Archive d’étiquettes pour : Dorothée Smith

retour sur le Festival Accès)s( #15

Expos, conférences, performances, musiques : la quinzième édition du Festival Accès)s( s’est structurée autour de l’imagerie aérienne et de la dernière technologie en date qui renouvelle la vue d’en haut, du ciel : le drone.

L’Oiseau de feu
Une phobie de l’avion nous empêchant de prendre l’air, sauf nécessité transatlantique, c’est donc en train que nous nous sommes rendu à Pau pour assister au Festival Accès)s(. Ironie amusante… La vue du ciel nous cause un stress important. Pas au point de mordre une hôtesse de l’air, mais suffisamment pour avoir des crampes d’estomac, parfois quelques jours avant le décollage (le must en matière d’appréhension), et de devenir verdâtre en dévisageant les passagers au moment de l’embarquement (alors, c’est avec gens-là que nous allons mourir…). Une peur insidieuse qui s’est affirmée au fil du temps, sans facteur déclenchant, ni autre justificatif que celui de finir crucifié sur le divan des héritiers de Freud ou de Lacan (ne soyons pas sectaires). Et pourtant, comme le faisait remarquer Jean-Philippe Renoult — à l’origine avec Dinah Bird de l’installation sonore interactive A.V.I.O.N. — un crash n’est pas, administrativement parlant, synonyme de centaines de morts carbonisés. Ce terme s’applique avant tout à de la casse qui cloue l’avion au sol.

Si les accidents graves demeurent rares donc, les incidents matériels sont en revanche plus nombreux, comme en témoignent les annotations reportées sur les strips des contrôleurs aériens. On en a un aperçu en regardant ces dizaines de bristols rectangulaires agencés dans le couloir du Bel Ordinaire, l’espace qui accueille l’exposition Vu Du Ciel organisée par Agnès de Cayeux — commissaire invitée par Pauline Chasseriaud, directrice du Festival Accès)s(. Ils servent en quelque sorte de « balises » pour l’installation A.V.I.O.N qui « joue » sur, de et avec des sons collectés (communications, ambiance d’aéroport, bruits de moteurs, etc.) et diffusés par le biais d’enceintes directives infra-soniques. Une mise en onde en trois mouvements : vol, brouillage et crash suite au hacking possible des systèmes de navigation (c’est très rassurant… ;). Muni d’une « radio dynamo » (i.e. avec manivelle) retransmettant cette dramaturgie sonore, le public est invité à « parasiter » l’espace d’exposition.

Bluebird
De part et d’autre de ce couloir est proposé d’autres installations, pièces et créations. Divisée en deux sections, Oh my drone ! et Du ciel de nos écrans, l’exposition Vu Du Ciel offre ainsi une vision directe, médiane, imprimée, projetée ou scénarisée du vieux rêve de l’humanité, le désir de voler, aujourd’hui pleinement réalisé, si ce n’est sublimé, par les machines (avions, drones, simulateurs, etc.). Du regard affranchi de la pesanteur. Vu du ciel, donc. Avec d’étonnantes « perspectives ». Ainsi, si le risque aviaire est pleinement identifié et anticipé pour les aéroplanes, qui aurait pensé que la narcolepsie pouvait être fatale aux navettes spatiales…? C’est pourtant l’idée que développe Dorothée Smith au travers de son projet transdisciplinaire (film, performance, photos, installation) TRAUM (Le cas Y). Tout comme A.V.I.O.N. de Jean-Philippe Renoult & Dinah Bird, cette fiction astronautique évolutive est une création qui fait suite a une résidence au sein de l’Aéroclub du Béarn.

Depuis quelques années, et singulièrement depuis la guerre sans fin au Proche-Orient, les avions sans pilote ont colonisé notre imaginaire et, au sens strict cette fois, renouvellé notre vision du monde. Nul ne sait encore ce qu’il adviendra de ce regard cartographique mortifère, mais d’autres approches, ludiques et artistiques, restent possibles. À l’instar de Mária Júdová & Andrej Boleslavsky et leur Composition for a drone dont la partition dépend des points de localisation de l’engin dans un espace donné. Et des architectes Gramazio & Kohler qui, avec l’ingénieur Raffaello D’Andrea, extrapolent des usages probables (livraison, etc.) via leur projet Flight Assembled Architecture où des drones autonomes — ouvriers dociles —obéissent à un programme pour ériger une tour comme un jeu de construction.

Icare
Ce futur incertain contraste avec un passé que l’on peut contempler également dans cette exposition. Une collection de consoles et vieux ordinateurs retrace l’histoire (si ce n’est la pré-histoire) des simulateurs de vol. Dans le genre madeleine, le bruit du clavier de l’Apple IIe nous fait voyager dans le temps. On replonge à l’orée des années 80s. En 1983 très précisément. Pas d’Internet, ni de portable. Des disquettes grand format (floppy). Un écran noir avec des filets verts. Et notre imagination sans limites qui fait le reste. Se concrétisent alors labyrinthes suintants et tavernes louches (Bard’s Tale) et, dans le cas qui nous intéresse, des vols de nuit au-dessus de paysages verdoyants comme des terrains de golf (Flight Simulator II). La suite, comme on peut le voir (« vu d’en haut », « vue embarquée », etc.), s’écrit en couleur, avec des manettes sophistiquées et un rendu plus réaliste au fil de l’évolution des consoles (Atari, Nintendo, etc.).

On mesure le progrès technologique, le gap, en 30 ans, avec Empty Room de Christine Webster. Encore au stade du développement, ce dispositif immerge le « spectateur-joueur » dans un environnement 3D assez géométrique et une bande-son electro-acoustique également « tri-dimensionnelle », grâce à un casque de réalité virtuelle. Expérience unique de déambulation sans contrainte physique… sauf pour les binocleux ! Christine Webster a également conçu l’environnement sonore de Beyond_Bitmaps. Une installation réalisée par Laura Mannelli, architecte atopique et artiste scénographe. Inspirée par le roman Snow Crash de Neal Stephenson (édité en français sous le titre Le Samouraï virtuel), Laura Manelli met en scène Hiro, un personnage modélisé avec l’aide de Frederick Thompson, que l’on peut observer en se penchant au-dessus d’une l’armature grésillante dans ses efforts et sa gestuelle scintillante pour s’évader de son métavers d’un noir intersidéral.

L’oiseau blanc
Maintenue jusqu’en décembre au Bel Ordinaire (espace d’art contemporain), d’autres propositions sont à découvrir dans cette exposition qui matérialise en partie le dossier thématique réalisé par Agnès de Cayeux et Marie Lechner pour MCD #78, La conjuration des drones — ce numéro ayant fait l’objet d’une rencontre-signature à la Librairie L’Escampette dans le cadre du festival. Une série de workshops mobilisant les étudiants de l’ESA (École Supérieure d’Art des Pyrénées) poursuit également l’exploration de cette thématique au travers de nombreuses créations (vidéos, sculptures, installation, etc.). La restitution mi-novembre de ces ateliers donnant lieu à une autre exposition en parallèle, baptisée Un autre point de vue. Et durant le festival, c’est toute une série de conférences et performances qui ont illustré et analysé cette redéfinition du regard et de l’imaginaire au contact des technologies de l’aéronautique. Comme un fil rouge entre les différents lieux du festival, Maëlla-Mickaëlle M., aérienne sur ses rollers, l’oreille collée à un transistor ou virevoltante autour d’un dôme géodésique, livre une performance allégorique (La jeune femme, le dôme et le drone). Hortense Gauthier — à qui sera confiée avec Philippe Boisnard la prochaine édition du festival autour du thème de la frontière — proposait une Poésie du drone dont les éléments (lecture de textes, marquages au sol et bande-son post-industrielle) contrastaient avec le classicisme des peintures accrochées dans le patio intérieur du Musée des Beaux-arts de Pau.

Les conférences se sont déroulées à la Médiathèque André Labarrère. Animées par Philippe Di Folco, écrivain, enseignant et scénariste, ces rencontres ont vu les intervenants se succéder devant une assistance studieuse. Laura Mannelli est revenue sur la notion d’architecture atopique, où se mêlent expérimentation et rétro-prospective. Guillaume Bourgois et Dorothée Smith ont questionné cette révolution de l’image et des prises de vue aérienne dans le cinéma (de Chris Marker à la série Homeland, en passant La Grotte des rêves perdus de Werner Herzog). Pas de doute, l’effondrement des mondes étoilés se fera… Olivier Grapenne a abordé l’épineuse question des Machines autonomes. Et Jean-Philippe Renoult au travers d’une séance d’écoute a mis en perspective l’histoire bourdonnante de la drone music; d’Éliane Radigue à Sunn O))), en passant par Ravi Shankar ou John CalePlus tard en soirée, avec une hauteur de vue remarquable, Jean-Philippe a tenté d’évangéliser les masses en passant, notamment, Strauss (Johann, pas Richard) « rechapé » par le turntabiliste Christian Marclay, dans son DJ-set promis, de fait, à un crash prématuré…

Fais comme l’oiseau…
Ce n’est que le lendemain, lors de la soirée d’anniversaire du samedi, que la musique a régné en maître. Au programme, Felix Kubin à qui est revenu la lourde tâche d’ouvrir les hostilités avec ses morceaux d’elektro-pop-synthétique, conçus comme de petites mécaniques de précision et souvent agrémentés de vidéos. À sa suite, le duo Ninos du Brasil a galvanisé le public avec son mélange de percussions brésiliennes et de « technoise » roborative. En comparaison, Syracuse (Antoine Kogut & Isabelle Maître) paraissait un peu fade; les vocaux et certaines envolées mélodiques atténuant l’impact de leur set aux accents house acidulée et pop psychée. Pour finir, décollage vertical avec DJ Marcelle. Personnage haut en couleur qui n’est pas sans évoquer pour les plus vieux d’entre nous feu Lisa N’Eliaz, mais dans un registre sonore plus bigarré. Musique africaine, techno asymétrique et drum-n-bass : la sélection aux enchaînements parfois un peu rugueux de DJ Marcelle est unique en son genre…

Épilogue en fin de matinée avec un focus sur le pigeon-voyageur en compagnie de Philippe Guilhempourqué, Président du Club de colombophilie de Pau, venu à l’invitation de Marie Lechner parler de sa passion aux festivaliers, avant de procéder à un lâcher de pigeons à l’heure du brunch. Inattendues, mais pertinentes retrouvailles avec l’intelligence du vivant après la froideur des machines. La solution est d’ailleurs peut-être, pour les mécanismes, dans une imitation du vol battu (i.e. avec battement d’ailes) comme le propose l’étonnant Bionic Bird conçu par Edwin van Ruymbeke. Héritier des petits jouets mécaniques mus par des élastiques, ce mini-drone en forme de petit oiseau noir est le contre-exemple absolu des drones militarisés dévoreurs d’hommes et d’énergie… D’un poids plume (évidemment), il se pilote via un smartphone et se recharge sur une borne en forme d’œuf…

Laurent Diouf

Infos: http://acces-s.org
Photos: D.R. / Festival Accès)s(

Traum

Le projet de film Traum de Dorothée Smith — en cours d’écriture avec l’écrivain Lucien Raphmaj — est présenté dans le cadre de l’exposition Vu du ciel sous la forme d’une installation. L’artiste répond ici à quelques questions sur l’utilisation d’un drone-caméra dans son travail.

Traum – flight 3, Aéroclub du Béarn, Pau, en résidence pour Accès)s(. Photo: © Dorothée Smith, 2015.

Dans votre travail photographique, vos installations et votre premier film Spectrographies, vous utilisez plusieurs médiums et techniques de représentation du réel, de la caméra thermique au drone-caméra… pouvez-vous nous en expliquer la raison ?
Les technologies de contrôle et de communication sont devenues injectées, implantées, invasives. Les concepts de visible et d’invisible, de présence et d’absence, d’incorporation et de transition occupent dans mon travail une place privilégiée : transition d’une identité, d’un état, d’un espace vers un autre… il s’agit de brouiller des frontières intérieures et d’actualiser plastiquement ce trouble. Les corps fonctionnent comme des plateformes d’expérimentation des nouvelles technologies des affects et de détournement des systèmes de contrôle biopolitiques.
Je m’intéresse à la question de la performativité et à la traduction des concepts dans le réel, en interrogeant la façon dont certains concepts abstraits (tels que le genre, l’absence, la névrose) peuvent être matérialisés dans des formes synthétiques tangibles (à travers les nano et biotechnologies), et être littéralement incorporés. Mes travaux partent d’un intérêt pour certaines technologies de contrôle et outils du biopouvoir, qu’ils manipulent et détournent vers un usage poétique : les hormones de synthèse, les puces électroniques implantées, caméras thermiques, et plus récemment les drones-caméras.

Quelle sera leur fonction ?
L’un des enjeux esthétiques de mon travail filmé est de proposer un « télescopage » de différents registres d’images et différentes techniques de captation liées au dévoilement de l’invisible ou, plus exactement, à l’élaboration d’un autre point de vue : drones, microscopes, télescopes, caméras infrarouges, images d’archives… autant de registres d’images et de techniques de captation qui introduisent un regard autre.
Le projet de film Traum travaille la notion de plasticité destructrice, développée par Catherine Malabou et faisant référence au phénomène de métamorphose, de changement ou de destruction d’identité qui peut survenir en conséquence de graves traumatismes. Dans ce film, qui appartient au registre de la science-fiction, il est question d’un jeune homme qui, pour fuir un trauma qui le dépasse, traverse une lente métamorphose jusqu’à se dissoudre physiquement et habiter finalement un autre corps que le sien. Le drone-caméra est utilisé pour actualiser le mouvement de fuite et de métamorphose du protagoniste, son instinct de mort en quelque sorte, et son désir pour la femme qu’il finira par incorporer.
Le drone a pour fonction de donner une forme à cette expérience vécue, depuis une focalisation interne mouvante : celle du passage d’un corps à un autre, d’ek-stasis, de sortie de soi. Il doit (re)produire non pas le point de vue subjectif, mais le mouvement psychique du protagoniste, de l’intérieur vers l’extérieur, en révélant les errances fantomatiques de son « moi ». La fluidité propre au drone fera écho au sentiment de déréalisation vécu par le personnage; tandis qu’un contrechamp fonctionnant comme un point de vue de Sirius, constitué par un plan objectif filmé depuis un drone en suspension fixe dans les airs, dans sa position de surveillance native, permettra de comprendre le dispositif en marche. Une occasion de vérifier que la pensée et les techniques se correspondent et que, selon le mot de Goethe, « ce qui est au-dedans est aussi au-dehors »…, écrivait Merleau-Ponty. Ainsi, le regard qui se construit dans le film est sans cesse dédoublé, mis en doute, par d’autres images, d’autres perspectives qui proposent un autre point de vue sur ce qui est en train de se jouer, permettant ainsi de confronter différentes strates d’une situation vécue.

Spectrographies. Moyen-métrage, 59 min. Photo: © Dorothée Smith, 2014.

Quel serait la spécificité du regard drone aujourd’hui ?
Inspirée par les écrits de Jean Epstein qui qualifiait la machine cinématographique de « philosophe-robot-cinématographique », j’entends utiliser dans mon travail le drone-caméra comme une machine intelligente qui nous offre un accès privilégié à une représentation de l’univers ingénieuse et à peu près cohérente, ouverte au jeu de l’interprétation des apparences, et qui nous ferait voir une réalité que l’oeil humain n’est pas capable de discerner : l’invisible, l’abstraction, comme nous l’explique Juliette Cerf.
La fluidité, la mouvance perpétuelle du point de vue, et la sensation d’une omniprésence et d’une omnipotence propres au regard-drone (en témoigne la panique parisienne au mois de mars 2015, incapable d’agir face au survol nocturne de la ville par des drones non-identifiés; et la NASA qui explore actuellement la possibilité d’envoyer des drones pour explorer la planète Mars…) semblent nous rendre accessibles et communs un point de vue impossible, impensable, imaginaire, qui élabore une nouvelle grammaire cinématographique.
En s’éloignant de la vision humaine naturelle, et en se rapprochant de celle de l’oiseau ou de l’insecte, le drone-caméra nous invite à ré-interroger la position du spectateur nourri par les images qu’il produit, notamment à travers la systématisation de la vue très haute en plongée verticale, extra-diégétique, la plus souvent utilisée à ce jour. Le spectateur y est conforté dans une vision privilégiée, divine, absolue. Il y a aussi bien sûr une actualisation du fantasme du vol, de l’apesanteur, de la lévitation…

Comment imaginez-vous les machines à filmer dans vingt ans ?
Si le drone est à ce jour contrôlé par des dispositifs « hors du corps », les progrès techniques dans ce domaine tendent à affiner la possibilité d’une coïncidence entre la pensée et le pilotage des drones. Un programme expérimental a été élaboré par le professeur Bin He, du laboratoire de génie biomédical de l’Université du Minnesota : grâce à des électrodes placées sur le crâne du pilote et lorsque ce dernier se concentre sur un mouvement donné, les neurones produisent un courant électrique dans certaines zones du cortex cérébral. En cartographiant leurs chemins, les scientifiques peuvent comprendre quels neurones sont activés et transmettre ces informations au programme qui décide des mouvements de la machine. On peut facilement imaginer qu’un système invasif, par exemple implanté, nous permette à l’avenir de diriger n’importe quelle caméra par la pensée, sans casque.
L’implantation d’une puce RFID dans mon propre corps dans le cadre de mon installation Cellulairement (2012), me permettait de communiquer “à distance”, épidermiquement, avec d’autres personnes. La simplification des systèmes de prise de vue, de son, et de post-production cinématographiques, ainsi que les plateformes de diffusion vidéo, donnent la sensation que la réalisation de films de manière entièrement autonome, sans équipe et peut-être, à terme, sans machines non-incorporées, pourrait devenir un dispositif réel, que je suis impatiente de pouvoir expérimenter.

propos recueillis par Agnès de Cayeux
publié dans MCD #78, « La conjuration des drones », juin / août 2015