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L’ARSENAL HACKTIVISTE

Alors que le réseau Internet est de plus en plus centralisé, sous contrôle et sur écoute, les offensives artistiques se multiplient, concevant des outils de protestation ou de communication alternative, premières briques d’une Toile bis qui reste à tisser.

Du 14 novembre au 15 décembre 2014, ont poussé sur les toits de l’ambassade de Suisse et de l’Académie des Arts à Berlin (avec leur accord), de drôles d’antennes faites maison, bricolées à base de boîtes de conserve et d’électronique bon marché. Exposées aux vues de tous, et tout particulièrement à celles des ambassades des États-Unis et du Royaume-Uni, elles font partie de l’installation Can you hear me ? de Christopher Wachter et Mathias Jud. Les artistes suisses ont déployé un réseau Wi-Fi local qui s’étend sur l’ensemble du quartier gouvernemental à proximité de la Porte de Brandebourg. Les passants sont invités à se connecter à ce réseau de communication bis, totalement indépendant de l’Internet et des opérateurs téléphoniques, et par conséquent difficile à tracer.

Leur installation est une référence directe aux révélations de Snowden qui ont fait grand bruit en Allemagne, selon lesquelles les ambassades du Royaume-Uni et des États-Unis espionnaient les communications électroniques locales, via des dispositifs d’interceptions camouflés sur les toits des ambassades qui permettent de surveiller les données échangées sur les réseaux Wi-Fi et les conversations téléphoniques dans les bâtiments environnants, dont ceux tout proches du Reichstag et de la Chancellerie.

Aram Bartholl, Dead Drops.

Aram Bartholl, Dead Drops. Photo: D.R. / Aram Bartholl

C’est pour critiquer cette asymétrie de pouvoir, entre ceux qui contrôlent les canaux de communication et les autres, que les deux artistes ont développé en 2011 qaul.net, technologie sur laquelle repose leur nouvelle installation. Lauréat du prix Next idea décerné par le festival autrichien Ars Electronica en 2012, ce logiciel open source interconnecte les ordinateurs, smartphones et autres supports mobiles via le Wi-Fi pour former un réseau spontané, de proche en proche, permettant à ses usagers d’échanger des messages textuels, des fichiers ou des appels vocaux. Il n’y a plus de serveurs, de clients ou de routeur, chaque participant au projet est tout à la fois, expliquent les auteurs, dont le projet s’appuie sur les réseaux « mesh » ou maillés qui connectent directement les utilisateurs les uns aux autres, sans passer par un tiers. Pour un fonctionnement optimal, il faut toutefois une relative densité de participants.

Le projet qaul.net met en scène d’un même mouvement, une possible ré-appropriation par les citoyens des réseaux de communication et une contestation de leur fonctionnement centralisé. « Qaul » est un terme arabe qui signifie opinion, discours, ou mot, il se prononce comme l’anglais « call » (appeler). Les deux artistes ont imaginé cet outil suite au black-out égyptien, lors du printemps arabe en 2011, quand les autorités ont coupé l’accès à Internet durant huit jours, et à d’autres précédents en Birmanie, au Tibet, ou en Libye.

Qaul.net peut aussi être activé en cas de catastrophe naturelle ou pour contourner un Internet menacé par les tentatives de régulation des gouvernements et les restrictions des fournisseurs d’accès. Mathias Jud et Christopher Wachter ont depuis perfectionné leur outil, collaborant avec des activistes chinois, égyptiens, syriens et turcs. En avril 2014, ils ont animé plusieurs ateliers à Istanbul, agitée depuis plus d’un an par des mouvements de contestation cristallisés autour de la place Taksim. La censure ne faisait que se renforcer, avec la fermeture de Twitter puis de YouTube suite à des vidéos mettant en cause le gouvernement turc corrompu, expliquent les artistes qui ont appris aux gens à construire leur propre réseau mesh en utilisant qaul.net. Immédiatement, ils ont commencé à construire ces réseaux à Istanbul.

Leur projet berlinois est une nouvelle brique ajoutée au dispositif. Les passants qui se connectent au réseau local sans fil Can you hear me ? avaient la possibilité d’adresser des messages directement aux agences de renseignements en utilisant les fréquences interceptées par la NSA et le GCHQ (Government Communications Headquarters). Les mains dans le code comme dans le cambouis, les deux artistes suisses présentent leurs actions comme des « contre-dispositifs », élaborés sur le terrain, en étroite collaboration avec les communautés. Basés à Berlin, ils sont connus dans le milieu des arts numériques pour une série d’ »œuvres-outils » mettant en lumière les mécanismes de contrôle d’Internet et les moyens de les contrecarrer. En 2007, ils avaient créé Picidae.net, un logiciel libre de contournement de la censure utilisé par des activistes et dissidents, notamment en Chine, en Syrie, ou en Corée du Nord.

Bien avant que n’éclate le scandale de la NSA et de la surveillance de masse des citoyens, les artistes numériques s’étaient inquiétés de la dépossession de l’utilisateur et de la perte de contrôle sur ses données avec l’arrivée du Cloud et d’un modèle centralisé de stockage, propriété d’une poignée d’entreprises (américaines essentiellement) qui en assurent la maintenance. L’utopie d’une agora électronique avait vécu, muée en infrastructure de contrôle et en supermarché planétaire. Dès 2011, plusieurs projets initiés par des artistes invitaient à s’extraire du cloud, à réactiver l’idée originelle d' »un réseau de pairs égaux », en développant ses propres mini-réseaux locaux, premiers maillons d’une Toile bis qui reste à tisser. Ces aiguillons artistiques visent à stimuler la réflexion et la discussion. Ils s’inscrivent dans un mouvement plus vaste, qui rêve d’une version alternative du Net, devenu mercantile, opaque, centralisé et surveillé de toute part.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes pointées vers l'Ambassade des États-Unis à Berlin.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes pointées vers l’Ambassade des États-Unis à Berlin. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

Parmi eux, le projet Dead Drops, d’Aram Bartholl, un réseau peer-to-peer de partage de fichiers qui se manifeste en dur dans l’espace public sous la forme de clés USB cimentées dans les murs, la Pirate Box, dispositif portable et déconnecté d’Internet inventée par David Darts, responsable du département Art de l’université de New York, qui créé un réseau sans fil local permettant aux utilisateurs d’échanger des fichiers anonymement. D’autres projets de réseaux locaux, alternatifs et open source étaient présentés en septembre dernier dans le cadre de la manifestation LittleNets, au centre d’art et de technologie new-yorkais Eyebeam. Parmi eux, Occupy.here développé par Dan Phiffer & Commotion, et activé durant le mouvement Occupy, ainsi que Subnodes créé par Sarah Grand, une artiste multimédia et programmeuse basée à Brooklyn, autant de projets suggérant qu’un autre net (ou une multitude de nets) était encore possible.

Un mois plus tard, c’est néanmoins une application commerciale qui faisait parler d’elle. Détournée de sa fonction originelle (communiquer localement au milieu des grands rassemblements (match, festival) en cas de saturation des relais), Firechat créée en mars 2014, connaissait un succès inattendu auprès des manifestants pro-démocratie à Hong Kong. Outre ses fonctions de chat par Internet, l’appli établit automatiquement des communications directes entre les smartphones via le Bluetooth ou le Wi-Fi de l’appareil quand aucun réseau n’est disponible.

Firechat a été téléchargée des centaines de milliers de fois par les manifestants de Hong Kong suite à des rumeurs de coupure d’Internet, première utilisation massive d’un réseau mesh dans le contexte d’une manifestation politique, selon The Atlantic. À la différence d’un outil comme qaul.net, créé trois ans plus tôt, l’appli propriétaire possède cependant une importante lacune, selon le hackerspace rennais Breizh Entropy. L’utilisateur ne sait pas quel message a été envoyé sur Internet et quel message est resté local. Or les informations transitant entre le mobile et le serveur peuvent être capturées par les autorités et les manifestants peuvent alors être identifiés par leur adresse IP.

Les outils contestataires créés par des artistes sont eux le plus souvent transparents et en open source. Ils agissent comme des manifestes, écrits sous la forme de code, pour reprendre la belle description du collectif berlinois Telekommunisten. Leur histoire accompagne les évolutions d’Internet. Ainsi du programme Floodnet, créé en avril 1998 par les artistes et activistes de l’Electronic Disturbance Theater pour protester contre la répression dont étaient victimes les zapatistes, groupe révolutionnaire insurgé basé au Chiapas qui luttait pour l’autonomie des populations indigènes.

Floodnet permettait de submerger de requêtes les sites web du gouvernement mexicain et de le paralyser temporairement. L’EDT fut l’un des premiers groupes à utiliser les attaques DDoS (par déni de service) popularisées par Anonymous plus d’une décennie plus tard, comme un outil d’hacktivisme de masse. Dès 1994, alors qu’Internet est encore balbutiant, le Critical Art Ensemble, fondé en 1987 par des informaticiens, philosophes et plasticiens définissait le concept de désobéissance civile électronique, conscient que le capitalisme dans un monde post-industriel est d’abord celui des flux.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Qaul.net. Système mis en place après le blocage de Twitter, YouTube et des serveurs indépendants. Istanbul, avril 2014.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Qaul.net. Système mis en place après le blocage de Twitter, YouTube et des serveurs indépendants. Istanbul, avril 2014. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

La résistance au pouvoir nomade se joue dans le cyberespace et non dans l’espace physique, écrit le CAE, dans la Perturbation électronique. Cette nouvelle forme de protestation non violente, visant à bloquer non les lieux physiques, mais les canaux d’information, sera mise en pratique par l’Electronic Disturbance Theater (EDT), initiateur de ces sit-in virtuels consistant à traduire en ligne les sit-ins des rues. Les participants étaient invités à se connecter à une page web spécifique qui hébergeait l’outil.

Puis, en laissant simplement leur navigateur ouvert, le programme allait automatiquement recharger la page web ciblée chaque poignée de secondes, submergeant le serveur de requêtes afin de le ralentir voire de bloquer, si la participation était assez massive. Mais Floodnet, présenté comme du « net.art conceptuel », avait également une dimension performative, chaque participant était invité à interagir en envoyant des « messages personnels » au site ciblé, sous forme de requête pour des pages web qui n’existent pas. Une requête pour « human_rights » générerait ainsi un message d’erreur dans les logs du serveur : human_rights not found on this server.

Les actions étaient annoncées publiquement et planifiées à des horaires précis, diffusées par mailing list et forums. EDT a mené 13 actions pro-zapatistes en 1998 à l’aide de Floodnet, ciblant des sites comme celui de la Maison-Blanche ou du Pentagone, le site du président mexicain ou encore de la Bourse de Francfort. Malgré les 18 000 personnes impliquées, Floodnet ne parvenait que rarement à paralyser les sites visés, tout juste à les ralentir un peu. Le succès se mesurait plutôt en fonction du retentissement médiatique. Le but premier de ces actions était de sensibiliser à leur cause, écrit Molly Sauter dans The Coming Swarm: DDoS, Hactivism, and Civil Disobedience on the Internet, avec plus ou moins de succès, la presse s’intéressant davantage aux sit-in et à leurs organisateurs qualifiés de hackeurs, voire de cyberterroristes, qu’aux questions sociales qui les motivaient.

La Toywar à la fin des années 1990 jouira elle d’un écho médiatique bien plus important. Cette guérilla électronique menée conjointement par le collectif d’artistes suisses etoy.CORPORATION associé à l’EDT, à la période de Noël 1999, contre le site de vente de jouet eToys, en plein boom des dotcom, fut un moment-clé de ce bras de fer entre deux visions antinomiques du réseau. La multinationale eToys avait attaqué en justice le collectif afin de récupérer leur nom de domaine etoy.com, sous prétexte que l’homonymie portait préjudice à ses activités. Les attaques contre le site, doublées d’une campagne de communiqués de presse toxiques, ont poussé le marchand de jouets à abandonner les poursuites, tandis que la valeur de ses actions s’écroulait.

La même année, le code source de Floodnet a été rendu public permettant à d’autres groupes de l’utiliser et l’adapter. Fin novembre, les manifestations contre l’Organisation Mondiale du Commerce à Seattle marquaient le début du mouvement antiglobalisation. Tandis que des milliers de gens se rassemblaient dans les rues pour empêcher la conférence de se tenir, des hacktivistes britanniques, The Electrohippies, organisaient simultanément une attaque DDoS utilisant leur propre outil basé sur Floodnet, contre les serveurs de la conférence, action qui aurait mobilisé 450 000 personnes durant cinq jours, ralentissant sensiblement le site web de la conférence.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes sur le toit de l'Ambassade de Suisse à Berlin.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes sur le toit de l’Ambassade de Suisse à Berlin. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

Avec Anonymous, ces attaques par déni de service vont changer d’échelle et d’effets. Lors de l’Operation Payback en 2010, lancée envers les individus et organisations qui agissaient contre les intérêts de Wikileaks, plus d’une douzaine de sites ( Paypal, Visa, Mastercard…) ont été réellement affectés par ces attaques qui ont entraîné indisponibilité et coupures. L’opération qui a duré quatre jours a été menée conjointement cette fois par des volontaires augmentés par des botnets, car ce genre d’obstruction se compliquait à mesure que les sites corporate devenaient plus robustes.

Certains de ces outils mis au point par des artistes ont très directement influencé nos moyens de communication actuels : c’est le cas par exemple de TXTmob, l’un des ancêtres du service de microblogging Twitter. TXTmob a été créé en 2004 par le collectif Institute for Applied Autonomy, constructeur de robots contestataires comme le GraffitiWriter, qui permet de taguer des slogans au sol. TXTmob, service gratuit, permettait de créer des groupes et de partager ses SMS avec tous les inscrits.

Les militants l’ont utilisé lors des conventions nationales républicaine et démocrate en 2004 pour coordonner les actions en différents endroits de la ville. Plus de 5000 personnes l’utilisèrent pour partager les informations en temps réel sur la manière dont se déployaient les manifestants, les lieux où converger, les barrages de la police, etc. L’un de ses créateurs, Tad Hirsch sera cité à comparaître par le NYDP, afin qu’il livre tous les messages envoyés via TXTmob durant la convention, ainsi que les informations sur ses utilisateurs. Mais Hirsch a contre-attaqué avec succès, avançant que ces messages étaient protégés et relevaient du discours privé.

Lorsqu’en 2010-2011, les manifestants ont commencé à utiliser Twitter partout dans le monde comme outil de protestation, Evan Henshaw-Plath, l’un des membres de l’équipe fondatrice de Twitter, n’était pas surpris, il y voyait une sorte de retour aux sources de Twitter qui avait pris explicitement pour modèle cet outil contestataire qu’est TXTmob, confiait-il dans un entretien à Radio Netherlands Worldwide. L’activiste et développeur, connu sous son surnom Rabble, était à l’époque venu renforcer à l’époque la bande d' »artistes, pranksters, hackers, makers » de l’Institute for Applied Autonomy afin de les aider à retravailler le code.

Twitter, né deux ans plus tard, était un réseau social qui fonctionnait via SMS. Personne ne savait alors comment il allait être utilisé, mais c’est devenu un média populaire pour l’activisme et l’organisation parce qu’il permettait aux individus de poster des messages qui étaient très difficiles à tracer. Pour Henshaw-Plath, les origines activistes de Twitter ne pourront jamais être complètement effacées. L’essentiel va rester, veut-il croire, intégré dans le code.

Marie Lechner
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

 

Can you hear me: https://canyouhearme.de

Commotion https://commotionwireless.net/

Dead Drops https://deaddrops.com/

Eye Beam Little Nets http://eyebeam.org/events/littlenets

Floodnet www.thing.net/~rdom/ecd/ZapTact.html

Occupy.here http://occupyhere.org/

Pirate Box http://piratebox.cc/

Qaul.net www.qaul.net/

Subnodes http://subnod.es/

ToyWar http://toywar.etoy.com/

TXTmob www.appliedautonomy.com/txtmob.html

 

Liberté et révolution sur la toile : qu’il s’agisse du libre accès aux sites en P2P, de la lutte contre les blogs xénophobes ou de l’aide apportée aux partisans de la démocratie dans les pays arabes, Telecomix se présente comme l’un des collectifs de hackers les plus actifs sur le terrain technologique.

Dans le sillage et en parallèle de la mobilisation des réseaux sociaux autour des différents mouvements révolutionnaires dit du « printemps arabe », le collectif anonyme d’hacktivistes Telecomix s’est principalement fait connaître à partir de 2009 par une série d’opérations visant à soutenir les luttes démocratiques menées dans ces différents pays du Maghreb et du Moyen-Orient, depuis l’Égypte et la Tunisie jusqu’à la Syrie encore aujourd’hui.

À l’origine, les membres de Telecomix proviennent de différents milieux activistes web (The Pirate Bay, la Quadrature du Net, ou les défenseurs des droits au peer-to-peer suédois de Piratbyrån, entre autres). Ils se sont tout d’abord réunis pour se mobiliser contre une proposition de loi discutée au Parlement européen sur la surveillance du web et sur la conservation des données numériques. Leur premier objectif, fondamental, est donc celui de la défense des libertés de communication partout dans le monde.

 

Groupe anonyme au départ, le collectif s’est davantage « ouvert » ces dernières années — ses membres (estimés au total à environ 250) prenant la parole sous leur véritable identité, même si le discours général de Telecomix reste nettement ancré dans un style volontairement symbolique — au-delà de l’utilisation de multiples logos, les notes d’intention du collectif sur son site font ainsi référence à tout un tas d’axes de « désorganisation politique » autant imagés que chaotiques, mettant en avant les concepts de « machine abstraite », de « données affectives » ou « datalove », et autres concepts entendant promouvoir des principes théoriques de relations entre l’humain, la machine et le robot — et incarné, par exemple, par l’existence au sein du réseau d’un bot, nommé cameron, véritable représentation informatisée du groupe.

Datalove.

Darknet et champs de bataille technologique
Au-delà de cette rhétorique parfois assez nébuleuse, relevant d’après le collectif lui-même d’un discours fortement teinté de crypto-anarchisme, Telecomix trouve une résonance plus concrète dans ses différents projets et opérations. En terme de liberté de circulation sur la toile, le collectif offre ainsi le service Streisandme (en référence à l’effet Streisand qui se caractérise par la promotion non désirée d’informations) qui permet de mettre en place un site miroir sur son ordinateur afin de pouvoir accéder incognito à des sites censurés ou bloqués.

Telecomix héberge également un service de recherche basé sur Seeks, un moteur de recherche P2P open-source axé sur la protection de la vie privée des utilisateurs et des requêtes de recherche initiales effectuées par ces derniers. Telecomix offre enfin des accès à des canaux de discussion privés — et donc normalement non surveillés — via des réseaux IRC (Internet Relay Chat) constitués de plusieurs serveurs indépendants connectés. Des accès qui offrent, via un système de « tunnel », une plongée dans le monde secret du darknet (la face cachée du web), passant par exemple par des réseaux informatiques superposés libres comme Tor. C’est d’ailleurs en accédant à leur channel IRC que la majorité des informations du collectif circulent vers les différents membres ou contacts.

 

Car, c’est plus largement dans des actions concrètes sur les « champs de bataille technologiques » actuels que l’action de Telecomix s’est fait le plus ressentir. En 2011, en Égypte, en Tunisie et en Syrie, les hackers de Telecomix ont ainsi offert leur assistance technique aux internautes et autres bloggeurs de ces pays qui s’étaient vus couper l’accès au réseau par les autorités : méthodes de contournement de la censure on-line pour continuer à poster des vidéos des exactions des régimes en place sur les réseaux sociaux; tutoriel vidéo pour apprendre aux internautes locaux comment restaurer les connexions Internet à partir de vieux modems et autres télécopieurs; apprentissage des règles fondamentales pour pouvoir naviguer en toute sécurité cryptée et anonymement sur le web grâce à des outils de cryptage; site de dépêches et de vidéos mis à jour en temps réel; etc. Le collectif a mis sa science de l’intrusion clandestine dans les réseaux au service de la cause démocratique.

Telecomix Syria, Logo.

#OpSyria
C’est en Syrie, dans ce cadre de l’opération #OpSyria, que s’est déroulé l’épisode le plus médiatique de l’histoire de Telecomix. Cette opération d’investigation web a permis de mettre en lumière les rapports étroits entre le régime syrien et différentes firmes internationales, comme Ericsson — fourniture de matériel de filtrage notamment — et surtout la firme américaine Blue Coat Systems, spécialisée dans la sécurité Internet, qui avait toujours nié jusque là sa présence dans l’ombre du régime de Damas. Quinze appareils de détection de l’entreprise américaine ont ainsi été tracés en Syrie par les hackers de Telecomix. Un pays où, pourtant, les entreprises américaines ne peuvent pas normalement exporter en raison de l’embargo. Ces appareils sont utilisés par le régime pour identifier les personnes accédant aux sites d’opposition, mais aussi pour dérober identifiants et mots de passe, et pour accéder ainsi directement aux comptes privés des citoyens.

 

Conséquence de cet éclatement géographique des stratégies de Telecomix, différents groupes se sont constitués en relation avec certains pays. C’est ainsi le cas de Telecomix Tunisie qui se veut comme un lieu de rencontres et de ressources pour quiconque veut participer à la création d’un Internet résistant à la censure. Mais à l’échelle globale, Telecomix continue d’être actif aujourd’hui sur des questions sociétales en lien avec la montée du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie. En novembre dernier, une réunion organisée à Helsinki, en Finlande, associait ainsi Telecomix à un autre groupe de hackers basé en Suède — le Researchgruppen — afin de révéler leurs techniques pour hacker les commentaires xénophobes postés sur certains blogs et ainsi révéler les adresses IP, emails, mais aussi les noms de certaines personnalités publiques ayant proférées ce type de message sous couvert de l’anonymat. Plus que jamais pour Telecomix, la lutte continue…

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

Photos: D.R.
> http://telecomix.org

On pourrait aisément classer Micha Cárdenas dans la catégorie des activistes cyberpunk, ou transhumains. En effet, cette artiste transgenre connue pour ses théories et ses performances dans le domaine des arts numériques et des médias digitaux, s’engage non seulement pour une approche politique des identités sexuelles, mais questionne également l’existence de points d’intersections et de fractures coexistant entre le corps « réel » et son avatar virtuel. Deux préoccupations distinctes qui se rejoignent dans son œuvre et dans l’idée d’un corps futur à l’identité fluctuante et parfois, désincarné dans les possibles du cyberespace.

Micha Cárdenas

Tout le travail de Micha Cárdenas vise à repousser les limites de ce que signifie être « humain » aujourd’hui, à l’heure des univers virtuels, des médias numériques et des réseaux informatiques tout puissants. L’artiste, théoricienne et performeuse, pose également des questions sur ce que c’est d’être « un homme » ou « une femme », ou encore de ne pas se sentir dans le corps qui nous était destiné, dans un monde où, par le biais de ces réseaux, et ce depuis le tout début de l’avènement d’Internet, la possibilité d’endosser des identités imaginaires est devenue le lot commun de tout utilisateur du réseau. Dans Becoming Dragon, l’artiste, encore étudiant et soutenu par l’Université de San Diego, mêle par exemple biotechnologies et réalité virtuelle dans une performance qui interroge le pouvoir de l’imaginaire sur l’identité, et plus généralement, le devenir de l’humain. Pour les besoins de cette œuvre, l’artiste a dû passer près de 365 heures immergé dans Second Life, l’univers virtuel en 3D (ou métavers) dans lequel les utilisateurs peuvent créer et animer leur propre avatar, souvent le double fantasmé de leur incarnation dans la réalité.

 

Réalité et virtualité, dualité des identités
Le but de cette performance, également outil de recherche, est aussi de questionner le moment de transition entre deux identités. Le dragon étant un animal magique, en constante mutation et doué de certains pouvoirs, il est la métaphore incarnée d’une transformation pour l’artiste transsexuel, et une façon d’appréhender l’épreuve d’une transition radicale (ici, passer du sexe mâle à femelle) au cours d’une chirurgie de réassignation sexuelle (ou SRS, pour Sexual Reassignment Surgery). Opération qui exige un an de réflexion de la part des personnes désireuses d’effectuer cette chirurgie. Le dragon, et la durée de la « plongée » de Cárdenas dans Second Life, étant également l’expression des sentiments de désincarnation expérimentés par les personnes concernées. On le voit, Micha Cárdenas en tant qu’artiste, incarne physiquement ses théories et ses idées, mettant en application dans sa vie, les fondamentaux qui animent ses créations. Ces deux terrains d’études et le champ de bataille idéologique de Cárdenas s’illustrent également très nettement dans la performance donnée en novembre 2010 à l’UCLA Freud Theatre de Los Angeles. Pour Becoming Transreal: a bio-digital performance, Micha Cárdenas et Elle Mehrmand présentèrent une performance qui remet en cause l’idée de réalité. La réalité d’un corps. La réalité d’un sexe. La réalité enfin, d’une identité. Des idées que l’on peut rapprocher de la pionnière dans ce domaine, Donna Harraway, auteur du désormais fameux Cyborg Manifesto.

Challenges techniques dans le champ de l’art numérique
Pour mener à bien ces travaux, Cárdenas n’hésite pas à employer des techniques de pointe rarement utilisées dans le domaine de l’art numérique. « Vêtements communicants », capteurs de mouvement, immersion en temps réel dans des univers 3D, utilisation de feedback vidéo et casque de réalité virtuelle, Micha Cárdenas utilise toutes les technologies numériques à disposition pour rendre son discours intelligible. C’est le cas dans Becoming Dragon, où l’avatar du performeur est entièrement dirigé en temps réel par un système de capture de mouvement, alors même que celui-ci évolue dans l’univers de Second Life coiffé d’un casque de réalité virtuelle. Le tout étant également projeté en temps réel et visible par les spectateurs. Pour Local Autonomy Networks (ou « Autonets »), un autre de ses projets, réalisé avec l’aide du couturier (costume designer) Benjamin Klunker, Micha Cárdenas crée de toute pièce un réseau de communication autonome visant à augmenter l’autonomie de la communauté LGBT (Lesbienne, gay, bi et transsexuelle), mais aussi, des femmes, ou des étrangers, et ainsi réduire la violence contre les personnes qui la subissent quotidiennement en raison de leurs différences. Ce système conçu à partir de wearable electronics, soit des vêtements et accessoires comportant des éléments informatiques et électroniques connectés, permet en effet de signaler à d’autres membres de la communauté, la présence, ou les problèmes, que ceux-ci peuvent rencontrer. Une application à la fois très concrète et poétique, qui permettrait également aux personnes qui expérimentent ces « différences » de se retrouver.

 

À la recherche d’une autonomie post-corporations
Ce système, aussi pratique soit-il, est aussi l’occasion d’exprimer la vision de Micha Cárdenas en matière de communication et de réseau. Comme beaucoup de ses pairs, et en tant qu’artiste « connecté », Cárdenas milite de plus en plus régulièrement pour une autonomie des réseaux de communication. Ce qu’elle appelle l’ère du « Post Digital Networks » et des « Post Corporate Communications ». Pour l’artiste, des options comme Autonets, sont l’occasion d’expérimenter, à la fois, une nouvelle façon de communiquer, plus directe, plus « réel », même si usant des nouvelles technologies, mais également de sortir du cadre de plus en plus contrôler des réseaux de communication classiques, d’Internet et de ses réseaux sociaux propriétaires. En mai 2013, à l’occasion de la présentation de son projet Autonets, Micha Cárdenas déclare : De la fermeture temporaire de ThePirateBay.org ou Wikileaks.org à l’arrêt des communications de téléphone mobile en Égypte et à San Francisco pour empêcher les manifestations, les entreprises et les infrastructures de communication ont prouvés leur obsolescence pour les communautés résistantes. En revanche, il est possible pour ses résistants d’imaginer un nouvel avenir post-numérique. Mon travail sur l’autonomie des réseaux locaux (Autonets), actuellement en cours d’élaboration en collaboration avec des organisations communautaires à Detroit, Los Angeles et Bogotá, en Colombie, le prouvent. Mon but étant de travailler sur des réseaux post-numériques est de participer ainsi à une décolonisation de la technologie. Mon intervention vise à un rejet de la logique binaire du numérique et se tourne vers les communautés opprimées en tant qu’alternatives logiques.

Militantisme queer ou transgenre, mais aussi soucis de protections des communautés minoritaires, utilisation des technologies de pointe à des fins politiques et dans un but de renouvellement des habitudes de communication, depuis 2010, le travail de Micha Cárdenas, on le voit, évolue rapidement. De la problématique des univers virtuels, de l’identité en mode connectée, l’artiste est passé à l’action grâce à des projets qui ont trouvé un écho et des applications concrètes dans le réel. To be continued…

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars-mai 2015

Photos: D.R.
> http://michacardenas.org

Qu’il s’agisse de remettre en cause la logique industrielle de notre époque (la Mercedes en pièces détachées avec Les hommes n’ont pas fini d’aimer les voitures), ou la validité du pouvoir « mâle » symbolisé par l’armement (Le choix des armes et sa mitraillette démontée), la guerre (The Shadow) ou les clichés concernant les valeurs féminines véhiculées par les médias (ses ajouts sur toile de Jouy), l’artiste allemande Brigitte Zieger, qui vit et travaille à Paris, confronte son univers au territoire mental de nos pays « en paix ». Artiste féministe « intranquille », elle rend lisible le sous-texte de notre époque violente et hypocrite.

Brigitte Zieger, Detournements.

Brigitte Zieger, Detournements. Photo: © Brigitte Zieger

Brigitte Zieger, peut-on dire que vous interpellez le spectateur en amenant la guerre dans l’espace public ?
Oui, l’intention est bien de provoquer des réactions quand j’interviens dans l’espace public. Les projets que je mets en place traversent souvent des contextes politiques, des zones géographiques et historiques; ils prennent comme point de départ des images-événements de notre mémoire collective. Guerre et violence, mais aussi résistance sont parmi ces images collectées et déplacées vers l’espace public. Il s’agit pour moi d’interpeller le regardeur sur les failles et les injustices générées par un système dominant-dominé qui régit le récit de l’Histoire et le fonctionnement des sociétés actuelles.

Votre œuvre est parcourue, de manière subtile, par le thème de la lutte, de la guerre, de la violence infligée à l’autre, par une nation sur une autre (comme les métaphoriques B52 de The Shadow, ou les avions de Détournements 1 to 6). Pourquoi ces thèmes récurrents dans votre travail ?

Violence, lutte et guerre sont comme tissées dans les structures de l’interaction sociale et très profondément ancrées dans nos sociétés actuelles. La présence de The Shadow tente de révéler cet ancrage, de le rendre visible là où tout est fait pour qu’on l’oublie. Cette ombre du bombardier (qui a fait le plus de guerres sur la plus longue période de l’histoire) fait lever la tête de celui qui regarde, pour noter l’absence de l’avion et rappeler ainsi qu’il se déplace ailleurs, en même temps, en Irak ou en Afghanistan. Dans la série Détournements, des avions de guerre sont comme retenus dérisoirement par quelques slogans d’artistes, et ces assemblages improbables, mêlant dispositif publicitaire, armes de destruction et poésie utopiste, demandent à celui qui regarde de creuser ces imbrications complexes de la guerre et du spectacle. Le regard que je porte sur la violence et la lutte se situe ainsi sur leur fusion inextricable avec la vie quotidienne.

De fait, pensez-vous votre travail en tant qu’artiste comme « politique » ?
Oui, quand je parle de ceux qui résistent par exemple, comme dans la série des Sculptures anonymes ou dans les impressions numériques Counter-Memories et ce dans un rapport très direct à l’activisme. Dans d’autres pièces, j’avance de façon plus subtile en pervertissant des systèmes de représentation, en y glissant des parasites qui transforment des images “jolies ou décoratives” en terrain politique à investir.

Brigitte Zieger, The Shadows.

Brigitte Zieger, The Shadows. Photo: © Brigitte Zieger

Et en tant que femme ? Comme « féministe » ?
Pour moi l’engagement politique et le féminisme sont étroitement liés, car je mets au centre de mes réflexions la question de la domination et la violence qui en découle. Je préfère donc tendre vers un féminisme subversif, qui va au-delà de la simple revendication d’accession des femmes à l’égalité dans une société de structure patriarcale, pour défendre des idées plus utopiques d’anti-autoritarisme et de révolution des mentalités. Et là, ce n’est pas qu’une affaire de femmes, ces questions concernent toute l’espèce humaine. En ce qui concerne la guerre, je privilégierais l’approche de Virginia Woolf qui prône un “désengagement stratégique des femmes du système de guerre”, qui au fond ne les concernent pas et auquel elles n’ont pas à participer, au contraire de certaines factions des suffragettes qui proposaient leur soutien à la guerre pour obtenir leur émancipation.

Vous avez par exemple réalisé une installation auscultant les identités féminines / masculines avec Hits & Misses (qui porte le nom d’une série mettant en scène une tueuse transsexuelle, un hasard…), quel est le but de ce travail ?
Cette série de vidéos performatives, laisse effectivement une ambiguïté sur l’identité du personnage principal, qui est en réalité un cascadeur déguisé pour me ressembler et prendre ainsi le rôle de l’artiste; mais le titre ne vient pas de la série, il vient d’un disque réalisé suite au combat illégal de Cassius Clay, car interdit de ring pour avoir été objecteur de conscience. L’acte du cascadeur est assez impressionnant à voir, car il chute de façon répétée en traversant un sol et un plafond puis subit l’effondrement d’un mur qui l’ensevelit après une lutte vaine. L’action sans narration filmique isole ainsi la chute de l’artiste et de l’espace architectural du “white cube” qui évoque clairement le lieu d’exposition. C’est donc la situation de l’artiste et sa possible chute qui est au centre de ce travail.

Vous utilisez à peu près tous les médiums de l’art contemporain (vidéo, dessin, sculpture), quelle est la part du numérique dans vos dispositifs et dans vos œuvres ? Oui, effectivement, j’aime changer de médium. La part du numérique est assez importante, notamment avec les films animés de la série des Wallpapers [des papiers peints animés], mais aussi avec la création d’images numériques comme les Détournements. Cette pratique a pris une plus grande ampleur cette année avec la série des Counter-Memories, de grandes impressions numériques faites de multiples manipulations de l’image, dont la création d’espaces et de faux reliefs, qui donnent l’illusion de sculptures ou de bas-reliefs.

Brigitte Zieger, Tank Wallpaper.

Brigitte Zieger, Tank Wallpaper. Photo: © Brigitte Zieger/ADAGP

Quelle est l’importance d’Internet dans votre travail ? Un terreau fertile d’idées, d’images, de stéréotypes à renverser ?
Internet est une source importante de mes recherches d’images et le point de départ de la plupart de mes réalisations. Je suis toujours intéressée par l’image la plus citée, la plus connue, celle qui semble effectivement rentrer dans l’histoire collective par les clics multiples dont elle fait l’objet. Ce qui m’intéresse alors c’est de trouver une forme à ces images qui réactive leur pouvoir de provocation et de les confronter ainsi au présent (par exemple avec les Sculptures anonymes).

Plus généralement, à votre avis, Internet et les médias numériques sont-ils l’avenir de la contestation et de l’action politique ? Ou au contraire, qu’est-ce qui serait susceptible de freiner l’activisme, en réseau et dans les médias numériques, dans le futur ?
Je ne sais qu’en penser. Les réseaux sociaux permettent de lancer des actions de façon incroyablement rapide et efficace, ils fonctionnent très bien pour des actions ponctuelles ou les pétitions. En même temps, c’est toujours étrange de constater que s’organiser politiquement de façon plus globale semble être difficile aujourd’hui. Il y a une sorte de contradiction entre l’immense possibilité d’Internet comme arme politique internationale et son usage réel. Il faut espérer que  les générations à venir sauront mieux l’utiliser afin de créer de véritables mouvements politiques. Pour cela, il faudrait que se développe une fluidité plus grande entre l’écran et le réel, entre le réseau et la rue. Je pense que l’action politique a une dimension poétique, voire romantique, générée par l’esprit de communauté auquel Internet ne peut se substituer.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

> www.brigittezieger.com

Avec leur communication qui surfe sur toutes les facettes du kitsch communiste de l’ère soviétique et use de tous les clichés proposés par la révolution prolétarienne telle qu’on l’envisageait il y a plus de cinquante ans, Dmytri Kleiner et Baruch Gottlieb, alias Telekommunisten, forment une entité à la fois techniquement pointue et politiquement engagée. Idéologues nostalgiques des années qui virent éclore un Internet libre, les Telekommunisten font partie de ceux qui pensent que, remanié, l’Internet sauvera le genre humain.

Telekommunisten, R15N.

Telekommunisten, R15N. Photo: D.R.

#Art, #Politique, #Technologie sont les mots clés de Telekommunisten (accompagnés des hashtags appropriés bien entendu), une cellule d’activistes politiquement engagés dont les actions se répertorient aussi bien dans le domaine de l’art que celui des nouvelles technologies de communication en réseau. De fait, vous auriez tort de ne pas prendre les Telekommunisten au sérieux sous prétexte que ceux-ci cultivent une esthétique directement issue de la « Grande révolution » des « années d’or » du communisme international.

En effet, derrière une façade volontairement rétro, cultivant avec humour l’iconographie des riches heures de la révolution prolétarienne, Dmytri Kleiner — fondateur Allemand (russe de naissance) de Miscommunication technologies et auteur de The Telekommunist Manifesto — et l’artiste multimédia Canadien Baruch Gottlieb (auteur de My Gratitude for Technology) proposent un programme cohérent, proclamant un retour aux valeurs fondamentales du web : le partage, l’ouverture, la transparence. Les slogans The Revolution Is Calling (qui tient lieu d’en-tête à leur portail sur Internet) ou Pas de patron, pas d’investisseur, pas de business plan illustrent bien les intentions de ces iconoclastes connectés : l’avènement d’un web libre et ouvert, où le partage serait une valeur incontestée.

 

Bakounine, Marx et Engels version 2.0
Depuis sa création à Berlin en 2006, toute l’activité de Telekommunisten consiste en une virulente critique du passage d’un web ouvert et décentralisé (dans les années 80 et 90) à celui d’un espace de plus en plus dédié aux plateformes propriétaires (comme c’est le cas de la plupart des plateformes de e-commerce actuelles). Sous l’égide du révolutionnaire Michail Aleksandrovitch Bakounine, de Karl Marx ou encore du philosophe et théoricien socialiste allemand, Friedrich Engels,  ils rédigent The Telekommunist Manifesto. Un document dans lequel le collectif Berlinois questionne les technologies de la communication sous l’angle de l’économie politique, en s’intéressant particulièrement à tous les modèles économiques alternatifs, permettant une action collective en faveur d’une société libre.

Parmi ceux-ci, Die Telekommunisten propose un anti-Twitter (ou Facebook) nommé R15N. Un réseau social via téléphone mobile conçu comme une plateforme indépendante permettant la communication instantanée entre diverses communautés. Présenté au festival Transmediale de Berlin en juin 2014, R15N fait suite à la création de Thimbl, un service de microblogging qui s’appuie sur les technologies originelles du Net (et mêmes précurseurs de celui-ci), à l’image d’un protocole comme Finger (une des premières commandes informatiques créées dans les années 70), qui ne nécessite pas d’application spécifique. Décentralisé et configurable par l’utilisateur, Thimbl pourrait être une alternative à Twitter, en terme de réseau social très largement accessible.

Dmytri Kleiner, The Telekommunisten Manifesto

Dmytri Kleiner, The Telekommunisten Manifesto. Photo: D.R.

 

L’alternative Telekommunisten
Parmi les autres projets du collectif Germano-Canadien, on trouve également Dialstation, un service de communications longue distance à bon marché, Trick, qui propose du micro-hébergement de données à moindre coup, ou encore, plus ironiquement, Deadswap, un système de partage de fichiers AWFK (away from keyboard, comprendre « en live »), où les utilisateurs s’échangeraient des données de la main à la main grâce aux clés USB. On le voit, les Telekommunisten ne se contentent pas de remettre en cause les pratiques technologiques de nos contemporains, avec beaucoup d’humour, mais aussi de bon sens dans un monde de plus en plus contrôlé, ils remettent l’humain au centre des préoccupations des réseaux « dits sociaux ».

La valeur de l’échange, le peer-to-peer, étant une notion fondamentale et bientôt oubliée du net, Dmytri Kleiner et Baruch Gottlieb opposent à l’État capitaliste centralisé Client-Serveur un communisme peer-to-peer. Comme le précise Dmitry Kleiner, le partage est la raison d’être d’Internet. Déjà, à l’origine, Usenet, l’Email, IRC, toutes ces plateformes décentralisées qui n’étaient la propriété de personne, ont permis les connexions sociales, l’émergence du journalisme citoyen, le partage de photos (1).

Dans son manifeste publié en 2010, Kleiner oppose d’ailleurs ce qu’il nomme le « Venture Communism », soit un idéal qui prône l’auto-organisation des travailleurs et de la production comme moyen de lutte de classe au classique « Joint Venture »» du capitalisme (technique financière permettant la coopération entre des sociétés qui possèdent des compétences complémentaires, et ironiquement, le seul moyen d’accès des firmes étrangères voulant s’implanter dans les ex-pays communistes). De son côté, sous l’angle artistique, Baruch Gottlieb, en compagnie de l’artiste Sénégalais Mansour Ciss Kanakassy crée l’Afro, première monnaie unique destinée à l’Afrique. L’idée derrière cette initiative purement artistique, présentée à la Biennale des arts de Dakar (Dak’art 2004), étant la création d’un symbole d’espoir et d’un outil permettant de rêver concrètement (économiquement) au panafricanisme, tout en remettant en cause la toute puissance du Franc CFA. Une autre sorte d’alternative en somme.

 

Telekommunist, un manifeste
Appliquant les leçons du marxisme à l’ère de l’Internet, les Telekommunisten partent du principe que la société est composée de relations sociales. Celles-ci forment les structures qui la constituent. Les réseaux informatiques, comme les systèmes économiques, peuvent être alors décrits en termes de relations sociales. Pour Dmitry Kleiner, les partisans du communisme avaient depuis longtemps imaginé des communautés égalitaires dont les réseaux peer-to-peer seraient la clé de voûte architecturale. Inversement, le capitalisme, lui, dépend du privilège et du contrôle. Il prétend que les réseaux informatiques ne peuvent être conçus sans des applications centralisées, selon la hiérarchie client-serveur. Selon cette théorie, c’est l’économie qui façonne le système des réseaux. […] Les travailleurs du monde ne sont pas tenus de faire face aux problèmes imposés par le capitalisme et les grandes sociétés corporatives (2). Pour les Telekommunisten, il est clairement temps de reprendre les rênes de ce qui était légalement et initialement du domaine public, librement accessible et distribuable, il y a quelques années encore.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

Photo: D.R.
http://telekommunisten.net

(1) The Telekommunist Manifesto, Dmitry Kleiner (Institute of Network Cultures Hogeschool von Amsterdam, ISBN/EAN 978-90-816021-2-9
(2) Ibid

 

!Mediengruppe Bitnik est un groupe d’artistes basés à Zurich et à Londres. Nous nous sommes formés il y a environ dix ans. Le travail du collectif porte sur les potentialités et les possibilités offertes par les espaces et les réseaux publics. La stratégie des !Mediengruppe Bitnik se réfère à l’impact des médias sur la société, qu’ils soient numériques ou analogiques. Leur principe action est le détournement.

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Photo: D.R.

Si nous devions nommer notre pratique artistique, nous dirions qu’elle est exploratoire et interventionniste. Parmi celles-ci, le Hacking est une de nos stratégies principales. Nous nous emparons des différentes stratégies à l’œuvre dans le Hacking et nous les transformons en pratiques artistiques. Par là même, si un Hacker est considéré comme une personne qui jouit de sa connaissance des systèmes informatiques et de leur exploration, tout en étendant les capacités de ces systèmes à des utilisations auxquels n’ont pas forcément pensé les utilisateurs lambda (1), nous, en tant qu’artistes, nous utilisons les systèmes sociétaux et culturels comme matériaux artistiques.

En utilisant le Hacking comme stratégie artistique, nous tentons de recontextualiser le familier pour en proposer une nouvelle lecture. Nous sommes, par exemple, connus pour être intervenus au sein de l’espace de surveillance vidéo londonien du CCTV, et avoir remplacé les images vidéo d’origine par des invitations à jouer aux échecs. Au début de l’année 2013, nous avons envoyé un colis au fondateur de Wikileaks, Julian Assange, réfugié à l’ambassade équatorienne à Londres. Le paquet contenait un appareil photo qui a diffusé son voyage à travers le système postal en direct sur Internet. Nous appelons ce travail un SYSTEM_TEST ou une pièce de Mail Art Live. Avec nos œuvres nous formulons des questions fondamentales concernant les questions contemporaines.

À part Delivery for Mr. Assange qui a été très médiatisé (2), parmi nos actions les plus significatives nous voulons citer Opera Calling. Du 9 mars au 26 mai 2007, des micros cachés dans l’Auditorium de l’Opéra de Zurich ont transmis les spectacles de l’Opéra sur des téléphones choisis au hasard parmi les lignes terrestres [inverse des lignes de téléphone mobile, NDR] de la ville de Zurich. Dans le plus pur style des services de livraison à domicile, toute personne qui décrochait son téléphone pouvait écouter une représentation d’opéra en cours via une connexion en direct avec un micro caché. Nous avons retransmis ces spectacles à plus de 4363 abonnés. L’Opéra de Zurich a cherché les micros et déclaré qu’ils intenteraient une action en justice si les transmissions ne cessaient pas. Cela a lancé un débat dans les médias sur la propriété culturelle et les subventions culturelles. Finalement, l’Opéra a décidé de tolérer Opera Calling comme une amélioration temporaire de leur répertoire (3).

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Scan.

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Scan. Photo: D.R.

Il y a donc aussi Surveillance Chess, l’opération de Hacking du réseau de surveillance de la CCTV à Londres dont je parlais plus haut, mené à l’occasion des Jeux olympiques en 2012.  Une station de métro est l’un des espaces publics les plus surveillés au monde. !Mediengruppe Bitnik a intercepté le signal d’une des caméras de surveillance du métro londonien. Le principe est « simple ». Au moment où nous prenons le relais, l’image de surveillance disparaît et un échiquier apparaît sur le moniteur avec une voix dans les haut-parleurs qui dit : Je contrôle votre caméra de surveillance aujourd’hui. Je suis celui avec la valise jaune. L’image revient sur une femme avec une valise jaune. Puis l’image passe à l’échiquier. Que diriez-vous d’un jeu d’échecs ?, demande la voix. Vous êtes blanc. Je suis noir. Appelez-moi ou envoyez-moi un texto pour jouer. Mon numéro : 07582460851 (4).

Il y a également une autre pièce de Mail Art Live nommé Random Darknet Shopper. En 2014 nous avons créé un bot de shopping automatisé auquel nous avons alloué $100 en Bitcoins par semaine. Une fois par semaine, le bot se rend dans le darknet, achète au hasard un item et nous envoie un mail. Les objets sont actuellement exposés au sein de The Darknet. From Memes to Onionland, une exposition présentée au Kunst Halle de St. Gallen (Suisse).

Actuellement nous sommes très intéressés par les interactions offline/online dans le monde de l’art. Quelles sont les stratégies et les outils pour devenir actif dans ces espaces « publics » crées online et offline ? Comment pouvons-nous utiliser ces espaces dans les pratiques de l’art contemporain ? Nous constatons que la frontière entre offline et online devient de plus en plus floue. Tout est de plus en plus interconnecté. Le digital occupe de plus en plus d’espace physique « réel », se connecte de plus en plus avec le corps humain. Les technologies nomades et « mobiles » ont joué un grand rôle dans ses interconnections.

Dans cet univers interconnecté les questions de réseaux anonymes, d’identité (collective), d’archivage/de perte, de présence/absence, s’appréhendent sous un jour nouveau et intéressant. Dans certains de nos travaux récents, nous avons commencé à explorer ces espaces avec des interventions et des performances en ligne. Nous croyons que cet espace est intéressant pour l’art contemporain. Nous pensons que pour être pertinent, l’art doit devenir global, s’étendre aux espaces et au sujet des réalités qui nous entourent. Nous souhaitons explorer des pratiques artistiques en temps réel qui s’engagent avec les univers interconnectés, les médias en ligne: pratiques que nous nommons RRRRRRRadically Realtime.

!Mediengruppe Bitnik, The Darknet - From Memes to Onionland. An Exploration.

!Mediengruppe Bitnik, The Darknet – From Memes to Onionland. An Exploration. exposition à la Kunst Halle St. Gallen, Suisse, Octobre 2014 / Janvier 2015

Est-ce que les réseaux de communication facilitent l’action politique contemporaine ? Oui et non. Oui, il est plus facile de se connecter à un réseau d’activistes. L’interconnexion entre les mondes offline et online nous donne un certain pouvoir dans le monde physique et digital. Les réseaux digitaux distribuent l’information efficacement, et permettent aux gens de se connecter les uns aux autres, d’organiser des choses concrètes dans le réel. D’un autre côté, non. Internet et les mobiles ont également permis la surveillance de masse. Cela rend plus facile à contrôler et à réprimer l’action politique, déjouant ainsi la dissidence et le pouvoir de décision de l’opinion.

Actuellement !Mediengruppe Bitnik se concentre sur les Darknets. Ces réseaux qui se situent au-delà de l’information quotidienne visitée par la majorité des utilisateurs d’Internet. C’est une autre forme d’Internet administrée par des millions d’utilisateurs, mais ignorée des publics traditionnels. C’est une sous-culture d’Internet, formé par des réseaux décentralisés, cryptés et anonymes. Un monde parallèle de communication. La vie en ligne devient plus importante que divers aspects de nos vies offline, les forces à l’extérieur vont de plus en plus essayer de la contrôler et de la gouverner.

Après les fuites de l’affaire Snowden, nous estimons que les rapports de force changent. Depuis, il est devenu clair que le Web classique est une machine de surveillance gigantesque. De plus en plus de personnes comptent sur les réseaux anonymes, comme TOR, pour échapper regards indiscrets. Ce sont des logiciels et  des réseaux qui s’appuient sur le chiffrement et les logiciels de cryptage. Cela nous intéresse forcément, que nous soyons journalistes, dissidents, militants, artistes ou codeurs, etc.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org

(1) Définition de « Hacker » extraite de The Jargon File, a glossary of computer programmer slang.

(2) http://next.liberation.fr/arts/2014/02/24/julian-assange-avec-accuse-de-reception_982608

(3) https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org/o/

(4) https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org/s/

Hans Bernhard et Lizvlx d’UBERMORGEN ne se considèrent pas comme des activistes politiques, mais comme des actionnistes. De fait, s’il fallait donner un nom à la politique contre laquelle se bat ce duo d’artistes suisse austro-américain depuis la fin des années 90, ce serait « Politic of Terror ». Voilà près de 15 ans maintenant qu’UBERMORGEN subvertit le monde des médias, et particulièrement internet. Leur œuvre, engagée, pluridisciplinaire et multimédia par essence (« super-enhanced » comme ils aiment à le dire) est en constante évolution, tout comme le monde qui l’abrite.

Ubermorgen, Perpetrator.

Ubermorgen, Perpetrator. 2008. Photo: © Ubermorgen.

Hans Bernhard et Lizvlx sont très clairs quand il s’agit de nommer leurs actions artistiques. Héritier du mouvement Dada et des actionnistes viennois, le duo déclarait en 2013 : Nous n’avons aucun agenda politique dans notre travail… Nous ne sommes pas des activistes. Nous sommes des actionnistes dans la tradition expérimentale de l’Actionnisme Viennois — nous utilisons les médias internationaux, la communication et les réseaux technologiques, notre corps est le capteur ultime et immédiat… Ce que nous faisons n’est pas du pop art; c’est de l’art rupestre (1). Depuis 1999, date de leur rencontre, UBERMORGEN s’est fait connaître en créant, entre autres, un site web permettant de vendre (et acheter) aux enchères, des votes pour l’élection présidentielle américaine de 2000.

Ensuite, Hans Bernhard et Lizvlx ont lancé le débat sur le vote numérique, les tentatives politiques d’assimiler les néo-nazis en Allemagne, la société et l’esthétique de guerre, l’industrie du jeu, l’aspect tentaculaire et suprématiste de Google, ou l’esclavage 2.0 du groupe de vente en ligne Amazon. Aujourd’hui les deux d’UBERMORGEN font surtout parler d’eux suite à leur « adoption » de l’Américain Chris Arendt. Un ex-garde de la prison de Guantanamo Bay, enrôlé par les artistes dans le but de dénoncer les pratiques employées par le gouvernement US sur leurs « black sites » (les prisons secrètes de la CIA).

Écho de Guantanamo

La mise en place des « black sites » par le gouvernement et les services de renseignement américains n’est plus un secret pour personne. On le sait depuis la révélation de leur existence par le Washington Post en 2005, divers pays d’Europe dont la Grèce, la Roumanie et la Pologne, abritent des lieux de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus. Dans Superenhanced, vaste projet artistique plurimédia (2), UBERMORGEN invite l’ex-garde de Guantanamo Chris Arendt en le prenant comme modèle et en s’appuyant sur ses témoignages. Mais la collaboration tourne court : profondément perturbé, le jeune homme devient vite incontrôlable. Suite à une crise de délire sévère, il est arrêté et enfermé par la police autrichienne.

Ubermorgen (Hans Bernhard et Lizvlx) accompagnés de Chris Arendt.

Ubermorgen (Hans Bernhard et Lizvlx) accompagnés de Chris Arendt. Photo: D.R.

À la manière des Actionnistes Viennois, les artistes se réapproprieront cet épisode d’hystérie tragi-comique, et l’intègrent à leur travail. Cela deviendra Perpetrator, partie de leur projet Superenhanced sous-titrée avec humour Gonzo research gone bad! Pour la vidéo Superenhanced – V2E1 (3), UBERMORGEN crée un logiciel d’interrogatoire que les visiteurs peuvent utiliser et qui s’inspire des techniques utiliser sur les potentiels terroristes et ennemis de la nation par le renseignement et l’armée Américaine. Au montage, les extraits de la vidéo finale réalisée à partir des choix du public montrent Chris Arendt imitant les attitudes des soldats, saluant, opérant dans des bâtiments qui évoquent la fameuse prison (en réalité filmé à Südbahnhof, une gare désaffectée de Vienne).

À propos des pratiques comme la torture, le duo UBERMORGEN note : Les événements et les pratiques psychotiques passent inaperçus et nous les acceptons lentement, au fil du temps, pour finir par s’acclimater et se familiariser avec elle. En mêlant des moments de blancheur aveuglante avec la noirceur du black out, se crée un mélange unique de douleur physique et de techniques d’interrogatoire symbolisé par le logiciel que nous avons créé pour l’occasion. Nous n’avons pas à imiter la réalité — notre monde est déjà mis en scène, superficiel et glamour, mais l’utilisateur peut en éprouver la perversion omniprésente (…). Nous rejetons la notion de torture comme légitime défense, mais nous l’acceptons comme partie de la culture rock (4). L’œuvre finale, montée en vidéo, est accompagnée du titre de Rage Against The Machine, Bullet In The Head.

Magneto avait raison !

Au sein de la saga X-Men, série de comics crée par le scénariste Stan Lee et le dessinateur Jack Kirby, le personnage de Magneto est un super-vilain dont l’unique but et de contrer les super-héros mutants du Professeur Xavier. C’est aussi le personnage le plus ambigu de l’histoire des comics US. Quand les lecteurs découvrent en 1985 que Magneto est un survivant de la Shoah, on comprend alors son angoisse de voir une race de mutants supérieurs prendre le pouvoir sur la race humaine. Lui qui a subi les horreurs au nom de la suprématie aryenne prônée par les Nazis.

Ubermorgen, Userunfriendly. Octobre/Novembre 2013.

Ubermorgen, Userunfriendly. Octobre/Novembre 2013. Photo: © Caroll / Fletcher.

Au fil de la série, on se rend compte que les agissements de Magneto, aussi dommageables soient-ils, sont en réalité dirigés par une éthique humaniste qui, si elle est discutable, prend sa source dans la peur de l’idéologie totalitaire. Sur une fameuse photo de Hans Bernhard et Lizvlx, accompagnés de Chris Arendt, on peut voir se dernier porter un tee-shirt orné du slogan Magneto Was Right. C’est aussi cette idéologie que veut combattre UBERMORGEN. Celle d’un pays, les États-Unis, dont les visées qu’ils jugent suprématistes et totalitaires font plus de mal que de bien au monde qu’ils occupent.

Critique plurimédia super-renforcée

En novembre 2013, le duo d’artistes donne sa première exposition à Londres. Userunfriendly. Comme son titre l’indique (user friendly est un terme informatique signifiant « convivial »), on peut comprendre qu’Userunfriendly signifie tout son contraire et se veut encore une fois provocateur. L’événement est présenté comme suit par le site du galeriste Carroll Fletcher : L’exposition présente des installations, des vidéos, des sites web, des actions, des gravures, des peintures à l’huile numériques pixélisées et des photographies, dans une exploration super-renforcée (superenhanced) et hyper-active, de la censure, la surveillance, la torture, la démocratie, le commerce électronique et la novlangue (4).

On le voit, le « body of work » d’UBERMORGEN ne change pas ou peu. Hans Bernhard et Lizvlx tentent d’y exercer au mieux leur esprit critique, usant de tous les médias à leur disposition afin de mettre en évidence les défauts, les hypocrisies et les dysfonctionnements qui se jouent actuellement, au niveau local, international, géopolitique et économique. Pour cela, ils examinent les usages et les normes actuelles avec distance, dans une remise en question totale des idées profondément intégrées et des comportements standardisés de la société occidentale.

 

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La politique de l’art », mars / mai 2015

 

www.ubermorgen.com

 

(1) Userunfriendly, A Conversation between Edward Snowden and UBERMORGEN
(2) www.superenhanced.com
(3) http://vimeo.com/23060621
(4) Userunfriendly, A Conversation between Edward Snowden and UBERMORGEN
(5) www.carrollfletcher.com/exhibitions/19/overview/

 

Luzinterruptus est un groupe artistique anonyme, originaire de Madrid en Espagne, et qui s’est spécialisé dans les interventions urbaines et principalement clandestines. En utilisant la lumière comme médium, la ville comme espace d’intervention et la nuit comme écrin, le collectif officiellement composé de deux têtes — mais sans doute plus large — a réalisé de nombreuses actions artistiques éphémères et participatives, derrière lesquelles se cachent souvent des considérations sociales, citoyennes, écologiques ou plus simplement politiques.

Luzinterruptus, The Police Are Present.

Luzinterruptus, The Police Are Present. Photo: © Gustavo Sanabria

On se souvient ainsi de leur intervention The Police Are Present qui était venue « habiller » en pleine nuit une trentaine de véhicules lambda d’un quartier madrilène d’environ 200 barquettes de poulets recouverts de papiers colorés, simplement déposés sur les toits des véhicules, et dans lesquels le groupe avait camouflé des batteries de LEDs clignotants, créant ainsi une profusion de voitures policières symboliques afin de protester contre la nouvelle loi de sécurité civile de la ville. Plus récemment, au début du mois de décembre, le collectif est allé manifester à sa manière devant le ministère de la santé espagnol, en déposant 200 seringues lumineuses en signe de protestation contre une série de décisions et de prises de position de l’institution en question (gestion du cas de l’infirmière espagnole victime d’Ebola, tentative de réforme de la loi sur l’avortement, commentaires du ministre espagnol de la Santé sur les soins à ne pas prodiguer aux immigrants illégaux), provoquant ce coup-ci une intervention rapide des forces de l’ordre pour démonter le dispositif.

Toutefois, en dépit de la nature activiste de leurs interventions, Luzinterruptus revendique fortement un principe de non-violence dans leur déroulement. Nos actions artistiques sont parfois à la limite de la légalité, explique R…, jeune femme membre du collectif, rencontrée il y quelques semaines à Bordeaux pour la mis en place de l’installation Baignade Interdite dans le cadre de la Biennale PanOramas. Elles sont polémiques, mais jamais destructrices. On ne casse rien, mais comme on intervient la nuit, qu’on joue sur une certaine esthétique de la lumière, elles ont souvent un certain écho sans qu’on ait véritablement de problèmes avec la justice.

Luzinterruptus, Baignade Interdite. Biennale PanOramas, Parc de L’Ermitage de Lormont, septembre 2014.

Luzinterruptus, Baignade Interdite. Biennale PanOramas, Parc de L’Ermitage de Lormont, septembre 2014. Photo: © Florent Larronde.

Symboles et participation

Présentée au Parc de L’Ermitage de Lormont, à côté de Bordeaux, dans le cadre de La Nuit Verte du festival, Baignade Interdite renvoie à une autre facette du groupe, celle d’une quête symbolique et d’un profond intérêt pour la nature humaine et les processus de création participatifs. Il y a quelque temps, le collectif s’était déjà immergé au sein d’un quartier d’une ville lituanienne dans le cadre du festival UIT pour la réalisation de l’installation Street Heartbeats. Celle-ci induisait la fabrication de cent cœurs symboliques, des sachets plastiques mis en lumière, suspendus aux arbres d’un parc et contenant des clichés des habitants du secteur réalisés par des photographes de la ville les semaines précédant la performance et trempant dans un bain révélateur de liquide rouge.

Pour Baignade Interdite, deux jeunes femmes du collectif se sont donc introduites pendant plusieurs semaines dans le quotidien des habitantes du quartier pour créer la matière première de l’installation : l’intégration de LEDs dans 1200 gants plastique. Ce sont elles qui se sont proposées directement pour nous héberger, poursuit R… au sujet de leurs hôtes locales. On aime bien s’immerger au milieu des gens avec qui on travaille et on aime travailler avec des femmes. C’est souvent plus facile de travailler avec elles, car, pour nos projets, on doit souvent voir sur place comment les choses peuvent se dérouler. On fait souvent des adaptations en fonction des contraintes.

En l’occurrence, ce principe d’adaptation sur le projet a été bien réel. À l’origine, Baignade Interdite devait en effet se présenter sous la forme d’un dispositif de pantalons et de chemises flottant sous la surface de l’eau du lac du parc de Lormont, éclairé par des LEDs intégrés aux vêtements dans une représentation de corps symboliques noyés. Mais, cela ne fonctionnait pas. L’eau était trop laiteuse, détaille R… On ne voyait pas assez bien. On a donc repensé le projet en reliant les LEDs à des gants. On dispose de 1200 gants, donc c’est du travail. Mais les gens nous ont suivis. On a fait des essais [deux jours avant le jour J !] et comme ça a marché on est parti là-dessus. De toute façon, la phase de test doit être rapide. Ça participe de notre côté interventionniste.

Luzinterruptus, Street Heartbeat. 2014.

Luzinterruptus, Street Heartbeat. 2014. Photo: © Gustavo Sanabria

L’hyperconsommation ciblée

La monumentalité diffuse du dispositif, exhibant la fascinante ligne de flottaison de mains sortant de l’eau comme autant de prisonniers sous-marins cherchant à fuir leur prison liquide, se retrouve dans d’autres créations de Luzinterruptus. La toute dernière pièce du collectif, Anti-Franchise Paper Hearts, présentée juste avant Noël dans la ville anglaise de Stroke-on-trent était ainsi un arbre de Noël géant composé de 2000 sacs plastiques contenant des déchets plastiques recyclables.

Luzinterruptus avait déjà mené un projet similaire l’an passé lors du festival Lumiere de Durham, toujours en Angleterre. Mais, le dispositif gagnait cette année en dimension, la réalisation de cet arbre de plus de 6 mètres de haut ayant mobilisé particuliers, associations et écoles pendant sept jours d’ateliers. Cette critique évidente de nos sociétés d’hyperconsommation et de nos mauvaises gestions des déchets plastiques est d’ailleurs loin d’être finie, puisque l’imagination débridée de Luzinterruptus dispose dans ses cartons d’autres projets du même acabit comme The Plastic We Live With. Celui-ci entend remplir en une nuit tout un bâtiment urbain de milliers de ballons en plastique qui déborderaient littéralement par portes et fenêtres en signe de dénonciation de notre surconsommation de cette polluante matière pétrolifère.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La politique de l’art », mars / mai 2015

 

www.luzinterruptus.com

Spécialiste du photomontage, Peter Kennard a toujours présenté son travail comme une manière d’utiliser des images iconiques facilement reconnaissables et de les rendre inacceptables. Une logique militante qui se traduit encore aujourd’hui dans des dispositifs multimédia réalisés avec l’artiste Cat Phillipps.

Peter Kennard, Photo Op, photomontage, 2005.

Peter Kennard, Photo Op, photomontage, 2005. Photo: D.R. / Kennard / Philipps.
Photo Op,

C’est à travers la plastique percussive du photomontage que l’artiste londonien Peter Kennard s’est fait connaître à la fin des années 60. Guerre du Vietnam, nucléaire, puis atteinte aux libertés croissantes dans les pays occidentaux depuis les évènements du 11 septembre : les sujets que Peter Kennard a choisis comme support de son esthétique critique renvoient à des mécaniques politiques érodant progressivement les libertés civiles. Son célèbre photomontage Photo Op, présentant le cliché grinçant d’un Tony Blair tout sourire effectuant un « selfie » devant un paysage pétrolifère en feu en pleine guerre d’Irak a fait le tour du monde, tout en essuyant une sérieuse censure dans son pays d’origine : l’image a en effet été interdite de diffusion dans l’espace public au Royaume-Uni.

Pas de quoi pourtant changer les convictions d’un artiste profondément engagé, dont ce travail symbolisait autant sa nouvelle approche artistique, plus multimédia grâce à sa collaboration désormais dans la durée avec l’artiste Cat Phillips — leur collaboration entamée en 2002 en réaction à la guerre en Irak s’est depuis élargie à la dénonciation des logiques globales, guerrières, mais aussi économiques, des États et des grandes multinationales de la planète —, que la nécessaire prise en compte dans son champ d’investigation artistique de l’évolution de nos sociétés modernes, littéralement bombardées d’images de toute origine (télévisuelles, mais aussi technologiques et « en réseau », avec l’avènement des tablettes et la prolifération de sites Internet, de plateformes de réseaux sociaux, créant un inévitable effet de surenchère médiatique audiovisuelle) à longueur de journée.

Télescopage médiatique
Dès que l’on se lève le matin, on est littéralement bombardé d’images, confirme Peter Kennard. La plupart d’entre elles n’ayant d’ailleurs pour but que de nous vendre des produits dont nous n’avons pas besoin. En tant qu’artistes travaillant sur des photomontages, et utilisant donc l’image comme matière première, nous ne pensons pas qu’il existe une méthode spécifique et unique pour combattre cette agression, si ce n’est celle d’essayer de critiquer ouvertement cette mainmise médiatique des grandes entreprises en montrant les connexions entre des images que la sphère néolibérale essaye de garder hermétiquement séparées. Des photos de leaders politiques et des nervis des grandes entreprises peuvent ainsi entrer en résonance lorsqu’on les fait se télescoper, en vertu des conséquences de leurs actions. Ce genre de montage permet de montrer la collusion de leurs actions en termes de création de pauvreté, de mort et de maintien des privilèges d’une minorité richissime. Tout ce qui se cache derrière le masque figé de leurs sourires.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014. Photo: © Kristian Buus

Le fait est que, pour mener ce combat, Peter Kennard utilise paradoxalement de plus en plus les flux d’Internet pour trouver la matière première à la réalisation de ses œuvres. Dans les années qui ont suivi l’invasion de l’Irak, notre travail avec Cat [Phillipps] s’est de plus en plus basé sur un mélange d’images numériques combinées avec de la peinture, du fusain ou autre, poursuit Peter Kennard. Cela nous permet aussi de rendre notre travail accessible en ligne via notre site web et des téléchargements gratuits. C’est une manière pour nous d’utiliser aussi Internet au profit de notre cause. Dans le cas de Photo Op, cela a ainsi permis que l’image soit diffusée et utilisée par de nombreux collectifs anti-guerre.

L’œuvre la plus récente et la plus représentative de cette attaque conjointe contre la logique belliciste des États et sa connexion avec la grande finance est sans nul doute l’installation Demotalk, un environnement physique hostile constitué de murs brûlés, d’interventions manuelles et d’écrans mettant en rapport chefs d’États et d’entreprises dans un contexte sonore prégnant de bruits de guerre, d’artillerie, mais aussi de revendications contestataires émanant de la rue. Nous l’avons conçue à la fois comme une installation et une performance, revendique Peter Kennard.

Demotalk a été créé pour le Festival d’Édimbourg 2014. L’idée de cette pièce était aussi de démystifier le principe de création d’une œuvre. La performance commence comme une simple présentation orale de notre travail, puis cela dégénère rapidement dans un exercice plus théâtralisé, où nous trifouillons des piles de journaux, où nous déchirons des images de couverture montrant nos grands leaders politiques pour dévoiler des images sous-jacentes. On déchire, par exemple, une page du Financial Times où apparaît Barrack Obama pour révéler en-dessous une image d’attaque de drones. On déchire une page avec Vladimir Poutine pour dévoiler une page mettant en exergue le nombre de morts en Ukraine.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014. Photo: © Kristian Buus

Les Tours Débris
Les prochaines étapes du travail liant Peter Kennard et Cat Phillipps seront d’ailleurs de ce même tonneau, à la fois multimédia et performatif. Nous travaillons actuellement sur un nouveau projet à venir dans le cadre de notre exposition Here Comes Everybody, qui sera montré à la Stills Gallery à l’occasion de l’édition 2015 du Edinburgh Festival, explique Peter Kennard. Nous sommes actuellement en train de construire des tours à partir de matériaux divers récupérés dans les rues autour de notre studio à Londres. Ces tours sont un peu notre riposte au fait que Londres est de plus en plus envahi par des tours à plusieurs millions dollars accueillant des sièges de multinationales, jouant la carte de l’intrusion gentille, en se camouflant derrière des formes agréables ou en prenant des noms leur conférant une certaine sympathie, comme The Gherkin [le cornichon], The Cheese Grater [la râpe a fromage], The Walkie Talkie [le talkie-walkie] et The Shard [le tesson]. Notre complexe à nous, de cinq tours, s’appelle The Debris [le débris].

Faut-il voir dans ce retour à une certaine matérialité plastique un recentrage sur des questions de performance dans l’espace public, qui ont eu chez Peter Kennard une véritable existence en leur temps, notamment autour de son intervention News Truck qui voyait il y a quelques années l’artiste sillonnait les rues de Londres jusqu’à la Bourse, à bord d’un camion montrant des images de une des journaux économiques surlignées d’une main rageuse, et qui se traduisent encore aujourd’hui dans sa collaboration avec Cat Phillipps par des affichages de rue utilisant la même technique de surimpression — comme récemment autour du projet The Wealth Of Nations à Prague ?

Il est essentiel pour nous de pouvoir travailler sur la plus grande variété de scénarios possibles, répond Peter Kennard. Une galerie, la rue, Internet, un journal ou une manifestation sont autant de lieux potentiels pour engager un travail d’images critiques avec le public. La situation d’urgence qui procède des évènements dramatiques les plus récents nous oblige à trouver le contact avec les audiences les plus larges. Trouver la méthode de transmission de nos images la plus pure prendrait trop de temps. Il n’y a pas de méthode de travail nous concernant qui ne soit teintée d’éléments du système que nous voulons changer. La dénonciation de quelque chose passe nécessairement par son utilisation et son traitement médiatique, mais à notre manière.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> www.kennardphillipps.com

En 2007 l’artiste allemand Julius von Bismarck présente l’Image Fulgurator, un appareil surréaliste à l’allure étrangement belliqueuse, présentant les attributs de la caméra, de l’appareil photo et de l’arme de poing. Le but ? Une critique de l’étrange obsession consistant à continuellement capturer l’instant qui domine actuellement nos sociétés en piratant le sujet photographié à l’insu du photographe. Avec Image Fulgurator, Von Bismarck réintroduit le hasard, l’innocence, et la critique, dans une société où l’archivage hystérique est devenu la norme.

Image Fulgurator.

Image Fulgurator. Photo: D.R. / Julius von Bismarck

Désormais chaque instant de notre vie est capturé, photographié, puis soigneusement archivé et classé. Un tic, plutôt qu’une réelle habitude, qui régit notre quotidien, grâce à (ou « à cause de ») l’avènement de la photographie numérique, de plus en plus accessible économiquement et des téléphones mobiles incluant eux aussi un appareil photo. Ce geste, s’il peut désormais sembler anodin, n’en est pas moins accompagné d’un autre, la vérification immédiate, et parfois la correction, tout aussi instantanée, du cliché pris quelques instants avant.

Cette dérive, si tant est que cela en soit réellement une, détourne la mémoire, crée un monde idéalisé, sans défaut, correspondant en tout point à nos attentes. Elle éradique également toute possibilité de mise en action du hasard, de capture de l’éphémère, de poésie enfin, et de redécouverte et de mise en question. Pire, elle façonne le réel, en le rendant mécanique et insubstantiel. Car, enfin, quand nous regardons de vieux clichés, n’est-ce pas souvent une surprise de redécouvrir dans le coin d’une photo, l’oncle oublié ou le chien depuis longtemps disparu, nous connectant ainsi à d’autres espaces temporels, ceux des souvenirs et de la subjectivité ?

L’Image Fulgurator ou l’incontrôlable impact de la subjectivité
Avec l’Image Fulgurator, Julius von Bismarck réintroduit (de force et avec beaucoup d’humour) le hasard dans l’acte de photographier. Concrètement l’Image Fulgurator ne fait pas de photos à proprement parler. Il hacke littéralement et détourne, les photos des autres. À partir d’un simple appareil Reflex, l’artiste a créé une machine à pirater les clichés des personnes qui l’entourent. Comment cela fonctionne-t-il ? Bardé de capteurs et d’un flash très puissant, Image Fulgurator se déclenche dès qu’il détecte un autre flash dans son environnement proche.

Quand l’artiste braque son « pistolet-caméra » sur l’objet photographié par un autre, le flash du Fulgurator se déclenche simultanément, marquant en quelques secondes le sujet choisi, d’une image ou d’un slogan personnalisé. À tout moment, l’artiste peut profiter du déferlement de flashs qui accompagnent souvent les évènements importants, pour détourner les photos des personnes y assistant. Les clichés d’une conférence du président américain Barak Obama devant la Colonne de la victoire à Berlin se retrouvent ainsi tagués d’une croix blanche toute religieuse. Les témoignages photographiques de la venue du pape dans la même ville se retrouvent estampillés du mot « Non » en blanc scintillant. La liste des moments « détournés » par ce pirate de l’image est longue !

No. Projection de "No" (non) lors de la visite du pape Benoît XVI à Madrid en 2011.

No. Projection de « No » (non) lors de la visite du pape Benoît XVI à Madrid en 2011. Action menée en collaboration avec Santiago Sierra. Photo: D.R.

L’art du détournement poétique et politique
En détournant les clichés des autres, von Bismarck ne fait pas que provoquer la surprise, il impose aussi sa vision du monde et force à porter un regard critique sur le sujet ainsi capturé. Quand il se mêle aux spectateurs souhaitant photographier la façade Reichstag, c’est pour leur imposer l’image d’un bâtiment en flamme (projection que ceux-ci découvrent sur les écrans de leurs appareils photo numériques), leur rappelant ainsi les évènements tragiques qui menèrent l’Allemagne à sa perte dans les années 30. Ici, le Fulgurator fait bel et bien travailler la mémoire.

D’autre fois, comme lors des émeutes de Kreuzberg à Berlin en 2009, von Bismarck marque les torses blindés des forces de l’ordre de l’image d’un aigle noir sur fond blanc, qui est également l’écusson médiéval de l’Allemagne. À la frontière séparant les États-Unis et le Mexique, von Bismarck profite des photos de la frontière prises par les touristes pour rappeler de tristes vérités (Des centaines de personnes sont mortes en essayant de passer cette frontière). Ici c’est donc l’esprit critique et l’opinion politique qui sont mis à contribution. Et cela fonctionne également sous l’angle politique. En Chine par exemple, c’est sur la place Tian’anmen que l’artiste berlinois s’est amusé à superposer une tremblante colombe de la paix sur le portrait du dirigeant Mao Zedong. Poétique, mais engagé, toujours.

Une invention sous copyright
Le fait que Julius von Bismarck n’a pas pour autant offert le droit de reproduction de son appareil n’est pas discutable. En effet, si l’on ne peut nier la dimension politico-artistique de cette invention — von Bismarck se considérant d’ailleurs comme un provocateur et un artiste subversif — il est pourtant facile aujourd’hui d’imaginer un monde où chacun de nos clichés serait marqué d’un logo publicitaire, et où l’on verrait une armée de photographes à la solde des multinationales, hanter les rues à la recherche d’un flash, afin d’imposer le branding des marques à tout un chacun. Dans le but que cela ne puisse jamais se produire, von Bismarck a bien sûr été obligé de déposer le brevet de son Image Fulgurator. Ceci afin de s’assurer que personne ne puisse un jour utiliser son appareil dans un but commercial. Notons également que cette invention originale a valu au Berlinois de recevoir le Nica d’or dans la catégorie de l’Art Interactif au Festival Ars Electronica 2008.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

http://juliusvonbismarck.com