aériennes, se reflète à travers l’œuvre d’Harun Farocki, réalisateur allemand (1944-2014). Farocki n’a cessé de montrer que le point de vue aérien n’est pas neutre, mais étroitement associé aux technologies militaires de reconnaissance, de traçage et, aujourd’hui plus que jamais, à l’armement. Il nomme les images stratégiques qui, au lieu de représenter un événement, déterminent son déroulement, les « images opératoires ». C’est vers ces images stratégiques que se tourne le regard analytique de Farocki dans un certain nombre de ses films et installations, et notamment dans Images du monde et inscription de la guerre (1988), Images de prisons (2000) et Reconnaître et poursuivre (2004).

Dans Images du monde et inscription de la guerre, Farocki pointe l’importance de prendre en compte le contexte et l’interprétation des photographies de reconnaissance aérienne, notamment de la Première Guerre mondiale, et montre en même temps la proximité entre la production d’images et la destruction de ce qui est rendu visible. Les bombardiers furent le premier poste de travail équipé de caméras (6), explique-t-il. Dans Images de prisons, Farocki se concentre sur une prison de haute sécurité américaine, où une arme est placée à proximité de la caméra de surveillance et pointée sur la cour bétonnée : angle de vue et angle de tir coïncident (7). Toute démarcation entre ces deux points de vue est éradiquée dans Reconnaître et poursuivre. Ce film s’articule autour d’images enregistrées par des caméras insérées dans les têtes de missiles — une technologie essentiellement utilisée depuis la première guerre en Irak. Ces images de la technologie militaire, dont Farocki révèle également les failles, fonctionnent en parallèle avec des images simulées par les programmes utilisés par les pilotes de drones et de missiles. Chez Farocki, l’image comme image opératoire ne constitue plus une preuve, mais fait appel à l’interprétation, à la prise en compte de ce qui la traverse et constitue.

Laurent Grasso, On Air, 2009. Vidéo HD transférée sur Blu-Ray, 8 min 52 sec, couleur, sonore, en boucle. Photo: © Laurent Grasso, ADAGP Paris, 2015. Courtesy atelier Laurent Grasso.

Ce questionnement se retrouve également dans la démarche du photographe et géographe américain Trevor Paglen, qui se focalise sur des structures, des technologies et des images militaires et des services secrets. Pour la réalisation de plusieurs de ses séries photographiques, Paglen se sert d’optiques habituellement utilisées dans l’astronomie. Si la série Limit Telephotography consacrée aux bases militaires secrètes vise des constructions du paysage américain qui ne sont pas supposées exister, les photographies de The Other Night Sky ciblent le ciel comme espace d’information et de communication, de processus militarisé et de surveillance. The Other Night Sky, dont les premières images datent de 2007, montre des traces et trajectoires de sondes et de satellites spatiaux secrets dans la nuit étoilée. Avec la série Untitled (Drones), Paglen se concentre à partir de 2010 sur la présence de drones militaires dans le ciel du Nevada. Ces technologies inhérentes aux guerres menées principalement depuis le 11 septembre 2001 par les Américains et leurs alliés, comme le montre Svea Bräunert dans ce volume même, poussent à leurs limites les processus militarisés et opérés à distance décrits par Harun Farocki.

Dans les photographies de Paglen, les drones apparaissent comme des petits points perdus dans un vaste ciel et ne sont reconnaissables en tant que drones que grâce aux légendes. L’artiste explique ainsi Limit Telephotography : pour moi, ces photographies représentent non seulement des images de lieux cachés, mais des images de ce que nous voyons quand les propriétés physiques de la vision sont poussées à leurs limites, et que la lumière elle-même se dissout en un chaos (8). Cette démarche caractérise également The Other Night Sky et Untitled (Drones). Pour sa vidéo Drone Vision, l’artiste réalise un piratage d’une séquence enregistrée depuis un drone militaire et dont les images sont transférées sans être cryptées au pilote via satellite. Paglen parvient ainsi à révéler la vulnérabilité des processus techniques militaires télécommandés. Il pointe également la portée des ondes et des technologies qui traversent le ciel et dont Grégoire Chamayou (9) explique l’entrecroisement des fonctionnements. Dans Théorie du drone, Chamayou montre que l’application de la technologie du drone fonctionne à partir de l’analyse des données de géolocalisation, des réseaux sociaux et des interceptions de communication.

En 2009, l’artiste français Laurent Grasso s’approprie le regard aérien avec On Air, une vidéo (8’52) montrant le survol d’un terrain montagneux des Émirats Arabes Unis. En fixant une caméra et une puce sur le dos d’un faucon, Grasso introduit une tactique ancestrale d’observation et de chasse dans le champ des ondes invisibles, qui traversent l’espace aérien et auquel renvoie le titre. Ce rapace est un des animaux les plus rapides sur Terre et a été domestiqué depuis plusieurs millénaires. Inscrite depuis 2012 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, la fauconnerie est un patrimoine culturel très important des Émirats Arabes Unis. On Air répond à la technologie sophistiquée des drones avec le vol d’un animal au-dessus d’un paysage désertique de l’émirat de Sharjah.

En alternance avec des plans-séquences du paysage depuis un point de vue en hauteur, nous voyons deux rapaces posés à proximité d’une voiture avec leur maître. Puis nous passons brutalement du point de vue de la caméra fixe à celui, en mouvement, de la caméra accrochée sur le dos du faucon. Une fois que celui-ci est lâché dans l’air, nous perdons tout repère. Les images de ce « bas vol » — une des techniques de survol traditionnelles employées pendant la chasse — sont à l’opposé de celles enregistrées par les technologies de surveillance et de reconnaissance aérienne : la rapidité de l’animal, les changements brusques de direction et la proximité du sol donnent des séquences saccadées. Les aperçus furtifs du terrain font place à des impressions de chute, le faucon frôlant les pierres, les buissons et les toits. Ce point de vue brouillé rappelle celui de l’accident évoqué par BIT, mais également les limites de la vision auxquelles nous confronte Trevor Paglen.

Nos certitudes sont à nouveau troublées dans le film 5000 Feet Is the Best (30’) de l’artiste israélien Omer Fast, réalisé en 2011 (11). Ce projet s’est construit à partir d’entretiens menés avec un ancien opérateur de drones Predator de l’armée américaine, que ce film reconstitue dans un hôtel à Las Vegas avec des acteurs. L’entretien est coupé par des scènes racontées par l’opérateur ainsi que par des vues aériennes commentées. Comme l’explique Chamayou, les opérateurs de drones se trouvent dans un entre-deux spatial, juridique et moral, précisément à la charnière de la contradiction, écartelés sur place entre deux pôles (12). À la fois à très grande distance des événements meurtriers de la guerre et au plus près de ses victimes, cette nouvelle figure guerrière n’est jamais menacée physiquement.

Ainsi, il n’est pas étonnant que le pilote définisse son syndrome de stress post-traumatique comme « virtuel ». Il ne s’agit pas ici de proclamer la « virtualité » du déroulement et des événements de la guerre, ni d’une approximation simpliste du jeu et de la guerre. Au contraire, Omer Fast interroge à travers les différentes séquences le rapport entre le factuel et le fictif et questionne les enjeux de la simulation, de l’imitation, de la tromperie et du mensonge, qui émergent des guerres menées à distance. Le militaire raconte par exemple l’histoire d’une famille qui s’apprête à fuir d’une banlieue américaine paisible dont le paysage se transforme progressivement en terrain de guerre jusqu’à ce que leur voiture ne devienne la cible d’une frappe de drones. Pas morts pour autant, la famille « zombie » poursuit son chemin.

Les contre-observations d’Harun Farocki, de Trevor Paglen, de Laurent Grasso et d’Omer Fast démentent les notions de précision, de certitude et d’objectivité qui caractérisent les discours gouvernementaux et militaires concernant les technologies de surveillance, de reconnaissance et d’armement aériens. Les œuvres de ces artistes parviennent à exposer, voire à s’infiltrer dans l’imagerie opératoire et les stratégies qui les animent. Par leurs démarches, ils abordent le sujet des limites spatiales comme temporelles, et avant tout des limites du visible et de l’intelligible. Les images commentées du survol de la Silicon Valley, entrepris entre 1997 et 1998, et toujours au risque de montrer la chute de son dispositif dans l’environnement qu’il vise, participent de cette tactique de contre-observation, qui nous confronte à des images troublantes et troublées.

Anne Zeitz
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Les recherches d’Anne Zeitz portent principalement sur les théories de l’observation et de la surveillance dans l’art contemporain, la littérature et le cinéma. Elle a organisé le projet Mouvement-observation-contrôle pour le Goethe-Institut Paris et participe aux Urban Encounters (Goldsmiths College, Tate Britain, 2014/2015).

(1) Texte repris du texte de la vidéo BIT Plane.

(2) Dominique Quessada, « De la sousveillance, La surveillance globale, un nouveau mode de gouvernementalité », in Multitudes n°40, hiver 2010, p. 54.

(3) Antoinette Rouvroy, 2014, « Des données sans personne : le fétichisme de la donnée à caractère personnel à l’épreuve de l’idéologie des Big Data », Contribution en marge de l’Étude annuelle du Conseil d’État, Le numérique et les droits et libertés fondamentaux, consulté sur http://works.bepress.com/antoinette_rouvroy/55, le 3 mars 2015.

(4) Texte repris du texte de la vidéo BIT Plane.

(5) Voir ma thèse de doctorat : (Contre-)observations, Les relations d’observation et de surveillance dans l’art contemporain, la littérature et le cinéma, 2014.

(6) Harun Farocki, « Images du monde et inscription de la guerre », in Films, Paris, Théâtre Typographique, 2007, p. 63.

(7) Harun Farocki, « Images de prisons », in Ibid., p. 117.

(8) Trevor Paglen, Invisible, Covert Operations and Classified Landscapes, New York, Aperture, 2010, p. 146, tr. AZ.

(9) Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique éditions, 2013.

(10) Ibid., p. 73.

(11) Ce travail sera montré dans l’exposition d’Omer Fast au Jeu de Paume, à Paris du 20 octobre 2015 au 24 janvier 2016.

(12) Grégoire Chamayou, op. cit., p. 172.

 

à tire-d’aile

Issu d’une famille d’inventeurs, l’ingénieur marseillais Edwin Van Ruymbeke a conçu cet oiseau mécanique connecté qui bat des ailes et plane comme une hirondelle. Le drone furtif qui se pilote à l’aide d’un smartphone devrait se parer bientôt d’une caméra.

L’artiste sonore Dinah Bird et son Bionic Bird. Photo: D.R.

Si le modèle dominant du drone civil commercialisé aujourd’hui s’approche plus du hachoir volant et bruyant que d’une machine inoffensive et céleste, les oiseaux et insectes volants intéressent fortement l’armée et la recherche en ce qu’ils pourraient inspirer la nouvelle génération de drones. Pigeons, libellules, colibris et mouettes occupent ainsi nos chercheurs qui les prototypent au sein de laboratoires publics et privés. Dans cette lignée du biomimétisme, Edwin Van Ruymbeke, patron d’une petite entreprise, conçoit une machine légère et planante, un oiseau nommé Bionic Bird. Issu d’une famille d’inventeurs, l’homme reprend le flambeau, dépose des brevets et d’une trouvaille à une autre, l’oiseau se met à voler. Nous l’avons rencontré à Marseille, lui et les quatre personnes qui l’accompagnent dans cette histoire aérienne.

Dans 10 années, il y aura des drones partout dans le ciel de nos villes, il serait plus agréable qu’ils ressemblent à des oiseaux.
Edwin Van Ruymbeke entrevoit son Bionic Bird à l’inverse de la stratégie actuelle des grands fabricants de drones qui depuis des années sont partis sur une logique de puissance, une logique des machines, explique-t-il. Il est vrai que le Bionic Bird ressemble à un rêve d’une légèreté infinie sorti de la plume de son créateur, ingénieur aéronautique et fin observateur de mouettes, hirondelles et colibris. Gamin de Marseille, fils d’une famille oiseau, Edwin Van Ruymbeke sait le vent et les battements d’ailes. L’homme joue de calculs visionnaires, explore de nouvelles matières et se laisse embarquer par ses intuitions.

Pourquoi ne pas s’inspirer de la nature qui offre de voler en toute légèreté, longtemps, loin et vite, interroge le créateur. Le Bionic Bird épuisé ne s’écrase jamais, il plane simplement sur quelques mètres, puis se pose délicatement à terre. Et, lorsqu’il vole, c’est avec peu de besoin en énergie qu’il y parvient, laissant parfois ses micro-moteurs à l’arrêt. L’oiseau de mousse et de carbone est léger, il pèse moins de 10 grammes.

Le modèle d’Edwin, c’est le Tim Bird de son grand-père, l’oiseau de plage à élastique, volant sans violence, sans effort et sans bruit sur les rivages de nos enfances. Les ornithoptères existent depuis très longtemps, évoque l’ingénieur, les premiers modèles étaient en bois de balsa et ressemblaient à des mouettes. C’était une performance de réussir à faire voler ces constructions aux ailes de soie. Le Tim Bird, lui, a résisté au temps, fabriqué en série par l’entreprise familiale à des millions d’exemplaires et toujours là, toujours présent.

En 2009 et après quelques années de recherche, Edwin Van Ruymbeke sort l’Avitron, un oiseau télé radio-commandé et volant sur le principe du battement d’ailes du Tim Bird. Mais la mode est alors aux jouets hélicoptères et l’oiseau filial passe inaperçu. Edwin ne lâche pourtant pas ce rêve de voler furtivement et pense une nouvelle machine, un objet connecté  auquel il tient : le Bionic Bird. L’oiseau sort en décembre 2014 grâce à quelques milliers de doux rêveurs emballés par le projet et s’engageant sur l’une des plateformes de financement participatif.

La mouette et le Bionic Bird à Marseille. Photo: D.R.

ll faut aller chercher dans le ciel, trouver ses propres règles, ses propres lois et concevoir une théorie sur l’aile battante.
Si l’hélice existe depuis plus de cent ans, précise Edwin Van Ruymbeke, l’aile mécanisée n’a pas son modèle. Ainsi et pour comprendre ce qu’il s’agit d’inventer, l’homme observe minutieusement les oiseaux, il s’en rapproche. Comment le Bionic Bird peut-il s’orienter lorsqu’il vole ? Comment agir mécaniquement avec un système beaucoup plus simple que celui du gouvernail des avions et éviter d’affliger l’oiseau de gouvernes sur ses ailes ? Que concevoir pour une machine sans muscle et sans plume ?

Edwin Van Ruymbeke cherche donc réponse dans le ciel, là où les oiseaux se dirigent bien plus avec leurs ailes qu’avec leur queue, explique-t-il. C’est à partir de cette observation qu’il conçoit la déformation de l’aile comme principe d’orientation pour son Bionic Bird. Cette invention ne se perçoit pas lorsque nous regardons l’oiseau de carbone voler parmi les mouettes marseillaises. Pour comprendre ce que veut dire la déformation d’une aile, il faut saisir l’oiseau bionique dans le creux de la paume afin qu’il ne s’échappe pas, puis incliner son téléphone délicatement. L’invention est probante, les ailes se plient et se déplient sensiblement. Sans doute s’agit-il à présent pour nous d’apprivoiser notre téléphone doté de la récente Flying App afin de contrôler, de piloter à distance le Bionic Bird ?

Je veux un œuf.
Inventer, c’est aussi se confronter à l’adversité de la réalité technique ou technologique pour réussir à en dépasser les contraintes, constate Edwin Van Ruymbeke. Et si ce dernier se porte sur la biomimétique animale pour concevoir son oiseau, il nous observe aussi, nous, Homo sapiens. Il sait que nous n’avons pas envie d’éventrer notre Bionic Bird avec une énième connectique USB pour qu’il se recharge d’énergie. Il connaît nos gestes et désirs à l’envi. L’ingénieur invente pour nous un chargeur aux minuscules aimants rétractables, il veut un chargeur-œuf aux contacts magnétiques. L’objet de 39 grammes réalisé par son équipe porte et recharge l’oiseau avec élégance, nous promettant assez d’énergie pour quelque 8 minutes et une dizaine de vols.

Cela arrive que l’oiseau plane avec un ascendant et ne s’arrête plus jamais.
Fermons les yeux et rêvons aux promesses de l’homme-oiseau. Le Bionic Bird à venir, explique Edwin Van Ruymbeke, sera doté dans quelques mois d’une caméra embarquée conservant la même finesse de vol que l’oiseau actuel. Il sera tout aussi léger et les images prises seront très fluides, car il n’existera aucune vibration machinique recalculée, le mouvement est naturel. Puis, ce Bionic Bird exécutera des vols stationnaires, tel le colibri, bec au vent. Et ses micro-moteurs seront remplacés par un alliage à mémoire de forme pour contrôler l’angle de la queue en vol, sorte de muscles de biométal. Edwin Van Ruymbeke réfléchit déjà au motion control pour son Bionic Bird futur. Dans quelques années, il évoluera dans le ciel en réponse à nos gestes précis, il filmera nos images vues du ciel, il sera le récepteur de nos désirs, l’émetteur de nos envies.

Agnès de Cayeux
propos recueillis le jeudi 26 février 2015 à Marseille
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

> www.mybionicbird.com

Oiseau
9.2 g
17 x 33 cm
Autonomie en vol normal : 7,5 min
Moteur principal puissant (1,2 watt en sortie)
Contrôle de puissance très précis : 128 pas
Vitesse rotation moteur à vide : 53 000 rpm
Vitesse rotation moteur en charge : 35 000 rpm
Fréquence battement ailes max : 18 Hz
Amplitude battement ailes : 55°
Angle de queue ajustable pour des vols lents ou rapides
Poussée max ailes : 10 g
Contrôle de direction par déformation de voilure
Finesse en vol plané grâce à sa charge alaire très faible (3.42 g/dm2)
Batterie hybride lithium polymère embarquée : 50 mAh (1.6 g)
Temps de charge : 12 min

Œuf
36 g
57 x 45 mm
Autonomie : 75 min de vol
Batterie LiPo capacité 800 mAh
Temps de charge par USB : 90 min

Flying app
Protocole : Bluetooth
4
Portée contrôle de l’oiseau en vol : 100 m
Contrôle tactile des gaz et de la direction par inclinaison du téléphone
Capteurs utilisés : magnétomètre, accéléromètre

MQM-107E, U.S. Air Force. Photo: © Master Sgt. Michael Ammons.

mobilité ubiquité rapidité
le regard se fait vertical
légèreté invisibilité furtivité
le regard se fait panoramique
plus ce qu’il y a devant est invisible,
plus nous développons des machines de vision
le regard se fait mosaïque
J’étais dans mon jardin en train de ramasser des branches et des feuilles quand tout à coup j’ai entendu un bruit derrière moi
une technologie de vision qui remporte un succès grandissant
c’est parce que les hommes ne voient pas au-delà de leur corps
car l’horizon est toujours trop lointain
car leur vision est parcellaire
define, measure, analyse, improve, control
moins nous y voyons,
plus notre regard se fera précis
c’est parce que les hommes ne voient pas au-delà de leur corps
qu’ils ont inventé des machines de vision
qu’ils ont inventé les caméras
qu’ils ont inventé des satellites
qu’ils ont inventé des drones
des engins volants téléguidés ont été repérés à plusieurs reprises à divers endroits de la capitale la semaine dernière
extension maximale de la vision
extension maximale du périmètre de la visée
les drones ont été inventés pour élargir la vision qui se transforme en visée
Comme chez la mouche, nous mesurons la vitesse de passage d’un élément du décor d’un pixel à l’autre
define, measure, analyse, improve, control
l’espace du regard crée de larges panoramas des mosaïques variables des verticalités
le regard traverse l’espace synchronise le temps de l’action et de la vision
l’espace est traversé de toute part
par ces regards
mobiles, rapides et invisibles
et j’ai vu cet objet étrange tomber sur la pelouse, à quelques centimètres de moi
Est-ce un jeu ?
Des repérages pour une action future ?

un champ un territoire une zone
un champ de vision
le lointain ne nous attend plus, nous le faisons apparaître
nous le faisons se dérouler et s’actualiser
un vol en immersion
le champ de vision est un champ de bataille
Les autorités doivent à présent déterminer si tous les signalements correspondent à de réels vols de drones
une zone d’intervention
un champ de bataille activé par les mouvements de la caméra
notre champ de vision se déroule indéfiniment à l’horizon
un territoire en vue
Au départ de notre entreprise, une passion : celle de l’image… de la belle image cadrée et précise.
le volume du ciel sa vitesse
le défilement du paysage
la mesure du flux optique
l’étendue et sa vitesse
un nouvel agencement de l’horizon
des accéléromètres souvent placés avec d’autres capteurs dans une centrale inertielle, explique le scientifique
les variations de contraste
le volume du ciel
l’avancement l’altitude le tangage
la dérive latérale le lacet le roulis
Attention il s’agit de ne pas confondre le territoire avec la carte, dit le général
point of interest
la suppression de l’angle mort par la multiplication des focales
Le jour où on pourra trouver, et on trouvera, ceux qui s’amusent à ça, il y aura des sanctions, déclare le porte-parole du gouvernement
le panorama sans fin du ciel ouvert
Est-ce un jeu ?
Des repérages pour une action future ?

une cible est une cible
une cible est une silhouette, une tête,
deux bras, deux jambes
une cible peut être debout, peut être allongée, peut être cachée
sur les forums de dronistes, les échanges vont bon train. On cherche qui a pu faire ça, presque plus que la police
une cible n’a pas de visage
une cible doit être débusquée
une cible doit être visible
point of interest
qu’est-ce qui rend visible une cible ?
une cible n’est pas une femme, n’est pas un homme, n’est pas un enfant
nous sommes les coordonnées sans visage
une cible est une cible
c’est un point dans la multitude, un point qui bouge, qu’il faut suivre et tracer
qu’est-ce que la cible rend visible ?
J’ai eu très peur sur le coup et j’ai appelé le voisin pour qu’il vienne voir. Lui non plus ne savait pas ce dont il s’agissait
c’est un point au loin, dont il faut se rapprocher
faire de la cible un point, précis,
dans l’espace
faire le point sur la cible
l’identifier la désigner la pointer
un nouvel agencement de l’horizon
une cible est une cible
une cible est une identité sans profondeur une donnée
c’est un point mobile, qu’il faut fixer
et éliminer
nous sommes les coordonnées sans visage
nous voulons tout voir tout survoler
nous voulons ouvrir des fenêtres dans la surface du ciel transpercer l’espace de notre regard embrassant l’horizon et ouvrir ouvrir
nous voulons être en plein ciel vraiment en plein dedans planant mobile perdre notre regard en plein ciel
dissoudre notre vision jusqu’à l’horizon courbe du globe s’étalant sous le ciel immense à parcourir de notre regard en mouvement à parcourir de notre pupille ailée et électronique
nous voulons tout voir
nous voulons planer
nous avons des yeux multiples mobiles et perçants
nous voulons embrasser tout le ciel tout l’horizon de notre œil panoramique nous voulons de vastes panoramas mobiles dans le ciel tout le ciel nous voulons planer mobile vers l’horizon étendu nous voulons un vaste ciel élargi un horizon extra-large et ultra-étendu
plonger notre vision dans l’étendu panoramique du ciel nous voulons élargir l’horizon de notre visée étendre le ciel de notre vision vaste et mouvement
nous voulons tout voir
nous voulons planer
nous voulons de grands mouvements de caméra, de larges plans dynamiques à 360 degrés nous voulons de belles visions précises et éclatantes nous voulons voir la Terre à 150km/heure nous voulons des plongées soudaines dans des canyons des zooms vers les falaises au-dessus de la mer nous voulons balayer le champ d’un désert remonter à flanc de montagne dévaler les pentes des fleuves frôler les immenses tours… nous avons des yeux multiples mobiles et perçants
tout regarder, tout voir et planer
il nous faut un plus large ciel un ciel encore plus large plus vaste à notre regard un ciel à embrasser totalement de notre pupille un ciel à remplir de notre œil renversant
notre œil totalement dans ce ciel ne cessant d’emplir nos yeux écarquillés et nos yeux totalement écarquillés dans le ciel totalement ouvert dans l’horizon étendu et le paysage s’étalant se déroulant totalement sous nos yeux et le ciel emplissant nos vastes yeux ouverts
nous voulons tout voir tout survoler
nous voulons ouvrir des fenêtres dans la surface du ciel ouvrir de nos yeux survolant et planer
et nous avons tant d’images dans nos yeux tant d’images mobiles de plongées vertigineuses de travellings volants de panoramiques fluides
tant d’images en mouvement dans le ciel de nos crânes
des images téléguidables
des prises de vues programmables
des optiques furtives et infaillibles
tant d’images dans nos yeux
nous avons des yeux perçants
des yeux multiples mobiles et perçants

Hortense Gauthier
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015

Hortense Gauthier est écrivaine et performeuse. Certains artistes font voler leurs machines et filment ainsi, d’autres les combattent de jets de pierre, d’autres encore les dessinent à terre. Hortense Gauthier choisit de s’infiltrer furtivement dans l’information, les forums de discussion et ce flux de nouvelles images visées du ciel de nos machines. Sa réponse est une première performance poétique créée le 5 mars 2015 lors d’une résidence artistique à VIDÉOFORMES (Clermont-Ferrand).