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(for the street)

L’artiste Axel Stockburger a installé en plein centre-ville de Vienne, en Autriche, une sculpture monumentale crachant des pièces d’un euro sur un mode aléatoire, de fin juin à mi-octobre 2014. Quantitative easing (for the street) souligne par l’absurde le changement d’échelle de la crise globalisée, symbole d’une crise de l’abondance plutôt que de la rareté.

Si John Maynard Keynes et Friedrich August Hayek (fréquemment associés aux antipodes de l’économie moderne) étaient d’accord sur une chose, c’est que le manque de confiance a un effet déstabilisateur. En conséquence, si cet indice de confiance, comme dans la crise financière de ces dernières années, est placé sous les projecteurs (précisément parce qu’une telle perte s’est produite), le pouvoir des relations sociales dépasse les paramètres économiques : le manque de confiance assèche le climat des relations du commerce capitaliste.

L’intervention de l’artiste Axel Stockburger dans l’espace public attire notre attention sur cette situation, en faisant allusion au changement de climat de l’économie mondiale où la crise actuelle n’est pas, comme on pourrait le croire, caractérisée par la rareté, mais plutôt par l’abondance.

Collecte et redistribution par et pour tous
L’artiste agrémente le boulevard Graben, à Vienne, d’un objet sculptural dont la valeur réelle intrinsèque est révélée aux passants par sa qualité performative : du 27 mai à la mi-octobre 2014, un totem apparemment plaqué or a expulsé de l’argent de façon aléatoire sous forme de pièces d’un euro dans l’un des endroits les plus affluents de Vienne. Le flux horizontal de personnes s’accompagnait d’un flux généré au hasard pour la durée de l’intervention, qui représentait aussi une invitation à participer. Quantitative Easing (for the street) n’exclut personne. Au contraire, l’œuvre permet aux participants de collecter les pièces et de les redistribuer sans discrimination à des flâneurs, des touristes, des acheteurs, des gens d’affaires, des mendiants, des passants au hasard ou des résidents.

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street)

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street), 2014. Temporary Installation, Plated Metal, Random Euro Coin Dispenser, Graben, Vienna. Photo ©: Iris Ranzinger.

Cette pièce aborde l’impermanence, la volatilité et l’inégalité intrinsèques à un système de valeurs défini par l’économie, sur l’artère principale de Vienne traditionnellement dédiée à la promenade et au shoping (1). Quantitative Easing (for the street) s’inscrit dans une longue tradition d’engagement des artistes en réaction à des phénomènes sociaux associés à la domination économique et sa manifestation physique, l’argent.

Fiction, art et économie
Comme dans ses travaux précédents, où l’artiste autrichien explorait les médias contemporains tels le film, les jeux vidéo ou l’informatique et leurs conventions gestuelles, matérielles et linguistiques, Stockburger s’intéresse aux fictions sociales, qui dans ce cas sont générées à la fois par l’économie et par l’art. Les deux doivent leur existence à des conventions et sont sujets à changement. Ces phénomènes régissent notre vision du monde, précisément parce qu’il s’agit de constructions de l’esprit.

Dans ce sens, le projet de grande envergure construit par Stockburger sur le boulevard Graben fait à la fois référence à l’importance culturelle et à la valeur économique de l’or. Cette valeur résulte, entre autres, de la capacité de l’or à « rester en vie » après la mort, à la fois comme moyen de maintien de la valeur et comme matière première des arts. L’or conserve les réussites de toute une vie qu’il rend disponible aux générations suivantes. L’or a été et reste également, au-delà de sa signification cultuelle, la matière première de la manifestation physique de l’économie et de l’art, de sorte que ces deux fonctions sont souvent indissociables.

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street)

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street), 2014. Temporary Installation, Plated Metal, Random Euro Coin Dispenser, Graben, Vienna. Photo ©: Iris Ranzinger.

Toutefois, ce qui tombe vraiment de ce réservoir fictif des systèmes historiques de valeur créé par Stockburger (à savoir de l’argent sous forme de pièces en euro) est, à l’heure actuelle, soumis à une volatilité sans bornes, au regard des changements de valeur mesurés en millisecondes plutôt qu’en générations, voire en siècles. La réalité de l’argent est donc à double tranchant : d’une part, c’est « la nourriture » des relations sociales d’échange, d’autre part, il représente les prix virtuels, c’est-à-dire fictifs, fixés sur les marchés financiers, à un niveau inimaginable et à des vitesses incroyables.

Les fictions, économiques ou artistiques, sont fragiles et spéculatives. Alors que l’art utilise l’existence dans le présent pour refléter l’apparence de la réalité, les marchés financiers produisent des apparences sensées être appréhendées comme des réalités futures pour empêcher l’effondrement du château de cartes érigé par la spéculation et l’investissement. Ce que nous appelons la « crise économique » se produit dans une réalité où ce « monde » contingent périt dans l’abîme des mesures d’austérité.

Le projet de Stockburger entre en scène suite aux événements qui définissent notre monde globalisé actuel. Il se place là où une nouvelle fiction (celle d’un soi-disant « assouplissement quantitatif ») reconstruit ce monde, à présent conçu en termes purement économiques. En ce sens, Quantitative Easing (for the street) est une interaction artistique dotée d’un système politique et financier destiné à sauver un « monde » déjà effondré.

Quelle sera la conséquence sur la réalité sociale qui en découle ? Dans quelle mesure les fictions de l’argent et de l’art parviendront-elles à créer des mondes ? En quoi ou en qui pouvons-nous avoir confiance ? Voici les questions que Stockburger se pose et pose aussi à tous ceux qui se bousculent le long du boulevard Graben.

Gerald Nestler
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Gerald Nestler s’appuie sur la performance, la vidéo, l’installation, la parole et le texte pour questionner les méthodologies, les récits et fictions relatifs à la finance et leur rôle dans la biopolitique actuelle. www.geraldnestler.net

(1) Un projet réalisé à l’invitation des commissaires Muntean/Rosenblum pour KÖR (Kunst im Öffentlichen Raum) à Vienne

Info: www.stockburger.at/qe

dispositifs interactifs

À la fois artiste et chercheur, le Néerlandais Edwin van der Heide explore les champs combinatoires du son, de la lumière et de la spatialité. Une démarche interactive où le public est souvent placé au cœur de son travail, confronté à une exploration active de dispositifs aux dimensions autant volumineuses que volumétriques. Entretien.

Sound Modulated Light 3

Sound Modulated Light 3 @ ZKM, 2012. Photo: D.R.

Edwin, votre nouvelle pièce, Sound Modulated Light 3, sera présentée à partir du mois de mars et jusque début août au ZKM de Karlsruhe. C’est la suite d’une série de travaux entamée il y a quelques années et présentée, entre autres, à l’IFFR de Rotterdam en 2005 ou encore au Voltage festival de Courtrai en 2008. Son principe tourne toujours autour de la déambulation du spectateur équipé de ce boîtier un peu spécial, permettant de rendre audible dans un casque les modulations lumineuses structurant la spatialité de la pièce. Quels sont les principes forts de cette nouvelle mouture du projet ?
En fait, Sound Modulated Light est un environnement de lumière et de sons où le son n’est pas acoustiquement présent. Il est transporté par la lumière. L’espace de la pièce est structuré selon un réseau de lumières multiples. Le son est modulé en intensité à travers ces lumières. Les fréquences audio basses  proviennent d’un flicker, un clignotement visible des lumières. Les fréquences plus hautes sont-elles émises par un clignotement tellement rapide qu’il ne peut pas être perçu par nos  yeux. Chaque source lumineuse dispose de sa propre bande-son assignée.
Dans les versions plus anciennes de Sound Modulated Light, j’utilisais les murs du lieu pour donner la structure aux lumières. Pour Sound Modulated Light 3, je suspends les lumières dans l’espace afin de créer plusieurs couches de lumière, les unes derrière les autres. Il y a un chevauchement plus complexe entre ces lumières, qui résulte en un plus complexe enchevêtrement des couches sonores. Cette complexité est plus stimulante pour le public et il doit s’attendre à des moments plutôt « inattendus » je dirais.

On retrouve cette « complexité », cette multiplicité des directions dans le projet de façade médiatique que vous êtes en train de mettre en place avec l’architecte Lars Spuybroek sur le fronton du centre interdisciplinaire art/média de Rotterdam, le V2_. En quoi consiste-t-il ? L’articulation de votre travail dans une approche encore plus architecturale me semble finalement assez logique…
Pour être exact, Overtone Facade – c’est son titre de travail -, est déjà ma troisième collaboration avec Lars Spuybroek. Nous avons d’abord collaboré sur le Water Pavilion qui a ouvert en 1997, puis nous avons réalisé Son-O-House en 2004 et maintenant nous travaillons sur cette façade pour le V2_. En fait, il est vrai que le besoin de créer et de structurer l’espace joue un grand rôle dans mon travail. Mais je cherche aussi à m’adresser au « corps » des spectateurs dans sa totalité, pas juste à leur ouïe ou à leur vue. Le public doit être engagé de manière active dans mes pièces, se confronter en quelque sorte avec elles.
Ce qui m’intéresse particulièrement dans le travail de Lars Spuybroek, c’est qu’il n’est pas intéressé par une architecture fonctionnelle, mais simplement par des questions de forme. Tout comme moi, il aime articuler cela avec une audience active. Il aime donner forme physiquement à l’espace, alors que moi je me préoccupe de structurer l’espace en utilisant le son et la lumière, à un niveau d’intensité qui devient presque une expérience physique tangible. C’est très intéressant de combiner ces deux approches et de jouer de leur amplification, des oppositions entre le matériel et l’immatériel.
Pour Overtone Facade, je m’amuse à séparer – ou, peut-être est-il plus adéquat de dire à exploser ? – des sons dans des « overtones », des fréquences partielles, des harmoniques. Ces harmoniques disposent de leur propre comportement autonome et spatialisé, qui circule à travers 90 petits haut-parleurs qui sont intégrés dans la façade. Il faut voir chacune de ces harmoniques comme des entités indépendantes qui peuvent dynamiquement entrer en relation, mais aussi rester isolées ou dans un « entre-deux ». En inversant la hiérarchie entre le son et ses harmoniques, un niveau de contrôle peut être établi, où le « morphing », la métamorphose du son, devient un aspect primordial de la synthèse sonore obtenue.

LSP – Laser Sound Performance. Photo: D.R.

Derrière toute cette structuration de l’espace, le principe d’interaction entre le public, le son, les lumières et l’espace est fondamental dans votre travail. Une approche qui donne souvent aux spectateurs un rôle très important de déclencheur, d’expérimentateur d’un dispositif qui n’aurait sans doute pas autant de sens sans lui. Est-ce la caractéristique primordiale à laquelle vous pensez quand vous concevez une installation ? Mettre le public au centre de l’œuvre ?
Oui, c’est cette idée que j’évoquais tout à l’heure de stimulation du public. Il doit créer son propre chemin dans l’espace. Mes travaux partent souvent de principes exploratoires simples auxquels je fais subir des sortes « d’extrapolations » dans l’espace. Je vois ces processus de structuration de l’espace et de structuration des interactions comme des formes augmentées de composition. Là où les compositions traditionnelles sont relatives à des pièces achevées, mes travaux structurent des possibilités qui doivent en quelque sorte se révéler au public.

Dans votre pièce Evolving Spark Network, que vous avez encore présenté récemment à Montréal pour Mois Multi 13, cette structuration interactive intégrant le public prend une dimension physique encore plus importante, matérialisée par ce réseau de connexion électrique lumineux et sonore au-dessus du sol. Il y a finalement un côté très « organique » dans cette pièce, comme si l’humain rentrait en contact avec une sorte de vie artificielle ?
J’utilise intentionnellement ce réseau de connexion électrique à cause de cette physicalité supplémentaire. C’est aussi une manière de souligner qu’il y a dans mes travaux une combinaison customisée de procédés informatiques virtuels, mais aussi des vraies expériences, « vraies », au sens de vivantes. Des choses se déroulent véritablement dans l’espace et pas sur un écran ou au cours d’une projection.

En parlant d’expériences, une autre série que je trouve très intéressante, mais plus par sa nature immersive est celle des DSLE, que vous avez développée pour le projet Cinechamber de Naut Humon — un dispositif de dix écrans entourant le public pour des shows live AV particulièrement immersifs — et qui se caractérise par un son octophonique et la présence de plus d’une centaine de lumières LED. Vous en avez présenté une version retravaillée à l’automne dernier au festival STRP d’Eindhoven. Quelles sont les nouveautés ? Est-ce un projet indépendant des Cinechamber désormais ?
Avec DSLE, je me dirige vers trois réalisations différentes. Au départ, j’essayais d’utiliser un système de contrôle customisé de LEDs, un système qui pouvait être manipulé de façon extrêmement rapide et précis. Mais pendant que je travaillais sur cette première installation, je me suis intéressé à explorer les possibilités d’une version pour Cinechamber plus basée sur la vidéo. Avec des projecteurs vidéo, je ne peux pas obtenir la vitesse et la précision que je peux obtenir avec des lumières LEDs mais j’ai une beaucoup plus grande résolution.
Cela ouvre beaucoup de nouvelles possibilités sans sacrifier les lignes initiales du projet. DSLE-2, que j’ai présenté à STRP utilise des panels de LEDs développés par Philips. Ces panels sont magnifiques parce qu’ils donnent vraiment une très belle lumière diffuse. Ils ne permettent cependant pas encore d’avoir un véritable contrôle grande vitesse. Je travaille actuellement sur DSLE-3, qui utilise des interfaces LED que j’ai développées moi-même et qui me permettent de faire vraiment ce que j’ai en tête depuis le début. Ce nouveau dispositif me permet d’avoir des transitions plus fines dans notre perception de la vitesse et du mouvement, ce qui améliore grandement le contenu de la pièce. La première de DSLE-3 aura lieu en juin dans le cadre de l’exposition Panorama 2012 aux studios des arts contemporains du Fresnoy à Tourcoing.

Spatial Sounds

Spatial Sounds (100dB at 100km/h). Photo: D.R.

Ce que vous me dîtes là résume bien la grande variabilité de votre approche. On peut le constater si on compare une installation intimiste, seulement audible au casque, comme Sound Modulated Light, et d’autres, plus vrombissantes, comme Spatial Sounds (100dB at 100km/h). Pouvez-vous nous parler de cette installation, conçue avec Marnix de Nijs et présentée encore récemment à Reims aux Caves Pommery dans le cadre de l’exposition La Fabrique Sonore ? Elle a un caractère très radical…
Spatial Sounds (100dB at 100km/h) est une installation interactive qui focalise sur la relation homme-machine et qui joue avec la question de savoir si nous contrôlons la machine ou si c’est elle qui nous contrôle. L’installation oppose des moments où le spectateur peut sentir que celle-ci a « choisi » d’interagir avec lui, où le public a d’une certaine manière le contrôle des opérations, et d’autres où filtre la perception d’une peur résultant de l’emballement d’un haut-parleur installé sur un bras robotique tournant à grande vitesse. Cette opposition conduit à des séquences alternées, où l’on peut ressentir de l’empathie, contrôler les choses, mais aussi avoir peur de l’installation ! En quelque sorte, Spatial Sounds (100dB at 100km/h) touche aux limites de l’idée du « qui contrôle qui ».

Cette « empathie », cette idée de « qui contrôle ? », ça doit être une question que vous vous posez quand vous performez directement en live sur certaines de vos pièces. Il y en a une, plus ancienne, que vous jouez encore très souvent, LSP – Laser Sound Performance, une sorte de show à base de lasers et de sons combinés. Pouvez-vous nous parler de cette performance ? Répond-elle à une certaine tentation chez vous de se mettre plus en avant sur une scène, comme à l’époque du Sensorband avec Atau Tanaka et Zbigniew Karkowski ? 
Comme vous savez, à l’origine je viens du milieu des musiques électroniques. Et très vite, j’ai été intéressé par l’utilisation d’interfaces procédant de senseurs, de capteurs physiques, afin de contrôler des sons générés par ordinateur en temps réel. J’ai fait pas mal de performances comme ça, en solo ou au sein du Sensorband. Mais, avec le temps, je me suis davantage intéressé à cette question de spatialité et j’ai réalisé que cela entrait un peu en conflit avec le principe de performer sur une scène. Même si j’aime toujours jouer live, mon intérêt s’est donc davantage porté sur tout ce qui peut se produire dans un dispositif spatialement conçu. Et LSP est donc un bon exemple de cette évolution du processus. Je présenterai d’ailleurs en mai au festival Lichtströme de Coblence en Allemagne, une version en extérieur de LSP. Ce sera la première fois que je travaillerai avec du vrai brouillard – et pas une machine à fumée ! Je suis vraiment impatient de voir le résultat.

Sun-O-House.

Sun-O-House. Photo: © Edwin van der Heide

La musique reste quand même quelque chose d’important pour vous, votre création Extended Atmospheres, présentée en octobre dernier au festival autrichien Kontraste, et basée sur la pièce Atmosphères de György Ligeti, composée en 1961 – et d’ailleurs reprise par Stanley Kubrick dans son 2001, L’odyssée de l’Espace – en témoigne… 
Oui, Atmospheres est une pièce musicale très intéressante dans le sens où il s’agit d’une composition orchestrale portant surtout sur la texture et le timbre. Elle résulte d’un travail avec le compositeur Jan-Peter Sonntag avec lequel je partage la même fascination pour cette œuvre. Nous nous sommes toujours demandé comment elle aurait sonné si elle avait été écrite de nos jours.

Un point intéressant, vous avez été professeur invité au TU (Technische Universitat) de Berlin en 2009 et êtes actuellement artiste invité à l’École du Fresnoy à Tourcoing. Est-ce important pour vous d’être au contact avec toute une génération de nouveaux artistes numériques ou audiovisuels ?
Bien sûr. Je pense qu’enseigner aide surtout à bien structurer votre réflexion. Et c’est une bonne manière de créer un dialogue.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

 

> http://www.evdh.net

… cherchant désespérément à saisir les racines du bug

En tant que symptôme annonciateur des phénomènes d’obsolescence, le bug est un concept important dans le cadre d’une archéologie des média, aussi bien que dans les champs scientifiques et technologiques. De par son lien étroit avec les questions du fonctionnalisme et de l’échec, il intéresse également l’art contemporain. Les artistes numériques se sont emparés de cette question au travers du glitch, forme qui connaît une expansion importante depuis la fin de la dernière décennie (1).

À la recherche de Damien Hirst, The Physical Impossibilitity od Death in the Mind of Someone Living. Photo: Creative Commons (CC BY-NC-SA 4.0)

Auparavant, des artistes du Web comme JODI ou Jimpunk avaient largement exploré les défaillances des codes informatiques et des navigateurs. Le terme glitch, en tant qu’il dénote un genre, provient en fait de la musique électronique du milieu des années 1990 et caractérise une esthétique de l’échec — aesthetics of failure (2). Il est également utilisé dans le monde du jeu vidéo pour désigner un bug sur le comportement d’un objet 3D animé. On trouve des précédents à ces usages dans l’art vidéo, comme par exemple dans l’œuvre I’m not the girl who misses much de Pipilotti Rist (1986) ou dans les machines auto-destructrices de Jean Tinguely des années 1960, voire dans l’héritage moderne du début du XXe siècle. On perçoit ici toute l’ambiguïté qui réside dans le concept de bug, phénomène dysfonctionnel, inattendu et involontaire dont l’aspect paradoxal apparaît dès lors qu’il acquiert lui-même une fonction, celle, par exemple, de produire du sens, ou des œuvres d’art.

Archéologie des média et glitch
Intitulée The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing (3), l’installation dont il est ici question se compose d’un caisson de verre de 100x50x50 cm scindé en deux parties égales, séparées par une paroi. Dans l’un des blocs est disposée une tour d’ordinateur démontée, laissant apparaître les différents composants nécessaires à son fonctionnement comme le disque dur, la carte mère, la carte graphique, les barrettes de mémoire, ainsi que de nombreux câbles enchevêtrés. Le tout repose sur du terreau et divers éléments végétaux qui évoquent un écosystème animalier sommaire. Avant de sceller le compartiment, une cinquantaine de grillons sont introduits à l’intérieur. En évoluant à la surface des cartes électroniques, les grillons provoquent des courts-circuits. Ils servent de connecteurs/interrupteurs aléatoires entre les différents composants de l’ordinateur.

Ces courts-circuits créent un dialogue entre ce premier bloc, représentant la part physique du dispositif, et le deuxième, représentant la part virtuelle. Celui-ci contient en effet un moniteur connecté à l’ordinateur démonté du premier bloc. La connexion se fait grâce à un câble qui passe derrière le caisson de verre. Le spectateur peut y voir une vidéo qui tourne en boucle : tantôt une émission télévisée du chanteur Dave, tantôt des fourmillements d’insectes filmés en gros plan, et d’autres séquences difficilement identifiables. Mais la lecture de cette vidéo est perturbée par des défaillances de l’affichage de l’écran — les glitches. Le spectateur comprend rapidement que ce sont les grillons, qui, en passant sur les circuits imprimés, provoquent les aberrations visuelles sur l’écran du caisson adjacent.

Dans son principe, l’installation s’articule autour de deux axes principaux. Le premier est en lien avec l’archéologie des média. Il concerne ce qui est considéré comme le premier bug informatique de l’histoire identifié en 1947 par Grace Hopper (5). Inventorié par l’informaticienne américaine dans le journal d’entretien du Harvard Mark II et signalé par la phrase First actual case of bug being found, il consiste en un dysfonctionnement au niveau des composants physiques de la machine : un insecte (bug en anglais) — plus précisément un papillon de nuit — se retrouve piégé dans l’un des relais du gigantesque ordinateur électromécanique et provoque une panne dans son fonctionnement. The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing vise à réactiver ce bug originel.

The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing, Christophe Bruno, Laura Garrassin et Sylvain Goutailler, 2014. Photo: © PAMAL / ESAA.

Le deuxième axe concerne la pratique du glitch, actuellement en vogue dans la création numérique. Le glitch est une forme de bug, une défaillance dans la lecture d’un fichier digital, dans l’affichage d’une image par exemple, ou bien dans l’exécution d’un son ou d’une vidéo. On distingue en général les glitches d’origine logicielle de ceux d’origine matérielle. Les premiers appartiennent à la pratique du data bending, qui consiste à modifier des données numériques d’un fichier informatique de manière à provoquer des dysfonctionnements incontrôlés lors de leur lecture. Par exemple, on ouvre un fichier image avec un éditeur de texte afin de visualiser son code source hexadécimal, incompréhensible pour un humain, puis on le modifie à loisir. La nouvelle image qui résulte de cette opération hasardeuse apparaît alors couverte de pixels intempestifs et de caviardages digitaux improbables.

De manière plus générale, la pratique du data bending consiste à modifier un fichier d’un format numérique donné avec un logiciel conçu pour d’autres formats : on glitche une vidéo avec un logiciel de traitement sonore, on glitche un son avec Photoshop… La pratique du circuit bending se rapporte en revanche au cas des glitches d’origine matérielle (c’est le cas de l’installation décrite ici). Si le résultat apparent est similaire, la cause se situe non plus au niveau du software, mais du hardware : il s’agit dans ce cas de court-circuiter de façon volontaire les éléments électroniques de faible tension que sont les composants de l’ordinateur afin de provoquer des perturbations dans la lecture des fichiers numériques.

De l’impossibilité de préserver le bug
L’esthétique « post-digitale » (4) qui s’est développée autour de ces deux pratiques, celle du data bending et celle du circuit bending, joue sur la perte de contrôle, l’aspect aléatoire, voire magique, de l’intervention de celui qui manipule les fichiers informatiques. Elle se base aussi sur la démocratisation des outils numériques, et la facilité avec laquelle il est possible de détourner leurs fonctionnalités, avec très peu de connaissances techniques.

Si The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing interroge la notion de post-digital en introduisant l’icône vintage des années 1970 qu’est le chanteur Dave à l’intérieur d’un dispositif informatique, elle évoque également la question paradoxale qu’est celle de la conservation d’un dispositif qui dysfonctionne. La référence à l’installation créée en 1991 par Damien Hirst, The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, dans laquelle on peut voir un requin conservé dans un aquarium rempli de formol, est d’ailleurs là pour nous le rappeler.

Au-delà de l’installation elle-même, le paradoxe est en effet criant dès lors que l’on se pose la question de la préservation du bug. Comme les créateurs de logiciels le savent bien, pour corriger un bug, et donc le faire disparaître, il faut impérativement pouvoir le reproduire. Réciproquement, un bug perdurera d’autant plus qu’il est non-reproductible. Comment alors envisager la question de la conservation d’une œuvre d’art qui joue sur la dysfonction, dans la mesure où, à l’instar du bug, l’œuvre perdurerait d’autant plus qu’elle est non-reproductible ?

Christophe Bruno
artiste et professeur à l’École Supérieure d’Art d’Avignon
Laura Garrassin & Sylvain Goutailler
diplômés du D.N.A.P., mention conservation-restauration
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

(1) À l’origine, un glitch est une défaillance électronique qui entraîne un dysfonctionnement du matériel informatique (hardware), qui provoque des répercussions sur les logiciels (software).

(2) Cascone (K.), The aesthetics of failure: « post-digital » tendencies in contemporary computer music, 2000, http://subsol.c3.hu/subsol_2/contributors3/casconetext.html

(3) L’installation The Physical Impossibility of Bug in the Mind of Someone Singing (2014) a été conçue et réalisée par Christophe Bruno, Laura Garrassin et Sylvain Goutailler, lors du projet collaboratif D.A.V.E. conduit par Christophe Bruno, dans le cadre du programme P.A.M.A.L. de l’E.S.A.A. Ont participé à la phase de recherche préliminaire, Frédéric Boutié, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat, Laura Garrassin et Sylvain Goutailler. Remerciements pour leur aide à Julien Baylac, Stéphane Bizet et Jean-Louis Praët. L’installation a été montrée pour la première fois lors des journées portes ouvertes de l’E.S.A.A. en mars 2014, puis sera exposée à Avignon en octobre 2014.

(4) Parmi les définitions possibles du terme « post-digital » : le digital a quitté sa phase de Hype et est entré dans son plateau d’implémentation. Dès lors, l’anti-fonctionnalisme porté par le Glitch se développe naturellement, à la mesure de la démocratisation des outils.

(5) Le terme de bug était cependant déjà utilisé depuis plusieurs décennies dans le jargon des ingénieurs.

Pour répondre à la question « qu’est-ce que l’archéologie des média » nous devons quelque peu l’adapter et penser en termes pluriels. L’archéologie des média est un domaine aux origines et contextes multiples : il serait difficile de la réduire à un seul format.

Paul Demarinis, Installation, Rome to Tripoli (2006). Photo: D.R.

La plupart du temps l’archéologie des média est perçue comme une recherche historique qui s’intéresse aux narrations alternatives, aux idées et aux technologies oubliées ainsi qu’aux corollaires et autres bizarreries de l’histoire des média (1). En tant que telle, elle s’est déployée en un riche corpus de travaux historiques et théoriques portant sur la culture pré-cinématographique et les inventions audiovisuelles alternatives qui interpellent notre compréhension de la culture des média dominants. Elle pose des questions à la fois empiriques et spéculatives  recourant au « et si ? », ce qui suppose d’envisager non seulement le développement technologique réel, mais aussi l’imaginaire des média : la manière dont les technologies des média, de la médiation et de la communication sont constamment intégrées à un vaste imaginaire culturel. En effet, l’archéologie des média porte sur la matérialité de la culture contemporaine définie par la science et la technologie sans que ses méthodes négligent pour autant l’imaginaire.

Aucun médium ne meurt jamais vraiment
L’archéologie des média découle notamment des travaux de Michel Foucault sur l’archéologie du pouvoir et de la connaissance, des excavations anciennes de Walter Benjamin dans les ruines de la modernité, de la nouvelle histoire du cinéma et du nouvel historicisme des années 1980 ainsi que, dès les années 1960, de l’idée émise par Marshall McLuhan que nous abordons l’avenir à travers un rétroviseur : avançant dans le futur technologique tout en regardant en arrière avec une version déformée des mythes du progrès promus par l’industrie de la technologie, dont la Silicon Valley. Elle englobe également les différentes études qui depuis les années 1990 ont cherché à comprendre les cultures numériques et des logiciels à travers le prisme du passé, les couches de l' »inconscient » de la culture des média techniques qui revient sans cesse nous hanter. En termes de culture populaire, nous pourrions parler de l’aspect hantologique (au lieu d’ontologique) dans la culture audiovisuelle, si bien défini par Mark Fisher (2) et, naturellement, d’un élément issu de l’influence de Derrida. Le propos de Fisher renvoie aux étranges disjonctions temporelles qui amalgament constamment une pulsion apparemment nostalgique à la persistance des choses disparues (mais toujours présentes de manière virtuelle) et ce qui est sur-le-point-de-se-produire. Cela fait déjà plusieurs années que dans les contextes technologiques, l’archéologie des média défriche un terrain similaire, par intérêt pour cette disjonction temporelle constante qui fait bouger, amalgame et brouille les catégories bien trop simplistes du nouveau et de l’ancien.

Nous vivons dans un contexte culturel qui s’enthousiasme pour le vieillot et le rétro. Du style des années 1980 remanié aux clubs d’écoute de vinyles en passant par les cassettes, les zines et autres discussions esthétiques sur des sujets tels que « le post-digital » tout cela signale que la résurgence de l’analogique est caractéristique de la culture contemporaine. En outre, l’archéologie des média fait écho au concept des « média morts » (dead media) forgé et développé par Bruce Sterling depuis la fin des années 1990 selon une cartographie paléontologique des fossiles des média culturels à laquelle s’ajoute une touche de « média mort-vivant », de « média zombies ». Cela permet d’arriver à la conclusion que les média ne meurent pas purement et simplement. Ils peuvent tomber en désuétude, être mis à l’écart et considéré comme obsolète — comme la disquette en tant que support de sauvegarde ou encore le théâtrophone en tant que système de communication —, mais ils ne disparaissent pas complètement. Par exemple, les montagnes de déchets électroniques agissent comme autant de rappels de la culture électronique, mais esquissent aussi des possibilités de réutilisation et de transformation des vieilles technologies des média à des fins artistiques (3).

Une anti-discipline
L’archéologie des média se positionne comme une discipline critique dans le champ de la production culturelle, mais il s’agit également d’une anti-discipline en ce qu’elle ne s’instaure pas dans un contexte spécifique : elle se meut et oscille entre les études sur le cinéma, les arts médiatiques, l’histoire culturelle de la technologie et la critique esthétique de la culture d’une manière qui en fait un outil dynamique pour comprendre les complexités du « nouveau » et de l’ »ancien ». En effet, on pourrait soutenir que l’archéologie des média nous permet de comprendre que nous ne vivons pas dans une culture des « nouveaux » médias, mais que des solutions resurgissent du passé et sont réinventées au cœur d’une culture aux temporalités multiples où l’obsolescence est en passe de devenir un facteur clé des technologies que nous utilisons — ou que nous avons cessé d’utiliser. De plus en plus, le vieux et l’usé forment le point de départ de nos réflexions sur la technologie et la culture à l’ère des média technique, mais aussi d’autres formes de réflexions comme, par exemple, ce qui touche aux imaginaires culturels tels que l’Afrofuturisme qui utilise l’idée de média imaginaires comme média de délivrance (4).

L’archéologie des média s’est développée grâce à de nombreux théoriciens, dont Erkki Huhtamo, Siegfried Zielinski, Wolfgang Ernst, Thomas Elsaesser et bien d’autres qui ne revendiquent pas forcément cette terminologie, mais dont la recherche a eu un impact significatif dans ce domaine. Ces chercheurs des média incluent par exemple Anne Friedberg, Lisa Gitelman et même Carolyn Marvin (5) qui, à travers sa recherche historique visionnaire sur la communication électrique, rappelle que les technologies anciennes ont elles aussi un jour été nouvelles. Ce renversement de la temporalité habituelle de la culture des média — traditionnellement obsédée par la nouveau avec une focalisation constante sur l’émergent — est devenu une caractéristique de l’archéologie des média. Wanda Strauven (6), théoricienne du cinéma basée à Amsterdam, a démontré que l’archéologie des média avait permis une critique de la temporalité en cartographiant différents ordres temporels à travers lesquels l’analyse des média peut s’opérer : 1) le vieux dans le nouveau; 2) le nouveau dans le vieux; 3) les topoï récurrents; ou 4) les ruptures et les discontinuités. Cette classification reflète les différentes « écoles » de l’archéologie des média d’Huhtamo à Zielinski, en passant par l’héritage de la Nouvelle Histoire du Cinéma d’Elsaesser.

Repenser la temporalité des média
Pour Huhtamo, par exemple, la notion de topoï récurrents — une expression qu’il emprunte à l’historien et archéologue E.R. Curtius — devient une manière d’interpréter les développements de la culture des média numériques à travers leurs formations antérieures. Même s’il reste un historien de la culture, Huhtamo tient à mobiliser les méthodologies propres à l’histoire pour comprendre le nouveau et l’émergent. L’existence des cultures de jeux interactifs est lue à la lumière d’innovations proto-interactives du 19ème siècle telle que le mutoscope; les discours relatifs à l’immersion sont réduits à leurs expressions premières au cœur de la stéréographie; le panorama mobile (7) est au centre de ses préoccupations en ce qu’il illustre une forme oubliée d’un médium dominant du passé. L’analyse de la culture des média ne devrait pas commencer par des évidences. On peut découvrir des éléments bien plus intéressants si l’on commence par un aspect étonnant et oublié qui, en tout état de cause, offre une nouvelle ouverture vers la situation culturelle de la modernité et les nouvelles technologies.

Au-delà d’Huhtamo ou, par exemple, des études historiques de Zielinski sur le « temps profond » (deep time) où les lieux de l’art rencontre la science et la technologie dans d’autres cultures non-occidentales, nous pouvons apprécier l’angle singulier adopté par la théorie allemande des média. Friedrich Kittler est souvent désigné comme le précurseur du concept des archéologies des média simplement pour une courte référence à la fin de son livre majeur Aufschreibesysteme 1800/1900 : toutes les bibliothèques sont des réseaux de discours, mais tous les réseaux de discours ne sont pas des livres (8). Ce que Kittler cherche à mettre en avant, c’est qu’une méthode archéologique à l’ère des média techniques doit absolument, si elle veut être crédible, concevoir les systèmes et dispositifs technologiques comme l’archive même qui conditionne les énoncés culturels. Ainsi, on ne « lit » pas simplement des conditions culturelles a priori, mais ces dernières sont comptées et calculées, ce qui renvoie à l’importance de l’ordinateur à l’ère de Turing. Kittler partage beaucoup avec Foucault, mais il ajoute une quantité considérable de détails techniques à l’analyse des épistémès de 1800 et 1900. L’archéologie peut même devenir une forme de piratage. La descente dans les profondeurs archéologiques qui définissent la culture contemporaine ne se fait plus seulement à travers l’archive historique, mais à travers l’archive technologique : en ouvrant le boîtier, en examinant les circuits imprimés, en recâblant, piratant et transformant.

Gebhard Sengmüller, VinylVideo-project (1998). Photo: © VinylVideo Inc.

De manière connexe, autre écrivain basé à Berlin, Wolfgang Ernst affirme que cet aspect relatif au nombre et au calcul distingue l’archéologie des média de la « simple » histoire des média. Il s’agit en effet de l’intervention de la machine en tant que support des aspects non-sémantiques de la réalité culturelle traités par les média techniques. Ernst met l’accent sur le fait que l’archéologie des média devient un non-récit, une méthodologie non-linéaire qui perçoit la préservation des média technologiques comme s’inscrivant dans la durée de vie de la machine (9). En d’autres termes, au lieu du temps historique des média et des récits de l’action humaine parcourant les événements sur une échelle macroscopique, il s’intéresse à la micro-temporalité ainsi qu’à la nature critico-temporelle des média techniques. C’est ce qu’il appelle l’Eigenzeit de la machine : les machines ne s’inscrivent pas seulement dans le temps, mais elles produisent du temps. Les révolutions du disque dur, les pings de réseaux, les propres temporalités de la machine pourraient échapper à la perception humaine, mais elles n’en sont pas moins réelles. Une caractéristique qui s’impose dans l’archéologie des média de Wolfgang Ernst est la manière dont elle préconise la nécessité de comprendre les racines scientifiques des technologies des média. Il peut s’agir du tube électronique (pour la radio, les ordinateurs, etc) ou de tout autre élément essentiel, qui soutient son idée qu’au cœur de leur histoire, les technologies des média sont aussi des instruments de mesure.

L’archéologie des média mobilise des artistes, des collectionneurs, des chercheurs…
Il est clair, même à partir des brefs exemples exposés ci-dessus, que la question « qu’est-ce que l’archéologie des média » doit être posée ainsi : combien y a-t-il d’archéologies des média ? Nous devons être conscients des multiples étapes et des origines de l’archéologie des média en tant que champ étendu plutôt que méthodologie unique. Outre le travail textuel, historique et théorique une particularité s’ajoute à la prise de conscience du riche ensemble que constitue la pratique de l’archéologie des média. En un sens, on peut dire que l’archéologie des média est menée par des collectionneurs (souvent d’instruments pré-cinématographiques et autres collections allant de plaques de lanternes magiques à des appareils, mais aussi des informations contextuelles) qui comprend aussi des théoriciens comme Huhtamo ou, dans un autre genre, Wolfgang Ernst, dont l’institut berlinois accueille la collection des « fonds archéologique des média ».

Par ailleurs, l’archéologie des média est mobilisée par les praticiens : les artistes et autres adeptes de l’ »ingénierie inversée » (reverse engineers) qui s’intéressent à la reconstruction de vieux outils technologiques pour explorer le passé des média dans le cadre d’une enquête a-temporelle : l’ancien et le nouveau perdent du sens lorsqu’ils sont dans des catégories distinctes. Parmi ces praticiens, on trouve Paul Demarinis, Jeffrey Shaw, Michael Naimark et Luc Courchesne qui ont exploré des outils anciens et des mondes imaginaires à travers leur travail artistique sur les média (10). De même, de récents projets réalisés par Gebhard Sengmüller, Garnet Hertz, Rosa Menkman et bien d’autres puisent explicitement leur inspiration dans l’archéologie des média pour explorer l’obsolescence, l’esthétique glitch des accidents technologiques, les remédiations de la perception technologique des média et d’autres formes de mondes temporellement désarticulés dans lesquels les arts médiatiques rencontrent les archives, qui elles-mêmes croisent la théorie culturelle. En effet, l’archéologie des média étudie aussi les redistributions pratiques du temps, comme cela se fait dans les arts médiatiques et la pratique créative, dans les archives traditionnelles et numériques, dans le DIY et le circuit bending qui recyclent, et remixent la technologie obsolète, tout comme ils étudient les conditions esthétiques, économiques et politiques des média techniques.

L’archéologie des média s’opère dans les laboratoires artistiques où le matériel et les logiciels sont piratés et en accès libre, mais aussi dans dans les laboratoires théoriques dédiés à l’expérimentation de concepts et d’idées. C’est l’une des richesses de l’approche qui ne se cantonne pas seulement à l’histoire des média ou du cinéma, à la théorie des média et aux arts médiatiques. En parallèle à d’autres discussions récentes portant par exemple sur l’écologie des média, le post-digital, l’accelérationnisme et le nouveau matérialisme, l’archéologie des média constitue l’un des domaines clés des média contemporains et des études culturelles. Ce qui la différencie d’une quelconque théorie polémique à la mode, c’est qu’elle produit également de la recherche historique tangible qui aura des conséquences durables : des fouilles dans le passé, mais aussi un héritage qui lie entre eux différents passés et futurs. Je crois qu’un excellent moyen de comprendre les complexités archéologiques des média de notre temps est donné, à partir d’un contexte différent, chez Michel Serres et sa discussion avec Bruno Latour.

Au-delà de l’axe « plus tôt, plus tard » du temps linéaire
Ce qui ressort de l’une des parties les plus intéressantes du débat, c’est que nous devons être outillés pour appréhender une vision complexe et poreuse du temps qui ne s’écoule pas dans une seule direction. Serres parle de la « variété multiplement pliable » comme d’une caractéristique de cette façon non-linéaire de comprendre la temporalité. C’est ce qui caractérise des technologies comme les voitures, par exemple, qui ne sont que contemporaines ou « nouvelles » en tant qu’agrégats de diverses idées scientifiques et technologiques temporellement disparates. De l’invention de la roue au Néolithique à l’électronique numérique récente, la voiture est en soi un assemblage. Nous imaginons que nos cultures technologiques sont modernes, contemporaines voire évoluées, mais ces approches ne sont que des simplifications. Au lieu de cela, Serres apporte un soutien philosophique important aux projets qui cherchent à complexifier les notions de temporalité : nous faisons sans cesse en même temps des gestes archaïques, modernes et futuristes. […] Cet objet, cette circonstance sont donc polychroniques, multitemporels, font voir un temps gaufré, multiplement plissé (11).

Serres n’est pas un archéologue des média, mais son enseignement reste crucial pour comprendre le potentiel de l’archéologie des média. Ce qu’il y a de positif dans les pratiques média-archéologiques, c’est qu’elles nous obligent à penser le temps comme étant plissé. Au-delà de l’axe « plus tôt, plus tard » du temps linéaire, le temps se propage dans toutes les directions. Ceci alors que la plupart des grands débats de société au sujet des machines et de la technologie consistent à dicter aux gens ce qui est nouveau et ce qui est obsolète et à trouver des moyens subtils pour imposer de telles catégories — à travers le marketing, la législation et la politique. Ainsi, pour résumer, l’archéologie des média a une mission plurielle qui consiste à  démêler les nouveaux contextes des découvertes et des technologies des média passés afin de déjouer les vues trop simplistes du progrès technologique. C’est pourquoi des outils de communication issus des collections des jésuites ou les multiples inventions du XIXe siècle (comme les phénakistiscopes, les mutoscopes ou les zootropes) permettent de comprendre l’histoire des média autrement que comme la simple histoire des média de masse. De même, sa fonction philosophique réside dans le dépliage de nouveaux moments de temporalité complexe, comme exposé ci-dessus. C’est pourquoi encore l’archéologie des média oscille entre la recherche historique des média et la théorie culturelle de la vie technologique. Au cœur de ses multiples théories qu’elle produit en tant que moteur théorique des média, l’archéologie des média engendre une multiplicité d’archéologies qui circulent dans les contextes contemporains de la théorie et de l’art.

Jussi Parikka
professeur des cultures et esthétiques technologiques à l’Université de Southampton (École d’art de Winchester)
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014
(traduit de l’anglais par Valérie Vivancos, relecture par Emmanuel Guez)

(1) Cf. Huhtamo (E.) et Parikka (J.) (ed.), Media Archaeology. Approaches, Applications, Implications. Berkeley, University of California Press, 2011. Voir aussi Parikka, What is Media Archaeology ?, Cambridge, Polity, 2012.

(2) Cf. Fisher (M.), « What is Hauntology?” in Film Quarterly, vol. 66, No. 1, p. 16-24, 2012.

(3) Cf. Hertz (G.) et Parikka (J.), “Zombie Media: Circuit Bending Media Archaeology into an Art Method” in Leonardo vol. 45 (5), p. 424-430, 2012.

(4) Kluitenberg (E.), “On the Archaeology of Imaginary Media” in Media Archaeology, eds. Huhtamo and Parikka. Berkeley, University of California Press, p. 65.

(5) Cf. Marvin, (C.) When Old Technologies Were New. Thinking about Electric Communication in the Late Nineteenth Century. Oxford, Oxford University Press, 1988.

(6) Cf. Strauven (W.) “Media Archaeology: Where Film History, Media Art and New Media (Can) Meet” in Preserving and Exhibiting Media Art: Challenges and Perspectives, ed. Noordegraaf (J.), Saba (C.), Le Maître (B.) & Hediger (V.). Amsterdam, Amsterdam University Press, p.59-79, 2013.

(7) Cf. Huhtamo (E.), Illusions in Motion : Media Archaeology of the moving Panorama, Cambridge, The MIT Press, 2013.

(8) Kittler (F.), Aufschreibesysteme 1800/1900, Wilhelm Fink Verlag 1987, p. 429.

 

(9) Cf. Ernst (W.), Digital Memory and the Archive. Ed. With an introduction Jussi Parikka. Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013.

(10) Cf. Huhtamo (E.), « Art in the Rear-View Mirror: The Media Archaeological Tradition in Art” (à paraître en 2014).

(11) Cf. Serres, (M.) Éclaircissements : cinq entretiens avec Bruno Latour, François Bourin, 1992, p. 92.

vous reprendrez bien un peu de glitch ?

L’archéologie des média est un sujet pour des artistes comme Benjamin Gaulon, une manière de rechercher ce qui se trame avec les machines, leur histoire et leurs usages. Un regard noir qui, sans tomber dans une technophobie bien connue, rompt avec le discours désormais dominant des bienheureux de l’innovation.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Une archéologie par anticipation
Vous vouliez du high-tech ? Des computers qui ronronnent ? Des écrans qui brillent ? Câbles invisibles, tout lisses, tout rutilants, sans accrocs. Utopie riante d’un futur technologique. Raté. Bienvenue dans une comédie dystopique où tout fout le camp, tout tremblote ou se détraque. Bienvenue chez les e-zombies, en mode train fantôme.

Benjamin Gaulon est artiste, chercheur, enseignant à Parsons Paris, The New School for Design et membre du Graffiti Research Lab France. Dans chacune de ces activités, il s’attache à développer une approche créative et critique autour de la technologie, des médias et des modes de consommation qu’ils génèrent. Il organise également depuis 2005 des « e-waste workshop » où le public s’initie au circuit bending, au hardware hacking, ainsi qu’aux problématiques liées à l’obsolescence programmée : on y détourne du matériel en apparence obsolète pour recomposer ainsi de nouveaux objets électroniques. L’expérimentation pédagogique, envisagée comme mode de recherche, vient compléter l’arsenal des tactiques de cet artiste qui recycle, qui hacke et qui détourne.

Prenez, par exemple, la « liseuse » : objet miracle sensément venu sauver l’industrie du livre et offrir un accès illimité à « la plus grande bibliothèque du monde ». Chez Benjamin, avec la série KindleGlitched, la liseuse est un objet foutu, hors service, qu’on aura beau secouer, rebooter, rien n’y fait. On devine ici à son front inquiet le portrait de Friedrich Nietzsche, là, par la courbe de son coude et les boucles de ses cheveux, le portrait de Jane Austen par sa sœur Cassandra. Figées dans leur ultime état ante-mortem, ces liseuses deviennent ready-mades, signés par l’artiste et accrochés comme des tableaux sur les murs. On admire bien dans les musées des toiles toutes craquelées, des fragments de statues démantelées, alors pourquoi pas ces vestiges d’une archéologie par anticipation ?

We’d love to hear your thoughts on the Kindle experience. La formule d’usage pour nos doléances de l’ère numérique prend ici des accents ironiques et critiques : à quoi bon formuler nos pensées puisqu’elles sont déjà sur écoute, comme la plupart de nos faits et gestes, sur tout appareil relié au World Wide Web ? Par delà l’humour, il y a donc dans toute posture de loose magnifique une bonne dose d’intensité critique : l’obsolescence programmée, les ratés des technologies de l’information et de la communication, le devenir marchandise de nos vies privées sur la toile, fournissent à Benjamin Gaulon la matière de son travail de recherche, de création et de médiation.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Et ça ne fait que commencer.
Pauvre jouet canin robotique, Gameboy, Console Atari, tournes disques, walkman Fisherprice, sportron, zackman, watchman, aquarius computer. Et des fils, des câbles, bref, de la connectique. À n’en plus finir. De quoi parle-t-on ? D’une foire à la brocante électronique ? D’une liste de course high-tech des années 1980 retrouvée dans un grenier ? De l’arrière-boutique d’un repair-shop rétro-futuriste ?

Non, d’une installation, ReFunct Media, un écosystème en équilibre instable — ou plutôt, un bordel de vieux machins, le genre de choses qu’on néglige, qu’on a jeté depuis des lustres ou qu’on laisse prendre la poussière dans les greniers — de vieilles choses, en somme, dont Benjamin Gaulon, prend le parti en une chaîne qui cliquète, qui clignote, qui s’anime et se révolte.

L’objet de cette révolte, c’est l’obsolescence programmée, les mirages de la félicité technologique, et le silence qu’on impose aux compagnons des jeux, des loisirs ou du turbin quand ils sont passés de mode — on dit bien « passés de mode », car « hors d’usage » ils ne le sont jamais tout à fait. Benjamin Gaulon le démontre, en démontant et remontant en série ces objets d’un quotidien déprogrammé, au point mort.

Avec humour, l’installation ReFunct Media fait donc parader les zombies de l’âge numérique, perfusés les uns aux autres, hoquetant ici des signaux retransmis là-bas, projetant de haut en bas ce qui est filmé de gauche à droite. Il y a chez Benjamin Gaulon un peu du docteur Frankenstein donnant vie à son monstre hétéroclite et recyclé. On a pu lire le roman de Mary Shelley comme un commentaire, voire un soutien, aux révoltes luddites de l’Angleterre des années 1810. Les ouvriers y cassaient les machines introduites dans les ateliers et les usines, protestant par ce geste éclatant contre la civilisation technophile qui naissait alors avec la Révolution industrielle.

Aujourd’hui, l’âge numérique a beau se fondre avec ce que l’on nomme l’âge post-industriel, les machines y sont plus que jamais parmi nous; les technologies de l’information en sont l’un des avatars contemporains. Constatant l’intégration consommée de ces technologies dans nos vies quotidiennes, Benjamin Gaulon choisit d’en montrer les faillites et les impasses — pour la plus grande joie des usagers que nous sommes.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Le glitch, faillite de la machine.
Impasse avant rebootage. Le programme a planté. Voulez-vous envoyer un rapport d’erreur ? Non merci. Mais vous reprendrez bien un peu de glitch alors ? Uglitch est une installation interactive, mais aussi une plateforme média crée en 2011 par Martial Geoffre-Rouland et Benjamon Gaulon et basée sur Corrupt, un software en ligne de corruption volontaire de fichiers vidéo.

En langage technique, un glitch est un à-coup, une erreur passagère, dans un système électrique, électronique ou informatique. Bien connu des usagers de plateformes vidéo et du téléchargement en peer-to-peer, il se traduit par une altération de l’image en mouvement, créant le plus souvent un nuage de pixels qui altère la fluidité du visionnage, et vient ainsi interrompre la passivité du visionneur-consommateur. Procédé ludique et créatif, le glitch volontaire est aussi exhibition du médium à la surface d’un contenu altéré : mise en œuvre et rappel de la célèbre formule du théoricien des média Marshall McLuhan, « the medium is the message ».

Ce que vous regardez n’est pas la vie véritable, mais son devenir médium dans le monde des images. Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation, la phrase inaugurale du célèbre essai de Guy Debord, La Société du spectacle, de même que ses recherches sur le détournement trouvent ici leur reformulation pour l’ère numérique.

Ce travail de déconstruction de l’apparente fluidité des images digitales se poursuit avec L.S.D., Light to Sound Device. Un écran, une ventouse, un capteur, du fil, un ampli, une enceinte — et en chemin, le visuel qui devient sonore. Le caractère artificiel des représentations, leur nature première d’accumulation de données déguisées en unité visuelle et sans défaut, est ainsi mis en évidence par leur réemploi sous forme d’input sonore. L’image devient son, comme le son peut devenir image, exhibant ainsi le caractère de pur medium de ces artefacts contemporains.

Le travail de Benjamin Gaulon consiste ainsi à rompre l’apparente fluidité des circuits, au sens propre, ainsi qu’on l’a vu, comme au figuré, avec ses recherches actuelles sur ce qu’il désigne sous le nom de Retail Poisoning. La pratique ne date pas d’hier, certes. C’est vieux comme le monde même — à tout le moins comme la guerre de Troie et son cheval. Dans les années 1970, l’artiste conceptuel Brésilien Cildo Mereiles, cherchant à éviter la censure de la dictature militaire, développait son projet d’Insertions en circuits idéologiques.

Avec un sens stratégique certain, l’artiste-activiste a ainsi recouru, comme support de propagande, à des bouteilles de Coca-Cola consignées, et donc promises à une remise en circulation quasi perpétuelle. Outre des slogans anti-américains visant l’implication de la CIA dans le putsch du maréchal Castelo Branco, un schéma expliquait comment transformer lesdites bouteilles en cocktails Molotov. Auguste Blanqui, qui signait en 1868 ses Instructions pour une prise d’armes, en aurait sûrement pris une rasade.

Le jeu est ce qui disjoint, comme on parle du jeu qui affecte un mécanisme, permettant son fonctionnement fluide, mais menaçant toujours de le faire imploser s’il devient trop important. Le travail de Benjamin Gaulon se situe dans ce jeu. À rebours d’une tendance forte de l’art numérique qui, visant sa légitimation dans le champ artistique, se complait souvent dans un esprit de sérieux, Benjamin Gaulon explore ce jeu-là, le pousse à ses extrémités, et suscite par l’humour une distanciation salvatrice. Mieux, émancipatrice. Il s’agit en effet de remettre sur ses pieds la dialectique du maître et de l’esclave et de reprendre la main sur les machines — ou d’y foutre un bon coup de marteau qui glitche.

Emmanuel Guy
chercheur en Histoire de l’art et littérature comparée, enseignant en Histoire et théorie de l’art et du design à Parsons Paris, The New School for Design.
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014