Archive d’étiquettes pour : drone

Jeux de Guerre… Du « machinima » online au détournement de drone sur le terrain, Joseph Delappe entretient la flamme de l’artiste militant investissant autant le champ virtuel que réel.

Joseph Delappe, Cardboard Soldier - America's Army

Joseph Delappe, Cardboard Soldier – America’s Army, 2009. Photo: © Joseph Delappe

Travaillant depuis le début des années 80 sur des sculptures et installations électromécaniques, puis des performances de jeux online, par ailleurs professeur au Département art de l’université du Nevada, Joseph Delappe fait partie de ces artistes qui ont progressivement réinvesti le terrain physique et réel dans leur approche artistique particulièrement militante, sans pour autant sacrifier les contours du monde virtuel.

Spécialiste de pièces multimédias ou de créations d’images numériques au contraste symbolique souvent très fort — on pense bien évidemment à son fameux Walmart Terrorist, qui mettait en situation un terroriste (forcément) moyen-oriental dans le temple du consumérisme de la classe moyenne américaine — Joseph Delappe a, depuis 2006 et son projet Dead-In-Iraq, pris le champ de la guerre et du détournement des objets militaires comme axe de réflexion, créatif et artistique principal. Dead-In-Iraq s’avère être en fait une intrusion performative sur la durée dans le jeu vidéo online FPS (First-Person Shooter) officiel de recrutement de l’armée américaine, dans lequel l’artiste a intégré au cours de différentes sessions successives le nom de tous les soldats américains tués en Irak, les faisant donc mourir virtuellement une seconde fois avant de leur dédier une sculpture en carton, le Cardboard Soldier.

La Guerre en ligne
Il y a plusieurs facteurs qui m’ont conduit à m’intéresser à cette question du « jeu » autour des videogames de shooting en lien avec l’armée et la guerre — et par extension avec cette culture militarisée qui est celle des États-Unis, explique Joseph Delappe. Il y a d’abord une certaine continuité de mon travail précédent, avant Dead-in-Iraq donc, qui utilisait déjà cette approche FPS dans des interventions performatives qui se rapprochaient du théâtre de rue online ou de la critique culturelle, dans des pièces comme Howl : Elite Force Voyager et Quake/Friends par exemple. Il y a toute cette incidence de la culture américaine très militarisée, les conséquences de tous ces conflits menés depuis la guerre du Vietnam.

Mais, il y a tout de même une explication plus personnelle. Enfant, j’étais fasciné par l’histoire militaire et en particulier par celle de la Seconde Guerre mondiale. J’avais même dans l’idée de rejoindre l’armée après avoir terminé le lycée en 1981. J’ai même rencontré un soldat recruteur à l’école, puis chez moi — il ne me restait plus qu’à signer mon engagement ! Mais, curieusement, ce recruteur, un ancien du Vietnam, a dû déceler chez moi quelque chose qui ne correspondait pas au profil, puisqu’il m’a finalement dissuadé de franchir le pas. Et ça a changé ma vie ! D’une certaine façon, mes interventions sur les jeux enligne officiels de l’armée américaine sont une manière de lui rendre la monnaie de sa pièce. Si elles permettent à un jeune de 17 ans de reconsidérer son choix de s’engager dans l’armée américaine, ce sera une victoire pour moi.

Joseph Delappe, The Terrorist Other

Joseph Delappe, The Terrorist Other, 2013-2014. Photo: © Joseph Delappe

The Walmart Terrorist a été une sorte d’expérience visuelle : à quoi cela ressemblerait-il d’introduire l’image d’un terroriste extraite d’un jeu de FPS contemporain dans un cadre aussi normatif qu’un intérieur de supermarché Walmart ? L’image résulte d’ailleurs d’une série d’expérimentations que j’ai intitulée The Terrorist Other (Le Terroriste Autre) et qui relie différents travaux comme Taliban Hands ou Orange Taliban. Ce qui m’intéresse là c’est l’exploration créative de notre relation complexe avec le terrorisme. Le fait que 50% des joueurs de FPS endossent le personnage d’un terroriste « ennemi » me semble assez révélateur.

Joseph Delappe a explicité cette approche très « machinima » dans son article Playing Politics: Machinima as Live Performance and Document, paru dans le livre Understanding Machinima Essays on Filmmaking in Virtual Worlds (London, UK, Continuum 2012). Il l’a aussi exacerbé dans d’autres séries de travaux comme ses sauvegardes d’écrans mettant en avant ses avatars-soldats de jeux vidéos tués (Dead… Whats Your Point?), et surtout dans son projet Iraqimemorial.org, la constitution toujours en cours d’une base de données Internet égrenant les noms des milliers de victimes civils de la guerre en Irak.

Travail de terrain et plastique drone
Joseph Delappe mène également ses actions artistiques sur le terrain du réel. Avec parfois des considérations toutes aussi profondes, mais plus environnementales, même si la dimension militaire n’est jamais très loin. En mai 2013, il a ainsi porté le projet 929 Mapping The Solar, durant lequel il a parcouru 460 miles à bicyclette dans le sud-ouest désertique du Nevada, à proximité du camp militaire de Nellis Airforce Range, afin de tracer physiquement et symboliquement sur le sol une ligne de délimitation suffisamment large pour créer la plus grande ferme solaire du pays, capable de fournir l’intégralité du territoire national en énergie.

Si un système de fabrication solaire énergétique était réalisé à cette dimension, dans cette zone parmi les plus ensoleillées du pays, correspondant à 1% de la surface totale des États-Unis, nous serions énergétiquement auto-suffisants, revendique-t-il ainsi.
Pour documenter ce projet, Joseph Delappe a acheté un drone Quad Copter, histoire aussi de poursuivre un travail autour de ces objets volants (trop) bien identifiés qui lui tenait à cœur, notamment autour de son autre projet de mémorial en-ligne, 1,000 Drones Project — qui entend lister toutes les personnes civiles identifiées comme victimes des attaques par drones au Pakistan et en Afghanistan.

Ce qui m’intéresse avant tout, ce sont les drones armés, poursuit Joseph Delappe. Je les vois comme une confluence parfaite de notre intarissable amour, voire de notre vénération pour le high-tech, et de notre fascination inextinguible pour les jeux vidéos. Si on va plus loin, ces instruments sont aussi le système d’armement idéal pour un pays comme les États-Unis. Ici, nous sommes en guerre depuis 13 ans. Mais la grande majorité du public ne visualise la « guerre de la terreur » que nous menons qu’à travers un champ perceptif distancié. Il y a une forme de déconnection du terrain, vu à distance, et dont le drone est le relais le plus concret.

Joseph Delappe, In Drone We Trust

Joseph Delappe, In Drone We Trust, 2014. Photo: © Joseph Delappe

Du coup, Joseph Delappe multiplie les déclinaisons, essentiellement conceptuelles et plastiques, avec notamment son projet In Drone We Trust, pour lequel il fabrique des images de drones en édition limitée à tamponner sur des dollars en signe de protestation. Ou encore à travers des œuvres le mettant lui-même en situation comme Me and My Predator, objet performatif d’auto-surveillance composé d’un modèle de drone en plastique porté par une tige en fibre de carbone qu’il garde suspendu au-dessus de sa tête et qu’il affiche comme spécialement créée pour l’insécurité et le confort.

Au croisement des techniques online et plastiques, ludiques et mémorielles, Joseph Delappe reste donc avant tout un activiste dans l’âme, toujours prêt à repartir sur de nouveaux projets. J’ai récemment été commissionné par Turbulence.org, the Cutting Room et la société britannique Phoenix pour créer un serious game intitulé Drone Strike, explique-t-il. Je suis en pleine phase de recherche en ce moment, avec notamment de nombreux entretiens avec des personnes déplacées dans le Nord Waziristan au Pakistan. Je pense aller là-bas au printemps prochain, pour approfondir la question. Et donner plus de consistance encore à son méticuleux travail de documentation/restitution.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.delappe.net/

juin / août 2015

> Édito :

Objet Volant Non Identifiable

L’année du drone… Survols concertés des centrales nucléaires françaises. Projets improbables de livraison à domicile. Jouets pour adultes redécouvrant les joies de la radio-commande. Prise de vues contrevenant aux « 10 commandements du drone » récemment édictés par la DGAC (Direction Générale de l’Aviation Civile). Guerre invisible et assassinats pas toujours ciblés aux confins du Moyen-Orient… 2015 restera marquée ces « drôles » d’engins qui vrombissent au-dessus de nos têtes. Une menace qui est loin d’être fantôme et contre laquelle il faudra peut-être se résoudre à porter les vêtements anti-détection créés par Adam Harvey pour y échapper.

Le paradoxe du drone… Pour certains talibans, les Américains se déshonorent en ne leur envoyant pas de vrais combattants, en chair et en os. Une critique qui rejoint celles de certains « vétérans » de l’armée américaine qui se sont indignés que les opérateurs qui pilotent confortablement et à très très bonne distance (10000 km) le bien nommé drone Predator puissent être, eux aussi, décorés pour leurs faits d’armes comme s’ils étaient présents physiquement sur le théâtre des opérations… Dieu que la guerre était jolie avant l’arrivée des robots… Cette anecdote est riche en (r)enseignements sur la nature et la réalité de cette nouvelle façon de faire la guerre, de pratiquer une « chasse à l’homme » en toute impunité et avec ubiquité.

L’art du drone… Comment de tels engins de mort peuvent-ils devenir objets d’art ? La réponse tient peut-être en une scène du film Interstellar. Une séquence que l’on peut considérer comme un petit apologue audio-visuel. Celle où le drone indien est apprivoisé comme un oiseau, pour le ramener sur terre… et lui donner « un usage socialement responsable ». On pourrait ajouter, un « usage artistiquement compatible »… Et à la suite de Grégoire Chamayou, invoquer Walter Benjamin pour qui la technique, aujourd’hui asservie à des fins mortifères, peut retrouver ses potentialités émancipatrices en renouant avec l’aspiration ludique et esthétique qui l’anime secrètement (p., 116, Théorie du drone, La Fabrique, 2013).

Girls drone… Changer d‘intention envers les drones en démilitarisant notre regard. Remettre de l’art dans la guerre, de l’humain à l’écran, du désir dans la machine, de l’animal sur la photographie… C’est exactement ce que nous invite à faire Agnès de Cayeux et Marie Lechner; rédactrices invitées à qui MCD a proposé d’explorer cette thématique. En observant les usages du drone dans une perspective historique, sociologique et artistique, elles nous en proposent une lecture plus ouverte, moins « virile ». Rappelons que l’acronyme des militaires pour désigner les drones à long rayon d’action n’est autre que MALE (i.e. Moyenne Altitude, Longue Endurance)…

Drone d’histoire… Nous reprenons également de la hauteur, de la distance, du champ. Dans ce numéro comme dans les suivants, hors dossier thématique, nous focalisons de nouveau notre regard sur l’actualité de l’art numérique, de la culture digitale et des musiques électroniques. Portraits, comptes-rendus d’événements, analyses transversales, chroniques… Autant de retours d’expérience et de lignes de front qui enrichissent cette nouvelle formule de MCD. Bon (sur)vol…

Laurent Diouf — Rédacteur en chef

> Sommaire :
Dramaturgie aérienne / Survol artistique / Surveillance scopique / Oiseau bionique / Fantômes aéronautiques / Guerre asymétrique

> Les contributeurs de ce numéro :
Adrien Cornelissen, Anne Zeitz, Carine Claude, Chris Marker, Dominique Moulon, Dorothée Smith, Gaspard Bébié-Valérian, Guillaume Bourgois, Hortense Gauthier, Jean-Philippe Renoult, Julie Valéro, Laurent Catala, Laurent Diouf, Maëlla-Mickaëlle Maréchal, Marie Lechner, Maxence Grugier, Philippe di Folco, Rocco, Sarah Taurinya, Svea Bräunert…

> Remerciements :
MCD remercie particulièrement Agnès de Cayeux & Marie Lechner, Rédactrices en chef invitées (dossier thématique) ainsi que tous les rédacteurs qui ont contribué à ce numéro.

MCD remercie également le Ministère de la Culture et de la Communication pour son soutien à cette publication et en particulier Jean-Christophe Théobalt, Chargé de mission numérique.