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WEB, LITTÉRATURE ET LIVRES ÉLECTRONIQUES :
entretien avec François Bon

il n’existe pas de prédicat « ceci est de la littérature »…

À plusieurs reprises dans vos textes, vous soulignez la force de l’écosystème de lecture. En tant qu’éditeur, en quoi l’environnement électronique a-t-il modifié notre rapport à la lecture ?
Je pratique les textes sur format numérique quasiment depuis que j’ai eu un ordinateur, en 1988. Mais c’était un rapport de travail. Avec l’arrivée des premières liseuses (pour moi, une Sony, en 2008), on pouvait lire avec le confort d’un livre des proses continues. Mais l’ergonomie ce n’était pas encore vraiment au point. Désormais, d’un côté parce qu’on sait faire des epubs confortables et stables (rendu à peu près équivalent quel que soit l’appareil de lecture) et parce que ces appareils ont évolué, on peut les oublier. On a ça dans la poche, on n’aurait plus l’idée d’aller acheter un journal ou un livre en papier. L’iPad est devenu le premier compagnon pour la lecture personnelle, mais depuis l’arrivée récente de l’Odyssey, de la Kobo, je me suis remis à lire sur liseuse. Ces appareils sont bien, parce que désormais on les oublie – c’est le livre papier qu’on trouve gênant, quand on est obligé d’en trimballer un, ou qu’on a le réflexe de cliquer sur un mot avec le doigt pour appeler le dictionnaire ou le moteur de recherche.

C’est encore à l’éditeur que je m’adresse. Vous vous opposez vigoureusement aux DRM. Ne craignez-vous pas qu’il risque d’arriver au livre édité numériquement ce qui est arrivé à la musique, à savoir un partage généralisé en accès gratuit via le P2P (ce que l’on appelle ordinairement « le piratage ») ?
Arrêtons avec le verbe « craindre ». Je crains de prendre l’escalier, donc je reste à l’étage. La question n’est pas de craindre le piratage, elle est de continuer à susciter pour la littérature contemporaine une appétence, une exigence. Quand nous employons la notion d’éco-système c’est ici : avec le web, nous rendons possible l’accès à l’atelier, donc à une vaste partie gratuite de nos travaux. Mais nous pouvons, avec le livre numérique – par exemple, pas le seul –, proposer un « service », une commodité d’accès, qui peuvent inclure aussi les annotations partagées, les mises à jour, les œuvres en expansion qui rendent dissuasif ou inutile le peer to peer.

Liseuses électroniques

Liseuses électroniques. Photo: D.R.

Dans le cadre d’une philosophie de l’accès plutôt que de la possession, ne craignez-vous pas que l’accès aux livres – et donc au savoir, à la culture, à l’art – se trouve concentré entre les mains d’entreprises qui sont, quant à elles, bien physiques et qui peuvent disparaître du jour au lendemain, privant ainsi le lecteur d’un accès aux textes ?
On recommence avec le verbe « craindre » : j’ai peur de Nestlé, donc je n’achète pas de lait à mes gosses. Oui, nous affrontons un système de diffusion centralisé, dont la raison d’être n’est pas l’humanisme. C’est pareil aussi pour les marchandes de bagnoles. Mais on peut se dire, au contraire, qu’on les investit, qu’on utilise leurs outils non seulement pour autoriser l’accès à nos travaux, mais qu’on intervient pour leur promotion. C’est à ça qu’on s’emploie, et souvent en dialogue avec eux. Confusion dans la question : la pérennité d’accès n’a rien à voir. Le rôle des bibliothèques, avoir nos propres serveurs en complément ou parallèle de ceux des librairies numériques, même si mon ordi passe sous un camion, ou qu’Apple cesse demain la diffusion de livre numérique, qu’importe.

La garantie ne se trouverait-elle pas du côté des bibliothèques ? Ce qui voudrait dire que la bibliothèque devra, elle aussi, faire sa révolution numérique ?
Pourquoi utiliser le futur ? Heureusement qu’elles n’ont pas attendu l’onde de choc pour penser leur métier de façon numérique. Les tâches de médiation, d’orientation, la notion de service public dans l’accès (quand de grands campus comme Nice, Montpellier ou Strasbourg donnent accès intégral à Publie.net pour chaque étudiant connecté). Si le métier de bibliothécaire c’était seulement de classer, relier et prêter des livres, quel intérêt ?

Je m’adresse maintenant à l’écrivain. Dans un interview datant de 2006 pour Le Magazine Littéraire, vous écriviez : c’est étonnant comme le monde littéraire se défie du Net. Pensez-vous que ce soit toujours vrai ?
Ça me paraît d’évidence, en tout cas si je compare des professions artistiques comme les musiciens, ou des professions scientifiques (hors les facs de Lettres qui sont encore plus à la traîne) : les écrivains de l’imprimé ont largement tendance à ce syndrome de l’ours blanc, resté les griffes plantées dans le glaçon à la dérive, qui fond de toute part. Mais la donne a évidemment changé en 5 ans : les auteurs qui sont apparus, ont commencé de publier depuis lors, sont venus avec leurs usages numériques, leurs blogs, et eux savent très bien que si on veut savoir ce qui se passe, mieux vaut aller voir sur le web.

D’une certaine façon ne pourrait-on pas dire que le net « transpire » chez les écrivains d’aujourd’hui ? Je pense aux affaires récentes de plagiat ; les cas « Hegemann » en Allemagne et « Houellebecq » en France me semblent à ce titre emblématiques ?
Ces questions de plagiat ne sont que des marronniers à journaux en déconfiture. On écrit toujours avec ce qui a déjà été écrit.

Un de vos articles, repris dans votre dernier ouvrage, après le livre, s’intitule (écrire) que les commentaires ne sont pas une écriture du bas. C’est une très belle formule. Pensez-vous que les commentaires sont un enrichissement du texte, qui fait partie intégrante de ce dernier; autrement dit que l’écriture d’un article de blog est plus un processus qu’un acte définitif. Pensez-vous que nous revenons à une forme d’oralité dans l’écriture ?
L’histoire de la littérature, pas seulement la tradition juive (comme le Zohar) a toujours inclus son propre commentaire, ce que Blanchot nommait « l’entretien infini ». La différence, c’est que ce lire/écrire en un seul mot peut désormais se tenir sur le même support, être parfaitement symétrique dans les positions d’ailleurs, et intervenir dès l’amont de la publication, là où c’est le chantier même qu’on publie. On ne change pas l’instance collective de la littérature, là où elle n’est pas incompatible avec la « solitude essentielle » de l’auteur – je pense aux conversations rapportées par Kafka, aux 3000 lettres laissées par Beckett, mais cette instance collective peut sortir de la sphère privée, ne pas avoir à attendre la publication comme hiérarchie.

Liseuses électroniques.

Liseuses électroniques. Photo: D.R.

Je m’adresse enfin à l’éditeur et à l’écrivain. Je commence avec une question qui vous a été posée plusieurs fois, mais je n’y résiste pas : pensez-vous que la notion d’auteur a évolué sous l’influence de l’édition numérique, mais aussi de l’écriture numérique ?
La notion d’auteur, non. La notion d’écrivain, oui : terme inventé au XVIIe siècle, dans le contexte d’une spécialisation de la fonction et de ce qu’elle génère. Puis progressivement constitué dans une valeur fétiche ou symbolique au cours du XIXe siècle, à mesure de la progression marchande de la littérature. Évidemment qu’avec le web on remet les compteurs à zéro.

Je pense maintenant à l’art du mix, à l’appropriation, au partage… Pensez-vous que la notion d’auteur s’est modifiée avec les flux et le web 2.0 ? Autrement dit, ne pensez-vous pas qu’avec le réseau, l’écriture collective est devenue réalité ?
L’écriture collective n’a pas attendu le réseau pour devenir réalité, les exemples fourmillent, à commencer par l’aventure surréaliste. Ce qui est fascinant – et j’en parle plus en spectateur – c’est de voir s’inventer des expériences web qui autorisent des formes très neuves de réalisation collective, et que ce n’est pas du tout incompatible avec l’implication de fond, solitaire, de ceux qui y participent.

Pensez-vous que la littérature hypermédiatique soit de la littérature ? Ne pensez-vous pas que cette littérature souffre d’un déficit d’édition ? Pourquoi Publie.net ne s’est-il pas mis sur le coup ? Est-ce un problème économique ?
Il n’existe pas de prédicat « ceci est de la littérature ». C’est pour cela qu’il est nécessaire de constamment vérifier nos a priori. Ni Sévigné, ni Bossuet, ni Saint-Simon n’écrivaient pour la littérature. Elle est constamment une construction rétrospective. Par contre, je vous invite sérieusement à venir visiter Publie.net, l’iPad est un formidable outil d’invention pour les expériences « hypermédiatiques », sauf que, justement, on n’a plus besoin de leur donner un nom barbare de cette sorte, on appelle ça « livre », point barre.

Les écrivains ont toujours intégré leur médium (sans toujours le questionner). En France, des écrivains comme Mallarmé ou Apollinaire ont questionné la lettre et la page. Dans la littérature américaine, B.S. Johnson a troué son Albert Angelo, Douglas Coupland a joué avec les caractères et la pagination, Mark Danielewski a mis le livre sens dessus dessous, etc. De quelle manière l’édition électronique constitue-t-elle un nouveau médium à explorer pour les écrivains ?
Vous êtes un enfant devant un magasin de bonbons. Un monsieur très sérieux vient vous poser la question : de quelle manière un magasin de bonbons constitue-t-il un nouveau médium à explorer pour les enfants ?

François Bon à la médiathèque de Bagnolet, 2009.

François Bon à la médiathèque de Bagnolet, 2009. Photo: D.R.

Le théoricien de la littérature et des médias Friedrich Kittler écrivait en 1985 : la littérature, qui autrefois trônait sous le nom de poésie au-dessus de tous les médias, est maintenant définie par les autres médias. Qu’en pensez-vous ?
Rien à cirer. Baratin pour universitaire rémunéré en points de carrière à la publication. Si cette phrase est exacte, ainsi séparée de son contexte, ce type n’a pas dû lire grand-chose.

D’une manière générale, pensez-vous que les machines d’écriture et de lecture (imprimerie, presse, machines à écrire, PC, et maintenant les tablettes…) déterminent la manière dont on écrit ?
Non, c’est la tête, qui détermine. Et l’urgence. Et la notion de beau. Et la notion de notre propre expérience parmi les autres. Et notre passion dans la langue. Et ce qu’on y assemble.

Question subsidiaire. Vous faites partie de cette rare lignée des écrivains-éditeurs. Comment l’écrivain et l’éditeur vivent-ils ensemble ?
C’est le vieux monde qui détermine ces cloisons. Elles sont très récentes. Il y a des curseurs jamais simples à régler qui concernent, pour chacun, où qu’il soit, le rapport au travail et au temps personnel, les traversées de tunnel, y compris par rapport à des implications plus collectives. Pareil qu’on ne lit pas de la même façon selon qu’on est dans un chantier d’écriture ou pas, ou telle phase de ce chantier. J’ai monté avec quelques amis une coopérative d’édition numérique, parce qu’il nous fallait vitalement expérimenter, avoir notre propre lieu d’invention textuelle – y compris (mais pas seulement) à cause de l’inaction ou de l’hostilité frigide de nos propres éditeurs (ça a changé maintenant, ils sentent le gâteau). Mais ce n’est pas pour aller rejouer un modèle entrepreneurial, ou le paternalisme des maisons d’édition qu’on a connu, ni même les « modèles économiques » et autres conneries qu’on nous rebat. Écrire est intransitif, disait Maurice Blanchot, assumons cette intransivité-là où nous avons « déjà » notre territoire de lecture, écriture et expérience du monde : le web.

propos recueillis par Emmanuel Guez
publié dans MCD #66, « Machines d’Écritures », mars-mai 2012

 Photos: D.R.
> www.tierslivre.net

pour une vie rêvée des lettres numériques

Ceci tuera cela : voilà comment un prêtre affolé dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo manifeste son inquiétude que le livre remplace un jour l’architecture religieuse. Aujourd’hui s’expriment parfois des craintes que « ceci », le dispositif numérique, provoque non seulement la disparition de « cela », le livre, mais surtout la dégénérescence de certaines façons de s’exprimer… et notamment de la littérature.

The Dreamlife of Letters, Brian Kim Stefans, 2000. Photo: D.R.

À un moment où les tablettes transforment encore nos pratiques de lecture, il me paraît en effet important de poser la question des formes d’existence et des potentialités d’une littérature numérique. Je n’établirai cependant aucune relation de concurrence. Certaines littératures continueront à s’écrire et à se lire sur support papier; d’autres ont commencé, il y a plus de cinquante ans (Stochastische Texte 1959 par Theo Lutz) à expérimenter avec ce que le dispositif numérique apporte comme nouvelles dimensions au texte. En posant la question de leur potentiel poétique, je passerai en revue quelques-unes de ces dimensions. La littérature écrite pour le dispositif numérique a pris un premier envol dans les années 80-90 avec l’émergence de revues (p. ex. alire) et la mise en place d’associations d’auteurs (p. ex. la Electronic Literature Organization). Depuis quelques années, festivals et anthologies se multiplient.

Machines poétiques avant la lettre
Bien que nativement numérique, cette littérature s’est d’abord inscrite dans la tradition des avant-gardes qui ont essayé de transgresser le cadre de la page papier par des dispositifs hypertextuels ou aléatoires « avant la lettre ». Ainsi, les auteurs de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) avaient dès les années 50 découpé des poèmes en lamelles pour démontrer l’importance du hasard dans le processus créateur (voir les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau) et étaient parmi les premiers à s’intéresser aux ordinateurs comme « générateurs automatiques » de textes poétiques. Du côté de la narration, les premières expériences numériques s’inspiraient souvent de la tradition du Nouveau Roman. L’hypertexte paraissait l’outil rêvé pour laisser le texte se déployer dans un tissu complexe de causalités et temporalités entrelacées. À l’heure actuelle, les paradigmes de la « machine poétique » et de l’hypertexte-fragmentation sont toujours d’actualité; j’affirmerais même que nous commençons seulement à savoir « lire » l’hypertexte. L’arrivée de l’hypermédia a pourtant également provoqué l’émergence de formes littéraires explorant la frontière entre littérature et arts visuels.

Stand under, Glia.ca, 2009. Photo: D.R.

Le mouvement du texte
Certaines créations expérimentent avec une mise en mouvement de mots et lettres, qui agit de façon plus ou moins attendue sur le sens du texte. Dans The Sweet Old Etcetera d’Alison Clifford (1), le mot « grasshoppers » (sauterelles) arrive sur l’écran en sautillant, et les deux « o » dans le mot « look » apparaissent et disparaissent comme s’ils clignaient des yeux. Je propose d’appeler « ciné-gramme » (en référence au calligramme) cette relation quasi imitative entre texte et mouvement. Dans d’autres cas, le mouvement n’imite pas seulement le sens du texte, mais l’ouvre vers de nouvelles significations, d’une manière non-illustrative qui rappelle certaines figures de style comme la métaphore. Je parlerais donc de « ciné-tropes ». Dans le poème Stand Under de David Jhave Johnston (2) par exemple, les mots « under » et « stand » sont étirés jusqu’à l’insoutenable avant de se compresser à nouveau. À la fois inséparables et incompatibles, texte et mouvement entrent dans des relations qui semblent au moins partiellement échapper à l’interprétation. Reste donc entre texte et mouvement une impression de (dé-)cohérence : un espace de liberté où je situerais le potentiel poétique de l’animation textuelle.

Le toucher du texte
D’autres espaces de (dé-)cohérence émergent dans la relation entre textes et gestes de manipulation. Dans Le Rabot poète de Philippe Bootz (3), le lecteur est invité à littéralement raboter la surface d’un poème en faisant rapidement bouger la souris par glissements en avant et en arrière. Cette relation entre le geste et une réaction d’effacement observable sur l’écran, pourrait sembler purement imitative, et constituer donc un « kiné-gramme » (toujours en référence au calligramme). Certains mots grattables entrent pourtant dans une relation surprenante avec le geste : le lecteur est par exemple incité à « raboter » les mots « tu écartes ces eaux », alors que l’eau ne constitue pas une matière rabotable. Cette (dé-)cohérence entre geste et texte échappe-t-elle à tout entendement ? Peut-être pas. Contrairement à ce que les jeux de grattage en ligne nous font croire, la matière numérique ne cède jamais à nos interactions. Le Rabot poète semble ainsi avertir le lecteur de la vanité effective de son geste. Cette impression de vanité est renforcée par le fait que le poème se déroule de la même façon si le lecteur ne rabote plus. Voilà comment la littérature numérique se montre parfois impertinente, résistante, voire politique : loin d’inviter à un jeu frivole avec les mots, l’interface renvoie le lecteur à ses réflexes, ses attentes, et l’incite à questionner les « allants de soi » du dispositif numérique. Questionnement d’autant plus salutaire que la littérature numérique est parfois accusée de complicité avec le monde économique, dont elle utilise les machines et outils de création.

Stand under, Glia.ca, 2009. Photo: D.R.

À la frontière de la disparition
Une troisième caractéristique de la littérature numérique concerne son caractère multimédia. Ce n’est pas le lieu ici de détailler la complexité des relations entre textes, images, son et vidéo dans ces « e-formes ». Je me contenterai de citer un exemple emblématique qui montre à la fois le potentiel et l’éventuel risque pour le texte. Dans In the white darkness de Reiner Strasser (4), le lecteur active des images et des fragments de texte par le biais d’une interface graphique. Émerge par exemple le mot « remember » (se souvenir). La forme des lettres est remplie d’images : le « m » contient un visage d’enfant. Dans une brève note, l’auteur explique qu’il a observé pendant plusieurs semaines l’évolution de malades d’Alzheimer. À partir de cette expérience, il a créé ce poème visuel interactif qui rend sensible la défragmentation de la mémoire, la lenteur et le désespoir de la décohérence, mais aussi la douceur évanescente des derniers souvenirs; magma dans lequel le texte se dissout inexorablement en matière graphique, même s’il reste présent dans le programme informatique de l’œuvre.

Programmer le texte
Cette relation entre le texte visible et le programme informatique est parfois difficile à appréhender. Un programme agit dans toute œuvre de littérature numérique, même si le lecteur ne voit pas son action sur l’écran. À cause de l’évolution de la capacité de calcul des machines, le programme n’est pourtant pas forcément exécuté de la même façon sur n’importe quel ordinateur, ce qui rend la littérature numérique foncièrement fragile, voire éphémère. Certaines animations créées dans les années 80, qui duraient une vingtaine de minutes, passent aujourd’hui sur l’écran en quelques secondes et deviennent quasiment illisibles – un problème pour la préservation, mais aussi un défi pour les auteurs. Certaines créations sont ainsi conçues pour se « décomposer » lentement sur l’écran. C’est ce caractère éphémère que j’expérimente, par exemple, dans mes propres créations (Tramway (5)), en mettant la (dé-)cohérence grandissante entre texte visible et programme au profit d’un travail sur la mémoire. C’est sur cette note personnelle que je terminerai mon bref parcours à travers les expérimentations de la littérature numérique. Au lieu de conclure, je voudrais inviter le lecteur à se saisir de ces espaces de liberté où, entre vide et plein de sens, se joue le potentiel poétique de la littérature numérique pour rendre sensible une nouvelle « vie rêvée des lettres », toujours à la frontière de la disparition.

Alexandra Saemmer
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

(1) http://duck-egg.co.uk/sweetweb/sweetoldetc.html

(2) http://glia.ca/mp4/standUnder_MainConcept%20AVC-AAC_HI_qtp.mp4

(3) www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/B_f/BOOTZ_F/Animations_F/rabot.htm

(4) http://collection.eliterature.org/1/works/strasser_coverley__ii_in_the_white_darkness/index.html http://revuebleuorange.org/bleuorange/02/saemmer/

(5) http://collection.eliterature.org/1/works/stefans__the_dreamlife_of_letters.html

 

le « Je » entre en jeu

Depuis trop longtemps les médias ne savent plus où donner de la tête. Qui les regarde, les lit ou les écoute ? Avec quoi ? Comment ? Et d’où ? Démunis, les acteurs du petit écran le sont pour le moins. Parallèlement, on constate que l’Internet accélère une démultiplication des auteurs, que le statut d’auteur n’a jamais été autant sollicité. Bien sûr, ce n’est pas aussi simple.

Addicts, réalisation Vincent Ravalec, d’après un concept original de Lydia Hervel, Mascaret Films, Pictor Media & Arte France, 2010. Photo: D.R.

Les nouveaux médias qui annoncent que chaque internaute publiant ses impressions sur la toile par un post ou une vidéo (sans parler des weblogs ou de Flickr) peut se prétendre « l’Auteur d’un instant« , sont les mêmes qui déposent des droits sur les gestes de leur tablette ou songent à breveter le vivant. Le concept d’auteur est-il remis en cause pour le meilleur et pour le pire ? Non, bien sûr. Mais l’auteur-spectateur n’est rien de moins que le nouveau spectateur. Alors que le roman projetait son imagination, le cinéma et la TV son esprit, Internet et les autres dispositifs narratifs d’aujourd’hui projettent son corps. Il doit cliquer et être actif… Mais l’auteur de ces dispositifs sera-t-il assez convaincant pour engager ses spectateurs dans l’aventure ?

Le « Cinéma », qui a déjà explosé lorsque le spectateur est sorti de la salle obscure pour entrer dans les salles d’expositions, nous a fait rêver d’un expanded cinema, d’une immersion totale dans nos désirs d’images. Aujourd’hui, le cinéma est le monde, le film est sur tous les écrans, de Piccadilly Circus à notre smartphone, des PC portables aux affiches Decaux, de la tablette Apple aux lunettes Sony. Il était normal que l’auteur implose. Enfin, pas l’auteur en tant que tel, mais ses périmètres de compétences ! Car si les réseaux et le web remportent la mise par un nomadisme fabriqué et une ubiquité promise (connexion aux réseaux et virtualité des postures), à l’heure où les grands médias essaient de rasseoir leur prépondérance avec le grand rêve de la télé connectée et des applications propriétaires, on peut se demander pour quel contenu !

Il y a le grand œuvre qui agite le landernau télévisuel : le web-doc et sa petite sœur la web-série. Alter ego au doc-fiction, ce produit audiovisuel et multimédia propose au spectateur d’être lui-même l’acteur de son immersion multimédia dans un sujet. Qu’ils parlent d’un événement d’actualité, de problèmes de pays lointains, d’une révolution improbable, d’un thème de société aiguë, d’un fait historique, d’une plongée au cœur d’un système mafieux ou très high-tech, ces web-docs immergent leurs spectateurs au cœur même de l’enquête journalistique dont il (le spectateur) devient le héros. Comme l’enquêteur, le spectateur doit faire des choix, prendre des options, mener son enquête, pas à pas, avec le risque de tomber dans une ornière ou de passer à côté de quelque chose d’important. L’auteur tient alors la main de son spectateur qui se substitue à lui pour écrire son propre voyage. Certains proposent même de remettre de la fiction jouée au milieu des témoignages, documents, archives, notes manuscrites qui forment l’interface du tableau de bord soumis au spectateur. Parfois ces interfaces ont carrément à voir avec les tableaux d’enquête des séries policières avec photos des délits et des protagonistes. Reliées par des flèches et des annotations, ces photos deviennent des vidéos. À travers ces programmes cross-media, c’est à notre spectateur de tisser les liens d’une dramaturgie annoncée.

En 2011 Arte met en place sur le web une fiction interactive, Addicts (1). Dans cette fiction née d’un atelier d’écriture de Lydia Hervel (2) et des rêves de jeunes d’une citée Bordelaise, Les Aubiers, cornaqués par l’écrivain-cinéaste Vincent Ravalec (3), les acteurs sont aussi les auteurs et les personnages. Sont-ils les spectateurs ? Oui, si l’on imagine que le cinéma touche cette frange de la population très jeune. La navigation proposée, épisode après épisode, raconte une histoire dont le public devient aussi l’acteur et le réalisateur : une histoire de quartier qui tourne à l’embrouille. Le spectateur joue sa propre histoire et les acteurs leur vie. Chaque épisode propose de suivre différents protagonistes sur une timeline. On peut suivre les interrogatoires de la police : Saad qui sort de prison, Djibril styliste de banlieue, Thalya gérante de cyber-café et Damien père tranquille endetté… Et là commence le jeu de rôle.

Comme s’il était derrière les écrans de caméras de surveillance ou dans une émission de télé-réalité, le visiteur suit dans l’ordre qu’il veut les péripéties de ces jeunes d’une cité. Outre une interface qui aurait gagné en sobriété, Addicts avait certainement le désir de rendre « addicts » les spectateurs de cette aventure qui reste un succès partiel (349 806 vues cumulées ?!). Dans ce genre de cross-média, tout est étudié : chaque clics, la popularité des personnages, la fidélisation, le top des épisodes (16 de 10 minutes chacun). Quoi qu’on en pense, Addicts a essuyé les plâtres (beaucoup d’épisodes, plus longs que les autres web-séries, plus chers aussi) et nous a permis de constater que même une œuvre narrative non linéaire (écrite à plusieurs mains) pouvait introduire une interactivité fictionnelle propre à chaque spectateur et au monde qui s’accorde à ses réalités.

La version « linéaire » du programme, en film TV, livrée à Arte… se révéla fort indigeste. Le financement de ce genre de programme est ardu et les implications des diffuseurs (très démunis face aux comportements de leurs publics) pas vraiment claires. Dès lors, de telles aventures s’avèrent souvent sans lendemain au profit de web-séries très courtes, avec plus de gags comme Visiteur du Futur, ou encore de web-docs sur l’affaire Clearstream, moins chers et plus universels dans une économie mondialisée aux financements erratiques ! Arte reste néanmoins la pionnière du genre. La chaine franco-allemande n’est-elle pas de toutes les expériences. Avant Addicts, elle se lança avec Le Louvre dans un audacieux projet de web TV culturel puis dans le web-doc avec de belles réussites (Gaza-Sderot ou Prison Valley). Jérôme Clément (l’ex-président d’Arte) n’avait-il pas dit qu’Internet n’était pas qu’un média, mais aussi un espace de création. Alors on rêve des résultats qu’Arte, l’INA, France Télévision ou un autre établissement publique pourraient tirer d’un programme de création qui, sur les traces des Ateliers de recherche et de créations de l’ORTF de Pierre Schaeffer, serait livré à de nouveaux auteurs et à de nouvelles écritures. On rêve de programmes cross-médias qui, entre TV et documentaire, entre fiction et Internet, changeraient nos habitudes et démontreraient de nouveaux usages à nos désirs d’images.

Une création comme le Tulse Luper Suitcases de Peter Greenaway est le précurseur de cette narration nouvelle. Débutée il y a 10 ans hors du réseau, cette saga ne s’est raccrochée que très récemment à l’Internet. L’utilisation par Greenaway des différents médias (films, TV, CD Rom, DVD, Internet, exposition et livres) et des technologies de pointe du cinéma numérique nous propulse vers un cinéma total (4). Tulse Luper Suitcases est la preuve que c’est à de grands auteurs que doivent aussi parler ces nouveaux programmes non seulement expérimentaux, mais expérimentables (Lynch, Godard…). C’est vers de véritables programmes transmédias et expérimentables que le spectateur doit être emporté. Au cinéma, à la télévision, sur Internet, dans les jeux vidéos, les productions de demain doivent s’écrire sur tous ces registres afin que le « Je » du spectateur entre en jeu.

Car le « Je » est l’enjeu du cinéma de demain (les jeux vidéo nous le montrent depuis longtemps). Le jeu dans les web-docs étant avant tout celui du spectateur de ce cinéma qui substitue à notre regard de spectateur un monde qui s’accorde à notre désir d’expérimenter une aventure, qu’elle soit fictionnelle, documentaire, géographique, historique, artistique, dramatique, poétique… Aujourd’hui ces nouveaux médias proposent aux créateurs de relever le challenge… de mettre leurs spectateurs, non seulement dans leur peau, mais en plus de leur faire vivre leurs incertitudes d’auteur. Reste à savoir si le spectateur (dont la ménagère de moins de 50 ans) est prêt à tisser lui-même les liens de ces nouvelles écritures… les auteurs, eux, le sont.

Jean-Jacques Gay

(1) Addicts est la première web-fiction d’Arte, co-produite par Mascaret Films. > http://addicts.arte.tv

(2) > http://lefilmdulac.blogs.sudouest.fr/

(3) Réalisateur entre autres du film Le cantique de la Racaille.

(4) > www.tulselupernetwork.com/basis.html

(5) Entendons par cinéma, toute narration audiovisuelle d’auteur.

à propos de Fréquences – projet pour iPhone

Dès que j’ai disposé d’un smartphone, j’ai recherché ce que celui-ci proposait sous le terme de « livre ». Les applications répondant à cette appellation étaient aussi nombreuses que décevantes.

Fréquences – projet pour iPhone. Photo: © André Baldinger

Leur contenu : la reprise de grands classiques (Arthur Conan Doyle, Edgar Allan Poe), ou de succès commerciaux (Dan Brown, Mary Higgins Clark). Très rares étaient les textes écrits spécifiquement pour ce nouveau support. Leur forme : une esthétique de cinéma d’animation un peu daté, pages sépia façon vieux grimoire, avec bruit mimant celui des pages tournées. Ou, dans une version plus pauvre, un texte brut, à peine mis en page, accessible au plus grand nombre, souvent gratuitement, certes, mais visuellement proche d’un rtf. Ce que je découvrais faisait franchement injure à l’histoire (graphique et éditoriale) du livre, sans la prolonger. Je rêvais d’autre chose. D’un livre réellement conçu pour smartphone. Qui en exploite les possibilités (visuelles, sonores) et qui en assume pleinement le format. Un livre expérimental portatif qui serait aussi un beau livre.

Fréquences est né de ce désir. Et de ma rencontre avec André Baldinger, concepteur visuel et typographe, Sébastien Roux, compositeur, Martin Blum, concepteur multimedia et Graziella Antonini, photographe. Ensemble, nous avons imaginé un livre électronique inclassable et ne dépendant d’aucun standard (eReader, Stanza…). Après une première version scénique de ce texte d’abord conçu comme un livret d’opéra (création en 2004 à La Chaux-de-Fonds, Suisse. Musique : Claude Berset. Mise en scène: Fabrice Huggler), nous avons poursuivi l’exploration de ce texte en imaginant sa diffusion sur une autre scène, qui associe création radiophonique et design graphique. Le récit : un homme traverse un paysage hivernal en voiture. On suit le trajet de cet automobiliste de la nuit tombante jusqu’au petit matin. Il écoute une émission de radio au cours de laquelle des intervenants viennent confier des fragments de vie, des parcelles d’intimité (cf. ill. 1).

Le texte pensé pour la scène (alternance de récitatifs et d’arias) a été réécrit. Des disdascalies destinées au metteur en scène sont devenues des sons ou des motifs graphiques (la neige, cf. ill. 2). Nous avons fait le pari d’une certaine linéarité, du noir et blanc, du format paysage, de boutons tactiles faisant surgir des images ou du son qui agissent comme des ralentisseurs, ou offrant de vraies pauses, des suspens, dans la lecture. L’œuvre s’écoute exclusivement au casque afin de créer plus d’immersion et d’intimité. Et pour chaque personnage a été pensée une couleur sonore particulière ou une petite mélodie, à la façon d’un leitmotiv.

Écrire pour smartphone a constitué pour moi une expérience inédite. Collective. Où le texte devenait un élément d’un paysage à la fois plus grand que lui, mais qu’il générait. Fréquences est une partition sensorielle et cognitive qui a tout d’une mise en scène miniature. En ce sens, elle prolonge d’autres expériences d’écriture numérique, comme l’œuvre interactive multimédia de Xavier Malbreil et Gérard Dalmon, le (très beau) Livre des Morts.

Célia Houdart (décembre 2011)
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Fréquences – projet pour iPhone. Photo: © André Baldinger

Fréquences – projet pour iPhone
> www.frequences-livre-audio.net/
texte : Célia Houdart
conception visuelle et typographie : André Baldinger
création sonore : Sébastien Roux
photographies : Graziella Antonini
responsable réalisation et développement : Martin Blum | Blumbyte Design
développement iPhone sdk : ELAO
suivi de production : Grand Ensemble
production : Stanza
coproduction : Cie D. Houdart-J. Heuclin, Le Phénix Scène Nationale de Valenciennes, éditions P.O.L, La Muse en circuit, Centre national de création musicale
avec la participation du Ministère de la Culture et de la Communication-DICRéAM, Bourse Orange-Beaumarchais/SACD formats innovants 2010

petite histoire du temps radiophonique

Vitesse, hypnose et suspens, inventaire et classification encyclopédique, politique, sont des objets utopiques réinventés, à travers l’expérience radiophonique, par les mots et les sons. Petite histoire de ces temps radiophoniques, littéraires, poétiques.

Bologna Centrale est un film de Vincent Dieutre (2003), mais aussi une bande-son qui a donné lieu à une pièce de L’Atelier de Création Radiophonique de France Culture diffusée le 30 mars 2003. L’auteur y énonce, confie, murmure, ou tout simplement dit, en voix-off et dans un espace-temps renouvelé, son initiation amoureuse et sa découverte des drogues. Le film s’arrête sur l’attentat de la gare de Bologne du 2 août 1980 en même temps qu’il invite, dans cette catastrophe, le narrateur à une nouvelle histoire, élégiaque et en devenir. Fragment d’une autobiographie sonore, la voix (le grain de la voix) est aussi bien le miroir inversé du corps qui la porte, qu’un labyrinthe d’images mentales dans lequel l’auditeur se perd, bref, au plus près du micro comme d’une nouvelle peau, la voix enregistrée est une autre. L’une des utopies de la voix radiophonique y prend alors place : elle donne accès à une dimension spatio-temporelle, tout à la fois, mélancolique et visionnaire.

Or, il faudrait en faire l’inventaire, de ces utopies possibles de la radiophonie telles que les activent donc la voix, les mots, l’écrit, en l’espèce la littérature et la poésie. L’arborescence des limites, toujours repoussées, de l’exploration du temps du langage et du temps sonore y apparaîtrait, d’abord, comme l’enjeu en creux de leur aventure commune. Et elle décline, cette arborescence, au moins quatre figures de l’utopie du temps : le temps réel et la vitesse, l’hypnose et le suspens, l’inventaire et la classification encyclopédique, un temps politique.

Le temps réel, tel que Paul Virilio l’a étudié dans L’Espace critique (1984), la vitesse, portée par la technique des médias et l’électricité du médium, offrent une première approche d’un temps, radiophonique, qui trouve sa poétique et son esthétique dans la perception appréhendée comme une succession de présents, d’instantanéités, dans une écriture du fragment qu’une littérature d’avant-garde explore immédiatement (Jeu radiophonique n° 2 de Peter Handke, 1970). Discontinuité du langage entre mot-signal et signe-son dont William Burroughs et Brion Gysin avaient fait, dès les années soixante, le sel de leur cut-up : l’expression spatiale et hallucinatoire de la part sonore (et plastique) des mots.

Toutefois, en contrepoint de cette approche brisée du langage fait sons, il y a, inversement, un temps radiophonique qui conçoit celui-ci comme générateur d’une écoute en suspens, hypnotique, contemplative, qui entrecroiserait les sons et les mots dans une bulle d’éther, à l’instar de la nouvelle de Victor Segalen, Dans un monde sonore (1907). Dans ce texte, le narrateur est invité chez un couple d’amis dont il remarque la séparation sensorielle : la femme s’exprime à travers les phénomènes du visible, tandis que l’homme communique avec le monde par les sons. Cette version moderne et atypique du mythe d’Orphée et Eurydice devait être le livret d’un opéra de Claude Debussy, elle restera comme l’envoûtement hypnotique et atemporel que produit une littérature éversée dans le monde sonore, perçue par l’écoute, constructrice d’espaces à entendre. Expérience de l’écoute poétique, donc, où le son a conduit le temps en marge de lui-même, dans l’imaginaire.

Parallèlement à ces esthétiques et à ces poétiques d’un temps expérimentable dans l’écoute, il y a aussi l’asymptote du temps accumulé, superposé, stocké : les archives du vingtième siècle, ses voix fixées sur bandes magnétiques, supports digitaux ou immatériels, ses événements, du plus banal au plus sophistiqué. Le temps des archives est un temps compilé jusqu’à produire une figure de l’utopie qui, dans son essai d’exhaustivité, demeure irréelle. Théoriquement : elle demeure le temps des signes à inventorier, à classer… Dans Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, l’écrivain Georges Perec, installé dans un studio mobile posté à ce carrefour de Saint-Germain-des-Prés, décrit à haute voix, nomme, énonce, pendant plus de six heures, le spectacle de la rue, la circulation, les véhicules, les passants… L’inventaire est à l’œuvre dans l’enregistrement sonore puisque, le 25 février 1979, cette performance, après avoir été réduite à un peu plus de deux heures, est diffusée dans le cadre de l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture. Essai de complétude des signes en un lieu, à l’instar d’une bibliothèque borgésienne, universelle et sonore, dont le théoricien des médias Pierre Schaeffer aura souvent articulé la poétique sur celle du temps radiophonique.

Enfin, si l’histoire de la radiophonie traverse, mieux que celle d’autres médias (et de la télévision en particulier), le vingtième siècle avec une aussi grande rigueur, emportant avec elle l’histoire des artistes et des idées, enregistrant et diffusant les pages sonores du monde, c’est moins parce qu’elle est mémoire, que parce qu’elle a une mémoire. Des Français parlent aux Français, émission radiophonique de la BBC (Radio Londres, 1940-1944) qui diffusait les messages des Alliés, à Radio Free Europe pendant la guerre froide, la radio a souvent été une arme de résistance et de combat. Certes, elle a été, aussi, une chronologie des dictatures, des propagandes et de la désinformation, mais, le fait demeure, la dissidence et la résistance, les combats justes et les soulèvements des populations y ont trouvé un relais clandestin, opératoire, fidèle. Dès lors, une histoire des écrivains, des poètes, des journalistes pour la liberté, est aussi inscrite dans l’histoire du son politique de la radiophonie dont le passage, de l’analogique au numérique, sera la nouvelle courroie de transmission. Ensuite, le réseau virtuel, visuel et sonore mondial, fait d’un temps tout à la fois déréalisé, épidermique et tactile, conséquent et viral, y apparaîtra comme l’espace d’une autre utopie, l’ère des possibles.

Alexandre Castant
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Alexandre Castant est professeur à l’École Nationale Supérieure d’Art de Bourges où il enseigne l’esthétique et l’histoire des arts contemporains. Essayiste, critique d’art, il a notamment publié Planètes sonores, radiophonie, arts, cinéma (Monografik, coll. Écrits, 2007 – nouvelle édition augmentée, 2010), un ouvrage sur la création sonore dans le champ des arts visuels. Site: www.alexandrecastant.com

entre mutation et sanctuarisation

Le texte est-il soluble dans le livre ? À l’heure où les pratiques d’écritures et de lectures sont en pleine mutation sous l’effet de l’environnement numérique, le théâtre français cherche à défendre par-dessus tout les logiques du texte imprimé…

Illusion.com, 2009.

Illusion.com, 2009. Photo: © La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon

Théâtre de texte ou théâtre du livre ?
Au moment où l’on prend enfin conscience de la profonde mutation de l’écrit qui transforme les pratiques d’écriture et de lecture, on assiste au théâtre à une réaffirmation sans précédent des valeurs littéraires liées à une culture du livre comme mode de légitimation de sa pratique. Face aux nouvelles pratiques artistiques qui se développent en lien avec le numérique, « le texte » est érigé en ultime bastion du théâtre. Ou plutôt le livre, car les partisans du théâtre de texte n’en appellent-ils pas avant tout à un théâtre du livre ? Dans ce contexte, il est parfois difficile de faire reconnaître que des textualités se développent sur de nouveaux supports qui participent à renouveler et désenclaver l’art théâtral.

La revendication de la primauté du texte se double certes d’un discours complémentaire qui valorise l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité ou encore la transversalité du théâtre mais pour leur octroyer une place ancillaire où la question de l’écrit est le plus souvent diluée. Ainsi les mutations de l’écrit créent-ils le trouble dans nos « réseaux de discours » culturels structurés de plus autour de recueillement de données plus d’ouverture à des idées. Elles ne relèvent pas en effet de quelque chose qui pourrait être répertorié et catégorisé sous le signe d’une différence que l’on pourrait spécifier, mais produisent du nouveau dont les effets restent encore à évaluer. Cette approche se situe donc d’abord par rapport à l’histoire pour la remettre en perspective et la renouveler.

C’est dans ce contexte que j’ai dirigé, pendant quatre ans à la Chartreuse – Centre National des Écritures du Spectacle, un projet intitulé Levons l’encre, dont la clé de voûte était justement de mettre en perspective l’évolution des écritures du spectacle et les mutations de l’écrit. Dans une structure culturelle dédiée à l’écriture, la prise en compte de l’ensemble des technologies actuelles de l’écriture peut sembler aller de soi et relève d’une nécessaire adaptation à l’évolution des pratiques des auteurs et des artistes. Certes la main de l’écrivain sur la page blanche participe encore de notre mythologie de l’écrivain mais il faut bien se rendre à l’évidence, la très grande majorité des auteurs écrivent aujourd’hui avec un ordinateur.

Cette perspective qui se poursuit désormais dans d’autres contextes, vise ainsi à reprendre de manière radicale la question du texte au théâtre en la confrontant à l’histoire de l’écriture et à ses mutations actuelles. Elle suggère que le texte, loin d’être un des fondamentaux du théâtre, est un médium en mutation et que cette mutation a un impact central sur l’ensemble des composantes du théâtre. En séparant le texte de l’imprimé, elle dénonce la confusion que nous faisons systématiquement entre le texte et le livre. Si on substituait à la notion de théâtre de texte celle de théâtre du livre, on y verrait sans doute un peu plus clair. L’enjeu actuel est pour beaucoup de sanctuariser le théâtre par rapport aux technologies numériques  – sanctuarisation donc le point d’appui est « le texte » mais en réalité l’imprimé – plutôt que d’explorer la manière dont de nouvelles mutations de l’écrit peuvent participer à dessiner de nouveaux territoires pour le théâtre.

Des espaces d’écriture hors de l’espace du livre
Si à l’origine le texte au théâtre ne s’est pas présenté pas sous la forme d’un livre, on peut imaginer aussi bien un texte de théâtre qui ne relève plus de l’imprimé. L’imprimé a-t-il eu des conséquences sur la pratique théâtrale ? Si oui, qu’est-ce écrire du théâtre dans une logique qui n’est pas celle de l’imprimé ? Si le numérique offre de nouveaux supports de l’écrit, cela peut-il dégager de nouveaux espaces d’écriture faisant appel à de nouvelles formes de composition et d’autres manières de faire du théâtre ?

Cet angle d’attaque déplace les axes habituels de la réflexion. Si elle recoupe en plusieurs points la question du post-dramatique, qui a tant contribué ces dernières années à cristalliser les débats esthétiques autour du théâtre en Europe, elle traite cette question à travers le prisme de la matérialité de l’écrit. Elle se distingue également des approches visant à spécifier des formes théâtrales autour de l’image et des écrans sur la scène. Elle réinscrit la question du théâtre au sein d’une histoire et une réflexion sur l’écrit. La question des supports de l’écriture et de la lecture s’invite dans les débats sur l’écriture dramatique. Bref, en révélant un point aveugle, elle tente de mettre en évidence un territoire à explorer, à la fois invisible et omniprésent, l’écriture et la lecture sur des environnements numériques relevant désormais de la pratique la plus quotidienne.

Au fur et à mesure de nos expérimentations à la Chartreuse sur ces questions, il m’est apparu que l’on pouvait tenter de relire l’histoire du théâtre à travers le prisme de mutations successives de l’écrit. Si les nouveaux modes de l’écrit sont mis en perspective par les historiens avec l’histoire de l’alphabet et de l’imprimé, ces grands moments-clé de l’histoire de l’écrit ont-ils eu un effet sur la pratique théâtrale ?

sonde03#09 - Chartreuse News Network.

sonde03#09 – Chartreuse News Network. Photo: © Alex Nollet, La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon.

Un rapport constitutif et structurant entre les supports de l’écriture et l’histoire de la pratique théâtrale, peut être mis en évidence à partir d’un certain nombre de travaux d’historiens et d’anthropologues. L’apparition de nouveaux supports de l’écrit nous invite à reconsidérer les jeux d’articulations entre l’écrit et le théâtre qui sous-tendent et organisent la pratique théâtrale. Nous avons développé ailleurs cette recherche historique en insistant en particulier sur les articulations complexes qui se sont créées entre le théâtre et l’imprimé dont la compréhension est si nécessaire aujourd’hui pour prendre la mesure des effets de déconstruction qu’opère le numérique sur l’ensemble des dispositifs et pratiques lié à l’imprimé.

Alors que le théâtre persiste à se théoriser, s’administrer, s’ »expertiser » et se percevoir d’abord dans les cadres hérités de l’imprimé, un ensemble de mécanismes d’une grande cohérence qui articulait la page et la scène et in fine une manière d’instituer la pratique théâtrale sont obsolescents. À la spécification de conventions typographiques du texte dramatique succèdent un éclatement et une diversification des matérialités de l’écrit pour le théâtre. Un certain nombre d’auteurs — pour s’en tenir au théâtre français : Noëlle Renaude, Matthieu Mevel, Sonia Chiambretto… — réinvestissent l’imprimé à partir du numérique et explore de nouvelles matérialités de l’écrit dramatique mêlant jeux typographiques, design graphique, mise en texte singulière.

À côté de ces démarches, un certain nombre d’auteurs explorent les nouveaux supports de l’écrit que cela soit Internet, les réseaux sociaux, différents types d’écrans sur la scène où l’écrit est projeté, le téléphone portable. La Chartreuse a encouragé l’exploration dans ce domaine en passant une commande à quatre auteurs d’une pièce sur Internet (Illusion.com de Joseph Danan, Sabine Revillet, Eli Commins et Emmanuel Guez), en produisant un parcours sonore de Célia Houdart, en accompagnant le dispositif Breaking d’Eli Commins dont l’écriture liée à des évènements (la résistance en Iran, le tremblement de terre à Haïti…) repose sur des témoignages recueillis sur Twitter…

À l’affirmation d’une place de l’auteur dans la création théâtrale s’oppose la réalité d’une multiformité de ses pratiques qui le conduisent à élaborer son texte directement en lien avec le travail du plateau et/ou des dispositifs technologiques. Alors que l’imprimé a éloigné l’auteur du plateau, les mutations de l’écrit réinscrivent l’auteur dans le processus de création théâtrale. Elles réactivent le théâtre comme un processus collaboratif, ni hiérarchisé autour du message de l’auteur, ni commandé et contrôlé à distance par l’écrit. À distance de l’institutionnalisation de la routine et de l’incuriosité, ces transformations appellent de nouvelles dynamiques instituantes permettant d’accueillir l’expérimentation, la recherche, l’innovation.

Un théâtre métaphore de l’ordinateur plus que du livre
Les mutations de l’écrit sont aussi des mutations de la lecture. Au spectateur comme figure déplacée du lecteur – ou pour être plus précis du lecteur de livres – s’ajoute le spectateur comme figure déplacée du téléspectateur, du cinéphile, de l’internaute, du lecteur hypertextuel, ou encore du joueur de jeux vidéo.

Plus généralement, on peut comparer la façon dont le théâtre s’immerge aujourd’hui dans l’environnement numérique – de la régie à la communication, de la scénographie à la constitution d’une mémoire par la captation vidéo – à la manière dont autrefois il s’était emparé de l’imprimé. Le motif renaissant du théâtre du monde, qui même le théâtre et le livre, se déplace autour de l’idée d’une scène comme métaphore de son environnement technologique, médiatique et culturel avec lequel elle entretient une confrontation critique.

Le théâtre du livre reste le paradigme central du théâtre aujourd’hui. Mais il ne peut plus être un paradigme unique. Métaphore du livre, la scène est appelée à devenir de plus en plus une métaphore de l’ordinateur ou encore une métaphore des relations entre les deux. Elle est travaillée par de nouveaux rapports entre écriture et oralité. La linéarité ou la simultanéïté/discontinuité, la hiérarchisation des matériaux scéniques au service du texte ou l’hybridation de l’écriture, la mise à distance ou au contraire la recherche d’une participation du spectateur, la construction du sens ou la construction d’une expérience sensible et intelligible… caractérisent des conceptions culturelles contrastées de l’acte théâtral. Elles renvoient à la manière dont des médias informent les pratiques.

Le théâtre met en jeu des techniques d’écriture, des manières de penser, des perceptions divergentes. C’est une richesse. Il est en cela le reflet de la situation complexe de l’écrit que traverse notre société. Mais il peut-être aussi un véhicule incomparable d’une exploration des mutations de l’écrit qui traversent la société.

Franck Bauchard
chercheur et critique, directeur artistique de La Chartreuse (2007-2011)
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Nous ne lisons pas un livre comme nos ancêtres lisaient un rouleau de papyrus. Les dispositifs de lecture obligent à certains usages et ont des effets sur nos rapports à l’écrit. Alors que le pouvoir de l’image s’est imposé et que l’imprimé ne peut plus suivre le rythme du siècle, il est essentiel de s’interroger sur les enjeux de la digitalisation du livre.

Photo: D.R.

L’histoire de l’écriture et de la lecture est liée à celle des supports. Depuis le 04 juillet 1971 et le premier texte mis à disposition à un format numérique par Michael Hart à l’Université d’Illinois (États-Unis), nous sommes entrés dans la période des e-incunables. En 1970, au Palo Alto Research Center, Alan Kay a conceptualisé le Dynabook, ancêtre des ordinateurs portables, qu’il imaginait à l’époque comme un lecteur d’ebooks. Nicholas Sheridon y conçoit avec l’équipe Xerox le premier papier électronique réinscriptible : le Gyricon. Dans les années 1990, un nouveau type d’e-paper est mis au point dans les laboratoires du Massachusetts Institute of Technology par Joseph Jacobson, cofondateur de la société E-Ink Corporation, rachetée en décembre 2009 par le taïwanais Prime View International.

De nouvelles interfaces de lecture
Depuis l’entrée dans le 21e siècle il ne fait plus de doute que nous passons de cinq siècles d’édition imprimée à une édition numérique. Nous pouvons classifier les nouveaux dispositifs de lecture qui attestent de cette mutation en quatre familles et les présenter brièvement dans l’ordre dans lequel ils ont impacté nos usages. Il faut les considérer comme des interfaces entre les contenus et les lecteurs et bien y distinguer l’évolution des écrans de celle du papier. D’abord, les ordinateurs de bureau et portables, destinés à être remplacés par les tablettes tactiles et le cloud computing.

Le nombre de mobinautes est de plus en plus élevé et nous pouvons douter de la pérennité des ordinateurs fixes dans les foyers, puis dans les entreprises. Ensuite, les tablettes e-paper, souvent appelées en France « liseuses », dont la première fut commercialisée sous le nom de Librié au Japon en avril 2004 par Sony. Elles utilisent la technologie de l’e-ink laquelle, sans rétroéclairage, reproduit les effets de l’encre sur du papier et apporte donc le même confort de lecture que l’imprimé. Puis les smartphones, dont le premier à avoir impacté la lecture fut l’iPhone d’Apple en 2007. Enfin, les tablettes tactiles qui depuis 2009 bouleversent notre rapport à la lecture avec des livres augmentés de vidéos et d’animations multiples et qui dopent l’émergence d’une nouvelle génération d’éditeurs pure-players.

L’e-paper, qui commence à pouvoir être produit en rouleau comme du papier, à accueillir la couleur et la vidéo, a un bel avenir. Mais de leur côté les écrans, notamment Oled, progressent eux aussi. Par exemple, la technologie OTFT (Organic Thin-Film Transistors) a permis à Sony la mise au point de prototypes d’écrans vidéos enroulables. Le livre relié n’aura-t-il été alors qu’une parenthèse entre les rouleaux de papyrus et les rouleaux d’e-paper ou d’Oled ?

De nouvelles pratiques de lectures
Rétro-éclairés ou pas, ces dispositifs posent encore aux lecteurs des problèmes d’ergonomie et d’affordance. C’est-à-dire qu’ils n’évoquent pas spontanément leur usage. De fait, ils sont souvent multi-usages. Mais quel était jadis le rapport d’usage visible entre une tablette d’argile et un rouleau de papyrus ?

Avec ces dispositifs connectés et présentant une unique surface réinscriptible, la notion de page disparaît. Le nombre de pages n’a plus véritablement de sens. Le temps estimé de lecture tend à le remplacer. La lecture devient davantage fragmentée, hypertextuelle, moins linéaire et plus extensive. De plus en plus sociale aussi, s’inscrivant dans le développement des réseaux sociaux, des blogs et des wikis. Enfin, de plus en plus nomade et donc connectée, dans le cloud, voire à la demande en streaming sur le modèle de l’écoute de la musique.

Photo: D.R.

Le seul fait que l’imprimé ne soit pas hypertextuel suffit aujourd’hui à le condamner. Les lecteurs du 21ème siècle veulent de plus en plus des contenus personnalisables, actualisés en temps réel, géolocalisés, et auxquels ils peuvent participer.

Des enjeux colossaux
Cette mutation des supports, ce passage de l’objet « livre » à des services liés à la lecture, s’inscrit dans un contexte de computation du réel et impacte aussi nos pratiques d’écriture. La perte progressive de l’écriture manuscrite et le recours à des logiciels applicatifs peut tout aussi bien libérer notre créativité que nous conduire à un scénario à la Fahrenheit 451 de Ray Bradbury.

Le destin du livre et de la lecture semble aujourd’hui entre les mains d’industriels de l’informatique et de l’ »entertainment ». Amazon. Google. Apple. La question cruciale qui se pose alors est de savoir si la culture numérique peut encore être un contrepoids suffisant pour que les nouveaux dispositifs de lecture soient émancipateurs, comme le fut l’imprimerie à partir du 16ème siècle.

Car les enjeux sont en effet colossaux. Le roman était sans doute lié à la forme des livres reliés (codex). Aujourd’hui, de nouvelles formes narratives commencent à émerger avec le transmédia. Dans ce modèle, une même fiction se développe simultanément sur différents supports (tablettes de lecture, smartphones, TV connectées, consoles de jeux vidéos…) en développant différemment sur chacun le contenu, en fonction de ses spécificités et des possibilités d’interactions qu’il permet. Chaque support devient alors pour le lecteur un point d’entrée différent pour une plus grande immersion dans l’histoire.

En modifiant ainsi nos pratiques de lecture et d’écriture, les nouveaux supports modifient nos capacités de cognition, de mémorisation, et notre regard sur le monde. La porosité de ce dernier est de plus en plus grande vis-à-vis des territoires digitaux qui nous invitent à repenser la lecture au-delà du livre.

Avec la métamorphose des livres comme contenants et leur volatilité comme contenus, il nous faut imaginer les interfaces de lectures de la fin de ce siècle, à la confluence de l’Internet des objets, de la réalité augmentée et de l’intelligence artificielle. Un livre-mentor dont l’auteur de science-fiction Neal Stephenson fut peut-être le prophète dans L’âge de diamant.

Lorenzo Soccavo
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Lorenzo Soccavo est chercheur indépendant en prospective du livre et de l’édition à Paris. Il est l’auteur de Gutenberg 2.0, le futur du livre (M21 éditions, 2008) et de l’essai De la bibliothèque à la bibliosphère (2011, version numérique chez NumérikLivres et imprimée chez Morey éditions). Il intervient régulièrement sur les problématiques et les enjeux de la digitalisation du livre, comme enseignant et comme conférencier. Blog: http://ple-consulting.blogspot.com

la littérature en ses médiums

Si la machine éveille, d’un point de vue imaginaire, une « inquiétante étrangeté » (Unheimlichkeit (1)), elle est aussi un environnement matériel qui vient interférer avec le champ artistique. Jusqu’à quel point l’évolution technologique conditionne-t-elle les pratiques de création ?

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999. Photo: D.R.

Certes, il ne fait aucun doute que l’artiste a toujours le choix de son médium, et qu’il n’y a d’art et de littérature technologiques que volontaires (2). Mais les « mutations médiologiques » — que Jean-Pierre Bobillot définit comme une innovation technologique redoublée d’une innovation symbolique (3) — bouleversent les conditions de production et de diffusion des œuvres. Or, alors que les arts visuels et sonores, où la question du médium est centrale, n’ont guère eu de difficulté à admettre la part de la technologie dans la création, la littérature reste environnée d’une étrange aura idéaliste. Même s’il est aujourd’hui acquis que le passage à l’imprimerie ou à la presse de masse a considérablement marqué les pratiques d’écriture, les études littéraires se sont peu préoccupées du rapport de la littérature à son environnement technologique direct : l’usage de « machines d’écriture » est, au mieux, considéré comme allant de soi, au pire comme une indifférence coupablement matérialiste envers la nature intellectuelle, pour ne pas dire spirituelle, du fait littéraire.

Ce déni de l’influence des transformations technologiques sur les modalités d’écriture permet cependant de distinguer deux moments, qui sont aussi deux attitudes : d’un côté, l’intégration progressive des nouveautés technologiques (quand un média devient dominant, la force de l’usage fait que la technologie cesse de faire question), d’un autre, une interrogation sur ces mêmes innovations (une réflexion sur leurs effets) : l’évolution récente des écritures numériques montre la coexistence possible de ces deux voies. Si la première est diffuse et oblige à prendre en compte des phénomènes extralittéraires (l’évolution technologique, la facilité d’accès, l’ergonomie, etc.), la seconde, fondée sur l’expérimentation d’appareils nouveaux et sur l’invention de procédés d’écriture adéquats, manifeste le regard attentif que la création littéraire a en fait toujours porté sur l’évolution des technologies.

De la multiplication des médiums à la média-littérature
La pleine prise de conscience que l’usage des technologies peut affecter la pratique littéraire semble tardive, et liée à l’évolution des technologies de reproduction et de communication. Un intérêt grandissant pour le médium se manifeste à partir du dernier tiers du XIXe siècle, dimension centrale, même si peu étudiée, du symbolisme européen. Le livre est questionné en tant qu’objet, comme en témoigne exemplairement Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé (1897). Au même moment, les conditions matérielles de diffusion de l’écrit sont en train d’évoluer (machine à écrire inventée en 1868, linotype en 1885), tandis que les écrivains rencontrent de nouveaux médiums (photographie, téléphone, phonographe), même si une pratique effective ne se généralise qu’au début du XXe siècle. Le livre est, dès lors, clairement désigné pour un objet dépassé, ou du moins à refonder complètement (d’où, aussi, la dense réflexion contemporaine sur la typographie) : de l’affiche au disque ou à la radio, la littérature explore alors tous les médiums de la modernité.

Cette diversification des médiums littéraires, signe de la conscience que « tout peut devenir médium » (4), s’accompagne d’une attention grandissante pour leur fonctionnement comme média (en particulier dans le cadre de la critique de la communication qui devient centrale au milieu du XXe siècle). Pour autant, à la différence de la littérature numérique qui a élaboré une dense réflexion théorique sur les changements induits par le médium en termes de création comme de réception, les témoignages sont rares pour les innovations précédentes. Ils se lisent plutôt en creux, dans la manière dont la machine est explorée, exploitée pour elle-même : ainsi de la relation entre la poésie concrète et la machine à écrire, ou de la poésie sonore avec les bandes magnétiques et le microphone. La machine ne se limite pas ici à une fonction auxiliaire, mais rend possible un travail spécifique qui renouvelle en profondeur les relations de l’auteur et de son lecteur.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999.

Bartolomé Ferrando, Texto poético, 9 – Obra poética, 1999. Photo: D.R.

Nouvelles perceptions du « moi, ici, maintenant »
Outre la capacité d’investir le médium lui-même, le changement de médiasphère conditionne de nouvelles modalités de perception. Les appareils modernes de communication transforment le rapport au temps et à l’espace, rendant plus aiguë la conscience de la synchronie des événements et donnant l’illusion d’une ubiquité. Cette accélération de l’expérience moderne du monde trouve un pendant dans le caractère de plus en plus instantané de l’écriture machinique. La coïncidence de la production avec la reproduction du texte constitue selon Marshall MacLuhan le principal apport de la machine à écrire (5), de même que la possibilité d’un « traitement en temps réel » est une des utilisations fécondes de l’informatique.

Cette immédiateté, qui se traduit aussi par la disparition progressive de la rature (le papier de production industrielle y invite, alors que la machine à écrire la rend complexe et que l’ordinateur l’efface), s’accompagne pourtant, paradoxalement, d’un effet de distanciation. Le trait commun des machines à communiquer, qui fascinent et inquiètent la deuxième moitié du XIXe siècle, est d’induire une dépersonnalisation qui est, au sens propre, une désincarnation : la machine à écrire fait disparaître la trace du geste manuscrit, dans le même temps où le téléphone et le phonographe scindent la voix du corps, où la photographie et le cinéma séparent l’apparence de l’être qui l’anime, phénomène qui n’est pas sans rappeler la projection immobile que permet aujourd’hui le cyberespace. Cette dématérialisation se traduit aussi, dans la pratique de l’écriture, par une distance grandissante entre l’artiste et son œuvre, qu’Abraham Moles analyse, à propos de l’ordinateur, comme une « objectivisation » du langage (6).

Le paradoxe cependant se retourne, car ce double effet de dissociation et d’extériorisation qu’impose la machine peut faire revenir le corps : alors que la plume ou le stylographe s’appréhende, au même titre que l’outil, comme le prolongement du corps et ce qui s’adapte à lui (c’est la plume qui se fait à la main), écrire à la machine suppose une adaptation du corps (une contrainte) qui engage un rythme, une « gesticulation » (7). L’essor de la pratique sonore dans la littérature et, plus largement, de la performance, confirme que la machine non seulement amplifie, mais révèle le corps, en rendant manifeste son intériorité (François Dufrêne, Henri Chopin). Le retour du corps par le biais machinique et l’accent mis ainsi sur l’immédiateté coïncident avec une manière nouvelle de considérer le fait artistique, non plus comme ce qui produit du beau, mais comme ce qui, à l’image de la machine, transforme le monde. Est ainsi valorisée une définition de l’art comme « intervention » ou comme « action » qui est un trait commun des pratiques avant-gardistes.

Une écriture informée par les technologies
Dans ce parcours rapide, il faut enfin envisager les conséquences du passage par la technologie sur les procédés d’écriture. Plusieurs études attestent les évolutions stylistiques qui accompagnent le changement de technosphère : Friedrich Kittler rapporte ainsi plusieurs témoignages d’écrivains passés, à cause de la machine à écrire, « de la rhétorique au style télégraphique » (8). Pour des raisons ergonomiques, autant que par souci de traduire les modes de perception modernes ou les effets matériels liés à la machine, un « style technologique » se précise, qui cherche ses procédés du côté du mécanique : à l’efficacité, à l’absence d’émotion et au rythme de la machine répondent la concision, l’objectivité ou le goût pour la permutation dans la littérature. La langue ainsi se transforme, s’accélère : on « abolit la syntaxe » (9), on privilégie le mot, voire la lettre, ce rouage élémentaire de la langue, on donne la primauté à la matière verbale, qui fait écho à la nouvelle matérialité de l’acte d’écrire.

À côté de ce travail de « traduction » du mécanique, certains écrivains questionnent leur rapport aux nouveaux médiums et font émerger des formes littéraires nouvelles, volontairement dépendantes du support choisi. Mais alors que les avant-gardes historiques des années 1920-1930 étaient plutôt dans une relation fusionnelle, parce qu’euphorique, les néo-avant-gardes des années 1950-1970 semblent considérer la relation entre l’artiste et le médium comme un rapport de force. Deux attitudes s’opposent, même si la machine y apparaît toujours comme contrainte. D’un côté, ceux qui utilisent l’outil selon ses potentialités : la poésie concrète adopte jusqu’au minimalisme l’impersonnalité, la pauvreté visuelle qu’impose la machine à écrire, tandis que dans le champ sonore, la littérature intègre les bruits que l’enregistrement permet de fixer. D’un autre côté, ceux qui interviennent sur la machine pour contrecarrer son usage : les interventions sur les bandes magnétiques, le collage sonore brouillent l’audibilité, et les textes délinéarisés, voire illisibles que produisent les « dactylo-poètes » font écho aux machines inutiles des dadaïstes et aux machines autodestructrices de Tinguely. Dans un cas comme dans l’autre, la machine est détournée de ses fins pour produire de l’art et devient en elle-même un objet esthétique. C’est en ce sens que, si la littérature évolue sous la contrainte de la technologie, elle propose en retour un nouvel usage qui permet de la penser.

Si l’affirmation de McLuhan que c’est « le médium [qui] fait le message » peut sembler excessive, du moins cette recherche nous invite-t-elle à reconnaître le rôle du médium dans la production du sens. Face à une littérature « passive » à laquelle l’outil s’impose dès lors qu’il s’est vulgarisé, se constituerait ainsi une « média-littérature » (10) qui, au-delà d’un pari technologique, se définirait par la conscience qu’elle a de l’impact du médium dans le processus de création et par l’usage qu’elle en fait pour mettre en cause les académismes et les habitus esthétiques.

Isabelle Krzywkowski
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

(1) C’est le terme qu’utilise Sigmund Freud dans l’essai Das Unheimliche (1919), à propos de l’automate de la nouvelle de E. T. A. Hoffmann, Le Marchand de sable (in Tableaux nocturnes, 1816), texte essentiel pour penser les relations de l’homme et de la machine.

(2) Selon Raymond Queneau, il n’y a de littérature que volontaire (cité dans OuLiPo, La Littérature potentielle : créations, re-créations, récréations, Gallimard, 1973, coll. Folio essais, 1988, p. 27).

(3) Jean-Pierre Bobillot, Poésie & medium (2006), p. 2. Consultable à l’adresse : http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/B_f/BOBILLOT_F/TXT_F/Doc(k)s-Bob.htm

(4) Trois leçons de poésie: du bru(i)t dans la pointCom, films de Jean-Pierre Bobillot et Camille Olivier (2006 / 2008) : www.youtube.com/watch?v=ylcxSz33c2w — www.youtube.com/watch?v=dwxjgXwALn4

(5) Marshall McLuhan, Understanding Media: the extensions of man, (McGraw-Hill, 1964) —Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme, (Éditions du Seuil, Montréal, Éditions HMH, 1968), Chapitre La Machine à écrire, l’âge de la volonté de faire.

(6) Abraham Moles, Art et ordinateur, (Casterman, coll. Synthèses contemporaines, 1971, p. 108).

(7) Adriano Spatola, Verso la Poesia totale (1969) — Vers la poésie totale, (Éditions Via Valeriano, 1993, p. 112).

(8) Friedrich Kittler, Grammophon, Film, Typerwriter, (Berlin, Brinkmann & Bose, 1986, p. 294).

(9) Filippo Marinetti, Manifeste technique de la littérature futuriste (1912).

(10) Ce terme est inspiré de l’anthologie Media Poetry conçue par Eduardo Kac en 1996.

Y a-t-il quelqu’un dans la machine ?

Mort en octobre dernier, Friedrich Kittler est un théoricien encore méconnu du grand public français. Son originalité est d’avoir mis en dialogue les pensées de Foucault et de Lacan avec la théorie des médias, et notamment McLuhan. Une pensée qui relève notamment que l’écriture est aujourd’hui liée au code informatique, un code néanmoins de plus en plus inaccessible à l’utilisateur.

The Hansen Writing Ball,1865

The Hansen Writing Ball,1865. Photo: D.R.

Dans une interview, le germaniste et théoricien des médias Friedrich Kittler affirmait : je ne peux pas comprendre que les gens n’apprennent à lire et à écrire que les 26 lettres de l’alphabet. Ils devraient au moins y ajouter les 10 chiffres, les intégrales et les sinus (…). Ils devraient de plus maîtriser deux langages de programmation, afin de disposer de ce qui, en ce moment, constitue la culture. Ailleurs, il fustigeait la volonté de l’industrie informatique de déposséder l’utilisateur d’ordinateur de la main mise sur sa machine.

La question a hanté le débat entre les technophiles et les technophobes : est-ce l’homme qui utilise la machine pour produire du sens ou sont-ce les machines qui produisent l’homme et ses productions ? En un mot, qui sont les maîtres et les esclaves de notre siècle numérique où l’informatique est devenu le gestionnaire omniprésent de nos activités pratiques et théoriques. Cette question a toute sa place dans la théorie des médias, mais c’est une question vaine en réalité si nous partons du constat que l’homme n’a jamais maîtrisé ses productions signifiantes, au sens où il en aurait été l’auteur pleinement conscient et autonome. Tel est le point de départ de Friedrich Kittler.

Quelle est sa thèse directrice ? Que le système d’écriture d’une époque, c’est-à-dire les techniques dont dispose une culture pour enregistrer, transmettre et traiter les informations, détermine ce que l’homme est, ce qu’il pense et la perception qu’il a de lui-même. Si l’on peut parler d’un déterminisme technique du penseur allemand, c’est néanmoins plus sous les auspices de Foucault que de Marx que Kittler a placé sa pensée. Comme son prédécesseur français, qui écrivait dans L’ordre du discours : s’il y a des choses dites, il ne faut pas en demander la raison immédiate aux choses qui s’y trouvent dites ou aux hommes qui les ont dites, mais au système de la discursivité, aux possibilités et aux impossibilités énonciatives qu’il ménage, Kittler s’attache en effet à mettre au jour les conditions de possibilité d’émergence des différents types de discours qui permettent selon les époques à des productions successives (du vol des oiseaux chez les romains aux symptômes de la névrose) de devenir signifiants pour leurs contemporains. Tout, à une époque donnée, et cela indépendamment des intentions signifiantes de ceux qui parlent, ne peut pas être dit, ni entendu. Mais là où Foucault s’intéresse exclusivement aux ordres du discours déterminant les productions langagières, Kittler élargit son champ d’investigation à l’environnement technique dans son ensemble.

L’écriture fut le premier système technique au moyen duquel les informations furent enregistrées, transmises et traitées. Elle fut pendant un temps le seul canal du souvenir et de la constitution du monde. Son monopole fut remis en cause au début du XXème siècle par le phonographe, la photographie et le cinéma. Au-delà de la pluralité nouvelle des représentations de la réalité qu’ils offrent, ces nouveaux médias instituent une rupture en ce que, contrairement à l’écriture qui reproduit symboliquement la réalité, leur mode de représentation passe par l’enregistrement des effets physiques de la réalité et conservent ainsi la trace du corps ou de l’événement. Kittler analyse ainsi dans Grammophon, Film, Typewriter le récit de Salomo Friedlaender, Goethe parle dans le phonographe (1916) qui imagine la possibilité d’entendre de nouveau la voix de Goethe en enregistrant les vibrations de l’air que ses paroles n’ont pu manquer de produire, et qui pour certaines, renvoyées d’objets en objets, persistent encore aujourd’hui, quoique affaiblies. Le son enregistré, comme la photographie, constituerait ainsi des preuves mécaniques de l’existence de l’objet. L’écriture produit du sens par le symbole, le phonographe et la photographie par l’enregistrement.

Un système de production du sens modifié à partir de 1900.
C’est sur le système de l’enseignement qui avait institué le système d’écriture de 1800 que les nouveaux médias agissent, mettant un terme à ce que l’on peut appeler le règne de la signification. Jusqu’en 1800 en effet, c’est la voix maternelle qui en susurrant à l’oreille des enfants de tendres paroles fait parler. Entre ces syllabes et les premiers mots prononcés par les enfants, s’établit une continuité portée par une instance productrice du sens. De la même manière que la syllabe « ma » naît de l’amour mère-enfant, pour peu à peu se transformer en mot constitué « maman », la parole s’établit ainsi naturellement des syllabes établissant un lien affectif entre l’enfant et la mère aux premiers mots doués de sens.

Thomas A. Edison, Home phonograph, 1906.

Thomas A. Edison, Home phonograph, 1906. Photo: D.R.

Mais le règne des nouveaux médias bouleverse les modalités de la transmission de la parole. Désormais, de la même façon que le phonographe enregistre ce que les cordes vocales émettent comme sons avant toute mise en ordre des signes et toute signification (les vibrations sont des fréquences qui se situent en deçà des seuils de perception de mouvements et qui ne peuvent être transcrites ni écrites), l’apprentissage du langage devient le traitement de données en elles-mêmes non signifiantes. Apprendre à parler et à écrire revient désormais à apprendre des syllabes dénuées de sens, que l’on combinera pour donner des mots et des phrases. La syllabe « ma » n’a plus une valeur affective particulière, mais n’est que le résultat d’une production systématique des sons à partir des lettres de l’alphabet (ma-me-mi-mo-mu…). La mémorisation ne se fait pas en un processus naturel et continu de la parole de la mère à celle de l’enfant, mais l’enfant apprend désormais de manière sérielle des syllabes dénuées de sens. Le système d’écriture de 1900 est un jeu de dés avec des unités discrètes ordonnées de façon sérielle. Voilà ce qui constituent les médias au sens moderne du terme : des matériaux de base dénués de sens, conçus par des générateurs au hasard, dont la sélection construit des ensembles.

Les discours produits ne sont plus les mêmes. Il faut selon Kittler radicaliser l’idée de Walter Benjamin selon laquelle le cinéma produit de la dispersion qui s’oppose à la concentration bourgeoise. Cela est bien plus général et plus systématique. Le film n’a pas de primauté parmi les médias qui révolutionnent l’art et la littérature. Tous produisent une fuite des idées dans le sens psychiatrique du terme. Le théoricien relate ainsi dans Das Aufschreibesystem les expérimentations du psychiatre viennois Stransky (1905). Ses sujets d’expérimentations, parmi lesquels des collègues et des patients, doivent parler une minute dans le tube du phonographe (si possible vite et beaucoup). Les mêmes comportements sont observés chez tous : sont prononcées des phrases ne se souciant plus de signifier. Le phonographe produit des réponses provocatrices, qu’aucun serviteur de l’État ou pédagogue ayant une certaine considération de soi aurait pu écrire. Des individus qui doivent parler ou lire plus vite qu’ils ne pensent déclarent nécessairement une petite guerre à la discipline.

Il s’agit d’un changement de paradigme qui affecte encore aujourd’hui la production du sens. Il n’y a à partir de 1900 plus d’instance productrice de discours qui transformerait les débuts inarticulés en significations, mais un processus aléatoire d’enregistrement et de combinaison.

Quelle place occupe la révolution numérique dans ce système ?
L’apparition de l’ordinateur n’a fait qu’accomplir le caractère non signifiant des éléments discrets dont la combinaison produit des énoncés signifiants. Avec le codage binaire, les flux de données acoustiques, optiques et écrites, autrefois différenciés et autonomes, sont aujourd’hui codés par les mêmes éléments de base et transmis par les mêmes fibres optiques. Au monopole de l’écriture a succédé le monopole des chiffres, alors même que le lien avec la réalité que le phonographe et la photographie avaient institué par rapport à l’écriture a été rompu, puisque la reproduction ne se fait plus par enregistrement mais par codage. Sons et images, voix et textes ne sont plus que des interfaces produites par une série de chiffres. La différence entre les médias n’est plus qu’un effet de surface et non l’expression d’une différence réelle.

Corollairement, le niveau technique de production du sens (le code) n’est pas celui sémantique d’existence de la signification. Kittler insiste sur l’écart entre le code, de plus en plus inaccessible à l’utilisateur, et les interfaces, et souligne les efforts de l’industrie informatique pour restreindre les possibilités d’intervention sur la machine, transformant la machine en outil prêt à l’emploi qu’elle n’est pas. Pour ce faire, les possibilités d’intervention sur la machine et de modification de ses paramètres techniques sont restreints, en même temps que les velléités de l’utilisateur de le faire sont canalisés par le fait que les interfaces soient d’usage facile et immédiat, ce qui dispense de toute intervention.

Ainsi, si l’homme n’a jamais maîtrisé ses productions signifiantes, comme nous le disions en préambule, si celles-ci sont aujourd’hui déterminées par le système binaire d’écriture qui est le nôtre, l’ère numérique nous conduit en sus à nous demander s’il y a un auteur dans la machine, c’est-à-dire si et comment l’utilisateur peut, au sein de ces déterminations, se réapproprier une intention signifiante.

 

Frédérique Vargoz
agrégée de philosophie
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

une littérature illisible ?

Alors que la question du langage est centrale dans les arts informatiques (des langages de programmation à l’intelligence artificielle en passant par la reconnaissance et la génération de texte), la possibilité d’un langage informatique qui pourrait être littéraire ou poétique est largement problématique.

Bumby, LifePl, 2005.

Bumby, LifePl, 2005. Photo: © Bumby

Le problème réside dans la perception et la compréhension de ce qui fait littérature : le texte. L’informatique est traversée de nombreux textes appartenant à ses logiques propres qu’on appelle les scripts de programmation, ou plus généralement les codes informatiques. Selon Florian Cramer dans Words Made Flesh: Code, Culture, Imagination (2005), pionnier dans la découverte et l’analyse des codes d’un point de vue esthétique, la dimension scriptible des codes informatiques (ce qui n’est pas lisible sur l’interface, ce qui n’est pas généré à la surface, mais qui relève des instructions et du processus) est la même que celle que Roland Barthes assigne au texte littéraire dans Le plaisir du texte (1982). Elle se marie à une deuxième dimension, pareillement perceptible en termes esthétiques, celle de l’exécutabilité du code (le texte comprenant la liste des instructions doit être exécuté). On éclairera certains aspects de cette double dimension.

Les rapports entre littérature et informatique sont très souvent réduits à la question des générateurs de langage, qui sont des programmes traitant des données linguistiques et produisant à partir d’elles des textes originaux. La textualité (au sens littéraire du terme) de ces générateurs est difficilement localisable dans textes produits, qui sont le plus souvent trop évidents ou trop obscurs.

Trop évidents ? Le programme est un très bon exécutant, notamment dans les arts de reproduction et d’imitation. Il peut produire des textes très classiques qui auraient fait la joie des poètes académiques des Lumières adeptes de métrique rigoureuse – une production poétique relativement dépréciée de nos jours à cause de son manque d’originalité, considérée comme pauvre en terme d’expérimentation avec le langage, pris dans des cadres pré-déterminés. Pourtant, et l’école littéraire de l’Oulipo tout comme son héritage informatisé de l’ALAMO le mettent en valeur, le travail mathématique sur les mots et les phrases sont une forme d’expérimentation, même si cette dernière réalise surtout un fantasme de la littéraire combinatoire, celui du contrôle absolu de la forme par l’auteur qui se confond avec le programme, comme l’explique Jean Clément dans son article Quelques fantasmes de la littérature combinatoire (2000).

Trop obscurs ? C’est souvent le cas avec les générateurs qui sont aussi des chatbots (robots-parleurs), cas d’école dans la programmation de l’intelligence artificielle, et avec qui la conversation a l’apparence d’une inquiétante étrangeté. Cela peut être parce que le robot est incohérent et ne sait pas s’adapter à son interlocuteur, ou, plus couramment, parce qu’il est robotique, pris dans des boucles et des attitudes figées (c’est flagrant chez Eliza, le célèbre robot psychanalyste). L’incompréhension des intentions du robot est fait dû au fait qu’il n’en a tout simplement pas : la machine ne « comprend » pas ce qu’elle dit, explique le philosophe John Searle, elle n’est donc pas intelligente. Les générateurs sont des auteurs virtuels dont le langage est tourné vers le vide de ses intentions : le programme qui écrit n’est qu’une machine à traiter et transmettre de l’information qui ne communique de sens pas sinon mathématiquement, selon la théorie cybernétique de Claude Shannon. Mais l’effet poétique n’en est pas pour le moins exclu, comme le précise Barthes : l’écriture n’est nullement un instrument de communication… elle paraît toujours symbolique, introvertie, tournée ostensiblement du côté du versant secret du langage.

C’est alors bien sur les codes qu’il faudrait se concentrer pour mieux apprécier ce « versant secret ». Si le lisible barthésien constitue les représentations standardisées de la production culturelle, le scriptible est défini par les codes responsables de cette production (ou énonciation dans le cadre du discours). Beaucoup d’auteurs travaillant avec l’informatique décident de plutôt s’intéresser aux arrangements des produits des codes en tant que ces produits rendent compte des possibilités (ou virtualités) à l’œuvre même dans la programmation informatique. Ici, c’est une autre qualité des générateurs de langage qui est mise en avant : sa qualité d’émergence différentielle du langage, qui est aussi une qualité poétique selon Jacobson. Selon Charles O’Hartman dans Virtual Muse, l’enjeu des scripts informatiques se révèle dans cette émergence qui fait que la lecture est importante pour sonner du sens au produit : le langage se crée tout seul à partir d’un simple parasitage statistique. On choisit l’ordre de n, on observe la signification trébucher et retrouver son équilibre. Il n’est pas très clair d’où peut venir cette signification. Rien n’est créé à partir de rien, et les principes du non-sens demandent que l’on garde le lecteur à sa place, co-responsable de la pertinence du texte.

Photo: © Marshall

Pour le poète Alan Sondheim, les langages informatiques donnent des outils pour penser à l’écriture et de nouvelles manières de jouer avec les mots et le sens : je laisse rarement le programme se débrouiller tout seul, je me fiche un peu de comment le texte est produit, donc je reviens sur le programme et réarrange les éléments. En d’autres termes, les commandes sont des catalyses pour une production textuelle, non pas dans le but de délivrer un texte final, mais un corps de texte sur lequel je peux travailler. Pour les créateurs du programme JanusNode, les générateurs de langage permettent de concrétiser le slogan de Lautréamont, la poésie pour tous !, en tant qu’ils présentent des fonctions utilitaires afin d’explorer ce phénomène intéressant qui émerge à l’intersection des dualités fondamentales, de la condition humaine : cette frontière dynamique qui sépare ordre et chaos, loi et anarchie, signification et absurde. L’attention à tous les textes produits possibles à l’intersection de la manipulation informatique et humaine fait surgit le deuxième fantasme de la littérature combinatoire selon Clément, celui, porté par les avant-gardes, de la perte de contrôle comme condition de créativité. Mais aussi, retrouver le contrôle par le biais des choix interprétatifs de l’auteur, voire du lecteur dans certains dispositifs (la littérature hypertextuelle par exemple) : comme dans de nombreuses situations du langage courant, les phrases sont en attente d’interprétation, ou encore en attente de cavalier, de maître qui lui donne une direction comme l’explique Wittgenstein.

Cependant, cette approche du code est encore très conceptuelle, voire abstraite dans la mesure où le principe d’incertitude de la génération textuelle est encore perçu comme dispositif, appareil de production, et non pas comme texte à lire et apprécier en soi. Qui lit les codes informatiques ? Tout d’abord leur premier public, les informaticiens. Mais ce n’est pas seulement pour des raisons utilitaires. L’envie de code dans son temps libre, s’exercer, s’amuser, épater les autres, résoudre un problème difficile, etc., est aux fondements d’une esthétique de la programmation dont se sont très largement nourries les cultures hacker. Cette esthétique nourrit aussi l’idéologie du code libre dans la mesure où celle-ci réclame l’affichage, la mise en visibilité et la circulation des codes informatiques. Elle fournit des points d’équilibre entre lisibilité et illisibilité, évidence fonctionnelle des structures de langage et déstabilisation formelle de ces scripts. Elle développe un plaisir de coder et de lire les codes qui est très proche du plaisir du texte barthésien. Et enfin, elle éclaire les manières de faire qui produisent des comportements culturels et des standards sociaux.

C’est dans l’idée qu’un code peut être beau que l’on trouve les racines de ce plaisir du code : un code élégant est un code concis, cohérent, bien formulé ; au contraire un code moche est obscur, difficile à décrypter pour le compagnon programmeur. Entre ces deux systèmes de valeur se déploie une variété de jeux d’écriture que l’on peut assimiler à une véritable activité infra-littérature chez les sous-cultures informaticiennes. Elle trouve son expression la plus formalisée dans des concours de codes volontairement obscurcis comme l’OCCC qui réinvestissent des jeux d’écriture comme les calligrammes, les anagrammes et la cryptographie (Obfuscated Code Competition in C) ou dans des collections de poèmes écrits en code pastichant et parodiant les formes les plus caricaturales de la poésie romantique et lyrique (par exemple dans la Perl Poetry, très présente sur www.perlmonks.org). Les sous-genres du code infra-littéraire sont indexés aux langages de programmation dans lesquels on écrit (C ou Perl, par exemple). En constant balancement entre une vision morale du code efficace et élégant et une vision grotesque du code fou, mais éclairant par son désordre et sa créativité, ces codes esthétiques entretiennent une ambiguïté avec le travail sérieux de la programmation, comme en témoigne le discours enthousiaste d’un des pères de la programmation Donald Knuth, acceptant en 1974 un prix d’honneur devant les membres de la prestigieuse Association of Computing Machines, dans un discours intitulé The Art of Computer Programming : nous ne devrions pas avoir peur de « l’art pour l’art », ni nous sentir coupables de programmer juste pour s’amuser. […] Je ne pense par que cela soit une perte de temps, et Jeremy Bentham ne dénigrerait pas non plus l’ »utilité » de ces passe-temps […] – à quoi peut-on prescrire le caractère de l’utile, sinon à ce qui est une source de plaisir ?

Écrire de beaux codes ou des codes drôles est une façon de repenser la didactique par le folklore : en codant de manière expérimentale, en dialoguant de manière créative avec l’ordinateur perçu à la fois comme interlocuteur et système, l’apprenti poète est aussi et surtout un apprenti codeur et un utilisateur de dispositif en situation d’apprentissage, voire d’initiation. La dimension esthétique du code informatique, ainsi, est un art d’initiés – mais pas tellement plus que la poésie la plus expérimentale, à laquelle ne goûtent ceux qui aiment décrypter (au sens littéral ou au sens métaphorique) les textes les moins lisibles de la littérature. C’est d’ailleurs ce qu’ont pensé les poètes du courant « Codeworks » (dont Alan Sondheim), qui ont envahi les réseaux artistiques du Web dans les années 1990 avec des logorrhées babéliennes empruntant beaucoup, parfois intégralement, aux langages de programmation. À l’époque où le code est devenu un enjeu important sur les plans techniques et culturels, mais aussi économiques, politiques et juridiques (Code is law, Lawrence Lessig, 1999), s’intéresser à ses Textes ne semble finalement pas une idée si farfelue.

Camille Paloque-Berges
publié dans MCD #66, « Machines d’écritures », mars / mai 2012

Camille Paloque-Berges a développé ces questions plus avant dans Poétique des codes informatiques, publié en 2009 chez Archives contemporaines.