Archive d’étiquettes pour : MCD #74 – Art / Industrie

Interview du Professeur Joachim Sauter


Joachim Sauter est un artiste des médias et designer allemand. Dès le début de sa carrière, il se focalise sur les technologies numériques et expérimente la manière dont elles peuvent être utilisées pour exprimer du contenu, une forme ou une narration. En 1988, nourri par cette passion, il fonde ART+COM avec d’autres artistes, designers, scientifiques et technologues de l’Université des Arts de Berlin et les hackers du Chaos Computer Club.

ART+COM, River Is…, Yeongsan, Corée du Sud, 2012. Photo: © ART+COM

ART+COM été fondé comme une organisation à but non lucratif pour explorer de nouveaux médias potentiels appliqués aux domaines de l’art, du design, de la science et de la technologie. Allant d’installations artistiques à des projets de design axés sur les innovations technologiques et des inventions, les travaux d’ART+COM se déclinent sur différents types de supports (objets et installations auto-actifs, réactifs et interactifs, environnements et architectures ayant recours aux médias). En 1991, Joachim Sauter est nommé professeur d’Art et de Design des Nouveaux Médias à l’Universität der Künste de Berlin, UdK (Université des Arts de Berlin) et depuis 2001 il est professeur associé à UCLA, à Los Angeles.

Marco Mancuso: ART+COM est un groupe interdisciplinaire de professionnels venus des arts des médias, du design, de la science et des milieux du hacking, ayant pour objectif d’explorer les possibilités des technologies numériques appliquées à la création, l’expression, la communication et la recherche contemporaine. Une telle attitude est assez claire et cohérente pour l’ensemble vos projets : l’esthétique n’est pas un simple outil voué à la satisfaction visuelle, mais c’est un principe menant à une œuvre intégrée à la fois comme un élément de design et comme un territoire de recherche technologique. Alors, comment une nouvelle commande née à ART+COM, dans une telle structure fluide, une telle attitude hybride face à la création, est elle attrayante (et offre-t-elle un quelconque potentiel) pour les industries qui recherchent et investissent dans la technologie, l’informatique et la science ?

Joachim Sauter: Il est vrai qu’ART+COM est « hybride » et interdisciplinaire en ce que tous nos projets sont développés par de petites équipes qui comprennent des designers, des ingénieurs et des programmeurs. Dans le contexte de cette étroite collaboration, la pensée créative peut dépasser les limites d’une discipline donnée. Ce type de créativité libre est prisé par nos partenaires dans les milieux de la recherche, de l’industrie et de l’université. On est loin des travaux classiques de recherche et de design appliqués à la technologie. Au fond, c’est assez simple : les entreprises et instituts de recherche qui nous approchent pour collaborer sur un projet de recherche le font parce qu’ils sont incapables de le mener tous seuls. Ils ont besoin d’une intervention extérieure pour repousser leurs propres limites et développer leur imagination. Le luminaire Manta Rhei en est un bon exemple.

ART+COM et Selux, Manta Rhei, 2012. Photo: Nils Krüger / © ART+COM

MM: Ce projet Manta Rhei date de 2012 et résulte d’une collaboration entre le studio ART+COM et l’entreprise Selux, qui fabrique des luminaires utilisant la technologie OLED. Je serais curieux de savoir comment un projet collaboratif entre un studio et un partenaire technologique peut voir le jour sans intermédiaire. Vous ont-ils contactés directement ou vice-versa ? Et comment la demande initiale et le projet ont-ils évolué ?
JS: Dans ce cas particulier, cette entreprise avait tout juste commencé à utiliser les OLED et était la recherche d’un nouveau type de luminaire qui puisse mettre en valeur les qualités de cette technologie d’éclairage innovant. L’objectif de Selux était de développer un luminaire hors du commun — un prototype susceptible de démontrer le potentiel de la technologie OLED pour la décoration intérieure et capable de susciter l’attention des médias. Le luminaire cinétique Manta Rhei a atteint cet objectif lors de sa présentation au salon Light + Building de Francfort, en avril 2012.

MM: Sur le plan technique, comment avez-vous travaillé avec leurs technologies et en quoi, selon vous, votre travail leur a été utile en termes de Recherche et Développement au regard de cette technologie spécifique ? En quoi la création de Manta Rhei a-t-elle résulté d’une collaboration cohérente entre votre studio et leur département technique ?
JS: Nous avons travaillé en étroite collaboration avec Selux, mais sur des « blocs de travail » distincts: ART+COM a dessiné le dispositif, y compris son comportement et sa mécatronique, tandis que Selux s’est chargé du contrôle de la lumière. Nous avons ensuite intégré le tout au logiciel. Les membres d’ART+COM ont de grandes compétences technologiques, ainsi nous sommes capables de parler le même langage que les ingénieurs de SELUX et le processus s’est avéré fluide et bénéfique pour les deux parties en matière de transfert des connaissances.

ART+COM et Selux, Manta Rhei, 2012. Photo: Nils Krüger / © ART+COM

MM: Au cours des 25 dernières années, vous avez participé à de nombreux projets différents, allant de projets indépendants à des commandes plus institutionnelles (de la part d’entreprises ?), du privé au public, de l’art à la communication. Comment le processus de recherche et de création change-t-il en fonction de la relation avec un investisseur privé ? Comment l’artiste/le designer peut-il rester libre d’exprimer son travail, sa créativité et son message ? Comment la recherche peut-elle rester en phase avec l’idée de départ sans interférence de la part de l’investisseur ?
JS: Le terme « interférence » suggère déjà dans une mauvaise direction. Chez ART+COM nous sommes partisans du débat et de la culture de la controverse constructive. Dans tous les domaines, qu’il s’agisse d’art, de recherche ou de communication, nous nous efforçons d’instaurer un dialogue avec les personnes avec et pour lesquelles nous travaillons. Les projets qui émergent de ces conversations résultent d’un processus d’inspiration qui porte clairement notre signature et notre esprit. Ceci étant, les conversations ont évolué au cours des 25 dernières années, car la technologie fait à présent partie intégrante du travail de design. Cette évolution a non seulement simplifié la communication au sein de l’équipe ART+COM, mais aussi avec nos partenaires de recherche en matière de technologie.

MM:Avec Selux, vous envisagez de développer toute une gamme de luminaires cinétiques reprenant le concept de ce design. Pourriez-vous nous donner davantage de précisions à ce sujet ? Là encore, quelle est la différence entre répondre à la commande d’un investisseur industriel et travailler avec lui, c’est-à-dire développer des projets et des recherches ensemble ? Concrètement, qu’est-ce qu’ART + COM apporte à Selux et vice-versa ?
JS: En effet, nous prévoyons de développer plusieurs luminaires cinétiques dont le design s’inspire de modèles de comportement animaux, ou plus généralement des modèles de mouvement dans la nature. Le luminaire actuel s’est évidemment inspiré d’une raie manta. D’autres ébauches rappellent les mouvements orchestrés d’un vol d’oiseaux, ou associent la forme d’un serpent à la lueur des lucioles. Pour répondre à la deuxième partie de votre question, s’agissant de partenaires de recherche, nous collaborons sur le plan technologique, alors que pour nos clients nous collaborons sur des aspects qui ne sont pas du ressort de la technologie. Par exemple, pour les musées, nous travaillons d’ordinaire en étroite collaboration avec les scientifiques du musée qui nous fournissent le contenu des installations. Ils sont experts dans leur discipline tout comme nous le sommes dans la nôtre, ce qui permet aux deux parties de travailler sur un pied d’égalité.

ART+COM, Mobility, World Expo Shangai, 2010. Mobility fait partie d’une exposition permanente à l’Ars Electronic Center à Linz, en Autriche. Photo: © ART+COM

MM: Quelles technologies et/ou recherches pourraient s’avérer fonctionnelles pour un nouveau genre d’expression créative dans les domaines de l’art des médias, du design et de la science ?
JS: Je dirais qu’actuellement les deux domaines qui nous intéressent le plus sont la robotique et l’optique informatique. Nous avons une connaissance pratique de la mécatronique, puisque toutes nos installations cinétiques nécessitent le mouvement précis et chorégraphié d’objets physiques dans l’espace. La robotique va encore plus loin et engendre davantage de complexité, tant au niveau matériel que logiciel. En raison de cette complexité, la robotique n’a pas encore été entièrement explorée comme moyen d’expression et de communication. Notre intérêt dans l’optique découle aussi de nos premières explorations de cette science à travers des œuvres comme River is… basée sur les caustiques, la façon dont la lumière se réfracte sur l’eau, ou Mobility où l’on fait référence à un moyen presque oublié de communication à longue distance qui utilise des miroirs et la lumière du soleil. Grâce à l’association du design informatique et des phénomènes optiques, les surfaces et les objets peuvent être transformés en outils de narration qui racontent des histoires ou transmettent des messages.

MM: En tant que professeur et pédagogue, pensez-vous que les nouvelles chaines de production culturelles (investisseur — agence — milieu universitaire — professionnel — artiste) sont en train de changer la manière dont les œuvres technologiques et scientifiques sont produites, si on les compare aux chaines traditionnelles (institution — financement — milieu universitaire — artiste) ? Comment les institutions peuvent-elles travailler dans ce nouveau système culturel ? Comment les commissaires d’exposition et les producteurs peuvent-ils superviser la production et la diffusion de projets artistiques si l’on prend également en compte la possibilité d’utiliser de nouveaux espaces publics comme les nouveaux aéroports, les immeubles commerciaux, les places publiques, etc. ?
JS: Le fait que les entreprises passent aujourd’hui commande pour des œuvres d’art élargit certainement l’éventail de l’art contemporain. Les musées et les collectionneurs suivent à la lettre le canon des beaux-arts tel qu’il est dicté par la critique et le marché habituel. Nos installations artistiques se développent cependant dans l’interstice entre l’art et le design et ne peuvent être aisément associées à une seule de ces pratiques. En vérité, cela ne semble pas poser de problème à nos clients. Ainsi, alors que le secteur privé fait preuve d’une grande ouverture au sujet de l’art basé sur la technologie, les institutions artistiques hésitent encore à cautionner ce genre de travail. Dans ce contexte, les commissaires engagés jouent un rôle important. Leur crédibilité en tant que spécialistes de l’art et leur voix sont pris en compte dans les commandes publiques et permettront, à la longue, de venir à bout des catégories obsolètes.

ART+COM, River Is…, Yeongsan, Corée du Sud, 2012. Photo: © ART+COM

MM: En conclusion, j’aimerais avoir votre avis sur la manière dont la scène internationale des évènements liés aux médias est en train d’évoluer. Se démarquant du format classique de grandes manifestations comme Ars Electronica ou transmediale, une nouvelle typologie de rencontres autour des arts des médias est en train d’émerger, au sein de laquelle les supports numériques sont également considérés comme des instruments permettant à des professionnels d’effectuer un travail commercial (à la frontière) entre l’art, le design, la communication et la créativité. Je veux parler d’évènements comme Offf ou Future Everything ou encore, plus récemment, Resonate qui ne sont pas si éloignés que ça d’évènements purement marketing comme les Ted Conferences, Momo Amsterdam, Seed Design entre autres …

JS: Cela fait maintenant un bon moment qu’Ars Electronica et transmediale existent, et ces manifestations ont été cruciales pour le développement de la pratique artistique liée aux nouveaux médias. Cependant, il est naturel qu’une différentiation naisse du progrès et de la prolifération technologique. Ces nouveaux festivals et conférences visent des nouveaux publics très ciblés, comme la scène du design par ordinateur, et traitent d’aspects précis des nouveaux médias. La raison de leur immense succès est qu’il y a toujours, de toute évidence, un grand engouement pour l’échange personnel, qui ne passe pas par un clavier ou un écran, mais aussi parce que de telles occasions donnent aux participants le sentiment gratifiant d’appartenir à une communauté à part.

interview par Marco Mancuso (DigiCult)
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

Interview du Dr Michael John Gorman

Michael John Gorman est le directeur de Science Gallery International, une  initiative créée grâce au soutien de Google et visant à développer un réseau global pour attirer de jeunes adultes vers la science, la technologie et l’art.

Depuis 2007, année où il l’a fondée, il dirige la Science Gallery au Trinity College de Dublin (TCD), un espace culturel innovant tissant des liens entre l’art et la science. Il est aussi Professeur associé adjoint d’Ingénierie et de Science Informatique au Trinity College de Dublin et directeur de l’Idea Translation Lab au TCD, une collaboration entre le Trinity College et la Harvard University, encourageant l’innovation trans-disciplinaire chez les étudiants. Il est aussi coordinateur du StudioLab, un important projet européen reliant l’art, la science et le design expérimental. Il a été professeur de  »Sciences, Technologie et Société » à l’Université de Stanford et a obtenu des bourses d’études post-doctorales de la part des Universités de Harvard, de Stanford et du MIT.

Faber Futures par Natsai Chieza, dans le cadre de GROW YOUR OWN, à la Science Gallery

Faber Futures par Natsai Chieza, dans le cadre de GROW YOUR OWN, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

Pourriez-vous m’aider à définir la Science Gallery d’aujourd’hui, en dehors du langage et des communiqués de presse officiels ? La Science Gallery est un centre d’exposition, sans être à proprement parler une galerie d’art ou un lieu dédié aux médias. On pourrait dire que c’est à un endroit pour des expositions scientifiques, mais c’est bien plus que ça. C’est aussi un centre éducatif, sans être une école officielle ni un labo média qui accueille des  ateliers et des séminaires. Il s’agit aussi du centre névralgique d’un réseau global. Comment cette structure fluide permet-elle à la Science Gallery d’être unique, d’œuvrer avec les artistes et les étudiants d’une part tout en attirant par ailleurs les investisseurs industriels ?
Nous concevons la Science Gallery comme un lieu où les idées se rencontrent, un genre d’accélérateur de particules provoquant des collisions entre individus issus de différentes disciplines, un espace de sociabilité pour de conversations créatives et critiques au-delà des frontières. Nous trouvons que des thématiques vastes comme INFECTIOUS (contagieux) ou STRANGE WEATHER (étrange climat) rassemblent naturellement les artistes, les scientifiques, les ingénieurs, les médecins, les entrepreneurs et les étudiants à travers de nouvelles formes de conversations. Laissez-moi vous donner un exemple : pour notre projet INFECTIOUS, nous avons invité des immunologues et des épidémiologistes, mais aussi des économistes qui travaillent sur les paniques bancaires et des personnalités des médias viraux comme Jonah Peretti et Ze Frank de Buzzfeed.

Nous avons mené des expériences de recherche sur le public lui-même, dont une simulation numérique d’épidémie menée en collaboration avec la Fondazione ISI à Turin, qui a débouché sur la publication des conclusions de la recherche, mais a également permis à des artistes d’explorer le phénomène de la contagion. Lorsque nous développons un thème, il fonctionne comme un entonnoir à idées géant, attirant de nouveaux projets, des commandes, des projets d’étudiants, des expériences de recherche et des propositions pour des ateliers et des événements. Une thématique spécifique donnera l’idée de faire appel à de potentiels collaborateurs industriels. La souplesse de la Science Gallery signifie que tout s’y déroule en perpétuel mouvement et que nous sommes capables d’aller puiser dans les problématiques du moment et d’aborder en temps réel l’actualité de la science et de la technologie.

Counter par Anthony Murphy as part of ILLUSION, à la Science Gallery

Counter par Anthony Murphy as part of ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

La Science Gallery est l’un des premiers et des rares centres d’art soutenu par un réseau de partenaires qui ne soient ni des institutions, ni des organismes de financement, mais des entreprises et des industries privées. La Science Gallery organise des expositions et génère un large éventail d’initiatives tournées vers l’extérieur, faisant appel à d’autres lieux, centres, labos, universités, reposant sur des financements d’acteurs majeurs comme  Google, Deloitte, Icon, la NTR Foundation et Pfizer. Quel est leur modèle économique ? Pourquoi investissent-ils dans des territoires aussi liminaires que la culture et l’art ? Quel est le plus grand retour par rapport à leur contact avec le réseau artistico-culturel de la Science Gallery ?
Le lien entre l’industrie privée et le territoire à la croisée de l’art, de la science et de la technologie ne date pas d’aujourd’hui. Au sein des Bell Labs, dans les années 1960s, les artistes pouvaient soulever des questions relatives à la technologie émergente qui allait repousser les limites du techniquement possible, menant aux expériences de l’E.A.T. qu’Arthur Miller décrit dans son nouveau livre Colliding Worlds. En ce moment, des artistes du numérique comme Scott Draves et Aaron Koblin travaillent chez Google, lequel accueille également SciFOO et d’autres manifestations qui rassemblent des artistes, des scientifiques et des passionnés de technologie. La motivation qui pousse les entreprises à s’impliquer provient en partie de l’objectif égoïste de développer, à long terme, leurs propres « pompes à talents » recherchant des employés plus souples, plus créatifs et, d’autre part, de la responsabilité sociale des grandes entreprises, une forme de rétribution à la communauté.

Les entreprises retirent plusieurs bénéfices de leur proximité avec la communauté créative et la communauté de recherche qui circulent ensemble à la Science Gallery. Il faut souligner que la Science Gallery n’est pas une entité autonome, mais une « membrane poreuse » reliant un pôle de recherche à la ville, facilitant des types de connexion moins formels entre les entreprises et l’université dédiée à la recherche et ses étudiants. Ces aspects sont souvent bien plus important que les bénéfices de type plus « transactionnels » comme l’utilisation d’une image ou d’un espace. À long terme, le rôle de la Science Gallery en tant que plateforme publique dédiée à l’engagement et à l’innovation évolue. Je suis sûr que la valeur que les sociétés obtiennent grâce à l’accès anticipé aux nouvelles idées et aux participants de la galerie est en passe de devenir l’avantage majeur, sur la durée, pour les entreprises concernées.

The Invisible Eye d'Alistair Burleigh et Steph Tyszka, dans le cadre d'ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College

The Invisible Eye d’Alistair Burleigh et Steph Tyszka, dans le cadre d’ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

En 2011, vous avez reçu un cadeau de Google : le lancement du Global Science Gallery Network – un réseau de huit répliques de la Science Gallery,  développé en partenariat avec des universités de premier plan dans des centres urbains du monde entier à l’horizon de 2020. Après Dublin et Londres, d’autres lieux comme New York, Bangalore, Singapour et Melbourne s’ajoutent au réseau. Pourriez vous m’en dire davantage sur le Global Science Gallery Network ? Quels peuvent être les avantages communs, d’un point de vue culturel ou économique sur la chaîne étudiants/artistes/industries ? Pourriez-vous me donner un exemple ou un scénario susceptible de se réaliser… ?
La vision du Global Science Gallery Network est née de l’intérêt porté par les universités au  modèle de notre Science Gallery en tant que nouvelle approche de l’engagement et de l’innovation publics trans-disciplinaire. L’idée est que chaque galerie génère différents programmes, ateliers, événements et expositions puisant dans son contexte artistique et scientifique local et que quelques-uns puissent être partagés à travers notre réseau. Nous sommes très enthousiastes à l’idée d’une disparité d’emphase dans les différentes galeries, par exemple celle prévue pour le King’s College, à Londres portera davantage sur des questions de la santé et de systèmes de soins.

À plus d’un titre, sur le plan pratique, un réseau de galeries liées aux universités tombe sous le sens. Par exemple, au lieu que la galerie de Dublin ait à développer quatre expositions de A à Z chaque année, elle pourra se consacrer à deux thèmes majeurs par an, qui tourneront à travers le monde, tout en accueillant deux ou trois expositions d’autres membres du réseau. Par exemple, Londres et Bangalore pourraient s’intéresser en même temps à un thème tel que le SANG et décider de développer un projet commun, en mutualisant les chercheurs, les artistes et les designers dans les deux villes. 



À ce sujet, toutes vos présentations et expositions opèrent à la lisière subtile entre l’art, le design et la recherche scientifique. Quelle importance revêt l’idée de transdisciplinarité en termes de relation entre, d’un côté, le financement public et, de l’autre, les investisseurs privés ainsi que le public des expositions, les artistes et les scientifiques qui travaillent ensemble ? Là encore, comment les sujets/titres de ces expositions sont-ils choisis en fonction d’une nouvelle idée de la culture qui parait souvent éloignée des standards du marché de l’art contemporain ou de la  recherche scientifique ?
Pour les non-initiés et pour des raisons légèrement différentes, le marché de l’art contemporain et la recherche scientifique d’aujourd’hui paraissent très hermétiques. Lorsque nous recherchons un thème pour un projet à la Science Gallery, nous essayons d’identifier des sujets qui rassemblent différents types de praticiens — des scientifiques, des artistes, des designers, des architectes, des ingénieurs, etc. — pour explorer des zones d’intérêt commun, de sorte que le langage utilisé ne se cantonne pas à un seul champ. Des thématiques comme INFECTIOUS, STRANGE WEATHER or FAIL BETTER  (contagieux, étrange climat ou mieux échouer) sont puissantes — elles permettent les contributions de divers domaines et ouvrent la conversation à ceux qui se situent en dehors des mondes de la recherche ou de l’art contemporain. Tout en rassemblant des praticiens créatifs, les thèmes des expositions doivent aussi avoir du sens pour notre public cible, constitué en majorité de jeunes adultes.

Typographic Organism d'Adrien M et Claire B, dans le cadre d'ILLUSION, à la Science Gallery

Typographic Organism d’Adrien M et Claire B, dans le cadre d’ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

La Science Gallery s’inscrit dans plusieurs réseaux de la Communauté européenne, comme le StudioLab, Places City Partnerships (CPs) et KiiCS.  »Pépinière » semble être le maître-mot en ce qui vous concerne : un processus à travers lequel des investisseurs industriels et privés sont mis en réseau avec des artistes, des scientifiques, des chercheurs, des designers, des universitaires, des étudiants ou des amateurs pour travailler ensemble, accompagnés de formateurs, pour surmonter les obstacles conventionnels et institutionnels. Quels sont les avantages et les risques d’un tel modèle de production d’un objet d’art/de culture ? Pourriez-vous m’éclairer au sujet des processus créatifs et productifs à travers un exemple concret ?
D’ordinaire, la notion de pépinière implique l’apport de certains types de soutiens dans la phase de démarrage des projets. Dans le monde de la technologie, ces apports comprennent souvent une aide financière modeste, l’accès à des experts, la mise à disposition d’espaces partagés de travail et l’accès à de potentiels investisseurs. Dans le milieu des start-ups technologiques, il est bien connu que celles-ci doivent faire appel à des équipes interdisciplinaires (constituées d’ingénieurs et de designers). Ces dix dernières années, un certain nombre de « pépinières culturelles » ont vu le jour, réunissant des équipes interdisciplinaires à travers de nouvelles collaborations. Ce phénomène peut conduire à la création de nouveaux projets artistiques, mais aussi à de nouveaux projets sociaux ou produits commerciaux et de nouvelles recherches scientifiques.

Parmi elles on trouve des programmes de résidence comme SymbioticA, en Australie, Ars Electronica FutureLab à Linz, Le Laboratoire à Paris, MediaLab Prado à Madrid et, bien entendu, la Science Gallery. Tous abordent la notion de pépinière  de manière légèrement différente — des formats spécifiques d’ateliers, des structures de résidences, des processus de sélection, des opportunités d’investissement et ainsi de suite. À la Science Gallery nous nous sommes rendu compte que nous disposions d’une chose exceptionnelle pour une pépinière de technologie. Il s’agit des 350,000 visiteurs qui passent chaque année par le centre et se confrontent à de nouvelles idées, qu’il s’agisse d’oeuvres d’art, d’expérimentations de recherche, de prototypes ou de designs spéculatifs.

Ceci représente une incroyable opportunité d’exploiter les réactions du public à un stade précoce des projets. Il me semble que nous commençons tout juste à exploiter ce potentiel d’évaluation et à apprendre les uns des autres tandis que nous testons différents modèles. Le processus de pépinière est souvent moins formel et moins linéaire. Par exemple un prototype destiné à la désinfection solaire de l’eau, développé par des étudiants en ingénierie du Trinity College, a été montré dans le cadre de notre exposition SURFACE TENSION : The Future of Water. Un code QR au dos du projet permettait aux spectateurs de le financer de manière participative. Ils ont recueilli plus de 25.000 euros grâce à leur campagne de financement participatif et ont ainsi pu mettre le dispositif en œuvre dans trois villages du Kenya. Le type de soutien qui convient à des projets artistiques n’est pas forcément adapté à de nouveaux produits ou expériences de recherche. Parfois, l’accès aux laboratoires et aux chercheurs, le financement et l’exposition jouent un rôle tout aussi important.

Helen Pynor réanime un cœur pour The Body is a Big Place au vernissage d'OSCILLATOR, à la Science Gallery

Helen Pynor réanime un cœur pour The Body is a Big Place au vernissage d’OSCILLATOR, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

Prenons enfin l’exemple des Cool Jobs. Il s’agit d’un événement de réseautage qui met en relation des étudiants, des artistes, des investisseurs et des entreprises, la création de liens entre l’éducation et l’industrie en insistant sur les approches créatives dans les deux domaines. Quelle est l’importance de ces moments où différents acteurs peuvent se rencontrer, partager des idées et des projets et comprendre comment travailler ensemble ? Comment les plateformes Internet peuvent-elles contribuer à ce processus et comment les jeunes étudiants, artistes et designers seront-ils capables de gérer d’éventuels risques de copyright concernant leurs œuvres, leurs idées et leurs créations ?
Les sessions et ateliers au cours desquels les idées peuvent être développées et prototypées dans un milieu propice sont extrêmement importants. La Science Gallery ne prétend à aucun droit sur la propriété intellectuelle des idées développées par des artistes ou des scientifiques en son sein – les auteurs conservent l’entière propriété intellectuelle de leurs projets, nous avons juste le droit de montrer les œuvres. Nous trouvons important de sensibiliser les élèves qui travaillent sur des projets de collaboration à la propriété intellectuelle. Il est intéressant de voir les différentes « pépinières culturelles » adopter des philosophies différentes autour de cette question. Certains de nos collaborateurs sont d’ardents défenseurs d’une approche en  »open source », alors que d’autres sont très axés sur des créations garantissant la propriété intellectuelle  par le biais de brevets.

Je pense que pour tout atelier ou session où les nouveaux projets et idées font l’objet de discussions, la chose la plus importante est de déterminer très clairement à l’avance les règles de participation. J’aime le concept de « FrienNDA » [NDA : Non Disclosure Agreement, accord de non-divulgation en français, NdT] de Tim O’Reilly  qui consiste à traiter l’autre en tant qu’ami et de ne pas divulguer des idées qui pourraient être confidentielles sans demander sa permission. Je pense aussi que la formation des étudiants dans le domaine de la propriété intellectuelle est une part importante de notre mission. En termes de collaboration en ligne, pour être honnête, la plus grande force de la Science Gallery réside dans l’interaction en face à face. Jusqu’ici nous avons eu un succès limité avec des projets de collaboration purement en ligne, même si la possibilité de combiner les informations en ligne et hors ligne sur les projets en phase de démarrage est un sujet sur lequel nous réfléchissons en ce moment.

La Science Gallery n’est pas une pépinière spécialisée dans le capital-risque ou les technologies… Mais nous faisons partie d’un écosystème qui comprend, en plus de l’université et de la communauté artistique, la communauté des start-ups de technologie de Dublin, des multinationales, des pépinières et des investisseurs. Pour nous, il est important de participer en tant que plateforme et de connecter des projets qui présentent des potentiels de développement, de mettre en relation les participants avec des mentors et des investisseurs potentiels. Nous aimons évoluer dans cet espace d’émergence.

interview par Marco Mancuso
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

> https://dublin.sciencegallery.com/

 

 

Hydrid Design

Electronic Shadow est une plate-forme de design hybride qui alimente sa création par un gros travail de recherche et d’innovation, tant sur le plan artistique que technologique, avec une système breveté de projection espace/image par exemple.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans. Photo: © Electronic Shadow

Vous considérez-vous comme une véritable entreprise artistique, porteuse à la fois de créativité artistique et technologique ? Pensez-vous qu’aujourd’hui la vocation des artistes innovants est de se considérer avant tout comme une entreprise créative ?
Electronic Shadow a été créé en 2000 sur l’intuition que le monde était sur le point d’opérer une mutation majeure dans une fusion du numérique avec le réel. Ce que vous appelez le système breveté de projection espace/image est plus connu aujourd’hui sous le nom de mapping vidéo. Nous avons commencé à l’expérimenter dès le début des années 2000 et avons finalement posé un brevet en 2003, dont nous ne tirons pas de revenus. Nous nous considérons comme des artistes du XXIe siècle et, à ce titre, nous adaptons aux contextes qui se succèdent de plus en plus rapidement, la dimension « entreprise » est un outil et pas une fin en soi, d’ailleurs l’entité même de l’entreprise est aujourd’hui en pleine mutation avec les nouveaux modèles collaboratifs.

Vous avez créé une agence de production ES STUDIO pour allier une force de proposition originale aux réalités de la demande et accompagner doucement la commande vers de nouveaux horizons… Est-ce que cette structure est en quelque sorte le versant « business », en relation avec les entreprises ou les clients du projet Electronic Shadow ? Tous vos projets passent-ils par cette structure ? Si non, lesquels ?
ES STUDIO est la société que nous avons créée en 2003 pour faciliter la production de nos projets et du même coup répondre aux demandes des entreprises. Nous n’avons pas une approche commerciale et n’avons jamais démarché de clients, cela n’est tout simplement pas l’objet de la structure que nous utilisons comme un outil au même titre que les autres. Dans notre équilibre et écosystème, nous finançons notre travail artistique et nos recherches avec les formes adaptées de ces créations dans des contextes de commande. Nous investissons sur notre propre travail et n’avons pour ainsi dire jamais dépendu d’aides quelles qu’elles soient.

Vous avez travaillé directement avec de nombreuses entreprises… Je pense notamment à votre installation Chaud et Froid, une scénographie lumineuse animée et interactive conçue pour le show-room de l’entreprise d’ameublement Cassina sur le Boulevard Saint-Germain en 2005, et qui réfléchissait déjà à des principes avancés de domotique. Pensez-vous que les artistes numériques soient une vraie source de développement technologique pour les entreprises aujourd’hui et pour les nouveaux modes de vie de demain ?
En 14 ans d’existence, nous avons eu l’occasion en effet de faire de nombreuses rencontres. L’exemple que vous citez est très ancien, mais plus récemment, nous avons collaboré avec Microsoft, Saazs, dépendant de St Gobain, SFR, Schneider Electric, Accor et d’autres. À chaque fois c’est une histoire de rencontre, d’abord avec des personnalités, une rencontre humaine, un désir commun, alimentée par ce que nous produisons dans nos projets précédents la rencontre et débouchant sur une nouvelle aventure singulière.
À chaque fois, évidemment, nous essayons d’aller plus loin que ce que nous avons fait précédemment et devenons, de fait, force de proposition et cela génère de l’innovation, parfois technologique, créative, esthétique. L’innovation se trouve toujours en dehors du brief, car c’est notre fonction en tant qu’artistes d’aller plus loin et de rendre visible et tangible ce qui n’a pas forcément été imaginé. Donc, oui dans le dialogue à opérer avec les entreprises, les artistes ne doivent JAMAIS se contenter de faire ce qu’on leur demande, où alors ils ne sont pas des artistes, mais des prestataires.

Je sais que vous avez aussi travaillé avec des entreprises comme Renault, autour de la scénographie de leurs salons en 2003, mais avez-vous travaillé sur d’autres projets scénographiques du même ordre que Chaud et Froid, directement avec d’autres entreprises depuis ?
Nous avons en effet travaillé pour quelques entreprises marquantes. En 2006 à travers le Comité Colbert, nous avions eu comme clients la plupart des marques de luxe françaises en concevant et réalisant l’espace FIAC Luxe ! au Carrousel du Louvre. Cela a directement débouché sur un travail plus en profondeur avec certaines de ces maisons et nos liens avec cette industrie sont restés fidèles. Nous avons d’ailleurs reçu en 2011 le Prix du Talent de l’innovation du Centre du Luxe et de la Création.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans.

Electronic Shadow, Résonances. Œuvre vidéo-organique semi-générative en temps réel, intégrée au bâtiment des Turbulences de Jakob et MacFarlane, Frac Centre Orléans. Photo: © Electronic Shadow

Dans vos relations professionnelles avec des entreprises, vous avez également beaucoup travaillé sur des projets de direction artistique externe. Je pense à ST Dupont en 2007, où vous avez travaillé à la redéfinition globale de l’image de la marque, ou à des projets de design graphique — toute la conception graphique, les flyers, objets dérivés et autres affiches de la FIAC luxe 2006… Un studio d’artistes doit-il être flexible et susceptible de couvrir différents types de création graphique/design pour répondre aux attentes d’une commande d’une entreprise aujourd’hui ? Les entreprises sont-elles en attente aujourd’hui des propositions innovantes que, finalement, seuls des artistes sont en mesure de leur amener ?
Il n’y a pas de règles. Electronic Shadow est alimenté par nos compétences et elles sont multiples, dans un champ couvrant l’espace, l’architecture, la lumière, mais aussi tout le travail sur l’image, le graphisme, la vidéo et tout ce qui touche au numérique, programmation, 3D, interactivité, effets spéciaux. Cela permet en effet de proposer des réponses globales et cohérentes qui peuvent fonder totalement un projet, notamment en communication quand on ressent une parfaite cohérence entre les différents médias. Plus les liens sont distendus entre ces différents métiers et plus le message devient inaudible. Je ne pense pas que ce soit ce que les entreprises attendent des artistes, mais si les artistes peuvent mettre à profit une large palette de compétences qui puisse servir son propos alors tout le monde est gagnant.

ES STUDIO est également tourné vers des projets plus hybrides avec des partenaires publics. Je pense à l’animation permanente pour le Pavillon de l’Arsenal ou à l’installation sur la structure extérieure du bâtiment de Jakob et MacFarlane au FRAC d’Orléans… Faites-vous une différence dans votre travail, selon qu’il se dirige vers des partenaires publics ou privés ?
En l’occurrence, le Frac Centre était un concours qui s’adressait à des équipes constituées d’un architecte et d’un artiste. L’artiste associé est donc Electronic Shadow et l’installation permanente de la peau de lumière est une œuvre en soi. Ce qui fait la différence entre les projets est sa destination finale et évidemment nous en tenons compte et équilibrons les projets qui sont de purs investissements et d’autres qui génèrent un certain équilibre financier. L’exigence sur les projets est, quant à elle, la même.

Travaillez-vous aujourd’hui sur de nouveaux projets avec des entreprises ? Lesquels et dans quelle direction ? Quelle part dans le travail au quotidien d’Electronic Shadow représente le travail au sein de l’agence de production ES STUDIO et donc envers les entreprises et commanditaires privés potentiels ?
Electronic Shadow existe depuis 14 ans et ES STUDIO depuis 11 ans, ils restent une signature pour l’un et l’entité qui nous emploie tous les deux à nos différents projets. Depuis environ un an et demi, nous développons de nouveaux projets avec de nouveaux partenaires, parmi lesquelles de nombreuses entreprises et institutions. ES STUDIO étant à la fois notre outil et notre propre employeur. La proportion est difficile à établir et il y a toujours cet équilibre dont nous parlions entre le travail purement artistique et les projets de commande, mais de plus en plus, nous opérons une fusion des deux et faisons participer les entreprises à des projets qui ont directement une portée artistique.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

 

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Interview de Gerfried Stocker

En 1991, Gerfried Stocker, artiste des médias et ingénieur en télécommunications fonde x-space, une équipe destinée à mener des projets pluridisciplinaires et produire des installations et des performances qui incluent des éléments d’interaction, de robotique et de télécommunication. Depuis 1995, Gerfried Stocker officie en tant que directeur artistique d’Ars Electronica, l’organisation fondée en 1979 à Linz, en Autriche qui organise le festival du même nom dédié à l’art, la technologie et la société. À partir de 1995/96, il dirige l’équipe d’artistes et de techniciens qui développent les stratégies d’exposition innovatrices de l’Ars Electronica Center et installent sur les lieux un département de recherche et de développement, l’Ars Electronica Futurelab. C’est également lui qui conçoit et met en place la série d’expositions internationales présentées depuis 2004 par Ars Electronica et, à partir de 2005, le projet et le repositionnement thématique de l’Ars Electronica Center dans sa nouvelle version agrandie.

Un éclairage utilisant une technologie de pointe illumine l'enveloppe de verre d'une surface d'environ 5100 M2 autour de l'Ars Electronica Center. Les bandes de LED montées au dos des 1100 plaques de verre disposées sur la façade sont programmables séparément. La luminosité et le mélange de couleurs peuvent être réglées.

Un éclairage utilisant une technologie de pointe illumine l’enveloppe de verre d’une surface d’environ 5100 M2 autour de l’Ars Electronica Center. Les bandes de LED montées au dos des 1100 plaques de verre disposées sur la façade sont programmables séparément. La luminosité et le mélange de couleurs peuvent être réglées. Au total il y a environ 40000 diodes, une sur 4 émet une lumière rouge, verte, bleue ou blanche. Lors d’une opération nocturne ordinaire, 3 à 5 kilowatts suffisent à produire des effets spéciaux innovants. Photo: © Nicolas Ferrando, Lois Lammerhuber

Marco Mancuso: Le Festival Ars Electronica est né en 1979 pour présenter et observer l’impact croissant des technologies sur l’art contemporain et la société dans son ensemble  — le Prix décerné à l’issue du concours mettant l’excellence à l’honneur. Le Centre en tant que lieu d’art et le FutureLab en tant que département de R&D, soutenu par un ensemble des partenaires technologiques privés ayant investi dans le projet, ont vu le jour peu de temps après. D’un point de vue historique, pourquoi tout cela est-il arrivé et comment cela s’est-il développé ? Ars Electronica semble avoir amorcé une véritable révolution au niveau de la production d’art et de culture. Il existait alors dans le monde très peu d’exemples comparables, capables d’échanges et d’exploration de l’art et de la culture des médias jusque là délaissés. Comment ce processus s’est-il articulé et quelles sont les difficultés auxquelles vous vous êtes confronté ?
Gerfried Stocker: En 1979, le Festival for Art, Technology and Society (festival pour l’art, la technologie et la société) a été fondé en écho au Linzer Klangwolke (Son de Nuage). Le Prix Ars Electronica est né en 1987. À la fin des années 1970, il était crucial que la ville de Linz se réinvente. Dominée par la croissance rapide de l’industrie métallurgique, suite à la Seconde Guerre mondiale, Linz manquait d’infrastructure culturelle et n’était connue qu’en tant que ville industrielle polluée. À cette époque, il est devenu évident que le futur de la ville ne reposerait pas sur la transformation du fer en acier.
C’est à ce moment que le directeur de la chaîne de télévision locale, associé à un artiste et à un scientifique, s’est mis à penser au festival, animé par la conviction que l’ordinateur allait vite devenir bien plus qu’un simple instrument technique — il allait non seulement être une force motrice pour les nouvelles technologies et les nouvelles économies, mais allait aussi avoir un impact colossal sur la culture et la société tout entière. C’était visionnaire, compte tenu de l’époque à laquelle Ars Electronica a été fondé. Ce qui est encore plus remarquable, c’est qu’ils ont compris qu’un festival et un colloque sophistiqués ne suffisaient pas, mais qu’il fallait également produire quelque chose qui puisse toucher tout le monde.
À partir de ce moment, c’est devenu notre principe directeur : regarder les sujets et les développements qui définissent notre avenir, essayer de les comprendre grâce à des artistes et des scientifiques venus des quatre coins du monde et communiquer le tout au public. Au fil des ans, nous avons mis en place une chaîne d’activités très solide — avec le Festival (et en particulier le Prix) comme source d’inspiration et d’idées; le Centre comme plateforme dédiée à l’éducation où les gens peuvent découvrir les thèmes et les technologies de l’avenir d’une manière très participative et créative; et le FutureLab, groupe de réflexion et melting-pot réservé aux créatifs, aux artistes, aux techniciens, aux développeurs, etc. — qui permettent au public d’utiliser toutes ces contributions et toute cette expérience pour générer de nouvelles idées et de nouveaux prototypes. En parallèle, nous possédons une section qui organise des expositions à travers le monde et la section Ars Electronica Solutions où nous transformons toutes ces idées créatives en produits destinés au marché.
Ainsi, comme vous pouvez le constater, l’intégration de l’art, de la technologie et la société dépasse un simple usage plaisant de ces termes, il s’agit vraiment d’un principe directeur dans notre travail, toujours plus à même d’affronter les enjeux et les mutations de notre époque axée sur la technologie. Le seul élément sous-jacent à toutes ces activités est le point de vue et la manière artistique d’aborder les questions. Cela nous oblige à rester très proches des besoins des gens, à ne jamais perdre de vue l’importance du développement de la technologie en fonction des utilisateurs. Nous sommes ainsi beaucoup mieux préparés à affronter les aspects négatifs de l’évolution actuelle.

Project Genesis – l'une des expositions à l'Ars Electronica Center – se déploie sur deux étages du bâtiment. Les œuvres sont regroupées en quatre ensembles thématiques: Biomédias, Hybrides Synthétiques, Ethiques de la Génétique et Science Citoyenne.

Project Genesis – l’une des expositions à l’Ars Electronica Center – se déploie sur deux étages du bâtiment. Les œuvres sont regroupées en quatre ensembles thématiques: Biomédias, Hybrides Synthétiques, Ethiques de la Génétique et Science Citoyenne. Photo: © Tom Mesic.

MM: Ars Electronica est un projet financé à la fois par des aides publiques (Upper Austria, ministères Autrichiens) et des partenaires privé, comme nous pouvons le constater sur la page dédiée à ce sujet sur le site Internet. Si l’on part de la vaste quantité d’écrits et d’expériences répertoriées qui traitent des   Industries Créatives, il parait aujourd’hui évident que les industries du vingt-et-unième siècle dépendront de plus en plus de la production de savoirs par le biais de la créativité et de l’innovation (Landry, Charles; Bianchini, Franco, 1995, The Creative City, Demos). Ce qui reste à éclaircir — sans doute parce que c’est moins direct — c’est la raison pour laquelle les industries privées investissent dans un centre comme Ars Electronica, ce qu’ils y cherchent, au fond, et quel est le retour sur investissement potentiel (si on le souhaite, on peut aussi parler de retour conceptuel ou de retour en arrière). En d’autres termes, quel modèle économique — culturel — de production pourrait finalement être appliqué à une plus petite échelle?
GS: S’il vous plaît ne pensez pas que je suis impoli ou arrogant (j’essaie juste d’être clair et honnête), mais je dois dire qu’il est ridicule d’attendre une réponse à CETTE QUESTION en quelques lignes. Je pourrais rajouter à la pile de ces déclarations vides de sens qui ont déjà considérablement entamé la crédibilité des industries créatives. Il nous a fallu de nombreuses années pour développer cette pratique et il faudrait des heures pour en parler de manière suffisamment approfondie. C’est un écosystème très complexe et multi-couches qu’il faut maintenir pour solidifier un partenariat et une collaboration qui fonctionnent de manière durable entre ces domaines et leurs acteurs. Au final, la raison pour laquelle les entreprises travaillent avec nous (il ne s’agit pas de sponsoring mais de travail commun et de co-développement), c’est que, sur la base de nos 35 ans d’expérience, nous avons trouvé quelques outils permettant de faciliter ou de modérer cet échange.

MM: À l’Ars Electonica Centre vous travaillez sur la présentation de formes d’art liminaires et expressives : de la biotechnologie au génie génétique, de la robotique aux prothèses, de l’interactivité à la neurologie ou encore des technologies de l’environnement à biologie de synthèse. Pensez-vous que des territoires spécifiques à la production de l’art des médias proche des investissements industriels vont voir le jour ? Là encore, comment l’activité des expositions de l’Ars Electronica Center est-elle liée aux stratégies et aux financements de vos partenaires industriels?
GS: Jusqu’ici nous n’avons jamais choisi de thématiques pour un festival ou des expositions en fonction de l’investissement de telle ou telle entreprise. L’un des facteurs de notre succès (ou peut-être de la survie d’Ars Electronica), c’est que nous avons toujours été une institution culturelle gérée par la ville de Linz. Cela signifie que nous disposons toujours du financement nécessaire aux activités et responsabilités de base. Bien entendu, nous pourrions considérablement étendre notre gamme d’activités et accroître notre impact par le biais de collaborations avec le secteur privé, mais il serait toujours possible de survivre sans eux en nous cantonnant à nos activités principales. Par contre, nous ne pourrions en aucun cas survivre très longtemps si notre but ultime visait l’argent fourni par l’industrie parce que, dans ce cas, nous perdrions notre force et notre crédibilité et donc l’accès à des personnes créatives et à leurs idées… il faut comprendre le tout comme un écosystème et non comme un modèle d’affaires !!!

Les essaims des quadcoptères de l'Ars Electronica Futurelab ont été la principale attraction au Voestalpine Klangwolke de 2012. Un public de 90 000 personnes a pu assister à un record du monde: la première formation en vol de 49 quadcoptères.

Les essaims des quadcoptères de l’Ars Electronica Futurelab ont été la principale attraction au Voestalpine Klangwolke de 2012. Un public de 90 000 personnes a pu assister à un record du monde: la première formation en vol de 49 quadcoptères. Les quadcoptères ont également fait leur apparence à Londres, Bergen, Ljubljana, Brisbane et Umea. Par ailleurs, ils sont capables de former des fresques de lumière.
Photo: © Gregor Hartl Fotografie

MM: S’agissant de l’Ars Electronica Futurelab, le Labo travaille sur des domaines de recherche comme l’Esthétique Fonctionnelle, l’Écologie d’Interaction, l’Esthétique de l’Information, la Technologie Persuasive, la Robotinité (en anglais, le terme  »robotinity » est inspiré par  »humanity » NdT.) et le formidable Catalyseur de Créativité. En quoi estimez-vous que ces domaines présentent un potentiel à la fois du point de vue artistique et de l’angle commercial lié à la recherche et aux technologies ? Pensez-vous que ces questions feront un jour de partie notre quotidien, que les artistes des médias s’y référeront et qu’elles engendreront une culture productive et une valeur artistique pour être finalement récompensées par un Prix Ars Electronica ?
GS: Oui bien sûr, ces choses-là font déjà partie intégrante de notre vie, de la culture et de la société. Ce n’est qu’en les approchant par le biais de stratégies comme la créativité catalytique que nous pourrons les aborder correctement. Pensez à la différence entre Robotique et « Robotinité », il ne s’agit pas simplement d’un jeu de langage, mais d’une tout autre approche qui permet d’appréhender les enjeux et les changements.

MM: L’Ars Electronica Residency est un Réseau d’excellence qui comprend des organisations partenaires comme des institutions d’études supérieures, des musées, des organisations culturelles, des centre de ressources R&D du secteur public, mais aussi des initiatives et des entreprises privées. Vous déclarez qu’il s’agit du désir de mener un programme de résidence d’artiste ou de chercheur, chacun se concentrant sur un domaine spécifique pour lequel le partenaire respectif possède une expertise unique. Pourriez-vous donner un exemple concret de la façon dont un projet spécifique est né, d’où l’idée de départ est venue (des écoles, des organismes culturels ou d’initiatives privées), le fonctionnement du processus, comment les étudiants/les écoles/ les artistes/les entreprises ont été mis en relation ? Pensez-vous que la création d’une œuvre d’art, la valeur de la recherche sur une technologie donnée et la communication y afférant puissent rester totalement libres et indépendants de toute pression des entreprises et des investisseurs privés ? Comment Ars Electronica pourrait éviter un éventuel processus de transformation des arts des médias visant à plaire au grand public/au marché ?
GS: Ici encore, je me permets de rappeler qu’il s’agit d’un écosystème ! Pour retirer des bénéfices de la créativité sans l’exploiter, vous devez travailler comme un cultivateur, si vous ne nourrissez pas votre terre, vous ne récolterez rien. Le réseau d’artistes-en-résidence est une stratégie qui consiste à remettre de la matière fertile dans le réservoir de créativité. C’est une façon extraordinaire de relier les individus et les institutions porteurs d’idées similaires, de rapprocher les techniciens et les artistes, etc, etc. Quant à la stratégie pour éviter de se vendre, là encore, j’utiliserai l’analogie avec les cultivateurs. Il est normal de vendre le fruit de sa récolte, mais si vous vendez votre terre au lieu des produits qu’elle permet de faire pousser grâce à votre expertise, alors vous devenez un agent immobilier et toutes vos compétences, votre expérience et votre culture disparaissent.

 

interview par Marco Mancuso
carte blanche / Digicult
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

 

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artistes ou entrepreneurs ?

Aujourd’hui, la réalité de l’artiste numérique dépasse largement le cadre du créatif solitaire. Pour des raisons techniques, logistiques, mais aussi professionnelles, celui-ci est amené à travailler de plus en plus fréquemment au sein d’une structure collective, portant parfois son nom propre, mais fonctionnant aussi parfois comme une entité plus collaborative et professionnelle.

McLaren, animation en light painting

McLaren, animation en light painting. Photo: D.R. / Marshmallow Laser Feast

Cette évolution structurelle répond à un transfert de compétence de plus en plus flagrant : l’artiste n’est plus simplement un créateur à destination des lieux artistiques, des galeries, des festivals, mais aussi un prestataire, susceptible de produire directement pour des entreprises des œuvres-produits ou des dispositifs d’habillage multimédia. Dans ce cadre, la notion de studio de création est sans aucun doute celle qui place le mieux l’artiste au centre de sa nouvelle position : celle d’artiste, de créateur toujours, mais aussi celle d’entrepreneur, habilité à négocier « commercialement » avec d’autres artistes pour divers partenariats créatifs, mais aussi avec des entreprises pour des commandes plus spécifiques.

D’une manière générale, la création en art numérique a souvent procédé d’une logique de réseau et de collaboration collective, souvent à connotation transdisciplinaire, située hors du champ proprement artistique. De nombreux artistes ont ainsi œuvré dans le sillage d’un rapprochement arts / sciences qui ne se dément pas aujourd’hui. Au niveau international, certains se sont ainsi constitués en studio dans le cadre de partenariat, associant souvent recherche et enseignement, au sein d’une université et de ses laboratoires. On peut citer Bill Vorn ou Morgan Rauscher qui mènent leur recherche en art robotique dans le cadre des laboratoires Hexagram de l’université Concordia à Montréal. Ou encore le Recombinant Media Lab de Naut Humon, qui poursuit son travail autour de son dispositif multimédia multi-écrans immersif Cinechamber dans le cadre du Center for Research in Computing and the Arts (CRCA) de l’université de Californie de San Diego. En France, l’atelier Arts Sciences de Grenoble, associe chercheurs et artistes sous l’égide du CEA pour développer des projets ambitieux associant des artistes liant déjà art numérique et autres pratiques (l’art du cirque pour Adrien Mondot & Claire Bardanne, la musique avec Ezekiel, le beatbox avec Ezra et son fameux gant interactif).

À côté de la création d’outils, certains domaines de création numérique ont également été précurseurs dans un rapprochement artistes / entreprises mettant en avant la notion de support architectural, de relation à l’espace public et de communication autour d’un environnement urbain partagé et à valoriser. Ancêtre de la mode actuelle du mapping architectural porté par des artistes comme AntiVJ, mais également par un panel d’agences de graphistes/design, le travail de façades médiatiques — la mise en lumière chorégraphique de bâtiments — a impulsé un premier rapprochement entre artistes et entreprises, particulièrement à partir du tournant des années 2000, dans le sillage de structures comme Ag4 (la Bayer Tower de Leverkusen), Arup Lighting, Blinkenlights, Licht Kunst Licht ou Urbanscreens. Un des meilleurs exemples reste le travail mené par le collectif d’architectes numériques LAb[au] et la banque Dexia autour de leur maison-mère à Bruxelles, dont les termes ont été particulièrement négociés.

Le succès du projet global sur la Tour Dexia résulte d’une étroite collaboration entre les responsables de la Banque Dexia et LAb[au] en tant que conseiller et concepteur artistique, explique Manuel Abendroth de LAb[au]. Un cahier des charges artistique déterminait trois types d’intervention par an : un projet d’illumination interactive (le projet Touch), un projet événementiel (Spectr[a]um) et un d’illumination permanente (Chrono.tower). Cette distinction permettait de mettre en place un agenda définissant la durée et le moment où ces projets prendraient place. Cette logique partenariale se retrouve dans des structures comme Easyweb, qui utilise la projection monumentale dans le cadre de showreel et donc dans une logique de branding, de valorisation d’enseignes, affirmée, notamment dans le domaine automobile. Pour Easyweb, le mapping vidéo 3D est une technique innovante au service de la communication par l’évènement et s’intègre donc parfaitement à une stratégie de communication globale d’entreprise.

Studios de création et branding
Depuis 2000, cette logique « commerciale » de branding a été reprise par de plus en plus de collectifs artistiques numériques, comme les anglais UVA, qui ont élargi ces principes de projections mappées — mais aussi d’utilisation de LEDs — à une industrie culturelle largement portée aujourd’hui par la performance scénique (conceptions de stage light design pour Massive Attack ou Red Hot Chili Peppers). Collectif multidisciplinaire regroupant plusieurs artistes, UVA représente parfaitement cette nouvelle structuration d’artistes ayant appris à être flexible pour travailler ensemble sur des projets communs, et donc forcément ouverts à autant de flexibilité quand il s’agit de devoir travailler avec des entreprises sur des projets de commande. En ce qui les concerne, le projet d’installation lumineuse réalisé pour les marques Adidas et Y-3 durant la New York Fashion Week 2010 est particulièrement révélateur de cette aptitude d’artistes à traiter avec une entreprise commanditaire.

Pour mieux répondre aux nouvelles charges de travail, qu’il s’agisse de projets artistiques ou de commandes de branding, cette logique de concentration des artistes en studio s’est renforcée. Très rapidement, elle est devenue indispensable dans des secteurs spécifiques, comme la création d’images animées/numériques par exemple, où des studios comme les Polonais de Platige affichent désormais une logique d’entreprise susceptible de négocier avec divers groupes médias, télés et autres entreprises privées. Cela est également vrai pour des artistes « solistes » à l’origine, mais qui ont su capitaliser sur leur nom dans un principe accru de travail en équipe.

Meet The Creator, performance au Saatchi & Saatchi, NDS 2011.

Meet The Creator, performance au Saatchi & Saatchi, NDS 2011. Photo: D.R. / Marshmallow Laser Feast

L’américain Conrad Snibbe a ainsi su développer un véritable groupe, le Snibbe Studio, autour de ses créations multimédias, et notamment de ses applications musicales iPad/iPhone testées avec des pointures comme Björk ou Philip Glass. Une véritable niche artistico-commerciale si on se réfère à d’autres approches similaires, comme la collaboration entre Björk et la société de San Franciso Apportable pour réaliser des applications éducatives à partir de son album exploratoire Biophilia. Des artistes comme le Néerlandais Dan Roosegaarde, dont les activités sont regroupées autour de son studio Roosegaarde affirme d’ailleurs comme incontournable cette évolution statutaire de l’artiste. Des peintres immenses comme Rembrandt ou Rubens travaillaient aussi au sein de collectifs artistiques, explique-t-il ainsi.

C’est idéal pour transcender l’approche visionnaire et technique. Je m’inscris complètement dans ce principe, même si l’époque n’est plus la même, et que le médium a changé. Le studio fonctionne comme un méga outil pour développer et exprimer les émotions ou les idées que je peux avoir avec mon équipe de designers et d’ingénieurs. On est très enthousiastes à l’idée de créer des choses spéciales. Dans l’équipe, certains sont là pour développer notre propre système Microchip, pour les contrôleurs et le logiciel. D’autres sont spécialisés sur les matériaux et l’interaction. Gérer un studio créatif quand on est artiste, c’est comme suivre un régime équilibré. Si je choisissais de me concentrer sur des choses qui ne font que ramener de l’argent, en négligeant le paramètre créatif, je crois que les pièces créées seraient ennuyeuses. D’un autre côté, si je ne m’intéresse qu’à la pratique artistique, je ne pourrai pas développer la technologie qui l’alimente. C’est de mettre au diapason ces deux approches qui créent la tension nécessaire. Une forme de suspense d’où émerge le côté magique. Un peu comme dans un laboratoire du rêve.

MLF : les artistes parlent aux entreprises
Aujourd’hui, les nouveaux studios d’artistes intègrent directement cette logique collective presque digne d’une entreprise pour faire face à des défis autant créatifs, que techniques ou commerciaux. Créé en 2011, le collectif anglais Marshmallow Laser Feast se situe parfaitement à ce carrefour stratégique comme le dénotent plusieurs de ces projets récents nécessitant une organisation interne rigoureuse. Quand les projets deviennent plus ambitieux, il est bien sûr important d’avoir la bonne équipe en place, la bonne infrastructure, explique Memo Akten de MLF. Nos projets avec Sony Playstation, Vodafone et McLaren [voir article sur Memo Akten dans ce même numéro] avaient besoin de cette assise d’entreprise, au sein de MLF, pour être conçus.

La méthodologie autour du montage d’un projet est donc aussi essentielle. En général, nous trouvons un client — ou un client vient nous voir. Ensuite, nous mettons sur pied la bonne équipe, la plupart du temps avec l’aide d’amis. Puis nous commençons à tout produire nous-mêmes, même si parfois on peut faire appel à un producteur extérieur si besoin. C’est particulièrement vrai quand on travaille avec de grosses compagnies, mais le client préfère n’avoir qu’un seul interlocuteur. Du coup, être constitué en compagnie d’artistes capables de réaliser toutes les tâches du projet, avec un statut légal est un « plus » évident. Ceci dit, pour les très gros projets, comme la performance Meet Your Creator Quadrotor au Saatchi & Saatchi NDS 2012, ou le projet Invisible avec U2, la production avait été confiée à la compagnie Pretty Bird. C’est une boîte de production avec qui l’on travaille et c’est un autre modèle de montage de projets qui marche bien aussi. Avec eux, on reste indépendants, mais on bénéficie de leurs compétences en production. La production reste de toute façon, traitée individuellement ou via une autre compagnie, un aspect essentiel dans un projet.

L’exemple de MLF permet aussi de noter à quel point les projets — et les artistes — numériques intéressent particulièrement les entreprises en ce moment, même si l’artiste doit constamment remettre en avant le fil conducteur créatif. Généralement, le dénominateur commun à nos projets de commande est que le client a vu l’un de nos projets et souhaiterait avoir quelque chose qui y ressemble, poursuit Memo Akten. On n’est généralement pas très partant pour refaire quelque chose qu’on a déjà fait. On préfère essayer de renouveler notre approche, donc en général on essaye de convaincre le client d’aller vers nos nouvelles idées du moment. C’est comme un challenge. Dans le cas de Vodafone, l’agence intermédiaire qui a pris contact avec nous voulait une pièce de mapping sur une reproduction de téléphone mobile. Ils avaient un vague scénario qu’on a repris et arrangé à notre façon. Pour Playstation/Sony, l’agence avait vu notre projet Vodafone et en fait elle voulait la même chose, mais en utilisant une console au lieu d’un téléphone.

Là, on a complètement changé l’idée de départ en choisissant de mapper un intérieur salon. Pour nous, ça tombait sous le sens puisque le slogan était « avec Playstation, téléchargez des films et transformez votre salle de séjour ». Pour McLaren, eux ont vu notre projet Playstation, et bien entendu ils voulaient quelque chose de similaire, du mapping sur une voiture. Là, on a dit ça sufi. On a tout réécrit et on est parti sur cette idée d’animation en light painting. Pour nous, ça collait mieux avec l’image de la marque. En termes d’images d’ailleurs, travailler avec d’autres artistes, en l’occurrence des musiciens comme Lenny Kravitz ou U2, n’est pas forcément plus simple. Dans le cas de Lenny Kravitz, la demande est venue d’Es Devlin, le stage designer de ses concerts. On avait déjà travaillé avec elle sur plusieurs autres projets, donc quand elle a décroché ce job avec Lenny, elle a fait appel à nous. Le contrat a été passé directement avec le management de Lenny, et les aspects créatifs ont été dealé directement avec lui ou avec Es.

Visual System, 1056 x 18, lustre futuriste réalisé au C42, le showroom Citroën sur les Champs-Elysées à Paris.

Visual System, 1056 x 18, lustre futuriste réalisé au C42, le showroom Citroën sur les Champs-Elysées à Paris. Photo: D.R. / Visual System.

Dans le cas de U2, la commande a été passée par Jefferson Hack, le directeur artistique du groupe. Il était en contact avec la boîte de production qui s’occupe de nous, Pretty Bird, dont il connaissait très bien notre productrice exécutive Juliette Larthe. Il avait notamment suivi le travail mené en commun autour du Meet Your Creator pour Saatchi & Saatchi. À partir de là, nous avons été mis en contact avec le réalisateur de la vidéo, Mark Romanek. Et notre échange professionnel autour du projet s’est effectué soit avec Jefferson, soit avec Mark, Pretty Bird se chargeant de toutes les tâches de production classique. En fait, travailler avec de gros noms, de gros artistes, ça peut parfois être plus compliqué que de travailler avec de grosses marques. Bosser avec des grosses entreprises, c’est plutôt simple tant que tu réponds à un cahier des charges. Les choses sont assez claires. Des artistes, ils savent véritablement ce qu’ils veulent, mais ils ont souvent bâti leur carrière sur une exigence de tous les instants autour de leur nom. Donc parfois, ça peut être compliqué. Dans le cas de U2, on a senti qu’ils étaient prêts, qu’ils aimaient se confronter dans la collaboration avec d’autres artistes et qu’ils nous faisaient confiance. À partir du moment où on a respecté l’idée du clip-vidéo et le contexte de la chanson, on a donc pu faire ce qu’on voulait.


Artistes ou créatifs-entrepreneurs ?
En France, les collectifs d’artistes se constituent également en studios de créations. Dans leur prolongement et afin de répondre au mieux aux demandes — et commandes — des entreprises, différentes structures se mettent également en place : agence de communication spécialisée en art contemporain mettant en rapport artistes et entreprises, comme L’Art en Direct (agence de communication événementielle), Auditoire (agence de création offrant des prestations directes, en interne, aux entreprises), Superbien, etc. Dans ce cas précis, l’artiste-prestataire est remplacé par un créatif graphiste-salarié comme l’explique Alex Mestrot, responsable de Superbien. Superbien n’est pas un lien entre des marques et des artistes, mais une agence de création au service des marques. Nous créons nous-mêmes nos propres contenus/scénographies, mais  les gens qui travaillent chez Superbien ne sont pas des artistes, ce sont des graphistes. Nous assumons donc la direction artistique de nos projets et parfois seulement, nous faisons appel à des structures tels que Digital Slaves ou Visual System pour leurs connaissances techniques dans tel ou tel domaine.

Du côté de studios d’artistes numériques comme Visual System justement, cette logique d’imbrication à un véritable secteur marchand en pleine évolution n’est pas ignorée, même si comme le rappelle Valère Terrier, fondateur de VS, des différences demeurent. Nos domaines de compétences, d’organisation et nos visions de développement restent bien différents, affirme-t-il ainsi. Ils ont développé des outils pour travailler dans le milieu de l’entreprise que nous n’avons pas… et que nous ne voulons pas forcément avoir !! Cela permet des collaborations enrichissantes, qui élargissent notre champ de création et nous déchargent de compétences qui ne sont pas les nôtres. Mais par contre, ça peut être compliqué, car tu dois faire des compromis sur ta vision du projet et du process à suivre. Ce n’est pas toujours évident. Concrètement, Visual System a mené plusieurs projets avec des entreprises comme le chandelier futuriste 1056 x 18, réalisé dans le cadre du showroom Citroën, ou la sculpture lumineuse évolutive en LEDs créée place de l’opéra pour BNP Paribas — projet mené avec Superbien, mais également avec l’agence en conseil et production événementielle Magasin Général.

Des projets qui ont pleinement satisfait Valère Terrier. Sur la plupart de nos projets, nous avons relativement « carte blanche », ce qui est vraiment génial. Les gens qui veulent travailler avec toi, le font d’abord, car ils apprécient ton style. Ça nous différencie vraiment de la création vidéo, dont je suis issu, où les modifications c’est souvent 70% du travail ! Par contre, il y a des critères très concrets relatifs à chaque lieu où tu exposes, qui te ramènent les pieds sur terre. Ils  sont le plus souvent liés à des contraintes de sécurité ou de logistique qui sont étonnamment beaucoup plus strictes dans le privé. Pour ce type de projets, le fait d’être constitué en studio de création, dans une logique quasiment entrepreneuriale, apparaît désormais comme un passage obligé. L’art numérique tourne autour d’un ordinateur, mais aujourd’hui concrètement, il y a plein de domaines très différents qui se cumulent. Ça va de la création visuelle à l’art sonore, de l’architecture au design. Une seule personne a du mal à réunir tous ces critères. Pour résumer, nous sommes un peu sortis du tout software/hardware. Il y a une extension physique des créations dans le réel et ça demande des compétences très diverses. C’est pourquoi il est plus facile de travailler dans un même studio avec des gens de formation et de compétence différente, ce qui n’empêche pas d’ailleurs que chacun soit  relativement indépendant les uns des autres.

De fait, il est intéressant de noter que la démarche des studios d’artistes et des agences de création graphique ou design finit par se télescoper, souvent à cause des mêmes réalités économiques. Chez VS, nous nous sentons nous aussi parfois plus comme des créatifs que comme des artistes à proprement parler, précise Valère Terrier. Nos projets sont poussés par l’envie de sans cesse nous renouveler, d’être constamment dans la recherche. Aujourd’hui, sur nos projets, les investissements en matériel sont importants. Nous ne pouvons pas les prendre en charge seuls. Du coup, il existe deux moyens pour les financer : le public et le privé. D’expérience, en terme de fond ramené, nous préférons signer un projet avec une marque et mettre de l’argent de côté pour nos propres projets. Par ailleurs, les dossiers de financement public sont souvent trop longs à mettre en place et sont basés sur des critères de création peu flexible, ce qui pour moi va à l’opposé d’un principe de création qui doit être 100% libre. Dans ce contexte, quid donc désormais de la notion d’artiste ? C’est une question importante, s’interroge Valère Terrier. C’est quoi un artiste ? Notre engagement, c’est d’investir les technologies de notre temps et de les détourner à notre manière avec un maximum de liberté. De cette façon, nous avons une démarche artistique, mais sommes nous pour autant des artistes ?

Laurent Catala
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

 

les nouveaux pratiqueurs de l’innovation

Les principaux indicateurs économiques montrent depuis fort longtemps qu’en moyenne, dans la plupart des pays dits développés, la moitié environ du PIB est créée par des industries intégrant d’une manière ou d’une autre les résultats de la recherche. La croissance économique est donc étroitement liée avec la production de nouvelles connaissances, de nouveaux savoirs. Et pourtant, on ne cesse d’entendre dire que la recherche coûte cher et qu’on se demande à quoi elle sert… Dans ce contexte, la recherche en art et en design n’est pas un supplément de coût pour les entreprises, mais une chance pour décupler les recherches plus académiques.

Samuel Bianchini, Valeurs Croisées, 2008. Installation interactive réalisée dans le cadre d’un contrat de recherche externalisée entre Orange Labs et le CiTu pour la Biennale d’art contemporain de Rennes, Valeurs Croisées en juillet 2008.

Samuel Bianchini, Valeurs Croisées, 2008. Installation interactive réalisée dans le cadre d’un contrat de recherche externalisée entre Orange Labs et le CiTu pour la Biennale d’art contemporain de Rennes, Valeurs Croisées en juillet 2008. Photo : © Samuel Bianchini – ADAGP.

Si la duplication ou la réplication massive (des idées, des modalités de production, des représentations de la réalité) est structurante dans le développement des industries tous domaines confondus, la remise en question et l’exploration systématique des nouvelles perspectives en sont le corollaire : c’est le double-bind des processus des innovations industrielles. La continuation et la rupture sont toutes deux inextricables. Il faut en effet penser simultanément la recherche fondamentale et le développement de l’innovation et ne plus les opposer. Les recherches en art et en design peuvent y aider, car elles combinent les phases ou les catégories que l’on oppose traditionnellement : on peut par exemple profiter de l’intensité créatrice pour hybrider l’injonction de l’accélération du marketing à celle des durées de réflexion par définition plus longues.

« Pratiqueurs » ?
Les arts technologiques ont amplifié le rôle du regardeur duchampien en celui d’expérimentateur de dispositifs artistiques : ce sont des spectateurs pratiqueurs. Cette pratique expérimentale et exploratoire s’est également et parallèlement développée chez certains artistes et designers qui, eux aussi, sont des pratiqueurs mais du processus même de leur création : ce ne sont pas seulement des pratiquants de l’innovation, mais bien des pratiqueurs. Ils ne produisent pas une œuvre esthétisante dont il faudrait trouver la place ensuite, ils contribuent à fabriquer des contextes de collaborations avec d’autres pratiqueurs de l’innovation : des juristes, des ingénieurs, des bricoleurs, des chercheurs…

Un nouveau type de chercheurs en art et en design ?
À l’instar des scientifiques, de plus en plus d’artistes et de designers se définissent aujourd’hui comme chercheurs en art ou en design. De nouveaux doctorats « practice based » se développent, comme par exemple le doctorat « Sciences Arts Création et Recherche » (SACRe) en France (1). Ces nouveaux types de chercheurs devraient par conséquent jouer un rôle accru en dehors de leur propre domaine. Le monde de l’art, débordant des murs des galeries et des musées depuis longtemps, continuerait ainsi sa lancée en s’infiltrant de plus en plus dans des organisations qui, a priori, lui étaient étrangères, comme le sont par exemple les industries et leurs composantes de Recherche & Développement (R&D) ou bien encore les laboratoires scientifiques.

En créant des percepts, ces créateurs produisent eux aussi de nouvelles représentations, de nouveaux modes de compréhension, de nouvelles connaissances, de nouveaux dispositifs relationnels et participent ainsi à créer différents types de valeurs : artistiques bien entendu, mais également des valeurs culturelles, économiques ou bien encore sociologiques, car ils participent à l’émergence d’écosystèmes d’activités diverses. L’introduction progressive de ces « nouveaux » (en réalité déjà anciens) acteurs dans des processus d’innovation et d’invention est cependant très largement méconnue dans le monde des entreprises.

Les entreprises doivent s’ouvrir davantage aux artistes et aux designers

Les grandes entreprises disposant de Centres R&D n’ont pas encore compris les rôles et fonctions que peuvent jouer ces créateurs dans le monde industriel. Au mieux, les créateurs sont perçus comme des démiurges apportant une sorte de supplément d’âme (en produisant par exemple des « contenus » culturels créatifs ou en esthétisant un produit quelconque), au pire ils sont enfermés dans la catégorie des égocentriques excentriques, peu enclins à intégrer des organisations pensées (à tort) comme étant rationnelles : les entreprises, et plus particulièrement les Centres R&D se sentent mal à l’aise avec ces nouveaux arrivants de l’innovation. Ils sont trop souvent relégués à la seule question de l’image de l’entreprise alors qu’ils devraient être intégrés dans le processus même de la R&D.

Cette résistance négative est peut-être le résultat d’un mouvement historique dont on peut repérer les prémices modernes dès le XVIIIème siècle où un certain type de recherche devient une fonction intégrée au sein de l’entreprise (dans l’usine) sous forme de laboratoire dont les objectifs se limitaient généralement à l’amélioration des outils existants, à des tests de matériaux, à des essais de nouvelles méthodes de production, etc. C’est ce qu’on nommerait aujourd’hui une « recherche appliquée » avec des objectifs précis, des délais restreints d’expérimentation et des obligations de résultat à court terme.

Le progrès par l’amélioration des acquis (qu’ils relèvent des techniques, des usages ou des savoirs) assure une forme de progrès continu tendant vers des gains de productivité (d’efficacité, de résolution de problèmes, etc.). C’est vital pour les entreprises, il ne s’agit pas de le contester, mais ce ne doit pas être le seul modèle. Le marketing renforce cette représentation linéaire en convoquant un imaginaire d’une l’évolution technologique par vagues successives de générations (iPhone 5s, G4+, etc.). Tout un vocabulaire du marketing se nourrit d’un imaginaire ancien du progrès continu et incrémental alors qu’ils ne cessent d’évoquer les ruptures et les révolutions ! Le progrès par rupture génère une vision hallucinatoire de la discontinuité qui se réalise en réalité sur la ligne continue et chronologique d’une temporalité de l’innovation datant du XIXème siècle, et probablement bien plus tôt !

Benoît Verjat (EnsadLab / Reflective Interaction), prototype de compte-fil numérique permettant de convoquer rapidement et intuitivement des images à l'écran à partir de planches contacts ou de toutes autres images sur support papier, 2013-2014.

Benoît Verjat (EnsadLab / Reflective Interaction), prototype de compte-fil numérique permettant de convoquer rapidement et intuitivement des images à l’écran à partir de planches contacts ou de toutes autres images sur support papier, 2013-2014. Projet réalisé dans le cadre d’une recherche sur les « Processus simultanés d’autoproduction d’outils graphiques et de leur documentation » dans le cadre du Labex ICCA (Industries Culturelles et Création Artistique) et de l’EnsadLab / programme Reflective Interaction dirigé par Samuel Bianchini. Photo: D.R. / Samuel Bianchini – EnsadLab

Penser autrement la R&D
On oppose souvent la temporalité longue de la recherche « amont » à la recherche dite « appliquée » alors qu’elles procèdent toutes deux d’une dynamique nouvelle hybridant l’invention à l’innovation, ce que Lucien Sfesz nomme l’innovention. La notion d’invention est centrale et est généralement rattachée à la « recherche fondamentale » : générer de nouvelles connaissances (chercher à trouver des solutions techniques, à développer des méthodes de fabrication, ou à créer des connaissances sans pour autant en avoir la certitude d’y parvenir). À l’inverse, la « recherche appliquée » est généralement liée au temps de l’innovation, c’est-à-dire à la transformation d’une (des) invention(s) par un processus d’innovation (in-novation).

Ces deux définitions de l’innovation et de l’invention sont une convention de vocabulaire, restrictive et historiquement construite, souvent convoquées pour différencier des temporalités de recherche différentes pour privilégier l’une sur l’autre suivant le contexte. Par exemple, le marketing stratégique d’une entreprise sera plus enclin à externaliser la première pour concentrer les efforts sur la seconde, c’est-à-dire laisser les laboratoires universitaires opérer la recherche fondamentale coûteuse pour se focaliser sur ce qui semble être plus rentable économique à court terme : la recherche appliquée en phase avec le « time to market », l’innovation répondant aux attentes fluctuantes. On imagine bien que, dans cette vision dualiste et simpliste, l’arrivée des arts expérimentaux et du design exploratoire au sein des entreprises n’est pas désirée par les décideurs, car elle semble ne pouvoir relever uniquement que de l’image, de la communication institutionnelle.

Sortir l’art et le design du seul rôle de faire-valoir
Un artiste ou un designer mécéné par une entreprise, sans lien direct avec le processus d’innovation, viendra consolider une image de marque de l’entreprise qui lui passera une commande ou lui achètera une œuvre pour intégrer sa vitrine ou sa collection d’art contemporain. Des artistes-chercheurs ou des designers plus exploratoires comme ceux issus du design critique ou du design fiction vont être présents beaucoup plus en amont du processus de l’innovation en y participant pleinement, en créant des situations d’usages réels et parfois des maquettes fonctionnelles ou des prototypes étranges. D’un côté, l’art et le design sont les simples faire-valoir (parfois magnifiques) d’une entreprise ou d’une institution, de l’autre, ils peuvent être les acteurs d’un processus plus complexe : de véritables pratiqueurs.

On n’intègre cependant pas un artiste ou un designer pour rendre le processus « créatif ». Il n’y a pas de gladiatifs, il n’y a que des gladiateurs ! Cette injonction que j’emprunte aux paroles de Chris Marker devrait figurer sur le fronton de tous les laboratoires pour bannir, une fois pour toutes, les séances de « brainstorming », de « créativité » ou de « design thinking » qui légitiment trop souvent les imaginaires les plus convenus et les idées reçues les plus plates. La question est d’inclure, non pas la créativité (tout le monde peut en avoir et c’est heureux), mais la création et la recherche en art ou en design (c’est plus rare, y compris en art et en design). Je prendrai un exemple concret de projet de recherche auquel j’ai participé comme pilote pour le compte des Orange Labs, lorsque j’y étais chercheur pratiqueur.

Valeurs croisées, une expérimentation collaborative
Une salle sombre est illuminée par plus de 2000 compteurs monochromes. De petites dimensions, ces afficheurs numériques à trois chiffres sont espacés régulièrement pour composer un grand tableau couvrant un mur de la salle d’exposition. Réagissant à la présence des spectateurs, ce mur de chiffres rend compte de leur activité en affichant en temps réel les distances qui séparent les compteurs des corps qui leur font face. Suivant les mouvements dans la salle, les compteurs varient et s’animent créant l’empreinte numérique des gestes des spectateurs, chaque partie de corps étant prise en compte par chacun des compteurs grâce à un système de captation vidéo innovant (2).

Valeurs Croisées est une œuvre interactive de l’artiste Samuel Bianchini, conçue et développée dans le cadre d’un partenariat mené en 2008 entre la R&D des Orange Labs, la Biennale d’Art Contemporain de Rennes et le CiTu, fédération de laboratoires des Universités de Paris 8 et de Paris 1. Ce projet avait un double objectif : proposer à l’artiste de s’approprier une ou des technologies proposées par la R&D pour créer une installation interactive artistique, et intégrer des chercheurs en ergonomie pour étudier le processus de création et les conditions d’interaction du public avec l’interface réalisée par l’artiste. Ce double niveau permettait de laisser l’artiste libre de créer ce qu’il souhaitait avec la seule contrainte d’être suivi tout au long du processus de création et de s’approprier une « brique technologique » parmi plusieurs proposées. Cette expérimentation a permis de délinéariser le processus de recherche et d’intensifier l’innovation en préservant cependant la durée essentielle à la maturation et au développement d’une idée.

Le juridique comme outil et non comme cadre
Loin d’être une contrainte nécessaire à la contractualisation, la négociation juridique a été une phase essentielle dans la qualification des résultats attendus principalement centrés sur le processus et non pas sur le « résultat final », une œuvre artistique. Cette focalisation sur les méthodes de création a permis de libérer l’artiste de la contrainte d’une commande d’œuvre. Paradoxalement, le fait que ce contrat n’était pas une commande a été un élément central pour qu’une œuvre originale soit ainsi conçue puis réalisée. L’œuvre d’art était secondaire dans le contrat, ce qui a permis paradoxalement de jouer à plein son premier rôle.

Silly walk, 150x150x30, contreplaqué, boulot, hêtre, laiton.

Silly walk, 150x150x30, contreplaqué, boulot, hêtre, laiton. Lyes Hammadouche, doctorant. Programme doctoral « Sciences Arts Création & Recherche », EnsadLab, Paris Sciences & Lettres University Research, 2014. Photo: D.R.

Voici un extrait du contrat de recherche : le résultat attendu de cette collaboration est le processus créatif (aboutissant à une installation artistique exposée au public) : l’appropriation de deux briques technologiques et la création d’une situation expérimentale permettant d’observer le comportement des utilisateurs et leurs usages. Ce contrat […] n’est donc pas une commande d’œuvre, mais la « commande » d’un processus d’innovation, tant du point de vue du concepteur et des collaborateurs (l’artiste et les ingénieurs associés) que de celui du public qui découvrira et « pratiquera » l’installation produite.

Une tribologie créatrice
Dans un projet comme celui-ci, il faut toujours composer avec l’artiste bien sûr, mais aussi avec les acteurs de la R&D comme les juristes, les ingénieurs, les chercheurs, les managers… Ces acteurs, externes ou internes, ne partagent pas tous la même vision et attendent parfois d’un même projet des résultats ou des attentes contradictoires : ça frotte. La science des frottements, la tribologie, trouve ici un terrain d’application inédit dans le management de l’innovation ! La conjugaison de ces contradictions peut conduire à deux formes d’échec : le compromis dans lequel plus personne ne s’y retrouve ou l’agrégation sommaire d’éléments disparates qui ne conduira à rien. Ce sont deux manières de diluer une coopération. Il faut au contraire combiner sans réduire, écarter des aspects sans les interdire, formaliser en laissant des non-dits productifs, faire croire sans mentir, orienter sans diriger, se mettre d’accord sur des « délivrables » sachant que les résultats inattendus s’épanouiront à côté, accepter et intégrer les finalités hétérogènes des différents acteurs.

Pour Valeurs Croisées, nous avions donc focalisé la contractualisation sur la création non pas d’une œuvre interactive (c’était pourtant le cas), mais d’une situation de création et d’exposition qui servait à enrichir les méthodologies de chercheurs en ergonomie à Orange Labs, Anne Bationo et Moustapha Zouniar. La question de l’exposition était importante et ne correspondait pas à la simple phase finale de monstration ou de valorisation. Le temps d’exposition était intégré dans le temps de la recherche : l’exposition devenait une extension du laboratoire, car des tests y ont été menés en public. Les temporalités et les espaces traditionnellement séparés étaient alors connectés.

Un seul projet, des temporalités et des finalités différenciées
La persistance de ce projet va bien au-delà des seules bornes chronologiques contractuelles entre les partenaires (de sept. 2007 à août 2008). Valeurs Croisées a été probablement pour l’artiste une étape importante dans sa manière de travailler, mais aussi dans une forme de radicalisation de sa démarche artistique et technologique. En ce sens, le projet coopératif a été bénéfique pour la R&D mais aussi pour l’artiste.

Plusieurs catégories de « résultats » se sont ainsi combinées dans un seul projet, au moins trois : d’une part l’installation elle-même (le « dispositif » artistique compris dans son double sens, à la fois foucaldien et sociotechnique : l’œuvre artistique et ses « solutions » techniques), les recherches qui l’ont prise comme objet d’étude et comme terrain (notamment par les chercheurs en ergonomie), et, enfin, sa qualité de symbole communicationnel dans un contexte à la fois culturel et scientifique (valorisation en termes d’image). Il est très difficile d’en démêler les temps de conception puis de réalisation ou les phases incrémentales des seuils de rupture, car il s’agissait d’un processus d’innovention, l’invention et l’innovation étant totalement liées et non chronologiques.

Le processus a était fait de ruptures et de continuités, l’une s’appuyant sur l’autre pour se déployer. Par exemple, l’amélioration des technologies utilisées par l’artiste s’est réalisée par la rupture avec leurs usages habituels : les caméras 3D n’ont pas été utilisées pour créer une installation vidéo, mais un dispositif chiffré, codé. La rupture d’usages permettait de décaler les points de vue usuels tout en améliorant les « briques » technologiques. Il n’y a pas opposition entre le temps de la rupture (recherche) et celui de la continuité (développement), mais une impérative nécessité de les associer inextricablement. L’accélération de l’innovation est ici en réalité une condensation de l’innovation. La durée n’est pas seulement courte, elle est agencée autrement.

Les pratiqueurs doivent remplacer les pratiquants
Cet exemple de projet de recherche montre que les acteurs de l’innovation doivent devenir des pratiqueurs de l’innovation et pas seulement de simples pratiquants, c’est-à-dire pratiquer le processus lui-même dans toutes ses composantes pour le critiquer et le mettre en tension : créer non seulement des œuvres ou des dispositifs nouveaux dans les domaines du design et de l’art, mais pratiquer, à comprendre dans le sens presque sportif du terme, les processus de collaboration eux-mêmes, imaginer de nouveaux modes d’organisation. Ces nouveaux pratiqueurs de l’innovation, de tailles et de finalités pourtant différentes, voire contradictoires, peuvent alors coexister : des grandes entreprises aux petits maillons des agences d’innovation; des artistes ou des designers exploratoires aux marketers ; des ingénieurs aux juristes; des laboratoires scientifiques aux ateliers; des écoles d’art et de design aux universités… C’est l’émergence de nouvelles constellations dont tous les éléments sont indispensables les uns aux autres : une société créatrice.

Emmanuel Mahé
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

Docteur en Sciences de l’information et de la communication, Emmanuel Mahé est directeur de la Recherche de l’EnsAD Paris, codirige le programme doctoral « SACRe » de Paris Sciences & Lettres University et est chercheur associé à Décalab.

(1) Le programme doctoral intitulé « Sciences Arts Création et Recherche » a été créé en 2012 par les grandes écoles et conservatoires d’art réunis au sein de Paris Sciences et Lettres Research University. Ces recherches doctorales sont financées et s’intègrent dans des nouveaux environnements de recherche (pour plus d’informations : www.ensad.fr/recherche/ensadlab – www.univ-psl.fr/ ). D’autres doctorats de ce type existent à l’université du Texas à Dallas, au Royal College of Arts et à la St Martin’s à Londres.
L’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs a développé une ambitieuse politique de recherche, en créant dès 2007 son Laboratoire de Recherche, EnsadLab, comprenant deux projets ANR, un programme européen et six programmes de Recherche dirigés par des artistes, des designers et des chercheurs. En moyenne cinquante étudiants-chercheurs en art et en design se forment en participant aux activités. Infos: www.ensad.fr.

(2) Plus d’informations sur le site de l’artiste : www.dispotheque.fr

Interview de l’architecte Carlo Ratti

Carlo F. Ratti est un architecte, ingénieur, inventeur, professeur et activiste. Il enseigne au Massachusetts Institute of Technology (MIT), aux États-Unis. Il est aussi le fondateur de Carlo Ratti Associati, une agence d’architecture basée à Turin, en Italie, qui se développe rapidement avec des annexes à Boston et Londres. Puisant dans les travaux de recherche de Carlo Ratti’s au Massachusetts Institute of Technology, le bureau Senseable City Lab travaille actuellement sur des projets de design de différentes envergures et sur plusieurs continents.

SkyCall, projet du MIT Senseable City Lab. Photo: D.R.

L’objectif du MIT Senseable City Lab est d’étudier et d’anticiper la manière dont les technologies numériques bouleversent les modes de vie des gens et leurs effets à l’échelle urbaine. Son directeur, Carlo Ratti, a fondé le Senseable City Lab en 2004 au sein du groupe de travail City Design & Development du Department of Urban Studies & Planning en collaboration avec le MIT Media Lab. Ce laboratoire s’est donné pour mission de transformer et d’explorer de manière créative l’interface entre les gens, les technologies et la ville.

Qu’en est-il du flot de travail du MIT Senseable City Lab ? D’où viennent les commandes ? Quels sujets étudiez-vous et quelles sont vos urgences ? Quelles compétences existent au sein de votre équipe et à quel moment/pourquoi décidez-vous de travailler avec des créatifs en externe ?
Une grande variété d’idées circule dans le Senseable City Lab. Notre équipe se compose de plus de 40 personnes, venues du monde entier. Les chercheurs ont chacun des compétences, des histoires personnelles et culturelles singulières. La plupart viennent de l’architecture et du design, mais nous avons aussi des mathématiciens, des économistes, des sociologues et des physiciens. Je pense que la « diversité » est un aspect vital pour tout travail d’équipe. Je m’en rends compte de plus en plus, y compris dans d’autres champs d’activité. Par exemple, les articles les plus cités d’un magazine aussi important que Nature sont souvent écrits par des auteurs issus d’origines différentes.
S’agissant des projets, j’essaie de les construire en fonction des suggestions des chercheurs; il est vital d’être ouvert aux idées de chacun. Ensemble nous identifions les problèmes majeurs auxquels les citoyens doivent se confronter. Nous réfléchissons à la manière de les aborder et nous développons un projet qui présente une solution. Ces dernières années, nous nous sommes intéressés à des sujets comme l’utilisation de l’énergie, les embouteillages, la santé ou l’éducation. Cependant, nous avons aussi développé des technologies susceptibles de contribuer à résoudre différents problèmes d’ordre général et nous les intégrons à l’environnement urbain grâce à la collecte de données et d’informations.

Quelle est l’importance du soutien et de la coopération des investisseurs privés ou du rôle des industries lorsqu’il s’agit de travailler sur un nouveau projet et de le développer ? Recherchez-vous plutôt des industries adaptées à un projet précis ou, au contraire, la spécificité du projet découle-t-elle d’une thématique ou d’une proposition venue de l’industrie ? En quoi les réseaux professionnels du MIT influencent et soutiennent la mise en place d’une synergie positive ?
Il est essentiel de travailler avec des industries et des investisseurs privés, car, en règle générale, ils fournissent tous le matériel dont nous avons besoin pour mener à bien notre projet. Ainsi, nous devons uniquement nous soucier de la manière optimale de développer la recherche. Peu importe la façon dont la synergie avec l’industrie s’articule, si l’idée vient d’eux ou de nous. Ce qui importe pour l’équipe, c’est de pouvoir se lancer dans une recherche passionnante. Notre objectif est toujours axé sur le pouvoir donné au citoyen. C’est pourquoi nous devons être libres d’étudier les problèmes et de commencer à y apporter des solutions.

Ciudad Creativa Digital, projet pour Guadalajara Ciudad Creativa Digital A.C. Photo: D.R.

Dans des projets comme CopenCycle, The Wireless City, mais aussi The Connected States of America, United Cities of America, Trains of Data, vous avez travaillé avec les technologies en temps réel permettant de visualiser et d’étudier les comportements humains dans les lieux publics, les villes et les transports en commun. Depuis quelques années, les artistes et les hacktivistes (dont Traves Smalley, Constant Dullart, Heatch Bunting, Etan Roth) se sont confrontés à des problématiques du même ordre. Ne pensez-vous pas qu’il serait intéressant de travailler avec eux pour aboutir à une réflexion plus critique concernant les sujets étudiés ?
C’est certain, en effet, nous collaborons souvent avec des artistes et nous nous intéressons beaucoup aux synergies entre les différents domaines. Toutefois, je dois dire que nous croyons à l’autonomie de l’environnement construit — tel qu’il est présenté, entre autres, par John Habraken — et à l’autonomie du « monde artificiel » en général (tel que décrit par Herbert Simon). Dans l’état, nous croyons que les questions du choix et de la réflexion critique devraient être confiées à la société. L’idée que les designers, les ingénieurs ou les artistes sont tenus de déterminer ce qui est bon ou mauvais nous parait tout à fait arrogante.

Le thème de l’Open Data est un sujet d’actualité brulant, qui aura très certainement un impact sur nos vies dans les villes high-tech et connectées du futur. À ce titre, en quoi les industries et les investisseurs privés, voire les municipalités, auraient-ils intérêt à investir dans un projet comme Wiki City ? Comment les artistes et les designers pourraient-ils travailler sur une plateforme web permettant de stocker et d’échanger les données sensibles au temps et à la situation géographique ? À cet égard, l’expérience récente de Salvatore Iaconesi ou encore les cartes émotives de Christian Nold sont plutôt intéressantes et présentent un fort potentiel…
Sur la base de notre expérience, il me semble que les institutions citoyennes du monde entier s’intéressent à la collecte et au partage de données en temps réel. Nous croyons résolument à une approche ascendante (bottom-up) et au fait que les données urbaines peuvent fournir aux citoyens les informations qui leur permettent de prendre des décisions plus éclairées, voire de jouer un rôle dans la transformation de la ville qui les entoure, ce qui aura un effet sur les conditions de vie urbaine pour tous. Par exemple la municipalité de Boston fait la promotion du projet New Urban Mechanics (nouvelles mécaniques urbaines), qui donne aux citoyens un accès rapide aux informations et aux services liés à la gestion de la ville et la possibilité de faire entendre leur voix sur des problèmes du quotidien. Ces systèmes tendent à devenir des plateformes d’information, comme les wikis, qui permettent aux citoyens de se regrouper et de mener ensemble des actions urbaines.

Digital Water Pavilion, Zaragoza, 2008. Projet de Carlo Ratti Associati, avec Claudio Bonicco. Photo: © Claudio Bonicco

Des projets comme Network & Society, Current City, NYTE ou Kinect Kinetics concernent d’importantes réserves de données numériques relatives à la vie urbaine, aux réseaux numériques, à la communication et aux comportements humains. On pourrait imaginer que les industries et les agences privées s’intéressent aux artistes spécialisés dans les logiciels et aux graphistes capables de concevoir des systèmes de visualisation et d’animation 2D de données. Avez-vous déjà envisagé une autre forme de développement dans ce domaine ? Que pensez-vous des visualisations 3D et du prétendu « Internet urbain des objets » ?
Là encore, je préfère me concentrer sur le pouvoir donné aux citoyens. Les visualisations sont importantes, car elles nous permettent — et permettent à tous les citoyens — d’avoir un contact direct avec des données. Nous venons tout juste d’installer notre « Data Drive » au Musée National de Singapour. Il s’agit d’un dispositif développé par l’équipe du Senseable City Lab Live de Singapour : un outil logiciel intuitif et accessible qui permet de visualiser et de manipuler « les grands ensembles de données urbaines ». Le dispositif, qui ressemble à un iPad géant, révèle les données et la dynamique cachée de la ville et devient aussi un instrument interactif.

Puisqu’on parle d’énergie et d’environnement, j’imagine que les industries, les agences, les investisseurs, les start-ups et les médias investissent de gros budgets, notamment dans les domaines de l’énergie, de la gestion des déchets et du développement durable. Vous avez travaillé sur des projets comme Future Enel, CO2GO, Local Warming, TrashTrack dans lesquels les technologies de capteurs en temps réel et les technologies mobiles invasives sont utilisées pour créer une connexion directe entre les citoyens et l’environnement. J’imagine une société où les institutions, les scientifiques, les entreprises et les artistes locaux pourraient travailler ensemble sur des commandes de projets trans-disciplinaires permettant de visualiser, de partager et d’exposer des données et des comportements en vue d’une meilleure compréhension des problèmes d’énergie et de déchets. Qu’en pensez-vous ?
L’un des objectifs de notre recherche est de collecter et de diffuser des données pour découvrir et expliquer ce qui se passe dans notre monde, pour sensibiliser les citoyens aux processus qui se déroulent dans leurs cadres de vie. C’est crucial en termes de problèmes d’énergie et de déchets dans la mesure où cela peut inciter « des modifications de comportement »…

Makr Shakr. Design et conception du projet : MIT Senseable City Lab. Mise en place : Carlo Ratti Associati. Photo: © MyBossWas

Dans les « villes étendues », les services publics interactifs, les informations et les infrastructures de loisir de quartier, le geotagging, la technologie des drones, les systèmes intégrés et les applications robotiques sont appliqués à des problèmes de tous les jours. EyeStop, Smart Urban Furniture et même SkyCal, Geoblog or Flyfire, Makr Shakr constituent des exemples de ces pratiques. Quelle importance revêt le mélange croissant des compétences et des approches de cette problématique, à la fois du point de vue de l’architecture, du design, de l’art et de l’innovation ? Comment les industries High-tech et les ICTs pourraient-ils dialoguer et travailler avec des réseaux professionnels aussi complexes ?
Tout d’abord, je n’ai pas été choisi pour diriger le labo, on m’a demandé de le mettre en place. Alors il est tout à fait probable que les failles du labo reflètent les miennes. De manière plus générale, notre champ d’action est à la croisée des données numériques, de l’espace et de gens. D’où la nécessité de rassembler des disciplines comme l’architecture et le design, la science et la technologie et — dernière discipline, mais non des moindres — les sciences sociales. Une telle diversité est un aspect clé de notre labo. La technologie ne devrait jamais être aux commandes : nous pensons que les technologies doivent d’abord se préoccuper de la vie et des problèmes quotidiens.
Ainsi, lorsque nous menons une recherche, le but de notre travail consiste toujours à trouver des applications concrètes. Si nous n’en sommes pas capables, alors, les compétences techniques ne servent à rien. Il est par ailleurs essentiel d’être convaincu que l’on peut vraiment « inventer notre avenir », pour reprendre les termes d’Alan Key. Enfin, nous développons des projets avec des réseaux ou des professionnels (entreprises, villes) parce qu’ils nous permettent d’avoir un impact à l’échelle urbaine. Quant à eux, ils ont besoin de notre labo pour catalyser les idées et les actions urbaines.

interview par Marco Mancuso (DigiCult)
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

> www.carloratti.com/
> http://senseable.mit.edu/

juin / août 2014

> Édito

La Disruption De L’art

À l’heure où les marques comme Facebook, Google, Twitter… rassemblent plus de publics que des continents entiers, il est intéressant de questionner les rapports entre les artistes numériques et les nouvelles industries créatives. Ces créateurs qui utilisent les technologies et travaillent avec des ingénieurs, des développeurs, des scientifiques produisent des œuvres, des dispositifs et des inventions, dont les publics ne se limitent plus à la sphère institutionnelle des musées et des lieux dédiés à l’art contemporain.

Leur recherche & création croise la R&D des entreprises et des laboratoires. Les méthodes collaboratives de ces collectifs composés de développeurs, de designers et d’artistes, favorisent l’innovation sans toujours la revendiquer. Certains d’entre eux comme le Graffiti Research Lab et la Free Art Technology Lab (FAT Lab), revendiquent même l’open-source comme constitutive de leurs œuvres. Parfois les entreprises et les marques s’inspirent de ces créations. Parfois elles choisissent d’associer des artistes à leur développement.

Les rapports Art-Industrie sont multiples et leurs croisements se situent à différents degrés de collaboration. Le contenu de ce numéro atteste de cette variété et de la richesse des réalisations et des recherches engagées. L’artiste connecté est peut-être celui qui permet le mieux de se déconnecter.

Anne-Cécile Worms – Directrice de la rédaction

> Rédacteur en chef : Laurent Diouf

> Les contributeurs de ce numéro : Annick Rivoire, Emmanuel Mahé, Janique Laudouar, Julien Taïb, Laurent Catala, Laurent Diouf, Maxence Grugier, Claudia D’Alonzo, Caroline Heron, Marco Garrett, Nikolaus Hafermaas, Donata Marletta, Giulia Baldi, Lynne Morris, Claire Cosgrove, Valérie Vivancos

> Remerciements
: Marco Mancuso de Digicult, invité pour une carte blanche dans ce numéro, tous les auteurs ainsi que les structures, artistes et marques qui ont bien voulu répondre à nos questions, le Ministère de la Culture et de la Communication, nos partenaires et annonceurs pour leur soutien à cette publication.