Archive d’étiquettes pour : Grégory Chatonsky

Détection, analyse, surveillance, reproduction, algorithme, génération… À la lecture de ces mots qui défilent sur la vidéo de présentation de l’exposition Le Monde selon l’IA, qui se tient au Jeu de Paume à Paris, on se surprend à se demander quel aurait pu être le regard sur l’intelligence artificielle de certains de nos maîtres à penser du siècle dernier comme Michel Foucault par exemple.

Taller Estampa, What do you see, YOLO9000? Photo: © Taller Estampa,.

Au travers d’œuvres « anciennes » par rapport au sujet, c’est-à-dire pour certaines datant d’une dizaine d’années, et d’autres inédites, cette exposition fait le point sur les deux principaux protocoles de l’IA. D’une part l’IA analytique, qui analyse et organise des masses de données complexes, d’autre part, l’IA générative capable de produire de nouvelles images, sons et textes. Mais sur l’ensemble, c’est surtout l’image, parfois horrifique, qui est centrale.

L’émergence de l’informatique puis l’omniprésence d’Internet ont déjà changé radicalement les pratiques artistiques, permettant aussi d’explorer de nouvelles formes créatives. L’IA marque encore une autre étape dans ce bouleversement des processus créatifs entraînant aussi la redéfinition des frontières de l’art. Plus largement, c’est tout notre rapport au monde qui se transforme avec l’IA ; une évidence qui transparaît aussi au travers des œuvres exposées.

Taller Estampa, What do you see, YOLO9000? Photo: © Taller Estampa,.

Avec Metamorphism, une concrétion où se fondent divers composants électroniques (cartes-mères, disques durs, barrettes de mémoire, etc.), Julian Charrière réinscrit les technologies du numérique dans leur matérialité en jouant ainsi sur leur dimension « géologique ». Autre préambule sous forme de rappel historique : Anatomy of an AI system et Calculating Empires de Kate Crawford & Vladan Joler. Deux diagrammes impressionnants dans lequel notre regard se perd, et qui retracent sur 500 ans la généalogie des multiples avancées scientifiques, inventions techniques et révolutions socio-culturelles qui préludent aux technologies actuelles.

En retrait, comme pour chaque partie de l’espace d’exposition, on peut découvrir un « complément d’objets » : appareils anciens, dessins, reproductions, livres (tiens, un Virilio sous vitrine…), maquette, etc. Des « capsules temporelles » qui accentuent encore le chemin parcouru par progrès technique et de la supplantation de ces anciens artefacts par le numérique…

Kate Crawford & Vladan Joler, Calculating Empires. Photo : D.R.

Avec Trevor Paglen, nous plongeons au cœur du problème que peut poser l’IA analytique notamment avec les procédures de reconnaissance faciale. Son installation vidéo, Behold These Glorious Times!, nous montre la vision des machines. En forme de mosaïque, on voit se succéder à un rythme effréné une avalanche d’images (objets, silhouettes, visages, animaux, etc.) qui servent pour l’apprentissage des IA…

Une autre installation vidéo interactive de Trevor Paglen, Faces Of ImageNet, capture le visage du spectateur qui se retrouve dans une immense base de données. Son « identité » est ensuite classifiée, catégorisée après être passée au crible d’algorithmes qui révèlent de nombreux préjugés (racisme, etc.). Ces biais sont aussi dénoncés d’une autre manière par Nora Al- Badri (Babylonian Vision) et Nouf Aljowaysir (Salaf). Une préoccupation également partagée par Adam Harvey avec son projet de recherche (Exposing.ai) autour des images « biométriques ».

Trevor Paglen, Faces Of ImageNet. Photo : D.R.

Hito Steyerl propose également une installation vidéo, spécialement conçue pour l’exposition, qui rappelle que l’homme n’a pas (encore) complètement disparu dans cet apprentissage des machines. Cette œuvre est intitulée Mechanical Kurds en référence au fameux « Turc mécanique », cet automate joueur d’échec du XVIIIe siècle qui cachait en réalité un vrai joueur humain. La vidéo montre « les travailleurs du clic », en l’occurrence des réfugiés au Kurdistan, qui indexent à la chaîne des images d’objets et de situations, contribuant à l’entraînement de véhicules sans pilotes ou de drones…

Même sujet et objectif pour les membres du studio Meta Office (Lea Scherer, Lauritz Bohne et Edward Zammit) qui dénoncent cet esclavage numérique dans la série Meta Office: Behind the Screens of Amazon Mechanical Turks (le pire étant sans doute que la plateforme de crowdsourcing du célèbre site de vente en ligne s’appelle bien comme ça…). Agnieszka Kurant s’intéresse aussi à ces « fantômes », ces ghost-workers basés dans ce que l’on appelle désormais le Sud Global, en les rendant visibles au travers d’un portrait composite (Aggregated Ghost).

Meta Office, Behind the Screens of Amazon Mechanical Turks. Capture d’écran. Photo: D.R.

Theopisti Stylianou-Lambert et Alexia Achilleos se penchent également sur d’autres travailleurs invisibles : ceux qui ont contribué aux grandes campagnes de fouilles menées par les archéologues occidentaux au XIXe siècle. Le duo d’artistes leur donnent symboliquement un visage à partir d’images générées par des GANs sur la base d’archives photographiques d’expéditions conduites à Chypre (The Archive of Unnamed Workers). Dans une autre optique, Egor Kraft présente une série d’objets archéologiques « fictifs », c’est-à-dire des sculptures et frises antiques (re)constituées en 3D à partir de fragments grâce à une IA générative (Content Aware Studies). Ce procédé, depuis longtemps utilisé par les scientifiques, déborde ici son champ d’application premier.

Toujours grâce à l’IA générative et un réseau neuronal, Justine Emard propose des sculptures et des nouvelles images inspirées des dessins immémoriaux de la grotte Chauvet (Hyperphantasia, des origines de l’image). Grégory Chatonsky explore toujours les émotions, les perceptions et les souvenirs au travers d’une installation intriguante et funèbre, véritable cénotaphe qui mélange textes, images et sons transformés en statistiques dans les espaces latents des IA (La Quatrième Mémoire). De son côté, Samuel Bianchini « ré-anime » les pixels d’un cimetière militaire. Il s’agit de la troisième version de Prendre vie(s). Une animation née d’une simulation mathématique appelée « jeu de la vie » qui engendre des « automates cellulaires » qui développant des capacités sensorimotrices non programmées.

Grégory Chatonsky, La Quatrième Mémoire. Photo: D.R.

Julien Prévieux continue de jouer sur et avec les mots. L’IA ou, plus exactement, les failles et les dysfonctionnements cachés des grands modèles de langage (LLM) comme ChatGPT ou LLaMA, lui permettent de composer des textes et diagrammes vectorisés, des poèmes visuels que l’on découvre dans l’escalier reliant les 2 niveaux de l’exposition ; ainsi que des œuvres sonores, des poèmes lus ou chantés à partir de boucles et d’extraits de contenus collectés pour entraîner les chatbots (Poem Poem Poem Poem Poem). Comme le précise Julien Prévieux : dans cette nouvelle forme de poésie concrète, les directions vers le haut s’additionnent pour nous mener vers le bas, et le mot « erreur » contient définitivement un « o » et deux « r »

Julien Prévieux, Poem Poem Poem Poem Poem. Photo : D.R.

Il est aussi question de poésie générative avec David Jhave Johnston. Initié en 2016, son projet ReRites fait figure de pionnier en la matière. À l’aide de réseaux neuronaux personnalisés et réentraînés périodiquement sur 600 000 vers, un programme crée des poèmes que David Jhave Johnston améliore et réinvente lors de rituels matinaux de coécriture. Cette démarche, mêlant IA et créativité humaine, a donné lieu à une publication en douze volumes et à une installation vidéo. Les textes sont aussi disponibles gratuitement en format .txt; .epub et .mobi sous license Creative Commons.

Sasha Stiles préfère parler de « poétique technologique » pour qualifier son poème coécrit avec Technelegy, un modèle de langage conçu à partir de la version davinci de GPT-3, et calligraphié par le robot Artmatr (Ars Autopoetica). Le collectif Estampa joue aussi sur les mots en utilisant des LED pour afficher des textes générés par des modèles d’IA générative et mettre en lumière leur logique récursive ainsi que leur tendance à la répétition délirante (Repetition Penalty).

Laurent Diouf

Samuel Bianchini, Prendre vie(s), 3e version. Photo : D.R.

> Le Monde Selon l’IA
> exposition avec Nora Al-Badri, Nouf Aljowaysir, Jean-Pierre Balpe, Patsy Baudoin et Nick Montfort, Samuel Bianchini, Erik Bullot, Victor Burgin, Julian Charrière, Grégory Chatonsky, Kate Crawford et Vladan Joler, Linda Dounia Rebeiz, Justine Emard, Estampa, Harun Farocki, Joan Fontcuberta, Dora Garcia, Jeff Guess, Adam Harvey, Holly Herndon et Mat Dryhurst, Hervé Huitric et Monique Nahas, David Jhave Johnston, Andrea Khôra, Egor Kraft, Agnieszka Kurant, George Legrady, Christian Marclay, John Menick, Meta Office, Trevor Paglen, Jacques Perconte, Julien Prévieux, Inès Sieulle, Hito Steyerl, Sasha Stiles, Theopisti Stylianou-Lambert et Alexia Achilleos, Aurece Vettier, Clemens von Wedemeyer, Gwenola Wagon…

> du 11 avril au 21 septembre, Jeu de Paume, Paris
> https://jeudepaume.org/

Le narcissisme culmine actuellement au travers des réseaux sociaux où chacun peut se mettre en scène. On y déploie des « personnalités multiples ». On y offre des fragments de notre vie. Des échantillons de soi, donc, entre réel et virtuel, comme l’illustre les œuvres proposées dans le cadre l’exposition collective présentée au centre d’art contemporain La Traverse à Alfortville jusqu’au 13 janvier.

Longtemps, la représentation de soi s’est matérialisée dans la sculpture (buste), la peinture puis la photographie (portrait). Renaud Auguste-Dormeuil reprend les codes de ce marqueur social en photographiant de grands collectionneurs. Ils posent en pied devant l’objectif, souvent dans leurs appartements que l’on devine somptueux, à la mesure des œuvres qu’ils collectionnent… Il y a aussi quelques figures historiques qui détonnent dans cette galerie de personnages. Ce sont Les Ambitieux, autre série photographique. Renaud Auguste-Dormeuil pratique un découpage, un échantillonnage, sur chaque photo : il enlève une bande verticale qui supprime le visage. Les deux parties du cliché sont recollées. Les collectionneurs et les ambitieux affichent de fait une silhouette plus filiforme et surtout anonyme. Ce type de portrait retouché devient alors paradoxalement une sorte d’anti-représentation de soi !

Bettie Nin, Biodiversité. Photo: D.R.

Avec His Story, une série de « vrais-faux » autoportraits générés par IA, Grégory Chatonsky joue également sur la représentation de soi. En l’occurrence celle de l’artiste et des clichés inhérents à ce statut. Les prises de vues et la tonalité des couleurs tracent les contours d’une vie possible d’un artiste au siècle dernier et reprennent certains clichés de la bohème et de l’esthétique des ruines. À l’opposé, Inès Alpha nous projette dans le futur, avec les portraits vidéo en réalité augmentée de mannequins parés de maquillage 3D, liquide et évolutif, qui les transforment en « femmes-fleurs » fantasmagoriques. Émilie Brout et Maxime Marion optent également pour la vidéo. A Truly Shared Love montre la vie idéalisée, déréalisée, d’un couple. Avec son esthétique très plastique, artificielle, cette vidéo 4K de 28′ « surjoue » les représentations normatives (classe, genre & co) en appliquant à la lettre les codes de l’imagerie commerciale…

Fabien Zocco, Dislessia. Photo: D.R.

Dasha Ilina place le spectateur dans un rapport étrange avec Let Me Fix You. Cela tient en partie au processus puisque c’est une vidéo avec ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response, en « bon » français : réponse sensorielle culminante autonome…). Le ressort de ce procédé, par ailleurs très en vogue chez certains YouTubeurs, doit beaucoup au ton, soft, qui fait naître un sentiment de proximité, et au son qui agit un peu comme un « massage »… À l’écran, on voit une jeune femme qui entreprend de réparer un robot, décrivant en susurrant les différentes étapes de son intervention. Elle fixe l’objectif et on pourrait se croire à la place du robot. Le trouble s’installe progressivement, au fil du « diagnostic »… Le robot ne semble pas endommager matériellement, mais en proie à une crise de conscience faute d’avoir pu être pleinement au service de son propriétaire, un homme âgé… Dans un autre genre, Dasha Ilina a aussi conçu une sorte de « doudou » pour millennials. Un oreiller brodé d’un smartphone (Do Humans Dream Of Online Connection?)… Kitsch, mais significatif de l’attachement que l’on éprouve vis-à-vis de nos « machines à communiquer ». Qui plus est, la chose est interactive. En s’appuyant dessus, on peut y entendre une histoire, un mythe ou une légende urbaine autour des smartphones. Et chacun est invité à compléter cette histoire sans fin.

Dans un coin de l’espace d’exposition, on aperçoit deux bras qui sortent d’un mur… L’un armé d’aiguilles. L’autre couvert de tatouages représentant les nationalités les plus présentes en France : Bettie Nin, co-fondatrice et directrice de La Traverse, propose ici un « re-up » de sa sculpture Biodiversité. Autre objet de curiosité qui ne se donne pas au premier regard : La Parole Gelée de Fabien Zocco. Cette sculpture de porcelaine est en fait une empreinte vocale, la trace d’un mot qui n’existe pas : « ptyx », inventé par le poète Stéphane Mallarmé pour les besoins de son Sonnet en X… La voix, les mots et la syntaxe se télescopent sur Dislessia, une installation conçue également par Fabien Zocco. Cette sculpture-écran retranscrit les efforts presque désespérés d’une intelligence artificielle pour apprendre l’italien sur la base de phrases grammaticalement fausses. De cette mécanique absurde émane une forme de poésie, celle que l’on retrouve dans l’éternelle répétition des cycles, à la fois tragique et risible. Le titre de l’œuvre, qui signifie dyslexie en italien, fait également référence aux noms féminins communément attribués aux assistants vocaux (Alexa pour Amazon, Cortana pour Microsoft, Eliza pour le M.I.T., etc.).

Laurent Diouf

> Échantillons de soi, avec Ines Alpha, Renaud Auguste-Dormeuil, Emilie Brout & Maxime Marion, Grégory Chatonsky, Dasha Ilina, Bettie Nin et Fabien Zocco…
> cette exposition s’inscrit dans le cadre de Nemo – Biennale internationale des arts numériques
> commissaire d’exposition : Dominique Moulon
> du 29 novembre au 13 janvier, La Traverse, Alfortville
> https://www.cac-latraverse.com/

Biennale internationale des arts numériques

Némo est de retour en cet automne 2023. Comme les éditions précédentes, la Biennale Internationale des Arts Numériques essaime à Paris et dans toute l’Île-de-France jusqu’au début de l’année prochaine. Plus d’une vingtaine de lieux sont investis pour cette manifestation.

collectif Universal Everything, Maison Autonome. Photo: D.R.

L’inauguration de cette biennale tentaculaire s’est faite au CentQuatre à Paris avec l’exposition Je est un autre ? dont le titre reprend les mots de Rimbaud. Derrière cette assertion, c’est toute une thématique autour des représentations et personnalités multiples que chacun abrite désormais grâce (ou à cause) du numérique.
Copies, doubles, mutants, avatars, identités factices, technologies de l’égo, quêtes de visibilité, (dis)simulations, emprises, deepfakes, chimères, métamorphoses et univers parallèles font désormais partie de notre quotidien.
C’est tous ces « effets miroirs » qui sont mis en scène dans cette exposition au travers de vidéos immersives, d’installations interactives et autres œuvres hybrides conçues par Jean-Luc Cornec (TribuT), Marco Brambilla (Heaven’s Gate), Bill Vorn (Intensive Care Unit), Frederik Heyman (Virtual Embalming), Ian Spriggs (Cœus, Prometheus, Ichor, Tetrad), Donatien Aubert (Veille Infinie), Encor Studio (Alcove LTD)…

Pendant trois mois, d’autres expositions, spectacles, installations, rencontres et performances viendront creuser ce sujet et rythmeront le déroulé de la biennale le temps d’une journée, d’une semaine ou de plusieurs mois. Ainsi jusqu’au 5 janvier à La Capsule, le Centre culturel André Malraux du Bourget, Chen Chu-Yin et Daphné Le Sergent extrapolent autour des DAO (Decentralized Autonomus Organizations) ; en français les Organisations Autonomes Décentralisées. Soit des « communautés internet » formées autour d’un intérêt commun que les deux artistes abordent par le biais de la mémoire artificielle et de l’intelligence collective.

Au Cube de Garges, une exposition collective enterre avec un peu d’avance le monde digital, celui du geste sur nos écrans tactiles, pour nous faire entrevoir le monde de demain, celui des interfaces actionnées par la pensée. Intitulée Cerveau-Machine, cette exposition prévue jusqu’au 16 décembre réunie notamment Memo Akten, Maurice Benayoun, Justine Emard, Neil Harbisson & Pol Lombarte, Mentalista, Adrian Meyer, Julien Prévieux, Marion Roche… Un cycle de projections, deux œuvres de réalité virtuelle réalisées par Mélanie Courtinat et Lena Herzog, un live de Sugar Sugar et une performance audiovisuelle de TS/CN (Panorama) sont également prévus en écho à cette expo.

TS/CN, Panorama. Photo: D.R.

Échantillons de soi est une autre exposition collective autour des « personnalités multiples » qui nous hantent dans le réel comme dans le virtuel et de la pratique d’échantillonnage (son, image). Ou approchant. Les œuvres d’Ines Alpha, Renaud Auguste-Dormeuil, Emilie Brout & Maxime Marion, Grégory Chatonsky, Dasha Ilina, Bettie Nin et Fabien Zocco présentées à La Traverse, Centre d’art contemporain d’Alfortville, brouillent également, pour certaines du moins, la frontière entre sphère privée et monde de l’art.

Au Centre Culturel canadien à Paris, du 7 décembre 2023 au 19 avril 2024, il sera question d’Infinies Variations par le biais des créations de Nicolas Baier, Salomé Chatriot, Chun Hua, Catherine Dong, Georges Legrady, Caroline Monnet, Oli Sorenson, Nicolas Sassoon, Christa Sommerer & Laurent Mignonneau et Timothy Thomasson. C’est le troisième volet d’une trilogie conçue par les commissaires d’exposition Dominique Moulon, Alain Thibault et Catherine Bédard qui explorent, cette fois, la notion de série telle qu’elle se présente dans l’histoire de l’art depuis le XIXe.

Au Bicolore, l’espace culturel et la plateforme digitale de la Maison du Danemark à Paris, sur une thématique voisine (Multitude & Singularité) appliquée aux êtres comme aux technologies, on découvrira des œuvres de Stine Deja & Marie Munk, Jeppe Hein, Mogens Jacobsen, Jakob Kudsk Steensen, Jens Settergren et Cecilie Waagner Falkenstrøm qui reflètent la complexité du monde dans sa version numérique. Aux Gémeaux, Scène nationale de Sceaux, du 8 au 17 décembre, la compagnie Adrien M & Claire B présentera Dernière minute. Une installation doublée d’une expérience immersive qui inclue les spectateurs. Le concept : une minute est étirée sur une demi-heure. La source d’inspiration : le décès d’un père et la naissance d’un fils. Le sujet : l’intervalle, cette fameuse minute, qui précède la vie ou la mort…

Stine Deja & Marie Munk, Synthetic Seduction: Foreigner. Photo: D.R.

Début décembre également, lors de l’Open Factory #7 au CentQuatre, on pourra aussi solliciter Tally, l’apprentie artiste quantique mise au point par Matthieu Poli avec Alexis Toumi et Sven Björn Fi. Cette intelligence artificielle (impossible d’y échapper dans une telle manifestation) utilise les possibilités uniques de l’ordinateur quantique pour composer des œuvres abstraites qu’elle dessine ensuite à l’aide de bras robots. Elle apprend continuellement en intégrant les réactions du public, définissant ainsi une sensibilité artistique propre. Contrairement aux intelligences artificielles génératives classiques qui se contentent de reproduire l’existant, Tally cherche à comprendre en profondeur la structure des œuvres d’art. À voir…

Durant ce trimestre riche en propositions artistiques, on retiendra aussi Lumen Texte, la performance « pour un vidéo projecteur et un plateau vide » du Collectif Impatience au MAIF Social Club à Paris. Chutes, l' »opéra électronique » source d’expérience synesthésique de Franck Vigroux / Cie Autres Cordes à la MAC de Créteil. La nouvelle version d’A-Ronne, le « théâtre d’oreille » conçu par Luciano Berio & Sébastien Roux, proposée par Joris Lacoste au même endroit. Cette pièce sonore explorera les ambiguïtés entre voix et électronique, voix amplifiées ou réverbérées dans l’espace, voix jouées dans le casque ou entendues « à travers » le casque.

On testera Earthscape ou la déambulation philosophique initiée par la Cie Zone Critique, sur un modèle rappelant les dérives situationnistes (en plus sérieux…), qui investira la Scène de Recherche de l’École Nationale Supérieure Paris-Saclay à Gif-sur-Yvette. Sur l’esplanade de La Défense, on retrouvera une autre installation d’Encor Studio, Hemispheric Frontier — un cercle clignotant de néons assez hypnotiques se reflétant sur une surface aqueuse — et la Lune Dichroïque de Jérémie Bellot. Une sorte de grosse boule à facette translucide et colorée. Nourri par la géométrie polyédrique et les arts mathématiques, nous dit-on, ce plasticien et architecte de formation, interroge le rôle de la lumière dans l’espace vécu et dans l’espace perçu à travers des dispositifs audiovisuels immersifs.

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Némo
Biennale internationale des arts numériques
> jusqu’au 7 janvier 2024
> https://www.biennalenemo.fr/

Design Des Signes : de l’œuvre à l’usage

Expositions, performances, VR, conférences, lives, projections : la 22ème édition du Festival accès)s( est axé autour du design et à sa capacité à faire signe dans l’Art.

L’invité d’honneur n’est autre que Samuel Bianchini présent avec 8 pièces, anciennes et récentes. Il interroge les rapports entre nos dispositifs technologiques, nos modes de représentation, nos nouvelles formes d’expériences esthétiques et nos organisations sociopolitiques en collaboration avec de nombreux scientifiques et laboratoires internationaux de recherche en sciences de la nature et en ingénierie.

Il y a aussi les fantômes d’artistes pionniers aujourd’hui disparus : Robert Breer (Floats, des sculptures flottantes créées au milieu des années 60 et exposées à l’exposition universelle d’Osaka en 1970) et Nicolas Schöffer (Lumino, une sculpture lumineuse élaborée en 1968 et qui a été commercialisée internationalement).

Parmi les œuvres étonnantes, signalons Haruspices, l’installation pneumatique et évolutive de Jonathan Pêpe. Composé d’une cage thoracique rigide à laquelle s’adjoint quatre organes en silicone, l’engin pulse un rythme d’humeurs déterminées par des flux en temps réel d’informations provenant des réseaux sociaux puis interprétés en quatre « émotions » par l’intelligence artificielle IBM Watson.

Mentionnons aussi Bug Antenna de Raphaëlle Kerbrat qui rend perceptible les ondes électromagnétiques, invisibles à l’œil nu, et inaudibles pour l’être humain, mais omniprésentes dans nos quotidiens. La sculpture-objet en réalité augmentée de Grégory Chatonsky et du designer Goliath Dyèvre, Internes (l’augmentation des choses), est pensée comme le premier mètre carré d’un devenir de l’ensemble la surface terrestre, celle d’un monde gris et post-apocalyptique que la VR colore et rend vivant.

Présentée pour la première fois en France, Value Of Values, de Maurice Benayoun, Tobias Klein, Nicolas Mendoza et Jean Baptistes Barrère, est une chaîne de création qui, de la Brain Factory à la Blockchain, en passant par la poésie transactionnelle, la co-création et les Twodiees, propose à son visiteur de donner lui-même forme à sa pensée à partir de 42 valeurs humaines. (…) En coiffant un casque EEG, chaque visiteur contribue à l’évolution d’une forme produite par ses ondes cérébrales et devient ainsi un Brain Worker au sein d’une Factory — une usine de formes artistiques virtuelles.

On s’attardera également sur trois œuvres VR. Celle de Faye Formisano, They dream in my bones – Insemnopedy II. Une installation- fiction racontant l’histoire de Roderick Norman, chercheur en onirogénétique ; science permettant d’extraire les rêves d’un squelette inconnu… L’installation monumentale de John Sanborn, The Friend VR, qui nous immerge dans une église reconstituée où des personnages célèbrent leur liberté et la création d’une nouvelle utopie. Le projet immersif de Vincent Ciciliato & Christophe Havel, II Canto dei suicidi, inspiré du Canto XIII de la Divine Comédie de Dante.

Une exposition virtuelle et protéiforme, conçue par le collectif PrePostPrint, laboratoire et groupe de recherche autour des systèmes de publication libres alternatifs, sera « accessible » sur > https://xx2.acces-s.org/ Sans oublier une nuit electro avec Nkisi, Sarahsson, Danse Musique Rhône Alpes, V9 pour finir en beauté.

> du 8 octobre au 25 décembre, Pau
> https://www.acces-s.org/

Ce que les machines nous apprennent

Une révolution copernicienne… C’est ce à quoi nous invitent en substance les commissaires de l’exposition Human Learning, Alain Thibaut (Elektra) et Dominique Moulon. Avec un constat : depuis les années 50s avec l’émergence de la notion d’Intelligence Artificielle, jusqu’aux années 2000 avec le développement du deep learning, qui arrive après celui du machine learning dans les années 80s, nous nous rapprochons de la toute-puissance des machines promises à « penser » et à agir de manière autonome.

Nous n’y sommes pas encore, mais ce n’est plus de la science-fiction : c’est devenu un objectif tangible pour l’industrie dans de nombreux domaines. Sans verser prématurément dans une dystopie à la Terminator, on peut néanmoins considérer que le mal est fait… Et en retour, s’interroger sur ce que les machines peuvent désormais nous apprendre. Sur ce plan, les artistes (mais ce ne sont pas les seuls) ont appris à utiliser, à détourner, parfois à regarder agir ou à transfigurer les technologies du numérique. Démonstration au travers de cette exposition qui rassemble une quinzaine d’œuvres singulières.

Justine Emard, Soul Shift. Photo: D.R.

Le dialogue qui se développe entre robots humanoïdes sur écran géant est à cet égard assez troublant. Soul Shift (2019) de Justine Emard nous présente ainsi un monde où l’homme est hors boucle. Les machines se sont déjà affranchies de l’aventure humaine pour vivre selon leurs propres codes. Elles découvrent l’empathie et l’altérité « duplicable ». Nous ne pouvons que les regarder. Et apprendre justement… Autre histoire de robot, anthropomorphique, moins sophistiqué sur le plan technologique, mais tout aussi riche d’enseignements symboliques, avec les pérégrinations de Chun Hua Catherine Dong (In Transition, 2018). L’           artiste met en scène ce robot comme un compagnon de voyage au long cours en le photographiant dans des mises en scène étonnantes par leur banalité apparente (sur le bord d’une route, en haut d’une dune de sable, dans un champ…).

Louis-Philippe Rondeau, Liminal. Photo: D.R.

L’installation la plus ludique est sans conteste Liminal (2018) de Louis-Philippe Rondeau. C’est un arc métallique qui renferme un dispositif de caméra couplé à un effet déformant. Le visiteur est invité a passé sous cette arche et voit son image déformée qui défile sur écran, comme son double projeté dans une autre dimension. Samuel St-Aubin mise sur la précision des gestes mécaniques avec son installation robotique Prospérité (2017). Reprenant le principe d’une table traçante, ce dispositif ordonne inlassablement des grains de riz avec une perfection géométrique. Le spectateur observe patiemment l’alignement implacable de ces petits points blancs sur fond noir.

Samuel St-Aubin, Prospérité. Photo: D.R.

Matthew Biederman préfère les couleurs vives avec Interference (2018). Son installation lumineuse générative ressemble, de loin, à un entrecroisement de néons. Mais l’entrelacs des couleurs qui ondulent suggère un dispositif beaucoup plus complexe. Réalisée dans le cadre d’une résidence, cette œuvre s’inspire de l’expérience de la « double fente » que Thomas Young a menée en 1801 pour démontrer la nature ondulatoire de la lumière. Beaucoup de couleurs également dans Morphogenerator (2018), une autre installation vidéo, générative et multicanal, de Matthew Biederman qui se réfère ici aux travaux d’Alan Turing sur le phénomène de morphogénèse. Sur les écrans, les motifs colorés se mélangent comme sous l’effet d’un kaléidoscope et se combinent dans des articulations sans fin au pouvoir hypnotique.

Matthew Biederman, Interference. Photo: D.R.

Grégory Chatonsky s’appuie pour sa part sur les études d’Adam Schneider et William Domhoff. Ces chercheurs à l’Université de Californie ont consigné près de 20000 rêves en faisant appel à des témoignages. L’idée est d’associer ces récits à des images mises à disposition dans une base de données et dans laquelle une Intelligence Artificielle va puiser pour générer à son tour des rêves… L’installation The Dreaming Machine (2014-2019) en offrant une sorte de « précipité multimédia » d’où émergent sculptures et vidéos. D’autres illustrations de cet apprentissage par les machines sont également à découvrir au travers des œuvres de Xavier Snelgrove & Mattie Tesfaldet, Émilie Brout & Maxime Marion, Olivier Ratsi, Sabrina Ratté, David Rokeby, Skawennati, Douglas Coupland et Émilie Gervais.

Laurent Diouf

Human Learning, exposition jusqu’au 17 avril, Centre Culturel Canadien, Paris
> https://canada-culture.org/

Art Jaws Media Art fair

Variation a refermé ses portes. L’heure est donc au bilan pour l’édition 2017 de cette foire-exposition consacrée à « l’art des nouveaux médias » (media art fair) qui s’est tenue à la Galerie de la Cité internationale des arts à Paris fin novembre, sur les quais près de l’Hôtel de Ville.

Les œuvres présentées témoignaient d’un large éventail de ces pratiques artisques liées notamment aux technologies de l’information et ce que l’on nomme, par extension, l’art numérique. Comme le soulignait dans son édito Dominique Moulon, commissaire de l’exposition, ces pièces étaient proposées à travers une scénographie ouverte et propice aux dialogues improbables. Une quarantaine d’artistes voyaient ainsi leurs œuvres réparties sur les différents plateaux de la galerie.

Au détour d’installations, de dispositifs vidéos ou de reproductions photographiques, on reconnaissait une des « mosaïques temporelles » colorées du collectif LAb[au] (chronoPrints, 2009), presque déjà un « classique »; contraste absolu par rapport aux troublants amalgames de visages et lambeaux de corps générés par Grégory Chatonsky (Perfect Skin II, 2015).

Samuel Bianchini, Enseigne [tapuscript], 2012. Photo: D.R.

Les messages lumineux de Samuel Bianchini (Enseigne [tapuscript], 2012) et Fabien Léaustic (Hello World, 2016) bousculaient le sens des mots; de même que Thierry Fournier qui joue sur l’injonction paradoxale du secret à l’heure de la surexposition sur les réseaux (Hide Me, 2017). Esmeralda Kosmatopulos jongle également avec les mots, les symboles, les signes comme l’arobase ou le dièse (#Untitled, 2013), les gestes et autres Climax (2016) attachés aux smartphones et réseaux sociaux.

Objet emblématique de notre époque, le smartphone a induit toute une série de gestuelles propre aux écrans tactiles. Des gestes que l’industrie n’a pas manqué de breveter dans une logique mercantile. À rebours, Myriam Thyes sublime la beauté du geste qui s’apparente à une caresse envers les machines (Smart Pantheon, 2016). Benjamin Gaulon alias Recyclism explose, littéralement, la représentation de soi à travers les écrans brisés des téléphones portables; proposant ainsi une sorte d’auto-portrait de l’utilisateur en gueule cassée (Broken Portraits, 2016-2017).

Félicie d’Estienne d’Orves, Cosmographies, 2016. Photo: D.R.

Changement d’environnement avec les « produits dérivés » (broderies, recherches au sol) d’Eduardo Kac; variations justement autour de l’origami 3D conçu, et réalisé en collaboration avec l’astronaute Thomas Pesquet, comme une œuvre flottante en apesanteur pour la station spatiale (Téléscope Intérieur, 2016). On citera aussi les « blocs mémoire » de Lopez Soliman qui fige dans le marbre la silhouette agrandie de cartes SD (File Genenis n.2, 2016-2017).

Dans ce dialogue improvisé, aux faisceaux laser lancés dans le ciel par Félicie d’Estienne d’Orves (Cosmographies, 2016) répondait l’étrange monolithe transpercé et brillant comme un miroir métallique aux reflets bleutés de Martin Bricelj Baraga. Baptisé Cyanometer, ce dispositif s’inspire du cyanomètre, un instrument pour mesurer la couleur du ciel développé par Horace-Bénédict de Saussure au 18e siècle. Martin Bricelj Baraga en propose une version 2.0, avec écran LCD, dans une esthétique très dépouillée, qui inclut également d’autres paramètres et mesures comme celle de la pollution.

Martin Bricelj Baraga, Cyanometer. Photo: D.R.

En s’emparant des textes de William Burroughs, Pascal Dombis prolonge l’expérience du cut-up en croisant datas et algorithmes (The Limits of Control (B7), 2016). Pe Lang conçoit des objets animés. Certains alignent des anneaux ondulants sur des filins. Ils peuvent se déployer sur des panneaux de plusieurs mètres. Plus modeste en taille, celui présenté dans le cadre de Variation évoquait un boulier parcouru d’ondes magnétiques (Moving Objects, n.1751-1752). Charles Carmignac a réalisé un étrange artefact aux allures de créature aquatique avec un simple un voile de couleur turquoise en suspension dans un tube de verre (In Vitro Blue, 2016).

Enfin, dans un recoin de la galerie, on tombe nez-à-nez avec un mobile composé de tubulures et de miroirs qui tournoient. La pièce détonne parmi les autres œuvres exposées. Ses formes évoquent les années soixante. C’est le cas (Chronos X, 1969). Mais cette sculpture fait preuve d’une étonnante modernité. Temporalité, spatialité, mobilité, interactivité, lumino-dynamisme… C’est la marque de Nicolas Schöffer, pionnier de l’art cinétique et cybernétique, artiste visionnaire disparu en 1992 dont on n’a pas fini de (re)découvrir les champs d’activité. En marge, dans le cadre de la Digital Week, il était possible de visiter son atelier parisien. L’endroit semble figé dans le temps, le comble pour une œuvre en mouvement ! Sa compagne assurait la visite, partageant avec rigueur son érudition pour transmettre la mémoire d’une démarche artistique singulière, « multimédia » avant l’heure.

Nicolas Schöffer, Chronos X, 1969. Photo: D.R.

En parallèle, on pouvait aussi se replonger dans l’histoire récente de cette convergence des arts et des technologies qui s’est cristallisée dans les années soixante. Intitulé L’Origine du Monde (Numérique), cet aperçu photographique de projets et événements précurseurs — l’Art and Technology Program du County Museum of Art de Los Angeles en 1966 qui mettait en contact des artistes avec des grands groupes industriels; les performances 9 Evenings: Theatre and Engineering à l’origine du groupe Experiments in Art and Technology à New York en 1966 avec notamment John Cage; et l’exposition Cybernetic Serendipity organisée à l’Institute of Contemporary Arts de Londres en 1968 — permet aussi de relativiser la portée innovatrice de certaines œuvres contemporaines…

Laurent Diouf

Photos: D.R. / Variation
> http://variation.paris/

L’ombre de la mort du capitalisme durera plus longtemps que son histoire même, et l’argent s’accumulera encore. Pour échapper à la dialectique de la domination et de la résistance, du gain et de la perte, l’artiste Grégory Chatonsky propose de réfléchir à une Économie 0 qui ne s’oppose ni ne s’associe au libéralisme.

Paolo Cirio, Google Will Eat Itself. Installation, 2005. Photo: D.R.

La crise que nous traversons n’est pas une crise. C’est une extinction. Pourtant nous savons qu’il est possible que tout continue comme avant, en pire. L’ombre de la mort du capitalisme durera plus longtemps que son histoire même, l’argent s’accumulera encore jusqu’à mettre en cause les conditions de la domination. On veut proposer des alternatives, des utopies et des non-lieux, l’autogestion et le partage, l’open source, la contribution, la solidarité ou le blockchain, que sais-je encore, on cherche éperdument. On veut en sortir, c’est encore une façon de continuer.

En 1972, Jean-François Lyotard avait désigné le caractère Énergumène du capitalisme et l’impossibilité de développer une résistance externe, parce qu’on continuerait alors à se soumettre aux valeurs de + et -, de profits et de pertes, c’est-à-dire de joie et de peine, un espoir menacé, la machinerie des affects dominés. La révolution est encore affaire de profit et de bilan, son messianisme est aussi un pari sur un gain à venir. La critique se fait l’objet de son objet, s’installe dans le champ de l’autre, accepte les dimensions, les directions, l’espace de l’autre au moment même où elle les conteste (1).

Exploitation ad lib.
Il n’y a pas de limite séparant l’intérieur et l’extérieur du système, mais un voyage aléatoire, une capacité à tout intégrer d’avance, résistance comprise, à faire n’importe quoi pourvu que ça dure à la limite du précipice. Cette intégrativité déréglée du capitalisme est fondée sur le développement d’une société industrielle qui considère toutes choses comme une source potentielle d’energeia.

En transformant la matière première on peut l’utiliser, de sorte que l’exploitation est sans limites, elle concerne la terre, le cosmos, tout ce qui est. Marx avait défini l’argent comme équivalence générale (2). L’argent est quelque chose qui vaut pour toute chose, comme toute matière peut être convertie en énergie : La monnaie n’est pas valeur en soi, mais l’opérateur de la valeur. Elle est surtout fondamentalement l’effet d’une croyance collective en l’efficacité de son pouvoir libératoire puisque chacun, pour accepter le signe monétaire, tire argument de ce que les autres l’acceptent également et réciproquement (3).

Paolo Cirio, Google Will Eat Itself. Installation, 2005. Photo: D.R.

Le neutre économique
Certains phénomènes contemporains semblent pourtant échapper à la dialectique de la domination et de la résistance, du gain et de la perte. Les dépenses et les gains y sont équilibrés et annulent l’attente affective. C’est une économie 0 qui ne s’oppose ni ne s’associe au libéralisme. Elle y est indifférente parce qu’elle sait combien toutes les contre-propositions au pouvoir sont un reflet de son emprise. Le neutre économique désigne un espace apathique ni extérieur ni intérieur au système des échanges. Cette logique du « ni ni » n’est pas une manière de suspendre l’économie, encore moins de la dénoncer, il ne s’agit pas d’une attitude passive, mais de mettre en place des stratégies qui défient les clivages identitaires.

Il y a de l’inappropriable. Car les pertes et les profits construisent des affects, craintes et satisfactions, attente ou précipitation, défense ou prédation. Ces affects diminuent la puissance des flux en retenant, en délivrant et en identifiant. Ils cherchent à les stabiliser dans des formes substantielles. Avec l’économie 0, il s’agit de laisser les flux couler, beaucoup ou peu, de manière contingente. Extraction, coupure, décodage et encodage des flux sont des fonctions de production, non de bilan. Le bilan arrête l’écoulement conçu comme une hémorragie à soigner. La production exprime la contingence : tout est possible. L’économie 0 n’est pas une économie a minima de subsistance. Les flux dépensés peuvent être importants, peu importe puisqu’il n’y aura ni perte, ni gain, ni déception, ni satisfaction, nulle espérance en un avenir meilleur ou pire, simplement la factualité de ce qui est effectivement produit.

Contingence des affects
En 2001, un informaticien allemand rencontre à son domicile un ingénieur après plusieurs échanges sur Internet. Au cours de la soirée, avec son consentement, il le dévore. Toute offre peut trouver sa demande sur Internet, l’anthropophagie est autophagie. Le réseau n’est pas l’espace d’une nouvelle liberté permettant de filer le long de rhizomes, remplaçant la verticalité du pouvoir par l’horizontalité des multitudes. Il est aussi affaire de protocoles (4), de fluidification contrôlée. Il est le lieu du possible : tout peut être parce que tout est.

Partout des images qui ne représentent rien, elles se produisent d’elles-mêmes, imprévisibles et turbulentes, tourbillonnaires. Il n’y a plus perte ni gain, plus de convertibilité, mais simplement la contingence des affects. L’économie 0 est à l’œuvre dans des dispositifs autoréférentiels qui se nourrissent d’eux-mêmes. Ils adoptent la rétroaction cybernétique comme un principe de production matérialiste. Ainsi, lorsque Viola branche, dans Information (1973), la sortie d’une machine sur l’entrée d’une autre machine, il produit non seulement un signal qui ne représente rien, mais il met en boucle cette production qui devient un processus continu et variable : chaque fois que je poussais le bouton, cela donnait quelque chose de différent (5).

Stefan Tiefengraber, User Generated Server Destruction. 2014. Photo: D.R.

Art autodestructif
Google Will Eat Itself (2005) de Paolo Cirio, Alessandro Ludovico et ubermorgen (6), génère des revenus par des publicités Google permettant d’acquérir des actions de la même entreprise. Tout se passe comme si Google s’achetait lui-même. A Tool to Deceive and Slaughter (2012) de Caleb Larsen (7) est un cube en vente sur Ebay qui, toutes les 10 minutes, vérifie si son enchère est terminée, auquel cas il se remet automatiquement en vente. Si quelqu’un l’a acheté, alors l’ancien propriétaire doit envoyer au nouvel acquéreur l’objet afin que le cycle recommence. Avec User Generated Server Destruction (2014) de Stefan Tiefengraber, il est possible de se connecter à www.ugsd.net et de piloter des marteaux qui détruisent un ordinateur sur lequel est hébergé le site.

Gustav Metzger a développé depuis 1959 un art autodestructif (8) intégrant l’ordinateur et l’ensemble des activités humaines à des processus de dislocation ne produisant aucun reste ou ruine. L’entropie est renversée par une autodestruction qui témoigne du caractère compulsif de la consommation et de l’obsolescence programmée des objets. Elle devient une autoproduction et accélère (9) par là même jusqu’à un point 0 qui n’est plus dans l’espace du capital, parce qu’elle ne le reconnaît plus.

Gregory Chatonsky
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Ce texte reprend un fragment du texte original, publié sur Internet le 4 juin 2007 : http://chatonsky.net/fragments/economie-0/

(1) Lyotard, J.-F., 1994, Des dispositifs pulsionnels, Galilée, p. 24.
(2) Marx (1872), Le Capital, Lachâtre, p. 26.
(3) Lordon F., 2010, Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, pp. 27-28.
(4) Galloway, A. R., & Thacker, E., 2007, The Exploit: A Theory of Networks, Minneapolis, University Of Minnesota Press.
(5) Interview donnée à Paris, aux Cahiers du Cinéma, en février 1984.
(6) www.paolocirio.net/work/gwei/
(7) http://caleblarsen.com/projects/a-tool-to-deceive-and-slaughter/
(8) http://oldsite.english.ucsb.edu/faculty/ayliu/unlocked/metzger/selections.html
(9) http://criticallegalthinking.com/2013/05/14/accelerate-manifesto-for-an-accelerationist-politics/

CAPTURE

Installations interactives, génératives et sonores… Photographies, sculptures, performances internet et vidéo… C’est une monographie des créations de GRÉGORY CHATONSKY que viennent de publier les Éditions HYX. Préfacé par Michael Joyce, pionnier de la littérature hypertextuelle, ce livre inventorie minutieusement chaque œuvre, offrant un descriptif précis en notifiant, par exemple, le minutage et logiciels employés s’il y a lieu.

Rassemblées sous la thème de la Capture, s’étageant pour la plupart sur la décennie qui vient de s’écouler, les pièces sont rassemblées sous 4 catégories : Dislocation, Flußgeist, Variations & Variables et Fictions. Ces chapitres s’ouvrent sur des textes signés par Nathalie Leleu, Jay Murphy, Pau Waelder et Violaine Boutet de Monvel. Des textes touffus et denses qui analysent au plus près les procédés mis en œuvre par Grégory Chatonsky. Ainsi que les résonnances de ses créations avec le temps qui passe, qui « casse » : les notions de flux et d’incident — Grégory Chatonsky étant co-fondateur de la plate-forme artistique expérimentale Incident.net avec Karen Dermineur — sont au cœur de son travail.

Mêlant le réel et le fictif, le virtuel et le matériel, ses œuvres s’enracinent dans le monde (Traces of conspiracy, Memory Landscape, La révolution a eu lieu à New York, The World Report, Incident of the Last century 1999 Sampling Sarajevo) tout en laissant une part de rêve (Netsleeping, Seule); ou plutôt de rêvenence, pour reprendre le terme employé par Michael Joyce en référence aux déambulations cyber-spectrales proposées avec Reynald Drouhin (Revenances).

Grégory Chatonsky, Capture (Éditions HYX / collection O(x), édition bilingue français / anglais, 2011)
Site: http://gregory.incident.net/Infos: www.editions-hyx.com