Archive d’étiquettes pour : MCD #75 – Archéologie des médias

entretien avec Anne Laforet

Les œuvres créées par et pour Internet rejoignent depuis quelques années les collections des musées. Elles posent de nouvelles et complexes questions de conservation, de restauration et d’exposition. D’une part, les matériaux numériques de ces œuvres sont fragiles et sont interdépendants d’un écosystème médiatique en perpétuelle évolution; d’autre part, leur mode de fonctionnement et d’activation suppose une relation, une interaction et des postures parfois datées du visiteur.

Jodi, OSS/••••, version web, 2005. Le programme #Reset en fonctionnement. Photo: © Jodi.

Les œuvres d’art Internet présentent de nombreuses spécificités qui font obstacle à leur préservation : ce sont des œuvres numériques qui traitent de l’information pour présenter un visuel et fonctionnent à travers un environnement informatique complexe. Beaucoup de paramètres entrent en compte pour le bon fonctionnement de ce type de créations : un écosystème médiatique, une relation avec le visiteur, etc. Aujourd’hui, avez-vous à l’esprit un protocole de conservation permettant de préserver cette expérience entre le pratiquant et l’œuvre ?
Faire l’expérience d’un site c’est, en effet, manipuler le dispositif que l’artiste met à disposition sur Internet. Il y a véritablement inscription du visiteur dans l’œuvre. Le spectateur est celui qui active l’œuvre, certes à distance, dans le cas d’un site, par exemple au moment de la connexion au serveur lorsque son adresse IP s’écrit dans le fichier log. Dans le cas de Sweet Dream de Julie Morel, l’Internet sert de pont entre la galerie et la chambre de l’artiste, l’œuvre est connectée, il n’y a pas véritablement activation comme dans le cas d’une œuvre en ligne.
Quand on parle d’écosystème médiatique et de relation homme/machine, ce qu’il faut retenir c’est que les interactions se font au travers d’un matériel particulier qui implique certaines postures. C’est particulièrement flagrant dans le cas d’OSS/•••• de Jodi, l’œuvre est inscrite dans un certain type de fonctionnement de l’ordinateur (avec écran, clavier, souris…), cela conditionne une relation particulière avec le dispositif. D’autant que ce mode relationnel n’est pas, aujourd’hui, l’unique mode d’accès aux œuvres. On peut y accéder par téléphone portable…
Le visiteur n’est pas incorporé de la même manière dans les objets, suivant s’il s’agit d’un ordinateur personnel, d’une tablette, d’un portable… Lorsque Jodi a créé des pièces comme OSS/••••, cela coïncidait avec le développement de l’Internet personnel. Le trouble que le dispositif de l’artiste amène dans le fonctionnement est intrinsèquement lié à un environnement situé, daté, qu’il peut être difficile de recomposer ou même d’imaginer aujourd’hui.

Jodi, OSS/••••, version web, 2005. Photo: © Jodi.

La préservation de l’ensemble des éléments constitutifs d’une œuvre d’art Internet est complexe et souvent même une étude poussée ne permet pas de cibler les risques futurs, malheureusement imprévisibles, car liés à l’évolution constante du réseau et de son milieu. Comment traiter une œuvre en vue de sa préservation, tout en prenant pleinement en compte ce paramètre d’obsolescence ?
Sur ce point, il y a le projet “Digital Art Conservation” réalisé en 2010-2012 autour de dix œuvres des institutions partenaires, des œuvres numériques de générations différentes. Ce type de projet sensibilise le monde de l’art à la préservation de ces œuvres et permet de tester des hypothèses à travers des études de cas.
Par exemple, avec les études de cas de Still Living d’Antoine Schmitt et OSS/•••• de Jodi. Ces œuvres ont été créées avec “Director” (logiciel) qui a été largement remplacé par Flash. Bien que Director soit encore fonctionnel alors qu’il est obsolète, ces œuvres créées avec un même logiciel peuvent connaître des stratégies de préservation différentes. L’œuvre de Jodi OSS/•••• existe sur CD-ROM et sur Internet. L’espace multimédia Gantner, l’institution ayant acheté cette œuvre, est en droit de la reproduire sur CD-ROM, mais que faire avec un support en voie d’obsolescence ? Et comment la montrer au public ? Sur l’ordinateur d’origine ou sur une machine récente ?
À son acquisition, cette œuvre a fait l’objet d’une intervention par les artistes où le code a été “porté” sur une plateforme informatique récente, parler d’original n’est alors pas vraiment pertinent. Mettre à jour est parfois une opération inévitable si nous ne souhaitons pas faire disparaître ces œuvres. Mais peut-être pouvons-nous contrôler et limiter les différentes plateformes sur lesquelles elles peuvent être montrées aujourd’hui, voire refuser certaines conditions d’exposition.

Puisque la pratique des internautes est constitutive de l’identité et du fonctionnement de l’œuvre, comment rendre compte de ces pratiques qui varient avec le temps ?
Il s’agit de savoir quel type de dispositif l’on peut recréer pour saisir l’écosystème médiatique de l’époque ? Comment saisir le caractère de nouveauté d’une œuvre ou d’une technologie a posteriori ? Comment faire ce voyage dans le passé tout en sachant ce que l’on sait aujourd’hui ?
Ce sont bien les conditions d’accès aux œuvres qui sont menacées. Aujourd’hui Internet a beaucoup changé et les navigateurs aussi. Beaucoup de fenêtres « pop-up » sont bloquées automatiquement par nos machines et nos navigateurs alors que beaucoup de sites Internet créés par des artistes utilisaient ces fenêtres comme élément à part entière de l’expérience de l’œuvre. Il est donc difficile sinon impossible de retrouver toutes les interactions, les sensations que procurait le réseau Internet des années 1980-90 en comparaison à celui d’aujourd’hui.
La documentation, plutôt que la conservation, offre des directions, comme par exemple la possibilité de filmer ou de faire une démonstration enregistrée du l’œuvre de net art pour garder certaines caractéristiques, ce qui n’est pas sans ironie pour des objets destinés à être expérimentés !

Aujourd’hui, une prise de conscience collective nous fait pleinement mesurer que « les machines meurent aussi ». Ainsi, préserver le numérique par le numérique est grandement remis en question, puisque préserver des objets par ces mêmes outils éphémères et évolutifs ne résout que temporairement le problème. Qu’en pensez-vous ?
Il faudrait réussir à faire en sorte que les œuvres soient maintenues sans rupture dans le temps, en trouvant un moyen d’entretenir les œuvres et leur fonctionnement, sans cesse les adapter à leur milieu évolutif. Cela peut passer aussi par une modification des pratiques artistiques des artistes eux-mêmes avec l’utilisation de logiciels libres plus stables dans le temps.

Antoine Schmitt, Still Living, 2006. Source : www.gratin.org/stillliving/ Photo: © Antoine Schmitt

La conservation implique une préservation et une transmission d’un objet, afin qu’il soit compris et montré dans le présent ainsi que dans le futur. Ainsi, il arrive aujourd’hui que les institutions montrent un site Internet des années 1990 sur un écran haute définition, plus grand et traitant la couleur de façon plus précise qu’il y a 20 ans. Qu’en pensez-vous ?
Il est tout à fait possible de penser la présentation des œuvres comme une documentation, avec tout ce que cela implique. Cela peut aussi passer par des petites choses : ce qui est traître, par exemple, c’est de ne pas dire qu’il s’agit de “re-création” notamment lorsque l’une galerie ou un musée présente un film émulé sur un autre support. Il faudrait simplement ajouter : cette pièce a été “numérisée en telle année.”
À ce sujet, il existe un texte très intéressant de Jon Ippolito sur le cartel de Death by Wall Label (1) où il invite les musées à faire des cartels rappelant l’ensemble des opérations qui ont été effectuées sur les objets. Il est très important d’indiquer les transformations qui ont fait que l’objet soit venu jusqu’à nous, les restaurations par exemple. Il n’y a pas d’œuvres d’art « telles quelles »…

Quels sont vos projets ?
Je réfléchis à un projet dont les contours sont encore flous, sur « l’anarchronisme », une contraction entre les notions d’anarchie et d’anachronisme. Au contraire des œuvres que l’on peut dater facilement, il y a beaucoup d’œuvres chronologiquement indéfinies. Leur caractère anachronique peut s’expliquer par un retour de l’analogique : comment se fait-il que certains artistes aujourd’hui utilisent les technologies analogiques au détriment de celles du numérique ? Cela est peut-être lié au fait que le numérique s’est banalisé. Et l’engouement des artistes pour des pratiques mixtes n’est pas que le fait de la nostalgie : des technologies plus anciennes en devenant obsolètes offrent des possibilités de remettre en jeu certaines formes ou trajectoires.

propos recueillis par Rémy Geindreau et Tiphaine Vialle
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) http://thoughtmesh.net/publish/11.php

Le générateur Cockcroft-Walton du Professeur Thibaud

Remonter, restaurer, exposer un objet technique : toutes ces actions dépendent de considérations technologiques dont on pourrait dénouer les fondements. Ou comment un fragment d’accélérateur de particules oublié, et pourtant très présent dans notre imaginaire, devient un objet patrimonial.

Le générateur en pièces détachées aujourd’hui, 2013. Photo: © Séverine Dérolez

Vestige de la « Big Science »
Dans un laboratoire de physique encore en activité s’alignent, dans une lumière irréelle, pareille à des monstres luisants, de fantastiques machines (E.P. Jacobs), des sphères métalliques de plus d’un mètre de diamètre, des tubes de bakélite, des éclateurs, etc. : un appareillage fragmenté digne d’Objectif Lune, des aventures de Blake et Mortimer (1), d’un roman de Mary Shelley ou d’un crash extraterrestre. En réalité, il s’agit du générateur de type Cockcroft-Walton (2) en pièces détachées, qui alimentait en haute tension (1.2 Méga-Volts) un accélérateur de particules. Il doit aujourd’hui être restauré et présenté sur le campus de l’Université Lyon 1. Commandée par le physicien Jean Thibaud à la société Haefely au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cette machine « briseuse d’atomes » fut utilisée à la caserne militaire de la Vitriolerie puis à l’Institut de Physique nucléaire de Lyon où elle est actuellement entreposée.

Parmi ses usages multiples, elle a notamment servi à former les cadres de l’armée à la physique nucléaire et fut utilisée dans le cadre d’une collaboration avec le CERN pour un projet d’accélérateur d’ions lourds. Cet objet technico-scientifique monumental, qui culmine à 7 mètres de haut, et dont quelques rares exemplaires sont exposés dans le monde suppose, pour sa restauration, de retracer toute la chaîne opératoire, de sa fabrication à son obsolescence (3). Cette obsolescence du générateur qui provoque la crainte de sa disparition et donc le souci de sa conservation, suppose une perte considérable de savoirs.

En effet, il faut avoir, comme nous le rappelle Pierre Bourdieu dans le cas d’un objet de la même famille, incorporé beaucoup de théorie et aussi de routines pratiques pour être à la hauteur d’un cyclotron (4). Préserver, ce n’est pas implorer la venue d’un deus ex machina qui viendrait tout dénouer de la tragédie culturelle, mais c’est recomposer fragment par fragment la trajectoire de la technique réelle et fictionnelle, dont l’objet n’est que la trace. C’est une démarche proche de la rétro-ingénierie et de l’archéologie industrielle qui consiste à prendre pour point de départ un objet technique existant pour revenir à l’environnement d’usage du générateur.

Mystères de laboratoire
Le générateur Cockcroft-Walton est apparu d’emblée comme ésotérique, puisque la pratique scientifique est souvent fantasmée et le mode d’existence des objets techniques peu connus, excepté par le prisme de la science-fiction et de la vulgarisation scientifique. Il a donc fallu faire appel à des domaines connexes à la restauration, des « sciences studies » aux mécanismes patrimoniaux, pour pouvoir aborder cette proche altérité. Méthode qui s’est avérée efficace notamment pour identifier les différents organes fonctionnels du générateur en l’absence de plans et de documentation (condensateurs, diodes, résistances, pare-effluves, etc.), pour diagnostiquer certaines altérations d’usage, pour repérer les modifications matérielles (changements de pièces, de la source, des tubes accélérateurs associés, etc.), pour retracer le parcours historique de l’objet, etc.

L’anthropologie des techniques nous apprend, notamment avec Leroi-Gourhan, que toute la personnalité d’un groupe humain est enfermée dans la moindre de ses productions matérielles (5). Il n’y a pas tant de différences entre les objets du Musée du Quai Branly et ceux du Musée des Arts et Métiers. Peu d’éléments, du point de vue typologique, permettent de distinguer un masque rituel non occidental muséifié d’une machine de laboratoire, d’une télévision ou d’un téléphone portable en cours de patrimonialisation. Une machine est bien significative d’une ethnie puisqu’elle s’inscrit dans une culture, dans des modes d’actions, de croyances, dans des institutions, des organisations propres et singulières à une société.

Le secours de l’anthropologie, de l’ethnologie ou de la sociologie des sciences et des techniques est donc important afin de comprendre l’objet au-delà de ce qu’on suppose de lui. Il s’agit bien de replacer le générateur Cockcroft-Walton à la place qui était la sienne, en amont de tel tube accélérateur, avec tel pupitre de commande, avec tels physiciens, dans telle cage de Faraday, tel laboratoire, etc. L’exposition du générateur en intérieur ou en extérieur, dans tous les cas, dans un autre contexte, ne peut être envisagée qu’après avoir exhumé l’environnement d’usage passé de l’objet. Combien d’erreurs de médiation peuvent être ainsi évitées !

Le générateur Cockcroft-Walton dans la cage de Faraday (dôme), 1992. Photo: © IPNL

Réparer / Restaurer
Si la restauration de l’objet suppose, entre autres, des connaissances dans les traitements d’inhibition des alliages d’aluminium au silicium et dans la protection de la bakélite (premier plastique synthétique) des condensateurs, nombre de questions dépassent les stricts ressorts techniques — bien qu’elles les alimentent. John Hart, dans la préface qu’il donne à la troisième édition de l’ouvrage de Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (6), livre une anecdote qui en dit long sur une certaine conception de la restauration des objets techniques : lorsqu’au second symposium de mécanologie il [Simondon] a loué le Coal Board d’Angleterre pour la restauration de la machine de Newcomen, il a fait remarquer que l’objectif des conservatoires et des musées doit être la remise en fonctionnement des objets techniques.

On pourrait opposer à cette vision qui prône un retour à l’état d’usage des objets techniques, puisque c’est précisément cette ustensilité qui les différencie des autres biens culturels, une autre, plus en adéquation avec la déontologie de la conservation-restauration, qui préconise la préservation des traces historiques inscrites dans l’objet (traces d’usages). La première approche condamne l’objet à plus ou moins court terme en même temps qu’elle permet de faire perdurer l’efficacité de la technique; la seconde permet de pérenniser l’objet, mais rogne ce pour quoi il avait été conçu (7). Ces deux approches sont donc, et de manière égale, la cause d’une perte considérable. Camper sur l’une ou l’autre de ces visions s’avère néfaste.

Le rétablissement de la fonction utilitaire dans le cas d’un objet issu de la « Big Science », comme le générateur, relève de l’utopie sauf si l’on fait abstraction des nombreuses contraintes techniques, de sécurité, et si l’on considère que les ajouts de pièces ne sont pas actes de falsification. De plus, comme tout objet technique, du satellite au plus petit des transistors, le générateur Cockcroft-Walton n’a de sens qu’en interaction avec un milieu (ici, le champ scientifique). Aussi, la mise sous tension du générateur est-elle condamnée à la fragmentation. De surcroît, le courant électrique (aussi visuelle que puisse être la métaphore langagière du « courant ») du générateur est, par nature, invisible. Que pourrait-on voir de plus, nonobstant les phénomènes d’arcs électriques ? Ce sont pourtant des machines atomiques de la sorte — et en fonctionnement ! — qui ont inauguré le Palais de la Découverte en 1937 avec pour objectif de montrer « la science en train de se faire ».

Même s’ils ne fonctionnent plus et même s’ils sont détachés de leur contexte, les objets techniques patrimoniaux gardent un usage au mieux symbolique (8) ou au moins documentaire. Le fonctionnement symbolique empêche parfois le fonctionnement technique de l’objet : re-faire fonctionner le Cockcroft-Walton n’aurait pas plus de sens et de légitimité que de re-faire voler le Blériot XI pour une autre traversée de la Manche — qui n’aura rien à voir avec la première — à défaut d’une machine à démonter le temps.

Les « savoirs : maintenir et réparer » et les « savoirs : préserver et restaurer » (9) le Cockcroft-Walton ne sont pourtant pas à opposer : force est de constater qu’ils se confondent parfois, et surtout que les premiers vont conditionner les seconds. Il n’y a peut-être pas tant de différence entre l’ingénieur électrotechnicien qui va tenter de réduire l’ondulation résiduelle de la tension du générateur, et le restaurateur qui tente, tant bien que mal, de réduire la fragmentation de la technique. Exposer l’objet oblige à un nouveau type d’efficacité socio-technique : cet objet identique et inédit à la fois est vidé en son centre, par où toute parole peut se proférer désormais, fluer, comme si tout était dès lors possible, comme si la citadelle était à prendre. […] Les mots vont le réinstaller dans la loi de la gravité ; les étiquettes vont solidement l’arrimer dans un sol neuf (P. Mairot) (10).

Esthétique et technique
On peut dire que le bien, dès le moment où il est extrait du lieu où il reposait, est exposé, d’une part, à une détérioration physique et, d’autre part, à une détérioration culturelle puisqu’il est transformé et se charge de multiples connotations qui ne sont pas toutes légitimes, écrivait Umberto Eco (11). Nombre de sédiments culturels changent notre perception des objets techniques, parfois même de manière insoupçonnée. Qui ne pense à Germinal devant une mine-musée ? À Turner devant une machine à vapeur ? À Barbarella ou à Doisneau chez les Joliot-Curie, devant un générateur Haute Tension ? Les goûts, l’histoire des styles, de l’art modifient notre regard sur les objets techniques. C’est d’ailleurs pour son esthétique que le générateur a été choisi comme décor d’une série télévisée de science-fiction Bing (12) diffusée sur FR3 en 1992.

Le dépouillement fonctionnel du générateur Cockcroft-Walton est en fait l’avatar du XXe siècle de l’esthétique technique. Au XIXe par exemple, les instruments scientifiques en laiton étaient pour la plupart vernis ce qui les protégeait de la corrosion et des dégradations et leur conférait un aspect doré : cet aspect recherché n’a aucun rapport avec le minimalisme formel des objets techniques du XXe siècle finalement proche de l’abstraction, du constructivisme, du futurisme, etc. On ne peut non plus occulter l’image véhiculée par ces « cathédrales de la science » à différents moments de l’histoire : leur perception dans les années 30, lorsque la science exécute un pas de deux avec le progrès, n’est pas la même qu’au lendemain de l’explosion de la bombe atomique ou après les catastrophes liées au nucléaire civil, ni la même qu’aujourd’hui où les accélérateurs de particules se mesurent en kilomètres.

Le générateur avec l’accélérateur d’agrégats d’hydrogène dans le dôme, 1992. Photo: © IPNL

Irréduction de l’objet technique
La tâche du technologue, nous dit Simondon, est d’être le représentant des êtres techniques auprès de ceux par qui s’élabore la culture. En ce sens, les acteurs du projet d’exposition du Cockcroft-Walton sont bien des technologues; et pour ne pas galvauder ce terme, ils se doivent de porter une réflexion sur la technique qui ne soit pas réductrice. Quelle place et quelle signification donner aux modes de fonctionnement initiaux et évolutifs des objets techniques et comment s’en informer ? Comment, à travers la médiation, diminuer l’écart entre les usages passés de l’objet et son usage futur ?

L’introduction d’une symétrie entre les modes d’existence passés et futurs est une des voies possibles pour intégrer la rupture entre les différents milieux d’usage du générateur. En quelque sorte, le script inscrit dans le générateur, soit celui d’être un médiateur ou un « actant » (13), doit être transmué dans un autre contexte. S’il permettait, il y a peu de temps encore, de briser les atomes selon le principe de l’effet tunnel — et donc de construire les liens sociaux qui maintenaient le monde de la physique —, il va désormais servir à construire et maintenir la culture scientifique commune en produisant de nouveaux types de liens. Le restaurateur étant en première ligne face à l’objet, comment s’y prendre pour acter cette symétrie ?

Depuis son achat, le générateur n’a cessé d’être adapté et modifié et nous avons toutes les bonnes raisons de penser que le figer à jamais, en faire un « objet fermé » serait dommageable. Pour réussir le passage du générateur dans un contexte culturel, il ne faut réduire le Cockcroft-Walton ni à son ustensilité, ni à son histoire, ni même à une esthétique, fut-elle particulièrement prégnante, à moins d’en faire une coquille vide de la technique ou une forme anecdotique d’un générateur identique dans les aventures de Tintin. Il faut en revanche assurer le maintien de ces trois dimensions dans un équilibre permettant au générateur de déployer ses multiples aspects culturels.

Alliances disciplinaires
Après avoir entrepris le constat d’état et le diagnostic de l’objet, en parallèle de l’enquête de terrain en laboratoire (interviews de témoin, analyses scientifiques…), les traitements doivent permettre non seulement d’enrayer les dégradations évolutives (corrosion, salissures, fuites…), de faciliter le remontage, mais aussi et surtout, de permettre une relation socio-technique avec le générateur. Cela exige, entre autres : de garder un potentiel de fonctionnement. Même si l’objet n’est plus destiné à être utilisé dans le cadre de la physique nucléaire, sa transmission passe aussi par le maintien de son ustensilité.

Il faut préserver, autant que possible, l’état de surface fonctionnel des éléments, remonter les organes fonctionnels, recréer la cage de Faraday (reconstitution d’un dôme par exemple en tant qu’abri en cas d’exposition en extérieur), etc. ; préserver les traces d’usage (impacts d’arcs électriques, inscriptions, etc.) garantes de ce que Aloïs Riegl appelle les « valeurs historiques, d’ancienneté et d’usage » ; maintenir le rapport forme/fonction de l’objet (polissage des sphères, décrassage des tubes en bakélite…), gardien de l’esthétique de l’objet; créer des outils de contextualisation (par exemple, recomposition de l’ensemble de l’environnement en réalité augmentée, etc.) dans un souci didactique (14).

De la même manière qu’il est impossible de suivre le parcours d’un générateur Cockcroft-Walton sans passer de la politique à l’ingénierie, de l’armement nucléaire français à la trajectoire d’une particule (15), on ne peut suivre le fil de la médiation du générateur sans passer d’une discipline à l’autre, disciplines que l’on tient ordinairement pour distinctes. Il est indispensable que les modalités de préservation d’un objet sur lequel viennent se cristalliser autant d’aspects culturels (de l’ère de l’atome à la bande dessinée) soient issues d’alliances de compétences qu’il ne s’agit pas simplement de superposer, mais de recomposer, voire de confondre (au sens de mélanger).

On ne peut construire un nouvel usage du générateur, le faire passer d’un monde à l’autre, que lorsque l’histoire déborde sur l’ingénierie, la physique moderne sur la sociologie, l’esthétique sur la technique, le génie électrique sur la médiation, la restauration sur la technologie, etc. Nous sommes loin du mythe de l’inventeur démiurge isolé ou du réparateur d’automates solitaire qui à l’aide de la foudre ou de « l’Onde Septimus » va remettre de la technique dans la machine, va invoquer l’esprit qui manquait aux rouages. Le restaurateur doit agir collectivement, dans une trans-disciplinarité consistant à réunir autour de la même table Homo Sapiens, Faber, Ethnologicus et Patrimonialis et leur faire parler une même langue dans le même but : adapter l’objet à son nouveau milieu.

Rémy Geindreau
conservateur-restaurateur, diplômé du DNSEP
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Plusieurs générateurs de type Cockcroft-Walton sont représentés en BD, notamment par Hergé dans Objectif Lune, p.23 (Casterman, 1953) et par E.P. Jacobs dans Le Secret de l’Espadon, p.147 (Lombard, 1950 / réédition Éditions Blake et Mortimer, 2002).

(2) Un générateur Cockcroft-Walton est un multiplicateur de tension. Il produit une tension continue élevée en accumulant des charges électriques grâce à une série de condensateurs et de diodes montés en cascade. Ce procédé est inventé par John Cockcroft et Ernest Walton au Cavendish Laboratory de Cambridge. Ils obtiennent le prix Nobel de physique en 1951 pour ce montage avec lequel il réalise, en 1932, la première transmutation contrôlée de l’histoire. (Cf. Cockroft (J.D.), Walton (E.T.S.), « Disintegration of Lithium by Swift Protons, Letters to the Editor », April 30, 1932, Cavendish Laboratory, Cambridge, April 13, Nature, n°3261, Vol. 129)

(3) Cf. Geindreau (R.), Contribution de la conservation-restauration au destin patrimonial d’un générateur Cockcroft-Walton, mémoire de fin d’études, DNSEP option art, mention conservation-restauration, École Supérieure d’Art d’Avignon, 2014. Cette étude préalable à la restauration ainsi que l’enquête ethno-technologique ont été menées en étroite collaboration avec Jean-Paul Martin, physicien CNRS/IPNL et Séverine Dérolez, doctorante en histoire et didactique des sciences, Laboratoire S2HEP, Université Lyon 1, chargée de la mission de sauvegarde du patrimoine technique et scientifique contemporain (PATSTEC) au Musée des Confluences de Lyon.

(4) Bourdieu (P.), Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, 2001.

(5) Leroi-Gourhan (A.), « Ethnologie et esthétique », Les racines du monde, Belfond, 1982.

(6) Simondon (G.), Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1989 (1ère édition : 1958).

(7) Pour une approche des dilemmes de la restauration des objets techniques, cf. Granato (M.), Le Guet Tully (F.), “Les principes de la restauration d’instruments scientifiques : le cas du cercle méridien Gautier de l’observatoire de Rio de Janeiro”, revue In Situ, revue des patrimoines, 2009.

(8) C’est le “paradoxe de Mustang” théorisé dans l’ouvrage de Muñoz Viñas (S.), Contemporary Theory of Conservation, Elsevier, 2005.

(9) Rolland-Villemot (B.), « Le traitement des collections industrielles et techniques, de la connaissance à la diffusion », La Lettre de l’OCIM, n°73, janvier 2001.

(10) Mairot (P.), « Musée et technique », Terrain [En ligne, 2005], 16 mars 1991.

(11) Eco (U.), « Observation sur la notion de gisement culturel », Traverses n°5, printemps 1993, Centre Georges Pompidou.

(12) Série inspirée du roman Pardon, vous n’avez pas vu ma planète ? de Bob Ottum, J’ai lu, 1976.

(13) Cf. Akrich (M.), « Comment décrire les objets techniques ? », Techniques et Culture, n°9, p. 49-64, 1987 et Latour (B.), La science en action, (1987), trad. de l’anglais par M. Biezunski, La Découverte/Poche, 2005.

(14) Derolez (S.), Khantine-Langlois (F.), Lautesse (P.), « L’objet de patrimoine comme ressource pour l’enseignement », Cahiers de la recherche et du développement — Le patrimoine scientifique comme ressource pour l’enseignement, 2014.

(15) Pestre (D.), « Les physiciens dans les sociétés occidentales de l’après-guerre. Une mutation des pratiques techniques et des comportements sociaux et culturels », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 1992.

récit d’une enquête archéonumérique

Le cinéaste, photographe, artiste multimédia Chris Marker (1921-2011) a créé à la fin des années 1980 Dialector, un programme de conversation avec la machine, resté inédit. Trente ans après, Dialector trouve (enfin) son public, grâce à une petite équipe (deux artistes, une journaliste) qui a mené à bien sa réactivation.

Capture d’écran de Dialector.6 de Chris Marker. Photo: D.R.

C’est un attelage bizarroïde, tout à fait représentatif de la liberté d’action et des sept vies artistiques (et plus) qu’a eues Chris Marker, un visionnaire, connu et reconnu comme le cinéaste inventeur de formes, auteur de La Jetée et de films qui ont traversé l’histoire du XXe siècle, et encore largement sous-estimé pour son apport à la culture digitale, la création post-cinéma, l’imaginaire du XXIe. Cet attelage est composé de deux artistes et d’une journaliste : Agnès de Cayeux navigue entre métavers et spectacle vivant, aime les avatars et la pensée, travaille en complicité avec le metteur en scène Jean-François Peyret depuis plus de dix ans; André Lozano dit Loz est un rétrogeek adepte de l’Apple II, qui remet au goût du jour le matériel et le code des débuts de l’informatique (1) et moi-même, la journaliste critique passée par Libération (où j’ai « rencontré » Chris Marker, au grand dam de mes collègues critiques cinéma, qui m’avaient prévenu que le monsieur ne parlait pas à la presse), et versée dans les cultures digitales (en ayant fondé le site Poptronics, où sévissait un certain Guillaume-en-Egypte, le chat double de Chris Marker, son avatar félin facétieux, aussi mégalo que Marker était viscéralement attaché à son invisibilité médiatique). Cette petite équipe est réunie autour d’un projet en cours de restauration (restitution, réactivation, reload, la terminologie en elle-même pose question), Dialector, codé par Chris Marker à la fin des années 1980 sur son Apple II en langage Basic et qu’il avait laissé de côté.

Si c’est trop compliqué, ne perdez pas de temps
Ce projet en cours est-il de l’art ? Assez naïvement sans doute, nous nous sommes lancés comme les purs admirateurs de Chris Marker que nous étions (et sommes encore !) sans même nous poser la question. Agnès avait conçu Alissa en 2010, un agent conversationnel mélangeant femmes réelles et anonymes du Web, figures littéraires et cinématographiques, qui discutait avec les internautes dans Second Life depuis l’espace virtuel du Jeu de Paume à Paris (2). Autrement dit, un avatar qui n’en était pas un, un robot programmé pour faire la conversation. Chris Marker, qui avait découvert Second Life grâce au livre paru sous la direction d’Agnès de Cayeux, Second Life, un monde possible (Les Petits Matins, 2007), et s’en délectait (il a toujours son île, l’Ouvroir, dans Second Life, qu’il a imaginé avec d’autres artistes, des métavers), a passé des heures à discuter avec Alissa. Ce retour des agents conversationnels dans l’environnement du réseau lui a rappelé qu’il avait conçu Dialector, sous-titré The Second Self, qu’il avait sauvegardé sur une disquette 5.25 pouces (les disquettes souples qui depuis longtemps ont disparu du marché). Il envoya la disquette à Agnès, puis Loz s’ajouta dans l’histoire, lui qui savait tout de l’Apple II et de ses configurations, et pouvait manier avec virtuosité les programmes de l’époque en les faisant évoluer en langages d’aujourd’hui.

Chris Marker était encore en vie, et aucun de nous ne pensait à prendre en charge tout ou partie de la restauration. Nous souhaitions simplement rendre service à Chris Marker, poussés par la curiosité de ce programme dont il nous disait qu’il avait bluffé ses amis et proches : J’avais piégé Montand, qui croyait sincèrement avoir affaire à un cerveau omniscient, et Pierre Legendre me disait que ça lui rappelait ses entretiens avec les sorciers africains. Nous avons réussi à ouvrir Dialector sur un Apple II, et signalé à Chris que la disquette n’était pas hors d’usage, mais que le programme s’arrêtait à la troisième ligne de commande… sur une image de chouette. Nous avons extrait le contenu de la disquette, constaté que tous les fichiers du programme Dialector étaient intacts, plus de vingt ans après leur stockage — un miracle dans l’univers impitoyable de l’obsolescence numérique programmée —, les avons édités au format texte et adressés le jour même à Marker. Hélas, Chris était alors déjà très affaibli et n’avait plus l’énergie de nous donner quelques indications que ce soit, sauf ce grand merci, mais si c’est trop compliqué ne perdez pas de temps.

Présentation de Dialector au festival international du film documentaire de Yamagata (Japon), 2013. Photo: D.R. / © Annick Rivoire

Il était envisageable de redonner vie à son programme
La mort de Chris nous a laissés inconsolables et… actifs. Comme si la meilleure façon de rendre hommage au grand monsieur était de poursuivre la tâche. Lui avait abandonné Dialector parce qu’Apple avait décidé, une fois le succès de son ordinateur bien établi, d’enlever la possibilité aux utilisateurs de coder eux-mêmes. Le Basic, langage de programmation que Chris Marker maîtrisait de façon virtuose (ce que nous avons découvert au fil de notre enquête), n’était plus accessible. Chris Marker lui-même le disait ainsi : Dialector était une ébauche de programme, interrompu lorsqu’Apple a décidé que programmer était réservé aux professionnels. Il en reste des bribes, probablement incompréhensibles, ainsi qu’un spécimen de dialogue. L’original est quelque part sur des disquettes 5.25 illisibles aujourd’hui. Il est certain que si j’avais pu continuer au rythme de quelques lignes par jour, le programme aurait sans doute une réserve de conversation plus riche, mais c’est ainsi (et si les CD-Roms… et si… et si… mauvaise façon de penser). Grâce aux ressources numériques actuelles, et malgré la mort de son auteur, il était envisageable de redonner vie à son programme. Pour diffuser un inédit de Chris Marker, mais aussi pour souligner l’importance de son œuvre bien au-delà du cinéma.

Nous nous sommes donc attelés à la relecture du programme, d’un point de vue informatique en premier lieu, tâche dévolue à André Lozano qui a décortiqué la structure du Basic markérien, s’est fait aider par Agnès et moi pour entrer dans la logique de création de Chris. Le code est subdivisé en zones, « Love », « Hate », « Random »… qui n’avaient pas d’importance du point de vue de l’exécution du programme, mais en avaient du point de vue de la « partition » poétique de Chris. Il n’est pas anecdotique de rappeler le contexte technologique de cette fin des années 1980. Si l’informatique personnelle permettait d’écrire des programmes, ceux-ci avaient des possibilités multimédias modestes, il n’existait pas d’interface graphique et l’essentiel de l’expérience utilisateur se limitait à des commandes au format texte. Pourtant, les opérations de manipulation de données et de calcul logique sont déjà intégrées aux langages de programmation tels que le Fortran, le Basic, le Pascal, des langages de haut niveau d’abstraction et d’accès facile en comparaison aux langages précédents (langage binaire, assembleur), précise André Lozano.

Le code en Basic de Dialector révèle au fur et à mesure sa structure : il y a les lignes assignées au stockage des phrases (700) du dictionnaire de dialogue, qui ne peuvent n’être ni déplacées ni effacées, au risque de provoquer des erreurs dans le programme lui-même, et les lignes assignées aux opérations logiques (reconnaissance de suites de caractères, fonctions d’aléatoire modéré, et opérations autour des appels système pour afficher un média ou déclencher un son). Le code tient tout entier dans la mémoire de l’Apple II, en atteignant la limite de capacité de celle-ci. D’après André Lozano, Chris Marker arrive ainsi à gérer au plus près les contraintes physiques de la machine, tout en produisant un programme complexe très proche de l’intelligence artificielle.

Jusqu’où aller dans l’interprétation et la traduction ?
Tout en travaillant à comprendre l’écriture, nous avons cherché à en savoir plus sur le contexte informatique lié à Chris : comment était-il équipé ? Avait-il stocké d’autres parties du programme ailleurs ? Pourquoi la version 7 (écrite dans un langage plus multimédia et disponible dans Zapping Zone, installation présentée en 1990 au centre Pompidou), était-elle moins riche en dialogue ? Dialector avait-il servi de base de travail pour ses installations et projets ultérieurs ? Nous avons entamé une démarche d’enquête, entre investigation journalistique et histoire de l’art, en allant à la rencontre des proches de Chris, pour tenter d’obtenir plus d’informations sur la façon dont Chris « jouait » avec Dialector, sur la réception par ses amis du cinéma ou de la littérature, sur ses intentions restées mystérieuses… Paul Lafonta, ingénieur qui l’a accompagné et soutenu pour la partie hardware et notamment dans ces débuts de l’informatique personnelle, raconte par exemple avec plaisir les « frasques » que lui a fait commettre Chris lorsqu’il l’a embarqué sur le tournage du film de Wenders, Jusqu’au bout du monde.

Capture d’écran du site Dialector, disponible depuis septembre 2013. Photo: D.R. / © Annick Rivoire.

Tandis que Loz décryptait le Basic, émulait le code pour nous permettre de montrer Dialector sur nos machines d’aujourd’hui grâce à un simulateur d’Apple II (une fenêtre grande comme celle de l’Apple II s’ouvre sur nos écrans de portables, l’interface est exactement semblable à celle d’un Apple II, et le programme s’exécute comme il le faisait en 1988), nous rencontrions ses amis, ses muses, ses complices, dressant une forme de portrait chinois de l’auteur à l’aide de son programme. Se trouver face à ce Computer qui balance ses phrases avec l’humour et la vivacité d’esprit propres à Chris Marker a de quoi déstabiliser et émouvoir les femmes de sa vie, les hommes aussi !

Nous avons filmé ces dialogues différés, avec Catherine Belkhodja (Level 5), Agnès Varda, qui avait eu le « culot » de filmer son atelier et le faire parler dans Agnès de-ci de-là Varda pour Arte en 2011 (3), Arielle Dombasle, sa très jeune égérie de Sans soleil, Marina Vlady, l’une de ses plus proches amies, M. Chat et Louise Traon, ses jeunes amis artistes (graffeur et vidéaste). Nous avons également rencontré ses développeurs successifs, et élargi le cercle pour échanger avec un claveciniste et musicologue, spécialiste de Bach, des partitions baroques et de la restauration d’instruments anciens. Quel rapport avec Dialector ? Dans le travail de traduction, d’une écriture musicale à l’autre, dans l’achèvement de fugues de Bach, restées à l’état de brouillon, se posent les mêmes questions auxquelles nous sommes confrontés : jusqu’où aller dans l’interprétation, la traduction (d’un langage ancien informatique en langage machine d’aujourd’hui), quelle place laisser à la création originale et aux annotations qui expliqueraient les choix effectués ?

Dialector est réactivé depuis septembre 2014
À l’heure où ces lignes sont écrites, Dialector est sur le point d’être diffusé sur Internet, dans une version la plus fidèle possible à l’original, en langage Python, dans une interface qui contextualise le programme original. Dialector est « jouable », et il se donne à voir augmenté des conversations vidéo archivées, de documents d’archives (le code original, les éléments épars dans l’œuvre de Chris Marker qui rappellent sa recherche autour d’une forme d’immortalité numérique), et de nouvelles rencontres avec des spécialistes de l’Apple II (André Lozano est invité au Kansasfest Apple II for ever, la convention des adeptes de l’Apple II, aux États-Unis, à la fin juillet 2014), de l’archivage et réactivation numérique (un projet de recherche avec le laboratoire « préservation et archéologie des arts médiatiques et numériques » de l’École Supérieure d’Art d’Avignon est en cours sur 2014-2015), de la conservation du legs Chris Marker : le Centre Pompidou, qui possède des archives informatiques nombreuses autour de Zapping Zone, et la Cinémathèque, qui détient l’ensemble du fonds Marker cédé par ses ayants droit, nous reçoivent pour envisager un inventaire numérique pérenne.

Le programme réactivé depuis septembre 2014 sur le Net est une version actualisée de Dialector. Elle n’est sans doute pas la version qui permettrait un archivage définitif du programme de Chris Marker (le langage Python, quoique très ouvert, sera lui aussi dépassé un jour, tout comme les protocoles d’accès au Web). De la même manière qu’aujourd’hui on redécouvre avec ravissement qu’Andy Warhol avait composé des images informatiques sur un Amiga 1000 (un ordinateur personnel de la même époque que l’Apple II), grâce à la ténacité de l’artiste et écrivain de SF Cory Arcangel, l’enquête que nous menons autour de Dialector révèle l’art visionnaire de Marker, sa poésie du code, son absolue modernité. Le trouble que provoque une conversation avec Dialector est délicieusement contemporain, trente ans après son écriture. Dans l’univers du média-art (l’art des nouveaux médias, l’art du code, là encore, la terminologie bafouille…), Dialector réactivé bouscule tout. Merci, maître Marker !

Annick Rivoire
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Après avoir mis au point un tas d’outils aux débuts de la création numérique, à l’instar de Logz, système d’édition de sites pour artistes, aujourd’hui toujours actif  : www.framasoft.net/article1635.html et www.logz.org/

(2) www.agnesdecayeux.fr/AdC_site/AdC_htmlOnTheBeach/alissa.html

(3) www.arte.tv/fr/agnes-de-ci-de-la-varda-15/4304968.html

Digital Art Vanishing Ecosystem

Comment une archéologie du bug et la construction de machines dysfonctionnelles ou a-fonctionnelles rendent-elles compte des questions d’émergence et d’obsolescence, du rapport entre analogique et numérique, entre hardware et software, entre nouveaux média et média vintages ?

Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace, 1968. Photo: D.R.

Dans le cadre du programme d’archéologie des média P.A.M.A.L. de l’E.S.A.A., le projet de recherche D.A.V.E. (Digital Art Vanishing Ecosystem) (1) constitue le contre-point du projet H.A.L. dédié à la conservation des œuvres d’art médiatiques et numériques (2). Alors que ce dernier s’intéresse à la question de la pérennisation des dispositifs médiatiques, D.A.V.E. se préoccupe de ce qui ne perdure pas, aussi bien du côté de la création, de l’émergence des concepts et des formes, que de celui de la destruction, de l’obsolescence.

Bien que leurs objectifs semblent opposés, H.A.L. et D.A.V.E. sont des partenaires complémentaires et indissociables. H.A.L. a besoin de D.A.V.E. En effet, comment comprendre la préservation d’un dispositif si l’on ne se prémunit pas contre les possibilités illimitées d’obsolescence ou d’émergence de phénomènes inattendus qui viendraient mettre en péril la pérennité espérée ? Comment H.A.L. peut-il envisager la question de la stabilité fonctionnelle si D.A.V.E. n’affronte pas celles de la dysfonction et du bug ?

Comment s’y retrouver dans l’enchevêtrement des couches de hardware et de software que l’on met à jour dans l’archéologie d’une œuvre médiatique, si l’on ne dispose pas d’un appareillage visant à appréhender la dimension du wetware (3), ou encore la frontière, toujours mouvante, entre les registres de l’analogique et du digital. Inversement, D.A.V.E. a besoin de son alter-ego H.A.L.; de même, si la performance a pu acquérir son statut propre en lien avec la question du statut de l’objet d’art, les temps longs de l’histoire forment le paysage dans lequel les phénomènes évanescents s’inscrivent.

Les trois champs de recherche de D.A.V.E.
Tout d’abord, les questions d’émergence et d’obsolescence sont bien sûr liées à celle de la temporalité. En particulier, il s’agit d’envisager comment la réactivation de média anciens permet de mesurer leurs effets à l’aune des nouveaux média. Mais ce champ est très vaste et couvre aussi bien la question de la discontinuité dans l’histoire — l’un des thèmes de prédilection de l’archéologie du savoir (4) —, que celles de la répétition, des cycles de hype ou de Kondratiev (5), des bursts (6), de l’anachronisme, de l’irréversibilité, des inversions temporelles et autres anfractuosités, arythmies et échelles dont le spectre s’étend du performatif à la dimension historique de l’archive.

Par ailleurs, en lien avec la stabilité fonctionnelle, sans laquelle il n’est pas de préservation possible des œuvres médiatiques, D.A.V.E. s’interroge sur les limites du fonctionnel, du modulaire. Par exemple, grâce à la production de machines médiatiques, le projet explore le bug, le glitch, le dysfonctionnel ou l’inutile. Ces expérimentations s’inscrivent dans le contexte des stratégies économiques ou industrielles et de leurs crises, ainsi que des usages et de leurs perversions.

Enfin, D.A.V.E. aborde le rapport entre hardware et software, entre matériel et immatériel, ou encore, entre analogique et digital. Là encore, le champ est immense. Une des pistes concerne les interfaces neuronales, qui établissent une relation entre une « technologie wetware » datant de millions d’années et les représentations digitales contemporaines.

Temporalité et place de l’artiste dans une archéologie des média
D.A.V.E. s’intéresse donc aux phénomènes temporels mystérieux et contre-intuitifs. Peut-on, par exemple, concevoir une situation symétrique dans laquelle les phénomènes d’émergence et d’obsolescence se trouveraient sur un même pied d’égalité ? En inversant le film du temps, une obsolescence devient une émergence et réciproquement.

Si on repère ici une certaine réversibilité, on peut aussi saisir que le passé serait aussi imprévisible que le futur. Situation étrange qui inverserait les perspectives : si la conservation préventive tente de réduire les incertitudes sur l’évolution future de l’écosystème d’une œuvre, comment appréhender des situations où ce n’est pas tant le futur qu’il s’agit de prédire, mais le passé ? La psychanalyse, par exemple, débouche sur le constat que le passé du sujet se construit plutôt qu’il ne se reconstruit. Le futur, lui, est marqué par le destin, ce « point aveugle » du sujet qui détermine la répétition à l’œuvre dans l’inconscient.

Récemment, des chercheurs en digital humanities ont lancé un programme de recherche sur la reconstruction historique de la ville de Venise grâce aux big data (7). Il s’agit de simuler, à partir de modèles évolutifs et de données historiques partielles, les évolutions possibles de la ville depuis une époque révolue, selon des temporalités multiples. Les lignées historiques pour lesquelles la simulation reproduit la Venise contemporaine sont considérées comme acceptables. Il suffirait alors de sélectionner la ligne temporelle la plus probable pour avoir une reconstruction archivistique et médiatique de Venise possédant un certain degré de validité.

Si la psychanalyse a tiré les leçons de l’échec inévitable de la reconstruction historique, en y décelant l’irréductibilité du désir du sujet et la fonction duplice de l’idéal, qu’adviendra-t-il de cette impossibilité dans le champ des digital humanities ? Pourront-elles faire la part des choses entre l’histoire officielle, réécriture voire véritable opération de marketing, et la multiplicité des points de vue des sujets non officiels, dont l’histoire a perdu la trace ?

Un lien ténu se dévoile entre les big data, les temporalités mystérieuses chères à D.A.V.E. et l’archéologie des média. C’est en replaçant l’artiste en tant que sujet performatif au cœur de l’archéologie des média que l’on cernera l’impossibilité structurelle qui préside à ce domaine de recherche en devenir, impossibilité qui, peut-être, le fonde. Car, comme bien souvent, c’est l’assomption d’un impossible qui permet la fondation d’un nouveau champ d’investigation.

La machine de Shannon, reconstitution exposée dans le cadre des « Lois de non-conservation » de Christophe Bruno, en 2010, au Centre Georges Pompidou, lors des Rencontres Internationales Paris-Berlin-Madrid. Photo: © Christophe Bruno

Fonctionnel, dys-fonctionnel, a-fonctionnel
Cerner les limites du fonctionnel à l’ère du numérique et des réseaux nous conduit inéluctablement vers les notions de bug et de glitch. Un article est consacré à l’archéologie du bug (8) et, dans le cadre de D.A.V.E., une installation a été réalisée (9). Dans cet article introductif, nous nous intéressons à un dispositif lié à l’absence de fonction, plutôt qu’à la notion de dysfonctionnement. Il s’agit de la Useless Machine de Claude Shannon.

Le mathématicien américain Claude Elwood Shannon (1916-2001) est le fondateur de la théorie de l’information (10) et de la cryptographie. Notre ère digitale lui est largement redevable, car c’est à lui que l’on doit le terme de bit, quantité minimale d’information transmise par un message, unité de mesure de l’information. Mais Shannon est aussi connu pour ses nombreux hobbies, comme la jonglerie, la pratique du monocycle ou l’invention de machines farfelues comme cette Useless Machine, machine sans finalité appelée aussi Ultimate Machine, construite à partir d’une idée que Marvin Minsky, aujourd’hui spécialiste américain des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle, eut en 1952.

La machine est une boîte possédant un interrupteur bien visible. Lorsque l’on actionne l’interrupteur, une trappe s’ouvre sur le dessus de la boîte. Il en sort un bras articulé dont l’extrémité vient buter sur l’interrupteur pour le mettre en position arrêt. Le bras retourne alors rapidement dans la boîte et la trappe se referme. Ainsi, la seule fonction de cette interface homme-machine des plus élémentaires est de s’éteindre elle-même.

Ce dispositif autiste se situe quelque part entre communication et non-communication, entre utilité et absence d’utilité et sa spécification, sa cause réside dans sa propre extinction, sorte de présentification mécanique d’une pulsion de mort. La symétrie manifeste entre « on » et « off », « zéro » et « un », pour faire référence à la notion de bit, ou encore entre création et destruction, met aussi en miroir l’homme et la machine, prêtant à cette dernière l’embryon d’une volonté d’autonomie.

De manière étrange, une vague de « Machines Ultimes » a surgi sur YouTube vers 2010. À cette même époque, j’avais exposé un exemplaire dans le cadre de l’un de mes projets (11), et son inclusion dans le projet D.A.V.E. parut évidente. D’autres installations sont en cours de réalisation à l’E.S.A.A., dont cette machine est une des sources d’inspiration (12).

Entre hardware et software.
Les débuts de l’ère numérique nous avaient habitués à la transition apparemment inéluctable de l’économie matérielle vers l’ère de l’immatériel, comme au remplacement progressif des fonctions humaines par des logiciels de plus en plus sophistiqués. En réalité, le rapport entre le registre analogique et celui du digital est complexe et mouvant, comme en témoignent les divers mouvements artistiques et culturels dédiés aux questions de « re-matérialisation » ou de « post-digital ». De même, la frontière entre hardware et software est instable.

Dans un processus inverse à celui de la dématérialisation, et peut-être moins remarqué, ce qui était software devient progressivement hardware. Il suffit de voir comment ce qui était autrefois un logiciel est devenu un service Web, puis une application mobile, pour se transformer finalement en nouveau hardware : Google Glasses, montres connectées, drones, etc. Les exemples ne manquent pas et la disparition complète du Personal Computer tel que nous le connaissons depuis plusieurs décennies, hardware unique qui contiendrait tous les softwares, semble se dessiner. Aujourd’hui, les logiciels s’incarnent dans de nouveaux organes, dessinant les prémices de ce que d’aucuns appellent le « post-humain ».

À l’ère des réseaux, un autre exemple peut nous aider à prendre du recul par rapport à ces questions. Il est tiré d’une étude scientifique sur la notion d’ »horizon informationnel » (13) et est lié à la notion de « force des liens faibles » (14), essentielle dans la théorie contemporaine des réseaux (15). Imaginez une personne cherchant à obtenir une information fraîche à partir du réseau de connaissances dans lequel il évolue. Selon le modèle des « liens faibles », cette information viendra préférentiellement d’une connaissance qui n’appartient pas directement au groupe de connaissances proches de la personne, mais qui évolue dans communauté distante.

La raison en est que dans la communauté immédiate, l’information est en quelque sorte saturée. La fonction que cette communauté incarne s’est stabilisée autour d’une circulation d’information où la nouveauté peine à émerger, tout y est devenu en grande partie prévisible. Dès lors, l’information fraîche n’y parvient que difficilement, et notre individu en mal d’hétérophilie, pour obtenir plus rapidement l’information neuve, va chercher à « re-cabler » son groupe d’amis afin d’inclure la source qui l’intéresse… jusqu’à ce que cette nouvelle communauté soit à son tour saturée.

En interprétant le réseau de connaissance en terme de hardware et l’information qui y circule en terme de software, nous voyons que la structure hardware se modifie afin que le software, le module fonctionnel que constitue la communauté, puisse se réactualiser. Comme décrit précédemment, la couche immatérielle influe sur la structure de la couche matérielle.

Ces questions sont à la croisée de plusieurs champs. Tout comme l’exemple de la reconstruction de la ville de Venise, elles établissent un pont entre les questions de préservation, d’archéologie des média, et celles de théories des réseaux et de big data. Elles permettent également d’envisager un lien avec la question du wetware et notamment celles des interfaces neuronales, objet de travail d’un des étudiants de l’E.S.A.A. (16).

Christophe Bruno
artiste et professeur à l’École Supérieure d’Art d’Avignon

(1) D.A.V.E. est sous la direction de Christophe Bruno. Avec la participation des étudiants de l’E.S.A d’Avignon : Julien Baylac, Frédéric Boutié, Maelle Caro, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat, Philomene Dupleix, Laura Garrassin, Sylvain Goutailler, Mona Forest, Chloé Tuboeuf. Consultant technique : Stéphane Bizet. La traduction française de l’acronyme est : Écosystème Volatile de l’Art Digital.

(2) Cf. les articles de Morgane Stricot, Lionel Broye et Prune Galeazzi, p. 96-101 dans ce même numéro.

(3) Le wetware est un terme construit par similarité avec ceux de hardware et du software pour évoquer les programmes sous-jacents à un organisme biologique, au sein du matériel génétique, des cellules ou du corps, le cerveau en particulier. Le terme aurait été forgé en 1987 par l’écrivain cyberpunk Michael Swanwick dans son roman Vacuum Flowers [Les fleurs du vide, Denoël / Présence du Futur, 1988. NDLR] et repris depuis par la théorie des média, notamment par Lovink (G.), Hardware, Software, Wetware, 17 juin 1996, www.nettime.org.

(4) Foucault (M.), L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969.

(5) Voir mes récents projets sur http://christophebruno.com

(6) Barabási (A.-L.), Bursts : The Hidden Pattern Behind Everything We Do, éd. Plume Books, 2011.

(7) Kaplan (F.), Venice Time Machine, 2013, http://vtm.epfl.ch/

(8) Bruno (C.), Guez (E.), « Une archéologie du bug », p. 32- 35, dans ce numéro.

(9) The Physical Impossibility of Bugs in the Mind of Someone Singing de Christophe Bruno, Laura Garrassin, Sylvain Goutailler. Ont également participé aux recherches préliminaires sur le bug : Frédéric Boutié, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat.

(10) Shannon (C. E.), « A mathematical theory of communication », The Bell System Technical Journal, Vol. 27, p. 379-423, 623-656, July, October, 1948.

(11) Les lois de non-conservation de Christophe Bruno, 2010, http://cosmolalia.com/non-conservation-laws/

(12) Claude Shannon’s Useless Machine, version formica vintage de Christophe Bruno, Maelle Caro, Philomene Dupleix, Mona Forest, Marvin Minsky, Claude Shannon, Chloé Tuboeuf. Consultants : Stéphane Bizet, Lionel Broye. Fabrication initiale de la machine : Frédéric Lepeltier. La relation entre D.A.V.E (le volatil) et H.A.L (le conservable) a également donné lieu au projet DAVE vs HAL de Maelle Caro, Philomene Dupleix, Mona Forest, Chloé Tuboeuf.

(13) Rosvall (M.), Information horizons in a complex world, Department of Physics, Umeå University, 2006. www.tp.umu.se/~rosvall/publications/rosvall-phd.pdf.

(14) Granovetter (M.), « The Strength of Weak Ties: A Network Theory Revisited », Sociological Theory 1, p. 201–233, 1983.

(15) Barabási (A.-L.), Linked : How Everything Is Connected to Everything Else and What It Means for Business, Science, and Everyday Life, 2è Ed., Plume Books, 2003.

(16) Souvenir écran de Julien Baylac. Développement Arduino/Processing : Stéphane Bizet, Julien Baylac. Projet en cours de développement.

Conserver l’art numérique à l’aune de ses propres valeurs

Dragan Espenschied est un artiste connu pour ses œuvres du réseau et ses musiques 8-bit. Il dirige le programme de conservation d’art numérique de Rhizome depuis cette année. Entretien.

Vous dirigez le programme de Rhizome (1) dédié à la conservation d’art numérique (Rhizome’s Digital Conservation Program). Quelle est votre approche personnelle de ce type de conservation et pourriez-vous nous en dire davantage sur ce programme ?
Rhizome est une organisation très intéressante en ce qu’elle est née sur un support numérique et qu’elle gère une archive d’œuvres elles aussi créées sur des supports numériques. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’une collection d’art sur CD-ROMs, mais d’éléments très hétérogènes liés à l’Internet. À l’instar de nombreuses organisations ancrées dans la culture numérique et caractérisée par ses valeurs d’accès libre et facile, Rhizome a amassé un grand nombre d’artefacts et doit faire face à un défi d’envergure quant à leur conservation. Il s’agit en effet de gérer plus de 2000 œuvres d’une grande diversité technique et culturelle, datant de 1998 à nos jours.

Mon objectif consiste à mettre au point un protocole de conservation qui fonctionne par catégories d’objets, voire de systèmes, au lieu de s’évertuer à gérer des œuvres individuelles. Ma précédente expérience professionnelle avec le bwFLA (2) et Geocities (3) s’est avérée très enrichissante. Il en découle que la visée de la restauration d’un artefact doit également élever la qualité de la conservation des autres pièces voire aborder en une seule fois un ensemble d’artefacts qui partagent des problématiques similaires. Si nous avons pour habitude de concevoir les œuvres d’art comme des pièces uniques qui demandent à être abordées de manière isolée, cette pratique ne convient pas à la culture numérique où la majorité des artefacts interagissent avec un large éventail de systèmes. La profondeur réside alors souvent dans son ampleur.

Vous mettez l’accent sur l’accès, pouvez-vous nous en dire plus ?
Il est nécessaire d’établir une distinction entre stockage et accès. Lorsque l’on sauvegarde une œuvre numérique, le processus devrait viser à prélever autant d’éléments que possible, sans faire toute une histoire autour des soi-disant « caractéristiques importantes ». On devrait plutôt s’efforcer de restituer tout « original » dans son intégralité. Maintenant, le fait que la culture numérique porte davantage sur les pratiques que les artefacts peut compliquer les choses et de nouvelles méthodes doivent être développées pour nous aider sur ce point. Le téléchargement d’un site Internet n’est pas adapté à la plupart des œuvres contemporaines. Rhizome se préoccupe tout autant de cet aspect. L’accès consiste à réactiver la pertinence des originaux conservés. Par exemple, la création d’une série de simulations de captures d’écran à partir du torrent de GeoCities a rétabli ce projet dans le circuit actuel des médias sociaux, comme autant de dérivés de l' »original ».

Pensez-vous que la théorie de l’archéologie des média (et de manière générale son approche qui accorde une importance prépondérante au matériel informatique) soit pertinente pour la conservation de l’art numérique ?
Dans un monde idéal, en effet, ce serait pertinent, mais en pratique je pense que pour les organisations concernées c’est quasi-impossible. Les valeurs de la culture numérique ont de multiples points d’accès et si quelque part dans une salle de lecture verrouillée, on trouvait un vieil ordinateur ce ne serait pas très utile pour écrire l’histoire du numérique. La majorité des organisations clés de la culture numérique sont petites et mobiles. Ce type de maintenance ne parait pas tenable en ce qui les concerne et se focaliser sur le maintien du matériel est un luxe que seuls quelques-uns peuvent se permettre. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’une part importante de cette culture est générée par des communautés qui ne bénéficient d’aucune forme de soutien institutionnel. Dans ces conditions, comment pourraient-elles préserver leur culture ?

Je crois fermement à l’émulation et à la conservation du système en tant que technique pour maintenir les originaux en vie, ainsi qu’à la migration et la réinterprétation comme stratégies de communication à court terme. Dans le projet bwFLA, nous avons réactivé environ 300 CD-ROMs de la fin du siècle dernier issus des archives de la Transmediale (4). Tous ne fonctionnaient pas, certains fonctionnaient mal et la performance des autres encore restait douteuse. Mais cet effort a permis de faire resurgir quelque chose qui était devenu inaccessible. Cela dit, la restauration de masse ne doit pas forcément être un point final. Elle doit aussi servir à sélectionner les artefacts qui méritent une étude encore plus poussée.

Pensez-vous que l’intégration de l’art numérique, en particulier de l’art Internet (et plus particulièrement encore du net.art), dans l’art contemporain dépende de pratiques de conservation efficaces ?
C’est le moteur principal de mon travail dans ce domaine. Je souhaite que les artistes puissent construire un corpus suffisant sans avoir à imprimer leurs sites internet pour les vendre à des galeries ou des musées. Je suis sûr que cela permettra aussi à l’art Internet de toucher des terrains beaucoup plus radicaux. Les outils développés pour la conservation de l’art numérique auront des effets positifs en dehors des institutions, pour des communautés et des individus sans soutien institutionnel.

Quel est le problème majeur de la conservation de l’art numérique ?
Trop de travail et pas assez de temps ! Je pense que les métaphores mal choisies et mal comprises de la bibliothèque, l’archéologie, l’archivage et du catalogage de l’art empêchent ce domaine de progresser. Nous semblons nous battre sur la façon d’attribuer une valeur culturelle aux artefacts numériques à l’intérieur de systèmes de mémoire établis, alors que cela fait déjà longtemps que la culture numérique a créé ses propres valeurs.

Pourriez-vous me donner un exemple de cas limite de conservation d’art numérique ?
Ha ! Ce problème concerne avant tout ce que l’on accepte comme étant suffisamment authentique. Jusqu’à présent, j’ai réussi à trouver des solutions pour conserver à peu près tout. Le vrai problème réside dans la quantité de ressources technologiques et de la main d’œuvre. On peut aussi incriminer une certaine incapacité à percevoir des abstractions ou trop de proximité avec des pratiques standard inadaptées. L’impossibilité véritable survient quand il n’y a rien à conserver, quand une pièce a totalement disparu ou a été détruite et qu’aucune copie ou documentation ne demeurent hormis les souvenirs de son existence. Elle ne peut alors subsister qu’en tant que légende.

propos recueillis par Emmanuel Guez

Captures d’écran de pages d’accueil de sites hébergés sur GeoCities choisies par E.G. Source : http://oneterabyteofkilobyteage.tumblr.com/ Photo: © Olia Lialina & Dragan Espenschied

(1) Rhizome, site fondé en 1998 par Mark Tribe, possède une base de données (appelée ArtBase). Cf. http://rhizome.org/

(2) bwFLA – Emulation as a Service (EaaS), un projet porté par Klaus Rechert, professeur en systèmes de communication à l’Université de Freiburg. Le projet consiste à faciliter et à universaliser l’émulation comme stratégie de préservation des œuvres numériques. Cf. http://bw-fla.uni-freiburg.de/

(3) GeoCities est un service d’hébergement Web qui a existé de 1994 à 2009. En 1999, il était le troisième site le plus visité dans le monde (source : http://en.wikipedia.org/wiki/GeoCities). L’idée de départ consistait à associer une page personnelle ou un site à une « cité » et non à un nom d’utilisateur. Cette idée, caractéristique du Web 1.0, a beaucoup influencé une certaine vision du Web, conçu comme espace et comme lieu. Avec le projet One Terabyte of Kilobyte Age, Dragan Espenschied et Olia Lialina ont archivé des centaines de pages d’accueil des sites de GeoCities. Cf. http://contemporary-home-computing.org/1tb/ et http://oneterabyteofkilobyteage.tumblr.com/

(4) Originellement festival d’art vidéo en marge du festival de cinéma Berlinale, la Transmediale est depuis 1998 un festival des arts et cultures numériques qui se déroulent tous les ans à Berlin.

Pour répondre à la question « qu’est-ce que l’archéologie des média » nous devons quelque peu l’adapter et penser en termes pluriels. L’archéologie des média est un domaine aux origines et contextes multiples : il serait difficile de la réduire à un seul format.

Paul Demarinis, Installation, Rome to Tripoli (2006). Photo: D.R.

La plupart du temps l’archéologie des média est perçue comme une recherche historique qui s’intéresse aux narrations alternatives, aux idées et aux technologies oubliées ainsi qu’aux corollaires et autres bizarreries de l’histoire des média (1). En tant que telle, elle s’est déployée en un riche corpus de travaux historiques et théoriques portant sur la culture pré-cinématographique et les inventions audiovisuelles alternatives qui interpellent notre compréhension de la culture des média dominants. Elle pose des questions à la fois empiriques et spéculatives  recourant au « et si ? », ce qui suppose d’envisager non seulement le développement technologique réel, mais aussi l’imaginaire des média : la manière dont les technologies des média, de la médiation et de la communication sont constamment intégrées à un vaste imaginaire culturel. En effet, l’archéologie des média porte sur la matérialité de la culture contemporaine définie par la science et la technologie sans que ses méthodes négligent pour autant l’imaginaire.

Aucun médium ne meurt jamais vraiment
L’archéologie des média découle notamment des travaux de Michel Foucault sur l’archéologie du pouvoir et de la connaissance, des excavations anciennes de Walter Benjamin dans les ruines de la modernité, de la nouvelle histoire du cinéma et du nouvel historicisme des années 1980 ainsi que, dès les années 1960, de l’idée émise par Marshall McLuhan que nous abordons l’avenir à travers un rétroviseur : avançant dans le futur technologique tout en regardant en arrière avec une version déformée des mythes du progrès promus par l’industrie de la technologie, dont la Silicon Valley. Elle englobe également les différentes études qui depuis les années 1990 ont cherché à comprendre les cultures numériques et des logiciels à travers le prisme du passé, les couches de l' »inconscient » de la culture des média techniques qui revient sans cesse nous hanter. En termes de culture populaire, nous pourrions parler de l’aspect hantologique (au lieu d’ontologique) dans la culture audiovisuelle, si bien défini par Mark Fisher (2) et, naturellement, d’un élément issu de l’influence de Derrida. Le propos de Fisher renvoie aux étranges disjonctions temporelles qui amalgament constamment une pulsion apparemment nostalgique à la persistance des choses disparues (mais toujours présentes de manière virtuelle) et ce qui est sur-le-point-de-se-produire. Cela fait déjà plusieurs années que dans les contextes technologiques, l’archéologie des média défriche un terrain similaire, par intérêt pour cette disjonction temporelle constante qui fait bouger, amalgame et brouille les catégories bien trop simplistes du nouveau et de l’ancien.

Nous vivons dans un contexte culturel qui s’enthousiasme pour le vieillot et le rétro. Du style des années 1980 remanié aux clubs d’écoute de vinyles en passant par les cassettes, les zines et autres discussions esthétiques sur des sujets tels que « le post-digital » tout cela signale que la résurgence de l’analogique est caractéristique de la culture contemporaine. En outre, l’archéologie des média fait écho au concept des « média morts » (dead media) forgé et développé par Bruce Sterling depuis la fin des années 1990 selon une cartographie paléontologique des fossiles des média culturels à laquelle s’ajoute une touche de « média mort-vivant », de « média zombies ». Cela permet d’arriver à la conclusion que les média ne meurent pas purement et simplement. Ils peuvent tomber en désuétude, être mis à l’écart et considéré comme obsolète — comme la disquette en tant que support de sauvegarde ou encore le théâtrophone en tant que système de communication —, mais ils ne disparaissent pas complètement. Par exemple, les montagnes de déchets électroniques agissent comme autant de rappels de la culture électronique, mais esquissent aussi des possibilités de réutilisation et de transformation des vieilles technologies des média à des fins artistiques (3).

Une anti-discipline
L’archéologie des média se positionne comme une discipline critique dans le champ de la production culturelle, mais il s’agit également d’une anti-discipline en ce qu’elle ne s’instaure pas dans un contexte spécifique : elle se meut et oscille entre les études sur le cinéma, les arts médiatiques, l’histoire culturelle de la technologie et la critique esthétique de la culture d’une manière qui en fait un outil dynamique pour comprendre les complexités du « nouveau » et de l’ »ancien ». En effet, on pourrait soutenir que l’archéologie des média nous permet de comprendre que nous ne vivons pas dans une culture des « nouveaux » médias, mais que des solutions resurgissent du passé et sont réinventées au cœur d’une culture aux temporalités multiples où l’obsolescence est en passe de devenir un facteur clé des technologies que nous utilisons — ou que nous avons cessé d’utiliser. De plus en plus, le vieux et l’usé forment le point de départ de nos réflexions sur la technologie et la culture à l’ère des média technique, mais aussi d’autres formes de réflexions comme, par exemple, ce qui touche aux imaginaires culturels tels que l’Afrofuturisme qui utilise l’idée de média imaginaires comme média de délivrance (4).

L’archéologie des média s’est développée grâce à de nombreux théoriciens, dont Erkki Huhtamo, Siegfried Zielinski, Wolfgang Ernst, Thomas Elsaesser et bien d’autres qui ne revendiquent pas forcément cette terminologie, mais dont la recherche a eu un impact significatif dans ce domaine. Ces chercheurs des média incluent par exemple Anne Friedberg, Lisa Gitelman et même Carolyn Marvin (5) qui, à travers sa recherche historique visionnaire sur la communication électrique, rappelle que les technologies anciennes ont elles aussi un jour été nouvelles. Ce renversement de la temporalité habituelle de la culture des média — traditionnellement obsédée par la nouveau avec une focalisation constante sur l’émergent — est devenu une caractéristique de l’archéologie des média. Wanda Strauven (6), théoricienne du cinéma basée à Amsterdam, a démontré que l’archéologie des média avait permis une critique de la temporalité en cartographiant différents ordres temporels à travers lesquels l’analyse des média peut s’opérer : 1) le vieux dans le nouveau; 2) le nouveau dans le vieux; 3) les topoï récurrents; ou 4) les ruptures et les discontinuités. Cette classification reflète les différentes « écoles » de l’archéologie des média d’Huhtamo à Zielinski, en passant par l’héritage de la Nouvelle Histoire du Cinéma d’Elsaesser.

Repenser la temporalité des média
Pour Huhtamo, par exemple, la notion de topoï récurrents — une expression qu’il emprunte à l’historien et archéologue E.R. Curtius — devient une manière d’interpréter les développements de la culture des média numériques à travers leurs formations antérieures. Même s’il reste un historien de la culture, Huhtamo tient à mobiliser les méthodologies propres à l’histoire pour comprendre le nouveau et l’émergent. L’existence des cultures de jeux interactifs est lue à la lumière d’innovations proto-interactives du 19ème siècle telle que le mutoscope; les discours relatifs à l’immersion sont réduits à leurs expressions premières au cœur de la stéréographie; le panorama mobile (7) est au centre de ses préoccupations en ce qu’il illustre une forme oubliée d’un médium dominant du passé. L’analyse de la culture des média ne devrait pas commencer par des évidences. On peut découvrir des éléments bien plus intéressants si l’on commence par un aspect étonnant et oublié qui, en tout état de cause, offre une nouvelle ouverture vers la situation culturelle de la modernité et les nouvelles technologies.

Au-delà d’Huhtamo ou, par exemple, des études historiques de Zielinski sur le « temps profond » (deep time) où les lieux de l’art rencontre la science et la technologie dans d’autres cultures non-occidentales, nous pouvons apprécier l’angle singulier adopté par la théorie allemande des média. Friedrich Kittler est souvent désigné comme le précurseur du concept des archéologies des média simplement pour une courte référence à la fin de son livre majeur Aufschreibesysteme 1800/1900 : toutes les bibliothèques sont des réseaux de discours, mais tous les réseaux de discours ne sont pas des livres (8). Ce que Kittler cherche à mettre en avant, c’est qu’une méthode archéologique à l’ère des média techniques doit absolument, si elle veut être crédible, concevoir les systèmes et dispositifs technologiques comme l’archive même qui conditionne les énoncés culturels. Ainsi, on ne « lit » pas simplement des conditions culturelles a priori, mais ces dernières sont comptées et calculées, ce qui renvoie à l’importance de l’ordinateur à l’ère de Turing. Kittler partage beaucoup avec Foucault, mais il ajoute une quantité considérable de détails techniques à l’analyse des épistémès de 1800 et 1900. L’archéologie peut même devenir une forme de piratage. La descente dans les profondeurs archéologiques qui définissent la culture contemporaine ne se fait plus seulement à travers l’archive historique, mais à travers l’archive technologique : en ouvrant le boîtier, en examinant les circuits imprimés, en recâblant, piratant et transformant.

Gebhard Sengmüller, VinylVideo-project (1998). Photo: © VinylVideo Inc.

De manière connexe, autre écrivain basé à Berlin, Wolfgang Ernst affirme que cet aspect relatif au nombre et au calcul distingue l’archéologie des média de la « simple » histoire des média. Il s’agit en effet de l’intervention de la machine en tant que support des aspects non-sémantiques de la réalité culturelle traités par les média techniques. Ernst met l’accent sur le fait que l’archéologie des média devient un non-récit, une méthodologie non-linéaire qui perçoit la préservation des média technologiques comme s’inscrivant dans la durée de vie de la machine (9). En d’autres termes, au lieu du temps historique des média et des récits de l’action humaine parcourant les événements sur une échelle macroscopique, il s’intéresse à la micro-temporalité ainsi qu’à la nature critico-temporelle des média techniques. C’est ce qu’il appelle l’Eigenzeit de la machine : les machines ne s’inscrivent pas seulement dans le temps, mais elles produisent du temps. Les révolutions du disque dur, les pings de réseaux, les propres temporalités de la machine pourraient échapper à la perception humaine, mais elles n’en sont pas moins réelles. Une caractéristique qui s’impose dans l’archéologie des média de Wolfgang Ernst est la manière dont elle préconise la nécessité de comprendre les racines scientifiques des technologies des média. Il peut s’agir du tube électronique (pour la radio, les ordinateurs, etc) ou de tout autre élément essentiel, qui soutient son idée qu’au cœur de leur histoire, les technologies des média sont aussi des instruments de mesure.

L’archéologie des média mobilise des artistes, des collectionneurs, des chercheurs…
Il est clair, même à partir des brefs exemples exposés ci-dessus, que la question « qu’est-ce que l’archéologie des média » doit être posée ainsi : combien y a-t-il d’archéologies des média ? Nous devons être conscients des multiples étapes et des origines de l’archéologie des média en tant que champ étendu plutôt que méthodologie unique. Outre le travail textuel, historique et théorique une particularité s’ajoute à la prise de conscience du riche ensemble que constitue la pratique de l’archéologie des média. En un sens, on peut dire que l’archéologie des média est menée par des collectionneurs (souvent d’instruments pré-cinématographiques et autres collections allant de plaques de lanternes magiques à des appareils, mais aussi des informations contextuelles) qui comprend aussi des théoriciens comme Huhtamo ou, dans un autre genre, Wolfgang Ernst, dont l’institut berlinois accueille la collection des « fonds archéologique des média ».

Par ailleurs, l’archéologie des média est mobilisée par les praticiens : les artistes et autres adeptes de l’ »ingénierie inversée » (reverse engineers) qui s’intéressent à la reconstruction de vieux outils technologiques pour explorer le passé des média dans le cadre d’une enquête a-temporelle : l’ancien et le nouveau perdent du sens lorsqu’ils sont dans des catégories distinctes. Parmi ces praticiens, on trouve Paul Demarinis, Jeffrey Shaw, Michael Naimark et Luc Courchesne qui ont exploré des outils anciens et des mondes imaginaires à travers leur travail artistique sur les média (10). De même, de récents projets réalisés par Gebhard Sengmüller, Garnet Hertz, Rosa Menkman et bien d’autres puisent explicitement leur inspiration dans l’archéologie des média pour explorer l’obsolescence, l’esthétique glitch des accidents technologiques, les remédiations de la perception technologique des média et d’autres formes de mondes temporellement désarticulés dans lesquels les arts médiatiques rencontrent les archives, qui elles-mêmes croisent la théorie culturelle. En effet, l’archéologie des média étudie aussi les redistributions pratiques du temps, comme cela se fait dans les arts médiatiques et la pratique créative, dans les archives traditionnelles et numériques, dans le DIY et le circuit bending qui recyclent, et remixent la technologie obsolète, tout comme ils étudient les conditions esthétiques, économiques et politiques des média techniques.

L’archéologie des média s’opère dans les laboratoires artistiques où le matériel et les logiciels sont piratés et en accès libre, mais aussi dans dans les laboratoires théoriques dédiés à l’expérimentation de concepts et d’idées. C’est l’une des richesses de l’approche qui ne se cantonne pas seulement à l’histoire des média ou du cinéma, à la théorie des média et aux arts médiatiques. En parallèle à d’autres discussions récentes portant par exemple sur l’écologie des média, le post-digital, l’accelérationnisme et le nouveau matérialisme, l’archéologie des média constitue l’un des domaines clés des média contemporains et des études culturelles. Ce qui la différencie d’une quelconque théorie polémique à la mode, c’est qu’elle produit également de la recherche historique tangible qui aura des conséquences durables : des fouilles dans le passé, mais aussi un héritage qui lie entre eux différents passés et futurs. Je crois qu’un excellent moyen de comprendre les complexités archéologiques des média de notre temps est donné, à partir d’un contexte différent, chez Michel Serres et sa discussion avec Bruno Latour.

Au-delà de l’axe « plus tôt, plus tard » du temps linéaire
Ce qui ressort de l’une des parties les plus intéressantes du débat, c’est que nous devons être outillés pour appréhender une vision complexe et poreuse du temps qui ne s’écoule pas dans une seule direction. Serres parle de la « variété multiplement pliable » comme d’une caractéristique de cette façon non-linéaire de comprendre la temporalité. C’est ce qui caractérise des technologies comme les voitures, par exemple, qui ne sont que contemporaines ou « nouvelles » en tant qu’agrégats de diverses idées scientifiques et technologiques temporellement disparates. De l’invention de la roue au Néolithique à l’électronique numérique récente, la voiture est en soi un assemblage. Nous imaginons que nos cultures technologiques sont modernes, contemporaines voire évoluées, mais ces approches ne sont que des simplifications. Au lieu de cela, Serres apporte un soutien philosophique important aux projets qui cherchent à complexifier les notions de temporalité : nous faisons sans cesse en même temps des gestes archaïques, modernes et futuristes. […] Cet objet, cette circonstance sont donc polychroniques, multitemporels, font voir un temps gaufré, multiplement plissé (11).

Serres n’est pas un archéologue des média, mais son enseignement reste crucial pour comprendre le potentiel de l’archéologie des média. Ce qu’il y a de positif dans les pratiques média-archéologiques, c’est qu’elles nous obligent à penser le temps comme étant plissé. Au-delà de l’axe « plus tôt, plus tard » du temps linéaire, le temps se propage dans toutes les directions. Ceci alors que la plupart des grands débats de société au sujet des machines et de la technologie consistent à dicter aux gens ce qui est nouveau et ce qui est obsolète et à trouver des moyens subtils pour imposer de telles catégories — à travers le marketing, la législation et la politique. Ainsi, pour résumer, l’archéologie des média a une mission plurielle qui consiste à  démêler les nouveaux contextes des découvertes et des technologies des média passés afin de déjouer les vues trop simplistes du progrès technologique. C’est pourquoi des outils de communication issus des collections des jésuites ou les multiples inventions du XIXe siècle (comme les phénakistiscopes, les mutoscopes ou les zootropes) permettent de comprendre l’histoire des média autrement que comme la simple histoire des média de masse. De même, sa fonction philosophique réside dans le dépliage de nouveaux moments de temporalité complexe, comme exposé ci-dessus. C’est pourquoi encore l’archéologie des média oscille entre la recherche historique des média et la théorie culturelle de la vie technologique. Au cœur de ses multiples théories qu’elle produit en tant que moteur théorique des média, l’archéologie des média engendre une multiplicité d’archéologies qui circulent dans les contextes contemporains de la théorie et de l’art.

Jussi Parikka
professeur des cultures et esthétiques technologiques à l’Université de Southampton (École d’art de Winchester)
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014
(traduit de l’anglais par Valérie Vivancos, relecture par Emmanuel Guez)

(1) Cf. Huhtamo (E.) et Parikka (J.) (ed.), Media Archaeology. Approaches, Applications, Implications. Berkeley, University of California Press, 2011. Voir aussi Parikka, What is Media Archaeology ?, Cambridge, Polity, 2012.

(2) Cf. Fisher (M.), « What is Hauntology?” in Film Quarterly, vol. 66, No. 1, p. 16-24, 2012.

(3) Cf. Hertz (G.) et Parikka (J.), “Zombie Media: Circuit Bending Media Archaeology into an Art Method” in Leonardo vol. 45 (5), p. 424-430, 2012.

(4) Kluitenberg (E.), “On the Archaeology of Imaginary Media” in Media Archaeology, eds. Huhtamo and Parikka. Berkeley, University of California Press, p. 65.

(5) Cf. Marvin, (C.) When Old Technologies Were New. Thinking about Electric Communication in the Late Nineteenth Century. Oxford, Oxford University Press, 1988.

(6) Cf. Strauven (W.) “Media Archaeology: Where Film History, Media Art and New Media (Can) Meet” in Preserving and Exhibiting Media Art: Challenges and Perspectives, ed. Noordegraaf (J.), Saba (C.), Le Maître (B.) & Hediger (V.). Amsterdam, Amsterdam University Press, p.59-79, 2013.

(7) Cf. Huhtamo (E.), Illusions in Motion : Media Archaeology of the moving Panorama, Cambridge, The MIT Press, 2013.

(8) Kittler (F.), Aufschreibesysteme 1800/1900, Wilhelm Fink Verlag 1987, p. 429.

 

(9) Cf. Ernst (W.), Digital Memory and the Archive. Ed. With an introduction Jussi Parikka. Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013.

(10) Cf. Huhtamo (E.), « Art in the Rear-View Mirror: The Media Archaeological Tradition in Art” (à paraître en 2014).

(11) Cf. Serres, (M.) Éclaircissements : cinq entretiens avec Bruno Latour, François Bourin, 1992, p. 92.

vous reprendrez bien un peu de glitch ?

L’archéologie des média est un sujet pour des artistes comme Benjamin Gaulon, une manière de rechercher ce qui se trame avec les machines, leur histoire et leurs usages. Un regard noir qui, sans tomber dans une technophobie bien connue, rompt avec le discours désormais dominant des bienheureux de l’innovation.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Une archéologie par anticipation
Vous vouliez du high-tech ? Des computers qui ronronnent ? Des écrans qui brillent ? Câbles invisibles, tout lisses, tout rutilants, sans accrocs. Utopie riante d’un futur technologique. Raté. Bienvenue dans une comédie dystopique où tout fout le camp, tout tremblote ou se détraque. Bienvenue chez les e-zombies, en mode train fantôme.

Benjamin Gaulon est artiste, chercheur, enseignant à Parsons Paris, The New School for Design et membre du Graffiti Research Lab France. Dans chacune de ces activités, il s’attache à développer une approche créative et critique autour de la technologie, des médias et des modes de consommation qu’ils génèrent. Il organise également depuis 2005 des « e-waste workshop » où le public s’initie au circuit bending, au hardware hacking, ainsi qu’aux problématiques liées à l’obsolescence programmée : on y détourne du matériel en apparence obsolète pour recomposer ainsi de nouveaux objets électroniques. L’expérimentation pédagogique, envisagée comme mode de recherche, vient compléter l’arsenal des tactiques de cet artiste qui recycle, qui hacke et qui détourne.

Prenez, par exemple, la « liseuse » : objet miracle sensément venu sauver l’industrie du livre et offrir un accès illimité à « la plus grande bibliothèque du monde ». Chez Benjamin, avec la série KindleGlitched, la liseuse est un objet foutu, hors service, qu’on aura beau secouer, rebooter, rien n’y fait. On devine ici à son front inquiet le portrait de Friedrich Nietzsche, là, par la courbe de son coude et les boucles de ses cheveux, le portrait de Jane Austen par sa sœur Cassandra. Figées dans leur ultime état ante-mortem, ces liseuses deviennent ready-mades, signés par l’artiste et accrochés comme des tableaux sur les murs. On admire bien dans les musées des toiles toutes craquelées, des fragments de statues démantelées, alors pourquoi pas ces vestiges d’une archéologie par anticipation ?

We’d love to hear your thoughts on the Kindle experience. La formule d’usage pour nos doléances de l’ère numérique prend ici des accents ironiques et critiques : à quoi bon formuler nos pensées puisqu’elles sont déjà sur écoute, comme la plupart de nos faits et gestes, sur tout appareil relié au World Wide Web ? Par delà l’humour, il y a donc dans toute posture de loose magnifique une bonne dose d’intensité critique : l’obsolescence programmée, les ratés des technologies de l’information et de la communication, le devenir marchandise de nos vies privées sur la toile, fournissent à Benjamin Gaulon la matière de son travail de recherche, de création et de médiation.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Et ça ne fait que commencer.
Pauvre jouet canin robotique, Gameboy, Console Atari, tournes disques, walkman Fisherprice, sportron, zackman, watchman, aquarius computer. Et des fils, des câbles, bref, de la connectique. À n’en plus finir. De quoi parle-t-on ? D’une foire à la brocante électronique ? D’une liste de course high-tech des années 1980 retrouvée dans un grenier ? De l’arrière-boutique d’un repair-shop rétro-futuriste ?

Non, d’une installation, ReFunct Media, un écosystème en équilibre instable — ou plutôt, un bordel de vieux machins, le genre de choses qu’on néglige, qu’on a jeté depuis des lustres ou qu’on laisse prendre la poussière dans les greniers — de vieilles choses, en somme, dont Benjamin Gaulon, prend le parti en une chaîne qui cliquète, qui clignote, qui s’anime et se révolte.

L’objet de cette révolte, c’est l’obsolescence programmée, les mirages de la félicité technologique, et le silence qu’on impose aux compagnons des jeux, des loisirs ou du turbin quand ils sont passés de mode — on dit bien « passés de mode », car « hors d’usage » ils ne le sont jamais tout à fait. Benjamin Gaulon le démontre, en démontant et remontant en série ces objets d’un quotidien déprogrammé, au point mort.

Avec humour, l’installation ReFunct Media fait donc parader les zombies de l’âge numérique, perfusés les uns aux autres, hoquetant ici des signaux retransmis là-bas, projetant de haut en bas ce qui est filmé de gauche à droite. Il y a chez Benjamin Gaulon un peu du docteur Frankenstein donnant vie à son monstre hétéroclite et recyclé. On a pu lire le roman de Mary Shelley comme un commentaire, voire un soutien, aux révoltes luddites de l’Angleterre des années 1810. Les ouvriers y cassaient les machines introduites dans les ateliers et les usines, protestant par ce geste éclatant contre la civilisation technophile qui naissait alors avec la Révolution industrielle.

Aujourd’hui, l’âge numérique a beau se fondre avec ce que l’on nomme l’âge post-industriel, les machines y sont plus que jamais parmi nous; les technologies de l’information en sont l’un des avatars contemporains. Constatant l’intégration consommée de ces technologies dans nos vies quotidiennes, Benjamin Gaulon choisit d’en montrer les faillites et les impasses — pour la plus grande joie des usagers que nous sommes.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Le glitch, faillite de la machine.
Impasse avant rebootage. Le programme a planté. Voulez-vous envoyer un rapport d’erreur ? Non merci. Mais vous reprendrez bien un peu de glitch alors ? Uglitch est une installation interactive, mais aussi une plateforme média crée en 2011 par Martial Geoffre-Rouland et Benjamon Gaulon et basée sur Corrupt, un software en ligne de corruption volontaire de fichiers vidéo.

En langage technique, un glitch est un à-coup, une erreur passagère, dans un système électrique, électronique ou informatique. Bien connu des usagers de plateformes vidéo et du téléchargement en peer-to-peer, il se traduit par une altération de l’image en mouvement, créant le plus souvent un nuage de pixels qui altère la fluidité du visionnage, et vient ainsi interrompre la passivité du visionneur-consommateur. Procédé ludique et créatif, le glitch volontaire est aussi exhibition du médium à la surface d’un contenu altéré : mise en œuvre et rappel de la célèbre formule du théoricien des média Marshall McLuhan, « the medium is the message ».

Ce que vous regardez n’est pas la vie véritable, mais son devenir médium dans le monde des images. Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation, la phrase inaugurale du célèbre essai de Guy Debord, La Société du spectacle, de même que ses recherches sur le détournement trouvent ici leur reformulation pour l’ère numérique.

Ce travail de déconstruction de l’apparente fluidité des images digitales se poursuit avec L.S.D., Light to Sound Device. Un écran, une ventouse, un capteur, du fil, un ampli, une enceinte — et en chemin, le visuel qui devient sonore. Le caractère artificiel des représentations, leur nature première d’accumulation de données déguisées en unité visuelle et sans défaut, est ainsi mis en évidence par leur réemploi sous forme d’input sonore. L’image devient son, comme le son peut devenir image, exhibant ainsi le caractère de pur medium de ces artefacts contemporains.

Le travail de Benjamin Gaulon consiste ainsi à rompre l’apparente fluidité des circuits, au sens propre, ainsi qu’on l’a vu, comme au figuré, avec ses recherches actuelles sur ce qu’il désigne sous le nom de Retail Poisoning. La pratique ne date pas d’hier, certes. C’est vieux comme le monde même — à tout le moins comme la guerre de Troie et son cheval. Dans les années 1970, l’artiste conceptuel Brésilien Cildo Mereiles, cherchant à éviter la censure de la dictature militaire, développait son projet d’Insertions en circuits idéologiques.

Avec un sens stratégique certain, l’artiste-activiste a ainsi recouru, comme support de propagande, à des bouteilles de Coca-Cola consignées, et donc promises à une remise en circulation quasi perpétuelle. Outre des slogans anti-américains visant l’implication de la CIA dans le putsch du maréchal Castelo Branco, un schéma expliquait comment transformer lesdites bouteilles en cocktails Molotov. Auguste Blanqui, qui signait en 1868 ses Instructions pour une prise d’armes, en aurait sûrement pris une rasade.

Le jeu est ce qui disjoint, comme on parle du jeu qui affecte un mécanisme, permettant son fonctionnement fluide, mais menaçant toujours de le faire imploser s’il devient trop important. Le travail de Benjamin Gaulon se situe dans ce jeu. À rebours d’une tendance forte de l’art numérique qui, visant sa légitimation dans le champ artistique, se complait souvent dans un esprit de sérieux, Benjamin Gaulon explore ce jeu-là, le pousse à ses extrémités, et suscite par l’humour une distanciation salvatrice. Mieux, émancipatrice. Il s’agit en effet de remettre sur ses pieds la dialectique du maître et de l’esclave et de reprendre la main sur les machines — ou d’y foutre un bon coup de marteau qui glitche.

Emmanuel Guy
chercheur en Histoire de l’art et littérature comparée, enseignant en Histoire et théorie de l’art et du design à Parsons Paris, The New School for Design.
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

cartographie pour un média mort

Oublié de l’histoire, l’art avec le Minitel a été un moment important de l’art des réseaux, de l’art participatif et de la littérature électronique. Bon nombre de questions aujourd’hui courantes y furent explorées par les artistes. Pourtant la plupart de ces œuvres ont disparu. Un véritable défi pour la préservation des arts médiatiques.

Pyramide de minitels, ART ACCES, Photo: D.R. / courtesy archives ART ACCES Revue – Frédéric Develay.

Depuis le 30 juin 2012, le Minitel est un média mort. Conséquence inattendue, il redevient objet d’intérêt artistique. Une nouvelle génération d’artistes se l’approprie, le désosse dans des installations (1), l’émule sur ordinateur pour des dessins au graphisme archaïque (2), ou l’intègre dans des performances. Alors qu’il avait déjà largement disparu de nos écrans, raillé et dédaigné, voilà maintenant que s’élabore le mythe. Simultanément, s’opère la (re)découverte d’une création oubliée de l’histoire de l’art, à l’époque où il était un média naissant.

Aussi bien d’un point de vue de l’histoire de l’art que de la conservation et de la préservation, l’art avec le Minitel est un cas particulièrement intéressant. La création s’est déroulée sur une période relativement courte, majoritairement entre 1982 et 1988, précisément au moment où le Minitel se met en place et prend son essor. On dispose donc d’un corpus fini d’œuvres. Mais, à quelques exceptions près, celles-ci ont disparu. Il n’en reste que des traces, des fragments, des documents seconds : dessins préparatoires, courriers, photographies d’écran ou de dispositifs, articles de journaux et mémoires des protagonistes. Cette histoire artistique, esthétique et intellectuelle est, en outre, intimement liée à l’histoire technique, économique et politique.

Minitel est le nom du terminal de connexion au système français Vidéotex associant donc informatique et télécommunication. Comme l’Internet, il est né d’une impulsion gouvernementale, mais, contrairement à l’Internet, ce n’était pas pour des raisons militaires et de sécurité, mais industrielles et de développement économique. Le choix de la France fut de privilégier un outil pour le grand public plutôt que pour des professionnels (3) : le terminal est fourni gratuitement à tout le monde, en revanche l’utilisation en est payante. Le Vidéotex français est une structure hiérarchique et le Minitel un terminal d’accès et de consultation (4) assez fruste.

Il dispose d’un écran de 9 pouces avec un codage-affichage alphamosaïque de 25 lignes de 40 colonnes à écartement fixe. Il permet l’utilisation de lettres, chiffres, caractères de ponctuation et de caractères dits graphiques ou mosaïques (5). En outre, l’affichage des caractères peut être clignotant ou en inversion vidéo. Le temps d’affichage ainsi que le passage d’une page à l’autre par les fonctions « suite » ou « retour » activées par l’utilisateur sont des éléments de la composition ou de « l’écriture » sur Minitel. La programmation se fait en couleur, mais l’affichage chez l’utilisateur est en noir et blanc et dans un dégradé de gris (6). Le clavier est très petit et les touches particulièrement dures (loin du confort des téléphones portables aujourd’hui). Et enfin, avec un modem à 1200 bauds, il est… lent !

L’art avec le Vidéotex a existé dans divers pays dont le Canada (animations réalisées par Nell Tenhaaf) et le Brésil (7) où Eduardo Kac créa un ensemble de poèmes animés dont il a effectué des remédiations (8). Mais c’est en France que cette création fut la plus importante. Elle s’articule autour de ART ACCES Revue d’une part, et de projets indépendants d’autre part. À ce jour, j’ai identifié 73 artistes pour la première et 33 œuvres portées par 8 artistes ou groupe d’artistes pour les seconds (9). Dans les deux cas, ces chiffres ne sont pas définitifs.

L’art avec le Minitel est souvent présenté comme un art « pré Internet ». En anglais le terme « telematic » fut un temps le terme générique pour désigner un art des réseaux, un art connecté (10). Si elle partage de très nombreux concepts avec celui-ci, la création télématique française présente des approches et des esthétiques variées qui s’inscrivent dans un panorama plus large; en voici quelques exemples selon une première typologie.

Art de la communication : le message est le médium dans le village global
Au début des années 1980, Fred Forest développe une réflexion et un ensemble d’actions autour du concept « d’art de la communication » (11). Dans ce contexte, le Minitel est un média qui vient s’inscrire naturellement dans sa pratique et qu’il utilisera à plusieurs reprises. Dans le cadre de l’exposition Electra au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 1983-84, il propose L’Espace Communicant (12). 40 lignes téléphoniques, 10 minitels et des répondeurs sont installés dans le musée, les numéros et codes d’accès sont communiqués via la presse écrite et la radio.

Dans le musée, le public peut répondre au téléphone et aux messages qui arrivent sur le Minitel, en direct ou en différé via répondeurs et messageries. Il peut également appeler et laisser des messages. Toutes les communications sont amplifiées. Le Minitel, comme souvent dans la pratique de Forest, n’est pas utilisé seul, mais en combinaison avec d’autres médias, non pour délivrer de l’information, mais pour son potentiel de communication entre les gens. Le contenu de l’œuvre est l’acte de communication lui-même, la mise en lumière de cette place virtuelle du village global en émergence où se rencontrent des inconnus et où la question n’est pas comme aujourd’hui « où es-tu?« , mais « qui es-tu?« .

Navigation et interaction : la fonction est le message
Le médium est le message est interprété d’une autre manière par Éric Maillet dans Up To You en 1987 pour son diplôme à l’École d’art de Cergy (13). Up To You met en scène la navigation même au sein du Minitel avec les choix auxquels le public est normalement convié. Mais il ne propose, précisément, aucun autre contenu que des choix avec des énoncés paradoxaux, absurdes et une structure incohérente. Le principe d’arborescence du Minitel s’y transforme en labyrinthe et l’interaction en tautologie.

Frédéric Develay, L’Ecrire/Lire pour ART ACCES, photographies des écrans Minitel. Photo: D.R. / courtesy Archives ART ACCES Revue – Frédéric Develay

L’art collaboratif ou le public à l’œuvre
Inclure le public dans l’œuvre, rendre les œuvres participatives, faire œuvre collective, transformer le public en co-auteur avec l’artiste ou en fournisseur de contenu dans des dispositifs conçus par l’artiste : ces idées sont discutées avec vigueur à la fin de ces années 1980 et le Minitel fournit une parfaite plateforme d’expérimentation utilisée dans plusieurs projets. Jean-Marc Philippe s’en sert pour recueillir les contributions du public pour Messages des hommes à l’univers en 1986-87 (14). Les réponses à la question « si une intelligence extra-terrestre existait, que lui diriez-vous » seront ensuite envoyées vers le centre de notre galaxie via le radio télescope de Nançay.

Deux projets explorent plus particulièrement la création collective, l’une pour l’espace physique public, La Vallée aux images (1987-89) de Jean-Claude Anglade (15) et l’autre pour le cyberespace, Le Générateur poïétique d’Olivier Auber (16) (depuis 1986). Avec La Vallée aux images, Anglade propose aux habitants de la région de créer un vitrail, via le Minitel, pour habiller la grille recouvrant le château d’eau de Noisiel construit par Christian de Portzamparc. Tout comme le château d’eau est symbole de la communauté (l’eau partagée), le Minitel est territoire commun d’une sociabilité dématérialisée pour une appropriation collective de l’espace public.

Créé sur le Minitel, puis porté de plateforme en plateforme par Oliver Auber jusqu’au téléphone portable aujourd’hui, Le Générateur poïétique propose la création collective d’une image dans le cyberespace par auto-organisation. Elle repose sur une base très simple : chacun dispose d’un carré de 20 pixels de côté et la taille du dessin s’adapte au nombre de participants. C’est une des rares œuvres encore existantes.

Littérature numérique
Le Minitel offre à la littérature expérimentale et à la littérature numérique – cette dernière alors en plein essor – d’une part la perspective d’un canal de diffusion et d’autre part la possibilité d’expérimenter de nouvelles formes d’écriture et de lecture. Interactivité, combinatoire, hypertexte y croisent lettrisme, poésie visuelle et animée, déconstruction de la langue et des signes dans une sémiologie débridée et jubilatoire, mais aussi la notion de mise en scène de la page-écran, de son rythme et de sa dynamique, de page en page, et d’une lecture également dynamique et non-linéaire. Cette création se fit essentiellement dans le cadre de ART ACCES Revue. La plupart des divers courants de la littérature et de la poésie expérimentales et numériques français y sont représentés. On y trouve ainsi Frédéric Develay, Tibor Papp, Philippe Bootz, Julien Blaine, Henri Chopin, Isidore Isou, Jean-François Bory et bien d’autres encore (17).

Une autre expérience, à l’initiative d’un groupe de jeunes graphistes, Jacques-Élie Chabert, Camille Philibert, Jean-René Bader, et du journaliste Jean-Paul Martin, s’est déroulée sous le label de la revue expérimentale Toi et Moi Pour Toujours qu’ils fondèrent en 1982. Ils réaliseront trois romans télématiques. ASCOO (pour Abandon Commande Sur Ordre Opérateur) présenté à l’exposition Electra où le public pouvait laisser des messages aux personnages, est un roman policier hypertexte qui met en œuvre ce que Françoise Holtz-Bonneau qualifiera de « textimage ». Pour le groupe, en effet, le texte doit pouvoir créer sa propre mise en page et cette mise en page doit être assez forte pour être perçue comme une image cohérente.

Premier roman télématique, ASCOO a d’abord été consultable uniquement localement et non en réseau. En 1984, le groupe crée le roman-installation Vertiges à l’ELAC à Lyon. L’histoire de 7 personnages se déroule sur 7 minitels répartis dans l’espace d’exposition sur une Carte du Tendre revisitée. Le public suit un personnage et compose son histoire à travers ses trajets d’un Minitel à l’autre. Enfin, en 1985, c’est L’Objet perdu pour l’exposition Les Immatériaux au Centre Pompidou, également roman hypertexte où le public est notamment invité à compléter-recréer une partie de l’histoire.

Entre la revue d’art et la galerie en ligne : ART ACCES Revue (1984-1986)
Co-fondée par ORLAN et Frédéric Develay (18), ART ACCES Revue voit le jour en 1984 et sera présenté en 1985 dans le cadre des Immatériaux. Entre la revue d’art et la galerie en ligne, ART ACCES présente 3 catégories de création : en arts visuels (la majorité), en littérature et en musique. Ce dernier point est particulièrement intéressant, car le Minitel n’avait pas de son ! Les musiciens, tel Franck Royon Le Mée, proposèrent des partitions graphiques. La structure est la même pour tous : l’œuvre est accompagnée d’un texte de l’artiste et d’un texte d’un critique choisi par celui-ci.

Pour ORLAN et Develay, il s’agissait de proposer une alternative artistique et culturelle face à un contenu alors purement utilitaire et mercantile, mais aussi d’explorer les possibilités d’un média « pauvre » quand l’art informatique de l’époque se déploie largement dans une esthétique lisse et colorée et un discours de progrès, tout en questionnant les formes d’art établies. ORLAN y met en scène son personnage de Sainte-Orlan. D’écran en écran, on zoome sur le sein dénudé pour lire d’abord le mot « art » sur la pointe du sein, puis les mots « new » et « vieux ». La série d’images-écrans fut en outre montée sur de grands caissons lumineux en bois et présentée ainsi de manière statique. Sous cette forme, elle ferait partie des œuvres subsistantes. En outre, pour ORLAN, ART ACCES est en tant que tel, une création. Et en effet, elle peut être considérée comme une œuvre, une œuvre-instrument.

ORLAN, Sainte-Orlan pour ART ACCES, photographies des écrans Minitel. Photo: D.R. / courtesy ORLAN & Archives ART ACCES Revue – Frédéric Develay

Derrière ART ACCES on trouve également l’idée, commune avec l’Internet par la suite, mais aussi avec la vidéo à la même époque, d’une démocratisation de l’art qui va pouvoir atteindre le public chez lui, directement, selon d’autres modèles économiques. Ce fut le même échec pour les trois. Mais la première galerie-revue en ligne présenta une liste impressionnante d’artistes, parmi lesquels John Cage, Ben, Vera Molnar, Paul-Armand Gette, Buren ou encore Lea Lublin. Il reste à effectuer une analyse esthétique plus précise de la façon dont ceux-ci s’emparèrent du média et des œuvres produites.

Le Minitel : installations et déconnexion
L’art télématique partage avec le net art et une grande partie de l’art sur écran informatique la difficulté de sa monstration dans l’espace public. ART ACCES y répondit en ne présentant pas simplement un Minitel en consultation lors d’expositions dans des musées ou des galeries, mais en proposant tout un dispositif constitué de caissons lumineux et d’une pyramide de Minitels figés sur les pages d’une sélection d’œuvres.

D’autres artistes imaginent d’entrée de jeu le Minitel non pas pour le foyer domestique, mais pour une installation publique. C’est le cas de Déambulatoire/combinatoire de Marc Denjean présentée en 1984 à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon. Sur le modèle de celui de la cathédrale de Chartres, un labyrinthe est dessiné sur une bâche en toile posée au sol. Une corole de 60 téléphones connectés à 8 magnétophones l’entoure, diffusant contes et poèmes. En son centre, un Minitel sur un socle-autel noir affiche des mandalas.

L’utilisation artistique la plus singulière du Minitel fut sans doute celle qu’en fit David Boeno. À l’opposé de tout discours sur la communication, le réseau ou même, comme Denjean, sur le « terminal », le « bout », que représentait le Minitel, il s’en servit déconnecté, comme source d’une écriture de lumière dans des œuvres photographiques ou des installations telles Index en 1994 pour laquelle un ensemble de Minitels déroulaient, dans le noir, 120 citations de textes organisés en 3 rubriques : « Lumière et œil », « Ombre et œil » et « Ce que voit l’œil fermé ». Ces œuvres font partie de celles qui existent toujours. Les photographies sont exposables, les installations, ou une partie d’entre elles, pourraient être remises en état.

Les raisons du succès du Minitel dans le champ artistique, par rapport aux systèmes étrangers, peuvent s’expliquer par une conjonction d’éléments spécifiques à la France. D’une part le rôle essentiel qu’ont joué deux expositions majeures, devenues cultes, Electra et Les Immatériaux, en soutenant et en montrant ces créations. L’existence, d’autre part, d’une écologie artistique favorable avec notamment le mouvement de l’art de la communication autour de Fred Forest, les mouvements autour de la poésie et de la littérature numérique, des groupes de jeunes designers graphiques inventifs, avec une interpénétration de ces différents cercles (19).

À cela s’ajoute un soutien et un intérêt des instances publiques, y compris pour la création en matière d’art technologique (20), ainsi que d’ingénieurs du CCETT, le Centre Commun d’Études de Télévision et Télécommunications. Enfin, la possibilité, ou devrait-on dire, la potentialité, d’un public avec un Minitel dans tous les foyers. Les raisons de l’échec, c’est-à-dire l’abandon du média en matière de création, sont triples : d’une part les coûts de consultation, beaucoup trop onéreux, pour les utilisateurs, la lourdeur et la complexité de la production pour les artistes d’autre part, et enfin, l’existence et l’émergence d’autres plateformes et d’autres systèmes plus adéquats et plus souples.

La création artistique avec le Minitel est loin d’être un champ uniforme aussi bien dans les esthétiques que dans les pratiques. Il est utilisé seul, mais aussi en combinaison avec d’autres médias, dans des installations et aussi dans des performances (notamment par Marc Danjean). L’œuvre « finale » n’est ainsi pas nécessairement dans le même médium. Il est instrument, matériau, média, espace de création, de publication et d’exposition. En matière d’art télématique, si cette cartographie se veut un premier pas, tout ou presque reste à faire : établir une histoire solide qui croise histoire de l’art, des techniques, mais aussi économique et politique; constituer, préserver et indexer les archives ; produire une analyse esthétique critique.

En ce qui concerne la conservation-restauration, l’approche est plus complexe et ne peut être identique pour toutes les œuvres. Elle me semble d’une parfaite inutilité au regard des actions et performances comme celles de Forest ou d’Anglade qui s’inscrivaient dans un contexte et une sociologie spécifiques et où la reprise (re-enactement) apparaîtrait comme artificielle si tant est qu’elle soit possible. « Restaurer » les œuvres proprement en réseau ou de la communication semble finalement assez vain. Dans ce cas, préserver la trace documentaire et constituer l’histoire est le plus approprié.

Pour les œuvres de littérature ou, a priori, celles créées dans le cadre d’ART ACCES, la restauration stricto sensu est quasiment impossible, il faudrait disposer des enregistrements mémoire des œuvres (21) et pouvoir les lire. En revanche, au moins pour certaines d’entre elles, une re-création est théoriquement possible, y compris dans le même médium puisqu’il semble que des cargaisons de minitels sont toujours disponibles. Cela demande de retrouver les éléments du contenu à partir des documents d’archives et de la mémoire des divers protagonistes. Il reste à y intéresser artistes, historiens, conservateurs, institutions et financeurs…

Annick Bureaud
critique d’art et directrice de Leonardo/Olats
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Benjamin Gaulon, ReFunct Media #6, 2013, www.recyclism.com/refunctmedia_v6.php

(2) International Teletext Art Festival, www.teletextart.com

(3) D’autres pays développèrent d’autres systèmes et d’autres approches économiques centrés sur l’entreprise comme l’Allemagne ou au Canada.

(4) On ne peut pas y publier ses informations à volonté et simplement, depuis chez soi, pour un coût modique comme aujourd’hui avec l’Internet. Il faut passer par des serveurs – et des entreprises – spécialisés et se soumettre aux fourches caudines étatiques des PTT (qui éclateront entre La Poste et France Télécom-Orange).

(5) http://fr.wikipedia.org/wiki/Vidéotex

(6) Techniquement, il aurait pu être en couleur dès le départ. Il est à noter que le Brésil qui adopta la norme française y inclut d’emblée la couleur.

(7) Sans doute également en Allemagne et Italie, mais je n’en ai pas encore retrouvé la trace.

(8) www.ekac.org/VDTminitel.html

(9) Il s’agit de Jean-Claude Anglade, Olivier Auber, David Boeno, Francis Debyser, Marc Denjean, Fred Forest, Eric Maillet, et le groupe Toi et Moi Pour Toujours.

(10) Voir à cet égard l’article emblématique de Roy Ascott, « Is There Love In The Telematic Embrace? » in Art Journal, New York, College Arts Association of America 49:3, p. 241-247, 1990. http://telematicembrace.files.wordpress.com/2009/05/multimedia_23.pdf

(11) www.webnetmuseum.org/html/fr/expo-retr- fredforest/textes_critiques/text_critiques_fr.htm

(12) www.webnetmuseum.org/html/fr/expo-retr-fredforest/actions/26_fr.htm#text

(13) Le projet ne sera pas mis en ligne, mais montré localement.

(14) Le projet de Jean-Marc Philippe a été réalisé avec ART ACCES Revue. Il porte le nom de Cosmos Art Initiative, mais est plus connu sous le titre de Messages des hommes à l’univers.

(15) Le projet restera en place pendant deux ans. http://jean.claude.anglade.free.fr/

(16) http://poietic-generator.net/

(17) J’ai identifié 26 projets, mais il y en a eu certainement plus.

(18) Frédéric Martin participera également à l’élaboration du projet.

(19) La création est aussi accompagnée par une réflexion théorique conduite dans divers endroits universitaires, mais aussi dans des lieux comme le Centre Culturel Canadien à Paris.

(20) Jack Lang est alors Ministre de la Culture.

(21) Je n’en ai encore jamais rencontré hormis pour David Boeno, mais il se peut qu’il en existe encore.

 

vue par Annie Abrahams, Martine Neddam et Julie Morel

Dans le Net art, préserver, montrer et médier sont indissociablement liés, car l’Internet, ce « lieu » (ou non-lieu) de l’exposition de l’œuvre, est aussi son médium. Or l’Internet change, les internautes aussi et les machines vieillissent (souvent mal). D’où la nécessité de documenter l’œuvre et de l’accompagner jusqu’à son dernier souffle.

Julie Morel, Sweet Dream, 2007. Photo: © Julie Morel

Les pratiques artistiques qui, dans les années 1990, se montraient sur l’Internet, que ce soit par contrainte — absence de soutien institutionnel —, en réaction à l’institution ou tout simplement parce qu’elles n’en avaient plus besoin pour se diffuser ou rencontrer leur public (1), ne se préoccupaient pas de leur pérennité. Or, ces œuvres disparaissent petit à petit de notre paysage informatique. Les navigateurs sont mis à jour, les balises sont remplacées… menant inévitablement au non-fonctionnement de certains éléments.

Ainsi, les œuvres disparaissent avec le médium de leur exposition. Si l’on peut être tenté de penser que les artistes sont les personnes le plus à même de corriger les erreurs qui surviennent sur leurs pages Internet au fil des années, ce temps d’entretien vient empiéter sur le temps destiné à la création. Conservation et instauration ne sont pas toujours cumulables.

Les œuvres d’art Internet représentant un intérêt grandissant, il est logique de penser que leur préservation pourrait revenir à un réseau actif d’acteurs impliqués dans leur conservation, comme c’est déjà le cas dans le cinéma expérimental ou les films réalisés en Super 8. Mais, comment alors assurer la pérennité de ces œuvres dans le « lieu » de leur exposition ? Comment, tout au moins, rendre compte de son évolution et comment les transposer dans un espace d’exposition qui devient alors « autre » (Offline ou Online) ?

Sweet Dream / Julie Morel / du hard- et du software
Dans l’espace de la galerie, le visiteur de Sweet Dream, réalisée par Julie Morel en 2007, est invité à appuyer sur une touche de clavier d’ordinateur (« wake up » ou « sleep ») qui allume ou éteint une lampe installée à distance, au domicile de l’artiste. L’œuvre est donc physiquement présente dans l’espace usuel. Supposant l’utilisation d’Internet, l’œuvre est également présente au sein de cet espace-temps particulier, faisant alors du réseau lui-même, outre un composant fonctionnel, un médium. L’étude de Sweet Dream (1) soulève de nombreuses questions aussi bien pour la restauration que pour l’exposition d’œuvres à composantes numériques. En effet, comment identifier les risques présents et à venir dans ces œuvres dont les constituants sont sujets à obsolescence et dont le fonctionnement dépend d’un environnement particulier et autonome (ici, des touches de clavier, une carte Arduino, un Mac mini, Internet, etc.) ?

Le fonctionnement de Sweet Dream dépend d’un dispositif comprenant plusieurs matériels informatiques (hardware) ponctuant les différentes étapes que connait le signal, envoyé par les deux touches de clavier d’ordinateur à la lampe de chevet de l’artiste. Élaborer des axes de conservation-restauration pour cette œuvre implique de pleinement comprendre ces matériaux, matériels et composants afin de définir leur rôle au sein du dispositif. Chaque matériel est incorporé dans le dispositif par les soins de l’artiste et est en interrelation avec les autres. L’œuvre étant destinée à fonctionner, il est nécessaire de comprendre le dispositif technologique comme étant un point d’intervention crucial, bien que celui-ci ne soit pas visible par le spectateur.

Toutefois, Sweet Dream est non seulement une œuvre technologique, mais elle est aussi conceptuelle. Julie Morel s’intéresse particulièrement au caractère sensible des technologies : la textualité singulière des machines et les accidents qu’elles peuvent produire (2). Dès le ready-made, la forme sensible ne constitue plus un socle fiable à la signification. L’œuvre n’est plus ni strictement, ni intégralement identifiable à sa forme (3). C’est pourquoi l’étude de conservation-restauration doit porter ici sur l’ensemble du dispositif, y compris conceptuel, incluant la partie invisible qui se trouve au domicile de Julie Morel.

Je suis intervenue sur cette œuvre (4) afin de sécuriser le dispositif dans sa globalité. Les composants sont destinés à être manipulés et s’en retrouvent inévitablement fragilisés. Ce qui nous conduit immanquablement à la nécessité de composer des stocks de matériels de rechange en cas de panne ou de défaillance, avant que la production du matériel en question soit écoulée. Mais ici, comme chez tous les artistes de Net art, le hardware ne fait pas tout. Il faut aussi « porter » le code, afin de permettre au programme de Sweet Dream d’être compatible avec un plus grand nombre d’ordinateurs et de matériels. Issu du jargon des informaticiens, le « portage » est utilisé par le réseau des Médias Variables. L’œuvre est alors accompagnée dans son évolution informatique, jusqu’à un certain point…

Being Human / Annie Abrahams / des machines et des performances participatives
Annie Abrahams a produit des œuvres sur le Web depuis la moitié des années 1990. Ses œuvres sont donc concernées au premier chef par l’obsolescence technologique. Elles sont vouées à disparaître et Annie Abrahams en a pleinement conscience. Mais elle ne souhaite pas se pencher sur ce qui risque d’être détruit et/ou sur ce qui devrait être conservé : Je n’ai aucune envie de me pencher sur ce qui se détruit, ce qui doit être gardé, ce qui aura de la valeur après — je veux vivre dans le présent, avec les choses d’aujourd’hui — après, je ne serai plus là !, dit-elle.

Si la plupart des œuvres d’Annie Abrahams utilisent le réseau comme dispositif, elles sont surtout performatives. Chez Annie Abrahams, les machines ont également un corps. Aussi sont-elles bien plus proches de la performance, du théâtre, de la musique que de certaines œuvres à composantes technologiques, utilisant le réseau pour des fins différentes. En conséquence, l’exposition de ses œuvres et leur activation supposent des tactiques de préservation proches de celles développées autour des « time-based media » qui placent leur nature temporelle au premier plan de leur préservation (5). Leur préservation peut alors se présenter sous la forme d’un stockage de données, d’une base de données, ou encore d’une veille technologique. Le caractère participatif des œuvres d’Annie Abrahams fait qu’elles ne peuvent être préservées que sous la forme d’information et de documents. Ceux-ci ne permettent malheureusement pas de conserver l’œuvre dans son entièreté, mais ils protègent néanmoins les données qui participent à faire comprendre l’œuvre et qui composent son histoire.

Comme l’écrivent Stéphanie Elarbi et Ivan Clouteau, il faut d’abord accepter la nature éphémère de la plupart des œuvres électroniques et médiatiques. Archiver et documenter le transitoire semble un paradoxe, mais cette nécessité advient au moment où les technologies, à l’origine de ce transitoire, rendent cette pratique (de l’œuvre) possible (6). Ainsi, Being Human, accessible sur la page www.bram.org/, est présentée sous forme d’archive participative où nous pouvons pratiquer le site comme il était présenté en 2007, 2003 ou 1997. Cette archive précieuse nous permet d’observer Being Human dans sa globalité. L’œuvre peut donc être comprise comme un objet évolutif et changeant, suivant au fil du temps la créativité de l’artiste.

Mouchette, David Still, XiaoQian / Martine Neddam / prendre soin de son personnage
Le Net art a aussi ses classiques. Parmi eux, le site de Mouchette (7) propose un véritable millefeuille de pages Web liées les unes aux autres et présentant chacune une information à écouter, à lire ou encore à contempler. C’est une expérience à part entière où nous sommes invités à découvrir tout l’univers d’un personnage et à jouer avec lui. Mais voilà maintenant dix-huit ans que Mouchette a 13 ans. Que de mutations a connues cette pré-adolescente dans l’écosystème fluctuant de l’art et de l’Internet ! Martine Neddam fait partie du mouvement net.art et elle a produit de nombreuses créations sur le World Wide Web. Mais que reste-t-il aujourd’hui de Mouchette, David Still ou encore XiaoQian ? Ces personnages sont-ils voués à disparaître dans le cimetière de l’Internet?

Captures d’écran du site d’archives du monde de Mouchette (articles, fans, événements, etc.) Cf. http://about.mouchette.org/ Photo: © Martine Neddam

L’Internet avant les années 2000 est un environnement contraignant si nous le comparons à celui d’aujourd’hui : un maximum d’informations devait être contenu dans très peu d’espace fichier (à hauteur de 20 kb) et il fallait procéder au codage des pages et des images pour les créer. Les contraintes liées aux balbutiements du Net étaient un moteur de créativité fort. Il s’agissait d’un véritable challenge : dire des choses avec très peu de moyens (fichier petits, bande passante réduite…), rappelle Martine Neddam.

Aujourd’hui, ajoute-t-elle, les internautes manquent de la curiosité nécessaire qui était très présente dans la pratique d’Internet. Cela demandait une pratique d’investigation : aller chercher les choses (liens cachés, sons, etc.). Les liens, gifs transparents, peuvent être activés si nous « tâtons » l’image pour chercher s’il y a des choses à voir. Maintenant, on ne sait rien du tout du mode de transmission des informations qui nous arrivent ! Qui sait, par exemple, combien de serveurs s’engagent sur une page Facebook ? Maintenant tout est dans le nuage. L’Internet a changé, l’internaute également, le pratiqueur des œuvres du réseau tout autant. Mouchette a traversé plusieurs époques du Web, celui des sites personnels, celui de la bulle Internet, celui du Web 2.0, celui de la mobilité.

Une œuvre de Net art est une expérience, de surcroît liée à un état d’esprit et à une époque. Les sites de Mouchette et de David Still sont imprégnés du style visuel propre à cette époque : oui, dit Martine Neddam, chaque artiste est un archéologue des média. Souvent on trouve un certain charme à faire un clin d’œil à des pratiques plus anciennes. L’ASCII par exemple : faire des images en ASCII c’est de l’archéologie des média puisqu’on l’utilisait avant le WWW, mais déjà sur Internet.

Archiver un site Internet est souvent, pour les artistes, une solution préférée à d’autres. Mais ce qui est stocké est un instantané de l’œuvre sur un support isolé de l’Internet. Archiver un site, c’est figer et décontextualiser. Ce même support de stockage est le reflet de la technologie numérique propre à une certaine époque et il est sujet lui aussi à l’obsolescence. Un site Internet est une expérience qu’il faut pratiquer et s’il fallait conserver quelque chose de ces œuvres, il serait alors nécessaire de conserver le contexte d’existence de l’œuvre : quels écrans permettent sa bonne réception ? Quels clavier et souris ? Ne faut-il pas considérer les conditions de réception de l’œuvre comme faisant partie intégrante de celle-ci ?

Les interfaces, comme les claviers, les souris, les écrans, le réseau, etc., deviennent difficiles à obtenir une fois leur production écoulée et très vite, avant même que ne se pose la question de la préservation de l’œuvre, disparaissent les stocks de matériels qui auraient permis d’activer l’œuvre au plus près de son environnement d’origine. Mais Martine Neddam pense l’archive autrement. Le site est encore en fonctionnement aujourd’hui. D’autres sites n’ont pas connu cette chance et disparaissent petit à petit, URL par URL. Préserver un site comme Mouchette suppose des actions permanentes (mise à jour des liens, animation bloquée par les navigateurs, réparation de scripts, etc.).

Les problèmes soulevés par l’entretien de l’œuvre sont intégrés dans le travail de Martine Neddam : avant, les images utilisées pour le site de Mouchette prenaient l’entièreté du fond d’écran qui était bien entendu plus réduit que les écrans d’aujourd’hui. C’est pourquoi maintenant l’image de fond de page est répétée en mosaïque pour combler la place disponible. Le site date de 1996. Mais cela fait 8 ans que je réfléchis à un mode d’archivage. Dois-je, par exemple, conserver une apparence vieillie et datée du site ? Le site vit également au travers de toutes ses versions, tout ça est un peu insaisissable ! Les contenus sont forcément modifiés. Les Orientaux détruisent pour reconstruire et nourrissent par là, de manière peut-être plus pérenne, la mémoire. Nous, les Occidentaux, nous souhaitons à tout prix conserver un état présumé original.

La pratique, dans le cas du Net.Art, est le plus important, mais aussi peut-être ce qui est le plus insaisissable. Lorsqu’une de mes œuvres dysfonctionne, dois-je tout laisser en place et ne pas essayer de la faire marcher ? Ou tout remplacer et la faire bien fonctionner ? Je réclame un droit au rafistolage, au bricolage de mes œuvres à l’instar d’un artiste comme Jean Tinguely. Il s’agit de conserver l’esprit sinon le concept ! (8). Mouchette est un site, mais c’est aussi un personnage qui traverse les années et qui doit, pour continuer d’exister, être soigné, réparé, bricolé. Le choix de Martine Neddam est ni celui de l’éphémérité de l’art, lié à cette idée que « l’art c’est la vie » comme chez Annie Abrahams, ni du fonctionnement à l’identique comme chez Julie Morel, animée par les impératifs de la galerie, mais celui d’un accompagnement, coûteux en temps et en énergie, de la « croissance » de l’œuvre. Grâce à ce soin apporté à l’œuvre, l’expérience de Mouchette est toujours possible.

Et après ?
Quel avenir se dessine pour les créations en ligne de Martine Neddam ? Il arrivera un jour où l’artiste ne pourra plus apporter le soin nécessaire à l’existence en ligne de son personnage. Lorsque l’artiste n’entretiendra plus ses œuvres, qui paiera l’enregistrement des noms de domaines, qui maintiendra les javascripts, etc. ? Et quand bien même ils seront pris en charge, car c’est là, in fine, le rôle des institutions muséales et patrimoniales, nous ne pouvons pas prédire l’évolution de l’Internet et du Web.

Martine Neddam a pensé à une solution (tout moins tant que l’Internet existera) : l’auto-archivage, avec le site About Mouchette (http://about.mouchette.org). Les données qui y sont stockées concernent principalement les actions et les expériences des utilisateurs et pratiqueurs du site de Mouchette. Elles concentrent l’ensemble des référencements, sans tri préalable, des modes d’activation du site : « les buveurs font partie du bar ! », puisque c’est avant tout la pratique de la page par les internautes qui est importante pour l’artiste.

Le Net art est créé et pensé pour un médium évolutif, l’Internet, ce qui implique immanquablement des modifications qui ne sont pas prévues à l’avance, ou maîtrisées. Les œuvres sont donc elles-mêmes évolutives, qu’elles soient portées, adaptées (Julie Morel), documentées (Annie Abrahams) ou archivées et accompagnées (Martine Neddam). Finalement, n’est-il pas juste question ici de continuer à pratiquer les œuvres de Net art pour les faire exister, même à une époque éloignée de leur création initiale ? Conserver une œuvre consisterait à la pratiquer, à permettre son expérimentation aussi longtemps que possible jusqu’à ce que celle-ci ne soit plus en état de « fonctionner ».

Autant de questions qui demandent à ce que l’artiste (associé peut-être au conservateur-restaurateur) définisse la limite à partir de laquelle l’œuvre devra être considérée comme disparue. Il peut paraître paradoxal de confronter l’idée de disparition à la volonté de conservation. Bien souvent, des œuvres numériques sont actualisées informatiquement et esthétiquement pour pouvoir les présenter au public en état de fonctionnement. Une version « historique » de l’œuvre est alors conservée dans des réserves ou bien elle est présentée en exposition en même temps que la version actualisée. Également, la solution inverse existe, par exemple, lorsque les œuvres sont présentées « inertes » au public avec un document explicatif en complément de la présentation.

Ces solutions révèlent notre incapacité à accepter la disparition d’une œuvre, même quand celle-ci est, de par la nature de ses composants, prévue pour n’exister qu’un temps. Les objets numériques, pourtant créés en dehors de l’institution muséale, comme c’est le cas pour les œuvres du Net.Art, sont aujourd’hui rattrapés par le monde de l’art et de la conservation, qui leur insuffle un nouveau statut allant parfois à l’encontre de leur concept. Et si, pour les conserver, nous prenions le chemin naturel tracé par leur concept. Et si nous les pratiquions tout en les accompagnant le plus respectueusement possible vers leur disparition ?

Tiphaine Vialle
conservatrice-restauratrice, Tiphaine Vialle est diplômée du DNSEP
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) Bureaud (A.), Magnan (N.), Connexions, Art Réseaux média, guide de l’étudiant, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2002, p.16.

(2)  Cf. le site  de Julie Morel : www.incident.net

(3) Elarbi (S.) et Clouteau (I.), « Exposer et pérenniser l’œuvre contemporaine » in Technè n°24, C2RMF, 2006, p.69.

(4) Vialle (T.), La préservation d’œuvres d’art à composantes numériques, étude théorique et pratique. Sweet Dream de Julie Morel, mémoire de fin d’études, DNSEP option art mention conservation-restauration, École Supérieure d’Art d’Avignon, 2014.

(5) Cf. Laurenson (P.), Authenticity, Change and Loss in the Conservation of Time-Based Media Installations, Tate Papers Issue 6, 2006. Cf. aussi L’approche des médias variables par la Fondation Daniel Langlois. Depocas (A.). Préservation Numérique, la stratégie documentaire, 2002, www.fondation-langlois.org.

(6) Cf. Mahé (E.), L’ère post-média. Humanités digitales et Cultures numériques. Les pratiqueurs, Hermann, 2012.

(7) www.mouchette.org

(8) Neddam (M.), « Zen and the art of database maintenance », in Dekker (A.), Archives2020, Sustainable Archiving of born-digital cultural content, Virtueel Platform, 2011.

septembre / novembre 2014


> Édito :

Retour Vers Le Futur

Nos premiers ordinateurs sont désormais au musée. Et nous sommes effarés par les faibles capacités de ces machines, avec leurs écrans cathodiques noir et vert, qui ont symbolisé le futur immédiat dans les années 80/90. Comparées à nos smartphones à écrans tactiles, leurs possibilités techniques et créatrices nous semblent bien dérisoires. Il en sera de même pour tous les artefacts électroniques de ce début du XXIème siècle. Et après, également. C’est une histoire sans fin qui ne fait que commencer.

C’est pour cela qu’il est temps de regarder en arrière. De contempler ces machines reléguées dans les oubliettes du passé qui ont permis à des pionniers, mi-artistes mi-techniciens, de défricher de nouvelles formes d’expression, de création. De faire en sorte que leurs réalisations demeurent visibles, perceptibles, au-delà des contraintes techniques, malgré le fait que leur environnement technologique soit en voie de disparition.

Faire en sorte que cette mémoire encore un peu vive ne devienne pas une mémoire morte… C’est à ce travail de mémoire — mémoire technique et mémoire artistique — que nous convie Emmanuel Guez, rédacteur en chef invité avec l’École Supérieure d’Art d’Avignon, au travers de ce numéro.

Un travail d’archéologie car il s’agit bien de mettre au jour, en lumière, des protocoles Internet oubliés, de l’électronique ancienne, des vieux pixels aux couleurs incertaines, etc., à une époque où l’on ne cesse de mettre à jour, dans l’urgence renouvelée, des logiciels pour des appareils à l’obsolescence programmée. Un travail de conservation pour éviter que l’art numérique ne se « fossilise » comme la fameuse et énigmatique pile électrique de Bagdad…

Un travail de passeur pour éviter que nos machines et nos créations ne deviennent incompréhensibles aux générations à venir; à l’image récente de ces enfants et adolescents « 2.0 » complètement déroutés par l’utilisation d’un walkman ayant appartenu à leurs parents… Ce qui relative par ailleurs la portée du design appliqué et/ou des fonctions supposées intuitives. Mais c’est une autre histoire…

Laurent Diouf – Rédacteur en chef

> Sommaire
Archéologie / Recyclage / Vintage
Exposition / Médiation / Écosystème
Conservation / Préservation / Ingénierie

> Remerciements
MCD remercie tout particulièrement Emmanuel Guez et les étudiants de l’École Supérieure d’Art d’Avignon qui ont participé à la rédaction de ce numéro.