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Une brève histoire de la sousveillance

La sousveillance est une riposte à la surveillance. Comme son préfixe l’indique, la surveillance est surplombante, étatique et désormais presque omniprésente. À l’inverse, la sousveillance vient d’en bas, en réaction à ce contrôle social généralisé, pour en dévoiler et dénoncer les excès. C’est Steve Mann, professeur en sciences appliquées à l’université de Toronto, connu pour avoir ses lunettes de réalité augmentée vissées en permanence, qui a développé ce concept de sousveillance. En France, c’est Olivier Aïm, théoricien des médias, qui a popularisé ce qui s’appelle, de l’autre côté de l’Atlantique, les « surveillance studies ». Dans sa nouvelle publication, Jean-Paul Fourmentraux, socio-anthropologue, professeur à l’Université Aix-Marseille et critique d’art, analyse la manière dont s’exerce la sousveillance, cet « œil du contre-pouvoir », dans les pratiques et créations numériques.

Antoine d’Agata, Virus. Photo: D.R.

La notion de surveillance étatique n’est pas récente. Elle traduit « la volonté de puissance » des gouvernements sur leurs citoyens, ce désir de tout observer, tout contrôler, tout ficher… Mais depuis quelques années, singulièrement en France, l’étau s’est resserré. Plusieurs facteurs ont renforcé cette détermination à surveiller et punir… Des lois votées en contrecoup des attentats jusqu’aux récentes législations s’inscrivant dans le cadre de la « sécurité globale », en passant par les contraintes sanitaires prises lors de la pandémie du Covid, désormais c’est tout un ensemble de mesures liberticides qui mettent à mal les droits fondamentaux et la vie privée. Si une telle surveillance est désormais possible, c’est bien sûr grâce aux technologies de plus en plus intrusives : vidéosurveillance, dataveillance, drones, biométrie, géolocalisation, puces RFID, etc. Et nous sommes tous, ou presque, complices de ce qui s’avère être aussi une « auto-surveillance » par le biais des téléphones portables, d’Internet, des réseaux sociaux…

Pour autant, cette prolifération des technologies d’observation et d’information est aussi un atout. Si chacun peut être observé et contrôlé, chacun peut aussi « surveiller les surveillants ». Œil pour œil, regard contre regard… En clair, le regard peut toujours se retourner et devenir un opérateur de contre-pouvoir. La sousveillance est bien une contre-surveillance qui consiste à mettre en lumière et donc à rendre visibles les stratégies occultes des plateformes numériques, [des entreprises] et des États qui procèdent de la violation et de l’instrumentalisation des images et données. En première ligne, on trouve des collectifs et associations citoyennes (Technopolice.fr, La Quadrature du Net, Copwatch, etc.).

Samuel Bianchini, niform. Photo: D.R.

Même si ce n’est pas le sujet du livre, dans cette lutte contre la techno-surveillance, Jean-Paul Fourmentraux signale aussi des réactions plus offensives comme l’obfuscation. Ce « barbarisme », qui resurgit dans le langage informatique pour désigner des processus de camouflage, tire ses racines au XVIIIe siècle du verbe « dissimuler » avant un glissement sémantique vers l’idée de « s’offusquer » : l’obfuscation renvoie aux tactiques visant à limiter ou contrecarrer le poids du profilage et de l’algorithmisation des individus. Prenant à rebours l’asymétrie des procédures de capture des données, elle fait office d’arme des faibles. […] L’obfuscation opère comme une ruse qui consiste à produire délibérément de fausses informations, dans le but de noyer les données existantes dans une série de contre-informations fallacieuses, désordonnées, ambiguës

Cette tactique peut également procéder au sabotage des instruments de surveillance ou de collecte et de traitement des données personnelles. Des actions plus directes, qui ne sont pas sans rappeler les riches heures de l’autonomie… On peut en mesurer les impacts en consultant certaines revues de presse militantes. Dans cette guerre sociale et technologique de basse intensité, les artistes occupent une position médiane. L’art joue ici un rôle singulier, en tant que producteur de formes et d’outils pratiques et réflexifs. La sousveillance y est mise en œuvre comme une tactique de résistance au sens de Michel de Certeau. […] La pratique artistique ré-ouvre les boîtes noires, défait les dispositifs de la surveillance subie, les braconne et construit en retour des dispositifs de surveillance inversée. […] L’enjeu d’un art de la sousveillance revient à dévoiler comment les « machines de vision » contemporaines perçoivent le monde au travers de catégories qu’on leur a inculquées. Et par conséquent, comment les images qui en résultent révèlent des formes de pouvoir qu’elles sont destinées à reproduire et à améliorer.

Forensic Architecture, The killing of Zineb Redouane. Photo: D.R.

À mi-chemin entre discipline de recherche artistique et forme d’action politique, le collectif Forensic Architecture recueille et analyse des données, des vidéos et autres schémas balistiques avant de les interpréter et mobiliser dans le cadre d’une contre-expertise technico-légale qui se présente sous forme de modélisation 3D. Leurs investigations permettent de faire la lumière sur des affaires controversées qui échappent aux expertises traditionnelles ou donnent lieu à des jugements et résolutions souvent partiels et opaques (attentats, crimes d’État, violences policières, etc.). Parmi leurs contre-enquêtes, on mentionnera celles concernant Adama Traoré ou Zineb Redouane — 80 ans, morte « en marge » de l’acte III des Gilets Jaunes à Marseille en 2018, suite au tir d’une grenade lacrymogène au moment où elle fermait la fenêtre de son appartement. Mais Forensic Architecture ne se limite pas à ces cas d’études « made in France ». Le collectif œuvre également sur le plan international (l’explosion du port de Beyrouth, les brutalités policières lors des manifestations Black Lives Matter aux États-Unis, les migrants en Méditerranée, le conflit israélo-palestinien, la guerre en Ukraine, etc.) et trans-temporel (The Nebelivka Hypothesis, les crimes coloniaux allemands en Namibie en 1904-1908, etc.).

Parmi les artistes qui ont les violences policières dans leur viseur, le hacker et « artiviste » italien Paolo Cirio s’inscrit pleinement dans une démarche technocritique, à la croisée de l’art et du militantisme citoyen. Entre street-art et net-art, il pratique aussi bien l’affichage sauvage, en placardant des photos de policiers entourés d’un cadre rouge à la manière du processus de recherche et d’identification algorithmique des visages, que le piratage et détournement de données (Face to Facebook, Street Ghosts, Loophole For All). Mais c’est avec son installation Capture qu’il a focalisé l’attention en 2020. Il s’agit d’une série photo de 150 visages de policiers (1000 pour la version vidéo) choisis parmi 4000. Des visages capturés lors de manifestations. Regards menaçants ou furtifs, sourires crispés ou grimaçants… Tout, dans ces clichés, transpire la haine, la peur et la violence qui ont marqué les mouvements sociaux depuis la Loi travail, en passant par les Gilets Jaunes et dernièrement la Réforme des retraites.

Paolo Cirio, Capture. Photo: D.R.

Présentée sans problème à Vienne, Turin et Berlin, cette installation s’est par contre attiré les foudres du Ministère de l’Intérieur français lors de sa présentation à Tourcoing, au Fresnoy, dans le cadre d’une exposition collective. Capture a été censurée avant même d’être montrée au public… À la place de ce panorama, une palissade bleue sur laquelle sur laquelle est inscrit en gros caractères « La Honte ! », traduisant le sentiment des élèves et professeurs de ce Studio national des arts contemporains. Le problème, au-delà des regards et rictus inquiétants, tient au fait que Paolo Cirio a fait le choix de montrer les visages potentiellement identifiables. Pour dénoncer les violences policières, d’autres artistes ont opté pour une approche moins frontale en floutant les visages des forces de l’ordre ou en effaçant les silhouettes des victimes : Bettie Nin (Les Disparus), Thierry Fournier (La Main invisible), Benjamin Gaulon (FaceGlitch). À l’inverse, avec niform, Samuel Bianchini confronte le spectateur à un cordon de CRS. Floue au départ, lorsqu’on s’en rapproche l’image-vidéo se métamorphose en représentation d’un danger imminent : une expérience à vivre pour les personnes n’ayant jamais mis les pieds dans le cortège de tête, par exemple…

C’est un autre type d’expérience qu’à vécu Antoine d’Agata lors du confinement suite au Covid-19 (Virus, La Vie Nue). Ce photographe a entrepris d’ausculter les empreintes et les stigmates sociaux et politiques de la pandémie, montrant la transformation de Paris, aux rues désertées de ses habitants, uniquement occupées par les marginaux (toxicos, prostituées, SDF, etc.) et les travailleurs de l’ombre (éboueurs, livreurs, etc.). Pour ce projet, il s’est équipé d’une caméra thermique afin de capter et d’enregistrer des « traces » de cet épisode viral qui métamorphose la ville en un curieux théâtre d’âmes errantes, de têtes baissées et de corps fuyants. […] Le photographe choisit par conséquent de détourner cette technologie de repérage et de contrôle, un outil de surveillance initialement conçu pour un usage militaire et guerrier, qu’il manipule à contre-emploi, à l’inverse d’une quête de localisation ou d’identification.

Jean-Paul Fourmentraux attire aussi notre attention sur Éléonore Weber qui « recycle » également des images de caméras thermiques. Dans son documentaire, Il n’y aura plus de nuit, cette auteure et réalisatrice, qui a par ailleurs étudié la philosophie politique à l’EHESS, met en exergue des images capturées par des hélicoptères de combat et des drones militaires. Une démarche également adoptée par Trevor Paglen (Untitled (Reaper Drone)), Omer Fast (5000 Feet In The Best) et James Bridle (Watching The Watchers). Nous avons commencé à nous familiariser avec ce type de prises de vue lors des guerres qui ont ravagé l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie et, dernièrement, l’Ukraine. « Familiariser » n’est toutefois pas le mot tant nous sommes à chaque fois saisis d’effroi à la vue des petites silhouettes qui, de haut, se détachent comme des fourmis avant de disparaître dans un nuage de poussière, quand ce n’est pas l’image vidéo qui est brutalement interrompue une fois la cible atteinte. Sans parler des propos tenus par les « tueurs à distance » qui ne semblent pas mesurer la réalité où ils exercent leur « art », incapables de distinguer un paysan qui porte un râteau sur l’épaule, d’un combattant avec une kalachnikov

Celui qui filme est celui qui tue… Cette vision lointaine du théâtre des opérations via des écrans entraîne une déréalisation de la guerre mue par plusieurs objectifs : déresponsabiliser les assaillants, déculpabiliser les citoyens et surtout protéger les États et leurs armées. Pour Grégoire Chamayou, avec cette distanciation, l’éthique du combat se déplace, pour devenir une éthique de la mise à mort, une nécroéthique, qui utilise les principes du jus in bello pour les convertir en critères pertinents du meurtre acceptable. Une éthique de bourreaux ou d’exécuteurs, mais plus de combattants. In fine, pour Éléonore Weber, il s’agit justement de prendre une certaine distance vis-à-vis de ces images meurtrières, afin de les restituer au régime visuel. Autrement dit, il s’agit d’instruire le regard à d’autres fins qu’à celle du conflit armé. Tel est peut-être l’acte de résistance que propose son film documentaire : un retournement du regard.

Laurent Diouf

Jean-Paul Fourmentraux, Sousveillance : L’œil du contre-pouvoir (Les Presses du Réel, 2023)
> https://www.lespressesdureel.com/

art et hacktivisme technocritique

Dès son origine, l’art numérique est un art du piratage basé sur des pratiques de détournement, d’arraisonnement de la vidéo, de l’électronique, de l’informatique, d’Internet… Au départ objet, les nouvelles technologies sont bien vite devenues sujet d’expériences artistiques. Désormais, avec l’omniprésence des techniques de traçage qui caractérisent notre société de « surveillance globale », l’artiste du numérique retrouve un engagement qui se traduit notamment par un « hacktivisme technocritique », par une certaine forme de désobéissance numérique. Jean-Paul Fourmentraux, socio-anthropologue et critique d’art, nous offre un panorama de ces dissidences au travers de son nouvel ouvrage.

Trevor Paglen, They Took The Faces. Photo: D.R.

L’acte de résistance contre les techniques est aussi vieux que l’exploitation qu’elles induisent. Mais les technologies du numérique déploient justement de nouvelles formes d’exploitation, de manière souvent plus insidieuses, auxquelles nous souscrivons dans une sorte de  « servitude volontaire ». Le marché fonctionne désormais grâce à un système de « surveillance généralisée ». Pris dans sa nasse, nous sommes contraints de fournir nos données personnelles sous peine d’être hors jeu du circuit de communication et consommation. Le marketing numérique, passant du mot d’ordre au mot de passe, est peut-être en passe de devenir le principal instrument du contrôle social. Ce « capitalisme de surveillance », qui s’épanouit avec le concours actif d’un Léviathan 2.0, est d’autant plus pernicieux que nous vivons dans une société où triomphe l’exposition de soi sur les réseaux sociaux.

L’enjeu est donc de reprendre la main sur les objets communicants et connectés, de critiquer la politique d’innovation qui les accompagnent,  de retrouver un peu de l’utopie libertaire du début d’Internet, d’inverser le regard en surveillant les surveillants, de dérégler les algorithmes, de désosser les machines, de désacraliser la technique… Sur cette ligne de front, Jean-Paul Fourmentraux distingue différentes pratiques — sous-veillance, médias tactiques, design spéculatif, statactivisme et archéologie des médias — incarnées par Trevor Paglen, Paolo Cirio, Julien Prévieux, Benjamin Gaulon, Christophe Bruno, Samuel Bianchini, Bill Vorn, le collectif Disnovation.org et le duo HeHe.

Bill Vorn, Copacana Sex Machine. Photo: D.R.

Ces démarches artistiques se présentent essentiellement sur un mode ludique tout en portant une force qui met en œuvre le public (le sens public, l’espace public) et vise l’instauration d’une forme politique. C’est ici que la désobéissance prend corps, non pas comme une posture, mais à travers des dispositifs et des pratiques, des objets et des tours de main. Cela témoigne autant d’un art de faire (Michel de Certeau) que d’un art de la critique. Comme le souligne Jean-Paul Fourmentraux citant McLuhan, l’art vu comme contre milieu ou antidote devient plus que jamais un moyen de former la perception et le jugement. En s’affirmant comme tel, en prenant soin de ne plus séparer l’œuvre et l’enquête, cet art de la désobéissance s’attache à faire de l’écosystème numérique un « problème public », au sens du philosophe John Dewey, selon lequel l’art, comme expérience, est en effet toujours transactionnel, contextuel (situationnel), spatio-temporel, qualitatif, narratif, etc.

Ainsi, Trevor Plagen qui fait inlassablement œuvre de « divulgation », révélant l’existence des infrastructures et machineries occultes de la surveillance de masse mise en place par l’état américain (stations d’écoute, drones, satellites-espions, reconnaissance faciale…), pointant au passage un changement de paradigme : avec l’Intelligence Artificielle, à la question du progrès technique se superpose désormais le problème du progrès des machines (par) elles-mêmes.

Paolo Cirio, Capture. Photo : © Collectif l’Œil

Pour Paolo Cirio ce sont les « machines à gouverner » qu’il convient de démasquer pour se protéger de leurs excès coercitifs et liberticides. Comme le précise Jean-Paul Fourmentraux, il déploie une écologie de sous- veillance visant à détourner les instruments de la surveillance panoptique exercée par les détenteurs du pouvoir – la police, le gouvernement, le renseignement, les GAFA, etc. Le paradoxe étant que ces institutions, tout en revendiquant des lois de gouvernance et d’information transparentes, veillent à masquer ou dissimuler leurs propres instruments de surveillance ainsi que l’étendue et la nature du traitement des données qu’ils collectent. On rappellera sa récente installation Capture — un panorama de visages de policiers faisant écho à la loi de Surveillance Globale — censurée en France sur ordre du ministère de l’Intérieur…

On se souvient de l’ironie mordante des Lettres de non-motivation de Julien Prévieux et de son inventaire des gestes à venir (i.e. brevetés alors même que les objets auxquels ils sont censés correspondre n’existent pas encore). Julien Prévieux est aussi un adepte du « retour à l’envoyeur » et son « art du grain de sable » s’applique aussi à la gouvernance par les nombres. Le statactivisme s’apparente davantage à la pratique du judo : prolongeant le mouvement de l’adversaire afin de détourner sa force et de la lui renvoyer en pleine face. Il s’agit de faire de la statistique – instrument du gouvernement des grands nombres – une arme critique.

Jean-Paul Fourmentraux met également en avant Christophe Bruno, qui subvertit notamment les protocoles de recherche et de référencement de Google. Benjamin Gaulon (alias Recyclism) qui travaille sur l’obsolescence programmée, mettant à nu et recyclant les composants d’appareils « obsolètes », à la limite d’une autopsie électronique… Le collectif Disnovation.org (où figure Nicolas Maigret) qui expérimente les dysfonctionnements, déployant différentes méthodologies – de la profanation au sabotage – mettant à l’épreuve la construction interne des objets techniques et l’architecture des réseaux, […] apprenant à (ré)ouvrir les « boîtes noires » technologiques qui parasitent le quotidien des usagers du numérique (algorithmes de recommandation, assistants vocaux, systèmes GPS, etc.) et prônant une forme de décroissance technologique (cf. Post Growth)

Samuel Bianchini qui conçoit des images interactives, mettant le spectateur dans la boucle pour mieux le confronter aux rouages des machines de vision dans des mises en scène qui confinent parfois au rituel. Entre art, science et ingénierie, Bill Vorn — dont on connaît les créatures robotiques (Inferno, Hysterical Machines, Rotoscopic Machines, Copacabana Machine Sex) conçues avec Louis-Philippe Demers — qui interroge les processus cybernétiques et les dilemmes de la vie artificielle, jusqu’à envisager le possible déraillement des machines et robots depuis le terrain de la psychologie comportementale. Enfin, le duo HeHe (Helen Evans & Heiko Hansen) qui participe également à cette divulgation des choses cachées, celles de l’arrière-monde technologique, en l’occurrence les séquelles écologiques mises en lumière lors de sculptures environnementales éphémères (Champs d’Ozone, Toy emissions, Man Made Clouds, Nuage vert).

Laurent Diouf

Jean-Paul Fourmentraux, antiDATA la désobéissance numérique : art et hacktivisme technocritique (Les Presses du Réel, coll. Perceptions)
> https://www.lespressesdureel.com

un espace critique

À quoi servent les outils numériques et qui servent-ils ? Peut-on en faire autre chose que ce pour quoi ils ont été prévus ? L’utilisateur peut-il reprendre un certain pouvoir face à des solutions techniques de plus en plus complexes et formatées dans des objectifs marchands ?

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Dans sa théorie critique de la technique, Andrew Feenberg s’intéressait aux outils numériques qu’il analysait comme des outils de rationalisation sociale au service d’instances de domination. Mais il ne se limitait pas à cette vision déterministe : l’appropriation des technologies y est présentée aussi comme une co-construction sociale (1). Les technologies numériques paraissent en effet marquées par une instabilité inédite et les groupes subordonnés (les utilisateurs) peuvent manifester leur influence à l’encontre des forces hégémoniques via des stratégies de détournement, contournement, rejet, etc. Le succès de certains outils et technologies est par conséquent, plus souvent qu’on ne le dit, lié à l’invention simultanée de leurs usages, au point que ce sont parfois ces derniers qui constituent la véritable innovation.

Prenons pour exemple la perspective, la photographie, les plus contemporains outils vidéographiques d’enregistrement du réel et jusqu’aux tout derniers réseaux informationnels numériques : si le moteur principal de leur innovation est technologique, relevant en cela de la recherche stratégique, scientifique ou même militaire, leur (re)connaissance sociale s’origine tout autant dans le monde culturel ou dans l’univers de la création artistique. Leur succès et leur diffusion, difficile à promouvoir, et qui la plupart du temps ne peut être pleinement prédéfinie ou anticipée, supposent en effet une première appropriation sociale de ces technologies.

L’approche proposée par Andrew Feenberg croise ici les travaux du « prophète de l’âge électronique » et théoricien canadien Marshall McLuhan selon lequel la pratique artistique est dans ce contexte appelée à jouer un rôle spécifique : l’art constitue un contre milieu ou un antidote et un moyen de former la perception et le jugement. Ce dernier pariait sur le pouvoir qu’ont les arts de devancer une évolution sociale et technologique future, quelquefois plus d’une génération à l’avance : (car) l’art est un radar, une sorte de système de détection à distance, qui nous permet de détecter des phénomènes sociaux et psychologiques assez tôt pour nous y préparer […]. Si l’art est bien un système « d’alerte préalable », comme on appelait le radar, il peut devenir « extrêmement pertinent non seulement à l’étude des media, mais aussi à la création de moyens de les dominer » (2).

À ce titre, plusieurs projets artistiques contemporains donnent la possibilité de voir le temps d’un instant nos villes comme des espaces négociables qui ne sont pas uniquement destinés à la consommation ou à la lecture, mais sur lesquels on peut écrire, dans lesquelles on peut s’exprimer. L’enjeu est surtout de bousculer l’idée que l’on se fait de l’espace public en questionnant l’hybridation et/ou l’articulation entre « réel » et « virtuel » à l’ère numérique.

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Images virus et détournements logiciels
À l’ère du flux et des Big data, les images produites par des machines de vision sont indexées à des bases de données numériques qui en déterminent sinon le sens, au moins les usages : médiatique, policiers et militaire autant qu’artistique. Google participe à cet égard d’une cartographie visuelle du monde, opérée par la technologie Nine Eyes et ses neuf caméras photographiques embarquée dans les Google Cars qui sillonnent la planète et instaurent une surveillance généralisée. L’artiste Julien Levesque a proposé un détournement poétique de ses images opératoires au fil de différents voyages dans Google.

Ses Street Views Patchwork forment 12 tableaux photographiques vivants qui évoluent au rythme du temps dicté par les bases de données de Google. Relié à au flux d’Internet, ce patchwork d’images forme des paysages à la géographie changeante, susceptibles d’évoluer à chaque instant, ré-actualisés par la base de données en ligne. À contre-courant du flux et de l’obsolescence programmée, les photographies de Julien Levesque composent un paysage imaginaire juxtaposant les prises de vues automatiques de différents lieux dans le monde. À partir de trois échelles du paysage — le sol, le ciel et l’horizon — la capture diversement géolocalisée et évoluant dans le temps, se transformant petit à petit, au gré des jours au rythme des saisons, altère notre vision de la réalité du monde.

On pense aussi au projet précurseur de l’artiste canadien Jon Rafman — 9 Eyes — qui propose une exploitation « parodique » des images réalisées par la voiture Google équipée de neuf caméras qui enregistrent les rues de ce monde pour Google Street View. Ce service lancé en 2007 dans l’objectif d’organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous, utilise la technologie Immersive Media qui permet de fournir une vue de la rue à 360 degrés en n’importe quel point donné. Les images ainsi enregistrées sont ensuite traitées par un logiciel propriétaire de Google qui les assemble pour donner l’impression de continuité. Des instants décisifs robotisés que l’artiste Jon Rafman traque avec une application obstinée pour mieux rendre compte des visions du monde ainsi produites par la machine qui fait « acte d’image » avec une spontanéité sans égal, sans volonté et sans intentionnalité.

Jon Rafman, 9 Eyes (2011-2014). Photo: D.R.

Ces images dont il n’est pas l’auteur, mais qu’il a méticuleusement sélectionnées, donnent à voir un autre monde : étrange, extra-terrestre, incohérent, rendu presque irréel au moins autant du fait des erreurs de traitement algorithmique des images que par la nature des scènes photographiées. Aujourd’hui controversé en raison d’atteintes envers la vie privée, le service de Google intègre désormais une possibilité de signaler une anomalie en cliquant au bas de l’image : report a problem… L’œil automatique de Google sollicite ainsi paradoxalement les humains (le regard humain) pour vérifier les images et signaler des indiscrétions ou violations de l’intégrité des sujets commises par la machine de vision (3) algorithmique de Google.

Les œuvres de l’artiste italien Paolo Cirio — artiste italien vivant à New York, hacker et activiste — participent également d’une critique de l’utilisation des nouvelles technologies lorsque celles-ci constituent un pouvoir hors de tout contrôle, alors même que la transparence est érigée en nouveau principe par nos sociétés contemporaines. L’artiste nous invite à une réflexion sur les notions d’anonymat, de vie privée et de démocratie. Son œuvre Face to Facebook (2011) procède du vol d’un million de profils d’utilisateurs Facebook et de leur traitement par un logiciel de reconnaissance faciale, à partir duquel une sélection de 250 000 profils sont publiés sur un site de rencontre fabriqué sur mesure — chaque profil étant trié selon les caractéristiques d’expression du visage (4). Face à l’omniprésence des médias sociaux, ce détournement de données est une mise en garde à grande échelle face aux risques de partage d’informations personnelles sensibles.

Paolo Cirio, Face to Facebook (2011-2014). Photo: D.R.

Au-delà de l’écran : investir l’espace public
Apparu entre 2008 et 2010 dans des expositions de rue à Berlin (Transmediale) et à Bruxelles (Media Façades Festival) ou encore à Rotterdam (Image Festival) l’Artvertiser (5) propose de s’approprier les espaces publicitaires en les détournant via un dispositif numérique de « réalité augmentée » qui révèle des œuvres d’art à la place des panneaux publicitaires. Il s’agit là d’occuper l’espace public, de plus en plus privatisé par les campagnes marketing, en transformant des places comme Time Square ou Picadilly Circus en véritables galeries d’art.

Pour en faire l’expérience, l’œuvre propose aux citoyens un dispositif technique — le Billboard Intercept Unit (en français : unité d’interception d’affichage) — sortes de jumelles spécialement conçues, équipées de caméra à l’avant et de lentilles oculaires à l’arrière. Pilotées par un algorithme, les jumelles fonctionnent via un logiciel de recherche d’images dans l’environnement urbain. L’Artvertiser substitue ainsi aux images publicitaires une production plastique qui interroge de façon critique le débat sur la privatisation grandissante de l’espace public. Si une connexion Internet est disponible à proximité, la substitution peut s’archiver directement ou être publiée en ligne sur des sites tels que Flickr et YouTube, proposant et construisant ainsi une « mémoire » alternative de la vision de la ville.

L’Artvertiser donne par conséquent la possibilité de voir le temps d’un instant nos villes comme des espaces négociables qui ne sont pas uniquement destinés à la consommation ou à la lecture, mais sur lesquels on peut écrire, dans lesquelles on peut s’exprimer. L’enjeu est surtout de bousculer l’idée que l’on se fait de l’espace public en questionnant l’hybridation et/ou l’articulation entre « réel » et « virtuel » à l’ère numérique. Ce projet entre en résonnance avec d’autres travaux d’artistes qui travaillent également la question de la réappropriation de l’espace public.

Julian Oliver, The Artvertiser (2010). Photo: D.R.

Le Graffiti Research Lab a mis au point un dispositif de tag lumineux, un graffiti éphémère tracé à distance (projeté) à l’aide d’un crayon-laser « tracké » par une caméra : le Laser Tag. Le programme crée une trace lumineuse dans le sillage du point-laser, sur le même principe qu’une souris et un logiciel de dessin. La démarche est en « open source » : le Graffiti Research Lab met à disposition le manuel et le code de toutes leurs inventions, invitant chacun à fabriquer et améliorer leurs outils. Ce détournement de l’espace public comporte souvent un message politique engagé.

Avec Pixelator, l’artiste Jason Eppink réalise une intervention urbaine utilisant une « grille » en carton-mousse recouverte d’une feuille translucide (feuille de gélatine utilisée dans l’éclairage photo ou au cinéma) pour détourner des écrans publicitaires convertis inopinément en œuvre d’art vidéo. Cette œuvre fait figure d’anti-publicité en remplaçant cet encart publicitaire par un Do It Yourself, encourageant la création virtuelle.

L’artiste Julius von Bismarck a conçu l’Image Fulgurator, instrument pour manipuler physiquement des photographies, affectant clandestinement l’information visuelle des images faites par d’autres. Dès qu’un flash est perçu aux alentours, l’Image Fulgurator — sorte d’appareil photo inversé — projette en une fraction de seconde une image invisible à l’œil nu sur le sujet visé, uniquement visible ensuite lors du tirage ou de la prévisualisation de la photo. Ce dispositif de « prise de vue » et « projection de vue » permet de manipuler physiquement les photographies.

En inversant le processus photographique à l’intérieur de sa machine, il permet d’intervenir lorsqu’une photo est prise sans que le photographe soit en mesure de détecter quoi que ce soit. La manipulation est uniquement visible une fois la photo effectuée. Cette intervention de « guérilla photo » permet d’introduire des éléments graphiques dans les photos des autres et peut être utilisée quel que soit l’endroit, du moment qu’un appareil photo avec un flash sert à faire des prises de vue, comme par exemple lors d’un discours de Barack Obama à Berlin.

Graffiti Research Lab, Laser Tag (2007-2008). Photo: D.R.

On pense enfin à l’œuvre Street Ghost de l’artiste italien Paolo Cirio qui détourne les « portraits photographiques » floutés de Google Street View. Entre net et street art, Paolo Cirio imprime les photos floutées de personnes saisies au hasard dans la rue par la Google Car, sans leur autorisation, les imprime et les affiche grandeur nature à l’endroit même de la prise de vue réalisée par les caméras de Google. Ces « Street Ghosts », corps fantomatiques, victimes algorithmiques, interrogent la propriété intellectuelle et l’utilisation des données privées.

Ces pratiques interventionnistes s’inscrivent dans le courant des arts médiactivistes qui critiquent l’ordre social, politique et économique dominant. Elles font de la ville ou de la question urbaine un problème public au sens du philosophe pragmatiste américain John Dewey (2010) théorise dans The public and its problems. L’espace public et la notion d’arène publique forment ici le sujet de la communauté politique. Une communauté qui n’existe pas comme un tout déjà constitué, mais qui doit être instaurée et maintenue activement : elle n’implique pas seulement divers liens associatifs qui maintiennent sous diverses formes les personnes ensemble, le public apparaît surtout comme un problème. Dewey (2005) désigne par le public ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés » par les conséquences d’une action humaine collective.

À l’ère des « lunettes intelligentes » développées par la firme Google, des projets tels que l’Artvertiser, héritiers des Hacker Spaces, s’inscrivent également dans l’archéologie des médias : un courant des media studies influencé par l’archéologie du savoir de Michel Foucault et par les théories médiascritiques (Marshall Mc Luhan, Wilem Flusser, Jussi Parrika). Ces théories s’intéressent aux machines médiatiques (qui communiquent ou mémorisent) qu’ils cherchent, comme des archéologues, à exhumer en même temps que leur environnement social, culturel et économique. Leurs recherches se développent aujourd’hui en lien étroit avec l’histoire de l’art qui questionne la pérennité (matérielle et intellectuelle) d’œuvres d’art qui, depuis plusieurs décennies, font largement appel aux machines médiatiques et numériques. Dans ce contexte, au-delà de la démarche artistique et à l’instar de Julian Oliver, les praticiens des nouveaux médias s’engagent dans une politique esthétique de perturbation, d’intervention et d’éducation visuelle.

Jean-Paul Fourmentraux
publié dans MCD #82, « Réalités virtuelles », juillet / septembre 2016

Docteur en sociologie et critique d’art, Jean-Paul Fourmentraux est Professeur en humanités numériques à l’université de Provence, Aix-Marseille, membre du Laboratoire en Sciences des arts (LESA – Aix-en-Provence) et chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) au Centre Norbert Elias (UMR-CNRS 8562). Ses recherches interdisciplinaires portent sur les interfaces entre arts et cultures numériques, médias critiques et émancipation sociale. Il est l’auteur des ouvrages Art et Internet (CNRS, 2010), Artistes de laboratoire : Recherche et création à l’ère numérique (Hermann, 2011), L’œuvre commune : affaire d’art et de citoyen (Presses du réel, 2012), L’Œuvre virale : net art et culture hacker (La Lettre Volée, 2013).

(1) Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique (Montréal, Lux, 2014).

(2) Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’Homme (Paris, Le Seuil, 1968, p.15-17). Michel de Certeau, L’Invention du quotidien : arts de faire (Paris, Gallimard, 1990). Étienne Souriau, Les Différents modes d’existence, suivi de L’œuvre à faire (Paris, PUF, 2009).

(3) Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison (Paris, Gallimard, 1975). On trouvera une généalogie de l’idée d’image opératoire et d’œil/machine ou de machines de vision (drones, caméras de surveillance, satellites, webcams, jeux vidéos de simulation, etc.) confrontée au montage cinématographique, dans l’œuvre d’Harun Farocki : Cf. Harun Farocki, Films (Paris, Théâtre Typographique, 2007, p. 135)

(4) Cf. Paolo Cirio, Face to Facebook, 2011. www.lovely-faces.com

(5) The Artvertiser (2010) est un projet de Julian Oliver, membre du Free Art Technology (FAT) qui confronte l’art et l’advert, l’artistique et la publicité de masse qu’il dénonce. Cf. http://theartvertiser.com