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ou comment tendre des lignes de son

Que l’on doive décrire la musique, en-dehors de ses aspects techniques, et l’on est rapidement amené à utiliser un vocabulaire physique, géographique, paysagiste. S’agit-il d’insuffisance, ou bien existe-t-il des rapports intimes entre le son et l’image qui rendent les comparaisons inévitables ? Voici un aperçu subjectif et forcément incomplet des réalisations musicales synesthésiques.

Jean-Michel Rolland, clavecin oculaire numérique conçu d’après les écrits du père Castel de 1735. Photo: D.R.

En février 1809, Ernst Florens Chladni est invité au palais des Tuileries par Napoléon Bonaparte. Le physicien et musicien allemand est venu lui présenter son extraordinaire invention, ou plutôt sa découverte, dont on parle dans toutes les cours d’Europe. Sa curiosité et son amour des sons avaient mené ce père de l’acoustique moderne à mener l’expérience suivante en 1787 : saupoudrer de sable une plaque métallique et frotter celle-ci à l’aide d’un archet. Suivant l’emplacement du jeu, sa longueur, sa fréquence, des figures géométriques apparaissent, disparaissent, se transforment, donnant à l’œil émerveillé le spectacle d’une musique qui se fait lignes.

Il n’est pas insignifiant de rappeler que cette découverte s’est rendue notoire en pleine époque de vigueur du romantisme allemand, dont le goût des analogies entre différentes résonances du monde préfigure, d’un bon siècle, un autre mouvement qui lui doit beaucoup, le surréalisme. Le romantisme, alors, visait idéalement à une synthèse des arts et une telle mise au clair des rapports intimes entre le son et l’image s’inscrit idéalement dans le Zeitgeist du 19ème siècle naissant.

Il faut attendre plus de cent cinquante ans pour qu’un autre scientifique, Hans Jenny, prolonge les expériences de Chladni en mettant en œuvre des oscillateurs sur du sable de quartz, mais également sur des fluides. Les cymatics – figures acoustiques – obtenus sont décrits par Jenny comme obéissant à des modèles ordonnés. D’étonnantes images, réagissant immédiatement au son, prennent forme dans les poudres, mais encore dans l’eau, dans l’alcool. On ne peut alors que parler, sans hyperbole, de véritable image sonore.

Voilà dès lors attestées, scientifiquement, physiquement, les corrélations entre l’harmonie des sons et celle des lignes. Car il n’a pas fallu attendre l’apparition de ces deux dispositifs géniaux pour que l’homme fasse naître des images de chaque émoi sonore. Toute description de la musique appelle tôt ou tard un vocabulaire paysagiste. Combien de ciels, de flots, de poudres, de ramures n’entendons-nous pas dans le bourdon des cordes, dans les chutes du piano, dans les vagues du synthétiseur, dans les frottements du métal…

D’autres encore éprouvent ce lien de manière intime, et la connivence image / son se produit au plus profond de leur être, à la racine même de leurs perceptions. Ce phénomène, que l’on nomme synesthésie, s’éprouve rarement, mais certains « voient » les sons en telle ou telle couleur, alors que d’autres « entendent » telle ou telle fréquence sonore à la vision du rouge, du bleu, du vert…

Poésie ou neurologie, les domaines s’accordent à intriquer la vue et l’ouïe, de Rimbaud (Voyelles) à Kandinsky, de Baudelaire (Correspondances) à Scriabine. Ce dernier, compositeur russe qui rêvait d’un grand projet associant couleurs et musique, reprenait à son compte les idées du Père Castel qui, au XVIIIème siècle, avait conçu un « clavecin oculaire », à l’intention des sourds, afin que la succession des couleurs pût agir sur l’œil de la même manière que celle des notes le fait sur l’oreille.

Tentatives audacieuses, pas toujours couronnées de succès, raillées par les uns, admirées par d’autres… Toujours est-il que le XXème siècle qui vit exploser la technologie fut ainsi le témoin de créations où la musique fuse d’autres mouvements que ceux du musicien sur son instrument.

C’est le temps du theremin, du nom de son inventeur, instrument pionnier de la musique électronique. Ce ne sont pas uniquement ses sons, ou sa technologie, qui le déterminent ainsi, c’est aussi et peut-être avant tout son mode d’exécution futuriste, « à distance », anticipant ces remote sensors qui nous environnent aujourd’hui. Le joueur de theremin manipule littéralement l’espace, il tient sa main à quelques décimètres de l’antenne qui capte ses mouvements et les transforme en son, contrôlant la hauteur de la note de la main droite, le volume avec la gauche.

L’instrument a traversé le siècle et, loin d’avoir été relégué au département des curiosités de l’histoire de la musique, il s’entend de loin en loin sur les disques de Squaremeter, The Damned, Radiohead, Cevin Key (Skinny Puppy)…

Certains griffent ainsi l’espace, alors que d’autres font chanter (enfin) la lumière ou les couleurs. C’est le cas de la harpe laser, inventée en 1980 par Bernard Szajner. Le faisceau de lumière interrompu détermine la hauteur du son. Là encore, d’autres musiciens, dont certains obtiennent ainsi un vif succès, reprennent à leur compte cette invention synesthésique que seule la technologie électronique pouvait permettre.

De senseurs en capteurs, les créations stupéfiantes augmentent le champ des possibles musicaux. Il faut voir les musiciens manipulateurs de la Biomuse, le Japonais Atau Tanaka en tête, actionner leurs bras à la manière d’un chef dont l’orchestre loge hors de toute vue, et obtenir de cet ensemble fantôme une texture domptée. La Biomuse, fruit des travaux de l’institut BioControl Systems, en particulier des deux chercheurs Hugh Lusted et Benjamin Knapp, est une interface « biomusicale » qui décèle l’énergie électrique de l’avant-bras et convertit les mouvements, les tensions de celui-ci en sons, en musique.

Le trio BioMuse, dans lequel B. Knapp revêt lui-même les biosensors, avec la violoniste Gascia Ouzounian et Eric Lyon au laptop, offre un exemple de la fantastique dynamique du dispositif, jouant littéralement des samples de violon capturés en temps à peine différé par l’informatique. L’imagination se projette dans le geste à la façon d’une gravure sur vide. Theremin, harpe laser, Biomuse : les avatars de ce geste du bras dans l’espace poursuivent en fait le même but, quel que soit le degré de sophistication du dispositif, la transgression d’une loi physique, le dépassement d’une évidence selon laquelle il faut toucher pour provoquer…

Bien plus aventureux sans doute, est le chemin qui prolonge celui que le Père Castel avait tracé avec son clavecin oculaire, que Scriabine avait défriché à son tour : trouver à relier positivement le son à l’image. L’ingénieur russe Evgeny Murzin, de 1937 à 1957, a mis au point un tel dispositif. Il ne l’a pas simplement imaginé, il l’a réalisé, et avec cet appareil, l’ANS (en hommage à Alexandre Nikolayevitch Scriabine), la réciproque des découvertes de Chladni et de Jenny : la transformation d’images en sons. D’apparence à la fois monumentale, rustique et ésotérique, ce synthétiseur (qu’Ivan Pavlov de CoH qualifie de « croisement entre une machine à explorer le temps venue du futur et un engin magique antique et mystérieux ») fonctionne sur un double principe : car l’ANS peut d’une part, lorsqu’on en joue, produire des dessins, des lignes, correspondants aux données sonores, des « paysages musicaux » peint par le musicien; mais également et surtout réagir musicalement en synthétisant un son à partir d’une représentation graphique.

Celle-ci, dessinée sur des plaques de verre enduites de résine noire, est glissée dans l’appareil qui réagit selon sa programmation dans un pur élan synesthésique. Il n’existe qu’un seul exemplaire de l’ANS, conservé à Moscou au Musée de la musique, et dont la présentation a longtemps été assurée par Stanislas Kreichi, ancien assistant de Murzin. Peu à peu, on fait balayer par la machine la plaque de verre gravée; elle convertit instantanément le tracé en musique, assimilant ainsi à une partition l’ensemble des dessins préparés.

Le synthétiseur ANS conçu par l’ingénieur russe Yevgeny Murzin. Photo: D.R.

Pour tout dire, grâce à l’ANS la forme « prend son » de la même manière que les découvertes de Chladni donnaient forme aux sons. Artemiev (pour la B.O. du Solaris de Tarkovski), A. Schnittke, Coil ou encore Cisfinitum ont utilisé les sons de l’ANS qui semblent surgis du cosmos sous les espèces d’un chant austère mais chargé de lumière. Le froid de l’espace, celui que l’on associe aux épopées soviétiques il faut bien l’avouer, nimbe les délicats bourdons de la machine, ses sifflements fragiles aussi, tout comme ses ondulations medium. Assurément, la musique de l’ANS est stupéfiante dans son procédé, elle est aussi inouïe (au propre comme au figuré) dans sa texture. Le coffret de Coil retraçant l’expérience du groupe en 2002 avec le synthétiseur russe, constitué de trois CD et d’un DVD, offre à cet égard un panorama assez large des possibilités de la machine.

Avec l’ANS, un rêve s’est accompli, conversion instantanée du dessin en vibration musicale. Une conquête de l’esprit romantique, de l’audace surréaliste sur la rigidité du vraisemblable. Chaque pas de cette importance repousse les bornes de l’impossible. Hier encore, un appareil synesthésique comme l’ANS semblait fou. Avant-hier, la conquête de l’espace se réservait le domaine de l’imagination. On sait le pas de géant que l’homme a franchi depuis… L’espace, et pourquoi pas le temps ? C’est peut-être la prochaine étape. Il n’est qu’à rêver en considérant ce que proposait le plus sérieusement du monde le prix Nobel de physique Georges Charpak, en se demandant si la vibration très ancienne du son environnant un potier de l’Antiquité pourrait avoir gravé le pot sur son tour, à la façon du sillon sur le disque de cire ou de vinyle (1). Si le futur n’est pas encore écrit, le passé regorge encore de trésors à décoder…

Denis Boyer
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

Denis Boyer est rédacteur en chef de la revue Fear Drop > www.feardrop.net

(1) Cette « paléo-acoustique » (ou archéoacoustique) poursuit les recherches de Richard Woodbridge qui, en 1969, avait mené quatre expériences dans ce sens. La première aboutit à la transcription d’un bruit précisément produit par un tour de potier sur une poterie. Une pointe de bois et une cellule piézo-électrique permirent cette restitution sur un casque audio.

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Il est vraiment très curieux que nos têtes contiennent toutes de la musique à des degrés divers. Quand les Suzerains d’Arthur C. Clarke atterrissent sur notre planète, l’énergie avec laquelle notre espèce s’applique à produire et à écouter de la musique ne manque pas de les surprendre ; ils auraient été encore plus stupéfiés d’apprendre que, même en l’absence de sources de stimulation externes, nous entendons pour la plupart une musique intérieure incessante. (Oliver Sacks, Musicophilia)

Que nous le voulions ou non, nous sommes tous des personnages de science-fiction vivant dans une époque de science-fiction. (Ray Bradbury)

Bach ne module jamais au sens conventionnel, et laisse l’extraordinaire impression d’un Univers en expansion infinie. (Glenn Gould)

Avant d’envisager les copulations naturelles et contre nature de la musique et de la science-fiction, il convient de définir cette dernière qui est souvent pour les uns ce qu’elle n’est pas pour les autres sans que l’inverse soit pour autant vérifié.

 

Dans les années 50, Jacques Sternberg avait titré un de ses ouvrages : Une succursale du fantastique nommée science-fiction. Un peu réducteur peut-être. D’autant que le fantastique est une conjecture romanesque non rationnelle, ce qui le situe d’emblée dans une autre niche conceptuelle que la science-fiction qui se veut quand à elle « plutôt » rationnelle. Pierre Versins, l’auteur d’une Encyclopédie devenue mythique publiée au début des années 70, pense quant à lui que la science-fiction est un univers plus grand que l’univers connu. Un peu excessif, par contre. Pierre Versins a dû s’en rendre compte, car il précisera plus tard : la science-fiction n’est pas un « genre littéraire », mais un état d’esprit (…) qui se révèle à travers tous les genres, du poème au cinéma, et sous toutes les formes de l’image au discours.

Voilà qui commence à être beaucoup plus intéressant, et Norman Spinrad, auteur des livres cultes Jack Baron et l’Éternité et Rêve de fer enfonce le clou : on peut seulement définir la science-fiction par la perception qu’on en a. La science-fiction est donc ce qui est perçu comme tel. Il ne fait ainsi aucun doute que L’Arc-en-ciel de la gravité (Thomas Pynchon), La maison des feuilles (Marc Danielewski), Glamorama (Bret Easton Ellis) ou Mantra (Rodrigo Fresàn), bien que ne l’étant pas de façon affichée, peuvent être perçus comme des romans de science-fiction, tout comme Donnie Darko (Richard Kelly), Element of Crime (Lars Von Trier) ou Mulholland Drive (David Lynch) peuvent être perçus comme des films du même genre.

Et du côté de la musique ?

Nous pouvons tout d’abord constater qu’elle a souvent puisé dans le registre science-fictionnel, et ce depuis le XVIIIème siècle au moins. Une des premières œuvres musicales assimilables à la SF est probablement l’opéra de Joseph Haydn, Il mondo della luna (1777), sur un livret de Goldoni, dans lequel un truand se fait passer pour un habitant de la Lune auprès d’un astronome un peu trop crédule. Plus tard, Leos Janacek s’intéresse lui aussi à notre satellite avec Les Aventures de monsieur Broucek (1917), qui visite d’abord la lune puis voyage dans le temps en se rendant au XVème siècle. L’opéra de science-fiction a tenté depuis de nombreux compositeurs néo-classiques ou post-modernes, comme Lorin Maazel (1984, d’après George Orwell), Philip Glass (The Making of the Representative for Planet 8, d’après Doris Lessing) ou Howard Shore (The Fly, d’après Georges Langelaan avec David Cronenberg à la mise en scène).

Le monde du jazz et surtout celui du rock, qui font partie de la même communauté culturelle, ou plutôt contre-culturelle, que Boris Vian, Philip K. Dick, Robert Silverberg, Philip José Farmer, Michael Moorcock ou James Ballard, ont établi plus naturellement de nombreuses passerelles avec la SF. Pour ne citer que les plus assidus : David Bowie avec une quantité imposante de titres comme Space Oddity (1969) inspiré de 2001, a Space Odyssey d’Arthur C. Clarke, ou carrément de concept-album : The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders of Mars, qui narre les frasques d’une rock star extraterrestre et Diamond Dogs, une dystopie dans l’esprit de 1984.

On pourrait bien sûr recenser des dizaines de groupes, mais il faudrait pour cela consacrer un article exclusivement à ce sujet (1). Citons tout de même le groupe britannique Hawkwind qui a placé la quasi-totalité de leurs albums sous le signe de la SF, avec entre autres Warrior on the edge of time basé sur le Cycle du héros éternel de Michael Moorcock (ce dernier ayant écrit les paroles de trois chansons de l’album), et le groupe français Magma dont l’ensemble de la production s’articule autour des relations/conflits entre les terriens et la planète Kobaïa, les textes des chansons étant rédigés en kobaïen, langue inventée pour l’occasion.

Mais c’est du côté de la musique psychédélique que la composante SF est la plus prégnante dans l’optique évoquée par Norman Spinrad. Avec en première ligne le vaisseau spatial des Pink Floyd piloté par Syd Barrett qui délivre des titres crépitants d’étoiles et fleurants bon l’acide et la marijuana comme Astronomy Domine, Interstellar Overdrive, ou Set the Control for the Heart of the Sun, et toute la constellation « Krautrock » (rock allemand des années 60/70) avec les représentants emblématiques du courant « cosmiche musik » : Tangerine Dream (Alpha Centauri, Phaedra, Rubycon, Stratosfear), ou Klaus Schulze (Cyborg, Timewind, Moondawn, Dune) aux titres d’albums évocateurs d’immensités intersidérales sillonnées par des cargos interstellaires, et de planètes plus ou moins exotiques qu’un Gustave Holst a déjà célébré en son temps. Mais là où la musique du compositeur anglais ne fonctionne à plein rendement sur le plan de l’illustration sonore qu’une fois la thématique énoncée, il suffit de quelques notes aux cosmiche rockers allemands pour nous propulser dans l’espace.

Comment cet exploit est-il possible sans l’utilisation de mots ou d’images pour canaliser l’imagination de l’auditeur ? Avec David Bowie, ou Hawkwind la problématique SF est également engendrée par les textes et l’iconographie des pochettes de disque. Privée d’un référent textuel ou visuel, leur musique est incapable d’orienter à coup sûr l’imagination de l’auditeur vers des univers science-fictionnels. D’où la question :

Existe-t-il une musique de SF ?

En se référant à la définition de Norman Spinrad, on peut répondre, me semble-t-il, par l’affirmative : Phaedra, Rubycon, Moondawn, Dune, et la quasi-totalité des albums psychédéliques allemands « sonnent » SF et peuvent donc être considérés comme des musiques SF. Ce qui induit une autre question à laquelle il est beaucoup plus difficile de répondre :
Pourquoi — ou plutôt comment — certaines musiques sonnent SF ?

Les archétypes de la SF, comme les machines à remonter le temps, les transmetteurs de matière ou les machines spatiales bourrées d’électronique y sont sûrement pour quelque chose. En effet, les séquenceurs, les boîtes à rythmes, les échantillonneurs, et bien sûr les ordinateurs parés de logiciels musicaux ne sont plus des instruments, mais, eux aussi, des « machines », génératrices de son : elles n’étaient encore que pure « anticipation » dans la première moitié du XXème siècle, si l’on excepte les premières créations d’ingénieurs fous en la matière : telharmonium (1900) ou ætherophone (1919), plus connu sous le nom de thérémine, qui fleurent bon le steampunk.

Ces premiers instruments électroniques sont d’ailleurs souvent utilisés avant l’arrivée des synthétiseurs pour ajouter un caractère « d’étrangeté » aux bandes originales de films fantastiques ou de science-fiction. Il en va de même pour les Ondes Martenot (1928), ancêtre oh combien génial du synthétiseur, et steampunk à souhait, avec son clavier en bois et son électronique embarquée. Le groupe allemand Kraftwerk (qui utilise d’ailleurs l’Ondéa, version actualisée des Ondes Martenot) est celui qui a joué avec le plus de clairvoyance et d’efficacité de ces archétypes, surtout lors de ses prestations scéniques : musique électronique + textes minimalistes constitués de mots clefs agencés tels des brins d’ADN + mise en scène « hard science » avec des robots qui interprètent certains titres à leur place + projection de films sur des sujets clefs de la science et de la technologie… Ils sont ainsi indéniablement les précurseurs de l’esprit cyberpunk (2). Là où leurs collègues de la cosmiche music lorgnaient du côté du space opera, fut-il sophistiqué comme celui de Dune (inspiré du roman de Franck Herbert), ils établissent un pont entre William Burroughs (Festin nu, Nova Express) et James Ballard (Atrocity Exhibition, Crash) d’une part et William Gibson (Johnny Mnemonic, Neuromancien) et Bruce Sterling (Mozart en verres miroir, La Schismatrice), les papes du cyberpunk, d’autre part.

Mais les sons synthétiques ne déclenchent pas à eux seuls un cinéma mental aux couleurs du space opera ni même du cyberpunk. La « composition », le talent créatif du musicien, reste toujours — heureusement — une composante incontournable. Pour s’en convaincre, retournons un instant dans le passé (le voyage dans le temps est quand même une belle invention) :

Dans sa Dernière conversation avant les étoiles, (1982) Philip K. Dick nous parle d’un projet de nouveau roman The Owl in daylight dont une des composantes principales est la musique et nous rapporte que Pythagore a conclu que le fondement de l’univers était la combinaison de la mathématique et de la musique, parce que ce sont deux aspects de la même chose. Tel a été son enseignement — c’est de là que vient l’expression “musique des sphères”. Il a dit ensuite que les corps en mouvements émettaient de la musique, mais qu’on ne l’entendait pas parce qu’on baignait dedans depuis la naissance, donc qu’on n’en avait plus conscience. Pourtant, nous percevons une musique ininterrompue.

Cette musique que nous ne percevons pas, mais qui existe quelque part dans l’univers mathématique du monde, ne l’entendons-nous pas d’une certaine manière dans la B.O. d’Eraserhead « interprétée » par David Lynch & Alan Splet ? Cette réinvention d’une musique de la matière, du temps et de l’espace me paraît être, selon la définition de Norman Spinrad, incontestablement une musique de science-fiction, tout comme les images qui vont avec.

Nous pouvons également avoir une idée de cette intention explicitement science-fictionnelle en présence d’un choc créatif : lorsque Jean-Philippe Rameau parvient à traduire musicalement dans l’ouverture de Zaïs l’établissement d’un ordre progressif de la matière, véritable interprétation harmonique, avec deux siècles d’avance, de l’évolution (ou nucléosynthèse) de la matière intersidérale (3). ou bien avec Les Éléments de Jean-Féry Rebel (1721) qui choisit ses accords et leur agencement de façon à ce qu’ils expriment le chaos par eux-mêmes, sans recours à la voix ou à un décor. Le résultat, surprenant de modernité, aurait pu être signé Art Zoyd et, quelle que soit la perspective, d’un côté ou de l’autre du temps, des auditeurs de l’époque à ceux d’aujourd’hui, le choc créatif engendre un décrochement du réel et propulse l’œuvre dans la SF.

Ce “décrochement” s’est aujourd’hui “banalisé”. Nous vivons dans une bulle de présent expansée, boursouflée, qui lance des tentacules dans tous les sens du temps. Duplication accélérée, clonage, machines autosuffisantes. La technologie prend de plus en plus le pas sur la recherche fondamentale. La musique électronique, devenue numérique mène sa propre vie. Se régénère, se métamorphose, s’échantillonne se duplique, vit, meurt et renaît de ses samples. Compression-expansion. Toute l’histoire de la musique dans un loop d’une nanoseconde. Les nombres sont les nombres.

La première fois que Philip K. Dick a pris du LSD, il écoutait un quatuor de Beethoven et il l’a vu sous forme de cactus. À chaque progression, de mesure en mesure, le cactus gagnait en complexité ; c’était un processus d’accrétion, et non plus une succession. Il devenait de plus en plus gros, de plus en plus complexe. Par un processus synesthésique, Dick a vu le quatuor de Beethoven sous une démultiplication fractale, une suite de Fibonacci. Il a « naturellement » transformé le son en image comme un logiciel le ferait par numérisation. Sans en avoir probablement conscience, il anticipait la révolution numérique capable de « dématérialiser » des sons et de les « rematérialiser » en images.

Les nombres sont les nombres et aujourd’hui toute musique est science-fiction.

Jacques Barbéri
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

(1) Se reporter, entre autres, au dossier Culture rock & science-fiction (revue Bifrost 69, janvier 2013)
(2) Dans la même mouvance (la touche électro-pop en moins), il convient de citer le groupe français Heldon et les albums solo de son leader, Richard Pinhas (à qui on doit un excellent ouvrage sur Deleuze et la musique : Les larmes de Nietzsche), précurseur dans les années 70 d’une musique cyber-électro faisant ouvertement référence à Philip K. Dick, Norman Spinrad ou Michel Jeury.
(3) In Astronomie et musique au siècle des lumières, Dominique Proust.

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Écrivain et musicien, Jacques Barbéri a notamment publié la trilogie Narcose La Mémoire du Crime, Le tueur venu du Centaure (La Volte), et des recueils de nouvelles, Kosmokrim (Présences du Futur), L’homme qui parlait aux araignées et plus récemment Le Landau du Rat (La Volte). > www.lewub.com/barberi/

Jacques Barbéri fait également partie du groupe Limite, formé au milieu des années 80 avec d’autres écrivains comme Emmanuel Jouanne, Francis Berthelot, Jean-Pierre Vernay et Antoine Volodine, et la volonté d’expérimenter et de transgresser les codes d’écritures et de narration dans la science-fiction (cf. l’anthologie Malgré le monde, Présences du Futur). > www.rumbatraciens.com/limite/mecanique/m002.html

En parallèle, Jacques Barbéri s’illustre (saxophone, électronique, texte) au sein de Palo Alto emmené par Denis Frajerman. Dans la discographie de ce groupe expérimental et atypique, signalons Terminal Sidéral (CD + DVD sur Optical Sound), Cinq Faux Nids Six Faux Nez avec DDAA (Déficit Des Années Antérieures) sur le label Le Cluricaun et, bien sûr, Slowing Apocalypse; un tribute to J.G. Ballard paru aux éditions È®e, où figure Laurent Pernice avec qui Jacques Barbéri a aussi enregistré Drosophiles & Doryphores, un album electronica et mélodique sur le label slovène multimédia rx:tx.

 

voyage au cœur d’un océan de sons

Domaine particulier au sein de la production sonore, le field recording fut d’abord le fruit d’une approche scientifique et technique visant à collecter les sons du monde avant d’être une démarche esthétique et artistique usant de ces mêmes sons comme de matériaux créatifs. Au fil du temps, l’une comme l’autre ont remis les bruits du monde au centre de la création. La parution de Field Recordings, l’usage sonore du monde aux éditions Le Mot et le Reste, est l’occasion de se pencher sur ce qu’il est réellement convenu d’appeler — depuis la naissance de la musique concrète dans les années 50, puis de l’ambient dans les 70’s, du hip-hop, et de l’apparition du sampleur dans les années 90 — « l’art du Field Recording ».

La pratique du Field Recording, littéralement « enregistrement de terrain », apparait à la fin du 19ème siècle grâce à la mise en œuvre des premiers moyens opérationnels de captations sonores et d’enregistreurs portables. Les acteurs du Field Recording contemporains — Chris Watson (ex-Cabaret Voltaire), Geir Jenssen (aka Biosphere), le label Touch, Yann Paranthoën, Henri Pousseur, Lionel Marchetti ou feu-Luc Ferrari — sont, et furent, les héritiers de pionniers emblématiques tels que Nicolas Bouvier, écrivain, photographe, iconographe et voyageur suisse.

Équipé de son antique Nagra, un des premiers magnétophones portables inventés par Stefan Kudelski, Bouvier parcours sa vie durant les routes du monde, et particulièrement de l’Iran, du Pakistan. Il y enregistre les instruments et les chants des Persans et des Tziganes du Moyen-Orient. À ce titre, il participe de cette catégorie de chercheurs, anthropologues, sociologues, audio-naturalistes et ethno-musicologues, scientifiques voyageurs et mélomanes, qui captent les sons en vue d’un archivage patrimonial; éternels curieux, luttant contre l’oubli et l’ignorance.

Certains chercheurs se passionnent pour le chant de l’oiseau lyre d’Australie ou les mélodies des habitants des îles Salomon, quand d’autres se penchent sur le bruit de la ville ou les plaintes exaltées des prisonniers des pénitenciers nord-américains. Dés le départ le Field Recording se présente comme un vaste champ opératoire composé d’enjeux et de finalités aussi riches que variés. Sur ce plan, le livre d’Alexandre Galand, Field Recordings, l’usage sonore du monde en 100 albums, est une véritable mine d’enseignement. L’auteur insiste — à raison — sur cette dichotomie, scientifique/artistique, qui s’avère complémentaire au fil du temps. Composé d’un long essai historiographique, de trois interviews (Jean C. Roché, Bernard Lortat-Jacob et Peter Cusack) et d’une solide discographie, cet ouvrage est une première en langue française et une excellente entrée en matière pour l’amateur souhaitant se plonger dans cet océan de sons.

Aux origines techniques d’un art

Qu’il s’agisse de techniques ou d’études sonores, de collectes en vue d’un archivage ou de témoignage anthropologique patrimonial, l’enregistrement de terrain s’inscrit donc au départ dans une démarche spécifiquement scientifique. À ses débuts tout du moins, la pratique de l’enregistrement de terrain est une part importante de la recherche : qu’il s’agisse d’étudier la nature des sons, de capter des curiosités sonores ou plus concrètement de tester les techniques nouvelles et le matériel d’enregistrement. De ce point de vue, ces techniques et leur évolution sont évidemment pour beaucoup dans la naissance d’un art qui est alors encore à venir.

C’est en 1876 qu’Alexander Graham Bell invente le téléphone, réussissant ainsi à transformer le son en signal électrique. Un an après, Thomas Edison est déclaré « inventeur du phonographe » (même si, en vérité, il prit de vitesse le Français Charles Cros en déposant le brevet avant son concurrent). Cette invention majeure marque le début d’une ère où la reproduction du son naturel (et en série) devient possible. Le phonographe fut le premier appareil à reproduire les sons. Les utilisateurs parlaient alors dans une corne en métal, tout en actionnant une aiguille qui gravait le modèle des ondes ainsi provoquées sur un cylindre tournant, recouvert d’une feuille d’étain que l’on pouvait relire ensuite. Celle-ci s’avéra peu malléable et on la remplaça vite par une pellicule de cire.

Enfin vint l’acétate utilisé par le gramophone d’Émile Berliner, inventeur du procédé. La production industrielle fut laborieuse, et elle ne commença vraiment qu’en 1889. De son côté, le Danois Valdemar Poulsen, suivant les découvertes de l’Allemand Heinrich Hertz concernant les ondes électromagnétiques en 1887, invente une forme d’enregistrement magnétique sur fil de fer souple en 1898. Mais se sont les Allemands du groupe chimique BASF qui propose la possibilité de stocker des sons sur un magnétophone « à fil » à partir de  1930. Une technique qui s’améliore avec l’apparition de la bande pré-magnétisée proposée par la même firme (et qui sera beaucoup utilisé par le régime nazi).

De « l’enregistrement de terrain » au paysage de sons

On le voit, depuis son apparition, l’art du Field Recording est tributaire de cette évolution technologique constante. Les « audio-naturalistes », comme on nommait alors les pionniers qui pratiquaient ce type de recherches, sont forcés d’utiliser les moyens mis à leur disposition, cherchant toujours plus de qualité, de portabilité et d’accessibilité. Cela définit plusieurs catégories de pratiques au sein même du Field Recording, plusieurs approches.

Certains pratiquants optent pour les captations sonores brutes, in situ, dans la nature. Un parti-pris qui n’exclut pas les « sons parasites » et autres bruits naturels qui entourent le sujet et son observateur. C’est le problème devant lequel se trouvent les amateurs de chants et bruits d’animaux, ainsi que ceux qui captent et enregistrent dans le domaine ethnographique (des « natives » de diverses régions du monde, aux chants des prisonniers, marins, des bluesmen, des chants et instruments folkloriques) ou naturaliste.

Ce problème inhérent à l’environnement sonore impose différentes démarches. Certains préféreront isoler l’objet de l’enregistrement. Cela nécessite donc l’accès au studio. C’est là qu’interviennent l’électroacoustique et le traitement des sons. Avec la démocratisation des outils de reproduction et de production (gramophone, puis électrophone et magnétophone) vient le temps de l’expérience acoustique, électroacoustique et acousmatique. De simple « enregistrement de terrain », le Field Recording devient « écologie sonore », « paysage de sons », « cinéma pour l’oreille » ou « microphonie », reproduite, voire « trafiquée » en studio. Avec la création et accessibilité du home-studio, ces pratiques prennent de l’importance et se répandent. Techniquement, tout est bon pour transformer le monde en océan de sons. L’art du Field Recording est une exploration sonore du monde quasi-infinie.

La mise en son du monde

C’est véritablement à partir des années 50 que la pratique du Field Recording prend une autre voie. Sur les traces des grandes découvertes de la musique contemporaine : du sérialisme d’Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern à la musique concrète, conceptualisé par le Français Pierre Schaeffer, et la musique électronique telle que représentée par l’Allemand Karlheinz Stockhausen, l’approche évolue.

À ce propos, il est important de noter l’apport théorique fondamental de Pierre Schaeffer et de la musique concrète, dans l’évolution et l’approche esthétique, et créative, que va prendre le Field Recording. Si l’histoire de la musique est inévitablement liée à celle de la technologie, alors Pierre Schaeffer fut un véritable pionnier. Dès 1948, le Français fonde le Groupe de Recherches de Musique Concrète. Au début simple studio d’enregistrement radiophonique, il participera ensuite activement au développement d’une nouvelle forme de musique : la musique « concrète » qu’il renommera plus tard musique « électro-acoustique ». Schaeffer fut un des premiers à oser s’illustrer dans l’art de la manipulation des sons grâce à la technologie naissante des premiers enregistreurs à bande. Après bien des tâtonnements, il aboutira à une théorie qui suppose la remise en question des notions de « musique », d’écoute, de timbre, de son. Des idées qu’il mettra noir sur blanc dans son Traité des objets musicaux en 1966. Suivant les leçons dispensées dans ce texte manifeste et fondateur, des compositeurs vont tenter de nouvelles expériences.

Dans le domaine du Field Recording, c’est un autre français, Luc Ferrari, qui s’illustrera plus particulièrement, usant de la manipulation électroacoustique des sons et d’enregistrement nommé « anecdotiques » pour leurs caractères banals et quotidiens. Avec Schaeffer et Ferrari, puis plus tard d’autres compositeurs comme Michel Chion ou Lionel Marchetti, c’est en effet véritablement les sons du monde, de tout le monde, sons urbains, sons domestiques, sons infimes ou censément « inintéressants » qui entre dans le domaine de la création musicale.

Field Recording et art du sample : une (r)évolution esthétique

Aujourd’hui plus que jamais, l’exercice du Field Recording est au cœur de la création sonore. De l’ambient inventée dans les années 70 par Brian Eno à la techno, en passant par les projets expérimentaux de divers artistes et musiciens issus des deux scènes suscitées, l’exercice du Field Recording répond à une multiplicité de genre, de démarche et de tendance. L’ambient, par exemple, fut conceptualisé par le musicien britannique Brian Eno, par hasard, alors qu’alité, il passait un disque 33T à la mauvaise vitesse.

Ce micro-évènement lui donnera l’idée d’une musique « d’ambiance », une musique papier peint, qui, au départ, ne répondait en aucun cas aux exigences (il est vrai très libres) du Field Recording. Ce sont plutôt des musiciens techno comme les Anglais de The Orb, ou encore dans une veine plus industrielle, Cabaret Voltaire, 23 Skidoo et autre qui mélangeront rythmes plus ou moins lents avec des captations sonores, dialogues, bruit du vent et des vagues pour les uns, ou cacophonie urbaine et flux d’information pour les autres.

L’apparition du bruit dans la pop music, qui remonte aux Beatles et au Beach Boys, s’émancipe dans la techno. Dans les années 90, des artistes issues de cette scène s’inspireront à la fois de la musique concrète de Schaeffer et des paysages de sons urbains ou naturels des ancêtres de l’ambient pour créer leur propre univers sonore. C’est le cas de Geir Jenssen (aka Biosphere) qui avec une poignée d’albums inoubliables posera vraiment les bases d’un genre, créant presque une école à lui seul. D’autre, ex-artistes de la scène industrielle ou techno, comme l’ex-Cabaret Voltaire Chris Watson, se lance pleinement dans cet art, se faisant rapidement un nom dans ce domaine à part. Entre temps, de nombreux artistes connus et reconnus se sont essayés à cette pratique, offrant à l’auditeur de purs disques de Field Recordings. Ce sont Moondog, Yann Paranthoën, Jana Winderen ou Peter Cusack. Eux aussi suivent les traces de grands pionniers comme Luc Ferrari, Henri Pousseur, Steve Reich ou Alvin Lucier.

De par sa conception du monde, sa liberté, la multiplicité des pratiques qu’il suppose, l’évolution encore active des moyens de captation du monde qui nous entoure, l’exploration des « micro-sons » et autres « infra », la différence des buts poursuivis par les artistes qui se penchent sur ce domaine, le Field Recording a encore de beaux jours devant lui. À l’image des productions qu’il propose, il est une fenêtre toujours ouverte sur le monde et sur la création.

Maxence Grugier
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

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méthode d’hypnothérapie…

La présence et le développement incessant de la technique dans le domaine musical n’auront échappé à personne, pourtant on peut s’étonner du manque de considération des conséquences sur les contenus, à savoir la tendance normative induite par la généralisation de l’outil informatique comme moyen de production, de diffusion et d’écoute.

Un mouvement global et profond qui par phénomène de « modélisation » conditionne donc l’ensemble de la filière musicale jusqu’à l’exclusion de facto de certaines musiques. Enfin, au regard du déploiement de nouveaux supports, de l’apparition frénétique de nouveaux produits, du fétichisme du matériel, etc.; on peut se questionner aussi sur la nature de l’écoute et du rapport à la musique…
Les retours du vinyle ou de la K7, aussi sympathiques puissent-ils être parfois, s’expriment souvent dans une méconnaissance du digital (non, le son CD n’est pas mauvais, des amplis numériques rivalisent avec du matériel à transistors ou à tubes, etc.), mais en plus sont eux aussi encore conditionnés par ce dernier; quand il ne s’agit pas de nostalgie ou d’effets de mode accompagnés d’un fantasme de subversion…
Si la pluralité des modes de production, de diffusion et d’écoute paraît favorable à une diversité de création (y compris celle de l’auditeur, sa part active), malheureusement elle dissimule aussi à certains égards ces phénomènes de normalisation. Par contre le marché du matériel audio connaît une certaine effervescence… Il n’est pas forcément naturel de payer pour l’acquisition de musiques, mais il est courant d’acheter des casques à 300€ pour écouter du MP3…

La technique est le facteur dominant de notre société, elle la structure foncièrement (devant l’économique qui en oriente les applications, en accroît certains effets, etc., et le politique). On renverra à Jacques Ellul à ce sujet (il est courant de concevoir plutôt cet ordre d’influences : l’économique, le politique, le scientifique, le culturel). Toute technique inclut du négatif et du positif, mais de sorte qu’il ne soit pas aisé de les séparer.
Face aux arguments habituels de l’apport de nouvelles techniques audio (l’accessibilité de la production, de la diffusion et enfin des œuvres), il convient de relever en quoi la technique n’a pas que des effets émancipateurs. Comment ne pas voir aussi dans la technique un agent catalyseur de ce flux continu de la machine globale en mode automatique, alimentée de façon ininterrompue par une succession de prétendants interchangeables et leurs musiques d’élevage, et entretenue bien sûr par le marché et les monopoles déguisés de grands groupes ?

Concernant la production, contrairement à ce que le cadre numérique peut laisser supposer, on soutiendra que faire des « labels » a encore un intérêt aujourd’hui, voire d’autant plus, mais rappelons qu’une telle activité (ou une maison d’édition) quand elle a un profil « artisanal » ne devrait pas exister au regard des systèmes existants. Modèle économique impossible — si tant est que l’on mette un peu de conscience dans les tenants et aboutissants —, quand bien même on trouve des astuces, joue avec les contraintes, intègre la « crise » au projet. Dans ce contexte, les facilités techniques n’ont pas rendu l’exercice plus viable (globalement), ni ne sont gage de qualité de production.

Évolution maintes fois commentée, une personne seule, sans bouger de chez elle, peut regrouper la chaîne entière d’une production musicale, de la composition à la négociation de droits en passant par le clip promotionnel et la vente au public. Face à la crétinerie des majors, cette facilité du « tout-en-un » est forcément sympathique (cependant les circuits dominants se sont vite adaptés en intégrant aussi cet aspect), mais aussi peut faire oublier l’intérêt des modes collaboratifs inhérents aux anciens processus (ingénieur du son, producteur, arrangeur, etc.).
On rencontre ici la propension humaine au plus pratique, ainsi que la question de la liberté de création. Mais s’il est possible alors de s’affranchir de la tutelle d’un producteur ou d’un label, on ne subit pas moins les contraintes d’un système technique (et commercial)…
La production pourra être formatée par les outils utilisés comme par la perspective de la diffusion pratique. Cette conformation — qui peut certes être aussi le fait d’un collectif — du projet aux limites d’un système dominant (compression excessive, etc.) n’est pas forcément consciente…

Il n’est bien sûr pas question de faire l’apologie du principe de division du travail dont on connaît les horreurs, les fonctions ne doivent pas être étanches — une histoire de dispositions et non d’assignations. Par ailleurs, un auteur seul ne sera pas à l’abri de s’imposer à lui-même une division du travail non dédiée au projet artistique… Les projets doivent définir les systèmes et non l’inverse — ce qui n’empêche pas non plus de jouer avec des conventions en place. Le cinéma abonde d’exemples de producteurs et d’auteurs qui ont fait preuve de compétences propres au champ de l’autre, etc.
Comme énoncé ailleurs, ce qui fait art est en déplacement permanent et n’est pas le fait des seuls auteurs (questions de liberté). Il est toujours instructif de circuler entre les différents niveaux (auteur, label, distributeur, disquaire…), en essayant par exemple de réviser les fonctions de chaque à la lumière des autres (et d’autres domaines d’ailleurs).

Du côté des supports d’écoute, contrairement aux idées dominantes le CD est encore aujourd’hui le moyen le plus simple pour écouter de la musique correctement restituée. On retrouve là aussi la propension humaine à la recherche de praticité avant celle du mieux; si ce n’était pas le cas, le MP3 aurait été limité à des usages non musicaux.
Le « dématérialisé » (qui demande toujours beaucoup de matériel), si toutefois on souhaite une restitution « correcte », accuse encore un écart non négligeable avec la simplicité et la fiabilité d’une installation CD (pour approcher la qualité CD, il faudra se confronter à quelques questions techniques); sachant qu’il faut aussi prendre en compte le coût des œuvres en HD quand par ailleurs l’offre CD à bas prix est infinie. Tout cela bien sûr si l’on est attentif à des choses fines, des œuvres orchestrales, etc. Évidemment avec la pop calibrée pour le MP3 les différences sont moindres…

Une querelle vinyle/CD d’un autre temps n’a plus lieu d’être; d’ailleurs je n’imagine pas certains projets autrement qu’en vinyle (comme ceux de Vincent Epplay sur notre label) ou certaines musiques (le skweee par exemple). Il conviendra par contre de ne pas comparer le son d’un lecteur CD cheap à une platine vinyle haut de gamme… À bien des égards le CD présente des avantages que l’on n’énumèrera pas tous ici. Par exemple, pour certaines musiques, ne pas entendre le frottement de surface importe plus que l’apport (parfois illusoire) du vinyle. Enfin, observant cette vague du vinyle, on ne compte plus les nouveaux adeptes qui sur les forums dédiés font part de leur désappointement… Bon, le vinyle c’est très bien, il s’agit juste ici de réajuster le débat…

La dématérialisation pourrait sembler pertinente pour ce qui concerne la chose artistique et la musique… Mais il y a bien encore du matériel, de l’esthétique parasite, etc. Le parti pris de certains projets est plutôt d’intégrer les éléments matériels, de jouer avec plutôt que de les subir par convention. Il n’y a donc pas d’oppositions à entretenir entre les supports; il faut plutôt voir un panel de moyens aux spécificités qu’il peut être intéressant d’explorer et croiser dans des objectifs forcément différents. L’apport du digital étant indéniable au regard du champ d’expérimentations qu’il a ouvert sur des modes de composition, de collaboration, d’échange, d’écoute… Du point de vue du « consommateur », on verra aussi une complémentarité entre les différentes propositions pour différents usages.

Pour revenir aux questions de restitution sonore, notons qu’il n’est pas inévitable de tomber dans un délire élitiste — d’ailleurs la hi-fi est devenue plus accessible et on pourra énumérer bien d’autres dépenses inutiles, voire destructrices, plus coûteuses au final. Par contre, le fait est que nombreuses musiques sont dénaturées par leur support de diffusion jusqu’à en perdre leur intérêt, leur singularité. Il est arrivé aussi d’entendre une maladresse de jeu ou de composition là où en fait était en cause une faiblesse de restitution sur les attaques ou extinctions de notes…
Il ne s’agit pas non plus de revendiquer la façon dont une musique doit être écoutée, ni de fantasmer l’œuvre dans son origine immaculée, mais de préciser que ces musiques sont altérées sans que souvent l’on ait le choix ni en ait conscience : on peut choisir de lire un livre par fragments, mais personne ne tolèrerait que l’on distribue un ouvrage avec du vocabulaire modifié ou des phrases manquantes… Or nombreuses musiques n’existent que par support. Alors, si la quête d’un son identique du studio à l’auditeur est utopique (et pas nécessairement souhaitable de plus), on postulera qu’il y a un minimum décent, mais relatif, subjectif, empirique.

En faisant un effort sur la qualité de restitution on pourrait certainement amener d’autres publics, la musique est d’abord un phénomène sonore et ne pas restituer suffisamment celui-ci dans sa dimension charnelle entraînera l’indifférence de l’auditeur. Face à ces problématiques de qualité sonore, il y a aussi l’option de la production low-fi, en général signe d’une urgence, d’une indifférence au son « propre » ou d’un rejet du numérique, mais cette posture — d’ailleurs à même de générer autant de fétichisme — ne résout pas la question de la restitution : écouter sur un système low-fi ou sur système hi-fi (qui reproduit parfaitement la nature du projet) ?

Notre écoute est liée à la technique au point de considérer que parfois on écoute plus de la technique que de la musique. Exemple, dans certains concerts la puissance de l’amplification vient compenser la pauvreté de propositions artistiques (et/ou répond à un jeu dominant/soumis loin de questions musicales, à moins que ne s’exprime là une réalité du concert, flagrante dans certains cas) ; on pourrait voir là une attirance insoupçonnée pour le noise vécue par transfert… — comme on parle de tendances sexuelles non assumées vécues par transfert.
En ce sens la musique noise est une relation pertinente à notre monde, et par cette confrontation directe à la technique, si elle est bien menée, en constitue une conscience esthétique, touchant des zones sensibles que le ronronnement musical dominant n’imagine pas… L’usage de la technique comme (ré)activation de zones sensibles et mentales versus la technique « prothèse » ou « atrophie ».

Denis Chevalier
cofondateur et directeur artistique de PPT et du label Stembogen
> www.e-ppt.net

publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013
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un label transversal

Quel est le terrain d’action d’un label dans le contexte actuel où la musique, dématérialisée, mais toujours réifiée, perd sans cesse de sa valeur marchande et esthétique dans « les mailles du réseau » ? C’est à cette question et quelques autres que répond Pierre Beloüin, label-manager d’Optical Sound. Une structure qui déborde du simple cadre de l’édition musicale pour annexer d’autres territoires artistiques, comme l’indique son « sous-titre » : records & fine arts.

Ma motivation initiale pour créer Optical Sound a été de prolonger ce que je faisais déjà, comme tout amateur de musique, en étant adolescent sous la forme de compilation cassettes : une manière de donner un point de vue sonore, mais cette fois sous une forme plus professionnelle en produisant des groupes, avec une réelle diffusion, identité visuelle et ligne éditoriale.
D’autre part, j’avais bien sûr en tête les labels majeurs qui sont toujours des modèles pour moi, tels que : Touch, 4AD, Mute, Mille Plateaux, Mego, L’invitation au Suicide, Sordide Sentimental, Giorno Poetry System, V.I.S.A, Bondage, Some Bizarre, Factory… j’en passe et des meilleurs !
Une de mes principales motivation était aussi de lier mon travail de plasticien à ma passion pour la musique, dès la première édition d’Optical Sound qui était destinée à une écoute individuelle (cf : OS.000 Programme Radio), mais aussi à une de mes installations présentée initialement pour mon diplôme aux Beaux-arts de Paris et portait le nom Optical Sound.

Pour moi la musique a toujours été intimement liée aux Arts Plastiques, et je continue à citer de manière très basique Mike Kelley et Sonic Youth, le Velvet et Warhol; les exemples sont tellement nombreux… La transversalité ne date pas des années 90…
Ces deux domaines (et bien d’autres) ont toujours nourri mes recherches, à double sens. Cela forme un tout avec tous les domaines culturels qui m’animent, il me parait essentiel d’avoir une certaine cohérence et ligne de conduite.
Optical Sound n’est pas un label de musiques électroniques, expérimentales, décalées, cold wave, rock, dark dub, exotica, concrète, acousmatique, mais bien tout cela à la fois, sinon à quoi bon…
Mais Optical Sound est surtout une structure tentaculaire qui, en dehors de sorties physiques sous forme d’objets sonores, organise aussi des expositions, des concerts, de livres et revues, des sérigraphies, des DVD, des applications pour iPad, des dispositifs d’écoutes performatifs, de l’architecture sonore, des audits funéraires, etc.

Par ailleurs, Optical Sound a aussi fonction conservatoire, d’archives (RVB~Transfert, etc.), de trace (Légion Cérébrale, live act for 23 headphones)… Pour RVB~Transfert ou Echo Location, il s’agissait de rendre hommage à mes pairs (pères) non pas sous une forme purement nostalgique, mais aussi avec un pendant contemporain d’auto-réinterprétations pour Echo Location : que se passe-t-il dans le processus créatif d’artistes entre leurs premiers travaux et leurs plus récents ? Quelle vision ont-ils sur leurs propres travaux à vingt ans d’écarts ?
Pour le DVD de plus de trois heures d’archives, RVB~Transfert, il s’agissait de montrer que, malgré le manque de moyens de diffusion et d’outils audiovisuels à l’époque (1979/1991), une scène française bouillonnante et créative était très présente. Paradoxalement on se rend donc compte que tous les outils sont aujourd’hui disponibles et accessibles, mais qu’une pauvreté certaine est au rendez-vous…
Concernant les reliques et archives de lives (comme le concert de Légion Cérébrale pour mon exposition personnelle au FRAC PACA, par exemple), elles font partie de la ligne éditoriale d’Optical Sound. Je ne me contente pas d’éditer les travaux d’artistes, mais je collabore aussi régulièrement avec eux pour la création de bandes sonores liées à mes travaux.
Ces éditions sont des extensions autonomes, des prolongements de mes projets d’expositions, qui existent encore de manière physique comme des catalogues, bien après les dates des dites expositions ou résidences (cf. Special Kit édité suite à ma résidence au Canada puis à la Villa Arson).

On dit souvent Optical Sound édite uniquement des choses visuelles, car c’est une référence au cinéma… Oui, mais pas seulement : le choix du nom était avant tout une manière de mettre en lumière toutes les images mentales générées par une écoute sonore.
Je déteste les étiquettes et les carcans : tout pousse à faire rentrer les gens dans des cases bien lisibles et identifiables, même dans les domaines artistiques, alors qu’il suffit de se pencher un peu sur un contenu pour en comprendre les rouages, mais ce qui manque cruellement aujourd’hui c’est un temps d’écoute, de regard et un retour au désir…
Les artistes édités sur DVD par Optical Sound sont des artistes multiples, vidéastes, mais aussi musiciens, etc. Mais pour une forme visuelle en mouvement, j’envisagerai plutôt un retour à des séances uniques de projections dans le cadre de concerts donnés dans des lieux atypiques, comme je le fais déjà dans le cadre du festival Ososphère par exemple, ou encore dans peu de temps avec le festival Fimé en région PACA.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #70, “Echo / System : musique et création sonore”, mars / mai 2013

Optical Sound > https://optical-sound.com/

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musique et création sonore
mars / mai 2013

> Préambule :

Cela avait commencé par un mail alléchant du rédac chef…

Cela avait commencé par l’envie, farouche, de recontacter quelques otakus…
Des personnes croisées au cours de nombreuses pérégrinations radiophoniques et journalistiques. Des fondu(e)s pour qui la musique, le son et les bruits sont un art de vivre, presque un réflexe identitaire…

L’idée était non pas de parler des derniers courants musicaux, mais bien de digresser sur des pratiques musicales, des modalités et supports de création et de distribution. Le tout hors actualité, hors de tout impératif promotionnel. Ou presque… Et puis, surtout, avec l’envie de regarder un peu dans le rétroviseur à l’heure où tout s’apparente à une fuite en avant dans un présent sans cesse renouvelé; en particulier dans le domaine musical…

L’idée était aussi d’appuyer sur « pause » pour essayer de mesurer le changement survenu depuis ce qu’il est convenu d’appeler « la révolution numérique ». De mettre en perspec-tive le « gap » entre les anciens vecteurs de diffusion (disquaire, radio, magazine, etc.) et les nouveaux facteurs portés par Internet que sont la virtualité (dématérialisation de la musique, etc.) et la mobilité (smartphones, géolocalisation, etc.). De garder notre capacité d’étonnement par rapport à la remodélisation de nos possibilités d’échange et d’expérimentation de la musique, face à la convergence image / son.

L’idée était enfin, dans une sorte de mouvement en spirale qui va du plus près de l’édition (les labels) aux formes les plus éloignées de la composition musicale (field recording), d’impressions fugitives (bootlegs) à des réflexions plus didactiques (cinémix, sons-fixés, etc.), d’évaluer les nouvelles procédures d’écoutes, de traquer d’anciens instruments et technologies précurseurs des musiques électroniques, de s’interroger également sur « le retour du refoulé » — i.e. du son analogique — tout en faisant un peu de prospective autour des balbutiements du « son 3D » qui résonne comme un futur antérieur digne de la science-fiction…

Bien « entendu », ce panorama ne saurait être complet. Et c’est tant mieux, car cela augure d’autres numéros de ce type pour continuer cette cartographie « audio-visuelle » en forme de cabinet de curiosités, où les thématiques ricochent entre elles; à la manière d’une version dub. Oui, il fallait bien que le mot « dub » figure dans ce préambule qui n’en est pas un…

Bonne écoute lecture ;-)

Laurent Diouf – Rédacteur en chef

> Sommaire :
Optical Sound, un label transversal
Entropy Records, l’art du support
monoKraK, l’exemple d’un net-label
Confusion technique
Graphisme
Du disquaire à la vente en ligne
Partage
Web-radios, de l’utopie au streaming
Du fanzine au webzine
Pirates en ligne
Écoutes singulières
Écoute participative
Ciné-concert et cinémixes
Concerts, raves, festivals
Live A/V, son et image
Cyberperformance et géolocalisation
Mobilité et musicalité
Musique pour smartphones et tablettes
Musiques expérimentales et danse
Field recordings
Sons fixés et musiques de montages
Créations sonores
Le synthé analogique à l’ère du numérique
Les nouveaux paradigmes du son 3D
Musique and science
Synesthésies musicales
Musique et science-fiction

> English Version / Version Anglaise