Archive d’étiquettes pour : innovation

En marge du festival d’Avignon, Le Grenier à sel — lieu culturel dédié à la rencontre entre art et innovation — propose un forum dédié aux professionnels sur le thème « spectacle vivant et scènes numériques ». Il est vrai que le théâtre, en particulier, semble un peu figé dans ses problématiques de mise en scène, de décor ou de lumière ; ou du moins, ne pas faire preuve de beaucoup de synergie avec la culture digitale qui irrigue pourtant la création artistique depuis des décennies maintenant.

Les tables rondes qui se succèderont deux jours durant, les 12 et 13 juillet, posent clairement les enjeux : Le théâtre à l’âge du métavers, Scènes hybrides et virtuelles, de nouveaux challenges pour les lieux de diffusion, Explorer les nouvelles dramaturgies avec les technologies immersives, Motion capture : quels usages pour la scène ?, Fabriquer et produire un spectacle XR, Spectacle vivant et technologies, vers des communs numériques ? (avec Eli Commins, directeur du Lieu Unique, Hanna Lasserre, directrice du projet Panthea, et Mathias Chelebourg, CEO de l’Atelier Daruma)…

En parallèle, du 7 au 24 juillet, cette quatrième édition d’Aires Numériques propose 4 événements répartis chacun sur quelques jours. En premier lieu, E.Motion : l’extraordinaire métamorphose. Conçu par la Cie Underground Sugar (Axel Beaumont & Julie Desmet Weaver). Un spectacle en motion capture, en temps réel avec marionnettes numériques 3D. Le pitch : une petite fille, passionnée par les sciences, s’évade dans des visions du monde infiniment petites et infiniment grandes. Elle imagine l’évolution des êtres vivants dans 3000 ans… Une performance est également prévue autour d’une machine qui transpose nos messages en langage floral (L’Éloquence des fleurs). Au cours de la représentation, on pourra observer les missives envoyées se transformer en sculptures de pistils et de pétales ou même en memento mori sous forme de pollen

La Cie Fheel Concepts présentera The Ordinary Circus Girl. Un spectacle qui associe réalité virtuelle et théâtre immersif. Une expérience sensorielle et participative qui nous plonge au cœur de l’univers onirique du cirque contemporain. La Compagnie Atropos nous embarque dans une comédie policière sur l’Intelligence Artificielle avec Qui a hacké GaroutzIA ? Le scénario a été écrit par trois experts de l’IA. GaroutzIA est un chatbot domestique : serviable, efficace, adaptatif. Sa propriétaire, Aurline, autrice de romans à l’eau de rose, est frappée d’Alzheimer. Elle supplie GaroutzIA de garder ses souvenirs dans sa mémoire numérique. Mais ceci est contraire aux lois de la robotique : GaroutzIA doit être réinitialisé à chaque nouveau propriétaire et tout oublier du précédent. Tout se bouscule lorsque son nouveau maître est assassiné…

Aires Numériques #4
> spectacles du 07 au 24 juillet
> forum les 12 et 13 juillet
> Le Grenier À Sel, Avignon
> https://legrenierasel-avignon.fr/

Recto VRso

Comme son nom l’indique, Laval Virtual est un festival basé en Mayenne, à Laval, qui est dédié à la réalité virtuelle et aux techniques immersives. C’est surtout, en cette année 2020 marquée par la pandémie du coronavirus Covid-19, un des rares festivals a être maintenu… virtuellement ! Signe des temps, le fameux Burning Man se déroulera aussi cette année dans les replis des multivers… Un mode opératoire qui s’impose, après coup, avec évidence. Si d’autres événements on choisi d’assurer une édition réduite sur les réseaux sociaux, comme Le Printemps de Bourges par exemple, Laval Virtual va au-delà en proposant une version complètement dématérialisée de sa programmation du 22 au 24 avril. Seul le parcours artistique qui était prévu dans différents lieux emblématiques de la ville a été annulé.

Pour faire vivre — et surtout pour vivre — cette manifestation à distance, les organisateurs ont créé une plateforme qui évoque Les Sims et les mondes désormais perdus de Second Life. Le protocole d’accès est simple. Sur inscription gratuite, les participants comme les festivaliers sont invités à télécharger une application qui permet de créer un avatar et ensuite de rejoindre, participer et réagir aux différentes propositions du festival ; que ce soit les conférences, la soirée de remise des Awards ou les rendez-vous d’affaires. Sans oublier les compétitions entre start-ups rassemblées sous l’intitulé ReVolution (la notion de compétition est-elle vraiment compatible avec l’idée de révolution, c’est aune autre question…). Cette saine émulation est divisée en trois catégories : #Startups (pour les start-ups technologiques), #Experiences (pour les studios de production qui ont créé un contenu cross-technologie) et #Research (pour les projets de recherche universitaire ou privée).

Concernant les conférenciers (chercheurs, créateurs, entrepreneurs, etc.), on note en particulier la présence de Suzanne Beer, Professeure de philosophie et enseignante en Arts Numériques à l’Université Paris-Est Marne-La-Vallée, qui vient juste de publier un essai intitulé Musées Virtuels et Réalités Muséales (L’Harmattan, mars 2020). La remise des awards qui distinguent des projets en réalité virtuelle ou augmentée, axés sur des problématiques industrielles, commerciales ou de formation, se tiendra également dans les mêmes conditions.

Sigrid Coggings, Serial portrait VR. Photo: D.R.

L’exposition Corps réel – Corps virtuel qui rassemble une quinzaine d’œuvres sera visible dans le labyrinthe d’une galerie tridimensionnelle. Sa version physique, IRL, est reportée à l’année prochaine. Et finalement ces circonstances donnent corps, si l’on ose dire, à la déclaration d’intention et aux interrogations portées par les artistes : Les paradoxes et les explorations propres au virtuel… Les disparitions imaginées du corps… La perception et les illusions multisensorielles… La place du corps au sein de la réalité virtuelle ou mixte ? Quelles hybridations possibles entre le corps réel et le corps virtuel ?

Mélodie Mousset & Eduardo Fouilloux, Jellyfish always cared. Photo: D.R.

Parmi les artistes de cette édition singulière, on mentionnera Isobel Knowles & Van Sowerwine et leur film à 360 degrés en stop-motion sur les tribulations d’un chauffeur de taxi émigré en Australie (Passenger), la compagnie K.Dance qui continue d’expérimenter de nouvelles pistes chorégraphiques (RCO remixed), Sigrid Coggings et ses portraits « modern style » (Serial portrait VR), Coco team et son univers aquatique (Sharky Sharky), Neon Minuit et sa constellation de points qui dessinent un monde en construction/déconstruction permanente (Heterotopia), Mélodie Mousset & Eduardo Fouilloux qui nous plongent dans les entrailles de l’inconscient en suivant les ondulations hypnotiques de méduses aux couleurs chatoyantes (Jellyfish always cared)…

Laurent Diouf

Laval Virtual, sur inscription gratuite, du 22 au 24 avril 2020
> https://www.laval-virtual.com/fr/accueil/
> https://rectovrso.laval-virtual.com/edition-virtuelle-2020/

la réalité virtuelle est une première étape…

Et si la réalité virtuelle n’était qu’un premier (petit) pas pour l’homme, un nouvel essor, aussi bien technologique que psychologique, pour l’humanité…? Sans verser dans le transhumanisme effréné, et malgré des prémices encore balbutiantes et limitées, ce que laisse entrevoir des « technologies de rupture » comme la VR, en terme d’expériences sensorielles, d’exploration de nouveaux mondes et de révolution technique, augure un futur dont les contours échappent encore à notre conscience actuelle. Entretien avec William Eldin, co-fondateur avec Damien Mulhem du studio de création Horam\VR, sur « la réalité de la réalité virtuelle », aujourd’hui et après-demain…

Quels sont vos clients et les champs d’applications de la réalité virtuelle que vous développez ?
Au début, nos collaborations étaient simples. Nous avons participé à des projets de développement avec Cap Gemini et Dassault. Pour Dassault Aviation, il s’agissait de faire visiter, virtuellement, leur nouveau Falcon. Ensuite, nous avons travaillé pour Dassault Systèmes, qui a bien aimé notre vision de la technologie et de son avenir. Nous faisons aussi du contenu pour les marques. Par exemple, L’Oréal et son nouveau magasin (décliné dans les centres commerciaux) que l’on a modélisés pour permettre de voir à quoi cela allait ressembler (volume, couleur, etc.). En l’occurrence, c’est vraiment un test virtuel avant le réel. De même, Shiseido nous a demandé de réaliser un film promotionnel pour immerger une centaine de personnes lors d’une conférence de presse pour présenter une nouvelle crème. On fait aussi du learning, des vidéos de formation, pour des personnes chargées de contrôler les normes pour les bateaux ou les bureaux, par exemple, en les immergeant dans l’environnement dans lequel ils seront amenés à travailler. Nous faisons aussi des visites d’immeubles à 360° pour BNP Real Estate. Pour le cinéma, en marge de la sortie de certains films, il y a parfois des animations et des jeux. Ainsi, nous avons réalisé une scène d’un film qui sortira l’année prochaine, et nous serons présents au Comic-Con où le public pourra re-jouer la scène du film en question avec des HTC Vive.

Pour la télévision, nous avons travaillé avec M6 sur une émission comme Enquête Exclusive, sur un reportage sur Le Puy du Fou, pour que les téléspectateurs avec leur tablette puissent visionner certaines séquences à 360°. Le but est vraiment d’augmenter ce qui est filmé, de pouvoir voir ce qui hors écran télé. Pour TF1, nous avons modélisé une poutre sur laquelle les candidats d’un jeu doivent rester en équilibre, avec un casque qui leur donne l’impression d’être au 50e étage… Nous faisons aussi du software, nous créons également les players, les applications, etc. En fait, il n’y a pas d’écosystème pour la VR chez nos clients, donc nous sommes obligés de mettre en place les bases. Nous faisons un peu de hardware aussi : nous travaillons en partenariat avec Samsung sur une petite caméra 360 qui sort là, en juillet. Nous avons fait beaucoup de tests notamment. Enfin, ce qui marche bien, c’est évidemment le gaming. Nous avons créé notre premier jeu, Dwingle, où l’on fabrique son propre robot en réalité virtuelle (avec les capteurs et manettes, on peut manipuler des objets) avant de combattre des adversaires. Il y a une sorte d’apprentissage.

D’une manière générale quelles sont les promesses du virtuel ?
On se rend compte qu’il y a une appétence formidable. Il y a un effet « waouh » en premier, mais ensuite il y a une vraie expérience. C’est le meilleur moyen de faire vivre des expériences. Nous l’avons vérifié dans des hôpitaux, quand nous avons immergé des gens en situation de handicap ou psychologiquement en souffrance dans des univers de jeux où ils se sentaient différents, à l’aise, dans un autre monde, pas celui du jugement auquel ils sont confrontés habituellement. On s’en rendu compte que cette technologie pouvait vraiment aider.

On va pouvoir aussi développer l’empathie, vu que l’on sera à l’intérieur de bulles numériques où l’on pourra éprouver des situations intenses. Pour prendre un exemple parlant, à la COP21, des responsables importants de plusieurs pays ont pu « voir » comment vivait un réfugié syrien dans un camp. Assis sur un siège, avec un casque, immergé avec une vision à 360°, on est mis en présence avec personnes blessées qui nous interpellent, etc. Il y a là une « réelle » empathie grâce à la réalité virtuelle. Après cette expérience, on ne peut pas penser pareil, on ne peut pas avoir le même « regard » sur cette situation. Je suis persuadé que la Réalité Virtuelle est l’exemple et la preuve que notre culture va changer par le digital. Il ne faut pas que cela se résume à un petit film divertissant, mais qu’elle nous apprenne des choses et qu’elle nous élève.

Quelles sont  les contraintes et problématiques posées par la réalité virtuelle ?
Tout d’abord, il faut dire que les technologies sont encore un peu rudimentaires et cela entraîne notamment un effet « gerbatif », des nausées liées au mouvement pour 60% du public. Pour eux, la durée moyenne supportable d’un film est de 2 minutes. Les 40% restant allant jusqu’à 15 minutes. De fait, les films sont courts, mais plus la technologie évoluera, plus la durée va augmenter. Ensuite, la narration dans le virtuel change tout. D’habitude on a un 4/3e ou un 16/9e devant nous, avec un hors champ qui permet à l’imagination de jouer librement. Avec le virtuel, à 360°, il n’y a forcément plus du tout de hors-champ. Plus question de jouer avec. C’est impossible. Nous sommes au cœur d’une bulle, virtuelle, où le spectateur peut regarder absolument partout. Il faut guider la personne à l’intérieur. Il faut raconter une histoire, et il faut que ce soit logique.

Donc, en premier il y a une histoire, du visuel, et le son qui joue beaucoup aussi (notamment grâce à la spatialisation). On guide la narration par l’action et le son. Mais on sait qu’il y a 20% de déperdition : même si l’action est à tel endroit, certains auront le regard fixé sur un autre point, dans ce qui était auparavant le hors-champ. Et c’est cela qui est compliqué. Il y a quelques personnes comme Balthazar Auxietre de Innerspace VR ou Antoine Cayrol de Okio-Studio qui s’intéressent de près à cette problématique de la narration et du hors-champ pour la réalité virtuelle. Enfin, il y a une étude faite par Standford, reprise par Chris Milk (un peu le pape de la réalité virtuelle, il a fait les plus beaux films) qui souligne qu’un reportage sur écran s’inscrit comme une information pour le cerveau, alors qu’une expérience vécue — y compris une situation vécue dans le virtuel — s’inscrit comme souvenir dans le cerveau… Par conséquent, l’impact de la réalité virtuelle sur nos consciences est 6 fois plus fort qu’une simple vidéo !

Comment voyez-vous la suite, l’avenir de la réalité virtuelle ?
Il faut préciser que Horam\VR est dédié à la VR, mais nos autres activités sont faites sous d’autres noms. Aujourd’hui, nous sommes plus un lab de R&D, essentiellement sur la Réalité Virtuelle donc (c’est ce qui fait principalement notre chiffre d’affaires), mais aussi sur la Réalité Augmentée et l’Intelligence Artificielle. Par exemple, nous programmons le « cerveau virtuel » de NVIDIA pour essayer de mettre au point l’œil de l’Intelligence Artificielle. Nous travaillons aussi sur la robotique. Et depuis six mois, nous avons aussi abordé la neuro-science. En terme d’application, par exemple, c’est un casque avec des capteurs et un paramétrage qui permettent de faire décoller et piloter un drone par la pensée… En fait, c’est simple. Il suffit de mapper le champ d’activité cérébrale et de l’interpréter pour traduire ça en commande.

Ce qui est important pour moi, c’est de rendre l’innovation « digeste ». Et pour ce faire, il faut sortir des niveaux de conscience actuels qui ne permettent pas de se réconcilier avec la robotique et l’Intelligence Artificielle. Nous avons tous vu Terminator… Je voudrais que l’on sorte de ce regard-là, que l’on s’éduque à l’innovation, que l’on accepte les nouvelles technologies. Personne n’a envie, par exemple, d’avoir un implant Google… Par contre, si demain un implant permet d’apprendre l’anglais plus facilement, beaucoup de gens vont changer d’avis… Je suis persuadé que nous aurons ce genre de supports, d’aides artificiels, même si cela n’est pas possible de se le représenter encore. Demain, la puissance des CPU sera dix fois plus puissante que notre cerveau. Petit à petit la puissance va augmenter et, de fait, notre niveau de conscience aussi : la fameuse Loi de Moore et l’échelle de Hawkins. Et la réalité virtuelle, pour moi, est une étape pour accélérer l’augmentation du niveau de conscience de l’humanité.

 

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet-septembre 2016

Photos: D.R.
> www.horamvr.com

les nouveaux pratiqueurs de l’innovation

Les principaux indicateurs économiques montrent depuis fort longtemps qu’en moyenne, dans la plupart des pays dits développés, la moitié environ du PIB est créée par des industries intégrant d’une manière ou d’une autre les résultats de la recherche. La croissance économique est donc étroitement liée avec la production de nouvelles connaissances, de nouveaux savoirs. Et pourtant, on ne cesse d’entendre dire que la recherche coûte cher et qu’on se demande à quoi elle sert… Dans ce contexte, la recherche en art et en design n’est pas un supplément de coût pour les entreprises, mais une chance pour décupler les recherches plus académiques.

Samuel Bianchini, Valeurs Croisées, 2008. Installation interactive réalisée dans le cadre d’un contrat de recherche externalisée entre Orange Labs et le CiTu pour la Biennale d’art contemporain de Rennes, Valeurs Croisées en juillet 2008.

Samuel Bianchini, Valeurs Croisées, 2008. Installation interactive réalisée dans le cadre d’un contrat de recherche externalisée entre Orange Labs et le CiTu pour la Biennale d’art contemporain de Rennes, Valeurs Croisées en juillet 2008. Photo : © Samuel Bianchini – ADAGP.

Si la duplication ou la réplication massive (des idées, des modalités de production, des représentations de la réalité) est structurante dans le développement des industries tous domaines confondus, la remise en question et l’exploration systématique des nouvelles perspectives en sont le corollaire : c’est le double-bind des processus des innovations industrielles. La continuation et la rupture sont toutes deux inextricables. Il faut en effet penser simultanément la recherche fondamentale et le développement de l’innovation et ne plus les opposer. Les recherches en art et en design peuvent y aider, car elles combinent les phases ou les catégories que l’on oppose traditionnellement : on peut par exemple profiter de l’intensité créatrice pour hybrider l’injonction de l’accélération du marketing à celle des durées de réflexion par définition plus longues.

« Pratiqueurs » ?
Les arts technologiques ont amplifié le rôle du regardeur duchampien en celui d’expérimentateur de dispositifs artistiques : ce sont des spectateurs pratiqueurs. Cette pratique expérimentale et exploratoire s’est également et parallèlement développée chez certains artistes et designers qui, eux aussi, sont des pratiqueurs mais du processus même de leur création : ce ne sont pas seulement des pratiquants de l’innovation, mais bien des pratiqueurs. Ils ne produisent pas une œuvre esthétisante dont il faudrait trouver la place ensuite, ils contribuent à fabriquer des contextes de collaborations avec d’autres pratiqueurs de l’innovation : des juristes, des ingénieurs, des bricoleurs, des chercheurs…

Un nouveau type de chercheurs en art et en design ?
À l’instar des scientifiques, de plus en plus d’artistes et de designers se définissent aujourd’hui comme chercheurs en art ou en design. De nouveaux doctorats « practice based » se développent, comme par exemple le doctorat « Sciences Arts Création et Recherche » (SACRe) en France (1). Ces nouveaux types de chercheurs devraient par conséquent jouer un rôle accru en dehors de leur propre domaine. Le monde de l’art, débordant des murs des galeries et des musées depuis longtemps, continuerait ainsi sa lancée en s’infiltrant de plus en plus dans des organisations qui, a priori, lui étaient étrangères, comme le sont par exemple les industries et leurs composantes de Recherche & Développement (R&D) ou bien encore les laboratoires scientifiques.

En créant des percepts, ces créateurs produisent eux aussi de nouvelles représentations, de nouveaux modes de compréhension, de nouvelles connaissances, de nouveaux dispositifs relationnels et participent ainsi à créer différents types de valeurs : artistiques bien entendu, mais également des valeurs culturelles, économiques ou bien encore sociologiques, car ils participent à l’émergence d’écosystèmes d’activités diverses. L’introduction progressive de ces « nouveaux » (en réalité déjà anciens) acteurs dans des processus d’innovation et d’invention est cependant très largement méconnue dans le monde des entreprises.

Les entreprises doivent s’ouvrir davantage aux artistes et aux designers

Les grandes entreprises disposant de Centres R&D n’ont pas encore compris les rôles et fonctions que peuvent jouer ces créateurs dans le monde industriel. Au mieux, les créateurs sont perçus comme des démiurges apportant une sorte de supplément d’âme (en produisant par exemple des « contenus » culturels créatifs ou en esthétisant un produit quelconque), au pire ils sont enfermés dans la catégorie des égocentriques excentriques, peu enclins à intégrer des organisations pensées (à tort) comme étant rationnelles : les entreprises, et plus particulièrement les Centres R&D se sentent mal à l’aise avec ces nouveaux arrivants de l’innovation. Ils sont trop souvent relégués à la seule question de l’image de l’entreprise alors qu’ils devraient être intégrés dans le processus même de la R&D.

Cette résistance négative est peut-être le résultat d’un mouvement historique dont on peut repérer les prémices modernes dès le XVIIIème siècle où un certain type de recherche devient une fonction intégrée au sein de l’entreprise (dans l’usine) sous forme de laboratoire dont les objectifs se limitaient généralement à l’amélioration des outils existants, à des tests de matériaux, à des essais de nouvelles méthodes de production, etc. C’est ce qu’on nommerait aujourd’hui une « recherche appliquée » avec des objectifs précis, des délais restreints d’expérimentation et des obligations de résultat à court terme.

Le progrès par l’amélioration des acquis (qu’ils relèvent des techniques, des usages ou des savoirs) assure une forme de progrès continu tendant vers des gains de productivité (d’efficacité, de résolution de problèmes, etc.). C’est vital pour les entreprises, il ne s’agit pas de le contester, mais ce ne doit pas être le seul modèle. Le marketing renforce cette représentation linéaire en convoquant un imaginaire d’une l’évolution technologique par vagues successives de générations (iPhone 5s, G4+, etc.). Tout un vocabulaire du marketing se nourrit d’un imaginaire ancien du progrès continu et incrémental alors qu’ils ne cessent d’évoquer les ruptures et les révolutions ! Le progrès par rupture génère une vision hallucinatoire de la discontinuité qui se réalise en réalité sur la ligne continue et chronologique d’une temporalité de l’innovation datant du XIXème siècle, et probablement bien plus tôt !

Benoît Verjat (EnsadLab / Reflective Interaction), prototype de compte-fil numérique permettant de convoquer rapidement et intuitivement des images à l'écran à partir de planches contacts ou de toutes autres images sur support papier, 2013-2014.

Benoît Verjat (EnsadLab / Reflective Interaction), prototype de compte-fil numérique permettant de convoquer rapidement et intuitivement des images à l’écran à partir de planches contacts ou de toutes autres images sur support papier, 2013-2014. Projet réalisé dans le cadre d’une recherche sur les « Processus simultanés d’autoproduction d’outils graphiques et de leur documentation » dans le cadre du Labex ICCA (Industries Culturelles et Création Artistique) et de l’EnsadLab / programme Reflective Interaction dirigé par Samuel Bianchini. Photo: D.R. / Samuel Bianchini – EnsadLab

Penser autrement la R&D
On oppose souvent la temporalité longue de la recherche « amont » à la recherche dite « appliquée » alors qu’elles procèdent toutes deux d’une dynamique nouvelle hybridant l’invention à l’innovation, ce que Lucien Sfesz nomme l’innovention. La notion d’invention est centrale et est généralement rattachée à la « recherche fondamentale » : générer de nouvelles connaissances (chercher à trouver des solutions techniques, à développer des méthodes de fabrication, ou à créer des connaissances sans pour autant en avoir la certitude d’y parvenir). À l’inverse, la « recherche appliquée » est généralement liée au temps de l’innovation, c’est-à-dire à la transformation d’une (des) invention(s) par un processus d’innovation (in-novation).

Ces deux définitions de l’innovation et de l’invention sont une convention de vocabulaire, restrictive et historiquement construite, souvent convoquées pour différencier des temporalités de recherche différentes pour privilégier l’une sur l’autre suivant le contexte. Par exemple, le marketing stratégique d’une entreprise sera plus enclin à externaliser la première pour concentrer les efforts sur la seconde, c’est-à-dire laisser les laboratoires universitaires opérer la recherche fondamentale coûteuse pour se focaliser sur ce qui semble être plus rentable économique à court terme : la recherche appliquée en phase avec le « time to market », l’innovation répondant aux attentes fluctuantes. On imagine bien que, dans cette vision dualiste et simpliste, l’arrivée des arts expérimentaux et du design exploratoire au sein des entreprises n’est pas désirée par les décideurs, car elle semble ne pouvoir relever uniquement que de l’image, de la communication institutionnelle.

Sortir l’art et le design du seul rôle de faire-valoir
Un artiste ou un designer mécéné par une entreprise, sans lien direct avec le processus d’innovation, viendra consolider une image de marque de l’entreprise qui lui passera une commande ou lui achètera une œuvre pour intégrer sa vitrine ou sa collection d’art contemporain. Des artistes-chercheurs ou des designers plus exploratoires comme ceux issus du design critique ou du design fiction vont être présents beaucoup plus en amont du processus de l’innovation en y participant pleinement, en créant des situations d’usages réels et parfois des maquettes fonctionnelles ou des prototypes étranges. D’un côté, l’art et le design sont les simples faire-valoir (parfois magnifiques) d’une entreprise ou d’une institution, de l’autre, ils peuvent être les acteurs d’un processus plus complexe : de véritables pratiqueurs.

On n’intègre cependant pas un artiste ou un designer pour rendre le processus « créatif ». Il n’y a pas de gladiatifs, il n’y a que des gladiateurs ! Cette injonction que j’emprunte aux paroles de Chris Marker devrait figurer sur le fronton de tous les laboratoires pour bannir, une fois pour toutes, les séances de « brainstorming », de « créativité » ou de « design thinking » qui légitiment trop souvent les imaginaires les plus convenus et les idées reçues les plus plates. La question est d’inclure, non pas la créativité (tout le monde peut en avoir et c’est heureux), mais la création et la recherche en art ou en design (c’est plus rare, y compris en art et en design). Je prendrai un exemple concret de projet de recherche auquel j’ai participé comme pilote pour le compte des Orange Labs, lorsque j’y étais chercheur pratiqueur.

Valeurs croisées, une expérimentation collaborative
Une salle sombre est illuminée par plus de 2000 compteurs monochromes. De petites dimensions, ces afficheurs numériques à trois chiffres sont espacés régulièrement pour composer un grand tableau couvrant un mur de la salle d’exposition. Réagissant à la présence des spectateurs, ce mur de chiffres rend compte de leur activité en affichant en temps réel les distances qui séparent les compteurs des corps qui leur font face. Suivant les mouvements dans la salle, les compteurs varient et s’animent créant l’empreinte numérique des gestes des spectateurs, chaque partie de corps étant prise en compte par chacun des compteurs grâce à un système de captation vidéo innovant (2).

Valeurs Croisées est une œuvre interactive de l’artiste Samuel Bianchini, conçue et développée dans le cadre d’un partenariat mené en 2008 entre la R&D des Orange Labs, la Biennale d’Art Contemporain de Rennes et le CiTu, fédération de laboratoires des Universités de Paris 8 et de Paris 1. Ce projet avait un double objectif : proposer à l’artiste de s’approprier une ou des technologies proposées par la R&D pour créer une installation interactive artistique, et intégrer des chercheurs en ergonomie pour étudier le processus de création et les conditions d’interaction du public avec l’interface réalisée par l’artiste. Ce double niveau permettait de laisser l’artiste libre de créer ce qu’il souhaitait avec la seule contrainte d’être suivi tout au long du processus de création et de s’approprier une « brique technologique » parmi plusieurs proposées. Cette expérimentation a permis de délinéariser le processus de recherche et d’intensifier l’innovation en préservant cependant la durée essentielle à la maturation et au développement d’une idée.

Le juridique comme outil et non comme cadre
Loin d’être une contrainte nécessaire à la contractualisation, la négociation juridique a été une phase essentielle dans la qualification des résultats attendus principalement centrés sur le processus et non pas sur le « résultat final », une œuvre artistique. Cette focalisation sur les méthodes de création a permis de libérer l’artiste de la contrainte d’une commande d’œuvre. Paradoxalement, le fait que ce contrat n’était pas une commande a été un élément central pour qu’une œuvre originale soit ainsi conçue puis réalisée. L’œuvre d’art était secondaire dans le contrat, ce qui a permis paradoxalement de jouer à plein son premier rôle.

Silly walk, 150x150x30, contreplaqué, boulot, hêtre, laiton.

Silly walk, 150x150x30, contreplaqué, boulot, hêtre, laiton. Lyes Hammadouche, doctorant. Programme doctoral « Sciences Arts Création & Recherche », EnsadLab, Paris Sciences & Lettres University Research, 2014. Photo: D.R.

Voici un extrait du contrat de recherche : le résultat attendu de cette collaboration est le processus créatif (aboutissant à une installation artistique exposée au public) : l’appropriation de deux briques technologiques et la création d’une situation expérimentale permettant d’observer le comportement des utilisateurs et leurs usages. Ce contrat […] n’est donc pas une commande d’œuvre, mais la « commande » d’un processus d’innovation, tant du point de vue du concepteur et des collaborateurs (l’artiste et les ingénieurs associés) que de celui du public qui découvrira et « pratiquera » l’installation produite.

Une tribologie créatrice
Dans un projet comme celui-ci, il faut toujours composer avec l’artiste bien sûr, mais aussi avec les acteurs de la R&D comme les juristes, les ingénieurs, les chercheurs, les managers… Ces acteurs, externes ou internes, ne partagent pas tous la même vision et attendent parfois d’un même projet des résultats ou des attentes contradictoires : ça frotte. La science des frottements, la tribologie, trouve ici un terrain d’application inédit dans le management de l’innovation ! La conjugaison de ces contradictions peut conduire à deux formes d’échec : le compromis dans lequel plus personne ne s’y retrouve ou l’agrégation sommaire d’éléments disparates qui ne conduira à rien. Ce sont deux manières de diluer une coopération. Il faut au contraire combiner sans réduire, écarter des aspects sans les interdire, formaliser en laissant des non-dits productifs, faire croire sans mentir, orienter sans diriger, se mettre d’accord sur des « délivrables » sachant que les résultats inattendus s’épanouiront à côté, accepter et intégrer les finalités hétérogènes des différents acteurs.

Pour Valeurs Croisées, nous avions donc focalisé la contractualisation sur la création non pas d’une œuvre interactive (c’était pourtant le cas), mais d’une situation de création et d’exposition qui servait à enrichir les méthodologies de chercheurs en ergonomie à Orange Labs, Anne Bationo et Moustapha Zouniar. La question de l’exposition était importante et ne correspondait pas à la simple phase finale de monstration ou de valorisation. Le temps d’exposition était intégré dans le temps de la recherche : l’exposition devenait une extension du laboratoire, car des tests y ont été menés en public. Les temporalités et les espaces traditionnellement séparés étaient alors connectés.

Un seul projet, des temporalités et des finalités différenciées
La persistance de ce projet va bien au-delà des seules bornes chronologiques contractuelles entre les partenaires (de sept. 2007 à août 2008). Valeurs Croisées a été probablement pour l’artiste une étape importante dans sa manière de travailler, mais aussi dans une forme de radicalisation de sa démarche artistique et technologique. En ce sens, le projet coopératif a été bénéfique pour la R&D mais aussi pour l’artiste.

Plusieurs catégories de « résultats » se sont ainsi combinées dans un seul projet, au moins trois : d’une part l’installation elle-même (le « dispositif » artistique compris dans son double sens, à la fois foucaldien et sociotechnique : l’œuvre artistique et ses « solutions » techniques), les recherches qui l’ont prise comme objet d’étude et comme terrain (notamment par les chercheurs en ergonomie), et, enfin, sa qualité de symbole communicationnel dans un contexte à la fois culturel et scientifique (valorisation en termes d’image). Il est très difficile d’en démêler les temps de conception puis de réalisation ou les phases incrémentales des seuils de rupture, car il s’agissait d’un processus d’innovention, l’invention et l’innovation étant totalement liées et non chronologiques.

Le processus a était fait de ruptures et de continuités, l’une s’appuyant sur l’autre pour se déployer. Par exemple, l’amélioration des technologies utilisées par l’artiste s’est réalisée par la rupture avec leurs usages habituels : les caméras 3D n’ont pas été utilisées pour créer une installation vidéo, mais un dispositif chiffré, codé. La rupture d’usages permettait de décaler les points de vue usuels tout en améliorant les « briques » technologiques. Il n’y a pas opposition entre le temps de la rupture (recherche) et celui de la continuité (développement), mais une impérative nécessité de les associer inextricablement. L’accélération de l’innovation est ici en réalité une condensation de l’innovation. La durée n’est pas seulement courte, elle est agencée autrement.

Les pratiqueurs doivent remplacer les pratiquants
Cet exemple de projet de recherche montre que les acteurs de l’innovation doivent devenir des pratiqueurs de l’innovation et pas seulement de simples pratiquants, c’est-à-dire pratiquer le processus lui-même dans toutes ses composantes pour le critiquer et le mettre en tension : créer non seulement des œuvres ou des dispositifs nouveaux dans les domaines du design et de l’art, mais pratiquer, à comprendre dans le sens presque sportif du terme, les processus de collaboration eux-mêmes, imaginer de nouveaux modes d’organisation. Ces nouveaux pratiqueurs de l’innovation, de tailles et de finalités pourtant différentes, voire contradictoires, peuvent alors coexister : des grandes entreprises aux petits maillons des agences d’innovation; des artistes ou des designers exploratoires aux marketers ; des ingénieurs aux juristes; des laboratoires scientifiques aux ateliers; des écoles d’art et de design aux universités… C’est l’émergence de nouvelles constellations dont tous les éléments sont indispensables les uns aux autres : une société créatrice.

Emmanuel Mahé
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

Docteur en Sciences de l’information et de la communication, Emmanuel Mahé est directeur de la Recherche de l’EnsAD Paris, codirige le programme doctoral « SACRe » de Paris Sciences & Lettres University et est chercheur associé à Décalab.

(1) Le programme doctoral intitulé « Sciences Arts Création et Recherche » a été créé en 2012 par les grandes écoles et conservatoires d’art réunis au sein de Paris Sciences et Lettres Research University. Ces recherches doctorales sont financées et s’intègrent dans des nouveaux environnements de recherche (pour plus d’informations : www.ensad.fr/recherche/ensadlab – www.univ-psl.fr/ ). D’autres doctorats de ce type existent à l’université du Texas à Dallas, au Royal College of Arts et à la St Martin’s à Londres.
L’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs a développé une ambitieuse politique de recherche, en créant dès 2007 son Laboratoire de Recherche, EnsadLab, comprenant deux projets ANR, un programme européen et six programmes de Recherche dirigés par des artistes, des designers et des chercheurs. En moyenne cinquante étudiants-chercheurs en art et en design se forment en participant aux activités. Infos: www.ensad.fr.

(2) Plus d’informations sur le site de l’artiste : www.dispotheque.fr

Interview de l’architecte Carlo Ratti

Carlo F. Ratti est un architecte, ingénieur, inventeur, professeur et activiste. Il enseigne au Massachusetts Institute of Technology (MIT), aux États-Unis. Il est aussi le fondateur de Carlo Ratti Associati, une agence d’architecture basée à Turin, en Italie, qui se développe rapidement avec des annexes à Boston et Londres. Puisant dans les travaux de recherche de Carlo Ratti’s au Massachusetts Institute of Technology, le bureau Senseable City Lab travaille actuellement sur des projets de design de différentes envergures et sur plusieurs continents.

SkyCall, projet du MIT Senseable City Lab. Photo: D.R.

L’objectif du MIT Senseable City Lab est d’étudier et d’anticiper la manière dont les technologies numériques bouleversent les modes de vie des gens et leurs effets à l’échelle urbaine. Son directeur, Carlo Ratti, a fondé le Senseable City Lab en 2004 au sein du groupe de travail City Design & Development du Department of Urban Studies & Planning en collaboration avec le MIT Media Lab. Ce laboratoire s’est donné pour mission de transformer et d’explorer de manière créative l’interface entre les gens, les technologies et la ville.

Qu’en est-il du flot de travail du MIT Senseable City Lab ? D’où viennent les commandes ? Quels sujets étudiez-vous et quelles sont vos urgences ? Quelles compétences existent au sein de votre équipe et à quel moment/pourquoi décidez-vous de travailler avec des créatifs en externe ?
Une grande variété d’idées circule dans le Senseable City Lab. Notre équipe se compose de plus de 40 personnes, venues du monde entier. Les chercheurs ont chacun des compétences, des histoires personnelles et culturelles singulières. La plupart viennent de l’architecture et du design, mais nous avons aussi des mathématiciens, des économistes, des sociologues et des physiciens. Je pense que la « diversité » est un aspect vital pour tout travail d’équipe. Je m’en rends compte de plus en plus, y compris dans d’autres champs d’activité. Par exemple, les articles les plus cités d’un magazine aussi important que Nature sont souvent écrits par des auteurs issus d’origines différentes.
S’agissant des projets, j’essaie de les construire en fonction des suggestions des chercheurs; il est vital d’être ouvert aux idées de chacun. Ensemble nous identifions les problèmes majeurs auxquels les citoyens doivent se confronter. Nous réfléchissons à la manière de les aborder et nous développons un projet qui présente une solution. Ces dernières années, nous nous sommes intéressés à des sujets comme l’utilisation de l’énergie, les embouteillages, la santé ou l’éducation. Cependant, nous avons aussi développé des technologies susceptibles de contribuer à résoudre différents problèmes d’ordre général et nous les intégrons à l’environnement urbain grâce à la collecte de données et d’informations.

Quelle est l’importance du soutien et de la coopération des investisseurs privés ou du rôle des industries lorsqu’il s’agit de travailler sur un nouveau projet et de le développer ? Recherchez-vous plutôt des industries adaptées à un projet précis ou, au contraire, la spécificité du projet découle-t-elle d’une thématique ou d’une proposition venue de l’industrie ? En quoi les réseaux professionnels du MIT influencent et soutiennent la mise en place d’une synergie positive ?
Il est essentiel de travailler avec des industries et des investisseurs privés, car, en règle générale, ils fournissent tous le matériel dont nous avons besoin pour mener à bien notre projet. Ainsi, nous devons uniquement nous soucier de la manière optimale de développer la recherche. Peu importe la façon dont la synergie avec l’industrie s’articule, si l’idée vient d’eux ou de nous. Ce qui importe pour l’équipe, c’est de pouvoir se lancer dans une recherche passionnante. Notre objectif est toujours axé sur le pouvoir donné au citoyen. C’est pourquoi nous devons être libres d’étudier les problèmes et de commencer à y apporter des solutions.

Ciudad Creativa Digital, projet pour Guadalajara Ciudad Creativa Digital A.C. Photo: D.R.

Dans des projets comme CopenCycle, The Wireless City, mais aussi The Connected States of America, United Cities of America, Trains of Data, vous avez travaillé avec les technologies en temps réel permettant de visualiser et d’étudier les comportements humains dans les lieux publics, les villes et les transports en commun. Depuis quelques années, les artistes et les hacktivistes (dont Traves Smalley, Constant Dullart, Heatch Bunting, Etan Roth) se sont confrontés à des problématiques du même ordre. Ne pensez-vous pas qu’il serait intéressant de travailler avec eux pour aboutir à une réflexion plus critique concernant les sujets étudiés ?
C’est certain, en effet, nous collaborons souvent avec des artistes et nous nous intéressons beaucoup aux synergies entre les différents domaines. Toutefois, je dois dire que nous croyons à l’autonomie de l’environnement construit — tel qu’il est présenté, entre autres, par John Habraken — et à l’autonomie du « monde artificiel » en général (tel que décrit par Herbert Simon). Dans l’état, nous croyons que les questions du choix et de la réflexion critique devraient être confiées à la société. L’idée que les designers, les ingénieurs ou les artistes sont tenus de déterminer ce qui est bon ou mauvais nous parait tout à fait arrogante.

Le thème de l’Open Data est un sujet d’actualité brulant, qui aura très certainement un impact sur nos vies dans les villes high-tech et connectées du futur. À ce titre, en quoi les industries et les investisseurs privés, voire les municipalités, auraient-ils intérêt à investir dans un projet comme Wiki City ? Comment les artistes et les designers pourraient-ils travailler sur une plateforme web permettant de stocker et d’échanger les données sensibles au temps et à la situation géographique ? À cet égard, l’expérience récente de Salvatore Iaconesi ou encore les cartes émotives de Christian Nold sont plutôt intéressantes et présentent un fort potentiel…
Sur la base de notre expérience, il me semble que les institutions citoyennes du monde entier s’intéressent à la collecte et au partage de données en temps réel. Nous croyons résolument à une approche ascendante (bottom-up) et au fait que les données urbaines peuvent fournir aux citoyens les informations qui leur permettent de prendre des décisions plus éclairées, voire de jouer un rôle dans la transformation de la ville qui les entoure, ce qui aura un effet sur les conditions de vie urbaine pour tous. Par exemple la municipalité de Boston fait la promotion du projet New Urban Mechanics (nouvelles mécaniques urbaines), qui donne aux citoyens un accès rapide aux informations et aux services liés à la gestion de la ville et la possibilité de faire entendre leur voix sur des problèmes du quotidien. Ces systèmes tendent à devenir des plateformes d’information, comme les wikis, qui permettent aux citoyens de se regrouper et de mener ensemble des actions urbaines.

Digital Water Pavilion, Zaragoza, 2008. Projet de Carlo Ratti Associati, avec Claudio Bonicco. Photo: © Claudio Bonicco

Des projets comme Network & Society, Current City, NYTE ou Kinect Kinetics concernent d’importantes réserves de données numériques relatives à la vie urbaine, aux réseaux numériques, à la communication et aux comportements humains. On pourrait imaginer que les industries et les agences privées s’intéressent aux artistes spécialisés dans les logiciels et aux graphistes capables de concevoir des systèmes de visualisation et d’animation 2D de données. Avez-vous déjà envisagé une autre forme de développement dans ce domaine ? Que pensez-vous des visualisations 3D et du prétendu « Internet urbain des objets » ?
Là encore, je préfère me concentrer sur le pouvoir donné aux citoyens. Les visualisations sont importantes, car elles nous permettent — et permettent à tous les citoyens — d’avoir un contact direct avec des données. Nous venons tout juste d’installer notre « Data Drive » au Musée National de Singapour. Il s’agit d’un dispositif développé par l’équipe du Senseable City Lab Live de Singapour : un outil logiciel intuitif et accessible qui permet de visualiser et de manipuler « les grands ensembles de données urbaines ». Le dispositif, qui ressemble à un iPad géant, révèle les données et la dynamique cachée de la ville et devient aussi un instrument interactif.

Puisqu’on parle d’énergie et d’environnement, j’imagine que les industries, les agences, les investisseurs, les start-ups et les médias investissent de gros budgets, notamment dans les domaines de l’énergie, de la gestion des déchets et du développement durable. Vous avez travaillé sur des projets comme Future Enel, CO2GO, Local Warming, TrashTrack dans lesquels les technologies de capteurs en temps réel et les technologies mobiles invasives sont utilisées pour créer une connexion directe entre les citoyens et l’environnement. J’imagine une société où les institutions, les scientifiques, les entreprises et les artistes locaux pourraient travailler ensemble sur des commandes de projets trans-disciplinaires permettant de visualiser, de partager et d’exposer des données et des comportements en vue d’une meilleure compréhension des problèmes d’énergie et de déchets. Qu’en pensez-vous ?
L’un des objectifs de notre recherche est de collecter et de diffuser des données pour découvrir et expliquer ce qui se passe dans notre monde, pour sensibiliser les citoyens aux processus qui se déroulent dans leurs cadres de vie. C’est crucial en termes de problèmes d’énergie et de déchets dans la mesure où cela peut inciter « des modifications de comportement »…

Makr Shakr. Design et conception du projet : MIT Senseable City Lab. Mise en place : Carlo Ratti Associati. Photo: © MyBossWas

Dans les « villes étendues », les services publics interactifs, les informations et les infrastructures de loisir de quartier, le geotagging, la technologie des drones, les systèmes intégrés et les applications robotiques sont appliqués à des problèmes de tous les jours. EyeStop, Smart Urban Furniture et même SkyCal, Geoblog or Flyfire, Makr Shakr constituent des exemples de ces pratiques. Quelle importance revêt le mélange croissant des compétences et des approches de cette problématique, à la fois du point de vue de l’architecture, du design, de l’art et de l’innovation ? Comment les industries High-tech et les ICTs pourraient-ils dialoguer et travailler avec des réseaux professionnels aussi complexes ?
Tout d’abord, je n’ai pas été choisi pour diriger le labo, on m’a demandé de le mettre en place. Alors il est tout à fait probable que les failles du labo reflètent les miennes. De manière plus générale, notre champ d’action est à la croisée des données numériques, de l’espace et de gens. D’où la nécessité de rassembler des disciplines comme l’architecture et le design, la science et la technologie et — dernière discipline, mais non des moindres — les sciences sociales. Une telle diversité est un aspect clé de notre labo. La technologie ne devrait jamais être aux commandes : nous pensons que les technologies doivent d’abord se préoccuper de la vie et des problèmes quotidiens.
Ainsi, lorsque nous menons une recherche, le but de notre travail consiste toujours à trouver des applications concrètes. Si nous n’en sommes pas capables, alors, les compétences techniques ne servent à rien. Il est par ailleurs essentiel d’être convaincu que l’on peut vraiment « inventer notre avenir », pour reprendre les termes d’Alan Key. Enfin, nous développons des projets avec des réseaux ou des professionnels (entreprises, villes) parce qu’ils nous permettent d’avoir un impact à l’échelle urbaine. Quant à eux, ils ont besoin de notre labo pour catalyser les idées et les actions urbaines.

interview par Marco Mancuso (DigiCult)
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

> www.carloratti.com/
> http://senseable.mit.edu/

la réussite des technologies mises au service du développement local

Les technologies de l’information et de la communication (TICs) prennent une place toujours plus importante dans notre quotidien, mais cette intégration se heurte à un ensemble de contraintes auxquelles, le plus souvent, on accorde trop peu d’importance. L’utilisation en Afrique des technologies des pays développés ne peut se faire sans une prise en compte de notre écosystème, des réalités socio-culturelles et des besoins des populations locales. Ainsi, l’innovation sera nécessaire, non pas dans le sens de recréer des technologies déjà existantes ailleurs, mais en adaptant ces dernières à nos réalités, afin de produire des solutions utiles pour le développement local.

Acacia-CRDI. Simulation avec des étudiants en zone rurale. 2007. Photo : © Moussa Déthié Sarr.

Au fil des années, les TICs se sont imposées dans nos pays d’Afrique subsaharienne, facilitant l’accès à l’information, haussant la productivité des entreprises et de l’administration, permettant un renforcement de l’éducation dans l’enseignement supérieur, et améliorant des gestes dans le domaine de la santé. Cette adoption des TICs est surtout possible grâce à un certain nombre d’outils principalement orientés dans le domaine de la communication, tels que les solutions logicielles, Internet, les réseaux et terminaux mobiles.

Mais il faut noter que cette appropriation des TICs est beaucoup plus orientée vers le milieu urbain et surtout les populations alphabétisées. Selon l’Institut de statistiques de l’UNESCO, 58% de la population sénégalaise vit en milieu rural et, sur le total de la population, on compte 49,7% d’analphabètes chez les adultes et 65% chez les jeunes. Donc, il est devenu plus que nécessaire de prendre en compte les zones rurales et les populations illettrées dans l’intégration des TICs en Afrique subsaharienne. À cela s’ajoute un écosystème des TICs qui présente des limites en termes de connectivité Internet : les coûts élevés des moyens et outils de communication par rapport aux revenus des populations locales. Nous pouvons prendre l’exemple de la connexion Internet qui, pour un débit 16 fois plus élevé, est vendue moins cher par Orange France que par Orange Sénégal (8 Mo à 21 € contre 512 Ko à 22,14 €).

Face aux obstacles socio-culturels et technologiques, il sera impératif de partir du besoin des populations locales, avec prise en compte de ces contraintes, pour que soit menée une bonne politique d’intégration des TICs. Cette politique pourra ainsi se baser sur le concept des technologies au service du développement ou « ICT4D », l’acronyme anglo-saxon (1). Le concept d’ICT4D repose sur la théorie que les TICs favorisent le développement d’une société. En plus de leur rapport aux TICs de manière générale, les ICT4D requièrent une compréhension du développement communautaire, de la pauvreté, de l’agriculture, du secteur de la santé et de l’enseignement de nos pays en voie de développement. Les ICT4D ont connu une progression fulgurante ces dernières années en Afrique grâce aux financements obtenus. Mais selon la chaire de l’Unesco en ICT4D, la plupart des initiatives de TICs implémentées en Afrique échouent.

Les TICs pour l’agriculture (3ème photo du concours Elearning Africa, 2012). Solution mobile pour l’agriculture. 2011. Photo : D. R.

Selon une étude menée par les chercheurs du projet Edulink-Alanga, à l’Université d’Eastern Finland, les causes de cet échec sont diverses. Cependant, la première d’entre elles réside dans le montage de projets qui ne sont pas réalisés aux bons endroits, c’est-à-dire dans des pays où les défis et les besoins locaux des populations cibles ne sont pas suffisamment maîtrisés pour être pris en compte par de tels projets. En effet, la non-implication des populations concernées par la conception et la restitution des outils et services des TICs qui leurs sont destinés constitue un facteur bloquant dans le processus d’appropriation d’un outil TIC. Parmi d’autres causes de cet échec, il faut citer le manque d’évaluation de l’impact économique de ces outils et services sur les activités économiques quotidiennes des populations. Ces différentes observations amènent à soutenir la thèse que l’unique moyen de mener à bien les projets ICT4D est de passer par une innovation technologique contextuelle aux milieux concernés. Cette Innovation reposera sur des bases simples, telles que la prise en compte des besoins des populations, de l’impact économique et de l’écosystème des TICs, qui, quand ils sont négligés, conduisent à l’échec des ICT4D.

Le sens de l’innovation technologique ne réside pas dans une nouvelle invention de la roue, mais plutôt dans sa réadaptation à nos besoins dans le cadre des ICT4D. Cette innovation technologique ne doit pas être perçue comme un concept compliqué, car son essence même réside dans la simplicité des solutions. Très souvent, les populations ciblées ont des besoins simples, tels que l’accès à l’information; nous pouvons citer aussi l’exemple du système d’information géographique (SIG), développé dans le cadre du projet Acacia à la Faculté des Sciences et Techniques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), en partenariat avec le CRDI (Centre de Recherche pour le Développement International). Dans ce projet il a été mis en place un SIG mobile pour la gestion des ressources pastorales au niveau des unités de Thiel et de Kouthiaba, au Sénégal. Cette application avait permis aux éleveurs d’avoir une information en temps réel de l’état des points d’eau et des chemins appropriés pour la transhumance, à partir d’un système de communication basé sur les SMS.

Ainsi, partant d’un besoin simple des populations et capital pour la survie du bétail, une solution basée sur des médias à faible coût, tels que SMS et téléphones, a été mise à la disposition des populations locales, après qu’elles ont été fortement impliquées dans le processus de conception et de déploiement. Il nous faut préciser que si les besoins des populations locales peuvent être similaires à ceux des pays développés, les méthodes utilisées pour y subvenir doivent être remodelées dans la pratique. La monétique est l’un des secteurs qui illustre le mieux ces besoins communs et, au Sénégal, le service Orange Money, de l’opérateur de télécommunications, permet à partir d’un compte créé avec un mobile de faire, en tous lieux, des dépôts d’argent, des transferts aux proches, la consultation du solde, des paiements de factures, le remboursement d’une échéance de prêt micro-crédit, et le débit d’argent. Cette méthode innovante permet, par des gestes simples, de faciliter le quotidien des populations locales avec uniquement un téléphone portable, qui est le support de communication le plus utilisé dans toutes les couches sociales et toutes les classes d’âges.

Acacia-CRDI. Tests réalisés par des utilisateurs sur l’application Magasin de bétail pour réserver des produits. 2007. Photo : © Babacar Ngom.

Prendre en compte l’écosystème des TICs de nos pays dans la recherche de solutions ne peut qu’être source d’innovation technologique, sachant que des problématiques comme la connectivité Internet n’existent pas dans les pays développés. Dans cette optique, des travaux de Recherche et Développement, menés dans le cadre d’un partenariat entre la Coopération française U3E et le Centre de Calcul Informatique de l’UCAD, ont abouti à la mise en place d’une solution de suivi des formations en ligne en utilisant un mode déconnecté, pour pallier ce problème d’accès à Internet et permettre la réduction des coûts à travers la réduction de flux. Un système de notification par SMS intégré à cet outil facilite la communication d’informations aux étudiants. Un parfait modèle de prise en compte de l’écosystème des TICs pour leur intégration dans le secteur de l’enseignement (acronyme : TICE, TIC pour l’Éducation).

Le défi de l’intégration des TICs en Afrique subsaharienne repose principalement sur la nécessité de dépasser les limites socio-culturelles, économiques et technologiques pour en faire un rempart solide du développement local. Le recours à l’innovation technologique sera un moyen incontournable, face à ces limites, pour mener à bien des stratégies ICT4D efficaces. Une remarque particulière peut être faite sur les terminaux mobiles qui illustrent l’innovation technologique. L’usage du mobile par toutes les couches sociales et classes d’âges, implique qu’un intérêt particulier doive être porté sur les solutions qui l’utilisent, si l’on veut toucher une partie importante des populations. Une bonne politique ICT4D ne peut être menée sans la prise en compte des besoins et contraintes locales, et sa réussite est assurée lorsqu’elle est mise en œuvre par les populations locales pour les populations locales, et là réside toute l’essence de l’innovation technologique.

Babacar Ngom
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Babacar Ngom est ingénieur Informaticien au Centre de Calcul Informatique de l’UCAD. Chef de la Division Elearning. Responsable de projets Recherche & Développement

(1) ICT4D : Information and Communication Technologies for Development, les TICs au service du développement.

hors-série / janvier 2011

> Éditorial :

La complainte du progrès
It was the best of times ; it was the worst of times… En 1998, l’auteur de science-fiction David Brin publie The Transparent Society et imagine deux villes du futur : dans la première, la « City of Control », la technologie est mise au service de la surveillance, du contrôle et de la sécurité, dans l’autre, la « City of Trust », elle est au service de la transparence, du soin et de la solidarité. Plus de dix ans plus tard, ces questions résonnent particulièrement avec le développement des caméras de surveillance, téléphones mobiles 3G, RFID…

Les objets communicants vont-ils réenchanter la vie au quotidien ? Si en 2011, un Nabaztag m’annonce la météo le matin, et que je crée déjà des objets avec mon imprimante 3D couleur, mon réfrigérateur pourra-t-il commander directement en ligne la livraison d’un fromage bio dans une ferme du Cantal et ma nouvelle machine à laver sera-t-elle produite entièrement en open source dans un fablab ?

Pour répondre à ces nouvelles questions, MCD a co-produit le premier Council France, une journée sur les possibles de l’Internet des objets, initiée par Rob Van Kranenburg et Natacha Roussel. Et publie aujourd’hui ce numéro spécial à la fois prospectif et critique pour lequel j’ai choisi Annick Rivoire, fondatrice et directrice de Poptronics, comme rédactrice en chef.

Au sommaire notamment, les contributions de Daniel Kaplan, directeur de la Fing, et de Bruce Sterling, auteur de science-fiction, des sujets sur la réalité augmentée, les jeux géolocalisés, les pays du Sud, des interviews d’artistes comme Meghan Trainor, Albertine Meunier, Paula Roush, Olga Kisseleva…

Anne-Cécile Worms – Directrice de la rédaction