Archive d’étiquettes pour : MCD #66 – Machines d’écritures

Bernard Stiegler, dans Réenchanter le monde, par son approche critique de l’intentionnalité occidentale, montre parfaitement, que derrière le tournant de la démocratisation de la technologie, s’est produit aussi un tournant de la sensibilité humaine. Tournant se constituant comme perte de l’attention, transformation des processus d’identification.

Internet_Encephalography, Art of failure.

Internet_Encephalography, Art of failure. Photo: D.R.

Mise en situation de la technologie
Toutefois, loin de se laisser aller à un constat seulement négatif, il montre en quel sens ce qui peut être un poison, peut devenir aussi de par la réversibilité de tout pharmakon, remède. Si la technologie, notamment à travers l’industrie de masse que représente le spectacle, anéantit l’attention, au point de ne plus permettre de réel investissement sur des pratiques, cependant, en tant que moyen, potentialité d’existence, elle peut ouvrir l’horizon à partir duquel une forme de retournement s’effectue. De la passivité impliquée par la technologie, qui fait que l’homme est un ouvrier soumis aux logiques cybernétiques qui le cadenassent, peut se développer des armes qui remettent en cause l’idéologie dominante déterminant l’usage des technologies.

Pour bien saisir les enjeux de cette intégration du numérique au niveau des espaces scéniques, il faut tout d’abord comprendre quelle en est la nécessité. Depuis trente ans, l’accélération du développement du contrôle technologique des individus, du corps et des désirs, de la mémoire individuelle et collective, s’est constitué au niveau d’agencements qui dépassent le seul cadre de l’ordinateur, comme l’a très bien fait remarquer le Critical Art Ensemble, dans son essai La Résistance électronique. De la vidéosurveillance, à l’ensemble des moyens d’existence, la possibilité du contrôle numérique est devenue générale, le lieu même de notre être. Heidegger sur ce point avait raison : nous sommes passés dans l’ère de la vérité de l’être réduite à l’essence de la technique.

C’est pourquoi le rapport à la technologie de métaphorique a pu peu à peu devenir le medium même des recherches. Aussi bien dans la performance comme avec Stelarc (1) (Third Hand), que dans la poésie, l’homme pouvant se transformer en technologie, comme cela est apparu dans les Événements 99 de Anne-James Chaton (2). Le poète est la membrane mécanique articulant tous les codes amassés durant la journée, liant cette liste au flux événementiel de l’actualité. Loin de toute dichotomie entre le propre et l’impropre, Anne-James Chaton est tout à la fois celui qui est articulé par la société du code commercial et celui qui en crée les micro-agencements, les micro-déplacements, les perturbations.

Accident d’écriture
Face à cette ère technique, la performance s’est elle-même transformée, et suivant plus ou moins ce qui était déjà annoncé dans La Révolution électronique de Burroughs, a questionné les médiums afin de produire des formes d’accidentalité. Si d’un côté il est possible de représenter la question du médium et de son rapport au contrôle, comme le fait par exemple Magalie Debazeilles (3) avec C2M1 mettant en avant le développement et le déraillement du rapport de l’écriture aux technologies, ce qui serait plutôt du côté du théâtre, d’un autre côté la performance interroge la résistance des médiums eux-mêmes et ceci afin de se tenir dans la présentation médiumnique et non plus dans sa représentation. Ce qu’il y a de commun dans toutes les technologies actuelles tient à l’écriture du code, et à la logique algorithmique. Le code en tant que procédure de traitement est lui-même pensé comme un support immatériel qui permet la reproductibilité infinie, la mémoire inaltérable. Or, un certain nombre d’œuvres interroge la matérialité de cette illusion matérielle. Interroge aussi le caractère idéologique implicite d’une telle conception de la maîtrise du monde, des êtres et des choses selon la possibilité du numérique et de sa pseudo-dématérialisation.

Internet_Topography, Art of failure.

Internet_Topography, Art of failure. Photo: D.R.

Le code devient alors le lieu de la perturbation de l’écriture du pouvoir, le code devient la matière et la scène même de nouvelles écritures. Démolécularisation — Jean-François et Jérôme Blanquet (4) — donne à voir une altération du langage spectaculaire. Démolécularisation teste et produit cette perturbation des technologies du spectacle. Les deux performers sont sur scène, l’un proche de l’autre, perdus dans des interfaces électro-analogiques de traitements sonores et visuels. En partant de textes pornographiques, qui sont passés à la moulinette de la reconnaissance vocale, peu à peu en introduisant les spécificités des technologies qu’ils utilisent, ils dérèglent l’hyperaffect spectaculaire de la pornographie, créant une forme de destruction radicale de l’attention et de l’attendu captif de la pornographie, dans le brouillage. L’image projetée comme le son, se démolécularise, se dilate, efface ce qu’il porte pour que le médium n’apparaisse plus que comme médium.

Avec Art of failure (Nicolas Montgermont et Nicolas Maigret (5)), ce travail de bug se radicalise. La performance 8 silences, qui semble de prime abord sonore, porte en fait sur l’écriture. S’envoyant un silence, une suite de 1, peu à peu, ce code renvoyé de serveur en serveur, se perturbe, se détruit, au point de devenir une masse sonore hypernoise. Le message informatique n’est pas immatériel, n’est pas virtuel, il a des trajectoires et se détruit, il obéit à des interfaces et est altéré par celles-ci. Ces performances montrent que la prétention à la transparence et à l’immatérialité de l’information est une illusion due à l’aveuglement sur la technologie. À l’instar de Adorno, face à cette attention sur le médium qui conduit à la mise en œuvre des bugs, on pourrait penser que les dissonances qui effraient (les auditeurs) leur parlent de leur propre condition; c’est uniquement pour cela qu’elles leur sont insupportables (in Philosophie de la nouvelle musique).

Flesh
Mais ce qui est au cœur même de la critique de la domination technique tient au rapport au corps, à la possibilité de l’aliéner, de l’identifier, de le contrôler. Jaime Del Val (6), performer espagnol, pointe cela. Dans Anticuerpos, il interroge et met en critique la détermination du corps comme identifié à un genre. Homosexuel militant, il se met en scène nu, dans la rue, bardé de caméras, de pico-projecteurs, et il neutralise la définition du corps, par des détails projetés de celui-ci, qui ne permettent plus de l’identifier. À l’instar de la première page de Économie libidinale de Jean-François Lyotard, le corps désirant et désiré quant à son dispositif pulsionnel, n’est plus ni homme ni femme, il n’est plus refermé sur son enveloppe, mais il se déplie dans l’espace, ses limites et frontières quasi insaisissables. Il décaractérise la perception du corps et la repolarise en fragments dans sa déambulation. Avec Jaime Del Val est mis en critique une des prétentions de la société de contrôle et de surveillance : le contrôle du corps et de là sa possibilité de catégorisation des identités.

Feedback d’hypomnèse
Lucille Calmel (7) pour sa part met à mal une autre illusion de la technologie : celle de la prétention à l’archivage. Alors qu’elle a archivé toutes ses correspondances web de 2000 à 2008, dans Identifiant Lucille Calmel, qui a été réalisé pour le festival Open à Paris Villette en 2011, elle montre dans un jeu entre le corps, l’espace réel, l’espace web et un ensemble de capteurs telle la kinect, de quelle manière cette hyper-mémoire du réseau tout à la fois est parcellaire, déformée, et ne peut être reprise que selon la pratique d’une nouvelle écriture, elle-même produisant un nouvel archivage. Au plus près de la différance au sens de Derrida, elle met en présence à travers des bugs, des saturations d’écriture, l’indissociabilité de l’organique et du numérique et de là, dans des jeux de feed-back, de flash-back, de quelle manière se contracte et s’altère matériellement l’archivage numérique.

Identifiant : Lucille Calmel, avec Philippe Boisnard (kinect hacking, programmation), Cyril Thomas (sélections textuelles), Thierry Coduys (conseil en interactivité, mastering sonore), Open festival des scènes virtuelles, Paris-Villette, juin 2011.

Identifiant : Lucille Calmel, avec Philippe Boisnard (kinect hacking, programmation), Cyril Thomas (sélections textuelles), Thierry Coduys (conseil en interactivité, mastering sonore), Open festival des scènes virtuelles, Paris-Villette, juin 2011. En coproduction avec le Théâtre Paris-Villette. Photos © Corinne Nguyen

Dans la même lignée, ce que nous faisons avec Hortense Gauthier sous le nom de hp process (8) pose la critique de la relation prétendue par les réseaux de communication et la lisibilité des traces de celles-ci. Contact est ainsi une performance, où un homme et une femme s’écrivent, mais la présentation de cette écriture se fait selon une logique esthétique d’empilement, d’entrelacs sur scène, mais aussi sur le net en direct, de redéploiement spatial de cette correspondance. Derrière la prétendue maîtrise et transparence de l’écriture, ces deux performances indiquent de quelle manière l’écriture du vivant, l’écriture vivante, s’échappe des déterminations de contrôle, cela en jouant sur les médiums eux-mêmes.

De la transformation de l’idéologie des moyens
Il ne s’agit plus seulement de représenter spectaculairement le pouvoir politique. Celui-ci, ayant abdiqué depuis le XXème siècle face à l’économie, oblige à réfléchir les moyens mêmes de la production. Ce qui domine le capitalisme est la propriété, la relation au monde est celle d’une appropriation, donc d’une soustraction du possible aux autres hommes, selon la revendication du réel. Actuellement, ce qui anime les grandes entreprises informatiques tient aux brevets. Cette idéologie du copyright ne touche pas seulement la dimension économique, mais elle est devenue le socle idéologique de notre rapport à l’être. De sa mise en stock. Tout du point de vue de l’être peut être breveté, déplacé de l’accession publique à la propriété privée.

Ce qui est caractéristique des performances ici présentées, c’est leur construction sur d’autres possibilités idéologiques : elles ne sont pas seulement explicitement des critiques de ce qui a lieu, elles ont aussi transformé leur rapport aux moyens de se réaliser. Que cela soit dans la récupération de technologies ou dans le développement de programmes selon des langages open source et un partage libre des connaissances (freeware), les créateurs mentionnés relient ce qu’ils créent à leur propre pratique. Peut-on réellement être crédible, lorsque l’on fait une critique tout en restant dans la pratique que l’on dénonce ? Il est alors important de souligner que les créations programmées ici mentionnées (Art of failure, Lucille Calmel, hp process) utilisent un code open source, lui-même résultat d’une critique du capitalisme et de sa logique d’appropriation : pure data créé par Miller Puckette.

Anesthésie des pôles décisionnels et éducation
Si est visible dans bon nombre de performance en quel sens ne peut se faire une critique, sans tout à la fois une compréhension des moyens de la domination et d’autre part le développement de techniques qui rivalisent avec ces moyens tout en proposant d’autres formes de modèles relationnels et économiques; il est à noter qu’institutionnellement il y a une faible intégration de ces nouvelles pratiques. Pure data apparaît comme un parfait exemple. Loin d’être confiné à une petite communauté, ce langage de programmation est engagé par un certain nombre de créateurs au niveau des scènes professionnelles et des workshops, des installations.

Pourtant dans la plupart des formations en France les langages qui dominent encore sont l’action script reliée au flash, et max-msp. Ces deux langages sont propriétaires et demandent des licences pour être exploités. Loin d’être open-source, ils ont ouvert à une forme de commercialisation des algorithmes. Ce qui conduit que l’on forme les étudiants, et ceci inconsciemment, à la reproductibilité de cette intentionnalité du copyright, de la propriété privée, contre l’intelligence collective liée à l’open source. De là, inconsciemment, est empêché corrélativement certains types de questionnement quant aux critiques possibles de l’idéologie des médiums techniques.

 

Philippe Boisnard
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

(1) http://stelarc.org/?catID=20247

(2) http://aj.chaton.free.fr/evenements99.html

(3) http://www.desbazeille.fr/v2/index.php?/projects/c2m1/

(4) http://projectsinge.free.fr/?paged=2

(5) http://artoffailure.free.fr/index.php?/projects/laps/

(6) www.reverso.org/jaimedelval.htm

(7) www.myrtilles.org/

(8) http://databaz.org/hp-process/?p=105

et la littérature dans tout ça ?

À écouter les défenseurs de l’orthographe, les textos et autres tweets représenteraient un vrai danger pour la langue française. Quant à soutenir qu’ils peuvent avoir un intérêt littéraire, on sait qu’il vaut mieux ne pas aborder le sujet si on ne veut pas se fâcher avec ses amis, même avec ceux que l’on a sur Facebook (si on en a).

Peter Ciccariello, QR_poem, 2011. Photo: D.R.

Pourtant – une fois n’est pas coutume, allons au-delà des Pyrénées, par exemple au Japon, en Allemagne et en Finlande, des pays qui ne sont pas réputés pour manquer d’écrivains brillants. On y trouve des romans spécialement conçus pour les téléphones mobiles, dont le premier, Deep Love, au Japon remonterait à 2003. On me dira que ce n’est pas du « grand » roman, que c’est de la (sous-)littérature destinée à des ados. Juste. Mais, primo, c’est un vrai succès (certains sont téléchargés plusieurs dizaines de milliers de fois), secundo, il n’est pas idiot d’aller chercher les ados sur leur terrain, tertio, l’avantage des téléphones mobiles (et aujourd’hui des tablettes) c’est qu’ils permettent de lire sur un même support des vidéos, des sons et des textes. C’est ce qu’a pensé le romancier à succès et auteur dramatique (et directeur de théâtre, tiens ! tiens !) Terry Deary en concevant et en publiant sur mobile The Perfect Poison Pills Plot, une courte nouvelle de surcroît « augmentée » par des clips vidéos du rappeur Chipmunk.

Depuis deux ou trois ans, la cible, comme disent les marketeurs – oui, je sais…, la (sous-)littérature, c’est du marketing –, a bougé. Plusieurs écrivains tissent des romans, des nouvelles ou des récits par et pour les téléphones mobiles à destination des lecteurs adultes, comme d’autres font des films avec leurs téléphones portables (www.festivalpocketfilms.fr). Non, l’art du SMS ne se réduit pas à l’art Ascii ou au Cute & Funny. Ainsi, depuis maintenant deux ans, Annabelle Verhaegue partage une fiction extime par textos qu’elle adresse à des dizaines de lecteurs. Un univers littéraire qui n’est pas sans rappeler tout à la fois les filatures de Sophie Calle, les débuts de la webcam et les textes pseudo-intimistes de Sabine Révillet ou de Carole Thibaut. À ce texte-fleuve, il ne semble y avoir ni début ni fin. La jeune auteure (dramatique) joue avec notre voyeurisme, puisqu’elle nous fait pénétrer dans son intimité. Mais c’est elle qui nous convoque, plus que nous qui regardons par le trou de la serrure. Le texto agit ici comme un perturbateur – il tombe de manière imprévue – et introduit une fausse proximité, plus forte encore que ne peut le faire un blog. Un sentiment étrange qu’aucun autre média n’était parvenu à réaliser.

Pour finir, un mot sur les QR (Quick Response) codes, ces codes-barres en deux dimensions que l’on trouve un peu partout, sur les pubs en tout genre et les affiches électorales. Les QR (sous licence libre) sont lisibles par tous les mobiles de la dernière génération. Encapsulant des textes, des sons ou des images, les QR sont un nouveau support et un nouveau média pour les poètes adorants jouer avec les matérialités de l’écrit. Mettre un poème dans un QR, c’est jouer avec son invisibilité. En France, on relève quelques rares tentatives avec plus ou moins de bonheur (chez Stéphane Bataillon, par exemple). Venant du graphisme et du design, l’artiste américain Peter Ciccariello pousse le jeu un peu plus loin en dispersant un QR (contenant un poème et une première image) dans une seconde image modelée par ordinateur. Fasciné par le rapport entre les mots et les images, Ciccariello produit des œuvres visuelles qui comprennent généralement des poèmes devenus quasiment illisibles dans leur linéarité par leur insertion dans des collages sophistiqués, à l’esthétique des années 1980/90. Dans QR Poem, l’artiste américain réitère ainsi le geste mallarméen, qui fait que les poèmes se décryptent, se dé-(QR)-codent plus qu’ils ne s’interprètent. Ou comment, par un coup de dés, écrire un poème avec une technologie initialement destinée à faciliter la gestion des stocks !

Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

entre technologies et arts

À l’occasion du centenaire de Marshall McLuhan (1911-1980), philosophe, sociologue, professeur de littérature anglaise et théoricien de la communication canadien, parmi les nombreuses manifestations qui ont ponctué l’année 2011 tout autour du monde (excepté en France), Alphabetville (dirigé par Colette Tron) avec l’Ecole Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence (J.P Ponthot, J.Cristofol), ZINC (E.Verges), Leonardo/Olats et l’Iméra (R.Malina), ont organisé trois journées consacrées à sa pensée et ses écrits.

Marshall McLuhan, Hot and cool media, 1965 (video samples). Photo: © Marshall McLuhan Speaks, 2012.

Inventeur de la formule Le message c’est le medium, penseur du « village global », analyste des medias, ou technologies, et des mutations culturelles et anthropologiques qu’ils induisent, depuis l’imprimerie jusqu’à l’électronique, il s’est agi de visiter les propositions de McLuhan et de les envisager depuis les medias numériques actuels et en prise avec la globalisation informationnelle et culturelle. Avec l’intervention d’artistes, écrivains, philosophes, historiens de l’art, scientifiques… Et la présence et complicité de son ancien assistant, chercheur aujourd’hui internationalement reconnu, Derrick de Kerckhove. Afin de mieux comprendre McLuhan et d’en mesurer les effets.

Les extensions de l’homme
Les deux ouvrages majeurs de Marshall McLuhan, La galaxie Gutenberg et Pour comprendre les medias, sont respectivement sous-titrés La naissance de l’homme typographique et Les prolongements technologiques de l’homme (en anglais, Extensions of man). Les technologies ou medias (car en anglais « technique » se traduit aussi par media) sont ainsi des augmentations ou des substitutions à nos organes naturels. Prolongements externes : au XXe siècle, selon McLuhan, c’est notre système nerveux central qui est étendu, cela à l’échelle de la planète. Contracté par l’électricité, notre globe n’est plus qu’un village, écrit-il. L’âge de l’électricité, énergie capable de transporter de l’information à vitesse instantanée, constitue le principal changement pour l’homme et, par effet, pour l’organisation des sociétés. Globalité et instantanéité seraient les paradigmes des nouvelles spatio-temporalités depuis l’ordre électrique, puis électronique, informatique (et aujourd’hui numérique), et l’avènement d’une indispensable conscience planétaire.

Medium et message
Déterminisme technique, conditionnement et même asservissement aux effets des technologies, de l’homme typographique à l’ère de l’électricité, les analyses de McLuhan conduisent à cette sentence : Le message c’est le medium, et non son contenu. L’information est ce que le medium produit en tant que matériel physique et technique. Et le contenu est d’une autre nature, est toujours un autre medium. Medium et message forment ensemble un milieu, technique et culturel. À une période où la sémiologie est la science qui prédominait dans l’étude de la communication, McLuhan le Canadien proposait une autre méthodologie. De culture littéraire suivie d’une formation d’ingénieur, sa forme de pensée fait encore débat, ou est même entièrement déniée.

Altérations des sens, alternative du sens
Ce n’est pas au niveau des idées et des concepts que la technologie a ses effets; ce sont les rapports des sens et les modèles de perception qu’elle change petit à petit et sans rencontrer la moindre résistance. McLuhan s’attache aux changements et renversements qui s’opèrent au niveau du cerveau, tout en prenant des références plus littéraires et artistiques pour exemplifier et soutenir ses déductions. Chaque nouvelle technologie influe sur l’appareil sensoriel, le psychisme, cela tant au plan individuel que social, et c’est le système tout entier qui est bouleversé. À l’époque de la conscience étendue globalement — et vers sa simulation technologique — les effets de la technique s’infiltrent au niveau des organes physiques et mentaux, agissant sur nos gestes, nos esprits et leur modalité cognitive. À l’échelle planétaire, penser et panser les effets des nouvelles technologies devenait urgent. Pour comprendre les medias, une certaine distance critique est nécessaire et McLuhan soutient que les artistes sont en mesure de percevoir et représenter les alternatives du sens et de réinvestir la sensorialité de ces nouveaux modèles culturels.

Le défi culturel
L’histoire de la culture humaine ne connaît pas d’exemple d’une adaptation consciente des divers éléments de la vie privée et sociale à de nouveaux prolongements, sinon les tentatives des artistes. L’artiste capte le message du défi culturel et technologique plusieurs décennies avant que son choc transformateur ne se fasse sentir. Selon McLuhan, l’art, comme la science et la technologie, devance son époque, et, comme ces deniers domaines sont organisés dans les sociétés modernes, l’artiste est indispensable à l’orientation, l’analyse et la compréhension des formes de vie et des structures créées par la technologie. Associer l’artiste aux perspectives futures de la civilisation, c’est le défi culturel, posé par McLuhan, avec enthousiasme autant que lucidité quant à cette place. Il concevait déjà des rapports essentiels entre art et expérimentation, recherche artistique et scientifique, œuvre et société. Quoi qu’il en soit, l’art expérimental renseigne les hommes avec précision sur les prochains assauts que livreront à leurs esprits leurs propres technologies et seul l’artiste serait l’homme de la lucidité globale.

Colette Tron
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Colette Tron est auteure et critique. À travers Alphabetville, elle développe un espace de réflexion pluridisciplinaire autour des rapports entre arts, technologies et culture, dans une perspective manifeste d’articuler pratique(s) et théorie(s) de l’art et de la culture.

Réinventant le passé à l’aune du futur, placées sous le spectre du grand Philip K. Dick, les uchronies de science-fiction et de fantastique les plus déjantées cassent le temps linéaire du récit littéraire. À relier aux samples et aux hypertextes de l’âge du numérique…

Nous voici dans l’univers pirate du Déchronologue de Stéphane Beauverger (1). François Le Vasseur, corsaire devenu gouverneur de l’Ile de la Tortue, est littéralement obsédé par ces maravillas arrachées au futur : cartes géographiques plus vraies que nature, platines, lampes électriques, émetteurs radio et autres tubes de quinquina. Henri Villon, flibustier dont le navire repousse hors de son siècle les ingérences temporelles de flottes d’autres époques, propose à l’autocrate un cadeau empoisonné : un livre venu des temps à venir pour témoigner du destin des illustres personnages qui feront l’histoire caraïbe et où figure, en bonne place, François Le Vasseur, gouverneur de Tortuga depuis l’an 1640, avec l’année, le lieu, le jour et la manière de sa mort. Conséquence fatale : après une nuit de souffrances mentales face à l’annonce de l’inéluctable par l’encre sur le papier, l’impétrant se tire une balle dans la tête, enfin soulagé de s’être inventé un autre trépas que celui que l’histoire lui avait promis.

Tombé dans le passé, le livre d’histoire des boucaniers change le présent du personnage, ce qui en retour devrait changer l’histoire et donc chambouler cet ouvrage du futur témoignant – faussement donc – du passé de Le Vasseur. Comme les autres maravillas, cet objet rare tient à la fois du sample et du virus. C’est un échantillon du futur, là où le sample est d’abord en théorie un ersatz bien déterminé du passé, utilisé au présent à des fins de création. Et c’est un virus creusant un trou dans le temps. Il casse en effet la logique inébranlable de sa flèche à la façon d’un autre livre dans le livre : dans Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick (2), uchronie où la deuxième guerre mondiale a été gagnée par l’Allemagne et le Japon, circule sous le manteau un livre affirmant que le conflit a été remporté par les Alliés : La sauterelle pèse lourd.

La logique séquentielle est rompue par les intrusions en théorie impossible d’un àvenir dans l’aujourd’hui du bouquin, voire d’un hier réinterprété par l’auteur, par exemple la percée d’Alexandre le Grand, imaginée en 1640 dans les mers du Déchronologue. Par une jolie trouvaille, le livre imprimé de Stéphane Beauverger monte lui-même du chapitre I (1640) au XVI (1646), puis descend du XX (1649) au IX (1641). Autrement dit : sa lecture « linéaire » est « délinéarisée ». Il est possible de lire le Déchronologue en rompant la flèche du temps, selon la logique séquentielle suggérée par l’auteur, ou au contraire de façon classique, du chapitre I au XXV, mais en construisant soi-même une lecture au-delà de l’ordre des pages.

D’une certaine façon, le collage sur YouTube rejoint par son patchwork cette scène du deuxième roman de la trilogie des Danseurs de la fin des temps de Michael Moorcock, où un dandy du futur le plus lointain et des extraterrestres à mousquets foutent le brin à Londres, dans le Café Royal fréquenté par H.G. Wells à la fin du XIXe siècle londonien. Littérature de série B pour feuilletons de fantastique ou de science-fiction, l’uchronie ne cherche pas pour autant à révolutionner la forme même du texte imprimé à la façon désormais légendaire d’un Raymond Queneau ou des expérimentations de l’Oulipo. On y trouve certes de jolies idées, comme ces extraits de romans plus ou moins inventés qui semblent vivre leur propre vie en caractère gras au cœur de L’Affaire Jane Eyre de Jasper Fforde (4). Mais la double page blanche qui rompt soudainement l’édition d’origine du roman Jane Eyre de Charlotte Brontë, suite à une infraction à la fiction, est mise en scène, non au cœur du livre… mais sur le site Internet de Jasper Fforde !

Bref, c’est moins par sa forme littéraire que par la façon dont ses scenarii mettent sens dessus dessous les évidences temporelles de notre réalité et dessinent un temps circulaire et réversible que l’uchronie anticipe, via son texte, l’hypertexte des écritures multimédias d’aujourd’hui. La série entamée par L’Affaire Jane Eyre au début des années 2000, remix fou de la Grande-Bretagne de 1985 avec voyages temporels, dodos clonés et le Pays de Galles transformé en République socialiste, est à ce titre remarquable. « Détective littéraire » et employée de la « Jurifiction », l’héroïne de Jasper Fforde, Thursday Next, y agit au sein de romans, de la même façon que les figures de ces mêmes romans interviennent au cœur même de son « réel » à elle : la plus infime modification effectuée sur le manuscrit original d’une œuvre affecte automatiquement tous les exemplaires existants de cette création…

Par ce type de mise en abyme, proche de celles de certains textes de Borgès ou de nouvelles comme Le Monde qu’elle voulait ou Reconstitution historique de Philip K. Dick (5), l’uchronie transforme les œuvres fictives mises en scène en son cœur en de vraies réalités virtuelles, au sein desquelles il est possible d’agir très concrètement. Enfin, les romans « vivants » de Jasper Fforde anticipent l’idée d’œuvre inachevée, et en particulier cet e-book rêvé par Frédéric Kaplan, changeant sans cesse au fur et à mesure des notes, renvois vers le Web et autres échanges des lecteurs-auteurs… Soit une lecture-écriture à plusieurs mains qui jamais n’écrira le mot « fin ».

Ariel Kyrou
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Auteur de Google God, Big Brother n’existe pas il est partout, et de ABC Dick, Nous vivons dans les mots d’un écrivain de science fiction, Incultes, 2009 et 2010, Ariel Kyrou est membre du collectif de rédaction de la revue Multitudes. http://multitudes.samizdat.net/

(1) Stéphane Beauverger, Le Déchronologue, (La Volte, mars 2009).

(2) Philip K. Dick, Le Maître du Haut Château (1962), (J’ai Lu, 2001).

(3) Michael Moorcock, Le Danseur de la fin des temps : Une Chaleur venue d’ailleurs (1972), (Denoël / Présence du futur, 1975), Les Terres Creuses (1974), (Denoël / Présence du futur, 1977).

(4) Jasper Fforde, L’Affaire Jane Eyre (2001), (Fleuve Noir, 2004).

(5) Philip K. Dick, Le Monde qu’elle voulait (1953), Reconstitution historique (1953), dans Nouvelles, Tome I, 1947-1953, (Denoël / Lunes d’encre, 1996).

 

Objet : Re : questions pour entretien
Date : samedi 3 décembre 2011 00:43
De : Jean-Pierre Balpe <xxx@xxx>
À : emmanuel guez <xxx@xxx>

Jean-Pierre Balpe ou les Lettres Dérangées, 2005. Photo: D.R.

Vous êtes l’un des pionniers de la littérature électronique mondiale. Elle demeure encore aujourd’hui peu connue du grand public. Pourquoi ?
La littérature n’existe pas vraiment en dehors des institutions qui la commercialisent, la vulgarisent, l’enseignent, la défendent, la promeuvent, etc. Or la littérature électronique est, sur ce plan, orpheline puisqu’elle n’entre pas dans les circuits institutionnels traditionnels. La montée en puissance des tablettes de lecture aurait pu faire évoluer cette situation, si ce n’est qu’elles ont été prises en main par les institutions du livre de façon d’ailleurs presque caricaturale puisqu’un acheteur de tablette Amazon, par exemple, ne peut commander que sur Amazon. Or ces institutions, toutes dirigées par des personnels de formation classique, non seulement ne savent pas que faire avec la littérature électronique mais, de plus, ne savent même pas qu’elle existe. De toute façon, le « grand public » ne s’intéresse qu’à la mauvaise littérature, celle qui se vend et obéit aux critères de sélection des institutions littéraires en place. Mais au fond, peu importe…

Concernant l’écriture générative, où se situe le travail de l’écrivain ? Au niveau du code informatique ? Dans ce cas, ne s’agit-il pas plus d’une rhétorique que d’une poétique ?
Aussi automatisée qu’elle soit, il n’y a pas de littérature sans écrivain, c’est-à-dire sans auteur fixant les règles, définissant les univers et pilotant la programmation. Seulement le travail de cet écrivain est alors autre, il est ce que j’appelle un « méta-auteur », un auteur analysant ses désirs d’écriture pour en créer des modèles et les faire exploiter par un ordinateur. Je ne vois pas en quoi cela concerne une différence « rhétorique-poétique », ces deux composantes, s’il y a réellement une différence, n’ont jusque-là servi qu’à essayer d’analyser les textes en dégageant des concepts relativement abstraits. Or la programmation des textes ne s’appuie pas du tout sur ces approches qui se sont révélées non-pragmatiques. Par exemple, la notion de « métaphore » permet de décrire des manipulations dans la langue des textes, mais elle ne dit en rien comment programmer ces manipulations car elle est de niveau trop générale et non opératoire. La générativité de textes doit s’appuyer sur d’autres approches radicalement différentes. De même, la notion de grammaire, qui semble si importante dans la description des langues, ne permet en rien une approche programmatique. Quant au travail du code, il ne représente qu’un niveau de l’approche programmatique qui est, en fait, indépendante de tel ou tel langage de programmation. Le code est un outil contraignant, mais il n’entre que pour une faible part dans la conception de la modélisation du texte.

Poèmes de Marc Hodges à Gilberte. Traitement numérique des images de Jean-Blaise Évequoz : Gilberte. Générateur automatique : Jean-Pierre Balpe. Photo: D.R.

Écrire à partir de générateur, n’est-ce pas reconnaître implicitement que les supports d’écriture et les machines d’écritures déterminent les contenus ?
Il y a TOUJOURS eu une relation entre les technologies de l’écriture et les contenus : la poésie orale n’est pas la poésie écrite, la littérature antérieure au livre n’obéit pas aux mêmes critères que celle du livre et la relative normalisation des formats de livre influe fortement sur leurs contenus. Donc, écrire avec un générateur ne fait qu’obéir à cette règle générale et le but essentiel n’est pas de la mettre en évidence même si, évidemment, c’est aussi le cas.

Des étudiants du MIT ont récemment mis au point le SCIgen, un générateur destiné à produire des articles qui répondent aux appels à communications scientifiques, dans l’esprit de l’affaire Sokal. Avez-vous été attiré par l’art du faux et de la mystification, une pratique très présente sur l’Internet ?
Non, ce n’est pas ce qui m’intéresse…

Quand vous écrivez un blog, dans le cadre d’une hyperfiction (La Disparition du Général Proust), n’êtes-vous pas auteur et personnage à la fois ?
L’hyperfiction est à destination de l’espace web où se déroulent sans cesse des jeux de cache et d’exhibitionnisme, les uns n’étant pas contradictoires des autres. Il me semble donc intéressant de jouer cette corde là en utilisant toutes les possibilités techniques du web : personnages ayant leurs propres pages Facebook ou leurs blogs, renvois constant des uns aux autres, jeux sur les biographies réelles ou fictives, jeu avec la publicité, renvois à d’autres sites externes à l’hyperfiction, recours aux images réelles ou modifiées, etc. Je suis donc auteur de l’ensemble du dispositif et un des personnages possibles à mon nom, ce qui ne veut pas dire que ce soit vraiment moi. Pas plus, dans ce cas que l’investissement personnel que chaque auteur « classique » dépose dans ses personnages (Flaubert, Mme Bovary, c’est moi…, etc.). Je joue sans cesse sur la notion d’identité telle que rendue opératoire par Internet. On sait que Facebook essaie de lutter contre les fausses identités, qu’il n’y parvient pas et que cependant il archive toutes les données. Il serait intéressant de savoir quel pourcentage de ces données est fictif. Je pense que les « jeux de rôle » y occupent une grande place.

Dans La Disparition du Général Proust, vous avez demandé à un certain nombre d’artistes d’intervenir (Nicolas Frespech, Grégory Chatonsky…). Accueillez-vous aussi des écrits d’internautes qui vous sont inconnus ?
Il y a de tout dans cette hyperfiction qui essaie d’imaginer modestement une littérature propre à l’espace chaotique et multipolaire d’internet, y compris l’accueil de propositions extérieures volontaires ou involontaires. Les poèmes de Marc Hodges à Gilberte, par exemple sont réalisés à partir de dessins de Jean-Blaise Évequoz qui subissent des traitements informatiques dont il n’est pas le maître. À partir du moment où vous déposez quoi que ce soit sur Internet, ce dépôt devient un objet commun soumis à une forme d’intelligence, de créativité collective. C’est bien pour cela que la notion de « propriété » n’y est pas adéquate.

Poèmes de Marc Hodges à Gilberte. Traitement numérique des images de Jean-Blaise Évequoz : Gilberte. Générateur automatique : Jean-Pierre Balpe. Photo: D.R.

Ne craignez-vous pas que ces blogs disparaissent avec les sociétés qui supportent leur hébergement ? Quelles solutions avez-vous adopté pour la conservation de vos textes ?
Nous sommes mortels et je n’ai pas la prétention de croire que mes élucubrations littéraires ne le soient pas. D’ailleurs certains des sites que j’avais créés ont déjà disparu, on trouve des traces de ces disparitions dans d’autres. Disparaître sur Internet est étrange car ce qui a disparu sur tel site peut, on ne sait comment, se retrouver sur d’autres. J’ai déjà fait plusieurs fois cette constatation en ce qui me concerne. Je suis profondément matérialiste et, si la générativité m’intéresse, c’est pour la possibilité d’éternité particulière qu’elle permet. Mes générateurs devraient continuer à produire au-delà de ma mort si quelqu’un les active quelque part. Je n’ai donc cherché aucune solution à l’archivage de mes textes qui est moins important que l’archivage des générateurs. Mais je sais, par ailleurs que l’I.N.A et la B.N.F archivent en continu un certain nombre de sites. Peut-être suis-je dans ceux-là…

Des publicités y apparaissent, est-ce que cela vous dérange ?
Elles font partie de cet espace et j’ai donc aussi le droit de jouer avec elles.

Avec Grégory Chatonsky, vous projetez de créer un générateur dramatique qui donnerait des consignes aux acteurs. Quelle forme prendra ce générateur ? Sera-t-il plus auteur ou plus metteur en scène…?
Pourquoi voulez-vous assigner des rôles précis ? L’intérêt du modèle informatique est justement de pouvoir mixer, transformer, déplacer les rôles. J’ai déjà fait ce genre de spectacle à la Maison de la Poésie en 2010 ou antérieurement avec la compagnie de danse Palindrome. Ce qui m’intéresse dans ce cas, c’est de voir comment il est possible de faire jouer l’ambiguïté acteur-auteur-ordinateur. Donc le générateur sera tout à la fois…

Vous accordez-vous avec ceux qui soutiennent que l’Internet produira autant de bouleversements littéraires et artistiques (je pense notamment aux arts de la scène) que l’invention de l’imprimerie ?
Oui, bien sûr… et nous n’en sommes qu’aux débuts.

Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

en français, et quelques autres aussi…

Les livres de Katherine Hayles ne sont pas traduits en français. Comme d’ailleurs ceux de Jay Bolter, Friedrich Kittler, Mark Hansen et bien d’autres. Certes l’anglais est la langue dominante de la communauté scientifique internationale, mais il existe aussi en France une tradition qui veut qu’une pensée étrangère ne soit vraiment mise en débat que lorsque son auteur a été traduit.

Talan Memmott, Lexia to Perplexia, 2000. Photo: D.R.

Certes, il y a des passeurs, ces chercheurs qui dans les questions qu’ils abordent citent aussi leurs sources et ne craignent pas de rendre explicites des points de désaccord. Si les livres de Katherine Hayles n’ont pas encore été traduits, cela tient sans doute à l’oblitération dont la théorie des médias, et en particulier la pensée de McLuhan, a été victime depuis les années 1970. On se souvient des mots très durs de François Châtelet, qui était alors un philosophe qui comptait au sein des jeux des savoirs et des pouvoirs, à l’égard des livres du théoricien de Toronto. En retour, combien de penseurs français ont été plus ou moins contraints à un exil, physique sinon intellectuel !

Materiality of the artefact can no longer be positioned as a subspecialty within literary studies ; it must be central, for without it we have little hope of forging a robust and nuanced account of how literature is changing under the impact of information technologies. Cette phrase, on la trouve dans Writing Machines, page 19. Ce livre atypique, dans ses prises de position et dans sa forme (il a été conçu avec la designer Anne Burdick), paraît en 2002. Comme dans ses autres ouvrages, notamment My Mother was a Computer, Kate Hayles y conduit une réflexion théorique universitaire en y intégrant une autobiographie fictive. Les écritures sont en pleine mutation, qu’il s’agisse des supports avec lesquels on écrit ou de la manière dont on écrit. C’est d’ailleurs lié. Elle n’est pas la seule à le dire, mais elle est une des rares universitaires à mettre en œuvre ce qu’elle pense en l’inscrivant dans la matérialité de ses propres textes. À la manière d’un McLuhan en somme, qui a écrit certains de ses livres comme un designer. Writing Machines est donc un livre qui joue sur la forme autant que sur le fond. Polices, tailles, mise en page, tout dans ce livre transpire l’ordinateur.

Il faut dire qu’il y est question de la littérature électronique, ou plutôt des écritures littéraires du point de vue de l’environnement numérique. Cela concerne aussi bien les écritures hypertexuelles (comme Lexia to Perplexia de Talan Memmott) — des textes qui ne se lisent qu’avec des machines et qui ne prennent sens qu’avec elles — que des romans imprimés jouant avec les matérialités de l’écrit (tels que House of Leaves — La Maison des Feuilles — de Mark Danielewski). Il y a sans doute plus qu’un effet de l’environnement numérique dans La Maison des Feuilles, dans la mesure où toute une tradition nord-américaine, de B.S. Johnson (Alberto Angelo) à aujourd’hui Adam Levin (Les Instructions) en passant par Douglas Coupland (Microserfs) ou Jonathan Safran Foer (Hayles analysera son roman Extrêmement fort et incroyablement près), interroge la technologie d’inscription de l’écriture. Ces technotextes, pour reprendre le concept forgé par Hayles, cette attention portée à la matérialité de l’écrit, de la lettre et de son inscription jusqu’aux « trous » du texte, ne s’inscrivent-ils pas aussi dans une culture liés aux Pères Pèlerins, comme le suggère le chercheur Mathieu Duplay, lesquels retrouvaient ainsi une approche talmudique du texte ? Aussi sans doute n’est-ce pas un hasard si la littérature électronique et les écritures du réseau ont pris un tel essor aux États-Unis, car pour relier la signification à sa matérialité, il fallait aussi que cela soit une manière d’écrire, de lire et de partager le texte.

Talan Memmott, Lexia to Perplexia, 2000. Photo: D.R.

Mais revenons à l’auteure de Writing Machines. La force des analyses de Katherine Hayles est de dépasser la question des conditions ou déterminations techniques matérielles du texte en interrogeant leurs relations au corps. On lui doit en 2008 un article intitulé « Hyper and Deep Attention : The Generational Divide in Cognitive Modes », qu’elle évoque aussi dans son précieux ouvrage Electronic Literature. Constatant qu’elle ne pouvait plus demander à ses étudiants de lire un roman entier et qu’elle était contrainte d’étudier avec eux des histoires courtes, Hayles attire l’attention des chercheurs sur celle des lecteurs. En gros, votre capacité d’attention n’est pas la même selon que vous ayez joué au jeu vidéo ou lu Tolstoï. D’où la nécessité de distinguer l’attention profonde (la capacité de lire un Tolstoï de manière continue) de l’hyper attention (la capacité de comprendre un algorithme ou d’être multi-tâches). On assiste aujourd’hui à un tournant générationnel qui nous fait passer de l’une à l’autre. Loin de penser qu’il s’agit d’une régression, Hayles y voit un élément parmi d’autres qui rend compte des mutations des formes de l’écrit, dont la littérature hypertextuelle électronique est notamment mais pas exclusivement l’une des formes.

L’ère est-elle alors à la post-humanité (et, par conséquent, au post-humanisme) ? Nous sommes seulement des êtres vivants, répond Hayles, et ceux-ci se définissent par rapport à leur environnement. Ainsi, la technologie n’est ni seulement une extension du corps (impliquant une amputation perceptive nécessitant alors une remédiation) comme chez McLuhan et les mcluhaniens (Jay Bolter, Richard Grusin), ni seulement ce par quoi le corps, construit par un réseau de discours, prend conscience de ses possibilités (Friedrich Kittler). La technologie doit être aussi « incorporée » (par le corps, donc) pour acquérir un sens. En d’autres termes, il n’y a pas de déterminisme entre la technologie et le corps, mais un va-et-vient entre les représentations, leurs significations, et les possibilités de percevoir et d’agir. Le post-humanisme est une construction que l’on doit à l’entrelacement de l’histoire de la cybernétique, de l’informatique, de la littérature et des représentations du corps. Quant à nous (le corps, l’écrit et la technologie), nous mutons.

Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Katherine Hayles, How we became Posthuman : virtual bodies in cybernetics, literature and informatics (University Of Chicago Press, 1999)

Le plus beau, c’était le sentiment de puissance que ça me donnait. La technologie travaillait pour moi ; elle me servait et me protégeait. Elle ne m’espionnait pas. Voilà pourquoi j’adore la technologie : utilisée à bon escient, elle peut vous procurer pouvoir et intimité. Cory Doctorow, Little Brother (trad. française, éditions Pocket Jeunesse, 2012).

Hasan Elahi, Tracking Transience. Photo: © Hasan Elahi.

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le fichage des populations occidentales s’est accéléré avec comme argument récurrent de les protéger contre la menace terroriste. C’est dans cet état d’esprit de peur généralisée que depuis cinq ans, les principaux États européens, servis par les technologies de reconnaissance automatisée de l’image faciale, procèdent à un nouveau fichage des images du visage. C’est dire si les notices anthropométriques de Bertillon redeviennent à la mode ! Au final, c’est une triple identification que proposent les démocraties occidentales : empreintes tactiles, empreintes génétiques, empreintes faciales. Ainsi richement dotés, les États possèdent désormais un pouvoir d’identification jamais atteint. Pour les artistes qui s’intéressent à ces choses-là, à l’écriture technocratique et paranoïde des individus ramenés à des fiches chiffrées est opposable une contre-écriture artistique. Influencés par la culture du hack (1), ces derniers utilisent désormais les mêmes moyens. Dans ce contexte particulier, c’est alors pour les artistes soit 0% intimité, soit 100% caché. La dialectique du pouvoir et de l’intimité ne tolère pas le juste milieu.

100% caché
Tout le monde sait que, depuis cinq ou six ans, demander une pièce d’identité en Europe exige que l’on joigne des photos d’identité réalisée selon un certain nombre de critères. Le but est qu’elles soient lisibles par les logiciels de reconnaissance faciale.

Comme contre-écriture à l’écriture étatique du visage, le collectif Ztohoven a réalisé une œuvre étonnante : Citoyen K. (2), un titre en référence à Kafka pour le délire et à Orson Welles pour son objet : pouvoir et identité ! Tout a commencé par un premier « coup » à la Welles justement ! Les Ztohoven piratèrent la météo à la TV qu’ils remplacèrent par une image d’explosion nucléaire. Effets garantis. Pour cela, les Ztohoven furent pistés, traqués et arrêtés une première fois grâce aux fichiers sécurisés de l’État tchèque. En réponse, le collectif a fabriqué par morphing douze photos d’identités fictives, chacune d’elle résultant du mélange des visages de deux personnes bien réelles. La photo ressemblait donc aussi bien à l’un qu’à l’autre visage. Ces photos ont servi à demander des papiers d’identité, lesquels, une fois obtenus sans problème, ont pu être utilisés par deux personnes différentes…

Les Ztohoven ne se gênèrent d’ailleurs pas pour le faire puisque, munis de ces papiers, ils voyagèrent jusqu’en Chine, votèrent aux élections européennes et se marièrent (le vrai marié étant en réalité témoin de son propre mariage !). En 2010, Ztohoven fera de ces douze pièces d’identité une exposition qui vaudra à ses membres une arrestation par la police tchèque et un nouveau procès. La démocratie « Photoshop », retouchant à tour de bras les images des mannequins et des hommes politiques, ne supporte visiblement pas le morphing artistique. L’ironie du sort, c’est qu’avec ce dernier coup pendable à la YesMen, les Ztohoven sont en grande partie sortis de leur cachette.

Hasan Elahi, Tracking Transience. Photo: © Hasan Elahi.

Zéro intimité
L’artiste Hasan Elahi a, quant à lui, préféré ne pas se cacher. Avant le 11 septembre 2001, il était surtout connu des commissaires d’exposition et des critiques d’art. Après les attentats, suite à une dénonciation calomnieuse, il obtient d’être connu des services de renseignement américains.

Arrestation et inscription sur la liste des présumés terroristes en prime. Il est alors surveillé en permanence. Pas facile de déjouer la NSA ou la CIA. Après tout, s’ils veulent savoir, offrons-leur tout ce qu’ils veulent et même plus encore, telle est l’idée du projet Tracking Transience (3). Tout, absolument tout, des lieux où ils se trouvent (indiqués grâce à un plan et une position géolocalisée sur son site), de ce qu’il mange, des toilettes où il se rend, ils sauront tout de la vie d’Hasan Elahi. De quoi satisfaire la volonté de savoir du gouvernement américain. Ainsi Hasan Elahi se raconte et se contre-écrit.

Car aujourd’hui nous nous racontons avec nos ordinateurs. Dès lors, ou bien nous les laissons nous raconter, ou bien nous nous en emparons en pleine conscience. De 2000 à 2003, à l’occasion d’une commande par le Walker Art Institute, le collectif 0100101110101101.ORG (Eva et Franco Mattes) livrait au public le contenu entier de leur ordinateur (jusqu’aux mails). Le projet s’appelait Life Sharing. Dans un second projet, en 2002, intitulé Vopos (4) par référence au nom de la police de RDA, les deux mêmes artistes communiquaient aux internautes leur position géographique quotidienne grâce à un dispositif GPS. Pour le caractériser, ils qualifièrent le projet de système d’auto-surveillance pour une transparence numérique complète. Un projet prophétique !

Charlotte Norton-Noudelman & Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Hasan Elahi, Tracking Transience. Photo: © Hasan Elahi.

(1) En 2008, en plein débat sur le fichage biométrique, le CCC (Chaos Computer Club) a publié les empreintes digitales de Wolfgang Schäuble, alors ministre de l’Intérieur en Allemagne. La méthode utilisée avait été publiée par le CCCBerlin quatre ans auparavant : ftp://ftp.ccc.de/documentation/Fingerabdruck_Hack/fingerabdruck.mpg

(2) > www.ztohoven.com/obcan.html

(3) > http://trackingtransience.net/

(4) http://0100101110101101.org/home/vopos/index.html

Trois pages de php, une vingtaine d’ordinateurs connectés, autant de personnes écrivent pendant 30 minutes ensemble en ajoutant en effaçant trois textes. Ainsi l’artiste du réseau Annie Abrahams présenta-t-elle en 2009 à la Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon trois expérimentations d’écriture partagée.

sonde 01#09 – Les matérialités de l’écrit, Annie Abrahams. Photo: © Marie-Laure Cazin.

Les spectateurs présents assistèrent alors à un phénomène étrange : l’acte d’écriture auquel ils participaient était devenu un combat. Le texte final était destiné à être lu. Dès lors, pour être lu, il fallait jouer des coudes, en modifiant, en effaçant la parole de l’autre, en écrivant plus vite et plus longtemps que l’autre, en saisissant le kairos, ce moment opportun grâce auquel un vainqueur finit par s’imposer.

Comme souvent, les dispositifs et protocoles d’Annie Abrahams font écrire la folie. « Fait écrire », car depuis quelques années, les machines d’écriture d’Annie Abrahams n’écrivent pas, elles font écrire. Annie Abrahams est une artiste du réseau depuis 15 ans. Ses œuvres de littérature numérique et de net art (Being Human, 1997-2007) parlaient déjà du rapport douloureux du corps à la machine. Depuis 2007, Annie Abrahams propose des performances en ligne impliquant la figure de l’autre. Pour interroger la solitude.

Car il ne va pas de soi que l’interconnexion des machines ait supprimé la solitude. Bien au contraire. Les relations humaines se construisent par l’attention portée à l’autre, à ses gestes, à ses rythmes, à son visage, et non par ce qu’il veut bien nous raconter ou nous montrer par l’intermédiaire du réseau.
Aux protocoles extrêmement précis et répétés, impliquant des personnalités fort diverses, les performances en ligne d’Annie Abrahams, tels que The Big Kiss (2007), Huis Clos No exit (2009), Angry Women (2011), ne cèdent rien aux utopies d’une société qui serait pacifiée et heureuse par le simple jeu des machines. Annie Abrahams commence par le commencement, c’est-à-dire par les relations intersubjectives – les affects et les affections auraient dit Spinoza –, bref par l’éthique, pour mieux retrouver la politique.

Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

littératures, scènes et médias à l’ère du numérique
mars / mai 2012 – bilingue (english / french)

> Éditorial :

Nouvelles machines / Nouvelles écritures

En décembre 2010, au ZKM, un robot recopiait la Bible sur des rouleaux de papier, à la plume, en caractères gothiques et en insérant des lettrines en début de chacun des chapitres, jour et nuit. Cette installation du collectif Robotlab intitulé bios [bible], est une machine d’écriture très impressionnante.

L’histoire de l’écriture et de la lecture est liée à celle des supports. Si vous montrez aujourd’hui une ancienne machine à écrire à un enfant de 10-12 ans, il vous expliquera que c’est un ordinateur avec une imprimante intégrée !

Il existe aujourd’hui des machines à écrire dans le futur, des machines à générer de la poésie ou des scénarii, des machines à se faire des amis (!). Grâce aux technologies numériques, 20% de la population mondiale partage maintenant son écriture : La planète écrit aujourd’hui comme elle n’a jamais écrit. En cinq ans, il est devenu ridicule de se demander si nous vivons une mutation et si l’écrit lui-même est en mutation. Voilà le constat du rédacteur en chef que nous avons invité pour ce numéro, Emmanuel Guez, théoricien, écrivain du web et chargé du projet #sondes à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon de 2009 à 2012.

À l’heure où le droit d’auteur est plus que jamais au cœur des débats sur Internet, ce numéro propose une réflexion en profondeur en donnant la parole aux auteurs, écrivains, artistes des réseaux, qu’il s’agisse de littérature, de théâtre, de nouvelles écritures mobiles ou audiovisuelles… À vous, lecteur, de faire ce qu’il vous plaira de cette revue. Un texte à lire, à filmer, à jouer ou à jeter, comme on veut… (in Détruire dit-elle, Marguerite Duras)

Anne-Cécile Worms – Directrice de la publication

> Sommaire :

Écritures, corps et techniques
Machines à écrire : la littérature en ses médiums / Friedrich Kittler : y a-t-il quelqu’un dans la machine ? / Pour comprendre McLuhan : entre technologie et arts / J’aimerais pouvoir lire N. Katherine Hayles en français… L’ère des possibles, petite histoire du temps radiophonique / Briser la flèche du temps… linéaire du récit littéraire

Écritures, codes et littérature
Code et scripts de langages: une littérature illisible ? / Explorer la (dé-)cohérence: pour une vie rêvée des lettres numériques / 10 regards sur la littérature numérique  / SMS, QRcode… et la littérature dans tout ça ? / Écrire pour les smartphones: à propos de Fréquences – projet pour iPhone  / Entretien avec Jean-Pierre Balpe

Écritures et scènes
L’œuvre d’Annie Abrahams L’auto-archivage immédiat comme œuvre  / Kom.post : processus, flux et ponction / Le théâtre entre mutation et sanctuarisation / Le bug de l’écriture / Breaking : une pièce de théâtre écrite avec Twitter / Comment l’auteur est-il mort et est-il en train de ressusciter ? / F.A.(A.)Q. : sur les machines d’écritures Facebook, Twitter & Co… /  Faire du fichage, une contre-écriture

Écritures et éditions
De nouveaux supports qui influencent la lecture / Entretien avec François Bon / Le webdoc : une nouvelle forme d’écriture multimédia ? / Spectateurs : le « Je » est-il auteur ? / Les machines à scénarii existent-elles ? /  Manipulations : l’expérience web / webographie : 15 ans de machines à écrire / Bibliographie : 20 livres théoriques sur les machines d’écritures

> Remerciements :
Ministère de la Culture et de la Communication, Région Île-de-France, Orange, e-artsup

> English Version / Version Anglaise