Archive d’étiquettes pour : MCD #77 – La politique de l’art

Théorie et pratique. Stratégie et action. Le collectif Critical Art Ensemble n’a de cesse de dénoncer, tant au travers de ses écrits que par le biais de ses interventions sous forme de performances et d’installations, la surveillance globale et les rapports d’aliénation générés par la modernité technologique.

Fondé en 1987, le Critical Art Ensemble est un collectif gravitant autour de 5 artistes (Steve Kurtz, Steve Barnes, Dorian Burr, Beverly Schlee et Hope Kurtz), fondateurs d’un nouveau genre d’engagement artistique à l’ère des médias électroniques de masse et des nouvelles technologies. La déclaration d’intention du Critical Art Ensemble s’intitule La Résistance Électronique, et autres idées impopulaires. Publié en même temps que TAZ, le fameux manifeste d’Hackim Bey — sur la même maison d’édition, Autonomedia —, ce texte fondateur a bénéficié depuis de « mises à jour » au fil de leurs autres essais (dont L’Invasion Moléculaire).

On y trouve des idées voisines à celle de Hackim Bey et, dans une autre mesure, au « primitiviste » John Zerzan (souvent présenté comme le théoricien des Black Blocs…). Les formules sont chocs. Critical Art Ensemble privilégie l’action directe et la guerre (sociale) de mouvement. Réactivez la stratégie de l’occupation en prenant en otage, non plus des biens, mais des données (p.39). Ainsi que le détournement généralisé contre le copyright, mettant ainsi à nu les ressorts mercantiles de la société du spectacle. Si l’industrie ne peut plus s’appuyer sur le spectacle de l’originalité et de l’unicité pour différencier ses produits, sa rentabilité s’écroule (p.116).

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002.

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002. Photo: D.R.

Le Critical Art Ensemble emprunte aussi, ne serait-ce que dans sa formulation, aux situationnistes. Il est temps d’élaborer de nouvelles stratégies qui portent atteinte à l’autorité virtuelle. Les acteurs sont trop enlisés dans le théâtre traditionnel et le théâtre de la vie quotidienne pour tout simplement comprendre que le monde virtuel a fonction de théâtre du jugement dernier (p.83). Et invite à entrer en résistance, à défaut de dynamiter les « bunkers » du pouvoir. Depuis que la révolution n’est plus une solution viable, la négation de la négation semble être la seule forme d’action réaliste. […] La structure autoritaire ne saurait être écrasée : on ne peut qu’y résister (p.152). Tout en désignant de nouveaux théâtres d’opérations. Le fondement de la stratégie de résistance reste identique : s’approprier les moyens de l’autorité et les retourner contre elle. […] Il nous faut prendre conscience que le cyberespace est un lieu et un dispositif de résistance (p. 154).

Concrètement cela donne des performances et installations qui s’imposent comme autant de coups de force, en jouant sur une certaine théâtralité et en reprenant la « stratégie des médias » : conférence, happening, vidéo, ateliers (Tactical Media Workshop, 2002), etc. On notera au passage que la rue n’est pas abandonnée… Ainsi, à Sheffield en 1998, The International Campaign for Free Alcohol and Tobacco for the Unemployed consistait, à imaginer un espace public non marchand. Une initiative à laquelle fait écho, une décennie plus tard, à Toronto, une autre revendication « citoyenne » : Keep Hope Alive Block Party (2013), un peu dans la lignée du mouvement Reclaim The Streets… En collaboration avec des artistes et activistes locaux, Critical Art Ensemble peut aussi investir une ville entière : Graz en Autriche avec des émissions radio nomades basées sur des détournements audios (Radio Bikes, 2000), Halifax au Canada autour des sites et monuments sujets à controverse (Halifax Begs Your Pardon!, 2002), Halle, en Allemagne, avec la simulation de l’explosion d’une « bombe sale » et du protocole sécuritaire qu’il s’en suit (Radiation Burn, 2010).

Critical Art Ensemble, Radiation Burn: a temporary monument to public safety. Performance menée à Halle (Saale, en Allemagne) en octobre 2010.

Critical Art Ensemble, Radiation Burn: a temporary monument to public safety. Performance menée à Halle (Saale, en Allemagne) en octobre 2010. Photo: D.R.

Le collectif Critical Art Ensemble a élargi ce cadre critique à la question environnementale ainsi qu’aux bio-technologies. Pour le problème de la pollution de l’eau, ils ont répertorié et testé les zones de baignades et de pêche aux abords des quartiers défavorisés et pollués par les géants de l’industrie chimique qui jalonnent les bords de l’Elbe, à Hambourg, « exposant » ensuite le résultat de leurs investigations dans lieux publics (Peep Under the Elbe, 2008). Ils ont aussi symbolisé les ravages liés à l’extraction du pétrole au travers d’une installation monumentale combinant projection vidéo et jeu d’eau (A Temporary Monument to North American Energy Security, présenté dans le Nathan Philips Square à Toronto, dans le cadre de la Nuit Blanche 2014).

Version soft de la « propagande par le fait », Critical Art Ensemble a aussi mis quiconque au défi de faire pousser des plantes sur un lopin de terre gorgé de pesticides (Sterile Field, 2013). Inversement, ils ont tenté une expérience de rétro-ingénierie en partant de plants de soja, de blé et de colza modifiés pour les re-soumettre à un environnement sans apports chimiques toxiques (RoundUp Ready soy, 2002). Présentée comme une forme de « sabotage biologique », cette installation alignait des semis baignants dans une lumière virant au bleu-violet… Dans le combat qui opposent les citoyens aux multinationales et, dans une moindre mesure, la législation européenne à celle des États-Unis, Critical Art Ensemble a entamé un procès public des aliments contenants des OGM lors de séances de testing aux allures de happening (Free Range Grain, 2003-2004).

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002.

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002. Photo: D.R.

Manipulations génétiques, séquençage du génome humain (ADN), bio-puces… Critical Art Ensemble s’attaque également à ce domaine avec une série de performances autour de la fécondation in vitro (Flesh Machine, 1997-1998) où les « visiteurs » sont invités à donner un échantillon de leur sang qui ira enrichir une base de données… À la suite de ce projet, le collectif monte une société baptisée Society for Reproductive Anachronisms pour attirer l’attention, toujours par le biais de rencontres / ateliers / performances, sur les dangers de ces techniques. Le fait d’avoir monté une société permet de jouer avec les codes et produits de l’industrie chimique et pharmaceutique. Et comme il n’y a pas de reproduction humaine sans « matière première », Critical Art Ensemble a aussi poussé jusqu’à l’absurde la logique mercantile des laboratoires avec une autre série de performances intitulées Intelligent Sperm On-line (1999). Pas séance de masturbation collective au programme, mais une dénonciation verbale de la marchandisation du corps et de ses « produits » lors d’une prise de parole publique…

Les manipulations chimiques, génétiques et bactériologiques ne laissent pas non plus indifférents les militaires, exposant ainsi l’humanité à des dangers au moins aussi grands que ceux du nucléaire… Se transformant en apprentis-sorciers, les membres du collectif Critical Art Ensemble se sont amusés à répandre « subtilement » quelques bacilles sur des volontaires… Menée en 2007, Target Deception rappelait les expériences menées par l’armée américaine, dans les années 50s, qui a répandu de l’anthrax à San Francisco à l’insu des citadins… Sur le même principe, la performance Marching Plague (2005-2007), en se proposant de pister des agents pathogènes et d’en retrouver la trace sur la population, opérait une dénonciation de ce type de programmes militaires. Avec une petite variable, il s’agissait là d’une référence à l’armée britannique et à la peste ! Deux « performances » qui se sont révélées parfaitement inoffensives, Critical Art Ensemble utilisant le Bacillus Subtilis, une bactérie utilisée comme modèle dans la recherche. Mais qui n’a pas empêché le FBI de poursuivre Steve Kurtz pour « bio-terrorisme »… Comme (presque) tout militant qui se respecte…

Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://critical-art.net/

rencontres art-politique

En avril auront lieu les premières Rencontres art-politique organisées par Gongle, groupe d’expérimentations sociales et théâtrales basé à Montreuil… rue de la Révolution ! Fondé en 2006, ce collectif, qui rassemble aussi bien des artistes que des sportifs, des chômeurs et des chercheurs, se donne comme objectif de repenser les fonctions et les modes de fabrication du théâtre sur le mode du partage, et d’en faire un espace de confrontation et de dialogue autour des activités, des productions et des aspirations des différents acteurs de nos sociétés.

Ces rencontres, européennes et itinérantes, rassembleront des artistes, chercheurs et groupes politiques grecs, espagnols, portugais, estoniens et français; dont STÜ (Agence de productions de danse), Kolektiva Omonia (collectif d’artistes et d’opérateurs culturels), Democracia (artistes visuels), Intersecciones, Rossana Torrès (documentariste), Sincope (collectif d’artistes et d’habitant). Cet évènement s’organisera autour de visites de lieux, de débats et de workshops en Ile-de-France; à Montreuil sur un terrain de football et ensuite au Centre Dramatique National, à Paris au CentQuatre, au Domaine de Chamarande, ainsi qu’à Saint-Ouen à Mains d’Œuvre. L’objectif étant d’ouvrir un espace de travail sur les relations entre les milieux de l’art et de la politique, en s’appuyant sur les expériences des participants.
Dans sa déclaration d’intention, le collectif Gongle souligne que les milieux de l’art et de la politique entretiennent des liens étroits; les arts constituant un véhicule privilégié pour diffuser différentes formes de vie et de pensée. La politique est le terrain d’agencement, précaire et mouvant, de ces formes de vie et de pensée. Mais les relations entre artistes et politiques se réduisent parfois à des cooptations ou des rejets. Ces situations d’asservissement ou de rupture contribuent à freiner considérablement la prise en charge des crises sociales et écologiques. Il nous paraît donc important d’imaginer d’autres types de collaboration.
L’organisation de ces Rencontres art-politique revient à Nil Dinç, comédienne de formation, metteuse en scène au sein du groupe Gongle, dont le cursus — Université Paris VIII St-Denis, Art de la scène, doublé d’un master à Science-Po au sein du SPEAP, le laboratoire d’expérimentation en art et politique dirigé par Bruno Latour — la place à la confluence exacte de cette problématique. Entretien.

Rencontres Art-Sport, 2013.

Rencontres Art-Sport, 2013. Photo: D.R.

Sous quels angles allez-vous traiter cette thématique Art-Politique au travers des conférences et workshops qui seront proposés lors de ces Rencontres ?
Concernant le déroulé des Rencontres, elles seront axées chaque jour autour d’une thématique. Cela va commencer par lutte et occupation, à Montreuil, autour du terrain de foot André Blain qui a été occupé par Les Sorins : près de 300 squatteurs qui s’étaient fait expulser et ont campé sur ce terrain de foot pendant des mois [cf. http://collectifdessorins.over-blog.com/]. L’idée étant susciter une rencontre entre Les Sorins et les footballeurs, de relier ça avec d’autres occupations — notamment celles menées par la Coordination des Intermittents et Précaires, et celle du théâtre Ebros à Athènes, en Grèce, que la municipalité avait voulu vendre — et de montrer comment toutes ces dynamiques de luttes et d’occupations passent par une réappropriation des biens, etc.
Ensuite, la problématique Cohabitation et négociation territoriale sera abordée au Domaine de Chamarande, où COAL (Coalition pour l’art et le développement durable) organise, par ailleurs, des événements liés à la question de l’écologie politique. Nous poursuivrons après avec les corps de l’assemblée en nous intéressant à la Nef curiale du CentQuatre, aux divers publics qui s’y trouvent et s’y côtoient, à leurs différentes activités et esthétiques aussi. Cela nous a paru être une base intéressante pour penser la question de l’assemblée politique dans la diversité, telle qu’elle devrait être, alors que dans l’Hémicycle le corps politique est nivellé et stéréotypé. Il y aura aussi une journée sur le thème du théâtre de la négociation, en s’interrogeant sur la possibilité et les protocoles pour faire bouger les choses (la négociation est ce moment où cela peut avancer) et l’idée que les arrangements avec lesquels on arrive à stabiliser le social sont précaires, que les modus vivendi doivent être tout le temps re-négociés…
À Mains D’Œuvres, et avec le collectif Red Star Bauer, il sera question de L’implication citoyenne des groupes culturels, artistiques et sportifs. Il s’agira, notamment, de voir comment cette implication agit au niveau du territoire et comment cela rentre en relation avec la politique institutionnelle. Ces Rencontres se termineront par un banquet, en invitant tout le monde à venir partager les réflexions qui ont été menées durant ces journées qui seront rythmées par divers échanges (expressions corporelles, prises de paroles, etc.); c’est-à-dire qui ne seront pas figées dans une posture de discours magistral, mais portées avant tout par une démarche collective et artistique.

Rencontres Art-Politique

Rencontres Art-Politique. Photo: D.R.

Comment définissez-vous les articulations et interrogations qui lient l’art et la politique ?
Tout d’abord, notre propos est de dire que les milieux de l’art et de la politique entretiennent soit des relations de cooptation, soit des rapports de rejet. Il nous semble donc qu’il y a des nouveaux liens à inventer, à créer. Il y a une urgence à trouver de nouvelles formes politiques pour répondre aux problèmes économiques, écologiques, sociologiques actuels. Et dans cette refonte nécessaire, on ne peut pas faire l’économie d’une collaboration entre artistes et politiques.
Nous avons une définition large de la politique. Ainsi dans ces Rencontres, au niveau des participants politiques, nous englobons sous cette définition tout groupe organisé, conscient de son organisation et qui entre dans un rapport public au travers de son organisation. Cela va donc de représentants de la politique institutionnelle à des leaders d’organisations sportives, en passant par des hackers et divers activistes impliqués notamment dans des mouvements du type Occupy et Indignés.
Par ailleurs, en tant que metteuse en scène, je m’intéresse beaucoup au champ social. C’est un domaine où l’on peut puiser énormément de ressources, que ce soit sur les formes organisationnelles ou sur le plan esthétique. Ce serait une gageure de considérer que l’art n’est pas un champ social, qu’il serait hors du questionnement politique, qu’il pourrait s’en abstraire. L’art est en lien avec d’autres milieux, l’art existe dans la société : il est donc important que les artistes s’interrogent sur leur place au sein de la société.
Ainsi, par exemple, le théâtre est une micro-société qui travaille, à petite échelle, à représenter des collectifs. Et de fait, cela peut être un espace d’expérimentation sociale. La manière dont on va travailler, ce que l’on va montrer et représenter peut agir comme un laboratoire, dans un champ très délimité, mais qui est diffusé, qui circule, et qui peut provoquer des choses très fortes dans le public.
Il y a des hiérarchies sociales, économiques, et les formes culturelles sont liées à ces hiérarchies. Le théâtre est souvent considéré comme « élitiste », mais il peut aussi interroger la manière dont ces hiérarchies conditionnent l’appréhension des formes culturelles et peut intervenir en allant à la rencontre de différents publics (les supporters de foot, dans notre cas) et représenter aussi ces différents milieux pour les connecter entre eux, provoquer de nouvelles formes de dialogue et d’organisation sociale.
Enfin, il y a aussi une articulation très spécifique entre les milieux de l’art et de la politique. Singulièrement en France où nous avons un art très institutionnalisé, ce qui conditionne énormément les formats de création. Pour notre part, nous travaillons au niveau européen, avec l’Estonie, la Grèce, etc., donc nous pouvons voir comment fonctionne la production artistique dans des contextes complètement différents. Mais aussi en Turquie, dans une situation très dure de censure d’État. De fait, il y a un lien d’assujettissement de l’art à la politique. Il est donc très important de trouver des espaces pour réfléchir à cela, pour voir comment fabriquer d’autres rapports de force.

Democracia, We protect you from yourselves. Campagne de presse publiée dans la Tribune de Lyon

Democracia, We protect you from yourselves. Campagne de presse publiée dans la Tribune de Lyon n. 387, du 15/05/2013. Photo: D.R.

Cette institutionnalisation a-t-elle une incidence sur les artistes ? Est-ce que c’est un facteur pénalisant ?
Les hiérarchies sociales, dont on parlait plus haut, pèsent sur le milieu de l’art et freinent énormément les échanges des idées, etc. Alors que dans d’autres contextes, où l’art et les artistes sont obligés de se constituer, comme en Turquie, contre l’État, c’est peut-être paradoxalement plus facile de s’affirmer et de fonctionner car c’est la société civile qui prend le relais, qui s’implique sur un projet et prend tout en charge. Comme nous avons pu le constater sur place, la manière dont les réseaux issus de la société civile opèrent — même si nous avons bien conscience, dans ce cas, que c’est aussi plus facile d’être un jeune artiste étranger qu’un jeune artiste local — est beaucoup plus ouverte, efficace et rapide.
Tandis qu’en France, l’institutionnalisation fabrique des situations où les gens ont un pouvoir de sélection, mais pas un pouvoir de décision ! Du coup, nous avons l’impression d’être mis à distance et on perd beaucoup de temps à devoir attendre un « oui » ou un « non » prononcé on ne sait pas trop où, ni par qui… Ce qui est délégué à l’État par la société civile est aussi une perte de pouvoir de la société civile. Reste que cette structure institutionnelle permet au milieu artistique de se développer, même si c’est un petit monde assez étriqué, et aux artistes d’être finalement assez nombreux, ce qui n’est pas le cas en Turquie (pour continuer la comparaison).

Comparé aux années 70s qui furent assez flamboyantes politiquement, assiste t-on à une rupture ou une continuité en terme d’engagement, après quelques décennies (80/90s) plutôt atones sur ce plan ?
Je pense que la manière de poser les questions politiques a complètement changé, c’est certain. Il y avait aussi, dans les années 60/70s, une présence très forte de la gauche, de l’extrême gauche et de la mouvance anarchiste dans le milieu de l’art. La politisation était effectivement très présente. De nos jours, l’art reste politisé, mais dans un contexte social beaucoup plus conservateur, réactionnaire. Il y a aussi une transformation des formes d’engagement, et plus largement des formes sociétales : les nouvelles générations ne vont pas s’investir dans des mouvements et partis politiques ou des luttes sociales avec la même intensité que les générations précédentes. Ce qui n’empêche pas, comme je peux le constater, une réflexion et action assez profonde dans les milieux militants, activistes, où les gens vont chercher à se réapproprier le quotidien, à initier des choses à leur échelle, etc.
Mais nous ne sommes pas — nous ne sommes plus — dans une période où il y a un consensus fort sur le fait qu’il faut transformer la société. Nous sommes dans un contexte où il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ! C’est tellement c’est ancré, cela semble inéluctable… Cependant, beaucoup de personnes veulent faire des choses, essaient de faire que les choses changent. Et la fonction de l’art — d’un art concerné par les questions sociales et qui se pense comme force de propositions — c’est d’attirer l’attention sur des pratiques qui ont une portée politique, sans toujours être pour autant revendiquées comme telles, de les montrer et de les accompagner.
Il ne s’agit pas de fomenter la révolution, mais de souligner ce que sont les leviers de transformation, de montrer ce qui est en germe. Du coup, pour ma part, ce qui m’intéresse dans la production artistique, ce n’est pas forcément les œuvres les plus revendicatrices, dénonciatrices des vices du système marchand, — ce que l’on pense être un art « engagé » — et qui peuvent, de fait, être des œuvres « noires » car elles décrivent une société catastrophique, une humanité pernicieuse, etc. Ce qui me paraît plus pertinent, ce sont les artistes qui vont, encore une fois, souligner des potentiels, chercher des solutions, montrer des initiatives.

Milieux. Photo: D.R.

Peut-on voir une convergence ou une connivence entre les démarches politico-artistiques et d’autres luttes, d’autres formes, terrains et actions politiques plus « directs » ?
Oui, on le voit par exemple en France avec la Coordination des Intermittents et Précaires qui, en partant du spectacle vivant, a élargi son action à d’autres formes de précarité et qui est justement une force de proposition importante. C’est, encore une fois, une manière de dire que, en tant qu’artistes, nous ne sommes pas exclus de la question sociale. Pour notre part, comme évoqué plus haut, nous nous sommes aussi intéressés au milieu du football, aux ultras et à des groupes de supporters très engagés qui se sont, par exemple, investis dans le mouvement contre le CPE ou la réforme de la retraite.
Je rappelle que ce sont les supporters de foot qui ont allumé l’étincelle et apporté leur soutien logistique (mobilisation de masse, sécurité des foules, combats avec les flics, etc.) à l’occupation de la place Taskim à Istanbul, en Turquie, suite à l’évacuation de Gezi Park; de même au début pour la place Tahir au Caire, en Égypte. Le potentiel politique de tels groupes nous intéresse beaucoup. Et c’est aussi le reflet d’une alliance, d’une convergence de luttes. Pour en revenir à Istanbul, on a vu émerger des artistes comme figures de cette contestation, je pense notamment à celui que l’on a surnommé « l’homme debout », un performeur qui a initié une forme de protestation inédite [rester debout passivement pour manifester son refus]. Dans ce genre de contexte social qui peut prendre de l’ampleur et devenir assez insurrectionnel, les artistes ont évidemment un rôle actif à jouer très important.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

> http://gongle.fr/

petite anthologie des ennemis d’artistes

Pour se définir en tant que mouvement, les avant-gardes du 19e et 20e siècles ont nommé des ennemis. Et l’époque actuelle ne cesse de continuer à produire des manifestes, donc des ennemis.

Écrire un manifeste en art, c’est recourir à la rhétorique politique pour fonder un mouvement artistique. L’objectif est de constituer du collectif autour de quelques idées en art, et d’ailleurs aussi, en s’appuyant sur des méthodes d’analyses extérieures à celles de l’art, comme la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la philosophie ou les sciences politiques. Il ne fait aucun doute que, dans notre époque marquée par des idéologies théologico-politiques, le point de vue théologique devrait rapidement refaire surface dans le domaine de l’art. La rhétorique politique, c’est un peu comme définir un concept : on inclut et on exclut. Tout mouvement artistique, prenant position dans le monde de l’art, doit agir de la même manière et, par conséquent, désigner l’ennemi.

En philosophie politique, la relation ami-ennemi fait assez rapidement penser à Carl Schmitt (1) et, en France, à Julien Freund (2), deux philosophes remarquables, mais qui ont le désavantage de sentir le soufre en raison de l’accueil chaleureux qui a été fait à leur pensée, par les nazis pour le premier et par le Front National pour le second. Selon ces deux théoriciens essentialistes, désigner l’ennemi pour fonder une amitié politique est aussi vieille que le politique en tant que tel. Un exemple bien connu nous renvoie à la guerre de 1870. Au prix de plusieurs dizaines de milliers de morts et autant de blessés, Bismarck réalise l‘unité allemande en ayant désigné la France comme ennemi. Selon la même logique, Hitler parvient à souder la majeure partie du peuple allemand divisé et appauvri en nommant un ennemi, qui, selon la doctrine National-Socialiste, se trouve aussi bien à l’intérieur, agissant contre le peuple allemand, qu’à l’extérieur par son emprise sur le Monde. Le prix de l’unité, devenu délire collectif, malgré quelques résistances heureuses, a conduit des millions de Juifs et les autres ennemis désignés dans les camps d’extermination ou dans les charniers du front de l’Est.

Même si l’Allemagne a été particulièrement explicite sur ses ennemis jusqu’en 1945, elle n’a pas l’apanage de la désignation de l’ennemi. En 1989, l’ennemi soviétique, contre lequel se sont construites les démocraties occidentales pendant près de quarante années, s’effondre. Ces dernières le remplacent immédiatement, en désignant collectivement un nouvel ennemi, provoquant en conséquence une succession d’interventions militaires au Moyen-Orient, dont la première a été la Guerre du Golfe en 1990. Voici maintenant 25 ans que les puissances occidentales possèdent un nouvel ennemi, dont ils ne cessent de préciser l’étendue conceptuelle. À partir de 2001, l’ennemi est explicitement l’islamisme radical. Toute la difficulté pour les puissances occidentales consiste néanmoins à éviter les glissements sémantiques dont il pourrait faire l’objet, mettant de nouveau ces puissances devant le spectre d’un ennemi de l’intérieur dont la nomination explicite provoquerait sans nul doute une catastrophe humaine similaire à celles que le 20e siècle a déjà connues.

Pour Schmitt et Freund, l’unité politique d’un peuple, quel qu’il soit, a besoin d’un ou plusieurs ennemis, qu’ils soient implicites ou explicites, pour exister (3). Carl Schmitt rappelle que les Grecs distinguaient entre le polemios et l’ekhthros — en latin l’hostis et l’inimicus. Le premier concept relève du public, le second du privé. Ainsi, comme nous le rappelle Julien Freund, quand les Allemands et les Français — continuons notre exemple — étaient sur le champ de bataille, cela ne veut pas dire que chaque Allemand haïssait tout Français et vice-versa. L’ennemi politique tue pour sauvegarder l’existence de sa collectivité qui est le bien commun de tous ceux qui y vivent, écrit Julien Freund (4).

Ajoutons que tout état neutre n’en prépare pas moins la guerre, reconnaissant par là la présence d’un ennemi potentiel. Il en est de même pour toutes les idéologies sans ennemi, qui, tel le pacifisme, considérant la guerre comme hors-la-loi, ne peut rester sans agir, faute de quoi elle en devient ridicule. Ou bien elle laisse la guerre se dérouler — car le pacifisme est malheureusement loin d’être universel — et les pacifistes sont condamnés à assister en spectateur au massacre collectif, ou bien elle appelle, comme le marxisme-léninisme à l’époque du soviétisme, à éliminer physiquement tout ennemi de la paix et à faire la guerre à ces ennemis. Dès lors, comme le soutient Julien Freund, la paix en devient impossible, puisque l’ennemi de la paix est l’ennemi à abattre, et chacun conviendra qu’on ne fait pas la paix avec un mort, sauf, peut-être dans l’au-delà, mais ceci est une autre histoire.

Il n’est pas question ici d’aborder le caractère belliqueux ou pacifiste des artistes en matière politique. En revanche, il est étonnant de constater que les manifestes artistiques définissent une forme d’amitié et d’inimitié artistique, à mi-chemin entre le privé et le public. Reprenant à leur compte la dimension explicite ou implicite de la désignation de l’ennemi, les manifestes artistiques ne s’adressent pas à la communauté politique ou publique, mais à la communauté des artistes et, plus généralement du monde de l’art, des critiques, des institutions, des marchands. Les manifestes n’expriment pas non plus des haines personnelles, mais des positions conceptuelles qui permettent à leurs auteurs de construire une unité en excluant explicitement ou implicitement d’autres communautés d’artistes, des approches esthétiques et, surtout, des conceptions de l’activité artistique et du statut de l’artiste dans le monde de l’art. Celles-ci contiennent des positions économiques et politiques implicites.

Parmi les manifestes les plus récents, le scrum manifesto, manifeste anonyme de 2015, s’empare d’un des modes contemporains de production du capitalisme de réseau. Le scrum (littéralement « mêlée »), hérité des méthodes agiles initiées par les hackers au 20e siècle, est un processus d’auto-organisation itératif, adaptatif et parallélisé. Il permet de minimiser les coûts de production dans un environnement changeant et imprévisible. Lui-même élaboré en mode scrum, le manifeste débute par une comparaison entre la reproduction sexuée et le fablab avec « imprimante 4D ». Le scrum manifesto fait écho au scum manifesto de Valerie Solanas, qui revendique la disparition du genre masculin (voir infra). Il recontextualise ce stakhanovisme réticulaire qu’est le scrum, dans un contexte philosophique et esthétique, tout en envisageant ses implications sur les grandes échelles temporelles.

Depuis un siècle, le Manifeste est devenu vital pour les artistes. Dans le monde de l’art tel qu’il existe, écrire un Manifeste, ce n’est pas seulement fabriquer du collectif, mais c’est aussi prendre position au sens militaire du terme dans un monde en guerre commerciale et symbolique. Les artistes doivent vendre pour vivre et lutter pour devenir une archive, autrement dit pour prétendre à l’immortalité par l’histoire de l’art. On se tromperait en faisant du Manifeste un argument à destination politique, même lorsqu’il a l’apparence de la revendication politique ou adopte la dialectique révolutionnaire. En réalité, le Manifeste est une arme puissante dans un monde de l’art en guerre, dont Clausewitz disait qu’elle est la continuation du politique par d’autres moyens (5).

Christophe Bruno (artiste) & Emmanuel Guez (artiste)
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

 

(1) Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen [1932], Berlin, Dunckler & Humboldt, 2009.
(2) Julien Freund, L’Essence du Politique [1965], Paris, Sirey, 1986.
(3) Ces thèses, qui permettent de distinguer la notion d’amitié politique de celle d’amitié privée, sont sans doute remises en question avec Facebook et les réseaux sociaux. La virtualisation et la marchandisation des liens d’amitié semblent opérer une politisation de l’amitié privée, aussi bien qu’un renforcement des affects du côté de l’amitié politique.
(4) Julien Freund, op. cit., p. 492.
(5) Carl von Clausewitz, De la Guerre, Paris, Minuit, 1959.

 

> sélection de 12 manifestes et leurs ennemis
Le Manifeste du parti communiste (1848), Karl Marx & Friedrich Engels
Le Manifeste Futuriste (1909), Filippo Tomaso Marinetti
Le Manifeste DaDa (1916), Hugo Ball et autres textes (Kurt Schwitters…)
Le Manifeste du nouveau réalisme (1960 et 1961), Pierre Restany
Le Manifeste Fluxus (1961), George Maciunas
Scum Manifesto (1967), Valerie Solanas
The Hacker Manifesto (1986), The Mentor
Introduction to net.art (1994), Alexei Shulgin & Natali Bookchin
The Telekommunist Manifesto (2010), Dmytri Kleiner
The Image Object Post-Internet (2010), Artie Vierkant et autres textes (Marisa Olson, Gene McHugh)
Ñewpressionism (2014), Miltos Manetas
Scrum Manifesto (2015), anonyme

 

art et capitalisme

Les politiques de l’art ont pour objectif d’inventer des points de passages entre les lieux de l’art et de la politique. Depuis une vingtaine d’années, les concepts et pratiques qui les ont structurés s’épuisent. Il faut désormais compter avec les machines. Dès lors, une approche archéomédiatique s’impose.

Le rapport entre art et politique peut, depuis Karl Marx, être pensé du point de vue de la hiérarchisation des activités humaines. Le penseur du communisme distingue les bases économiques de la société de ses superstructures, ou formes idéologiques, dont l’art fait partie, qui sont l’expression des bouleversements économiques (1). Que l’on fût pour ou contre le marxisme, que l’on critiquât les régimes totalitaires socialistes tout en conservant une approche critique du capitalisme, l’approche marxiste de la relation entre art et politique fut incontournable des années 1920 aux années 1980. Selon elle, il appartenait aux artistes de transformer la société par l’art, c’est-à-dire les rapports sociaux, contre le capitalisme.

En 1924, Trotski écrivit ceci : Les poètes, les peintres, les sculpteurs, les acteurs devraient donc cesser de réfléchir, de représenter, d’écrire des poèmes, de peindre des tableaux, de tailler des sculptures, de s’exprimer devant la rampe, et porter leur art directement dans la vie ? Mais comment, où et par quelles portes ? (2). Le fondateur de l’Armée Rouge pensait l’art en tacticien : la relation « entre » l’art et la politique relève de la science militaire. Entre art et politique, il fut question, dès ce moment là, et pour longtemps, des lieux de l’art et de la politique, de leurs frontières, de leurs passages et de leurs géographies.

Cette approche militaire de l’art concerne tout autant la place de l’artiste dans la société, l’espace de l’art (celui où il se fabrique et où il se montre) que le topos nouveau qu’il contribue à construire, qu’il soit utopique ou hétérotopique. Quels lieux pour et de l’art ? Pour quelles conquêtes ? Les politiques justement, en France du moins, parleront des publics, qui seront d’abord déterritorialisés puis reterritorialisés. Quelles places fortes — les espaces culturels, les galeries, les centres d’art, la rue ? Enfin, quel espace commun inventé par l’art, participant à forger, pour reprendre l’expression de Jacques Rancière, le « partage du sensible » (3) ?

Quentin Destieu, Gold Revolution, 2015.

Quentin Destieu, Gold Revolution, 2015. Photo : © Quentin Destieu

L’artiste moderne (et postmoderne) à la recherche des hétérotopies
Dans un contexte où l’organisation sociale, militaire, éducative et familiale participaient d’une même biopolitique (4), l’artiste devint un travailleur parmi d’autres, c’est-à-dire qu’il put être considéré du point de vue de son statut sociologique. Dans le même temps, sa destination fut d’être un travailleur émancipé, un être affranchi des contraintes de l’idéologie bourgeoise, de ses phénomènes de domination par la langue (conventionnelle), par l’éducation (le rapport maître-élève) et par l’ordre social, ses normes et ses règles, qui contraignent les corps et les pratiques. L’émancipation de l’artiste, supposant la transgression de l’art institutionnalisé, s’accompagnait alors d’une revendication d’émancipation collective, exprimée sous la forme d’un Manifeste et d’une réalisation (l’œuvre d’art), dirigée contre le mode de production et de consommation capitalistes (5).

Pendant de longues années, penser le rapport de l’art et de la politique impliqua de saisir l’espace d’émancipation où il se jouait. La science qui le prit comme objet fut l’histoire de l’art. Pour des raisons complètement étrangères à la politique de l’art, toute conquête (y compris militaire) doit être une conquête dans l’histoire, qui se traduit par l’exigence du nouveau (6). La critique et les institutions de l’art s’appuient en effet sur l’histoire de l’art, qui est l’instance de vérification de la nouveauté, agissant dans le même temps comme une autorité instituante. De ce point de vue, l’étalon moderne de la nouveauté, jusque dans son concept, ont été les avant-gardes artistiques.

Fort de cet héritage, l’enjeu de la relation de l’art et de la politique fut et demeure (s’il continue à la penser comme telle), pour l’artiste, la fabrication de lieux-autres, ou hétérotopies, impliquant la subversion de l’ordre social et moral capitaliste. À la fin du 20e et au début du 21e siècle, dans le contexte postmoderne de la fin des espoirs collectifs par lequel ce rapport devint désenchanté et cynique, l’art critique a poursuivi cette voie par une multitude de moyens. Jacques Rancière en distingue quatre : le jeu (à la suite de Fluxus, Maurizio Cattelan), l’inventaire (Christian Boltanski), la rencontre (Rirkrit Tiravanija) ou l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud (7) et le mystère (Vanessa Beecroft) (8). L’époque, ajoute Jacques Rancière, appelle à davantage d’art, ou plutôt de politiques de l’art, par le déficit même de la politique proprement dite, exigeant des substitutions, une recomposition des espaces politiques, à moins qu’elles ne soient plus seulement capables que de les parodier (9).

L’école d’art française, lieu de transmission de l’art et l’une des instances de légitimation de l’artiste, est l’aboutissement de ce modèle de l’art, aujourd’hui épuisé. On y apprend à se penser « travailleur », à tenir un « discours » cohérent et singulier sur le « travail », à définir un « projet » — l’idéologie du projet, chère au management des années 1980, est passée par là (10) —, à savoir se positionner — comme lorsqu’on prend une position militaire — par rapport au « nouveau » par un savoir positif constitué de « références ».

Structuré par le statut de travailleur et par l’impératif du Manifeste, mais en l’absence de tout rêve collectif et d’emprise sur la politique et les autres activités (économiques, techniques, etc.), l’étudiant construit patiemment pendant les cinq années qui le conduisent au diplôme, un manifeste qui ne concerne désormais que lui (son statement). À défaut d’être armé pour collectivement affronter la politique et la société, il est alors paradoxalement livré en pâture à l’institution qui fait et défait l’artiste ainsi qu’au monde clos et autonome de l’art.

Le monde de l’art face au déplacement du lieu de la politique
Mais les processus de clôture de la politique et de la domination se sont déplacés à un autre niveau que ceux des avant-gardes du 20e siècle. Les stratégies et tactiques révolutionnaires du 18e siècle s’écrivaient avec l’imprimé. Celles du 19e, avec les presses industrielles. Au 20e, avec la radio, du cinéma et de la télévision. Au 21e elles s’écrivent avec les ordinateurs et le réseau. Il y a encore trente ans, un coup d’État ou une conquête militaire exigeait le contrôle de la télévision et de la radio.

Aujourd’hui, la redoutable armée de l’État Islamique est à l’image des réseaux, insaisissable. Rappelant les mises en scène des régimes totalitaires tout en en étant radicalement éloignée dans le format, elle s’adresse directement aux masses sans passer par les mass-médias traditionnels, faisant écho à l’univers des vidéos en ligne et jouant sur les ressorts d’une pornographie de l’horreur familière au Web. Intégrant tous les anciens médias, ce dernier produit, grâce à ses effets médiatiques infiniment plus puissants que toutes les productions artistiques contemporaines réunies, la sensibilité commune à la base de la politique. Parallèlement, la grande nouveauté de l’histoire est que désormais le lieu du capitalisme est en même temps son médium. Habitué à (se) montrer dans d’autres lieux, l’art institutionnalisé laisse vide le terrain où, aujourd’hui, le nouveau capitalisme (Google, Apple, Facebook, Amazon) produit et se produit.

Le Net art, cette avant-garde morte avant d’être connue
En réalité, lorsque le Web est né, des artistes se sont emparés du Net en tant qu’espace critique nouveau — interrogeant le sujet, l’identité, l’écriture, la communication et l’information — et en déjouant les mass-médias traditionnels. Ainsi, les Yesmen s’amusèrent de la BBC pour torpiller la Dow Chemical Company. L’usage politique des technologies électroniques fut également une cible de prédilection. Heath Bunting, par exemple, explora ironiquement, avec le Web et (presque) avant tout le monde, la caméra de surveillance. Pour ces artistes du Net, le Web était le non-lieu de l’art, où ils pouvaient aussi bien montrer leur « travail » directement sans la médiation de l’institution que recomposer un espace politique. À la différence de l’artiste émancipé et émancipateur du 20e siècle, qui (s’)exposait dans l’espace privé de la galerie ou dans l’espace public, réservant ainsi ses effets à une élite culturelle convaincue, l’artiste du réseau ouvrait des brèches dans le (nouveau) lieu de fabrication du capitalisme informationnel et du politique.

Nicolas Maigret, The Pirate Cinema (Installation), 2014.

Nicolas Maigret, The Pirate Cinema (Installation), 2014. Photo : © Nicolas Maigret

Dès lors que le capitalisme, tout aussi plastique que l’art, commença à s’emparer du réseau, la guerre fut inévitable. Ainsi débuta la Toywar, à la fin des années 1990, une guerre entre le collectif artistique et activiste, etoy.com et une entreprise de vente en ligne de jouets, etoys.com. L’objet du conflit : un nom de domaine. Malgré les dollars d’etoys, le premier vainquit le second à coup d’attaques informatiques, marquant ainsi une victoire de l’art sur le capitalisme. Le monde de l’art, qui se fondait de plus en plus dans les exigences de la publicité et de la communication, n’échappa pas davantage à la critique.

Quand Luther Blissett, un collectif anonyme européen postnéoiste d’une soixantaine d’artistes et théoriciens, réussit à se moquer du monde de l’art en le mobilisant grâce aux médias traditionnels après l’enfermement puis la mort d’un artiste fictif, Darko Maver, il avait réussi à montrer l’inféodation de l’art aux médias de communication. À la différence des théoriciens en esthétique, les tacticiens des médias, comme Geert Lovink, Florian Cramer ou plus récemment Dmytri Kleiner, se préoccupaient bien moins de ce qu’est l’art, de l’œuvre, de son authenticité, de son monde et de son marché que de savoir quels effets produisaient les médias techniques sur les activités humaines et la vie commune, proposant en conséquence des alternatives politiques au capitalisme du savoir et de la culture. Ainsi le manifeste télécommuniste propose-t-il un réseau fondé, non sur la structure client-serveur, contrôlée par le capitalisme du Web, mais sur le peer-to-peer et le logiciel libre (11).

Pendant ce temps, et jusqu’à aujourd’hui encore, l’art légitime chercha des formes nouvelles tout en s’attachant à habiter l’espace auquel il était habitué depuis plus d’un siècle. Le nom de l’artiste continuait à être une marque et la politique de l’art à être dévorée par l’art du politique. L’art Internet finit lui-même par être consommé par l’hypercapitalisme informationnel, lorsque ses artistes — les plus jeunes d’entre eux surtout — aspirèrent à intégrer le circuit traditionnel de l’art, produisant, dans le style ou suivant le Net (12), des produits dérivés durables et montrables dans les lieux de l’art autonome. La « nouveauté » ne porta pas sur une quelconque « rematérialisation » de l’art Internet (dès ses débuts, l’art du réseau a été matériel — son manifeste ayant même été en 1999 gravé dans la pierre), mais dans l’aspiration à revenir à un mode ancien de production de l’art. Malgré quelques résistances toujours actives, le Net art mourut ainsi avant d’avoir été transmis. L’art post-Internet naquit à sa suite, signant la victoire d’un art impuissant à construire une nouvelle politique de l’art.

Vers une archéopolitique des médias
Le Net art avait compris que la domination politique et économique s’opérait dorénavant à un autre niveau. Depuis l’Altair Basic produit par Microsoft, les yeux de la critique politique étaient braqués sur le logiciel et sur sa propriété — donnant alors naissance au genre de l’artiste-hacker. Mais la maîtrise des langages exige à un niveau plus profond la maîtrise des machines (13). C’est précisément en ce lieu — au cœur de la machine elle-même — qu’une politique de l’art est urgente. Urgence de l’appropriation par l’art non seulement des langages des machines, mais aussi de leurs structures matérielles auxquelles nous n’avons plus accès, alors qu’elles conditionnent l’écriture, la pensée et la fabrication d’une sensibilité commune.

Parallèlement à sa descente archéopolitique dans les couches technologiques qui forment la base concrète sur laquelle s’élève aujourd’hui la culture et les rapports sociaux, l’art archéomédiatique demande donc une nouvelle esthétique. En 1997, pour un concours d’art numérique à la Kunsthalle de Hambourg, Cornelia Sollfrank créait 288 artistes fictifs et autant d’œuvres, toutes générées par ordinateur. À la Maison Rouge, en 2014, Antoine de Galbert confia le commissariat et l’accrochage de son exposition à un algorithme.

Bientôt, des œuvres produites par des algorithmes seront choisies par d’autres algorithmes, eux-mêmes programmés par des machines, montrées en ligne ou de manière tangibles, tandis que la maintenance et l’accrochage seront assurés par des petites mains humaines (14). Ainsi, l’art ne peut plus seulement être raconté par l’histoire de l’art, mais aussi par les machines, par un traitement algorithmique des bases de données du monde de l’art lui-même. Les temporalités des machines, marquées par les continuités et les ruptures entre « anciens » et « nouveaux » médias, entre obsolescence et émergence, constituent des phénomènes qui ne peuvent, pour cette raison, être l’objet d’un discours historique, mais qui doivent, en revanche, être géographisés, atlasisés et cartographiés (15).

Passant outre le nuage symbolique des logiciels recouvrant le réel de la machine, cette descente archéologique dans les couches de ses matérialités appelle, à chaque niveau, un éclaircissement sur les stratégies industrielles de l’informatique et leur lien étroit avec le monde militaire et politique. L’art du réel ouvre les machines, en saisit la composition jusqu’aux éléments les plus simples, explore leur fonctionnement (par le hardware hacking), leur dysfonctionnement (par le glitch) et leur a-fonctionnement (par le bug), et mesure les présupposés ainsi que les conséquences écologiques, sociales et économiques de leurs matérialités. Il ne s’agit pas de hurler à la fin de la pensée ou à l’avènement prochain d’un fascisme technologique — de cela nous n’en savons rien —, mais d’inventer par un art archéo-machinique un espace partagé avec le monde des machines qui est venu bouleverser la torpeur dans laquelle s’était installée la relation de l’art et de la politique.

Emmanuel Guez
Artiste et philosophe, Emmanuel Guez est directeur du PAMAL (Preservation – Archaeology – Media Art Lab) à l’École Supérieure d’Art d’Avignon.

publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

(1) Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique [1859], trad. Maurice Husson et Gilbert Badia, Paris, Éditions Sociales, 1977.

(2) Léon Trotsky, Littérature et révolution, Paris, Union générale d’éditions / 10-18, 1964.

(3) Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.

(4) Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1994.

(5) Mikel Dufrenne, Art et politique, Paris, Union générale d’éditions, 1974.

(6) Boris Groys, Du Nouveau, essai d’économie culturelle, Paris, Jacqueline Chambon, 1995.

(7) Nicolas Bourriaud, L’esthétique relationnelle, Paris, Les Presses du Réel, 1998.

(8) Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.

(9) Ibidem, p.84.

(10) Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

(11) Dmytri Kleiner, The Telekommunist Manifesto, Amsterdam, Institute of Networks Cultures, 2010.

(12) Marisa Olson, Postinternet : Art after Internet (2011) in Art and the Internet, Black dog publishing, 2013.

(13) Cf. Friedrich Kittler, Le Logiciel n’existe pas, trad. Frédérique Vargoz, Paris, Les Presses du réel, 2015 (à paraître).

(14) Une idée imaginée et partagée à la suite d’un échange avec Marie Lechner.

(15) Je m’appuie ici sur les recherches menées par Christophe Bruno.

 

 

mars / mai 2015

> Édito :

Puisqu’il paraît que la politique est un art, intéressons-nous à la politique de l’art.

Ou plutôt aux rapports troubles entre l’art et la politique, le politique, les politiques… En d’autres termes, aux intentions et implications des artistes dans le champ social. Une implication qui se fait parfois au plus près de la vie quotidienne, avec une abnégation d’établi, ou au contraire, en se situant au-delà des radars, dans les limbes de réflexions abstraites; ou bien encore en maniant protestation symbolique et détournement ludique, en combinant des expériences esthétiques à des logiques technologiques, en mêlant histoire personnelle et collective…

En ce début de siècle numérique, où les seules idéologies qui perdurent sont mortifères, comment ne pas re-poser le questionnement sur l’art engagé. Difficile cependant de ne pas mesurer cette interrogation à l’aune des flamboyantes années 70s porteuses d’un militantisme échevelé où tout semblait encore possible, puis aux années 80s, fossoyeuses des utopies collectives au « profit » d’un individualisme et d’un matérialisme de plomb. Pour autant, après ce « grand cauchemar », on a vu se profiler « un nouvel art de militer », avec des modalités d’actions plus directes, plus ludiques et plus artistiques.

Même si « nos amis » ne désespèrent pas, finalement, aujourd’hui, la seule révolution en acte c’est la « révolution électronique ». Pour le reste, pour tout le reste, nous sommes passés de l’offensive à la défensive. Nous défendons des acquis, des droits, des zones… Certes, la politique est toujours une guerre, sociale, en l’occurrence, mais le combat se fait de moins en moins frontalement. C’est une guerre en mouvement, une guerre des flux. Le théâtre des opérations s’est déplacé, prolongé, dans le virtuel, entre simulacre et réalité parfois. À l’image de notre monde technicisé. La politique — polis (cité) et technê (science) — n’a jamais si bien porté son nom.

La « constellation » des analyses et portraits proposés dans ce numéro témoigne de cette « transfiguration du politique ». Et l’on constate qu’à la fameuse question de la deuxième moitié du 20ème siècle — comment faire de la poésie après les mille soleils d’Hiroshima et la nuit des camps ? — se superposent désormais des questions d’ordre tactique — comment exister et créer dans un monde numérisé ? —, s’élaborent des stratégies de résistance face au Léviathan électronique qui étend sa surveillance, son « hyper-contrôle », sur l’ensemble de la société. De ce point de vue, l’artiste n’est vraiment qu’un citoyen comme un autre…

Laurent Diouf — Rédacteur en chef

> Sommaire :
Politique de l’art / Révolution électronique / Militance poétique / Activisme artistique / Stratégies esthétiques / Hypercontrôle numérique / Crise économique / Résistance critique

> Les contributeurs de ce numéro :
Ariel Kyrou, Bernard Stiegler, Christophe Bruno, Colette Tron, Emmanuel Guez, Jean-Paul Fourmentraux, Jean-Yves Leloup, Laurent Catala, Laurent Diouf, Marie Gayet, Marie Lechner, Maxence Grugier, Serge Hofman, Stephen Kovats…