Archive d’étiquettes pour : cinéma

le meilleur du cinéma immersif

La Société des Arts Technologiques (SAT) de Montréal présente la nouvelle édition du SAT Fest. Depuis sa première édition en 2012, le SAT Fest est devenu un rendez-vous incontournable du cinéma immersif, offrant une grande place à l’expérimentation et la créativité artistique. Avec ses sélections éclectiques de courts métrages spécialement conçus pour les dômes, le SAT Fest a nourri l’imagination de milliers de spectateurs et mis en lumière l’univers et la vision créative de plus d’une centaine d’artistes, visuels et sonores, locaux et internationaux.

Pour fêter les 10 ans de la Satosphère, son iconique dôme immersif à 360 degrés, la Société des arts technologiques réinvente le SAT Fest afin de vous offrir une nouvelle formule avec une programmation enrichie. Lors de cette édition exceptionnelle, plus de 40 courts métrages immersifs sélectionnés suite à un appel à participation international seront présentés. Plusieurs invité·e·s se joindront à l’événement pour l’occasion. Un jury constitué d’artistes et de spécialistes de l’immersion décernera plusieurs prix pour les meilleurs films. Un prix du public sera également remis, qui vous permettra de voter pour vos films préférés.

Avec son dôme de 13 métres de hauteur, ses 8 projecteurs vidéo et ses 157 haut-parleurs, la Satosphère place le public au cœur de l’expérience audiovisuelle. La SAT a inauguré la Satosphère en 2011. Premier théâtre immersif dédié à la création artistique et aux activités de visualisation, la Satosphère forme un écran de projection sphérique qui invite à l’exploration de nouveaux territoires conceptuels et sensoriels.

> du 08 au 12 mars, SAT, Montréal (Québec / Montréal)
> https://satfest.sat.qc.ca/

LES SOMBRES RÊVES DE LA TECHNOLOGIE
Luttes fratricides entre réalités actuelle et virtuelle dans la série Black Mirror

Schopenhauer considérait dans Le Monde comme volonté et comme représentation que la réalité qui nous entoure n’est rien d’autre que le rêve d’un esprit démoniaque. Le propos extrêmement pessimiste de la série britannique Black Mirror, créée en 2011 par Charlie Brooker et diffusée sur la chaîne Channel 4, a en un sens des accents schopenhaueriens.

Série organisée en deux saisons de six épisodes indépendants, auxquelles il faut ajouter un épisode spécial de Noël (un christmas special dans la tradition des séries anglaises), Black Mirror entend révéler en quoi les avancées technologiques et l’apparition d’une réalité virtuelle de plus en plus présente pourraient, dans un futur si proche que cela fait froid dans le dos, se retourner contre une humanité qui se comporte en démiurge et crée (ou a déjà créé) les conditions de sa propre annihilation. L’être humain s’est toujours efforcé de rêver un monde meilleur et de faire naître les outils nécessaires à améliorer ses conditions de vie. C’est peut-être aujourd’hui la technologie elle-même, à laquelle il est de plus en plus et irrémédiablement dépendant (ces black mirrors des écrans d’ordinateur, de smartphone ou de télévision à l’ère du numérique), qui rêve le monde futur à sa place et l’entraîne dans son inquiétant cauchemar.

Si le premier épisode intitulé National Anthem, dans lequel un terroriste arty enlève un membre de la famille royale, une princesse adorée du grand public, et demande au Premier ministre de commettre un acte zoophile à la télévision en guise de rançon, est le plus connu et a récemment refait parler de lui en raison des révélations sur un moment particulier de la vie personnelle de David Cameron, chaque nouvel épisode de Black Mirror présente un univers dystopique différent dans lequel certaines dynamiques du monde 2.0 contemporain sont exacerbées, souvent en raison de l’invention d’un nouvel outil technologique — à l’image de ces puces permettant d’enregistrer chaque instant de son existence dont sont équipés les personnages du troisième épisode de la première saison, ou de ce système permettant de créer des avatars numériques de l’esprit d’un individu dans le christmas special ; avatars pour la plupart destinés à devenir des sortes de lares modernes gérant pour vous votre maison et votre agenda. Comme le résume Charlie Brooker : Chaque épisode a un casting différent, un décor différent, et montre même une réalité différente. Mais ils parlent tous de la façon dont nous vivons aujourd’hui — et de la façon dont nous pourrions vivre dans dix minutes si nous sommes maladroits. Et s’il y a bien une chose dont je suis sûr, c’est que l’humanité est maladroite.

Le tout premier épisode montre bien que l’un des enjeux principaux de Black Mirror n’est pas de développer un discours technophobe ou de condamner les diverses formes de réalités virtuelles présentes dans la société contemporaine, mais de pointer les dangers d’un dérèglement dans les rapports entre actualité et virtualité — et il faut se rappeler avec Deleuze que l’expression « réalité virtuelle » n’est pas oxymorique, contrairement à ce que l’on considère habituellement ; il ne s’agit pas d’opposer la « vraie réalité » matérielle à la « fausse réalité » virtuelle, la réalité virtuelle n’étant que le complément de la réalité actuelle. Deux diagrammes apparaissent sur des écrans télévisés au cours de l’épisode initial, montrant l’évolution de l’opinion publique au sujet de l’attitude à adopter par le Premier ministre face aux demandes du kidnappeur : sur le premier, l’opinion publique s’oppose fermement à l’effectuation de l’acte obscène qui est réclamé ; sur le second, par un effet de vase communicant, les statistiques sont inversées et ceux qui sont interrogés se prononcent massivement pour que le Premier ministre accepte de se prêter à la dégradante relation zoophile.

Les deux diagrammes mettent en évidence le glissement menaçant qui hante la société contemporaine, où l’obscénité physique et matérielle d’un acte peut être gommée sous l’influence d’Internet et des réseaux sociaux, univers de défouloir, de truchement du réel, des identités et des opinions, selon un phénomène par lequel la réalité virtuelle prend le pouvoir sur le monde actuel qui l’a fait naître afin de le mettre à mort, et de mettre à mort avec lui les signes les plus élémentaires d’humanité. Comme pour contrer visuellement, ou du moins retarder la progression de cette menace croissante, le montage fait souvent alterner des séquences montrant le traitement de l’affaire à la télévision et sur Internet avec des séquences montrant la souffrance physique et morale du Premier ministre à mesure que le temps passe, afin de faire surgir le réel corporel et matériel dans toute sa brutalité et de pousser à lire l’épisode comme une véritable tragédie, comme le récit tragique de l’exécution de la réalité actuelle par son double virtuel — et c’est peut-être précisément pour aller dans le sens d’un rapprochement avec la tragédie que le premier épisode, et avec lui pratiquement tous les autres, est divisé en plusieurs parties que l’on doit comprendre comme différents actes d’une pièce de théâtre.

Les personnages de Black Mirror ne cessent de se demander où se trouve la réalité actuelle, quelles sont les marques qui permettent d’identifier un événement ou un élément comme réel et surtout comment arriver encore à provoquer quoi que ce soit de réel, de vraiment réel comme il est dit à un moment. C’est bien cette rupture, cette brèche dans la complémentarité et le rapport de forces entre réalité actuelle et réalité virtuelle qu’explorent la plupart des épisodes, brèche magnifiquement symbolisée par la surface de cet écran se lézardant au générique. Le deuxième épisode de la première saison, Fifteen Million Merits, le plus traditionnel dans son imagerie futuriste, mais non le moins intéressant, dépeint une société dictatoriale dans laquelle la grande majorité des individus vivent comme des esclaves habillés de la même manière et sont contraints de pédaler sans relâche pour produire de l’énergie et obtenir des crédits nécessaires à leur survie.

Ils sont surtout esclaves du monde virtuel qui les entoure en permanence sur de vastes écrans qui tapissent les murs, puisqu’ils possèdent chacun un avatar numérique dont ils peuvent modifier le look en utilisant des crédits, doubles virtuels qui se trouvent ainsi chargés d’endosser pour eux les marques d’une individuation ayant disparu de la réalité actuelle. Le personnage principal cherche à faire voler en éclat l’univers totalitaire dans lequel il vit, en menaçant de se suicider sur le plateau d’une des trois ou quatre émissions de télévision destinées à uniformiser les goûts des esclaves à vélo qui composent la société, c’est-à-dire en menaçant de produire un événement actuel qui pourrait détruire l’univers virtuel médiatico-numérique de simulacre qui se dresse face à lui. Avec une ironie grinçante, il finit par se voir offrir une émission de télévision grâce à laquelle il pourra faire entendre des discours contestataires à sa guise — sorte de génial coup d’échec de la part de la réalité virtuelle qui vide le geste du personnage principal de la possibilité de son actualisation et intègre en elle sa propre critique pour mieux la rendre inoffensive.

En parallèle, le troisième épisode de la deuxième saison, The Waldo Moment, exacerbe certaines implications politiques des rapports de force entre réalités actuelle et virtuelle. Dans une Grande-Bretagne ressemblant à s’y méprendre à celle du début des années deux mille dix, le récit suit une élection à laquelle se présente, en plus des candidats traditionnels de l’establishment politique britannique, un personnage virtuel nommé Waldo, petit ours bleu extrêmement ordurier conçu initialement pour basher les puissants sur un plateau de télévision. D’abord amusé par le projet, le comédien qui se cache derrière Waldo et contrôle ses faits et gestes prend conscience (bien trop tard) de la violence et de l’horreur du populisme sur lequel reposent la candidature et la popularité croissante de la figure virtuelle.

La chaîne pour laquelle il travaille le remplace, ce qui produit une déconnexion dramatique entre le corps du comédien et celui de la marionnette informatique, permettant à Waldo d’acquérir une vie propre, de se libérer des entraves de l’actualité, et, même s’il ne remporte pas les élections, de saper définitivement les fondements du discours politique. Au fil de l’épisode, l’image de la figure virtuelle est de plus en plus monstrueuse : d’abord minuscule sur les écrans du plateau télévisé, elle est énorme lors des séquences montrant la campagne, où elle occupe toute la surface latérale d’une camionnette recouverte d’écrans plats, pour finir par être gigantesque lorsqu’elle apparaît reproduite sur plusieurs avions. Visuellement, elle donne ainsi l’impression de dévorer tout ce qui l’entoure, de s’adonner à un festin par lequel c’est avant tout la réalité actuelle qu’elle phagocyte, pour faire basculer le réel dans un univers où tout élément est destiné à devenir blague virtuelle, simulacre, et à perdre toute possibilité d’avoir encore un sens.

Shakespeare faisait dire à l’un des personnages de As You Like It que All the world’s a stage, And all the men and women merely players, phrase qui défend un lien indestructible entre la réalité actuelle qui nous entoure et la réalité virtuelle qui se dresse sur scène. Certains personnages de Black Mirror, à commencer par le comédien de The Waldo Moment constatent avec stupeur que le monde virtuel est devenu une scène de théâtre sur laquelle se joue une version farcesque de la vie actuelle, version farcesque qui vise au final à travestir et à détruire la vie actuelle. La série produit implicitement un commentaire pessimiste de la formule shakespearienne en l’appliquant à notre société 2.0. En effet, pauvres de nous si le monde ne devient que la scène de théâtre virtuelle sur laquelle se déroule une représentation grotesque et hideuse de la vie elle-même et si nous ne pouvons échapper au fait d’en être les players, à la fois acteurs et joueurs !

Ce n’est peut-être pas par hasard qu’il est fait référence à la série Downton Abbey (Julian Fellowes, ITV1, 2010-2015) dans le premier épisode et que des acteurs de Downton Abbey (dont Jessica « Lady Sybil » Brown Findlay) jouent dans Black Mirror. Les deux séries reposent sur des miroirs temporels inverses. Avec Downton Abbey, la Grande-Bretagne actuelle contemple son passé à travers un miroir extrêmement flatteur, alors qu’avec Black Mirror c’est précisément le contraire. Plus généralement, les questions temporelles sont centrales dans la série créée par Charlie Brooker pour penser de façon complexe le dérèglement des rapports entre réalités actuelle et virtuelle. Commentant les thèses principales de la philosophie bergsonienne, Deleuze établit dans L’Image-temps, deuxième volet de son diptyque sur le cinéma, qu’il existe une relation d’actualité/virtualité entre présent et passé — chacun fonctionnant comme l’actualité ou la virtualité de l’autre. Deux épisodes de Black Mirror, le troisième de la première saison intitulé The Entire History of you et le premier de la deuxième saison intitulé Be Right Back, modélisent de façon deleuzienne la prise de pouvoir de la réalité virtuelle en termes temporels, en ce que les avancées technologiques font à chaque fois disparaître le présent et la possibilité même du hic et nunc.

Dans The Entire History of You, les puces dont sont équipés les personnages leur permettent de revoir de manière onaniste les moments passés et plus heureux de leur existence, en procédant à ce qu’ils appellent des re-do. L’une des scènes les plus frappantes commence par montrer une relation sexuelle passionnée entre l’homme et la femme au centre du récit. Puis, par un jeu de montage, le spectateur comprend que ces images qu’il croyait au présent sont en fait des images passées de leur premier rapport que se repassent les deux membres du couple pour pimenter leur triste et mécanique relation sexuelle présente — les terrifiants yeux blancs des personnages, signes visuels qu’ils procèdent tous les deux à un re-do, fonctionnent également comme les signes d’un présent, d’un être au monde actuel et d’une ouverture à l’aléatoire futur devenus impossibles pour des individus qui se contentent désormais d’une seule expérience satisfaisante et la revivent ad vitam aeternam.

Be Right Back traite quant à lui de la question du deuil en imaginant un logiciel qui glanerait toutes les informations laissées par quelqu’un qui vient de mourir sur les réseaux sociaux et reconstituerait sa voix ainsi que sa façon de parler, jusqu’à ses expressions les plus caractéristiques, offrant la possibilité de lui téléphoner après sa mort — processus censé officiellement accompagner et adoucir le travail de deuil, mais au résultat totalement inverse, puisque la figure féminine centrale finit par sacrifier la réalité actuelle et présente de la mort de son compagnon à l’idée toute virtuelle et contre-nature de sa survie à travers une intelligence artificielle. Comme pour définitivement accomplir ce geste de remplacement de l’actualité présente par la virtualité, le personnage principal accepte la dernière étape proposée par la société d’aide au deuil et commande un robot à l’effigie de son compagnon, se comportant exactement comme lui, auquel il ne manque que des empreintes digitales, c’est-à-dire auquel il ne manque que les signes d’une identité actuelle.

Le robot de Be Right Back étant une version parfaite, bêta et sans défauts du disparu, qui ne s’énerve jamais ou ne connaît jamais de panne sexuelle, il faut comprendre que Black Mirror s’intéresse d’une part à la manière dont la technologie exacerbe les pires défauts de l’humanité, avec les épisodes les plus directement politiques où le monde virtuel des réseaux sociaux sert de défouloir à la haine et la bêtise, et d’autre part à la manière dont elle se révèle également dangereuse lorsqu’elle cherche à créer une version virtuelle et plus parfaite de l’être humain, puisqu’elle entend alors nier l’imperfection individuelle pourtant essentielle à la définition même de l’humanité — et ce précisément parce qu’elle se veut elle-même parfaite.

Les œuvres du vidéaste Jacques Perconte répondent d’une certaine manière aux conclusions pessimistes de Black Mirror en ce que Perconte fait justement du défaut numérique un moteur esthétique. Plusieurs de ses vidéos présentent des plans-séquences de paysages filmés en travelling et retravaillés afin de créer progressivement des bugs de plus en plus marqués, des défauts volontaires de lecture du fichier numérique, jusqu’à ce que la surface de l’écran soit remplie de formes et de couleurs abstraites. Héritier contemporain des impressionnistes, le peintre Perconte adresse aux sombres miroirs lézardés de Black Mirror des miroirs solaires, où l’actualité de la Nature et son image virtuelle sont mises à égalité et entament avec joie une danse serpentine digne de la Loïe Fuller des premiers temps.

Guillaume Bourgois
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

Maître de conférences en études cinématographiques à l’université Grenoble Alpes, Guillaume Bourgois travaille principalement sur le cinéma portugais, le cinéma moderne américain, les films de Jean-Luc Godard et les séries américaines et britanniques

Photos: Black Mirror. Saison 1. Capture d’écran. Photo: D.R.

 

 

tapis rouge pour le cinéma immersif

Après ce que l’on a appelé les « nouvelles images », après la période vidéo puis les captations via les portables, après la 3D qui ressuscite tous les 10 ans sous l’impulsion de progrès techniques, c’est donc au tour de la réalité virtuelle de redéfinir notre champ de vision et au-delà l’exercice de notre expérience… Si des manifestations sont consacrées à la VR, ou viennent se greffées sur des événements existants, il n’y a avait pas à ce jour de festival de cinéma entièrement dédié à la réalité virtuelle. C’est désormais le cas, à l’initiative du Forum des Images à Paris, avec le Paris Virtual Film Festival dont la première édition s’est tenue en juin dernier.

I, Philip de Pierre Zandrowicz. Capture d’écran. Photo: D.R.

Sur la quinzaine de films en VR qui sont présentés dans le cadre du Paris Virtual Film Festival, nous en avons « testés » deux. D’une part Notes On Blindness: Into Darkness, d’Arnaud Colinart, Amaury La Burthe, Peter Middleton et James Spinney, qui nous plonge dans l’univers d’une personne au champ de vision restreint. Étrange sensation de spatialisation quasi à l’infinie renforcée par une sonorisation binaurale… Plongée et déambulation dans un parc que l’on devine sous des contours noirs et bleutés, et dans laquelle évoluent les silhouettes furtives de passants et d’animaux. En fait, cette « demi-teinte » s’explique par le fait que ce film nous fait ressentir ce qu’a éprouvé John Hull, un professeur de théologie australien de l’université de Birmingham, lorsqu’il fut victime d’une cécité progressive. En universitaire accompli, un peu à la manière du regretté Oliver Sacks pour son cancer oculaire (cf. L’Œil de l’esprit), il a consigné méthodiquement son ressenti et les effets de cet irréversible fondu au noir… C’est cette « documentation » qui sert de base à la construction de cette singulière immersion.

Autre expérience avec I, Philip de Pierre Zandrowicz (co-produit par Okio-Studio, Saint George et Arte). Au début, il y a des matières, des volumes, des formes géométriques qui succèdent à des motifs spiralés intersidéraux… En soit, tout cela nous une procure sensation assez intense de vertige. Puis l’image se stabilise sur des machines, genre salle de serveurs, et un laboratoire… On tourne la tête pour explorer l’endroit et on sursaute littéralement : sur notre droite, deux personnes nous interpellent… Peu à peu, nous prenons conscience que nous incarnons un robot humanoïde dont la mémoire contient les souvenirs implantés de Philip K. Dick… Quelques instants plus tard, après une autre translation limite psychédélique, on se retrouve dans un amphi, au centre de tous les regards et interrogations… Plus que « l’effet de profondeur », c’est bien cette présence, cette sensation d’être « réellement » immergé dans — et d’être acteur de — la scène, qui nous a le plus impressionné. Comme nous le faisait remarquer Michael Swierczynski, directeur du développement numérique du Forum des images et du Paris Virtual Film Festival, I, Philip est ce qui se rapproche le plus d’un film de fiction dans cette sélection.

La Péri, de Balthazar Auxietre. Capture d’écran. Photo: D.R.

Dans La Péri, une fiction de Balthazar Auxietre, on va encore un peu plus loin dans l’immersion puisque l’on interagit et entame un ballet avec une danseuse ! À l’affiche, il y avait aussi quelques expériences documentaires, comme Across The Line de Nonny de la Peña, Brad Lichtenstein et Jeff Fitzsimmons sur la question de l’avortement aux États-Unis en nous plongeant au cœur des actions, détestables, des activistes qui menacent les centres médicaux. The Enemy réalisé par Camera Lucida et présenté en séance spéciale, qui nous fait « rencontrer », en face à face, deux soldats ennemis — en l’occurrence de Tsahal et du Hamas — et nous permet d’écouter leurs motivations, leurs doutes, etc. Autre schéma de confrontation extrême avec DMZ, de Hayoun Kwon sur la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées. Avec The Ark de Kel O’Neill et Eline Jongsma, nous quittons les frasques humaines, mais pas leurs conséquences, pour être amenés au plus près d’un rhinocéros blanc. Une espèce en voie d’extinction, il n’y aurait plus que 3 survivants de cette espèce… La sélection comptait aussi des films d’animation : Invasion! de Eric Darnell, une histoire de gentils aliens et de petits lapins qui leurs résistent, et The Rose And I de Eugene Chung, Jimmy Maidens et Alex Woo; une libre interprétation du Petit Prince. Les plus de 16 ans pourront « fusionner » avec les personnages dont les corps nus s’entrelacent formant presque un kaléidoscope sous la caméra de Michel Reilhac, Viens !

Ces exemples, pris sur la quinzaine de films sélectionnés pour cette première édition du festival, témoignent de la diversité des réalisations en VR. Et surtout, selon les mots de Michael Swierczynski, du champ du possible qui s’ouvre. Alors que la 3D ajoutait une couche supplémentaire à un film existant, mais dans lequel on restait toujours spectateur et éloigné, poursuit-il lors de notre entretien, là, avec la réalité virtuelle, nous avons franchi le cap. Nous sommes immergés dans une expérience. Nous sommes dans le film. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons repensé notre scénographie (de fait, il ne peut s’agir d’une salle de cinéma) et que nous avons organisé aussi des rencontres, des débats — notamment sur la question de la narration et de l’écriture propre à la réalité virtuelle, ainsi que sur la production et la diffusion — des ateliers et un workshop avec une quinzaine d’apprentis réalisateurs encadrés par des professionnels. Ils ont été invités à créer une mini-histoire en VR à partir d’archives mises à disposition. Le VR Lab, animé par Michel Reilhac, étant un lieu d’échange et de confrontation aux techniques de la réalité virtuelle entre réalisateurs, auteurs, producteurs…

DMZ, de Hayoun Kwon. Capture d’écran. Photo: D.R.

Mais comme le souligne également Michael Swierczynski, il était essentiel pour le Forum des Images de se positionner sur la VR en restant ouvert au grand public : nous ne souhaitions pas faire un salon ou un marché réservé aux professionnels. (…) Mais il fallait que ce festival soit 100% dédié à la réalité virtuelle et que ce soit sous l’angle cinéphile. C’est donc vraiment un festival de films, avec une vraie sélection. Nous sommes bien dans l’artistique et non pas dans le technologique. Et si les films proposés sont, d’une manière générale, d’un format court — en moyenne 10/15 minutes, 20 pour les plus longs, 30 pour un documentaire si on ouvre toutes les portes, comme le précise Michael Swierczynski — nul doute que dans un proche avenir, évolution technologique aidant (poids du casque, vitesse d’affichage, effet de nausée, etc.), la durée des films devrait également évoluer. En attendant, la VR permet aussi de re-questionner la mission du Forum des Images (la notion de lieu, d’espace et de temps pour le public, de production, etc.), comme nous le confie Michael Swierczynski. En tout état de cause, le Paris Virtual Film Festival n’est pas un coup d’essai, ni un effet de mode, mais bien une manifestation pérenne. Et la deuxième édition, dont la date n’est pas encore fixée, sera sans aucun doute plus étoffée et plus internationale. Enfin, pour Michael Swierczynski, dans le prolongement des workshops, l’idée serait d’installer des rendez-vous récurrents pour garder ce lien, hors festival, avec cette nouvelle forme de création cinématographique. Rendez-vous est pris.

 

Laurent Diouf
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

une saga française

Crée fin 2013, Okio-Studio s’impose comme une société pionnière en matière de création de contenus en réalité virtuelle. Producteur de I, Philip, un film qui a fait le tour du monde, l’agence est aussi engagée dans une dynamique internationale destinée à promouvoir la production française dans le domaine. Entretien avec son co-fondateur, Antoine Cayrol.

Okio est né il y a environ trois ans et demi, quelles sont les origines de la création de ce studio spécialisé dans la production de contenu en réalité virtuelle ?
Comme souvent dans la vie, c’est une question de timing et aussi une question de chance. Je suis producteur dans le digital depuis dix ans. Je gère la société de production FatCat Films, qui produit beaucoup de webdocs, de web séries, de documentaires, de publicités, etc. Il y a deux ans et demi, j’ai revendu cette société tout en restant actionnaire. J’étais avide de nouveaux projets. C’était le moment de réaliser quelque chose avec mon ami, le producteur Lorenzo Benedetti, l’homme derrière le Studio Bagel, qui venait de revendre sa société à Canal +. Au même moment, nous découvrons la réalité virtuelle avec masque chez un ami développeur, et de cette découverte est tout de suite née l’envie de faire un film en Réalité Virtuelle (RV).
Pour nous, il s’agissait de tester ce nouvel outil digital qui permettait d’inventer une nouvelle manière de raconter des histoires. C’est ainsi qu’est né I, Philip, un court métrage basé sur la fameuse histoire de la tête disparue de Philip K. Dick. Comme nous faisions de la R&D technique et narrative, en même temps que nous lancions le développement du film à un moment où rien n’existait sur ce marché, nous sommes vite devenus « les spécialistes » par défaut, dans ce domaine. Rapidement nous avons compris que nous avions intérêt à fonder une société qui soit réellement spécialisée dans la production de contenu audiovisuel en réalité virtuelle. C’est ainsi qu’est né Okio-Studio. Depuis, nous avons réalisé cinq films : un de fiction et quatre moitié publicité, moitié reportage.

Vous étiez au Festival de Cannes récemment. Cette édition était clairement tournée vers la VR, quelles sont vos impressions à ce sujet ?
Studio Canal n’étant plus là cette année, les entrepreneurs et exposants de la RV avaient à leur disposition tout le Pavillon NEXT, qui est géré par le Marché du Film (www.marchedufilm.com/fr/next). Il s’agissait d’un pavillon dédié aux innovations et aux nouvelles technologies dans le domaine du cinéma et dans l’audiovisuel. Ils avaient réservé quatre jours pour la réalité virtuelle. Ils y proposaient une série de conférences avec des intervenants internationaux, une salle de cinéma équipée par PickupVR (pickupvrcinema.com) avec quarante masques qui diffusaient toute la journée des films en réalité virtuelle, accompagné d’un espace démos et meeting où l’on pouvait se rencontrer. C’était très important et c’était un signe fort de l’importance de la RV aujourd’hui. Un autre signe fort, la récompense de Okio à l’Audi Talent Arward dirigé par la firme automobile bien connue. Nous concourions face à des courts métrages classiques, et c’est un film en RV qui a été récompensé !

Selon vous quel avenir et surtout quel intérêt de développer des projets en VR au cinéma ?
On ne pourra pas faire du cinéma classique en réalité virtuelle. Il faut inventer de nouveaux modes de narration. Pour l’instant, les films que j’ai faits, et que beaucoup de gens ont faits, c’est ce que l’on appelle de la cinématique RV. C’est-à-dire des films totalement pré-calculés, avec un pré-rendu, dans lesquels la seule interaction pour l’instant est de tourner la tête dans un univers d’images filmées. C’est très bien, c’est une grande étape, on la fait et on continuera à la faire pendant encore un moment. Cependant, il va falloir aller plus loin, et pour favoriser l’immersion, faire interagir le spectateur. Pas sous la forme de films dont je suis le héros, avec le format « porte A », « porte B » et la narration qui change selon ces choix, non. Ce serait un peu ennuyeux. Ce serait plutôt des interactions avec le monde qui entoure le spectateur, l’ombre qui évolue en même temps que je marche, le reflet dans un miroir si je me retourne, ce genre de choses. Il va donc falloir mélanger les techniques du jeu vidéo et les techniques du cinéma.

I, Philip de Pierre Zandrowicz. Production: Arte France, Fatcat, Okio-Studio. Photo: D.R.

Avez-vous également l’impression que l’intérêt pour la RV est réellement émergent cette année ? Qu’elle semble enfin porteuse de projets et de potentialités, pour le grand public comme pour les artistes, qui commencent vraiment à comprendre l’importance de ce phénomène. Qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à fait d’accord. Chaque chose vient en son temps. L’année dernière c’était encore un peu tôt, même s’il existe des gens qui travaillent sur ces technologies depuis près de trente ans. Je pense également que le fait que YouTube et Facebook aient sortis leur player en 360° a permis une démocratisation, impensable il y a encore un an, des technologies RV dans le domaine public. Juste avec le fait de faire découvrir aux gens, l’effet que cela fait de pouvoir réaliser une vidéo à 360°, et de l’animer en faisant seulement bouger son téléphone, ces deux sociétés ont lancé l’idée de la démocratisation de ces technologies qui sont un pas de plus vers la réalité virtuelle, et le public en effet, prend très vite ce virage technologique.

Que pensez-vous des questions de société que posent ces technologies ?
Je pense qu’il faudra se pencher, à plus ou moins court terme, sur ces questions. Cela rejoint tous les problèmes de l’évolution technologique liés aux nouveaux médias : comment protège-t-on nos données ? Où sommes-nous prêts à aller dans l’autopromotion de notre personne ? Jusqu’où allons-nous laisser les marques s’introduire dans nos vies ? Etc. Ce sont des questions sociétales.

Dans le futur d’Okio, quels sont pour vous les applications artistiques, ou plus généralement les projets, que vous souhaitez développer ?
Nous nous développons autour de trois branches. Une branche reportage, une branche publicité et une branche fiction. L’idée étant de continuer à faire grandir ces trois domaines d’activité. La publicité par exemple, est intéressante, cela rapporte de l’argent pour développer d’autres projets, et c’est également un excellent laboratoire. Nous souhaitons aussi continuer à produire du reportage, cela se fabrique vite et c’est également intéressant. Nous en avons déjà beaucoup en boite, dont un sur le bateau Aquarius de SOS Méditerranée autour de l’aide aux migrants, dont nous sommes très contents. Nous souhaitons également poursuivre la production de fiction. C’est la branche la plus chère et la plus compliquée à mettre en place. Cela nécessite beaucoup d’aides, des fonds européens, des diffuseurs, etc., mais nous avons bien l’intention de produire plus de fictions bientôt. Nous aimerions aussi développer les relations avec les États-Unis.

Justement, dans le domaine de la RV, la France semble encore un peu en retard, qu’en pensez-vous ?
En France nous avons énormément de talents, nous avons une belle façon de produire, mais cela reste encore modeste à cause des moyens financiers qui ne suivent pas. Ceci dit, la France bénéficie depuis le 27 avril d’un crédit d’impôt d’aide international en matière audiovisuelle qui soutient les projets en RV. Aux USA, ils ont un marché pour ça. Ce rapprochement est en cours. Avec des amis nous avons également fondé un think tank nommé Uni-vers, qui souhaite rassembler tous les acteurs français de la RV, et pas uniquement les producteurs de contenu (les gens des jeux vidéo, du hardware, les chercheurs, mais aussi des médecins, etc.) pour s’informer les uns les autres, et informer l’extérieur, sur la production française en matière de réalité virtuelle.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> http://www.okio-studio.com/

l’art du cinéma interactif

Reconnu comme l’un des artistes pionniers dans le développement d’environnements numériques cinématographiques virtuels, interactifs ou faisant appel aux principes de la réalité augmentée, l’artiste australien Jeffrey Shaw a été l’un des premiers à réaliser des installations hybrides, à l’image de sa pièce The Legible City, où l’utilisation d’un véritable vélo permettait d’explorer un paysage urbain défilant en temps réel sur écran. Depuis quelques années, il travaille sur des dispositifs de plus en plus cinématiques et technologiques, au sein d’unités de recherche comme le iCinema Research Centre de l’Université du New South Wales ou encore la School of Creative Media de l’université de Hong Kong, mais a su garder prévalent le principe fondamental de la mise du public au centre des dispositifs numériques qu’il conçoit. Entretien.

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE)

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE). Photo: D.R.

Le déploiement de moyens technologiques interactifs que les nouveaux outils numériques offrent au public est aujourd’hui évident, mais, dans vos premiers travaux, qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur cette mise en avant du public et sur cette logique d’interaction, d’immersion du public dans l’œuvre ?
L’idée de focaliser sur l’interaction dans ma pratique artistique a avant tout pour origine le désir de construire un rapport nouveau et une dynamique entre l’œuvre et le spectateur. Tout est parti en fait d’une certaine désillusion concernant les modes traditionnels de production artistique — la peinture, la sculpture, etc. — qui ont semble-t-il perdu à partir des années 60 leur capacité à mobiliser le spectateur de façon profonde et attentive. Pour paraphraser Guy Debord, l’art moderne semble avoir été totalement corrompu par la « société du spectacle » !
En cherchant à établir différentes modalités d’interaction, j’ai découvert une propriété essentielle de ce genre d’installations : elles ne font pas seulement appel aux capacités visuelles du spectateur, mais elles invitent ce dernier à partir à leur découverte, à les diriger voire à les modifier par ses actions propres. Concrètement, les spectateurs se transforment en partenaires de création en devenant des agents de performances uniques. Cette propriété très intéressante et porteuse — d’un point de vue conceptuel, esthétique et expressif — a été grandement facilitée par l’apparition des nouveaux médias. Spécialement celle des médias numériques utilisant des plateformes logicielles, car l’articulation du travail d’interaction est largement définie par cette architecture software, où l’interface avec l’usager intervient comme un élément de design.

Votre travail a toujours été marqué par son attirance par le médium cinéma. Vos premières pièces dans les années 60 étaient très cinématographiques (Continuous Sound and Image Moments, Corpocinema, Moviemovie). Je me souviens également de l’exposition Future Cinema, codirigé avec Peter Weibel au ZKM en 2003. Qu’est-ce qui vous attire tant dans le cinéma ? Pensez-vous qu’il s’agisse du média le plus à même d’intégrer les arts numériques ?
Le cinéma est indubitablement la technique et la forme esthétique la plus audacieuse du 20e siècle. C’est le gesamtkunstwerk [NDLR : l’œuvre d’art total] de notre temps, une plateforme conceptuelle et esthétique qui s’est révélée comme le point culminant de tant d’aspirations et de pratiques artistiques à travers les siècles. Il est donc plutôt approprié, je trouve, qu’un art expérimental comme le mien ait pris le cinéma comme contexte et cadre de référence pour repousser les limites d’un « nouvel art à venir ». Comme je l’ai écrit dans mon livre Future Cinema [NDLR : paru aux éditions MIT Press, 2002], la grande tradition expérimentale du cinéma, celle des réalisateurs et plus largement des artistes, s’est perdue à cause de l’hégémonie du cinéma hollywoodien, de ses modalités de production, de sa façon d’écrire des histoires. J’ai donc ressenti comme nécessaire de subvertir ce modèle et de déplacer mes propres recherches dans cette idée d’expanded cinema, de « cinéma élargi », où le génie du cinéma pourrait encore trouver de nouvelles directions artistiques expressives et améliorer l’expérience du spectateur.

L’idée de cinéma interactif est venue très tôt dans votre travail, au sein du Research Group à Amsterdam dans les années 70 puis après au ZKM de Karlsruhe où vous avez d’ailleurs initié le projet de cinéma interactif EVE. Dans ce dernier, les spectateurs peuvent choisir ce qu’ils veulent voir d’un film dans lequel ils sont immergés, en devenant à la fois preneurs de vue et monteurs de chaque projection. Jean-Michel Bruyère (Si Poteris narrare, licet) et Ulf Langheinrich (Perm) ont utilisé ce dispositif. Est-ce que combiner cinéma et interaction est pour vous l’évolution logique du cinéma ?
Oui. Depuis la fin des années 60, j’ai senti que la notion de cinéma interactif était l’avancée la plus logique et la plus intéressante qui pouvait procéder de cette idée d’élargissement du médium cinématographique. Elle permettait au pouvoir expressif, à l’approche idéalisée du gesamtkunstwerk, de l’art total cinématographique, d’être transposé dans un rapport plus personnel et plus intime avec le spectateur. C’était également une manière de s’affranchir de ces formes narratives, linéaires et compulsives, du cinéma traditionnel. Et de découvrir, de façonner, toute une gamme beaucoup plus intéressante de structures narratives interactives. Jean-Michel et Ulf sont des artistes qui ont su relever ce challenge et, chacun à leur manière, ils ont participé au repoussement des limites esthétiques délimitant un nouvel Youniverse, un espace narratif à la fois personnel et interactif.

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE)

Jean-Michel Bruyère, La dispersion du fils (Lfks + AVIE). Photo: D.R.

Vous travaillez à de véritables plateformes créatives depuis les années 90, avec les systèmes Extended Virtual Environment en 1993, PLACE en 1995 ou Panoramic Navigator en 1995. Pouvez nous présenter le principe interactif de ces environnements ?
J’ai exploré — et parfois même inventé — de nombreuses modalités d’interaction dans ma pratique artistique. Certains dénominateurs communs apparaissent de différentes manières dans ces dispositifs. Il y a ainsi une certaine pertinence dans le fait que deux de mes installations les plus anciennes s’intitulaient Viewpoint (Paris, 1986) et Points of View (Amsterdam, 1989). Parce que je cherchais à développer surtout à l’époque des systèmes optiques qui donnaient au spectateur des outils de contrôle personnalisés, pour voir et explorer les espaces de représentation qui constituaient les œuvres. Alors que dans le cinéma, nous — en tant que spectateurs —, sommes toujours rivés à l’œil de la caméra qui est dirigée par le réalisateur, des dispositifs comme EVE et PLACE ouvrent la perspective d’un cinéma élargi où le rôle plus interactif du spectateur lui permet de contrôler le mouvement d’une caméra virtuelle, mais aussi d’avoir un vrai pouvoir de décision sur le montage et la narration qui en découle. L’idée est que, nous, le public, puissions voir et expérimenter l’œuvre à travers nos propres yeux. Que nous puissions nous l’approprier, en devenir complices dans son déroulement. Ce qui est intéressant, c’est que cette réappropriation personnelle du principe de visionnage s’étend même aux spectateurs inactifs, ceux qui regardent juste ce que fait un autre spectateur, car il y a de fait un caractère unique, impossible à répéter, dans ce genre de performance.

PLACE est un dispositif particulièrement monumental, un panneau à 360° qui se matérialise sous la forme de photographies panoramiques 3D et de sources d’enregistrements spatialisées, d’origine turque sur le projet Yer-Turkiye, ou dans des influences plus indiennes sur Place-Hampi. Est-ce que l’idée de voyage, de connexion entre les gens à un autre champ de connaissances, est quelque chose qui a aussi une grande importance dans votre travail ?
Dans une pratique artistique, il y a toujours beaucoup de « places » possibles, qui peuvent devenir autant de lieux de représentation. Comme dans le cinéma, le lieu est autant un protagoniste que le sont les acteurs. Si on va plus loin, l’histoire de l’art est une histoire de références qui s’entrecroisent, de réappropriation, car l’art opère au plus large des domaines de la culture humaine et de la mémoire. Si ma pratique artistique peut être réduite comme une stratégie pour voir et expérimenter de façon nouvelle — et à travers l’idée d’interactivité, de « découvrir à nouveau » — il n’y a donc pas de surprise à ce que la richesse de contextes culturels aussi passionnants que les cultures turques ou indiennes interagissent avec mon propre intérêt. L’imaginaire esthétique n’est pas seulement un lieu d’invention, c’est également un lieu de récupération, de reformulation et de réinterprétation.

L’orientation en 360° vous a conduit a développé l’AVIE (Advanced Visualisation and Interaction Environment), un système de projection en cylindre argenté composé de douze écrans vidéo, conçus pour une interaction avec un ou plusieurs usagers grâce à un joystick, un iPod ou un système de tracking visuel que les spectateurs peuvent endosser avec des lunettes polarisées spéciales. Plusieurs artistes ont utilisé ce dispositif. Vous l’avez fait vous-mêmes avec le projet T_Visionarium… Est-ce important pour vous de continuer à créer des dispositifs qu’utiliseront d’autres artistes ?
Pour AVIE comme pour le reste, le cinéma est à la fois le modèle et l’inspiration. Au cinéma, tout un appareillage technologique a été inventé : la pellicule, la caméra, le projecteur… Un nombre infini d’artistes a utilisé ces outils pour exprimer sa créativité. Je développe beaucoup de mes « machines » avec le même souci générique de les mettre à la disposition d’autres artistes. AVIE est un environnement paradigmatique contemporain qui exprime des espaces de représentation panoramique. Il suit en cela la tradition immersive, « surround », des panoramas en peinture baroque. En tant qu’artiste, je me vois autant comme un créateur de nouveaux systèmes de représentation — que d’autres artistes peuvent d’ailleurs utiliser avec plus de talent que moi ! — que comme un créateur de systèmes permettant des temps de représentation absolument uniques.

Sarah Kenderdine & Jeffrey Shaw, ReACTOR, 2008. Photo: D.R.

EN 2003, vous êtes retourné en Australie pour cofonder et diriger le programme de recherche en systèmes interactifs du iCinema Research Centre de l’Université du New South Wales [NDLR : une unité de recherche tournant autour de trois axes majeurs : les systèmes interactifs narratifs, les systèmes de visualisation immersive et les systèmes avec interface connectable au réseau internet]. Est-ce que ce poste vous a permis de pousser votre réflexion et vos conceptions encore plus loin ?
Ce travail dans le cadre d’iCinema que vous évoquez est la continuation complète de mes précédents projets artistiques, à Amsterdam ou au ZKM. Ce qui peut peut-être distinguer iCinema est que pour la première fois ces recherches sont conduites dans un contexte plus académique, avec donc un cadre de recherche plus rigoureux, mais aussi plus de moyens financiers. C’est quelque chose de positif dans mon cas, car beaucoup de mes réalisations précédentes l’ont été dans un contexte plutôt en dehors du « marché de l’art », de sa logique économique et de ses modalités de production et de consommation. L’institut des médias visuels du ZKM et le iCinema de l’Université du New South Wales sont des lieux de création qui offre un contexte de création différent, mais innovant. C’est toujours une excellente opportunité pour saisir de nouvelles opportunités de travail et étendre mes centres de réflexion.

Quand on s’intéresse de plus près au programme de recherche d’iCinema, on y dénote des modalités collaboratives entre artistes et chercheurs qu’on peut retrouver en France, dans des structures particulières comme l’Atelier Arts Sciences de Grenoble par exemple…
C’est le genre d’expérience que j’avais déjà goûté. L’approche scientifique de la recherche est quelque chose de très bénéfique pour les artistes de nos jours, et le fait de s’intéresser aux nouvelles étapes de développement technologique est une source de compréhension et d’inspiration indispensable pour quiconque réfléchit à des modalités humaines dans son travail artistique. On constate une convergence de plus en plus forte entre l’art et les sciences, souvent guidée par la reconnaissance par les artistes du fait que les sciences sont un domaine de réflexion critique et esthétique particulièrement approprié. Mais je partage aussi votre point de vue sur le fait que les artistes intégrés dans des structures plutôt académiques bénéficient grandement de cette plus grande proximité avec des étudiants. Le principe de participer à l’éclosion de nouvelles générations pour délimiter de nouveaux horizons de création est d’ailleurs commun à l’art et aux sciences.

Vous avec toujours beaucoup aimé travailler en collaboration, avec Bernd Linterman, Dirk Groeneveld, Sarah Kenderdine, Ulf Langheinrich, Jean-Michel Bruyère… Est-ce parce vous aimez travailler au sein d’une équipe ou avec des amis ? Ou alors est-ce que la complexité technologique de vos dispositifs requiert un certain nombre de contributeurs ?
Un peu les deux. Tous ces dispositifs particulièrement techniques nécessitent un travail collaboratif, car chaque membre est responsable, en fonction de ses degrés de compétence, d’une partie bien spécifique. La plupart des œuvres conduisent donc naturellement à une forme de co-écriture à partir du moment où, comme moi, on aime cette façon de partager les processus créatifs. Après, les œuvres elles-mêmes réclament l’activation d’une certaine interaction sociale dans leur proprioception. La phase de création et aussi de réalisation de mes pièces est par nature sociale. C’est un plaisir réel que de bénéficier d’une véritable plateforme artistique, que de nombreux artistes peuvent rejoindre pour apporter leur savoir-faire spécifique ou pour contribuer au succès de la coloration transdisciplinaire des projets.

Robert Lepage / Ex Machina, Fragmentation (ReACTOR), 2011

Robert Lepage / Ex Machina, Fragmentation (ReACTOR), 2011. Photo: D.R.

Au-delà des facteurs interactifs et cinématiques, vos projets ont toujours été marqués par leur nature transdisciplinaire justement. Je pense à ce cochon gonflable qui surplombait la station électrique de Battersea à Londres, utilisé pour la pochette d’album de Pink Floyd, à l’utilisation de textes en trois dimensions, aux collaborations avec Peter Gabriel… Pensez vous que l’heure est venue pour les arts numériques d’être véritablement au centre de la création artistique… ?
À mes yeux, les arts numériques sont la force la plus expressive de la culture contemporaine. Comme je disais, je peux encore être enchanté quand une pièce non-numérique exprime une force équivalente, voire supérieure. De nombreux artistes en sont encore capables. Mais c’est vers le numérique que va ma préférence — peut-être parce que ma longue expérience me permet d’être familiarisé avec toutes les possibilités qu’il induit. Il y a aussi un autre facteur. Les outils de la culture contemporaine se sont largement insinués dans notre vie quotidienne. Même à l’échelle de la communication humaine, les rapports directs et transmis par les nouveaux médias sont tellement enchevêtrés que les relations sociales — mais aussi les logiques politiques — en sont transformées. Tout cela crée les conditions d’un besoin urgent pour une critique esthétique qui exploite ce faisceau de supports médiatiques numériques dans des réflexions plus alternatives, selon des modèles sociétaux globaux qui viendraient remettre en question ceux produits par les « industries médiatiques ».

De 1991 à 2003, vous avez été le directeur fondateur du ZKM de Karlsruhe. Le ZKM a récemment conduit toute une réflexion autour de la question de la conservation des œuvres numériques, à travers un programme de protection des œuvres existantes, mais aussi par le biais de l’exposition Digital Art Works: The Challenge of Conservation… Est-ce une problématique dont vous étiez conscients lorsque vous avez créé vos premiers dispositifs interactifs ?
Pour la plupart des gens, la présence d’un témoignage artistique du passé est un bien inestimable pour les générations suivantes. Cela perpétue à l’échelle la plus fondamentale la lignée d’une culture humaine axée sur le questionnement et l’expérience, et participe à la connaissance et à l’enchantement de nos destinées. Si l’on s’accorde sur la valeur de l’art sur la durée, le défi de sa conservation sera relevé. Un artiste peut ensuite choisir d’intégrer ou pas cette réflexion sur la durée dans son œuvre. Quel que soit son choix, il est de la responsabilité des conservateurs de se donner les moyens de conserver les œuvres avec les méthodes les plus appropriées, qu’il s’agisse d’une fresque sur un mur abîmé ou d’une pièce numérique fonctionnant sur un système informatique obsolète. Dans la plupart de mes pièces, je privilégie davantage une stratégie de « reconstruction numérique » plutôt que celle d’une maintenance permanente en l’état du système original. Une telle méthode s’appuie tout autant sur une documentation solide et rigoureuse. Ce principe de portage vers une nouvelle plateforme informatique est donc tout autant respectueux de l’intégrité d’origine de l’œuvre. Et il a l’avantage de pouvoir être mis en action par n’importe quel technicien dans le futur.

Vous avez présenté récemment à la neuvième Biennale de Shanghai une nouvelle création interactive, conçue avec Sinan Goo : Fall Again, Fall Better. Elle se compose d’un immense écran où les spectateurs peuvent déclencher la chute de silhouettes humaines modélisées en 3D en actionnant une commande spéciale. Le commissaire de la biennale Qiu Zhijie a écrit que cette pièce révèle un sens tragique de la tristesse…
Elle a effectivement un côté très tragique ! Autant par son expressivité que par l’usage que peut en avoir le public. Dans cette installation, deux lignes de réflexion se conjuguent. L’une est directement tirée de la formule désenchantée de Samuel Beckett : Try Again. Fail again. Fail better. Et l’autre repose sur les multiples façons dont les notions de chute et les déclinaisons du mot Fall [tomber] interfèrent avec nos vies, notre littérature, nos mythologies et nos conversations du quotidien. Failure et Falling [l’échec et la chute] sont synonymes en termes d’anxiété quand ces mots expriment les ruptures d’environnement, les ruptures sociales qui hantent les consciences globales de la modernité. C’est une vaste thématique qui part de la nature métaphysique de la chute jusqu’à la servitude de l’amour, qui traverse les désastres de l’histoire ou le caractère tragicomique du personnage de Buster Keaton. En ce sens, cette œuvre peut être interprétée comme un « monument dédié à la chute ». L’idée n’est pas de donner une lecture cryptée de l’état de regret, mais plutôt de proposer un regard cruel, numérique et théâtral d’une constante remise en action de cette chute. Chaque spectateur en est l’acteur interagissant, à travers lequel la morale de Beckett peut être constamment visionnée et répétée.

propos recueillis par Laurent Catala
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

> https://www.jeffreyshawcompendium.com/