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art et hacktivisme technocritique

Dès son origine, l’art numérique est un art du piratage basé sur des pratiques de détournement, d’arraisonnement de la vidéo, de l’électronique, de l’informatique, d’Internet… Au départ objet, les nouvelles technologies sont bien vite devenues sujet d’expériences artistiques. Désormais, avec l’omniprésence des techniques de traçage qui caractérisent notre société de « surveillance globale », l’artiste du numérique retrouve un engagement qui se traduit notamment par un « hacktivisme technocritique », par une certaine forme de désobéissance numérique. Jean-Paul Fourmentraux, socio-anthropologue et critique d’art, nous offre un panorama de ces dissidences au travers de son nouvel ouvrage.

Trevor Paglen, They Took The Faces. Photo: D.R.

L’acte de résistance contre les techniques est aussi vieux que l’exploitation qu’elles induisent. Mais les technologies du numérique déploient justement de nouvelles formes d’exploitation, de manière souvent plus insidieuses, auxquelles nous souscrivons dans une sorte de  « servitude volontaire ». Le marché fonctionne désormais grâce à un système de « surveillance généralisée ». Pris dans sa nasse, nous sommes contraints de fournir nos données personnelles sous peine d’être hors jeu du circuit de communication et consommation. Le marketing numérique, passant du mot d’ordre au mot de passe, est peut-être en passe de devenir le principal instrument du contrôle social. Ce « capitalisme de surveillance », qui s’épanouit avec le concours actif d’un Léviathan 2.0, est d’autant plus pernicieux que nous vivons dans une société où triomphe l’exposition de soi sur les réseaux sociaux.

L’enjeu est donc de reprendre la main sur les objets communicants et connectés, de critiquer la politique d’innovation qui les accompagnent,  de retrouver un peu de l’utopie libertaire du début d’Internet, d’inverser le regard en surveillant les surveillants, de dérégler les algorithmes, de désosser les machines, de désacraliser la technique… Sur cette ligne de front, Jean-Paul Fourmentraux distingue différentes pratiques — sous-veillance, médias tactiques, design spéculatif, statactivisme et archéologie des médias — incarnées par Trevor Paglen, Paolo Cirio, Julien Prévieux, Benjamin Gaulon, Christophe Bruno, Samuel Bianchini, Bill Vorn, le collectif Disnovation.org et le duo HeHe.

Bill Vorn, Copacana Sex Machine. Photo: D.R.

Ces démarches artistiques se présentent essentiellement sur un mode ludique tout en portant une force qui met en œuvre le public (le sens public, l’espace public) et vise l’instauration d’une forme politique. C’est ici que la désobéissance prend corps, non pas comme une posture, mais à travers des dispositifs et des pratiques, des objets et des tours de main. Cela témoigne autant d’un art de faire (Michel de Certeau) que d’un art de la critique. Comme le souligne Jean-Paul Fourmentraux citant McLuhan, l’art vu comme contre milieu ou antidote devient plus que jamais un moyen de former la perception et le jugement. En s’affirmant comme tel, en prenant soin de ne plus séparer l’œuvre et l’enquête, cet art de la désobéissance s’attache à faire de l’écosystème numérique un « problème public », au sens du philosophe John Dewey, selon lequel l’art, comme expérience, est en effet toujours transactionnel, contextuel (situationnel), spatio-temporel, qualitatif, narratif, etc.

Ainsi, Trevor Plagen qui fait inlassablement œuvre de « divulgation », révélant l’existence des infrastructures et machineries occultes de la surveillance de masse mise en place par l’état américain (stations d’écoute, drones, satellites-espions, reconnaissance faciale…), pointant au passage un changement de paradigme : avec l’Intelligence Artificielle, à la question du progrès technique se superpose désormais le problème du progrès des machines (par) elles-mêmes.

Paolo Cirio, Capture. Photo : © Collectif l’Œil

Pour Paolo Cirio ce sont les « machines à gouverner » qu’il convient de démasquer pour se protéger de leurs excès coercitifs et liberticides. Comme le précise Jean-Paul Fourmentraux, il déploie une écologie de sous- veillance visant à détourner les instruments de la surveillance panoptique exercée par les détenteurs du pouvoir – la police, le gouvernement, le renseignement, les GAFA, etc. Le paradoxe étant que ces institutions, tout en revendiquant des lois de gouvernance et d’information transparentes, veillent à masquer ou dissimuler leurs propres instruments de surveillance ainsi que l’étendue et la nature du traitement des données qu’ils collectent. On rappellera sa récente installation Capture — un panorama de visages de policiers faisant écho à la loi de Surveillance Globale — censurée en France sur ordre du ministère de l’Intérieur…

On se souvient de l’ironie mordante des Lettres de non-motivation de Julien Prévieux et de son inventaire des gestes à venir (i.e. brevetés alors même que les objets auxquels ils sont censés correspondre n’existent pas encore). Julien Prévieux est aussi un adepte du « retour à l’envoyeur » et son « art du grain de sable » s’applique aussi à la gouvernance par les nombres. Le statactivisme s’apparente davantage à la pratique du judo : prolongeant le mouvement de l’adversaire afin de détourner sa force et de la lui renvoyer en pleine face. Il s’agit de faire de la statistique – instrument du gouvernement des grands nombres – une arme critique.

Jean-Paul Fourmentraux met également en avant Christophe Bruno, qui subvertit notamment les protocoles de recherche et de référencement de Google. Benjamin Gaulon (alias Recyclism) qui travaille sur l’obsolescence programmée, mettant à nu et recyclant les composants d’appareils « obsolètes », à la limite d’une autopsie électronique… Le collectif Disnovation.org (où figure Nicolas Maigret) qui expérimente les dysfonctionnements, déployant différentes méthodologies – de la profanation au sabotage – mettant à l’épreuve la construction interne des objets techniques et l’architecture des réseaux, […] apprenant à (ré)ouvrir les « boîtes noires » technologiques qui parasitent le quotidien des usagers du numérique (algorithmes de recommandation, assistants vocaux, systèmes GPS, etc.) et prônant une forme de décroissance technologique (cf. Post Growth)

Samuel Bianchini qui conçoit des images interactives, mettant le spectateur dans la boucle pour mieux le confronter aux rouages des machines de vision dans des mises en scène qui confinent parfois au rituel. Entre art, science et ingénierie, Bill Vorn — dont on connaît les créatures robotiques (Inferno, Hysterical Machines, Rotoscopic Machines, Copacabana Machine Sex) conçues avec Louis-Philippe Demers — qui interroge les processus cybernétiques et les dilemmes de la vie artificielle, jusqu’à envisager le possible déraillement des machines et robots depuis le terrain de la psychologie comportementale. Enfin, le duo HeHe (Helen Evans & Heiko Hansen) qui participe également à cette divulgation des choses cachées, celles de l’arrière-monde technologique, en l’occurrence les séquelles écologiques mises en lumière lors de sculptures environnementales éphémères (Champs d’Ozone, Toy emissions, Man Made Clouds, Nuage vert).

Laurent Diouf

Jean-Paul Fourmentraux, antiDATA la désobéissance numérique : art et hacktivisme technocritique (Les Presses du Réel, coll. Perceptions)
> https://www.lespressesdureel.com

art, science et biologie à bidouiller soi-même

Si l’image des biohackers fait simplement penser à des activistes, politiquement et esthétiquement investis dans les aspects techniques de l’interface informatique et de la biologie (moléculaire), alors elle devrait englober la communauté naissante de bio-hackers (bio-pirates) de La Paillasse.

La Paillasse a récemment fêté son inauguration dans une banlieue de Paris. À côté de voies ferrées et de bâtiments vétustes, voués à être démolis dans un proche avenir, leur attitude « do-it-yourself » (bidouilleuse) est évidente quand on regarde les outils qui traînent un peu partout, en cours d’utilisation, en construction ou en morceaux éparpillés. Bien sûr, l’équipement est en grande partie constitué d’un matériel hétéroclite recueilli afin de constituer un « hackerspace » (espace pirate), mais on trouve aussi des tables de travail avec des microscopes, une centrifugeuse, un spectromètre, des incubateurs ainsi que des flacons ordinaires, des réfrigérateurs et des micro-ondes. La plupart des outils sont anciens, voire obsolètes. Cependant, ne vous méprenez pas, il s’agit là d’un lieu de créativité qui n’a rien à envier aux laboratoires emblématiques de la « grande biologie ». Il faut une sacrée dose de créativité et de persévérance pour mettre sur pied un laboratoire avec trois fois rien et sans imiter les programmes de recherche de « la grande biologie » ou tenter de devenir des pâles copies d’inventeurs en blouse blanche qui utilisent du matériel de pointe dans un environnement stérile et ordonné.

Certes, l’apparence de « la biologie-à-faire-soi-même » à La Paillasse ne ressemble en rien aux jolies images trouvées sur les sites d’instituts haut de gamme ou de sociétés commerciales, mais reste à savoir si un laboratoire biologique qui fait partie d’une sous/contre-culture de hackers correspond à un genre de créativité qui remet en cause les « laboratoires humides » types comme espaces exclusifs et asociaux. Plus précisément, on trouve exemplaire la réaction de son grand frère face à la marchandisation du code source. Où mène l’exemple donné par le développement du logiciel de source libre et ouvert lorsque l’objet examiné porte non seulement sur la création et la modification du code source et du matériel qu’il fait fonctionner, mais aussi sur la vie et le travail sur des formes de vie en tant que connaissance, création technologique, art et tout leur contraire ?

Le Lab / La Paillasse.

Le Lab / La Paillasse. Photo: D.R.

La Paillasse comme point de départ…
Commençons par quelques-unes des nombreuses idées qui circulent dans les réunions du jeudi soir à La Paillasse. Bien entendu, chacun est le bienvenu dans ce groupe diversifié de personnes passionnées par l’évolution des sciences de la vie. Il n’est pas nécessaire d’identifier explicitement le chercheur en sciences de la vie, le programmeur, l’élève, le citoyen ou l’artiste qui s’intéresse aux aspects sociaux de la science. Il est probable que les personnes présentes seront amenées à endosser le rôle d’un ou plusieurs de ces personnages au cours de la soirée, quel que soit leur niveau d’expérience. C’est aussi ce que « faire-de-la-biologie-soi-même » signifie. Les obstacles pour devenir actif dans la biologie sont extrêmement importants, la connaissance requise demande de rester à l’affut de la rapide évolution technique et de maîtriser des compétences et des connaissances essentielles pour travailler avec des instruments précis, les démonter et les utiliser dans des expériences. En d’autres termes, le DIYbio se concentre sur la construction d’un laboratoire équipé d’outils élémentaires pour toute personne ayant une approche de base concernant l’expérimentation. Ce laboratoire est activement mis en place comme un espace social aussi inclusif que possible.

Bon nombre des exemples discutés à La Paillasse illustrent ce point. Les seuils de participation à l’enregistrement et au catalogage de l’interaction de la biodiversité et des organismes génétiquement modifiés sont faibles. Bien entendu, ce processus nécessite des outils capables de remplir cette fonction et qui soient suffisamment simples pour permettre à quiconque de collecter des données plausibles. Par exemple, La Paillasse a lancé un projet sur les propriétés des algues. Un réseau de recherche qui étudie les nouveaux biocarburants se concentre de plus en plus sur les algues. Un échantillon est peu coûteux et grâce à un bio-réacteur et un peu de pratique il est possible de produire de l’électricité. Ce qui compte, parfois, c’est la simplicité même de la technique et la disponibilité des matériaux dans la vie courante, comme la création de papier ou de plastique à partir de simples micro-organismes. À d’autres occasions, cependant, le DIYbio ne peut se distinguer du BioArt. Par exemple, on pourrait imaginer que l’interaction avec les algues soit transformée en musique. Pourquoi ne pas « écouter la vie » en développant des logiciels qui permettent d’enregistrer les variations de son et de luminosité des algues de culture ? Il en résulterait un enregistrement de tout changement générant des sons réactifs.

Le domaine numérique investi par le hacker réapparaît dans ces types de projets. Cela illustre le fait que seuls quelque sens soient fiables, tandis qu’émergent des outils informatiques pour penser à la vie, à la nature et au corps. Par exemple, un simple casque équipé de capteurs pourrait transformer les ondes cérébrales en sons et couleurs différents représentant les divers aspects de l’activité mentale. C’est ce que l’on surnomme le projet neuro-hack. De même, beaucoup d’autres significations peuvent être directement reliées aux vastes quantités d’informations rassemblées sur les gènes, les protéines, les cellules et tout ce qui est ainsi produit par la recherche scientifique. Visualiser les tendances des interactions complexes entre entités biologiques fait généralement appel aux yeux, tout comme la lecture de textes ou la vision d’une simulation, il est également possible d’écouter des sons, voire de la musique, en fonction de leurs changements d’aspect, de formes et de positions.

Neurohack, Psyche Delight (performance) @ La Gaîté Lyrique, Paris 04/2012. Projet créé par Sam NeuroHack, Katerina Saponenko & Franck Weber.

Neurohack, Psyche Delight (performance) @ La Gaîté Lyrique, Paris 04/2012. Projet créé par Sam NeuroHack, Katerina Saponenko & Franck Weber. Photo: © Fabrice Deutscher.

L’avenir ouvert
Les projets décrits ci-dessus peuvent être considéré comme essentiellement symboliques du personnage du biohacker et du laboratoire en tant qu’espace social par opposition à l’exclusivité des sciences de la vie. De même, la figure du biohacker se réfère à la possibilité qu’ont des groupes émergeants de constituer des alternatives à l’avenir spéculatif de la vie imaginée comme création technologique entièrement maitrisée. Bien entendu, les projets réalisés par les participants de La Paillasse (ou les futurs projets qu’ils pourraient réaliser s’ils parvenaient à moderniser leur laboratoire) sont susceptibles de soulever la conscience critique et politique autour des questions relatives à la biologie. Par exemple, leurs alternatives à faible coût et de faible technicité sont « gratuites » et revalorisent la créativité, l’espièglerie, la collaboration entre amateurs et experts, les matériaux et les connaissances de toutes sortes (surtout si on les compare aux restrictions portant sur l’utilisation des outils).

En effet, ces alliances d’évolution technologique, de valeurs humaines et de débats illimités pourraient constituer des contre-mesures urgentes et nécessaires face aux risques écologiques, à l’insécurité et aux formes de vie « totalement déréglées » dans leur lien avec l’approche générale de la biotechnologie concernant la modification des plantes, des organismes vivants et de l’environnement. Toutefois, ces valeurs ne sont pas nécessairement contraires à la production et l’utilisation des connaissances scientifiques dans les sciences de la vie en tant qu’activité de plus en plus réglementée et commercialisée. Les valeurs d’accès, d’ouverture et de collaboration ne sont pas toujours réservées aux expériences et à la recherche où les impératifs commerciaux n’ont pas leur place. De même, le désir d’intensifier leurs expériences implique une proximité avec les tendances et la spéculation actuelles qui entourent les solutions fournies par les scientifiques de la vie face à la pénurie de nourriture et de médicaments, la spéculation sur l’augmentation des catastrophes écologiques de toutes sortes et la grande variété d’associations dystopiques qui en sont le reflet.

Le personnage du biohacker rencontré à La Paillasse est rafraîchissant dans son aspiration à trouver un autre type de développement né du croisement entre informatique et biologie (moléculaire). Il lui reste cependant à maintenir un équilibre dans la relation de ce personnage avec les connotations politico-militantes du terme biohacker. Que se passera-t-il lorsque des projets de biohacking et l’acquisition d’instruments plus sophistiqués (qui augmenteront leurs possibilités d’action et d’interaction avec des formes de vie) s’intensifieront ? Manifestement, il existe une tension entre le rôle du biohacker, le recours à des types plus nombreux et variés de ressources et de règlements et la formation d’un réseau ouvert favorable à une nouvelle forme de recherche, de collaborations, de subventions, la mise au point d’une politique spécifique, etc. Un programme de recherche qui se refuse à suivre cette voie pourrait finir aliéné par rapport aux modes opératoires des sciences de la vie. Les deux entités (le biohacker et le biologiste bidouilleur) vont finir par se rejoindre dans un avenir proche, après avoir mûri et accumulé une plus grande expérience. Espérons que cette future rencontre englobera la perspective de transformation des laboratoires en espaces sociaux où chacun sera libre de travailler avec l’ADN sous ses différentes formes.

Eric Deibel
publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

 

> http://www.lapaillasse.org/

L’ARSENAL HACKTIVISTE

Alors que le réseau Internet est de plus en plus centralisé, sous contrôle et sur écoute, les offensives artistiques se multiplient, concevant des outils de protestation ou de communication alternative, premières briques d’une Toile bis qui reste à tisser.

Du 14 novembre au 15 décembre 2014, ont poussé sur les toits de l’ambassade de Suisse et de l’Académie des Arts à Berlin (avec leur accord), de drôles d’antennes faites maison, bricolées à base de boîtes de conserve et d’électronique bon marché. Exposées aux vues de tous, et tout particulièrement à celles des ambassades des États-Unis et du Royaume-Uni, elles font partie de l’installation Can you hear me ? de Christopher Wachter et Mathias Jud. Les artistes suisses ont déployé un réseau Wi-Fi local qui s’étend sur l’ensemble du quartier gouvernemental à proximité de la Porte de Brandebourg. Les passants sont invités à se connecter à ce réseau de communication bis, totalement indépendant de l’Internet et des opérateurs téléphoniques, et par conséquent difficile à tracer.

Leur installation est une référence directe aux révélations de Snowden qui ont fait grand bruit en Allemagne, selon lesquelles les ambassades du Royaume-Uni et des États-Unis espionnaient les communications électroniques locales, via des dispositifs d’interceptions camouflés sur les toits des ambassades qui permettent de surveiller les données échangées sur les réseaux Wi-Fi et les conversations téléphoniques dans les bâtiments environnants, dont ceux tout proches du Reichstag et de la Chancellerie.

Aram Bartholl, Dead Drops.

Aram Bartholl, Dead Drops. Photo: D.R. / Aram Bartholl

C’est pour critiquer cette asymétrie de pouvoir, entre ceux qui contrôlent les canaux de communication et les autres, que les deux artistes ont développé en 2011 qaul.net, technologie sur laquelle repose leur nouvelle installation. Lauréat du prix Next idea décerné par le festival autrichien Ars Electronica en 2012, ce logiciel open source interconnecte les ordinateurs, smartphones et autres supports mobiles via le Wi-Fi pour former un réseau spontané, de proche en proche, permettant à ses usagers d’échanger des messages textuels, des fichiers ou des appels vocaux. Il n’y a plus de serveurs, de clients ou de routeur, chaque participant au projet est tout à la fois, expliquent les auteurs, dont le projet s’appuie sur les réseaux « mesh » ou maillés qui connectent directement les utilisateurs les uns aux autres, sans passer par un tiers. Pour un fonctionnement optimal, il faut toutefois une relative densité de participants.

Le projet qaul.net met en scène d’un même mouvement, une possible ré-appropriation par les citoyens des réseaux de communication et une contestation de leur fonctionnement centralisé. « Qaul » est un terme arabe qui signifie opinion, discours, ou mot, il se prononce comme l’anglais « call » (appeler). Les deux artistes ont imaginé cet outil suite au black-out égyptien, lors du printemps arabe en 2011, quand les autorités ont coupé l’accès à Internet durant huit jours, et à d’autres précédents en Birmanie, au Tibet, ou en Libye.

Qaul.net peut aussi être activé en cas de catastrophe naturelle ou pour contourner un Internet menacé par les tentatives de régulation des gouvernements et les restrictions des fournisseurs d’accès. Mathias Jud et Christopher Wachter ont depuis perfectionné leur outil, collaborant avec des activistes chinois, égyptiens, syriens et turcs. En avril 2014, ils ont animé plusieurs ateliers à Istanbul, agitée depuis plus d’un an par des mouvements de contestation cristallisés autour de la place Taksim. La censure ne faisait que se renforcer, avec la fermeture de Twitter puis de YouTube suite à des vidéos mettant en cause le gouvernement turc corrompu, expliquent les artistes qui ont appris aux gens à construire leur propre réseau mesh en utilisant qaul.net. Immédiatement, ils ont commencé à construire ces réseaux à Istanbul.

Leur projet berlinois est une nouvelle brique ajoutée au dispositif. Les passants qui se connectent au réseau local sans fil Can you hear me ? avaient la possibilité d’adresser des messages directement aux agences de renseignements en utilisant les fréquences interceptées par la NSA et le GCHQ (Government Communications Headquarters). Les mains dans le code comme dans le cambouis, les deux artistes suisses présentent leurs actions comme des « contre-dispositifs », élaborés sur le terrain, en étroite collaboration avec les communautés. Basés à Berlin, ils sont connus dans le milieu des arts numériques pour une série d’ »œuvres-outils » mettant en lumière les mécanismes de contrôle d’Internet et les moyens de les contrecarrer. En 2007, ils avaient créé Picidae.net, un logiciel libre de contournement de la censure utilisé par des activistes et dissidents, notamment en Chine, en Syrie, ou en Corée du Nord.

Bien avant que n’éclate le scandale de la NSA et de la surveillance de masse des citoyens, les artistes numériques s’étaient inquiétés de la dépossession de l’utilisateur et de la perte de contrôle sur ses données avec l’arrivée du Cloud et d’un modèle centralisé de stockage, propriété d’une poignée d’entreprises (américaines essentiellement) qui en assurent la maintenance. L’utopie d’une agora électronique avait vécu, muée en infrastructure de contrôle et en supermarché planétaire. Dès 2011, plusieurs projets initiés par des artistes invitaient à s’extraire du cloud, à réactiver l’idée originelle d' »un réseau de pairs égaux », en développant ses propres mini-réseaux locaux, premiers maillons d’une Toile bis qui reste à tisser. Ces aiguillons artistiques visent à stimuler la réflexion et la discussion. Ils s’inscrivent dans un mouvement plus vaste, qui rêve d’une version alternative du Net, devenu mercantile, opaque, centralisé et surveillé de toute part.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes pointées vers l'Ambassade des États-Unis à Berlin.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes pointées vers l’Ambassade des États-Unis à Berlin. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

Parmi eux, le projet Dead Drops, d’Aram Bartholl, un réseau peer-to-peer de partage de fichiers qui se manifeste en dur dans l’espace public sous la forme de clés USB cimentées dans les murs, la Pirate Box, dispositif portable et déconnecté d’Internet inventée par David Darts, responsable du département Art de l’université de New York, qui créé un réseau sans fil local permettant aux utilisateurs d’échanger des fichiers anonymement. D’autres projets de réseaux locaux, alternatifs et open source étaient présentés en septembre dernier dans le cadre de la manifestation LittleNets, au centre d’art et de technologie new-yorkais Eyebeam. Parmi eux, Occupy.here développé par Dan Phiffer & Commotion, et activé durant le mouvement Occupy, ainsi que Subnodes créé par Sarah Grand, une artiste multimédia et programmeuse basée à Brooklyn, autant de projets suggérant qu’un autre net (ou une multitude de nets) était encore possible.

Un mois plus tard, c’est néanmoins une application commerciale qui faisait parler d’elle. Détournée de sa fonction originelle (communiquer localement au milieu des grands rassemblements (match, festival) en cas de saturation des relais), Firechat créée en mars 2014, connaissait un succès inattendu auprès des manifestants pro-démocratie à Hong Kong. Outre ses fonctions de chat par Internet, l’appli établit automatiquement des communications directes entre les smartphones via le Bluetooth ou le Wi-Fi de l’appareil quand aucun réseau n’est disponible.

Firechat a été téléchargée des centaines de milliers de fois par les manifestants de Hong Kong suite à des rumeurs de coupure d’Internet, première utilisation massive d’un réseau mesh dans le contexte d’une manifestation politique, selon The Atlantic. À la différence d’un outil comme qaul.net, créé trois ans plus tôt, l’appli propriétaire possède cependant une importante lacune, selon le hackerspace rennais Breizh Entropy. L’utilisateur ne sait pas quel message a été envoyé sur Internet et quel message est resté local. Or les informations transitant entre le mobile et le serveur peuvent être capturées par les autorités et les manifestants peuvent alors être identifiés par leur adresse IP.

Les outils contestataires créés par des artistes sont eux le plus souvent transparents et en open source. Ils agissent comme des manifestes, écrits sous la forme de code, pour reprendre la belle description du collectif berlinois Telekommunisten. Leur histoire accompagne les évolutions d’Internet. Ainsi du programme Floodnet, créé en avril 1998 par les artistes et activistes de l’Electronic Disturbance Theater pour protester contre la répression dont étaient victimes les zapatistes, groupe révolutionnaire insurgé basé au Chiapas qui luttait pour l’autonomie des populations indigènes.

Floodnet permettait de submerger de requêtes les sites web du gouvernement mexicain et de le paralyser temporairement. L’EDT fut l’un des premiers groupes à utiliser les attaques DDoS (par déni de service) popularisées par Anonymous plus d’une décennie plus tard, comme un outil d’hacktivisme de masse. Dès 1994, alors qu’Internet est encore balbutiant, le Critical Art Ensemble, fondé en 1987 par des informaticiens, philosophes et plasticiens définissait le concept de désobéissance civile électronique, conscient que le capitalisme dans un monde post-industriel est d’abord celui des flux.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Qaul.net. Système mis en place après le blocage de Twitter, YouTube et des serveurs indépendants. Istanbul, avril 2014.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Qaul.net. Système mis en place après le blocage de Twitter, YouTube et des serveurs indépendants. Istanbul, avril 2014. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

La résistance au pouvoir nomade se joue dans le cyberespace et non dans l’espace physique, écrit le CAE, dans la Perturbation électronique. Cette nouvelle forme de protestation non violente, visant à bloquer non les lieux physiques, mais les canaux d’information, sera mise en pratique par l’Electronic Disturbance Theater (EDT), initiateur de ces sit-in virtuels consistant à traduire en ligne les sit-ins des rues. Les participants étaient invités à se connecter à une page web spécifique qui hébergeait l’outil.

Puis, en laissant simplement leur navigateur ouvert, le programme allait automatiquement recharger la page web ciblée chaque poignée de secondes, submergeant le serveur de requêtes afin de le ralentir voire de bloquer, si la participation était assez massive. Mais Floodnet, présenté comme du « net.art conceptuel », avait également une dimension performative, chaque participant était invité à interagir en envoyant des « messages personnels » au site ciblé, sous forme de requête pour des pages web qui n’existent pas. Une requête pour « human_rights » générerait ainsi un message d’erreur dans les logs du serveur : human_rights not found on this server.

Les actions étaient annoncées publiquement et planifiées à des horaires précis, diffusées par mailing list et forums. EDT a mené 13 actions pro-zapatistes en 1998 à l’aide de Floodnet, ciblant des sites comme celui de la Maison-Blanche ou du Pentagone, le site du président mexicain ou encore de la Bourse de Francfort. Malgré les 18 000 personnes impliquées, Floodnet ne parvenait que rarement à paralyser les sites visés, tout juste à les ralentir un peu. Le succès se mesurait plutôt en fonction du retentissement médiatique. Le but premier de ces actions était de sensibiliser à leur cause, écrit Molly Sauter dans The Coming Swarm: DDoS, Hactivism, and Civil Disobedience on the Internet, avec plus ou moins de succès, la presse s’intéressant davantage aux sit-in et à leurs organisateurs qualifiés de hackeurs, voire de cyberterroristes, qu’aux questions sociales qui les motivaient.

La Toywar à la fin des années 1990 jouira elle d’un écho médiatique bien plus important. Cette guérilla électronique menée conjointement par le collectif d’artistes suisses etoy.CORPORATION associé à l’EDT, à la période de Noël 1999, contre le site de vente de jouet eToys, en plein boom des dotcom, fut un moment-clé de ce bras de fer entre deux visions antinomiques du réseau. La multinationale eToys avait attaqué en justice le collectif afin de récupérer leur nom de domaine etoy.com, sous prétexte que l’homonymie portait préjudice à ses activités. Les attaques contre le site, doublées d’une campagne de communiqués de presse toxiques, ont poussé le marchand de jouets à abandonner les poursuites, tandis que la valeur de ses actions s’écroulait.

La même année, le code source de Floodnet a été rendu public permettant à d’autres groupes de l’utiliser et l’adapter. Fin novembre, les manifestations contre l’Organisation Mondiale du Commerce à Seattle marquaient le début du mouvement antiglobalisation. Tandis que des milliers de gens se rassemblaient dans les rues pour empêcher la conférence de se tenir, des hacktivistes britanniques, The Electrohippies, organisaient simultanément une attaque DDoS utilisant leur propre outil basé sur Floodnet, contre les serveurs de la conférence, action qui aurait mobilisé 450 000 personnes durant cinq jours, ralentissant sensiblement le site web de la conférence.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes sur le toit de l'Ambassade de Suisse à Berlin.

Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes sur le toit de l’Ambassade de Suisse à Berlin. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

Avec Anonymous, ces attaques par déni de service vont changer d’échelle et d’effets. Lors de l’Operation Payback en 2010, lancée envers les individus et organisations qui agissaient contre les intérêts de Wikileaks, plus d’une douzaine de sites ( Paypal, Visa, Mastercard…) ont été réellement affectés par ces attaques qui ont entraîné indisponibilité et coupures. L’opération qui a duré quatre jours a été menée conjointement cette fois par des volontaires augmentés par des botnets, car ce genre d’obstruction se compliquait à mesure que les sites corporate devenaient plus robustes.

Certains de ces outils mis au point par des artistes ont très directement influencé nos moyens de communication actuels : c’est le cas par exemple de TXTmob, l’un des ancêtres du service de microblogging Twitter. TXTmob a été créé en 2004 par le collectif Institute for Applied Autonomy, constructeur de robots contestataires comme le GraffitiWriter, qui permet de taguer des slogans au sol. TXTmob, service gratuit, permettait de créer des groupes et de partager ses SMS avec tous les inscrits.

Les militants l’ont utilisé lors des conventions nationales républicaine et démocrate en 2004 pour coordonner les actions en différents endroits de la ville. Plus de 5000 personnes l’utilisèrent pour partager les informations en temps réel sur la manière dont se déployaient les manifestants, les lieux où converger, les barrages de la police, etc. L’un de ses créateurs, Tad Hirsch sera cité à comparaître par le NYDP, afin qu’il livre tous les messages envoyés via TXTmob durant la convention, ainsi que les informations sur ses utilisateurs. Mais Hirsch a contre-attaqué avec succès, avançant que ces messages étaient protégés et relevaient du discours privé.

Lorsqu’en 2010-2011, les manifestants ont commencé à utiliser Twitter partout dans le monde comme outil de protestation, Evan Henshaw-Plath, l’un des membres de l’équipe fondatrice de Twitter, n’était pas surpris, il y voyait une sorte de retour aux sources de Twitter qui avait pris explicitement pour modèle cet outil contestataire qu’est TXTmob, confiait-il dans un entretien à Radio Netherlands Worldwide. L’activiste et développeur, connu sous son surnom Rabble, était à l’époque venu renforcer à l’époque la bande d' »artistes, pranksters, hackers, makers » de l’Institute for Applied Autonomy afin de les aider à retravailler le code.

Twitter, né deux ans plus tard, était un réseau social qui fonctionnait via SMS. Personne ne savait alors comment il allait être utilisé, mais c’est devenu un média populaire pour l’activisme et l’organisation parce qu’il permettait aux individus de poster des messages qui étaient très difficiles à tracer. Pour Henshaw-Plath, les origines activistes de Twitter ne pourront jamais être complètement effacées. L’essentiel va rester, veut-il croire, intégré dans le code.

Marie Lechner
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

 

Can you hear me: https://canyouhearme.de

Commotion https://commotionwireless.net/

Dead Drops https://deaddrops.com/

Eye Beam Little Nets http://eyebeam.org/events/littlenets

Floodnet www.thing.net/~rdom/ecd/ZapTact.html

Occupy.here http://occupyhere.org/

Pirate Box http://piratebox.cc/

Qaul.net www.qaul.net/

Subnodes http://subnod.es/

ToyWar http://toywar.etoy.com/

TXTmob www.appliedautonomy.com/txtmob.html

 

Liberté et révolution sur la toile : qu’il s’agisse du libre accès aux sites en P2P, de la lutte contre les blogs xénophobes ou de l’aide apportée aux partisans de la démocratie dans les pays arabes, Telecomix se présente comme l’un des collectifs de hackers les plus actifs sur le terrain technologique.

Dans le sillage et en parallèle de la mobilisation des réseaux sociaux autour des différents mouvements révolutionnaires dit du « printemps arabe », le collectif anonyme d’hacktivistes Telecomix s’est principalement fait connaître à partir de 2009 par une série d’opérations visant à soutenir les luttes démocratiques menées dans ces différents pays du Maghreb et du Moyen-Orient, depuis l’Égypte et la Tunisie jusqu’à la Syrie encore aujourd’hui.

À l’origine, les membres de Telecomix proviennent de différents milieux activistes web (The Pirate Bay, la Quadrature du Net, ou les défenseurs des droits au peer-to-peer suédois de Piratbyrån, entre autres). Ils se sont tout d’abord réunis pour se mobiliser contre une proposition de loi discutée au Parlement européen sur la surveillance du web et sur la conservation des données numériques. Leur premier objectif, fondamental, est donc celui de la défense des libertés de communication partout dans le monde.

 

Groupe anonyme au départ, le collectif s’est davantage « ouvert » ces dernières années — ses membres (estimés au total à environ 250) prenant la parole sous leur véritable identité, même si le discours général de Telecomix reste nettement ancré dans un style volontairement symbolique — au-delà de l’utilisation de multiples logos, les notes d’intention du collectif sur son site font ainsi référence à tout un tas d’axes de « désorganisation politique » autant imagés que chaotiques, mettant en avant les concepts de « machine abstraite », de « données affectives » ou « datalove », et autres concepts entendant promouvoir des principes théoriques de relations entre l’humain, la machine et le robot — et incarné, par exemple, par l’existence au sein du réseau d’un bot, nommé cameron, véritable représentation informatisée du groupe.

Datalove.

Darknet et champs de bataille technologique
Au-delà de cette rhétorique parfois assez nébuleuse, relevant d’après le collectif lui-même d’un discours fortement teinté de crypto-anarchisme, Telecomix trouve une résonance plus concrète dans ses différents projets et opérations. En terme de liberté de circulation sur la toile, le collectif offre ainsi le service Streisandme (en référence à l’effet Streisand qui se caractérise par la promotion non désirée d’informations) qui permet de mettre en place un site miroir sur son ordinateur afin de pouvoir accéder incognito à des sites censurés ou bloqués.

Telecomix héberge également un service de recherche basé sur Seeks, un moteur de recherche P2P open-source axé sur la protection de la vie privée des utilisateurs et des requêtes de recherche initiales effectuées par ces derniers. Telecomix offre enfin des accès à des canaux de discussion privés — et donc normalement non surveillés — via des réseaux IRC (Internet Relay Chat) constitués de plusieurs serveurs indépendants connectés. Des accès qui offrent, via un système de « tunnel », une plongée dans le monde secret du darknet (la face cachée du web), passant par exemple par des réseaux informatiques superposés libres comme Tor. C’est d’ailleurs en accédant à leur channel IRC que la majorité des informations du collectif circulent vers les différents membres ou contacts.

 

Car, c’est plus largement dans des actions concrètes sur les « champs de bataille technologiques » actuels que l’action de Telecomix s’est fait le plus ressentir. En 2011, en Égypte, en Tunisie et en Syrie, les hackers de Telecomix ont ainsi offert leur assistance technique aux internautes et autres bloggeurs de ces pays qui s’étaient vus couper l’accès au réseau par les autorités : méthodes de contournement de la censure on-line pour continuer à poster des vidéos des exactions des régimes en place sur les réseaux sociaux; tutoriel vidéo pour apprendre aux internautes locaux comment restaurer les connexions Internet à partir de vieux modems et autres télécopieurs; apprentissage des règles fondamentales pour pouvoir naviguer en toute sécurité cryptée et anonymement sur le web grâce à des outils de cryptage; site de dépêches et de vidéos mis à jour en temps réel; etc. Le collectif a mis sa science de l’intrusion clandestine dans les réseaux au service de la cause démocratique.

Telecomix Syria, Logo.

#OpSyria
C’est en Syrie, dans ce cadre de l’opération #OpSyria, que s’est déroulé l’épisode le plus médiatique de l’histoire de Telecomix. Cette opération d’investigation web a permis de mettre en lumière les rapports étroits entre le régime syrien et différentes firmes internationales, comme Ericsson — fourniture de matériel de filtrage notamment — et surtout la firme américaine Blue Coat Systems, spécialisée dans la sécurité Internet, qui avait toujours nié jusque là sa présence dans l’ombre du régime de Damas. Quinze appareils de détection de l’entreprise américaine ont ainsi été tracés en Syrie par les hackers de Telecomix. Un pays où, pourtant, les entreprises américaines ne peuvent pas normalement exporter en raison de l’embargo. Ces appareils sont utilisés par le régime pour identifier les personnes accédant aux sites d’opposition, mais aussi pour dérober identifiants et mots de passe, et pour accéder ainsi directement aux comptes privés des citoyens.

 

Conséquence de cet éclatement géographique des stratégies de Telecomix, différents groupes se sont constitués en relation avec certains pays. C’est ainsi le cas de Telecomix Tunisie qui se veut comme un lieu de rencontres et de ressources pour quiconque veut participer à la création d’un Internet résistant à la censure. Mais à l’échelle globale, Telecomix continue d’être actif aujourd’hui sur des questions sociétales en lien avec la montée du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie. En novembre dernier, une réunion organisée à Helsinki, en Finlande, associait ainsi Telecomix à un autre groupe de hackers basé en Suède — le Researchgruppen — afin de révéler leurs techniques pour hacker les commentaires xénophobes postés sur certains blogs et ainsi révéler les adresses IP, emails, mais aussi les noms de certaines personnalités publiques ayant proférées ce type de message sous couvert de l’anonymat. Plus que jamais pour Telecomix, la lutte continue…

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

Photos: D.R.
> http://telecomix.org

les prototypes de science ouverte

Comme réponse à l’Anthropocène, le réseau Hackteria encourage l’intégration et la démocratisation de la connaissance. Leurs prototypes ludiques permettent d’explorer des cosmologies alternatives, d’autonomiser des communautés en marge et de résister aux détournements militaires des technologies.

Open Science Hardware.Toutes les infrastructures de laboratoire génériques développées par GaudiLabs sont DIY (do-it-yourself) et open source et peuvent être construites avec des éléments recyclés et largement disponibles dans les produits de consommation courante (moteur de DVD, disques durs, ventilateurs d'ordinateurs) ou de designs ouverts pour la fabrication numérique.

Open Science Hardware.Toutes les infrastructures de laboratoire génériques développées par GaudiLabs sont DIY (do-it-yourself) et open source et peuvent être construites avec des éléments recyclés et largement disponibles dans les produits de consommation courante (moteur de DVD, disques durs, ventilateurs d’ordinateurs) ou de designs ouverts pour la fabrication numérique. Photo: © Urs Gaudenz.

L’Anthropocène est un âge où les humains sont devenus une force géologique majeure ayant transformé le paysage par l’agriculture, les sédiments de la terre par l’exploitation minière et jusqu’à l’atmosphère par des activités industrielles. Du monde microscopique des atomes et des molécules au macrocosme où nous prévoyons de terraformer des planètes entières, d’explorer et d’exploiter l’univers, la main et l’esprit humain ne laisseront rien intact. L’Homo Faber a pour règle une foi aveugle dans le progrès, censé améliorer notre destin en le modifiant, sans aucune intervention morale ni politique, par la pure et simple transformation des conditions matérielles. Les premières instances de l’image du faiseur et ingénieur, décrit comme Homo Faber, qui contrôle sa chance et son destin et peut même utiliser (voire détourner) la politique pour apporter le progrès technologique, remontent au IVe siècle avant J.-C.. Pour des raisons qui restent vagues et mystérieuses, cette expression est attribuée au grand bâtisseur romain de ponts et chaussées, Appius Claudius Caecus (dont le nom, Caecus, signifie « aveugle »). Appius incarne l’image de l’homme qui se bat contre la nature capricieuse et anarchique de l’univers.

Cette image d’Homo Faber s’est affinée au Moyen Âge, au cours des premiers débats scolastiques sur la raison et la volonté de Dieu comme autant de pouvoirs que les humains étaient censés imiter et maîtriser pour devenir les Imago Dei privilégiés. Paradoxalement, cette obsession théologique portant sur la volonté de Dieu comme pouvoir de création a inspiré les révolutions scientifiques et industrielles et l’ensemble du projet des Lumières, aboutissant directement aux excès des technocrates communistes et capitalistes du XXe siècle. Nous pouvons encore sentir ses effets dans le zèle millénariste et apocalyptique des mouvements Singulariste et Transhumaniste et leur image d’un démiurge (post)humain. Si la Silicon Valley n’apporte toujours pas sa fameuse « singularité » métaphysique, elle peut au moins révolutionner ceci ou cela, ou sauver les pauvres, ou les illettrés et le reste de l’humanité, grâce aux promesses d’une prochaine conférence TED.

Ludens Hackteria
Il est difficile de repenser les deux derniers millénaires de l’Anthropocène comme des tentatives variées de compréhension de nos rôles de faiseurs et de bricoleurs impliqués dans divers projets et cosmologies métaphysiques, qui souvent restent imprécis ou supposément intuitifs. Les projets d’Hackteria.org refusent cette cosmologie et ce solutionnisme irréfléchis de la Silicon Valley qui ambitionne de provoquer l’apocalypse pour sauver une version simplifiée d’un monde commun grâce à une prochaine technologie supposément adéquate. À l’attitude de l’Homo Faber, les membres d’Hackteria préfèrent celle de l’Homo Ludens à l’image des mouvements de la science ouverte et de la biologie ouverte, des makers et des hackers qui font renaître cette histoire oubliée du caractère ludique du bricolage. Ils remettent en question un « créateur de l’univers » solipsiste (l’artifex, le démiurge et l’Homo Faber) comme seule éventualité métaphysique et cosmologique de la relation que les humains et les dieux entretiennent avec leurs descendances matérielles et spirituelles.

Les bricoleurs d’Hackteria croient en la résilience et aux implications de l’imagination dans la science et la technologie actuelle, ce qui signifie tout simplement que les prototypes doivent servir des objectifs et des groupes idiosyncrasiques. Il peut s’agir de politiques anarcho-féministes ou trans-hack-féministes telles que les prototypes GynePunk Mobile Labs et BioAutonomy du collectif espagnol PechBlenda qui utilisent le circuit bending pour explorer les frontières de la biologie, de l’art et de la science queer. Leur récent projet démocratise et « libère » les instruments et les protocoles utilisés en obstétrique et en gynécologie pour permettre des diagnostics à faible coût, mais aussi de nouvelles expériences de sexualité humaine, une liberté « biologique » pour laquelle elles ont inventé le terme générique de « BioAutonomy » (1). L’expérimentation bio-électro-chimique trans-hack-féministe conteste ouvertement la biopolitique des mesures institutionnalisées de santé des femmes et les technologies GynePunk constituent un bon exemple du type de critique des projets patriarcaux de l’Homo Faber, dont l’optique de contrôle reste la face cachée des mesures de santé biopolitiques. Le projet GynePunk mène d’ailleurs à laisser derrière nous l’Homo de Ludens.

Loin de toute tendance chic du Bioart et du pathos de l’art des nouveaux médias, la bricoleuse d’Hackteria adore construire des prototypes ludiques pour soutenir l’éthique du geek et ouvrir les boîtes noires qui l’entourent afin d’explorer de nouvelles cosmologies et inviter de nouveaux groupes à utiliser et détourner les technologies. Même s’ils ne visent parfois que de simples « LOLs », ces projets peuvent aussi répondre aux besoins des différents pays à faible revenu, leur permettant de construire des équipements abordables et donner les moyens aux scientifiques amateurs, à travers le monde, de poursuivre leurs recherches.

Wild openQCM. Combiner deux cristaux de quartz hackés et un circuit d'hétérodyne thérémine pour transformer le bio-capteur openQCM en instrument de performance sonore.

Wild openQCM. Combiner deux cristaux de quartz hackés et un circuit d’hétérodyne thérémine pour transformer le bio-capteur openQCM en instrument de performance sonore. À la place des données, il est possible d’entendre les molécules qui interagissent. Photo: © Marc Dusseiller.

Prototypes sérieux pour cosmologies ludiques
La bricoleuse d’Hackteria s’apparente au philosophe mécanicien du XVIe siècle qui associait la science, l’art, la littérature, etc. Ses modestes projets servent des communautés très spécifiques et des intérêts souvent obscurs. Comme les alchimistes et philosophes mécaniciens, elle utilise le bricolage pour faire connaître sa cosmologie et sa politique unique, de manière plus réfléchie et ouverte, sans revendiquer de supériorité ni évoquer de motifs comme le sauvetage, la rédemption ou la fin du monde. Par ce biais, toutefois, elle remet en cause les institutions et les pratiques actuelles de la science : sont-elles assez démocratiques ? Créent-elles des attentes exagérées ? Sont-elles assez justes et inclusives pour une grande variété de régions, de groupes et de minorités du monde entier ? Sont-elles ludiques, poétiques et sources d’inspiration ?

Les bricoleuses d’Hackteria refusent tout simplement de subir le genre d’étrange « cécité » attribuée à Appius Caecus, qui a ouvertement ignoré les défis politiques et sociaux futurs en dehors de l’ingénierie et des domaines technologiques. Appius, dont les causes de la cécité sont oubliées, fut accusé de ne pas respecter les rites traditionnels propres aux temples, conspirant avec les plébéiens du sénat pour s’emparer du pouvoir, ignorant ses devoirs politiques et détournant des fonds au profit de ses projets d’ingénierie. Ces vieux racontars résument bien les défis actuels des politiques scientifiques et technologiques : le progrès qui sacrifie et bafoue les cultures et les minorités locales, le populisme et la manipulation de l’opinion publique, le monde des affaires qui prend les rênes de la politique et de tous les aspects de la vie. Même le grand projet d’ingénierie du passé, la Via Appia a tiré son nom d’Appius et nous oublions qu’elle a été financée par de l’argent public, par ce qui semble être un détournement de fonds, au détriment des objectifs d’une bonne gouvernance.

Ces accusations restent à prouver, mais elles hantent encore les différents débats sur le rôle idéal de la science et de la technologie à l’ère de l’Anthropocène. La participation du public et l’inclusion dans la science, le financement transparent et ouvert de la science et de la technologie, les brevets, les divisions technologiques et numériques et les différents appels à une science ouverte questionnent tous la puissance de l’Homo Faber aveugle. Nous savons que les solutions de secours scientifiques et technologiques ne suffisent pas à compenser un manque de bonne gouvernance, de justice et de vertu, qu’elles ne suffiront jamais pour assurer l’éducation, la participation ou tout simplement l’inclusion. La quête de connaissance est toute aussi importante que la quête de justice et d’égalité.

À l’heure actuelle, nous sommes désabusés par les institutions scientifiques et technologiques tout en étant confrontés à un besoin croissant de repenser notre rôle de fabricants d’outils, de bricoleurs et faiseurs. C’est exactement ce qu’Hackteria s’efforce de faire depuis sa création en 2009 et à travers ses nombreux projets (plus de 200) sur tous les continents. Si nous devions décrire les leçons de ces dernières années, susceptibles de définir le bricolage dans l’Anthropocène, la principale est la focalisation sur les prototypes et l’apprentissage expérientiel à la place de solutions universelles. Au lieu de fournir des solutions aux problèmes comme le font les Homo Fabers du MIT et des TED, Ludens, la bricoleuse Hackteria, conçoit des prototypes pour jouer avec d’autres humains à travers le monde. Elle croit que nous possédons les outils permettant à chacun de s’engager, comprendre, participer, bricoler, personnaliser, mais surtout démystifier les super-pouvoirs de notre science et de notre technologie, nos connaissances et nos rêves. Le but est de libérer la cosmologie de la technologie, mais aussi de la gouvernance et de créer des engagements encore plus variés et critiques entre la connaissance, l’imagination et le pouvoir. Les bricoleuses et bricoleurs d’Hackteria tentent de rendre la science plus banale, plus accessible, d’en faire un élément du quotidien, plus proche de nos autres pratiques, plutôt qu’un pouvoir élitiste et magique, qui ne servirait que les intérêts que d’une minorité.

Prototypes métaphysiques contre une utilisation militaire de la technologie
Les crises actuelles de l’Anthropocène ont ainsi fait émerger cette nouvelle génération de bricoleuses/eurs qui se sentent relativement proches des philosophes et artistes mécaniciens de la Renaissance ainsi que de leur recherche de cosmologies originales et de nouvelles façons de nous orienter dans l’ordre des choses. Nous appelons les prototypes créés par Hackteria des « cosmoscopes », des outils, qui apportent des perspectives uniques comme des expériences sociales (2). Ils incarnent les espoirs exprimés par Walter Benjamin dans son essai Sens Unique (3) où il résumait l’égarement et les ambiguïtés du début du 20e siècle, avant qu’il n’en devienne lui-même la victime : rien ne distingue davantage l’homme antique de l’homme moderne que son abandon à une expérience cosmique que ce dernier connaît à peine (4). Il s’est opposé à la réduction de notre cosmologie à celle apportée par les nouveaux dispositifs optiques, une expérience cosmique parmi tant d’autres, et déclare étrangement que le mode par défaut (qu’il appelle « classique ») était celui de l’intoxication, un mode qui crée un sentiment de communauté et de transcendance (aura) : l’intoxication, bien entendu, est la seule expérience à travers laquelle nous saisissons ce qui est absolument immédiat et absolument éloigné, et jamais l’un sans l’autre. Cela signifie, cependant, que la communication extatique avec le cosmos est quelque chose que l’homme peut uniquement faire de manière collective.

GynePunkFuge. Un moteur de disque dur recyclé, un support de tube imprimé en 3D, du hardware ouvert et la caisse sécurisée HardGlam assemblés pour une centrifuge GynePunk d'analyse des fluides corporels.

GynePunkFuge. Un moteur de disque dur recyclé, un support de tube imprimé en 3D, du hardware ouvert et la caisse sécurisée HardGlam assemblés pour une centrifuge GynePunk d’analyse des fluides corporels. Photo: © Paula Pin.

Il préconise la technologie qui est ouverte à la cosmologie en tant que relation, au-delà de notre cupidité et de notre besoin de contrôle qui, prévient-il, ne conduisent qu’à des horreurs telles que l’utilisation des forces de la Première Guerre mondiale, même si dans un nouveau mariage sans précédent avec les pouvoirs cosmiques (…) la technologie a trahi l’humanité et transformé le lit nuptial en une mer de sang (5). Pour Benjamin tout comme pour les bricoleurs/euses d’Hackteria, la technologie ne consiste pas à contrôler la nature, mais à explorer la relation entre l’humanité, le cosmos, et plus particulièrement les groupes opprimés partout dans le monde. La nécessité d’une telle technologie et cosmologie « auratique » se traduit par des outils qui soutiennent des expériences personnelles et communautaires à la fois proches et distantes.

L’objectif des prototypes sérieux destinés à la cosmologie ludique est d’inclure tout le monde dans le nouveau rôle de l’humanité vis-à-vis du cosmos et de ses différentes forces et échelles, que nous tentons peu à peu d’aborder. Communiquer de manière extatique (voire ludique et créative avec le monde extérieur grâce à la science et à la technologie) signifie adopter les valeurs de ces prototypes en tant que sondes dans de nouveaux collectifs et réseaux à la place de solutions qui perpétuent le statu quo. La seule autre alternative à ce nouveau mariage sans précédent des pouvoirs cosmiques à travers des prototypes est la guerre totale, contre laquelle un autre auteur du XXe siècle nous met en garde à travers son histoire du Projet Vietnam (6). J.M. Coetzee s’est également intéressé à l’étrange rapport (lorsqu’il n’est pas réfléchi) que la technologie entretient avec la mythologie et la cosmologie, souvent utilisé aux fins de destruction. Le début de l’histoire montre les différentes possibilités de la propagande de guerre et du détournement des technologies au Vietnam résumant avec brio les horreurs liées à tout notre arsenal militaire comme une tentative de briser la règle et les confins des « terres mères ».

Derrière toutes les vues de la techno militaire, nous percevons les ambitions cosmiques des « fils célestes » de la Terre (les humains et leurs fusées, etc.), qui tentent de briser un vieux mythe et de permettre à leur terre mère de s’accoupler avec de nouveaux mondes : pourtant le mythe fondateur de l’histoire n’a-t-il pas rendu obsolète la fiction de la terre et du ciel ? Nous ne vivons plus en labourant la terre, mais en la dévorant, elle et ses déchets. Nous avons signé sa répudiation par des vols en direction de nouvelles amours célestes. Nous avons la capacité de produire des créatures par le biais de notre pensée… En Indochine nous jouons la dramaturgie de la fin de l’ère tellurique et l’alliance du dieu-ciel avec sa fille-reine parthonégène. Si la pièce est mauvaise, c’est que nous avons été propulsés sur scène, encore endormis, sans connaître le sens de nos actes. À présent, je porte leur sens à la lumière dans ce moment aveuglant de la conscience méta-historique ascendante dans laquelle nous commençons à façonner nos propres mythes (7).

Dusklands (Terre de Crépuscule) est probablement le roman, qui résume le mieux ce côté sombre de l’Homo Faber et les technologies impliquées dans la cosmologie ou l’Anthropocène. Nos outils et nos technologies font toujours partie de certaines mythologies et cosmologies étranges, comme de plusieurs régimes de puissance et nous devons les interroger, expérimenter, impliquer les autres pour finalement éviter les horreurs de la destruction, de la guerre et de l’anéantissement afin de définir l’ère Anthropocène des bricoleurs/euses ludiques plutôt que celui des destructeurs : Notre avenir n’appartient pas à la terre, mais aux étoiles. Montrons à l’ennemi qu’il se dresse nu dans un paysage en train de mourir (8).

Denisa Kera
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015
traduction: Valérie Vivancos

(1) http://hackteria.org/wiki/BioAutonomy. Par Klau Kinky et Paula Pin.
(2) « Do-It-Yourself Biology (Diybio): Return Of The Folly Of Empiricism And Living Instruments » dans Bureaud, Annick & Malina , Roger & Whiteley, L. (Eds.) MetaLife. Biotechnologies, Synthetic Biology, A.Life and the arts. Cambridge, MIT Press, Leonardo e-Book series, 2014.
(3) One-Way Street and Other Writings, Penguin Modern Classics, 2009.
(4) ibid. 113.
(5) ibid. 114.
(6) J M Coetzee, Dusklands, Vintage, 1998.
(7) ibid. 28.
(8) ibid. 30-31.

Derrick Giscloux

Envisager la création et production dans une optique philosophique et politique, c’est depuis sa création, le but de CreArtCom, compagnie/studio de création singulière qui opère au cœur de Lyon. À travers des expositions, des festivals, des conférences et des workshops, CreArtCom propose une réflexion sur le thème omniprésent de la Singularité (apparition d’une intelligence artificielle dans les décennies à venir, NDR), du partage, du hacking, de la culture du libre et de la création artistique contemporaine dans sa plus totale modernité. Rencontre avec son fondateur, Derrick Giscloux.

Utopia, la cité qui bouge, CreArtCom / Creative Art Company. Scénographie pour le festival Electrochoc #9

Utopia, la cité qui bouge, CreArtCom / Creative Art Company. Scénographie pour le festival Electrochoc #9, Bourgoin-Jallieu, Isère, 2014. Photo: © David Strickler.

Derrick, tu es à l’origine de Creartcom (Creative Art Company). Peux-tu revenir sur l’historique de cette structure, sa naissance, ses buts, ses fonctions ?
CreArtCom est une compagnie artistique et un studio de création. Notre médialab (studio de création en arts et technologies) est situé à Lyon (Pôle-ALTNET) et une seconde antenne est envisagée en 2017 à Saint-Étienne. La création artistique est le cœur de métier. Nous créons et produisons des œuvres numériques, sujets de réflexions sur l’impact des technologies sur l’homme contemporain, le corps humain, le corps social, la cité. Ma plus proche collaboratrice, Lise Bousch (également ma compagne) est anciennement chargée de production de l’Opéra de Lyon. Cela élève notre niveau d’exigence et de savoir-faire en termes de production. Ensemble, et avec une équipe étendue, nous avons mené, entre autres, la direction, l’écriture et la production pour plusieurs éditions du festival Electrochoc entre 2012 et 2014, avec notablement une exposition d’art robotique et des choix de performances utilisant des IHM [Interactions Homme-Machine]. Progressivement les œuvres de CreArtCom sont de plus en plus ambitieuses. Pour 2017, l’équipe de CreArtCom conçoit une œuvre interactive basée sur un robot original (non anthropomorphique), conçu en partenariat avec des écoles spécialisées, des start’up et un Labex [Laboratoire d’Excellence, NDR].

Tu es aussi directeur artistique, musicien, concepteur, programmeur informatique et plus encore. Peux-tu présenter ton parcours ?
Depuis 2006, je travaille sur des projets très variés, en direction artistique, en écriture, en conception et en studio sur la réalisation. Je suis un artiste hybride et je contribue à des réalisations en art interactif orienté spectacle vivant et auprès d’artistes contemporains. Cela m’a permis de participer à quelques beaux projets : l’inauguration de la Tour Oxygène (deuxième building lyonnais), la création et l’enregistrement comme guitariste d’un opéra contemporain avec l’Ircam (Les Nègres de Michaël Lévinas sur le livret de Jean Genet), l’inauguration de la réouverture d’un grand cinéma lyonnais d’art et d’essai (Le Comoedia), la participation à la création du Big Bang Numérique d’Enghien-les-Bains (BBNE). Sans oublier le répertoire d’art interactif imaginé et produit avec CreArtCom. Durant deux saisons, j’ai écrit le projet arts numériques du festival Electrochoc (l’édition 8 Rendez-Vous en Territoires Infinis et l’édition 9 Utopia).

Quelles sont les raisons de cette pluridisciplinarité ? Goût ou nécessité ?
J’ai toujours suivi les courants d’avant-garde. Musicien, je touchais déjà à tous les styles et dans toutes les situations, sur scène, en studio, en solo, avec des orchestres, derrière mes guitares électriques, Midi, augmentées ou simplement acoustiques. Aujourd’hui peu importe que cela soit du design sonore, des dispositifs de lumière ou des scénographies interactives, je conçois, réalise et produis les œuvres qui m’intéressent et uniquement celles-ci. Pour cela, je tiens à remettre en question les systèmes établis. Je déteste le conformisme et le conservatisme. J’affectionne la rigueur et l’engagement, la créativité et l’effort d’où ma triple accointance pour les mondes artistiques, scientifiques et sociétaux. C’est ce positionnement qui m’a conduit à monter une entité telle que CreArtCom, mais aussi à fonder ALTNET.

Hackerspace, CreArtCom / pole ALTNET

Hackerspace, CreArtCom / pole ALTNET. Photo: D.R.

Peux-tu nous en dire plus sur Altnet justement ?
Le Pôle-ALTNET abrite une galerie d’art, un hackerspace, un medialab et une boutique d’informatique libre. Ce lieu est autogéré, c’est une fabrique indépendante consacrée à la culture numérique et qui accueille une communauté hétérogène : une vingtaine d’associations et d’entreprises et de nombreux porteurs indépendants de projets innovants, culturels, artistiques liés au numérique. Il s’est progressivement constitué un public diversifié autour d’un programme de rencontres variées : des expositions d’art numérique, des workshops, etc. Nous avons eu la chance de recevoir des personnalités comme Mitch Altman (TV-be-Gone, Drawdio), Mathieu Rivier et sa table tactile à facette, Lionel Stocard et ses mécanos mobiles, ou encore Arnaud Pottier (Golem). Enfin nous menons un cycle de rencontres nommées Les Dossiers de l’Écran, dédiées à l’impact des technologies sur la société, en partenariat avec l’association transhumaniste Technoprog, le Parti Pirate, Illyse (FAI associatif) et d’autres. Chaque conférence est consacrée à un sujet contemporain touchant au numérique et à la civilisation suivie d’un débat entre participants.

Tu le disais, Altnet abrite également un hackerspace. À quoi sert-il ? Qu’y fait-on ?
C’est le premier hackerspace de Lyon. Nous l’avons fondé en communauté. Le LOL — acronyme de Laboratoire Ouvert Lyonnais et palindrome de Lyon Open Lab — est un lieu de rencontre entre informatique, sciences et techniques. Tous types de profils d’adhérents y passent : étudiants, ingénieurs ou informaticiens en poste, chercheurs, et des hackers. Globalement la fonction d’ALTNET est de mettre le numérique au service des droits individuels et de l’intérêt général, de contribuer à une véritable culture du numérique sur le territoire. Les propriétaires de nos locaux ont été eux-mêmes impliqués au commencement de la démocratisation de l’informatique domestique dans la création d’entreprises de vente et services informatiques. Le cadre des propositions au public sous-tend une économie contributive. C’est une économie de la collaboration et du partage qui fait exister une programmation. Parmi quelques démonstrations de cette philosophie, nous proposons un Internet distribué par un FAI associatif (iLLYSE), et un hotspot WiFi qui est accessible sans mot de passe. La culture libre c’est l’avenir.

La philosophie de CreArtCom, concrètement, c’est quoi ?
En tant qu’artiste, je m’inspire des problématiques qui impliquent différents scénarios d’avenir déjà décrit depuis longtemps par les auteurs de science-fiction. Je fonde également mon œuvre sur ce champ. La cybernétique nous apprend que le tout surpasse l’ensemble de ses parties, que l’homme est plus performant que ses organes pris séparément, ou qu’un ordinateur possède des propriétés supérieures à la somme de ses composants. Si l’on comprend qu’un réseau d’ordinateurs aussi étendu, pénétrant et puissant que l’Internet implique, à terme, la naissance d’un organisme que nous n’imaginons pas encore, on peut comprendre alors que c’est à travers son rapport à lui-même et à son prochain que l’homme va fonder sa capacité de persistance. En somme la survie de l’homme face au cauchemar démiurgique qu’il est en train de réaliser dépendra de son empathie envers son environnement, et pas de son économie ou son niveau technologique.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

> http://www.creartcom.eu/
> http://derrickgiscloux.free.fr/

 

if
Les relations entre art et politique se réinventent à l’ère numérique : les technologies numériques reconfigurent les modes de gouvernance, et, de fait, nécessitent de nouvelles formes de résistances.

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rybn.org est une plateforme de recherche expérimentale, créée en 1999, fondée sur l’utilisation, la subversion et le détournement artistique d’Internet. Le réseau est considéré comme un contexte politique à part entière : comme nœud d’interconnexion des individus à travers divers terminaux (ordinateurs personnels, tablettes, smartphones…) et différents protocoles (IRC, web, p2p…), comme zone de concentration, de transfert et de transformation des données (data, metadata, metadata de metadata…), et comme infrastructure physique globale (fermes de serveurs, câbles sous-marins…), comme industrie et modèle de production. À travers les transformations qui composent son histoire, Internet est devenu le miroir du changement de paradigme d’une société toute entière restructurée et reconfigurée par les technologies.

Ce qui est à l’œuvre dans ce changement d’état, c’est précisément l’essence du numérique : une opération de quantification qui réduit le monde à une suite de chiffres qu’on peut manipuler, mettre en équation. Mathématiser et modéliser le réel, c’est le normaliser pour le soumettre aux normes comptables et à la statistique performative. Dans cette opération de normalisation, toute forme de singularité est préemptivement éludée. Le numérique décompose et fragmente le réel, individualise et désagrège les collectifs comme les institutions politiques, économiques et sociales, et instaure une nouvelle normativité (1).

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013).

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013). Photo: © Nagy Gergő / ../././//…

Ce faisant, le numérique devient une négation du politique en tant que lieu de débat et de décision. Il s’agit alors de contextualiser et d’analyser les transformations en cours : c’est-à-dire comprendre les mutations contemporaines du capitalisme, à travers l’étude des apports essentiels de la théorie Cybernétique, qui sont aujourd’hui portés par l’industrie de la Silicon Valley (2). Les recherches et travaux menés par rybn.org examinent les effets de l’action du numérique sur le réel, établissent un panorama actualisé des nouveaux lieux de pouvoirs, dressent un panel des processus à l’œuvre dans la mise en place d’une « gouvernementalité algorithmique » (3). Ces recherches visent aussi à proposer des stratégies de résistances individuelles et collectives, ou du moins, à mettre en place des espaces de réflexions transversaux et extradisciplinaires (4) pour former et affiner une réflexion critique face à cet environnement technologique normatif, intrusif et pervasif.

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Depuis 2005, avec la série Antidatamining (5), rybn.org enquête sur les mutations techniques du capitalisme. Antidatamining est un ensemble de cartographies, visant à esquisser la topologie d’un capitalisme cybernétique, se focalisant sur les changements induits par l’utilisation et le traitement massif et automatisé des données.

Au sein des marchés s’est opérée une transformation structurelle et conceptuelle, où l’algorithmique a établi sa prééminence. Ce phénomène est remarquablement illustré par la prolifération vertigineuse du trading algorithmique. Les derniers opus de la série Antidatamining abordent ce phénomène en particulier : ADM8 (2011), Flashcrash (2012), ADMX et The Algorithmic Trading Freakshow (2013), et tentent de catégoriser et de contextualiser l’automatisation des marchés boursiers. rybn.org collecte différents modèles algorithmiques financiers, selon un procédé de reverse-engineering, afin de mettre au jour les mythologies contemporaines de la rationalité technicienne et du libéralisme économique.

En 2014, avec Data Ghost (6), rybn.org continue son exploration des biais des modèles algorithmiques. Data Ghost chasse les fantômes dans le bruit de l’information véhiculée par le réseau, en détournant la théorie de l’entropie de Shannon, et le concept de feedback, cher à la cybernétique. Les programmes d’intelligence artificielle dévoilent leurs structures, et mettent au jour la subjectivité de leurs apprentissages, qui transforment le réel par effet de rétroaction. Data Ghost soulève la question d’une tautologie algorithmique, qui nous enfermerait dans une boucle réductionniste infinie, propre à la cognition limitée des automates.

Enfin, avec 0k (2010), rybn.org propose un programme sur clé USB, de destruction volontaire des données personnelles : une invitation au suicide numérique assisté, permettant une soustraction, temporaire ou permanente, à la quantification généralisée.

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013). Photo: © Nagy Gergő / ../././//…

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D’autres modalités d’action et de réflexion sont expérimentées, sous la forme d’ateliers et de plateformes de discussions collectives. Les ateliers Internet/Anonymat proposent une initiation aux techniques d’obfuscation et d’anonymisation (chiffrement, darknets, deepweb…), afin de neutraliser ou de minimiser les opérations de collecte de données et de profilage à grande échelle. Les ateliers de décontamination sémantique proposent de s’attarder sur le vocabulaire courant du numérique, qui fait consensus. Ici, le langage est pris comme vecteur de l’idéologie qui accompagne le développement de l’économie numérique, et qui se propage dans les champs culturels, politiques et sociaux.

Économie 0 (2008) (7) et Politique 0 (2010) (8), organisés avec les Éditions MF et Upgrade! Paris, sont deux événements de 48h, conçus comme des espaces critiques, modulaires et chaotiques, des lieux de vie, des agoras où les points de vue cohabitent et les discours se parasitent et alimentent leurs propres contradictions. Économie 0 questionnait les relations entre art et économie en plein cœur de la crise financière de 2008 : l’autonomie des productions et des diffusions artistiques et les modèles alternatifs émergents, les notions de valeur, de dépense, de perte, et une mise à l’épreuve de l’idée de neutralisation de l’économie. Politique 0, accueilli au siège du Parti Communiste, explorait les techniques de fabrication des représentations collectives et des fictions qui sous-tendent et fondent la légitimité du pouvoir et des institutions politiques. Les angles abordés par les intervenants étaient : la relation entre politique et médias, le marketing politique, propagande et démocratie, le contrôle et la diffusion de l’information.

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Ces recherches et initiatives s’inscrivent dans un mouvement plus global : dans un contexte de coercition technologique de plus en plus pressant, on assiste aujourd’hui à un renouveau de la critique de la technique (9), alimentée par les révélations récentes sur les relations entre les multinationales des TIC et les services de renseignements internationaux ; par le refus de la manipulation et la marchandisation du vivant ; par l’inquiétude autour des développements de l’intelligence artificielle ; par la destruction de toutes formes de protection sociale (par exemple avec les plateformes de Mechanical Turk) ; mais aussi, et surtout, par la prise de conscience générale de la crise écologique en cours.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://rybn.org

(1) La normalité devient une norme, et le caractère moyen une supériorité, dans une communauté où les valeurs ont un sens statistique, in L’individuation psychique et collective, Gilbert Simondon (Aubier, 1989)

(2) From Counterculture to Cyberculture: Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the Rise of Digital Utopianism, Fred Turner (University of Chicago Press, 2006)

(3) Face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet de droit comme puissance, Antoinette Rouvroy, 2012

(4) Extradisciplinary Investigations. Towards a New Critique of Institutions, Brian Holmes, 2007

(5) http://antidatamining.net

(6) A Mathematical Theory of Communication, C.E. Shannon, 1948

(7) http://incident.net/upgradeparis/economie0/

(8) www.rybn.org/politique0

(9) Cf. Critical Engeeniring Manifesto, Telekommunist Manifesto, Dinsovation, Counterforce, La Planète Laboratoire, etc.

0100101110101101.org

De tous les artistes du net art des origines, Eva et Franco Mattes sont certainement restés les plus authentiquement subversifs. Pour ce couple d’Italiens, pionniers du net art, actifs depuis le milieu des années 90, Internet est le lieu idéal pour dénoncer l’utopie de la communication bâtit par et pour des médias favorisant surtout l’exhibitionniste, le voyeurisme et le consumérisme, tout en se moquant du monde de l’art contemporain. Pour cela, ils n’hésitent pas à utiliser dans leurs interventions artistiques, les mêmes médias qu’ils dénigrent dans le « réel ».

Eva & Franco Mattes, Nike Rez.

Eva & Franco Mattes, Nike Rez. Photo: © Eva & Franco Mattes / 0100101110101101.org

Résidents à Brooklyn depuis le milieu des années 90, Eva et Franco Mattes aka 0100101110101101.org, se sont spécialisés dans la subversion via les médias électroniques. C’est dans la sphère numérique, dont Internet est le point central, que le couple intervient le mieux. En détournant les clichés liés à certains comportements en ligne ou en intervenant au cours de performances souvent chocs sur les points chauds incontournables du réseau (Second Life, Chatroulette, etc.), ils questionnent, attaquent et remettent en cause l’idée naïve de « société de communication ». Objectivement militant, le couple pointe un doigt accusateur sur la paille que nous nous sommes nous-mêmes mis dans l’œil en accueillant passivement l’évolution du réseau Internet en une multitude de « réseaux », mi-marchands, mi-propagandistes, contribuant tous désormais plus souvent à l’exposition de nos plus graves défauts qu’à l’éducation, l’intelligence, le partage et enfin, l’édification intellectuelle ou morale du genre humain.

« La réalité est surévaluée »
Dès le début de leurs activités, le travail d’Eva et Marco Mattes vise à nier la réalité, ou, tout du moins, nous oblige fortement à nous questionner sur la validité de cette notion à une époque où tout devient flou; des identités en réseau aux intentions des multinationales, des gouvernements et des grands consortiums d’art contemporain. De la fin des années 1990 au début 2000, le couple opère au sein d’un collectif d’artistes sous le pseudonyme de Luther Blissett. Plus tard, ils créent la figure célèbre de Darko Maver, un artiste serbe imaginaire pourtant présenté à la Biennale de Venise de 2001, qu’ils assassineront peu de temps après, provoquant un choc au sein du monde de l’art contemporain. Poussant plus loin le questionnement autour du réel et de l’authentique, le couple va, en 1998, jusqu’à acheter le nom de domaine vaticano.org. Détournant ainsi les fidèles du monde entier du site officiel de l’autorité catholique. En 2003, ils lancent le projet Nike Rez avec lequel ils arrivent à convaincre une partie de l’opinion publique autrichienne que la fameuse Karlsplatz de Vienne va être renommée Nikeplatz, photos à l’appui sur Internet.

Vol d’œuvres d’arts et re-créations plastiques
Parmi les autres interventions du duo, on trouve bien évidemment Stolen Pieces. Le couple fut en effet un temps connu pour avoir volé des fragments d’œuvres célèbres dans les musées du monde entier. Parmi les pièces « subtilisées » durant deux ans au cours de leurs voyages, du Duchamp, du Jeff Koons, mais aussi des morceaux de Kandinsky, Claes Oldenburg, Rauschenberg, Joseph Beuys ou encore un fragment de voiture concassée du sculpteur français César. Les objets et morceaux d’œuvres volés sont présentés dans une boîte, en vrac, ne donnant plus à voir qu’une poignée de déchets sans intérêt. En plus de questionner la validité de l’authenticité d’une œuvre ou d’une idée, les Mattes proposent également un « hommage » (1) à des artistes utilisant eux-mêmes des fragments, de petites pièces, issue de la vie quotidienne (l’urinoir de Duchamp, les automobiles de César, les morceaux de journaux de Rauschenberg). Autre travail de détournement, dans le domaine du jeu vidéo cette fois : Freedom, une performance crée en 2010 qui détourne les codes du jeu de guerre en réseau Counter Strike. Au cours d’une « partie », Eva Mattes refuse de jouer son rôle et de tuer ses ennemis, préférant à la place essayer de convaincre les joueurs de la sauver car elle réalise une œuvre d’art live (2). Le résultat est éloquent : l’artiste est régulièrement tuée et abusée par la plupart des joueurs en ligne.

Eva & Franco Mattes. 13 Most Beautiful Avatars. Second Life.

Eva & Franco Mattes. 13 Most Beautiful Avatars. Second Life. Capture d’écran. Photo: © Eva & Franco Mattes / 0100101110101101.org

No Fun sur Internet
Internet est le terrain de jeu favori d’Eva et Marco Mattes. Ils y exposent leur talent de hackers en piratant, rendant public ou au contraire, en fermant, des sites célèbres. Ils interviennent également sur des plateformes connues, comme Chatroulette. À la fin des années 90, le couple vise des sites fameux comme Hell.com, qui atteint une certaine notoriété du simple fait de porter un nom évocateur. Ce site, créé en réalité par l’artiste Kenneth Aronson en 1995, et revendu en 2009 à l’investisseur Rick Latona pour la somme de 1.5 million de dollars, est typiquement le genre d’escroqueries artistiques qui attirent les Mattes (3). Sous le pseudonyme de Luther Blisset, ils ouvrent le site réputé inviolable aux non-initiés et abonnés. Eva et Marco Mattes dénoncent également la passivité des utilisateurs d’Internet dans une autre performance choc, No Fun, elle-même partie prenante d’une exposition justement titrée « la réalité est surévaluée ». Utilisant la célèbre plateforme de chat vidéo, Chatroulette.com, Marco met en scène son suicide par pendaison, seul, dans une chambre sordide. Les réactions des utilisateurs de Chatroulette, qui vont de la fascination morbide à l’indifférence, sont filmées et retransmises en vidéo (4). Plus hardcore, le couple monte une fausse vidéo snuff movie (film dans lequel on assassine en direct) et filme les réactions des spectateurs (5). Violence, pornographie, exhibitionnisme et voyeurisme, les failles morales présentes sur Internet, sont les cibles favorites du couple italien.

15 minutes de gloire sur Second Life
Impossible de conclure ce panorama sans aborder les travaux du couple sur la plateforme de réalité virtuelle Second Life. Entre 2006 et 2007, le couple crée 13 Most Beautiful Avatars, une série photographique d’avatars en forme d’hommage à Andy Warhol, puisqu’il s’agit des avatars les plus « célèbres », les « stars » donc, de Second Life. 13 Most Beautiful Avatars se veut en effet une référence aux 13 Most Beautiful Women et 13 Most Beautiful Boys de 1964, dans lequel Warhol célébrait son entourage composé des « stars » de la Factory. Exposée dans une galerie d’art contemporain, cette série de photos remet en cause le statut de star et le système qui permet cette intronisation de la banalité au rang d’exception, tout en questionnant une fois encore la part de réalité qui nous est accordée dans une société de plus en plus virtuelle. Plus important encore, 13 Most Beautiful Avatars pointe la banalité de la notoriété, dans une époque post-15 minutes de gloire où tout un chacun peut se créer un « personnage public » dans les univers fictifs et informatiques d’Internet.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> https://0100101110101101.org/

(1) Couple stole more than other artists’ ideas : www.washingtonpost.com/wpdyn/content/article/2010/05/16/AR2010051603391.html

(2) http://postmastersart.com/archive/01_10/01_10_pr.html

(3) Art.Hacktivism 0100101110101101.ORG, Luther Blissett http://subsol.c3.hu/subsol_2/contributors/01orgtext.html

(4) No Fun : http://vimeo.com/11467722

(5) Emily’s Video : http://animalnewyork.com/2012/watching-snuff-with-marco-and-eva-mattes

 

 

S’il fait partie des plus grands groupes de hackers mondiaux le Chaos Computer Club (ou CCC) est avant tout un espace de rencontre et d’échange (idéologique, technique) global, réunissant hackers, spécialistes du détournement des protocoles et activistes politiques, dont les activités concernent les différentes formes de sécurité informatique et de protection des données (privées ou gouvernementales). Désormais investi dans le combat pour protection des données personnelles et le respect de la vie privée (depuis l’Affaire Snowden), le Chaos Computer Club s’attache à la dénonciation politique, par l’action, du non-respect des droits fondamentaux des utilisateurs du réseau.

Chaos Computer Club Flag.

Chaos Computer Club Flag. Photo: D.R.

Collectif mouvant, intouchable et idéologiquement vaste fondé en 1981 à Berlin, le Chaos Computer Club forme la plus vaste association de hackers d’Europe. Entité insaisissable, puisque composée d’une multitude d’individualités, de sexes, origines géographiques et ethniques, voir idéologiques, variées, le CCC est un groupe d’activistes, ou une « communauté globale », principalement germanophone, à ne pas confondre donc, avec le « Chaos Computer Club France »; un faux groupe de hackers monté de toute pièce par Jean-Bernard Condat, alias Le concombre, pour le compte des services de renseignements français… Sa première apparition à Berlin est rapidement suivie par celle d’un autre groupe, à Hambourg cette fois (CCCH), qui deviendra le lieu de réunion annuelle du collectif. Actif dès le début des années 80, le Chaos Computer Club opère sur les premiers réseaux de communications existants (Minitel, Videotext ou Bildschirmtext).

Rapidement investit dans des opérations d’attaques informatiques de grandes envergures, le Chaos Computer Club s’est rendu célèbre en 1984 en hackant le Minitel allemand (le fameux système Videotext du BTX (abréviation de Bildschirmtext), cousin germanique du Minitel). Totalement inconnu du grand public, le CCC entre ainsi dans la légende des (h)activistes informatiques par le biais de Wau Holland et Steffen Wernéry, les deux hackers connus pour être à l’origine de cette attaque. Au début des années 90, le Chaos Computer Club fait également parler de lui dans les journaux internationaux. En 1989, le hacker Allemand Karl Roch connu dans les années 80 sous le pseudonyme de Hagbard, fut en effet arrêté et accusé d’avoir lancé des actions de cyber-espionnage en faveur du KGB. Roch connaît une fin tragique à fort retentissement médiatique puisqu’on retrouve son corps brûlé à l’essence, dans une forêt près de Celle en Allemagne. Pourtant, et au-delà de cette affaire, le Chaos Computer Club a toujours milité pour la sécurité des données et la mise en place d’un « net viable » (1).

29C3, 29ème congrès du Chaos Computer Club. 27 Décembre 2012, Hambourg, Allemagne.

29C3, 29ème congrès du Chaos Computer Club. 27 Décembre 2012, Hambourg, Allemagne. Photo: © Malte Christians

Protection des données, le crédo du CCC
Globalement, il est reconnu que chaque attaque du Chaos Computer Club depuis les origines, est réalisée dans un but clairement défini : mettre en évidence, dans un système informatique donné, les failles permettant des intrusions, soit par des services de renseignement étranger, soit par d’autres hackers mal intentionnés. Pour les membres du CCC, transparence, contournement de la censure, whistleblowing (ou Lanceur d’alerte), protection des données, participe à la politique de neutralité du Net. Une notion fondamentale qui fait partie des canons fondateurs de l’association. Pour la plupart des membres du Chaos Computer Club, ces principes font partie des conditions fondamentales favorisant l’expression de la vie politique et culturelle sur internet. Ainsi, quand les hackers du CCC attaquent une société, ou le réseau d’un gouvernement, c’est souvent — la plupart du temps — afin de mettre en évidence les défauts de ce système. A contrario, les attaques peuvent aussi viser à rappeler (« whistleblower », ou lancer une alerte mais aussi rappeler à l’ordre) les autorités compétentes en matière de télécommunication ou les gouvernements fautifs de non-respect de la sphère privée numérique de ses citoyens (2).

Du hacking « préventif » au respect de la vie privée
Principalement axé depuis ses origines, les années 80, sur le domaine de la sécurité informatique, le Chaos Computer Club s’intéresse aujourd’hui à la protection des données, affaire Snowden oblige. Le 03 février dernier, le Chaos Computer Club, soutenu par la Ligue internationale des droits de l’homme, a par exemple lancé une plainte contre Angela Merkel, ainsi que son ministre de l’Intérieur Thomas de Maizière, accusés entre autres d’avoir autorisé les services de renseignement et de contre-espionnage allemands mais aussi les services de renseignement américains (NSA) et britannique (CGHQ) à pratiquer des écoutes sur les communications des citoyens Allemands. En 2012, Le groupe de hackers allemands dévoile les fondations de ce qui pourrait devenir un nouveau système de communication en réseau, autrement dit, les bases d’un Internet totalement libre. Il s’agit de l’Hackerspace Global Grid, un réseau global de communication entièrement conduit par satellites et indépendant des relais habituels. Le but étant de rendre la communication par satellite disponible à toute la communauté HackerSpace et à l’ensemble de l’humanité (3), et de permettre ainsi de contourner la censure, et le traçage des données par les gouvernements.

Chaos Computer Club Logo

Chaos Computer Club Logo. Photo: D.R.

Militer pour un internet indépendant et souverain
La neutralité du Net est un acte de foi pour les principaux membres du CC pour qui l’accès à Internet est un droit fondamental. En 2010, ceux-ci ont d’ailleurs édité une charte à visée politique très claire, dont les principaux fondements exigent qu’aucun fournisseur d’accès n’ait le droit de modifier l’accessibilité, la priorisation ou le débit de son réseau en fonction du contenu. Il y est aussi demandé que les questions de politique pratique doivent être placées au premier plan. La conception et l’attribution de projets technologiques et numériques publics, par exemple, ne doivent plus être considérées uniquement comme des projets de financement de l’industrie informatique. Et aussi que les données publiques soient gérées de manière transparente ou encore d’empêcher le profilage des utilisateurs du réseau (4).

Au-delà de l’aspect purement technique, du hacking et de l’exploitation spectaculaire qu’en font les médias, il est bien évident, à la lecture de ces déclarations que le Chaos Computer Club est une entité politiquement consciente aux visées très précises. Concrètement, l’expérience d’un tel groupe d’activistes est un atout pour tout gouvernement ou entité privée prête à tendre l’oreille aux conseils que le CCC peut prodiguer. Il est dommage, à l’heure du cyber-espionnage et de la « cyberwarfare » (la guerre économique ou stratégique larvée entre États via les réseaux informatiques) que ces talents ne soient pas mis à profit de manière plus efficace, dans une optique politique, au profit du citoyen. L’ignorance d’un tel potentiel est un risque que les gouvernements et les « décideurs économiques » de devraient pas encourager.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> https://www.ccc.de/

(1) Déclaration du CCC à l’occasion du Chaos Computer Congress 27c3, congrès organisé à Berlin du 27 au 29 décembre 2010.

(2) Tourisme de catastrophe au congrès du Chaos Computer, sur fond d’affaire Snowden. Annabelle Georgen, Slate.fr 01.01.2014 : www.slate.fr/monde/81785/congres-chaos-computer-club-nsa

(3) Déclaration du CCC datée du 3 janvier 2012.

(4) Déclaration du CCC à l’occasion du Chaos Computer Congress 27c3, congrès organisé à Berlin du 27 au 29 décembre 2010.

mars / mai 2015

> Édito :

Puisqu’il paraît que la politique est un art, intéressons-nous à la politique de l’art.

Ou plutôt aux rapports troubles entre l’art et la politique, le politique, les politiques… En d’autres termes, aux intentions et implications des artistes dans le champ social. Une implication qui se fait parfois au plus près de la vie quotidienne, avec une abnégation d’établi, ou au contraire, en se situant au-delà des radars, dans les limbes de réflexions abstraites; ou bien encore en maniant protestation symbolique et détournement ludique, en combinant des expériences esthétiques à des logiques technologiques, en mêlant histoire personnelle et collective…

En ce début de siècle numérique, où les seules idéologies qui perdurent sont mortifères, comment ne pas re-poser le questionnement sur l’art engagé. Difficile cependant de ne pas mesurer cette interrogation à l’aune des flamboyantes années 70s porteuses d’un militantisme échevelé où tout semblait encore possible, puis aux années 80s, fossoyeuses des utopies collectives au « profit » d’un individualisme et d’un matérialisme de plomb. Pour autant, après ce « grand cauchemar », on a vu se profiler « un nouvel art de militer », avec des modalités d’actions plus directes, plus ludiques et plus artistiques.

Même si « nos amis » ne désespèrent pas, finalement, aujourd’hui, la seule révolution en acte c’est la « révolution électronique ». Pour le reste, pour tout le reste, nous sommes passés de l’offensive à la défensive. Nous défendons des acquis, des droits, des zones… Certes, la politique est toujours une guerre, sociale, en l’occurrence, mais le combat se fait de moins en moins frontalement. C’est une guerre en mouvement, une guerre des flux. Le théâtre des opérations s’est déplacé, prolongé, dans le virtuel, entre simulacre et réalité parfois. À l’image de notre monde technicisé. La politique — polis (cité) et technê (science) — n’a jamais si bien porté son nom.

La « constellation » des analyses et portraits proposés dans ce numéro témoigne de cette « transfiguration du politique ». Et l’on constate qu’à la fameuse question de la deuxième moitié du 20ème siècle — comment faire de la poésie après les mille soleils d’Hiroshima et la nuit des camps ? — se superposent désormais des questions d’ordre tactique — comment exister et créer dans un monde numérisé ? —, s’élaborent des stratégies de résistance face au Léviathan électronique qui étend sa surveillance, son « hyper-contrôle », sur l’ensemble de la société. De ce point de vue, l’artiste n’est vraiment qu’un citoyen comme un autre…

Laurent Diouf — Rédacteur en chef

> Sommaire :
Politique de l’art / Révolution électronique / Militance poétique / Activisme artistique / Stratégies esthétiques / Hypercontrôle numérique / Crise économique / Résistance critique

> Les contributeurs de ce numéro :
Ariel Kyrou, Bernard Stiegler, Christophe Bruno, Colette Tron, Emmanuel Guez, Jean-Paul Fourmentraux, Jean-Yves Leloup, Laurent Catala, Laurent Diouf, Marie Gayet, Marie Lechner, Maxence Grugier, Serge Hofman, Stephen Kovats…