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Design Des Signes : de l’œuvre à l’usage

Expositions, performances, VR, conférences, lives, projections : la 22ème édition du Festival accès)s( est axé autour du design et à sa capacité à faire signe dans l’Art.

L’invité d’honneur n’est autre que Samuel Bianchini présent avec 8 pièces, anciennes et récentes. Il interroge les rapports entre nos dispositifs technologiques, nos modes de représentation, nos nouvelles formes d’expériences esthétiques et nos organisations sociopolitiques en collaboration avec de nombreux scientifiques et laboratoires internationaux de recherche en sciences de la nature et en ingénierie.

Il y a aussi les fantômes d’artistes pionniers aujourd’hui disparus : Robert Breer (Floats, des sculptures flottantes créées au milieu des années 60 et exposées à l’exposition universelle d’Osaka en 1970) et Nicolas Schöffer (Lumino, une sculpture lumineuse élaborée en 1968 et qui a été commercialisée internationalement).

Parmi les œuvres étonnantes, signalons Haruspices, l’installation pneumatique et évolutive de Jonathan Pêpe. Composé d’une cage thoracique rigide à laquelle s’adjoint quatre organes en silicone, l’engin pulse un rythme d’humeurs déterminées par des flux en temps réel d’informations provenant des réseaux sociaux puis interprétés en quatre « émotions » par l’intelligence artificielle IBM Watson.

Mentionnons aussi Bug Antenna de Raphaëlle Kerbrat qui rend perceptible les ondes électromagnétiques, invisibles à l’œil nu, et inaudibles pour l’être humain, mais omniprésentes dans nos quotidiens. La sculpture-objet en réalité augmentée de Grégory Chatonsky et du designer Goliath Dyèvre, Internes (l’augmentation des choses), est pensée comme le premier mètre carré d’un devenir de l’ensemble la surface terrestre, celle d’un monde gris et post-apocalyptique que la VR colore et rend vivant.

Présentée pour la première fois en France, Value Of Values, de Maurice Benayoun, Tobias Klein, Nicolas Mendoza et Jean Baptistes Barrère, est une chaîne de création qui, de la Brain Factory à la Blockchain, en passant par la poésie transactionnelle, la co-création et les Twodiees, propose à son visiteur de donner lui-même forme à sa pensée à partir de 42 valeurs humaines. (…) En coiffant un casque EEG, chaque visiteur contribue à l’évolution d’une forme produite par ses ondes cérébrales et devient ainsi un Brain Worker au sein d’une Factory — une usine de formes artistiques virtuelles.

On s’attardera également sur trois œuvres VR. Celle de Faye Formisano, They dream in my bones – Insemnopedy II. Une installation- fiction racontant l’histoire de Roderick Norman, chercheur en onirogénétique ; science permettant d’extraire les rêves d’un squelette inconnu… L’installation monumentale de John Sanborn, The Friend VR, qui nous immerge dans une église reconstituée où des personnages célèbrent leur liberté et la création d’une nouvelle utopie. Le projet immersif de Vincent Ciciliato & Christophe Havel, II Canto dei suicidi, inspiré du Canto XIII de la Divine Comédie de Dante.

Une exposition virtuelle et protéiforme, conçue par le collectif PrePostPrint, laboratoire et groupe de recherche autour des systèmes de publication libres alternatifs, sera « accessible » sur > https://xx2.acces-s.org/ Sans oublier une nuit electro avec Nkisi, Sarahsson, Danse Musique Rhône Alpes, V9 pour finir en beauté.

> du 8 octobre au 25 décembre, Pau
> https://www.acces-s.org/

les nouveaux pratiqueurs de l’innovation

Les principaux indicateurs économiques montrent depuis fort longtemps qu’en moyenne, dans la plupart des pays dits développés, la moitié environ du PIB est créée par des industries intégrant d’une manière ou d’une autre les résultats de la recherche. La croissance économique est donc étroitement liée avec la production de nouvelles connaissances, de nouveaux savoirs. Et pourtant, on ne cesse d’entendre dire que la recherche coûte cher et qu’on se demande à quoi elle sert… Dans ce contexte, la recherche en art et en design n’est pas un supplément de coût pour les entreprises, mais une chance pour décupler les recherches plus académiques.

Samuel Bianchini, Valeurs Croisées, 2008. Installation interactive réalisée dans le cadre d’un contrat de recherche externalisée entre Orange Labs et le CiTu pour la Biennale d’art contemporain de Rennes, Valeurs Croisées en juillet 2008.

Samuel Bianchini, Valeurs Croisées, 2008. Installation interactive réalisée dans le cadre d’un contrat de recherche externalisée entre Orange Labs et le CiTu pour la Biennale d’art contemporain de Rennes, Valeurs Croisées en juillet 2008. Photo : © Samuel Bianchini – ADAGP.

Si la duplication ou la réplication massive (des idées, des modalités de production, des représentations de la réalité) est structurante dans le développement des industries tous domaines confondus, la remise en question et l’exploration systématique des nouvelles perspectives en sont le corollaire : c’est le double-bind des processus des innovations industrielles. La continuation et la rupture sont toutes deux inextricables. Il faut en effet penser simultanément la recherche fondamentale et le développement de l’innovation et ne plus les opposer. Les recherches en art et en design peuvent y aider, car elles combinent les phases ou les catégories que l’on oppose traditionnellement : on peut par exemple profiter de l’intensité créatrice pour hybrider l’injonction de l’accélération du marketing à celle des durées de réflexion par définition plus longues.

« Pratiqueurs » ?
Les arts technologiques ont amplifié le rôle du regardeur duchampien en celui d’expérimentateur de dispositifs artistiques : ce sont des spectateurs pratiqueurs. Cette pratique expérimentale et exploratoire s’est également et parallèlement développée chez certains artistes et designers qui, eux aussi, sont des pratiqueurs mais du processus même de leur création : ce ne sont pas seulement des pratiquants de l’innovation, mais bien des pratiqueurs. Ils ne produisent pas une œuvre esthétisante dont il faudrait trouver la place ensuite, ils contribuent à fabriquer des contextes de collaborations avec d’autres pratiqueurs de l’innovation : des juristes, des ingénieurs, des bricoleurs, des chercheurs…

Un nouveau type de chercheurs en art et en design ?
À l’instar des scientifiques, de plus en plus d’artistes et de designers se définissent aujourd’hui comme chercheurs en art ou en design. De nouveaux doctorats « practice based » se développent, comme par exemple le doctorat « Sciences Arts Création et Recherche » (SACRe) en France (1). Ces nouveaux types de chercheurs devraient par conséquent jouer un rôle accru en dehors de leur propre domaine. Le monde de l’art, débordant des murs des galeries et des musées depuis longtemps, continuerait ainsi sa lancée en s’infiltrant de plus en plus dans des organisations qui, a priori, lui étaient étrangères, comme le sont par exemple les industries et leurs composantes de Recherche & Développement (R&D) ou bien encore les laboratoires scientifiques.

En créant des percepts, ces créateurs produisent eux aussi de nouvelles représentations, de nouveaux modes de compréhension, de nouvelles connaissances, de nouveaux dispositifs relationnels et participent ainsi à créer différents types de valeurs : artistiques bien entendu, mais également des valeurs culturelles, économiques ou bien encore sociologiques, car ils participent à l’émergence d’écosystèmes d’activités diverses. L’introduction progressive de ces « nouveaux » (en réalité déjà anciens) acteurs dans des processus d’innovation et d’invention est cependant très largement méconnue dans le monde des entreprises.

Les entreprises doivent s’ouvrir davantage aux artistes et aux designers

Les grandes entreprises disposant de Centres R&D n’ont pas encore compris les rôles et fonctions que peuvent jouer ces créateurs dans le monde industriel. Au mieux, les créateurs sont perçus comme des démiurges apportant une sorte de supplément d’âme (en produisant par exemple des « contenus » culturels créatifs ou en esthétisant un produit quelconque), au pire ils sont enfermés dans la catégorie des égocentriques excentriques, peu enclins à intégrer des organisations pensées (à tort) comme étant rationnelles : les entreprises, et plus particulièrement les Centres R&D se sentent mal à l’aise avec ces nouveaux arrivants de l’innovation. Ils sont trop souvent relégués à la seule question de l’image de l’entreprise alors qu’ils devraient être intégrés dans le processus même de la R&D.

Cette résistance négative est peut-être le résultat d’un mouvement historique dont on peut repérer les prémices modernes dès le XVIIIème siècle où un certain type de recherche devient une fonction intégrée au sein de l’entreprise (dans l’usine) sous forme de laboratoire dont les objectifs se limitaient généralement à l’amélioration des outils existants, à des tests de matériaux, à des essais de nouvelles méthodes de production, etc. C’est ce qu’on nommerait aujourd’hui une « recherche appliquée » avec des objectifs précis, des délais restreints d’expérimentation et des obligations de résultat à court terme.

Le progrès par l’amélioration des acquis (qu’ils relèvent des techniques, des usages ou des savoirs) assure une forme de progrès continu tendant vers des gains de productivité (d’efficacité, de résolution de problèmes, etc.). C’est vital pour les entreprises, il ne s’agit pas de le contester, mais ce ne doit pas être le seul modèle. Le marketing renforce cette représentation linéaire en convoquant un imaginaire d’une l’évolution technologique par vagues successives de générations (iPhone 5s, G4+, etc.). Tout un vocabulaire du marketing se nourrit d’un imaginaire ancien du progrès continu et incrémental alors qu’ils ne cessent d’évoquer les ruptures et les révolutions ! Le progrès par rupture génère une vision hallucinatoire de la discontinuité qui se réalise en réalité sur la ligne continue et chronologique d’une temporalité de l’innovation datant du XIXème siècle, et probablement bien plus tôt !

Benoît Verjat (EnsadLab / Reflective Interaction), prototype de compte-fil numérique permettant de convoquer rapidement et intuitivement des images à l'écran à partir de planches contacts ou de toutes autres images sur support papier, 2013-2014.

Benoît Verjat (EnsadLab / Reflective Interaction), prototype de compte-fil numérique permettant de convoquer rapidement et intuitivement des images à l’écran à partir de planches contacts ou de toutes autres images sur support papier, 2013-2014. Projet réalisé dans le cadre d’une recherche sur les « Processus simultanés d’autoproduction d’outils graphiques et de leur documentation » dans le cadre du Labex ICCA (Industries Culturelles et Création Artistique) et de l’EnsadLab / programme Reflective Interaction dirigé par Samuel Bianchini. Photo: D.R. / Samuel Bianchini – EnsadLab

Penser autrement la R&D
On oppose souvent la temporalité longue de la recherche « amont » à la recherche dite « appliquée » alors qu’elles procèdent toutes deux d’une dynamique nouvelle hybridant l’invention à l’innovation, ce que Lucien Sfesz nomme l’innovention. La notion d’invention est centrale et est généralement rattachée à la « recherche fondamentale » : générer de nouvelles connaissances (chercher à trouver des solutions techniques, à développer des méthodes de fabrication, ou à créer des connaissances sans pour autant en avoir la certitude d’y parvenir). À l’inverse, la « recherche appliquée » est généralement liée au temps de l’innovation, c’est-à-dire à la transformation d’une (des) invention(s) par un processus d’innovation (in-novation).

Ces deux définitions de l’innovation et de l’invention sont une convention de vocabulaire, restrictive et historiquement construite, souvent convoquées pour différencier des temporalités de recherche différentes pour privilégier l’une sur l’autre suivant le contexte. Par exemple, le marketing stratégique d’une entreprise sera plus enclin à externaliser la première pour concentrer les efforts sur la seconde, c’est-à-dire laisser les laboratoires universitaires opérer la recherche fondamentale coûteuse pour se focaliser sur ce qui semble être plus rentable économique à court terme : la recherche appliquée en phase avec le « time to market », l’innovation répondant aux attentes fluctuantes. On imagine bien que, dans cette vision dualiste et simpliste, l’arrivée des arts expérimentaux et du design exploratoire au sein des entreprises n’est pas désirée par les décideurs, car elle semble ne pouvoir relever uniquement que de l’image, de la communication institutionnelle.

Sortir l’art et le design du seul rôle de faire-valoir
Un artiste ou un designer mécéné par une entreprise, sans lien direct avec le processus d’innovation, viendra consolider une image de marque de l’entreprise qui lui passera une commande ou lui achètera une œuvre pour intégrer sa vitrine ou sa collection d’art contemporain. Des artistes-chercheurs ou des designers plus exploratoires comme ceux issus du design critique ou du design fiction vont être présents beaucoup plus en amont du processus de l’innovation en y participant pleinement, en créant des situations d’usages réels et parfois des maquettes fonctionnelles ou des prototypes étranges. D’un côté, l’art et le design sont les simples faire-valoir (parfois magnifiques) d’une entreprise ou d’une institution, de l’autre, ils peuvent être les acteurs d’un processus plus complexe : de véritables pratiqueurs.

On n’intègre cependant pas un artiste ou un designer pour rendre le processus « créatif ». Il n’y a pas de gladiatifs, il n’y a que des gladiateurs ! Cette injonction que j’emprunte aux paroles de Chris Marker devrait figurer sur le fronton de tous les laboratoires pour bannir, une fois pour toutes, les séances de « brainstorming », de « créativité » ou de « design thinking » qui légitiment trop souvent les imaginaires les plus convenus et les idées reçues les plus plates. La question est d’inclure, non pas la créativité (tout le monde peut en avoir et c’est heureux), mais la création et la recherche en art ou en design (c’est plus rare, y compris en art et en design). Je prendrai un exemple concret de projet de recherche auquel j’ai participé comme pilote pour le compte des Orange Labs, lorsque j’y étais chercheur pratiqueur.

Valeurs croisées, une expérimentation collaborative
Une salle sombre est illuminée par plus de 2000 compteurs monochromes. De petites dimensions, ces afficheurs numériques à trois chiffres sont espacés régulièrement pour composer un grand tableau couvrant un mur de la salle d’exposition. Réagissant à la présence des spectateurs, ce mur de chiffres rend compte de leur activité en affichant en temps réel les distances qui séparent les compteurs des corps qui leur font face. Suivant les mouvements dans la salle, les compteurs varient et s’animent créant l’empreinte numérique des gestes des spectateurs, chaque partie de corps étant prise en compte par chacun des compteurs grâce à un système de captation vidéo innovant (2).

Valeurs Croisées est une œuvre interactive de l’artiste Samuel Bianchini, conçue et développée dans le cadre d’un partenariat mené en 2008 entre la R&D des Orange Labs, la Biennale d’Art Contemporain de Rennes et le CiTu, fédération de laboratoires des Universités de Paris 8 et de Paris 1. Ce projet avait un double objectif : proposer à l’artiste de s’approprier une ou des technologies proposées par la R&D pour créer une installation interactive artistique, et intégrer des chercheurs en ergonomie pour étudier le processus de création et les conditions d’interaction du public avec l’interface réalisée par l’artiste. Ce double niveau permettait de laisser l’artiste libre de créer ce qu’il souhaitait avec la seule contrainte d’être suivi tout au long du processus de création et de s’approprier une « brique technologique » parmi plusieurs proposées. Cette expérimentation a permis de délinéariser le processus de recherche et d’intensifier l’innovation en préservant cependant la durée essentielle à la maturation et au développement d’une idée.

Le juridique comme outil et non comme cadre
Loin d’être une contrainte nécessaire à la contractualisation, la négociation juridique a été une phase essentielle dans la qualification des résultats attendus principalement centrés sur le processus et non pas sur le « résultat final », une œuvre artistique. Cette focalisation sur les méthodes de création a permis de libérer l’artiste de la contrainte d’une commande d’œuvre. Paradoxalement, le fait que ce contrat n’était pas une commande a été un élément central pour qu’une œuvre originale soit ainsi conçue puis réalisée. L’œuvre d’art était secondaire dans le contrat, ce qui a permis paradoxalement de jouer à plein son premier rôle.

Silly walk, 150x150x30, contreplaqué, boulot, hêtre, laiton.

Silly walk, 150x150x30, contreplaqué, boulot, hêtre, laiton. Lyes Hammadouche, doctorant. Programme doctoral « Sciences Arts Création & Recherche », EnsadLab, Paris Sciences & Lettres University Research, 2014. Photo: D.R.

Voici un extrait du contrat de recherche : le résultat attendu de cette collaboration est le processus créatif (aboutissant à une installation artistique exposée au public) : l’appropriation de deux briques technologiques et la création d’une situation expérimentale permettant d’observer le comportement des utilisateurs et leurs usages. Ce contrat […] n’est donc pas une commande d’œuvre, mais la « commande » d’un processus d’innovation, tant du point de vue du concepteur et des collaborateurs (l’artiste et les ingénieurs associés) que de celui du public qui découvrira et « pratiquera » l’installation produite.

Une tribologie créatrice
Dans un projet comme celui-ci, il faut toujours composer avec l’artiste bien sûr, mais aussi avec les acteurs de la R&D comme les juristes, les ingénieurs, les chercheurs, les managers… Ces acteurs, externes ou internes, ne partagent pas tous la même vision et attendent parfois d’un même projet des résultats ou des attentes contradictoires : ça frotte. La science des frottements, la tribologie, trouve ici un terrain d’application inédit dans le management de l’innovation ! La conjugaison de ces contradictions peut conduire à deux formes d’échec : le compromis dans lequel plus personne ne s’y retrouve ou l’agrégation sommaire d’éléments disparates qui ne conduira à rien. Ce sont deux manières de diluer une coopération. Il faut au contraire combiner sans réduire, écarter des aspects sans les interdire, formaliser en laissant des non-dits productifs, faire croire sans mentir, orienter sans diriger, se mettre d’accord sur des « délivrables » sachant que les résultats inattendus s’épanouiront à côté, accepter et intégrer les finalités hétérogènes des différents acteurs.

Pour Valeurs Croisées, nous avions donc focalisé la contractualisation sur la création non pas d’une œuvre interactive (c’était pourtant le cas), mais d’une situation de création et d’exposition qui servait à enrichir les méthodologies de chercheurs en ergonomie à Orange Labs, Anne Bationo et Moustapha Zouniar. La question de l’exposition était importante et ne correspondait pas à la simple phase finale de monstration ou de valorisation. Le temps d’exposition était intégré dans le temps de la recherche : l’exposition devenait une extension du laboratoire, car des tests y ont été menés en public. Les temporalités et les espaces traditionnellement séparés étaient alors connectés.

Un seul projet, des temporalités et des finalités différenciées
La persistance de ce projet va bien au-delà des seules bornes chronologiques contractuelles entre les partenaires (de sept. 2007 à août 2008). Valeurs Croisées a été probablement pour l’artiste une étape importante dans sa manière de travailler, mais aussi dans une forme de radicalisation de sa démarche artistique et technologique. En ce sens, le projet coopératif a été bénéfique pour la R&D mais aussi pour l’artiste.

Plusieurs catégories de « résultats » se sont ainsi combinées dans un seul projet, au moins trois : d’une part l’installation elle-même (le « dispositif » artistique compris dans son double sens, à la fois foucaldien et sociotechnique : l’œuvre artistique et ses « solutions » techniques), les recherches qui l’ont prise comme objet d’étude et comme terrain (notamment par les chercheurs en ergonomie), et, enfin, sa qualité de symbole communicationnel dans un contexte à la fois culturel et scientifique (valorisation en termes d’image). Il est très difficile d’en démêler les temps de conception puis de réalisation ou les phases incrémentales des seuils de rupture, car il s’agissait d’un processus d’innovention, l’invention et l’innovation étant totalement liées et non chronologiques.

Le processus a était fait de ruptures et de continuités, l’une s’appuyant sur l’autre pour se déployer. Par exemple, l’amélioration des technologies utilisées par l’artiste s’est réalisée par la rupture avec leurs usages habituels : les caméras 3D n’ont pas été utilisées pour créer une installation vidéo, mais un dispositif chiffré, codé. La rupture d’usages permettait de décaler les points de vue usuels tout en améliorant les « briques » technologiques. Il n’y a pas opposition entre le temps de la rupture (recherche) et celui de la continuité (développement), mais une impérative nécessité de les associer inextricablement. L’accélération de l’innovation est ici en réalité une condensation de l’innovation. La durée n’est pas seulement courte, elle est agencée autrement.

Les pratiqueurs doivent remplacer les pratiquants
Cet exemple de projet de recherche montre que les acteurs de l’innovation doivent devenir des pratiqueurs de l’innovation et pas seulement de simples pratiquants, c’est-à-dire pratiquer le processus lui-même dans toutes ses composantes pour le critiquer et le mettre en tension : créer non seulement des œuvres ou des dispositifs nouveaux dans les domaines du design et de l’art, mais pratiquer, à comprendre dans le sens presque sportif du terme, les processus de collaboration eux-mêmes, imaginer de nouveaux modes d’organisation. Ces nouveaux pratiqueurs de l’innovation, de tailles et de finalités pourtant différentes, voire contradictoires, peuvent alors coexister : des grandes entreprises aux petits maillons des agences d’innovation; des artistes ou des designers exploratoires aux marketers ; des ingénieurs aux juristes; des laboratoires scientifiques aux ateliers; des écoles d’art et de design aux universités… C’est l’émergence de nouvelles constellations dont tous les éléments sont indispensables les uns aux autres : une société créatrice.

Emmanuel Mahé
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

Docteur en Sciences de l’information et de la communication, Emmanuel Mahé est directeur de la Recherche de l’EnsAD Paris, codirige le programme doctoral « SACRe » de Paris Sciences & Lettres University et est chercheur associé à Décalab.

(1) Le programme doctoral intitulé « Sciences Arts Création et Recherche » a été créé en 2012 par les grandes écoles et conservatoires d’art réunis au sein de Paris Sciences et Lettres Research University. Ces recherches doctorales sont financées et s’intègrent dans des nouveaux environnements de recherche (pour plus d’informations : www.ensad.fr/recherche/ensadlab – www.univ-psl.fr/ ). D’autres doctorats de ce type existent à l’université du Texas à Dallas, au Royal College of Arts et à la St Martin’s à Londres.
L’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs a développé une ambitieuse politique de recherche, en créant dès 2007 son Laboratoire de Recherche, EnsadLab, comprenant deux projets ANR, un programme européen et six programmes de Recherche dirigés par des artistes, des designers et des chercheurs. En moyenne cinquante étudiants-chercheurs en art et en design se forment en participant aux activités. Infos: www.ensad.fr.

(2) Plus d’informations sur le site de l’artiste : www.dispotheque.fr

Interview de l’architecte Carlo Ratti

Carlo F. Ratti est un architecte, ingénieur, inventeur, professeur et activiste. Il enseigne au Massachusetts Institute of Technology (MIT), aux États-Unis. Il est aussi le fondateur de Carlo Ratti Associati, une agence d’architecture basée à Turin, en Italie, qui se développe rapidement avec des annexes à Boston et Londres. Puisant dans les travaux de recherche de Carlo Ratti’s au Massachusetts Institute of Technology, le bureau Senseable City Lab travaille actuellement sur des projets de design de différentes envergures et sur plusieurs continents.

SkyCall, projet du MIT Senseable City Lab. Photo: D.R.

L’objectif du MIT Senseable City Lab est d’étudier et d’anticiper la manière dont les technologies numériques bouleversent les modes de vie des gens et leurs effets à l’échelle urbaine. Son directeur, Carlo Ratti, a fondé le Senseable City Lab en 2004 au sein du groupe de travail City Design & Development du Department of Urban Studies & Planning en collaboration avec le MIT Media Lab. Ce laboratoire s’est donné pour mission de transformer et d’explorer de manière créative l’interface entre les gens, les technologies et la ville.

Qu’en est-il du flot de travail du MIT Senseable City Lab ? D’où viennent les commandes ? Quels sujets étudiez-vous et quelles sont vos urgences ? Quelles compétences existent au sein de votre équipe et à quel moment/pourquoi décidez-vous de travailler avec des créatifs en externe ?
Une grande variété d’idées circule dans le Senseable City Lab. Notre équipe se compose de plus de 40 personnes, venues du monde entier. Les chercheurs ont chacun des compétences, des histoires personnelles et culturelles singulières. La plupart viennent de l’architecture et du design, mais nous avons aussi des mathématiciens, des économistes, des sociologues et des physiciens. Je pense que la « diversité » est un aspect vital pour tout travail d’équipe. Je m’en rends compte de plus en plus, y compris dans d’autres champs d’activité. Par exemple, les articles les plus cités d’un magazine aussi important que Nature sont souvent écrits par des auteurs issus d’origines différentes.
S’agissant des projets, j’essaie de les construire en fonction des suggestions des chercheurs; il est vital d’être ouvert aux idées de chacun. Ensemble nous identifions les problèmes majeurs auxquels les citoyens doivent se confronter. Nous réfléchissons à la manière de les aborder et nous développons un projet qui présente une solution. Ces dernières années, nous nous sommes intéressés à des sujets comme l’utilisation de l’énergie, les embouteillages, la santé ou l’éducation. Cependant, nous avons aussi développé des technologies susceptibles de contribuer à résoudre différents problèmes d’ordre général et nous les intégrons à l’environnement urbain grâce à la collecte de données et d’informations.

Quelle est l’importance du soutien et de la coopération des investisseurs privés ou du rôle des industries lorsqu’il s’agit de travailler sur un nouveau projet et de le développer ? Recherchez-vous plutôt des industries adaptées à un projet précis ou, au contraire, la spécificité du projet découle-t-elle d’une thématique ou d’une proposition venue de l’industrie ? En quoi les réseaux professionnels du MIT influencent et soutiennent la mise en place d’une synergie positive ?
Il est essentiel de travailler avec des industries et des investisseurs privés, car, en règle générale, ils fournissent tous le matériel dont nous avons besoin pour mener à bien notre projet. Ainsi, nous devons uniquement nous soucier de la manière optimale de développer la recherche. Peu importe la façon dont la synergie avec l’industrie s’articule, si l’idée vient d’eux ou de nous. Ce qui importe pour l’équipe, c’est de pouvoir se lancer dans une recherche passionnante. Notre objectif est toujours axé sur le pouvoir donné au citoyen. C’est pourquoi nous devons être libres d’étudier les problèmes et de commencer à y apporter des solutions.

Ciudad Creativa Digital, projet pour Guadalajara Ciudad Creativa Digital A.C. Photo: D.R.

Dans des projets comme CopenCycle, The Wireless City, mais aussi The Connected States of America, United Cities of America, Trains of Data, vous avez travaillé avec les technologies en temps réel permettant de visualiser et d’étudier les comportements humains dans les lieux publics, les villes et les transports en commun. Depuis quelques années, les artistes et les hacktivistes (dont Traves Smalley, Constant Dullart, Heatch Bunting, Etan Roth) se sont confrontés à des problématiques du même ordre. Ne pensez-vous pas qu’il serait intéressant de travailler avec eux pour aboutir à une réflexion plus critique concernant les sujets étudiés ?
C’est certain, en effet, nous collaborons souvent avec des artistes et nous nous intéressons beaucoup aux synergies entre les différents domaines. Toutefois, je dois dire que nous croyons à l’autonomie de l’environnement construit — tel qu’il est présenté, entre autres, par John Habraken — et à l’autonomie du « monde artificiel » en général (tel que décrit par Herbert Simon). Dans l’état, nous croyons que les questions du choix et de la réflexion critique devraient être confiées à la société. L’idée que les designers, les ingénieurs ou les artistes sont tenus de déterminer ce qui est bon ou mauvais nous parait tout à fait arrogante.

Le thème de l’Open Data est un sujet d’actualité brulant, qui aura très certainement un impact sur nos vies dans les villes high-tech et connectées du futur. À ce titre, en quoi les industries et les investisseurs privés, voire les municipalités, auraient-ils intérêt à investir dans un projet comme Wiki City ? Comment les artistes et les designers pourraient-ils travailler sur une plateforme web permettant de stocker et d’échanger les données sensibles au temps et à la situation géographique ? À cet égard, l’expérience récente de Salvatore Iaconesi ou encore les cartes émotives de Christian Nold sont plutôt intéressantes et présentent un fort potentiel…
Sur la base de notre expérience, il me semble que les institutions citoyennes du monde entier s’intéressent à la collecte et au partage de données en temps réel. Nous croyons résolument à une approche ascendante (bottom-up) et au fait que les données urbaines peuvent fournir aux citoyens les informations qui leur permettent de prendre des décisions plus éclairées, voire de jouer un rôle dans la transformation de la ville qui les entoure, ce qui aura un effet sur les conditions de vie urbaine pour tous. Par exemple la municipalité de Boston fait la promotion du projet New Urban Mechanics (nouvelles mécaniques urbaines), qui donne aux citoyens un accès rapide aux informations et aux services liés à la gestion de la ville et la possibilité de faire entendre leur voix sur des problèmes du quotidien. Ces systèmes tendent à devenir des plateformes d’information, comme les wikis, qui permettent aux citoyens de se regrouper et de mener ensemble des actions urbaines.

Digital Water Pavilion, Zaragoza, 2008. Projet de Carlo Ratti Associati, avec Claudio Bonicco. Photo: © Claudio Bonicco

Des projets comme Network & Society, Current City, NYTE ou Kinect Kinetics concernent d’importantes réserves de données numériques relatives à la vie urbaine, aux réseaux numériques, à la communication et aux comportements humains. On pourrait imaginer que les industries et les agences privées s’intéressent aux artistes spécialisés dans les logiciels et aux graphistes capables de concevoir des systèmes de visualisation et d’animation 2D de données. Avez-vous déjà envisagé une autre forme de développement dans ce domaine ? Que pensez-vous des visualisations 3D et du prétendu « Internet urbain des objets » ?
Là encore, je préfère me concentrer sur le pouvoir donné aux citoyens. Les visualisations sont importantes, car elles nous permettent — et permettent à tous les citoyens — d’avoir un contact direct avec des données. Nous venons tout juste d’installer notre « Data Drive » au Musée National de Singapour. Il s’agit d’un dispositif développé par l’équipe du Senseable City Lab Live de Singapour : un outil logiciel intuitif et accessible qui permet de visualiser et de manipuler « les grands ensembles de données urbaines ». Le dispositif, qui ressemble à un iPad géant, révèle les données et la dynamique cachée de la ville et devient aussi un instrument interactif.

Puisqu’on parle d’énergie et d’environnement, j’imagine que les industries, les agences, les investisseurs, les start-ups et les médias investissent de gros budgets, notamment dans les domaines de l’énergie, de la gestion des déchets et du développement durable. Vous avez travaillé sur des projets comme Future Enel, CO2GO, Local Warming, TrashTrack dans lesquels les technologies de capteurs en temps réel et les technologies mobiles invasives sont utilisées pour créer une connexion directe entre les citoyens et l’environnement. J’imagine une société où les institutions, les scientifiques, les entreprises et les artistes locaux pourraient travailler ensemble sur des commandes de projets trans-disciplinaires permettant de visualiser, de partager et d’exposer des données et des comportements en vue d’une meilleure compréhension des problèmes d’énergie et de déchets. Qu’en pensez-vous ?
L’un des objectifs de notre recherche est de collecter et de diffuser des données pour découvrir et expliquer ce qui se passe dans notre monde, pour sensibiliser les citoyens aux processus qui se déroulent dans leurs cadres de vie. C’est crucial en termes de problèmes d’énergie et de déchets dans la mesure où cela peut inciter « des modifications de comportement »…

Makr Shakr. Design et conception du projet : MIT Senseable City Lab. Mise en place : Carlo Ratti Associati. Photo: © MyBossWas

Dans les « villes étendues », les services publics interactifs, les informations et les infrastructures de loisir de quartier, le geotagging, la technologie des drones, les systèmes intégrés et les applications robotiques sont appliqués à des problèmes de tous les jours. EyeStop, Smart Urban Furniture et même SkyCal, Geoblog or Flyfire, Makr Shakr constituent des exemples de ces pratiques. Quelle importance revêt le mélange croissant des compétences et des approches de cette problématique, à la fois du point de vue de l’architecture, du design, de l’art et de l’innovation ? Comment les industries High-tech et les ICTs pourraient-ils dialoguer et travailler avec des réseaux professionnels aussi complexes ?
Tout d’abord, je n’ai pas été choisi pour diriger le labo, on m’a demandé de le mettre en place. Alors il est tout à fait probable que les failles du labo reflètent les miennes. De manière plus générale, notre champ d’action est à la croisée des données numériques, de l’espace et de gens. D’où la nécessité de rassembler des disciplines comme l’architecture et le design, la science et la technologie et — dernière discipline, mais non des moindres — les sciences sociales. Une telle diversité est un aspect clé de notre labo. La technologie ne devrait jamais être aux commandes : nous pensons que les technologies doivent d’abord se préoccuper de la vie et des problèmes quotidiens.
Ainsi, lorsque nous menons une recherche, le but de notre travail consiste toujours à trouver des applications concrètes. Si nous n’en sommes pas capables, alors, les compétences techniques ne servent à rien. Il est par ailleurs essentiel d’être convaincu que l’on peut vraiment « inventer notre avenir », pour reprendre les termes d’Alan Key. Enfin, nous développons des projets avec des réseaux ou des professionnels (entreprises, villes) parce qu’ils nous permettent d’avoir un impact à l’échelle urbaine. Quant à eux, ils ont besoin de notre labo pour catalyser les idées et les actions urbaines.

interview par Marco Mancuso (DigiCult)
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

> www.carloratti.com/
> http://senseable.mit.edu/

La production architecturale contemporaine utilise un nombre croissant d’outils informatiques soumis à une prolifération constante de fonctions et d’allocations changeantes dans le processus du design. Au début des années 1990, les programmes de dessin à disposition n’étaient rien de plus qu’une transposition numérique de processus analogiques et leur accessibilité, leurs fonctions de modélisation et leur puissance de calcul restaient limitées.

Solides cellulaires contrôlable paramétriquement basés sur une topologie optimisée et une pression principale, Daniel Buening / Professeur de Design Numérique et Expérimental. Palz – Université des Arts de Berlin

Aujourd’hui, les outils informatiques de l’architecture ont proliféré dans leur champ d’application et de fonctionnalités, complétés par des processus de fabrication contrôlés numériquement, étendant ainsi leur impact à la fabrication directe. La séparation initiale entre designer et fabricant, qui avait perduré à travers les siècles en architecture, a été modifiée par l’avènement d’un architecte qualifié en informatique et ayant accès à la technologie de fabrication. De nos jours, la fabrication assistée par ordinateur peut être contrôlée numériquement par les architectes et permet une mise en œuvre plus avancée de leurs concepts de design dans la construction, l’apparence et l’agencement des structures architecturales, des surfaces et des espaces. Par conséquent, est-ce que des matériaux plats, tels que des plaques d’acier ou des planches, économiques à découper au laser 2D ou au jet d’eau peuvent se transformer en volumes modelés et assemblés individuellement pour créer une expérience spatiale continue et curviligne… Expérience auparavant inconcevable sans l’intervention de l’ordinateur pour guider les procédés de fabrication : la répartition spatiale aurait été trop complexe et difficile à maîtriser. Similaires aux techniques de drapage utilisées en stylisme de mode (où un textile lisse est plié en une forme tridimensionnelle complexe), grâce à une interaction entre les éléments, la géométrie et la technologie, ces nouveaux modèles créent une apparence complexe dans l’espace. La fabrication de ces technologies qui complètent les opérations de design numérique peut être ici différenciée avec, d’une part, les processus de synthèse soustractive comme le fraisage 3-5 axes, la découpe au laser ou au jet d’eau, où la matière est soustraite d’un volume donné par un dispositif d’outillage et, d’autre part, des processus additifs, produisant une pièce par l’assemblage contrôlé de strates de matériau.

Les méthodes soustractives, qui découpent ou broient entièrement des couches de matériaux peuvent être interprétées comme l’amélioration d’un jeu d’outils traditionnels de travail sur les matières. Les technologies de fraisage s’apparentent à un processus automatisé de sculpture; la découpe guidée par ordinateur remplace ainsi le processus obsolète et laborieux de séparation des matériaux à l’aide de couteaux ou de lames. Grâce à la technologie, les caractéristiques historiques apportées par la réduction manuelle du matériel ont été prolongées, amplifiées et affinées par une précision mécanique plus détaillée, de plus grandes échelles, des cycles de production plus rapides et un plus large choix de matériaux, où l’homme a un rôle de contrôle et de design. La mise en œuvre de cette technologie en architecture s’étend au design ornemental des surfaces en trois dimensions, où les guides de la trajectoire de fabrication sont contrôlés d’un point de vue artistique et ajoutent une articulation affinée au matériau de surface en trois dimensions. Ainsi, la machine n’est plus seulement utilisée pour matérialiser un objet de design aussi précisément que possible, mais comme un nouvel instrument de façonnage architectural qui intègre son mode de production pour apporter une présence esthétique de l’objet ainsi créé.

À l’inverse, la fabrication additive est un terme collectif relatif à une série de procédés de fabrication novateurs qui permettent l’assemblage en strates verticales d’un contenu numérique en trois dimensions dans une large gamme de matériaux allant de polymères au plâtre en passant par les matériaux biodégradables, les alliages métalliques et autres matériaux. Le volume numérique destiné à être fabriqué par un tel procédé peut être d’une grande complexité géométrique, ce qui permet à des objets très détaillés d’être imprimés avec la même célérité que des figures géométriques simples, car le volume est construit par couches transversales de matériaux disposées verticalement dans un ordre chronologique. Les facteurs qui déterminent l’ampleur des détails réalisables sont uniquement définis par le processus de fabrication additif qui transmet l’information relative à la géométrie initiale, par sections, à la tête d’impression ou au faisceau laser qui fait fondre, fritte/agglomère ou colle les matériaux jusqu’à obtenir une forme stable. Cette indépendance de la géométrie et du temps de fabrication représente l’une des propriétés novatrices clé de cette technologie.

La courbe de progression de la technologie est abrupte. Les premiers processus industriels introduits par des systèmes 3D à la fin des années 1980 restaient à petite échelle et utilisaient des couches épaisses, mais il y a aujourd’hui de véritables améliorations dans les matériaux imprimés et dans l’échelle de la production globale. En 2008, la société Objet Geometries a introduit la technologie Connex qui permet la fabrication additive incluant jusqu’à quatorze polymères simultanés dans un processus de construction unique. Ces matériaux peuvent varier dans leurs propriétés élastiques ou leur translucidité et être assemblés pour la production de modèles aux propriétés haptiques (de toucher et de sensation) réalistes. À la même époque, Enrico Dini a développé le processus D-shape (D-forme) qui utilise une presse et des granulés de pierre naturelle pour fabriquer de manière additive des composants à l’échelle d’une construction pouvant atteindre jusqu’à 6m x 6m x 6m. Compte tenu du fait que la fabrication additive facilite grandement la matérialisation d’une complexité géométrique, l’importance des opérations géométriques informatiques sophistiquées s’est accrue au sein de l’activité du designer s’agissant de définir le sujet de tels procédés de matérialisation.

Drapé – Cronenberg #1. Norbert Palz / Daniel Büning / Photo: D.R.

Le niveau d’abstraction induit par ces processus de modélisation ouvre amplement la voie à la mise en œuvre de pilotes de mise en forme d’une variété de sources entremêlées dans un code collectif et une morphologie géométrique, qui dépassent le cliché préconçu du designer. La structure de ces logiciels introduit une relation différente entre le designer et le design en modifiant l’étape où le façonnage pourrait être amorcé. Traditionnellement, la pratique du design suivait le protocole de la géométrie descriptive dans lequel l’architecte travaillait sur une série de dessins codifiés tels les structures élevées, les plans d’étages et les différentes sections pour aboutir à un design final. Il fallait opérer des changements de design dans chaque dessin individuel et le processus de représentation graphique lors de la phase de design rendait l’entreprise laborieuse. La pratique informatique contemporaine fonctionne toujours dans un espace tridimensionnel représenté sur un écran par une image en deux dimensions, mais les dessins en deux dimensions peuvent être extraits à souhait du modèle numérique. Les éléments géométriques du design sont, en outre, interconnectés paramétriquement, des modifications opérées sur un élément se reflètent dans l’apparence de l’autre. Si nous imaginons une grille en trois dimensions construite à partir de cubes ou de sphères, un programme de dessin géométrique classique nécessiterait une redéfinition de l’assemblage de la grille tout entière chaque fois qu’un changement général de l’un des éléments devrait se produire. Dans un modèle paramétrique contemporain, les différents paramètres qui définissent cette grille et les éléments qui en dépendent sont liés numériquement et peuvent être modifiés à volonté et, par conséquent, leur apparence tridimensionnelle est remise à jour en tant que réaction à un changement de la dimension initiale. Des problématiques concurrentes, comme les programmes, la performance environnementale et économique, ainsi que des entités moins évidentes comme la stratégie du design individuel, forment le processus de façonnage numérique et doivent être fusionnées en un système cohérent de relations géométriques.

La machine à géométrie construite par ces canaux de relations entrelacées interprète et modifie de façon dynamique les champs organiques de l’information qui dirigent clairement l’orientation du design. Ces paramètres peuvent recevoir des informations de façonnage issues de nombreuses sources, comme des assertions logiques codées ou des valeurs numériques récoltées dans les dépendances de mathématiques ou même des traductions numériques d’images employées à cet effet. Cette ouverture à de nombreux mécanismes de façonnage élargit l’amplitude du design architectural et artistique dans la mesure où les transpositions, interconnexions et ré-applications de facteurs de façonnage employés ont été facilitées. Cette règle simple définit le degré d’ouverture d’une façade selon le gain d’énergie solaire. La fonction du bâtiment peut ainsi suffire à déterminer la distribution progressive de dispositifs d’ombrage adaptés à chaque ouverture individuelle. Les changements sur ce design ne sont pas opérés sur un élément isolé du bâtiment, mais obtenus par une modification de la règle initiale qui entame une nouvelle itération du design. Ce processus, qui représente une dérogation importante au protocole géométrique euclidien dans lequel chaque élément d’un modèle est dessiné individuellement, mélange des mises en forme de différents types de données dans un tissu interconnecté d’origine artistique, mathématique et informatique. La complexité émergente apparente dans de tels designs développe les matérialisations entièrement pré-concevables, pragmatiques et rationnelles des époques précédentes et favorise les chevauchements géométriques et numériques qui apportent leur propre langue officielle et une nouvelle esthétique de l’irrégularité locale. Cette maitrise des contenus géométriques numériques extrêmement détaillés et irréguliers peut à présent être exploitée pour l’étalonnage local de matériaux et de composants de construction grâce au contrôle informatique de sa structure et de sa composition interne susceptible d’être conçu, analysée et plus tard fabriquée de manière additive dans une chaîne numérique unique. Mais quelles peuvent être les conséquences d’une telle matérialité numérique sur le processus de design architectural ?

Les progrès historiques de l’architecture et du design ont souvent découlé d’innovations dans la technologie de la construction et de la découverte de nouveaux matériaux. Cependant, leur mise en œuvre n’a pas toujours connu un succès immédiat. Les premières structures de génie civil créées après l’invention de la fonte au XVIIIe siècle appliquaient encore les principes structurels de la maçonnerie et des constructions en bois au lieu de tirer pleinement profit des propriétés structurelles du nouveau matériau ajouté au répertoire formel de l’architecture. Dans l’exemple classique du pont de Coalbrookdale (1777-79), on peut vérifier cette mise en application erronée en ce que les joints des éléments en fer ont été conçus comme des liaisons en bois et contiennent donc des composants inutiles sur le plan structurel. Il a fallu attendre de nombreuses années avant que le fer et l’acier révolutionnent le répertoire architectural grâce à leur structure légère et efficace comme on peut le constater dans le célèbre Crystal Palace de Joseph Paxton (1851). Plus tard, le béton armé a permis à de grandes structures étalées d’être construites avec des capacités simultanées de résistance à la pression et au poids comme le montrent, entre autres, les bâtiments pionniers de Pier Luigi Nervi et Eero Saarinen.

Design informatique de structures solides cellulaires à porosité graduelle contrôlable paramétriquement, Daniel Buening / Professeur de Design Numérique et Expérimental. Palz – Université des Arts de Berlin

La fabrication additive, par contraste, permet à un nouveau processus de design d’émerger, qui considère le matériau non pas comme une propriété homogène dont l’application traditionnelle serait basée sur des siècles de pratique et de répétition économique efficace, mais plutôt comme une constellation structurelle unique et variable de matières dans l’espace qui peut être conçue numériquement et s’est concrétisée à différentes échelles. Ces matériaux contiennent des propriétés structurelles en trois dimensions qui s’inscrivent dans le flux. La perspective de créer additivement des matériaux aux compositions internes et au choix de matières sur-mesure laisse envisager une contribution utile aux méthodes de fabrication contemporaines en termes d’efficacité structurelle, de réduction de la consommation de matériaux et de fonctionnalités innovantes et esthétiques des éléments créés en conséquence. La matière, la forme et la géométrie sont désormais intrinsèquement liées et peuvent développer une morphologie unique à chaque modification de leurs conditions limitatives.

Pourtant, dans l’architecture les questions théoriques naissent de ces potentiels, qui remettent en cause la notion traditionnelle du caractère et de la fonctionnalité des matériaux. L’étalonnage numérique guidé et la construction de nouvelles structures et formations envisagées ici modifient le dialogue historique sur la cohérence des matériaux, des structures et des formes présentes dans l’architecture depuis Aristote et Louis Kahn (entre autres). Il se peut donc que les designs architecturaux à venir soient fondés sur une solution structurelle mieux adaptée à un matériau donné avec des propriétés plus ou moins connues, mais il se peut aussi qu’à l’inverse un processus adapte un matériau approprié, doté de caractéristiques progressives uniques, à une forme ou une performance donnée. La complexité performative est alors atteinte non pas par le biais d’ensembles mécaniques complexes, mais à travers des matières localement différenciées. L’ordre constructif propre au Modernisme séparait les éléments des constructions par leurs fonctions hiérarchiques de support de charge et démontrait une rationalité et des dimensions qui débordaient souvent de l’échelle humaine.

Ce processus de construction séquentielle qui ajoute des couches de matériau était (et reste) responsable de la plupart des apparences historiques et contemporaines de l’architecture. L’enveloppe d’un bâtiment peut à l’avenir être transposée presque littéralement en associant les différentes couches de fonctionnalités individuelles à un élément de renforcement intégré, fabriqué a posteriori de manière additive. Ainsi, l’adoption éventuelle de plusieurs fonctions de construction dans un tel composant de construction unique peut s’enrichir de connaissances scientifiques relatives à la biologie et à la botanique. Les structures osseuses spongieuses qui modifient leurs morphologies cellulaires en fonction d’une charge spécifique forment un exemple tout à fait transposable par un processus informatique. Un bloc de construction cellulaire adapté, composé d’éléments géométriques fondés sur une base de données numériques pourrait être présenté parallèlement à l’analyse informatique des pressions ou des forces envisageables et fournir une morphologie définie localement et axée sur une performance juste et précise. La modulation d’éléments morphologiquement différenciés pour un objectif partagé, structural, logistique ou esthétique introduit un changement d’échelle et accorde de la valeur à la localité et à la différence individuelle, encourageant une perception simplifiée et moins hiérarchique de cette construction tectonique.

De telles unités modulaires de construction intégrées qui doivent être assemblées dans un nouveau mode de construction auront inévitablement une incidence sur la présence de l’architecture et établiront ainsi un nouveau langage de construction et d’ordre fonctionnel basé sur une nouvelle séquence d’assemblage structurel. Ces structures complexes peuvent, d’une part, être transposées à des éléments de construction classiques comme les murs, les toits et les colonnes et, d’autre part, initier une typologie nouvelle et sans précédent de composants architecturaux où le rôle de l’articulation qui associe ces éléments revêt une importance et une présence nouvelles. Ces éléments se prévalent de différentes manières des propriétés de la fabrication additive et peuvent offrir des résultats morphologiques sans précédent qui introduisent une nouvelle variation et une échelle humaine dans les éléments de construction. Grâce à l’intégration d’avantages propres à la fabrication additive, un nouveau langage tectonique autonome peut évoluer jusqu’à transformer de manière radicale notre pratique traditionnelle de l’architecture.

 

Norbert Palz
publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

Norbert Palz est professeur en Design Numérique et Construction à la Muenster School of Architecture et à l’Academy of Art de Berlin (UdK) où il occupe la Chaire de « design numérique et expérimental » dans la section Architecture.