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quel corps pour le futur ?

Comme d’autres formes d’expression, la danse contemporaine a rejoint depuis longtemps l’art numérique. Le projet transdisciplinaire Eve 2050 initié par la compagnie Corps Secrets d’Isabelle van Grimde transcende cette synergie avec les nouvelles technologies. Cette création implique les spectateurs grâce à des dispositifs interactifs permettant de capturer le mouvement, transformer des textures et éléments de décor, moduler le son et manipuler des images en temps réel. Décliné à l’origine en vidéo (une web-série en 5 épisodes) et prenant également la forme d’une installation, le spectacle Eve 2050 est une invitation à réfléchir sur la condition humaine et son « à venir » en mettant en jeu, en scène, des corps réels, augmentés, modifiés et/ou virtuels dans une ambiance de futur proche, très proche… Entretien avec Isabelle van Grimde.

Est-ce que l’idée d’une trilogie, d’un triptyque, s’est décidée dès le départ ou est-ce que cela s’est imposé au fil du développement du projet ?
Le projet était au départ un feuilleton web… Mais très rapidement nous avons exploré la possibilité d’une installation et en même temps d’une œuvre pour la scène.

Est-ce que vous pouvez résumer la trame narrative de cette mini-série — les pérégrinations et transformations que subit Eve 2050 ?
Il n’y a pas à proprement parler de trame narrative, en danse on est plus proche de la poésie… Mais la websérie par son esthétique cinématographique et l’apport du réalisateur Robert Desroches touche par moments à une forme de narration… Tous les interprètes qu’ils soient féminins, masculins, de tous âges et origines sont Eve ; donc l’histoire est multiple… Dans ORIGIN on aborde les nouveaux rituels de naissance, de mort et de reproduction, dans TRANSFORM on aborde la fusion avec la machine, dans HYBRID on aborde l’idée d’augmentation par hybridation avec d’autres espèces vivantes, végétales, animales ou bactériennes (en ce sens nous sommes déjà hybridés puisque plus de la moitié des cellules de notre corps ne sont pas humaines et près de 99% des gènes de notre corps sont bactériens également…). Enfin dans SAPIENS on aborde la possibilité de la scission de l’humanité en trois espèces : les cyborgs, les hybrides et les sapiens qui refusent l’augmentation ou la transformation ou ne peuvent se la permettre par manque de moyens…

Concernant l’installation : quel est le principe et fonctionnement de ce dispositif qui peut, si j’ai bien compris, être proposé comme simple installation ou comme dispositif avec des danseurs ?
L’installation propose aux visiteurs une expérience complètement immersive et interactive, tant au niveau visuel que sonore. Elle est composée de trois panneaux en plexi équipés de smartfilm, ce qui permet de contrôler leur degré d’opacité ou de transparence. Chacun des panneaux est équipé d’une  »sensebox ». Conçue par le designer d’interaction visuelle Jérôme Delapierre, chaque sensebox contient plusieurs types de caméras (infrarouges, kinects…), un ordinateur et un projecteur.
Sur les deux côtés des panneaux sont projetées des images déconstruites et retravaillées de la série web dans lesquelles les visiteurs ou les performeurs peuvent s’inscrire grâce aux caméras. Dans certains cas il n’y a pas de contenu de la websérie, mais les images des visiteurs ou performeurs sont transformées en temps réel pour leur donner une temporalité différente ou pour les faire apparaître par exemple en pointcloud ou sous des formes plus abstraites. Les données recueillies par les caméras sont aussi utilisées pour transformer le son en temps réel. La composition de Thom Gossage est déconstruite à travers l’espace et reconstruite en temps réel par les visiteurs ou les performeurs qui déclenchent ou transforment des sons grâce à un dispositif créé par le designer d’interaction sonore Frédéric Filteau.
Trois sculptures de l’œuvre Family portrait de Marilene Oliver ont été intégrées à l’installation. Il s’agit des corps scannés de l’artiste, de sa mère et de sa sœur reconstruits par couches d’imagerie médicale gravées en cuivre sur plexi. Une table lumineuse provenant de notre exposition Le corps en question(s) complète l’Installation. Si on assiste à une performance (d’une durée de 30 min), on découvre grâce aux actions des interprètes, tout le potentiel d’interaction de l’Installation. Mais on peut aussi la visiter en dehors des performances et la découvrir de façon intuitive. Pendant les performances, l’installation est programmée dans le temps avec des contenus visuels et sonores et des concepts interactifs qui évoluent pendant les trente minutes.

Au sens strict, la scène est une « incarnation » de ce projet avec la présence physique de danseurs : quelles sont les différences par rapport à la web-série ?
Les danseurs sont présents physiquement aussi dans l’installation. Chaque partie du triptyque permet d’aborder des facettes différentes de la thématique, c’est ce qui fait son intérêt pour les créateurs. Chaque forme engage aussi le spectateur différemment : de façon plus individuelle avec la websérie que l’on regarde sur son téléphone, tablette ou ordi. C’est une expérience très immersive dans l’installation qui met en jeu le corps du spectateur… Dans l’expérience scénique, le public est captif, l’histoire se déroule dans le temps et dans l’espace devant eux… D’une forme à l’autre, on ajoute des couches de matériel chorégraphique et de sens… J’ai déjà parlé plus haut des thèmes abordés dans la websérie, ils restent présents dans l’installation, mais les frontières entre la virtualité et la réalité y sont beaucoup plus poreuses. On est dans les changements de perception du corps. On y aborde l’idée de transcendance des genres, âges et origines, la création d’identités plus fluides… Dans l’œuvre scénique on aborde l’IA, la notion d’algorithmes qui nous régissent, l’hyperconnectivité, la cohabitation des intelligences humaines et artificielles, la survie numérique, la transformation de nos architectures neuronales, l’avènement d’Homo Deus et la possibilité d’un monde sans nous…

Sur scène, comment avez vous « négocié » la ligne de partage entre le vivant et le virtuel ?
Il y a ambiguïté, fluidité avec des moments de contrepoint où on fait ressortir la physicalité, la présence vivante du corps, même au sein d’immenses images… Curieusement, l’œuvre scénique est aussi très immersive bien qu’on ait choisi un dispositif à l’italienne et je crois que cela provient du changement d’échelle donc, par moments, les corps se fondent aux images vidéo et deviennent très virtuels, mais on a aussi beaucoup de contrepoints, de contrastes où on revient à l’échelle humaine. Ces allers-retours entre l’humain et la virtualité et l’IA sont d’ailleurs au cœur de ce que je cherche à livrer dans l’œuvre scénique…

Concernant le dialogue, l’interaction, avec les spectateurs : concrètement, quelles sont les réactions, comportements et imprévus que vous avez pu constater ?
La websérie semble avoir vraiment conquis le public. Esthétiquement elle suscite de l’admiration, du point de vue du contenu elle intrigue et amène de nombreux questionnements. Dans l’installation un des enjeux est le partage de l’espace entre les interprètes et les visiteurs, du point de vue technologique, cela nous a amené de gros défis de programmation… Quand tout le monde est dans l’espace, qui va déclencher l’interaction ? Cette question de proximité avec les interprètes et de partage de territoire s’est révélée très intéressante, du point de vue des comportements des visiteurs qui varient énormément, dépendamment des mots utilisés avant qu’ils ne pénètrent dans l’espace de l’installation, et aussi du point de vue du design, de l’affordance. Au-delà de ça, l’installation est un espace enchanté par une technologie presque invisible, les gens sont émerveillés… À l’heure où je réponds à vos questions, la première de l’œuvre scénique n’a pas encore eu lieu…

Est-ce que vous tenez compte justement de ces réactions ? Est-ce que ce « feedback » alimente — ou pourrait alimenter — la forme et la narration du projet ?
Inévitablement, consciemment ou inconsciemment, tout le feedback nous influence, mais pour des questions de logistique et de temps il aura probablement plus d’impact au moment où on remonte les œuvres ou sur les créations à venir…

Justement, et sans forcément dévoiler vos prochains projets, est-ce que vous réfléchissez déjà sur d’autres technologies à mettre en œuvre (au propre comme au figuré) ?
Nous explorons la possibilité de créer un jeu de réalité virtuelle Eve 2050. Mais dans le cadre de ma prochaine création, je réfléchis aussi à une approche plus  »curated », plus minimale et très spécifique de l’utilisation des technologies…

La danse et le spectacle « vivant » en général sont entrés dans l’ère numérique, mais à côté vous ne perdez pas pour autant de vue les sciences dites « humaines » et « sociales » : quelques mots sur ce complément nécessaire, sur cette synergie ? 
Pour moi la technologie est avant tout un outil qui me permet de créer avec des moyens ancrés dans mon temps, mais ce qui nourrit profondément ma création c’est la transdisciplinarité, les échanges avec les scientifiques, qui ont été particulièrement présents depuis une douzaine d’années tant au niveau de la génétique, la recherche en cellules souches, la biologie et les neurosciences, que la physique quantique et tout ce qui a trait à l’exploration de la nature de la réalité…
Mais mes échanges avec des historiens, anthropologues, critiques d’art et artistes me permettent effectivement de continuer à questionner le rôle de la technologie dans la société, dans l’évolution de notre espèce et de garder un esprit critique. Mais en fait je n’ai jamais été particulièrement attirée ou adepte de la technologie, ce qui peut sembler étonnant quand on voit mon travail de ces dernières années. On m’a proposé un premier projet en 2006 que j’ai finalement accepté en 2008… À travers ce projet et les suivants, j’ai constaté que l’intégration de la technologie était intéressante pour mon travail et qu’il y avait aussi une certaine inévitabilité… mais j’ai développé une philosophie de la technologie au service de l’art, et non le contraire. Je conserve un regard plus critique que jamais sur la technologie…

propos recueillis par Laurent Diouf

Cie Van Grimde Corps Secrets, Eve 2050. > https://vangrimdecorpssecrets.com

Première à l’Agora de la Danse, du 8 au 11 octobre, espace Wilder, Montréal (Québec / Canada) > https://agoradanse.com

Quelles relations entre arts numériques et milieux dits empêchés ? Enfermement, empêchement, les mots sont forts et font instantanément penser aux travaux de Michel Foucault. Limitation, cloisonnement, frontières de l’espace, des espaces, ceux qui sont physiques mais aussi virtuels, émotionnels, relationnels; empêchés ou par la prison ou par la maladie.

Hugo Verlinde, Boréal.

Hugo Verlinde, Boréal. Photo: © Art dans la Cité

Cet article aborde les questions relatives à différentes possibilités de décloisonnement : l’éveil (du réveil) des sens par le biais des arts numériques, mais aussi l’échange, les rencontres et les paroles. Il s’agit d’explorer les lieux d’enfermement qu’ils soient physiques ou mentaux et de tenter de les dépasser. Le propos n’est pas de montrer comment faire entrer l’art dans les prisons, les hôpitaux ou comment « éduquer » les publics empêchés dans une logique verticale de « savoir et de culture », mais plutôt de comprendre comment les nouveaux médias questionnés par les artistes sont des outils pour ouvrir les espaces clos, pour bousculer les notions de corps empêchés et de corps performants…

DécaLab a fait un petit tour d’horizon des projets en prison, dans les hôpitaux, au-dehors, petit tour frustrant puisque nous avons découvert pléthore de projets à l’international. Nous avons détaillé certains projets récents menés en France dans un contexte soit institutionnel soit plus « activiste » pour pouvoir donner un panorama des possibles dans cette relation art numérique et lien social.

Le premier projet est celui mis en place par Tony Conrad : l’installation vidéo WIP (Women In Prison) en 2013. Dans cette œuvre, l’espace clos de la prison est à son tour inclus dans un autre espace fermé, celui de la galerie Greene Naftali à New York, par le biais de projections de films (plus de 6 heures tournées en 16mm dans les prisons de femmes ) en 1982-83. Le spectateur est immergé dans ce passé filmé tout en le maintenant dans le présent. Réalisé avec les artistes Tony Oursler et Mike Kelley, il est une vraie mise en abîme du milieu des prisons en nous permettant d’être voyeur (prisonnier ou gardien) de cet espace carcéral dans deux temporalités et deux spatialités différentes, le passé et le présent, et pourtant ici comme encastrées l’une dans l’autre.

Autre expérience mais cette fois-ci dans la prison en 1995 à Rennes, portée par la Station Arts Electroniques qui mettait en place à l’époque un festival et une programmation régulière de projections d’art vidéo dans des lieux culturels atypiques comme un cinéma porno ou un parking. L’idée était tout simplement de sortir des lieux de l’art pour atteindre des publics diversifiés en proposant des œuvres singulières. Dans ce contexte est née une collaboration avec la Centrale des femmes de Rennes, la plus grande prison pour femmes d’Europe accueillant les longues peines. Le projet s’est établi dans le cadre d’une convention avec la prison et le Théâtre National de Bretagne qui proposait aux prisonnières d’assister à des pièces de théâtre contemporain dans la prison. Une projection vidéo a été ainsi organisée en présence d’une partie des acteurs et des réalisateurs de la série télévisée de l’époque, Les Deschiens. Que dire de cette projection en situation carcérale ? Au moins deux choses.

Elle s’inscrivait d’abord dans une démarche de médiation culturelle visant à proposer des contenus culturels en présence d’artistes réels. Les prisonnières n’étaient pas toutes férues d’art contemporain, loin s’en faut mais le public assistant aux pièces de théâtre était nombreux. La compagnie de théâtre des Deschiens, fort du succès de la série télévisée, a attiré une grande partie des femmes. Elles sont venues voir les acteurs « en vrai ».

En proposant des contenus culturels dans des prisons, on entend souvent des discours descendants, certes généreux mais toujours pilotés par ceux qui disent savoir, ceux qui viennent apporter la culture exigeante à ceux qui n’ont pas les moyens d’y accéder. Cette médiation verticale s’est inversée lors de cette projection : le public qui suivait les épisodes de la série sur Canal + n’était plus le récepteur de contenus venus de l’extérieur, mais les émetteurs de messages en direction des acteurs. La vie des acteurs était interrogée, mais celle de la prison était aussi le sujet de la discussion. Un second renversement symbolique s’opérait : la télévision est souvent présentée comme une « fenêtre ouverte sur le monde » alors qu’elle devenait ici une sorte de boite noire, instaurant des barrières entre ceux qui sont « à l’intérieur » et leur public. Les barrières mentales devenaient tangibles à l’intérieur même de cette prison.

Après les Deschiens, il était question d’inviter des vidéastes, des performers, de mettre en place des installations. L’optique n’était pas seulement de donner l’occasion à un public d’accéder à des contenus culturels, c’était surtout de se servir de la culture numérique comme d’un outil et pas comme finalité en soi. Mais, hélas, les moyens n’ont pas suivi.

C’est souvent grâce aux initiatives d’artistes que naissent des projets dans les milieux dits empêchés. Des projets activistes, au croisement de l’art et du design, pour lesquels certaines institutions collaborent comme ici avec le metteur en scène Nicolas Slawny, l’artiste numérique Antonin Fourneau, et l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (EnsAD).

Les Ekluz, fabrique culturelle et numérique à Paris dans le 10ème arrondissement partageant un même bâtiment avec un Centre d’Hébergement d’Emmaüs ont été le point de rencontre entre Nicolas Slawny et Antonin Fourneau. Antonin Fourneau s’est greffé au projet initialisé par Nicolas Slawny dans le cadre de ses collaborations avec Emmaüs (1) et l’association Planète Emergences, projets de mixité sociale dans un cadre artistique comme ces apéros-opéras dans un cadre qui n’est pas celui du théâtre, mais dans des lieux atypiques et, comme le dit le metteur en scène, pourquoi pas dans une laverie puisque ce qui compte c’est bien de parler à tous les publics.

Il a imaginé des ateliers d’expressions avec des personnes en grande précarité et recueilli paroles et images et leur a ouvert les champs peu sollicités des espaces mentaux comme le politique, la philosophie, et la poésie… Il s’agissait d’associer un mot ou une image à une lettre de l’alphabet, un ABCd’erres que le metteur en scène a voulu voir évoluer avec le numérique pour profiter de la force du mariage nouvelles technologies / création numérique / spectacle vivant.

Nicolas Sordello & Raphaël Isdant, Fenêtre sur chambre.

Nicolas Sordello & Raphaël Isdant, Fenêtre sur chambre. Photo: © Art dans la Cité

Antonin Fourneau avait réalisé un workshop aux Ekluz avec des étudiants. Il les avait invités à penser un projet d’attraction qu’ils pourraient présenter lors d’un prochain Eniarof (2), régi par un Dogme calqué sur le Dogme 95 du cinéma Danois (3) mais appliqué à la création d’une fête foraine. Une des règles du Dogme concerne Emmaüs : un ENIAROF doit forcément se réaliser dans un lieu où l’on peut trouver à moins d’une heure un Emmaüs ou équivalent (pour l’apport en matériaux). Tout objet emprunté aux Chiffonniers (Emmaüs) doit être rendu après sauf s’il y a eu un accord préalable (ex: dans le cas où l’objet doit être démonté et transformé).

Il était naturel que la rencontre se fasse entre les deux artistes. Antonin Fourneau a mis en place un groupe d’étudiants de l’EnsAD pour mettre en formes des objets interactifs nés des ateliers de l’ABCd’erres sans tomber dans le misérabilisme mais plutôt dans une approche animiste, numérique et magique pour retranscrire les témoignages audio durs, drôles, émouvants…

Chaque objet (26 sons pour 26 objets) sera augmenté d’une archive audio provenant des ateliers menés par Nicolas. L’accès au témoignage audio donnera lieu à une recherche pour marier intelligemment un objet avec ce qu’il véhicule — design, ergonomie, histoire et affordance — et un mode d’interaction. Une première monstration est prévue pour février 2014. La collaboration avec l’EnsAD est intéressante à plus d’un point, l’école a la particularité de former des étudiants capables de concevoir des concepts plus en marge d’un design établi. Sa spécificité est de former à la fois des artistes et des designers.

En dehors de ces pratiques plus militantes des artistes existent aussi des projets plus intégrés dans le cadre institutionnel. Art dans La Cité, association créée fin 1999, a développé de nombreux projets à l’international avec des artistes pour soutenir les malades dans ce milieu clos et difficile qu’est l’hôpital. Leurs projets artistiques ne sont pas tous numériques, mais, ici, le numérique permet d’accéder à des mondes virtuels et aide à communiquer avec les autres, à s’inventer des mondes pour mieux vivre la maladie et l’hôpital. Deux projets ont été développés en 2012 avec les artistes Nicolas Sordello et Raphaël Isdant et Hugo Verlinde pour les enfants hospitalisés.

Fenêtre sur chambre, dont le nom évoque instantanément le film de Hitchcock Fenêtre sur cour, a été mené par les artistes Nicolas Sordello et Raphaël Isdant (en lien avec le programme de Recherche EN-ER de l’EnsAD). C’est un réseau de fenêtres interactives ouvrant sur un monde virtuel. Ils permettent aux enfants de se rencontrer à distance (on a pu voir une petite fille japonaise converser avec une petite fille française, non pas par le biais de la langue, mais par le biais des origamis japonais). Les avatars sont là pour rompre l’isolement par la création d’une communauté active. Ce projet a été imaginé par Art dans la Cité pour les services d’oncohématologie pédiatriques (bulles stériles). Il a été entièrement financé par du mécénat privé et le Ministère de la Culture et accueilli par l’hôpital Trousseau.

L’autre projet Boréal, au nom aussi évocateur que celui de Fenêtre sur cour, a été imaginé par l’artiste Hugo Verlinde. Ici il s’agit non pas d’un projet communautaire, mais d’une œuvre d’art destinée aux salles de réveil après coma. Cette œuvre soutient le malade et ses proches dans un moment difficile.

La démarche a été inverse de Fenêtre sur cour : Art dans la Cité a été sollicitée par un chef de service de réanimation pour imaginer un projet artistique. Il s’agit d’un ciel étoilé s’animant en réponse à une présence sensible dans son entourage, suscitant ainsi un dialogue gestuel avec le spectateur/acteur, en créant un flux de particules colorées. Une œuvre intelligente et poétique. Cette année et en 2014, le projet Fenêtre sur cour sera développé dans une perspective artistique pour enrôler les enfants dans autre chose qu’un simple jeu vidéo.

Les initiatives auprès des enfants sont celles qui restent le plus nombreuses, car ce sont peut-être celles qui sont les plus faciles à mettre en place parce que l’enfant est « digital native », ce qui facilite la mise en place d’un dispositif numérique auquel les enfants adhéreront de manière « naturelle ».

C’est d’ailleurs dans cet esprit que s’est créé le Living Lab du CHU de Sainte Justine au Canada dans la logique du « Do It Yourself ». Les Living Labs sont des lieux d’expérimentation, des lieux où des personnes vivent et testent, ici dans le contexte du milieu de l’hôpital, de nouvelles thérapies, de nouvelles manières de vivre l’hôpital au quotidien. Sainte Justine est le plus grand hôpital mère-enfant du Canada qui accueille un centre de recherche sur les arts numériques complètement adaptés aux populations d’enfants malades.

Ces lieux clos que sont les hôpitaux ont besoin, comme les prisons, de « casser » les murs pour imaginer d’autres espaces, ou tout du moins déjà d’agrandir ces mêmes espaces ou de pousser les murs des prisons qu’elles soient physiques ou mentales. Ici plus que d’art numérique, on peut parler de recherche par le design et de méthodologie de co-design impliquant les enfants. En dehors de la prison et de l’hôpital, il existe aussi d’autres types d’enfermement, celui qui sépare le monde de ceux que l’on nomme handicapés et les autres. Les artistes numériques interrogent notre société normée et la bousculent par des projets activistes ou plus ou moins intégrés dans l’institution.

Du côté des projets activistes (hacktivistes), il y a le projet Open Source de tracking oculaire intégrée dans des lunettes par un collectif d’artistes, ingénieurs, designers, pilotés par l’artiste Zachary Lieberman. L’artiste californien Tony Quan, connu sous le nom de Tempt One, a marqué le monde du graffiti dans les années 80-90 avant d’être totalement paralysé par une sclérose latérale amyotrophique. Pour communiquer, il ne lui reste plus que les mouvements de ses yeux. Un collectif mêlant artistes, ingénieurs, designers s’est mis au service de l’artiste pour que celui-ci privé de sa mobilité puisse renouer avec son art. Ce dispositif n’a coûté que quelques dizaines de dollars à fabriquer. Cet outil créé pour un artiste par des artistes détourne les technologies existantes pour s’adapter à la création même de l’artiste et contourner des offres commerciales trop chères.

FUMUJ

FUMUJ. Photo: © Parisbouge.com

Autre projet du côté des malentendants : l’initiative du groupe FUMUJ menée en 2010 est remarquable. Un autre type d’expérience en dehors des cadres normés de l’hôpital ou de la prison mais destinée à fusionner les publics. FUMUJ, avec l’aide de l’association orléanaise Labomédia qui a développé un système numérique de mise en relief du son permettant de déchiffrer en temps réel l’écriture musicale, a proposé une création multi-sensorielle vouée à mêler l’univers des sourds et celui des entendants.

Plus qu’un concert mêlant hip-hop, électro et rock, le public a vécu une expérience innovante où FUMUJ avait mis en place des dispositifs sensoriels tels que des récepteurs somesthésiques distribués au public pour ressentir les vibrations dans leurs mains, deux cheminées en plexiglas de 2,5 m de hauteur placées en salle dans la même optique, une vidéo interactive et une batterie lumineuse créées spécifiquement pour le spectacle. Tout cela avec la présence en direct d’un traducteur en langue des signes. Tous les publics ont alors vécu l’expérience d’une nouvelle lecture de la musique. Permettre de donner accès à la musique à ceux qui ne peuvent l’entendre mais qui ici l’écoutent et la voient, est une expérience intrigante et passionnante. Un pari réussi par le groupe FUMUJ.

Initiatives d’artistes activistes, de volontés inspirées du Do It Yourself ou bien projets plus institutionnels, tous sont porteurs d’espoirs en utilisant les nouvelles technologies comme ouvertures des sens, ouverture vers les autres… Il s’agit vraiment de décloisonner, de briser des frontières entre ceux qui sont dehors ceux qui sont dedans. J’utilise souvent ce mot décloisonner, car il reflète assez notre monde moderne avec sa capacité autant à monter des murs qu’à les défaire ou à les déplacer, les replacer au-delà des espaces physiques et mentaux.

Dans le champ de l’hôpital, il faut certainement aller encore plus loin dans le montage de ces projets et mener plus d’expérimentations avec des adultes, car elles sont encore rares. Les espaces clos restent des champs à investir davantage du côté des arts numériques. Les différentes situations de handicap sont aussi à explorer et permettraient certainement de créer plus de points de rencontre entre les différentes populations. Le milieu de la danse contemporaine est certainement l’art le plus en pointe sur ses mixités de publics et ses expériences numériques (espaces numériques, corps augmentés, etc.).

Au-delà des corps empêchés, on a pu voir aussi avec le projet de l’ABCd’erres et les projets menés en prison, que les esprits sont souvent empêchés aussi et que le numérique mis en tension par l’art aide à transgresser ces limites. Les difficultés économiques, mais pas seulement, sont sans doute aussi un frein à ces nouvelles expérimentations. L’apport de l’art n’est pas toujours compris par le corps médical, on peut d’ailleurs faire un parallèle à la difficulté d’y introduire l’art-thérapie. Il serait intéressant d’imaginer des collaborations public-privé pour développer ces champs ultra-prometteurs mais aussi de continuer dans cet esprit « Do It Yourself », recyclage et participatif, qui permet d’imaginer d’autres possibles et d’autres alternatives.

Les collaborations arts, design et ingénierie permettent aussi de témoigner de ces expériences prometteuses en donnant lieu à des projets de recherche documentés qui laissent une mémoire de ces projets et de leurs intérêts. Ces créations encourageront le décloisonnement en questionnant les relations entre « dehors » et « dedans » permettant ainsi de débrider nos imaginaires !

Natacha Seignolles
publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct./déc. 2013

Natacha Seignolles est directrice de DécaLab, agence d’innovation par l’art contemporain et le design exploratoire. > www.decalab.fr

(1) Nicolas Slawny collabore avec 2 centres d’hébergement Emmaüs : Le Centre d’hébergement d’urgence des Écluses Saint-Martin et le Centre Louvel Tessier.
(2) ENIAROF : projet de fête foraine revisitée à l’ère du numérique imaginé par l’artiste et monté en 2005, qui a fait le tour de France depuis et dont le 13eme volet sera les 8 et 9 novembre dans le cadre de Marseille Provence 2013 à Aix-en-Provence.
(3) Dogme 95 : mouvement cinématographique lancé en 1995 par des réalisateurs danois sous l’impulsion de Lars Von Trier et de Thomas Vinterberg.