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La Chose Mentale : des NFT à l’œuvre…

La 21e édition du festival Accès)s( est placé sous le signe des NFT (Non Fungible Token). Dans le sillage des monnaies dématérialisées comme le Bitcoin ou l’Ethereum, la technologie du blockchain s’est appliquée aux œuvres d’art numérique. Ce code algorithmique assurant l’identité, l’authenticité et la propriété de l’œuvre, celle-ci peut continuer d’être dupliquée sans que le fichier d’origine ne perde de sa valeur. La certification de l’algorithme la rend non-interchangeable. Par définition, cela devient un bien non-fongible (NFT). Cela ouvre désormais la voie à une spéculation comparable à celle de l’art contemporain…

On se souvient avec effarement des ventes astronomiques qui ont agité le microcosme de l’art numérique ces derniers mois. La palme revenant à Beeple qui a refourgué à l’insu de son plein gré, Everydays – The First 5 000 Days, un fichier de net-art à l’esthétisme déjà bien daté, pour 69,3 millions de dollars lors d’une vente chez Christie’s ! Pas en reste, Fred Forest a saisi l’occasion pour faire un « reboot » de son œuvre Parcelle Réseau, rebaptisée pour l’occasion NFT-Archeology. Objet virtuel accessible sous forme d’un code, visible sur écran et mit en vente symboliquement pour un dollar de plus que celui de Beeple, NFT-Archeology est présenté dans le cadre du festival Accès)s(.

Florent Colautti, Les Corps Mécaniques. Photo: D.R.

De même que la Poésie transactionnelle de Maurice Benayoun, déclinaison de Value Of Values, qui joue sur la valeur de l’œuvre indexée sur les ondes cérébrales du spectateur ou « brain worker ». Coiffé d’un casque EEG, le brain worker contribue ainsi à l’évolution d’une forme (…), à travers un champs de données de satisfaction émises par son cerveau. Il en résulte un modèle tri-dimentionel (…), un archipel de formes travaillées et validées collectivement comme une “collection” et une monnaie, échangeable, négociable, collectionnable et imprimable. Chacun devient alors propriétaire de la forme à laquelle il vient de donner vie.

D’autres créations faisant appel à la réalité virtuelle et au cerveau sont aussi proposées. Avec J’ai fait ma maison dans ta boite crânienne, Jeanne Susplugas mêle expérience en VR et approche singulière et intime du fonctionnement de l’esprit humain. Invoquant l’incontournable Philip K. Dick, Stéphane Trois Carrés propose un monde brouillé, en décallé (Décalage) qui emprunte aux jeux vidéo et fait appel à l’homéomorphisme. Toujours dans le monde virtuel, on pourra (re)découvrir une des premières œuvres en VR de Mat Mullican, Five Into One 2 (1989). Une vidéo réalisée en 1992 par Jean-Louis Boissier accompagne ce voyage dans le temps.

À cela s’ajoute, plus récent, un film VR réalisé par Marie-Laure Cazin, Freud, la dernière hypnose Champ / Contre Champ. Un film qui « résonne » en un sens avec l’installation/performance de Virgile Novarina, Rêve quantique, mettant en scène un dormeur muni de capteurs qui semble interagir avec un mystérieux objet, une cuve transparente circulaire contenant un océan miniature, inerte en apparence — de l’eau dormante —, mais dont les mouvements intérieurs sont révélés au sol par un jeu d’ombre et de lumière.

Parmi les œuvres exposées, on note aussi la sculpture robotique de Samuel Bianchini & Didier Bouchon, Hors Cadre. Un hommage à Marcel Duchamp par Mathieu Mercier (Boîte-en-valise). Des œuvres mixtes : photographie et réalité augmentée pour Stéphanie Solinas (L’inexpliqué). Des vanités 2.0 : crâne de sel et dispositif audio pour le duo Scénocosme (Cogito Ergo Sum). Des dessins, photographies et vidéos inspirés de la télépathie : La machine à enregistrer la télépathie homme–animal de Marion Laval-Jeantet & Benoit Mangin, Pof XX / Protocole de Télépathie de Fabrice Hyber. Des « créations web-natives » sur un site dédié, pour une exposition virtuelle, par cinq artistes héritiers du net-art (Haydi Rocket, Marina Vaganova, Marie Molins, Marianne Vieulès, Ben Elliot).

Scénocosme, Cogito Ergo Sum. Photo: D.R.

Toutes ces œuvres nées de « l’esprit de la machine » sont-elles le dernier avatar des « choses mentales », selon l’expression de Leonard de Vinci pour qualifier la peinture il y a 500 ans ? La réponse reste en suspend… Outre des rencontres et conférences autour de ces thématiques, le volet musical du festival Accès)s( nous réserve quelques surprises. Notamment Les Corps Mécaniques de Florent Colautti qui mettent en jeu tout un appareillage (moteurs rotatifs, percuteurs, vibreurs, archets magnétiques). Pilotés via l’informatique, ces corps électro-mécaniques déploient une narration musicale et poétique expressive et sensitive, qui se nuance de matières sonores éclectiques.

Tiny Tramp, Couloir Gang, Undae Tropic, Merry Crisis et Jaquarius se relaieront lors d’une nuit electro le samedi 9 octobre. Mais, le même soir, c’est surtout Esplendor Geometrico qui retiendra toute notre attention. Actif depuis le tout début des années 80, figure majeur de l’industriel aux structures et rythmes métalliques dont il sait aussi se détacher pour retrouver des accents plus primitifs et corporels, le duo espagnol (Arturo Lanz et Saverio Evangelista) est incontestablement la tête d’affiche de cette soirée. Enfin, les amateurs de musiques extrêmes et d’expériences limites devraient être comblés avec la projection du film de Jérôme Florenville, logiquement intitulé À qui veut bien entendre (feat. Joachim Montessuis, Mariachi, Evil Moisture, Nikola H. Mounoud, VOMIR, Arnaud Rivière et plus puisqu’affinités…).

> Festival Accès)s( 21, du 4 octobre au 27 novembre, Pau
> https://acces-s.org/

De la tulipe à la crypto marguerite

Deux récents évènements viennent donner un relief singulier à l’exposition d’œuvres axées sur les crypto-monnaies qui se tient jusqu’au 20 mars à l’Avant Galerie Vossen dans le 3e à Paris. Tout d’abord l’intérêt renouvelé du fantasque Elon Musk (Tesla, Space X) pour le Bitcoin, et dans une autre mesure le Dogecoin, entraînant dans son sillage de nombreux remous financiers. Ensuite le récent « hold-up » de pirates boursicoteurs, réunis sur un forum du site communautaire Reddit qui ont jeté leur dévolu sur les actions de la chaîne de jeu vidéo américaine Gamestop, contrecarrant ainsi le plan des loups de Wall Street, torpillant des fonds d’investissement et obligeant les autorités financières, dépassées cette rébellion 2.0, à bricoler en urgence de nouvelles règles du marché…

Les crypto-monnaies et les échanges financiers appliqués au monde de l’art sont donc au cœur de cette exposition qui retrace aussi, comme son intitulé le laisse deviner, l’histoire de la spéculation. C’est en effet autour de la tulipe, plus exactement du commerce de ses bulbes, que s’est cristallisé le premier phénomène spéculatif de l’histoire. Nous sommes en Hollande bien évidemment, au XVIIe siècle, lorsque la machine se met en branle. Rapidement les prix s’envolent jusqu’à atteindre des valeurs stratosphériques : à l’apogée de cet emballement  « hors sol », un bulbe vaut l’équivalent d’une ou deux maisons ou quinze ans de salaire d’un artisan. Et ce qui devait arriver, arriva : le cours de la tulipe s’effondre en quelques semaines, en 1637, dans un pays par ailleurs ravagé par la peste bubonique…

Autre temps, autre épidémie. Depuis, ce scénario s’est répété, amenant à chaque fois des variantes, renouvelant l’expérience avec une multitude de denrées, de ressources, de produits, de titres… Mais le symbole de la tulipe est resté et de nombreux artistes réunis ici ont pris cette fleur comme sujet, soulignant selon les supports, matières ou protocoles mis en œuvre, la vacuité et la fragilité de ces acrobaties financières. C’est le cas, pêle-mêle, de Louise Belin (Tout doit disparaître), de Mona Oren (Wax Tulip Mania, un parterre de tulipes en cire noire et blanche), du bien nommé Denis Monfleur ou d’Anna Ridler (Mosaic Virus, une installation vidéo dont l’extrait du dataset présenté ici offre un aperçu des milliers de polaroïds qu’elle annote scrupuleusement et qui servent aussi de base de données pour l’apprentissage algorithmique de… la reconnaissance de la tulipe).

D’autres œuvres, relevant ou non de l’art numérique, partent sur d’autres pistes à l’exemple de Prosper Legault et son enseigne qui joue sur la duplicité sémantique du mot « change » (échange / changement), alignant sur le côté un inventaire à la Prévert qui se déroule comme la promesse « bonnes résolutions » (« Change » de sexe, de quartier, de mentalité, de climat, de crèmerie, de curateur, d’argent…). En 2014, la revue MCD avait justement publié un numéro intitulé Changer l’argent. Détail : à l’époque, 1 Bitcoin cotait seulement 400€… En parallèle du crypté et du virtuel, il y était aussi question de « fausses monnaies » plus vraies que nature quant à leur raison d’être (Agliomania, Gibling, Livre Lewes, Knochen, Afro…).

Jade Dalloul avec sa série Brand Currency — qui reprend les codes graphiques des billets de banque en substituant comme illustration le logo de grands groupes avec leurs patrons en effigie — s’inscrit parfaitement à la suite de ces démarches artistiques générant des utopies monétaires. Ce qui a vraiment changé, par contre, depuis la publication de cette édition, c’est bien la place du marché. Plus précisément, la question de l’achat et de la vente d’une œuvre d’art numérique ; question centrale avec, à l’autre bout du spectre, la problématique de la conservation.

Jade Dalloul, Brand Currency. Photo: D.R

Une œuvre d’art numérique pouvant être un objet « dématérialisé » (un simple fichier dans le cas du net-art par exemple) et/ou être reproductible à l’infini, alors que pour l’Ancien Monde la valeur financière est indexée au caractère unique et à la possession physique, cela invite forcément à une redéfinition des conditions de transaction. L’arrivée des crypto-monnaies offre, spécifiquement pour l’art numérique, une solution adaptée. L’idée n’est pas tant d’acheter des œuvres avec des Bitcoins ou autres, même si cela est désormais possible dans de nombreux lieux — à commencer, logiquement, par l’ Avant Galerie Vossen où se tient cette exposition — mais de transposer et d’appliquer la technologie du blockchain à une œuvre d’art.

Le code algorithmique (blockchain) assure l’identité, l’authenticité et la propriété de l’œuvre. C’est cela que l’on achète et non pas l’œuvre elle-même qui peut ainsi continuer à être dupliquée sans perdre, pour l’acheteur, son caractère unique et sa valeur. La certification de l’algorithme la rend non-interchangeable. Par définition, cela devient un bien non-fongible  (NFT, non-fongible token). Traçables grâce au blockchain, les œuvres virtuelles ou dématérialisées subissent ainsi un processus de réification qui permet aussi des reventes (le fameux marché secondaire) tout en assurant un pourcentage systématique sur la transaction à l’artiste. Ce droit de suite (un peu l’équivalent des royalties) étant automatiquement implémenté avec le blockchain.

Nous assistons en fait à la naissance du « crypto-art », dont les babillements datent seulement de quelques années. Les premières transactions de ce genre remontent notamment aux CryptoKitties, les chats virtuels échappés du jeu en ligne éponyme en 2017. Et à en juger par les points rouge présent sur bon nombre d’œuvres présentées à cette exposition, cette expérience transactionnelle séduit. Qui plus est, l’artiste Albertine Meunier propose chaque samedi, sur inscription, un atelier historique et pratique sur le crypto-art. Une conférence animée par Victor Charpiat est également prévue sur ce thème. Satoshi Nakamato, le père putatif du Bitcoin dont le portrait peint par Ronan Barrot orne les murs de la galerie, doit sourire derrière son écran…

Laurent Diouf

De la tulipe à la crypto marguerite 
atelier (Albertine Meunier) + conférence (Victor Charpiat) + exposition avec Allbi, Bananakin, Robbie Barrat, Ronan Barrot, Louise Belin, Bleh, Fernando Botero, Bady Dalloul, Jade Dalloul, DataDada, Norman Harman, Denis Laget, Prosper Legault, Lulu xXX, Albertine Meunier, Denis Monfleur, Mona Oren, Paul Rebeyrolle, Anna Ridler, Robness, Milène Sanchez, Sylvie Tissot…

> jusqu’au 20 mars, Avant Galerie Vossen, 58 rue Chapon, 75003 Paris
(mercredi / samedi, 14h30 / 17h30)
> https://avant-galerie.com/

La valeur des transactions virtuelles est passée de 819 milliards de dollars en 2001 à un quadrillion de dollars aujourd’hui. Cette croissance exponentielle est à mettre en regard du succès du bitcoin. Un bon exemple du potentiel de la coopération sociale. Laquelle pourrait générer l’argent des Commons [communs] et s’intégrer au pouvoir de la finance par sa capacité à mobiliser, distribuer et multiplier la richesse pour nourrir la qualité de la vie et la puissance de l’intelligence sociale.

Icarus, une mine de bitcoin.

Icarus, une mine de bitcoin. www.openmobilefree.net. Photo: © Xiangfu Liu

Depuis que l’argent a perdu son référent en or, sa réserve de valeur, et trouvé un nouvel amarrage dans le silicium, le deuxième élément le plus abondant sur terre, il s’est multiplié de façon exponentielle. Bien entendu, ce glissement de l’or vers le silicium ne s’applique pas à deux substances équivalentes. Autrefois, l’or était stocké dans des coffres forts garantissant la valeur de la monnaie. Le silicium, quant à lui, est traité pour fabriquer le substrat qui permet la construction de machines logiques de plus en plus rapides, omniprésentes et reliées. Si l’or s’efforçait de stabiliser la valeur de la monnaie (avec des conséquences désastreuses lorsqu’il est devenu trop abondant, perdant ainsi de sa valeur), le silicium peut se démultiplier à l’infini.

La croissance exponentielle de la monétisation
Dans son exposé sur le fonctionnement de la finance contemporaine présenté à la conférence Money Lab à Amsterdam en 2014, Saskia Sassen décrit la finance comme une capacité et comme la machine à vapeur de notre époque, son énergie. Elle explique que la valeur des transactions virtuelles utilisant le silicium entre 2001 et 2014 est passée de 819 milliards de dollars en 2001 à 62,2 billions de dollars en 2008 et maintenant à un quadrillion de dollars. Cette trans-activité accélérée et multidirectionnelle rendue possible par les technologies numériques explique la croissance exponentielle de la monétisation.

Un bien matériel tel qu’une « petite maison » est transformé en titre adossé à des actifs et incorporé à des instruments financiers dont la complexité ne peut être gérée que par des calculs de mathématiciens. En tant que capacité, la finance crée un mode virtuel d’argent, qui ne reflète pas simplement la valeur de l’actif sous-jacent, mais les calculs, les opinions et les jugements des institutions et des réseaux d’humains et de machines. Comme dans les crises de dette souveraine, les risques de ces opérations retombent sur ceux qui possèdent l’actif matériel (les propriétaires, les citoyens ordinaires), tandis que le nombre de saisies et d’expulsions, mais aussi de réduction et de privatisation des services publics et sociaux ne cesse d’augmenter.

L’accumulation de valeur et de puissance générée par la finance reste donc une puissance dirigée contre la société — telle une armée qui utiliserait la dette comme tête de pont pour conquérir un territoire. L’histoire brève et brutale de l’augmentation exponentielle de l’argent du silicium dans les premières décennies du XXIème siècle, conclut Sassen, voit les pouvoirs prédateurs de la finance affairés à s’emparer à nouveau concrètement de terres (à la fois dans un contexte urbain et rural, dans les centres-villes à travers le monde et les terres d’Afrique), ce qui est en passe de changer l’ADN même de la société.

Activité pure
Pour les marxistes post-opéraïstes et autres critiques contemporains de l’économie, l’émergence de la finance illustre aussi la réponse du capitalisme à l’arrivée d’une nouvelle composition hétérogène de main-d’œuvre vivante dans la production. Le capitalisme n’accumule pas de plus-value uniquement en sous-payant sa main-d’œuvre, mais il extrait de la valeur de la société dans son ensemble — des activités sociales ordinaires comme parler, commenter, aimer, écouter, lire, exprimer une opinion, cuisiner, faire de la musique ou de l’art, s’habiller à la mode, prendre des photos, enregistrer des vidéos, marcher, faire la fête, etc.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins. www.canaan-creative.com Photo: © Xiexuan

Au lieu de réduire l’argent virtuel à une simulation qui se réfèrerait uniquement aux processus de mimétisme du marché boursier, les auteurs post-opéraïstes pensent qu’il exprime le moyen de saisir une nouvelle qualité de ce qui ne peut même plus se définir comme du travail, mais une sorte d’activité pure : qu’elle soit décrite comme puissance de communication et linguistique de travail (par Paolo Virno, Antonio Negri et Christian Marazzi) ou puissance pré-cognitive et pré-linguistique de la force virtuelle et subjective de la mémoire (par Maurizio Lazzarato et Brian Massumi), il s’agit d’une énergie qui ne s’épuise pas dans ses produits matériels, mais qui génère avant tout de nouveaux modes d’existence et de représentation du soi.

La valeur de la petite maison transformée en titre adossé à des actifs ne devrait donc pas être indexée en priorité à la substance matérielle de la maison, mais au travail sensible, intellectuel et affectif que les architectes, des bâtisseurs et des propriétaires ont mis en œuvre pour la construire; à la beauté de l’architecture urbaine qui l’entoure, constituée de parcs, d’hôpitaux, de musées, d’écoles et d’université; à la densité et à l’animation de sa vie sociale, de ses cafés, ses restaurants et ses marchés ; ainsi qu’aux qualités esthétiques de ses formes culturelles que sont sa musique, sa nourriture, son art, sa mode. L’activité qui a créé de la valeur pour la petite maison fonctionne avec les limites ou l’insuffisance naturelles/écologiques des ressources matérielles tout en étant alimentée par le désir croissant de vie sociale. Ceci répond à la pénurie et aux limites de la nature par de nouvelles façons d’accomplir les choses, de profiter et de prendre soin du monde et des autres en adoptant de nouvelles façons d’agir délibérément collectives.

Comme l’a souligné Maurizio Lazzarato, la coopération sociale ne concerne en rien la répartition des ressources rares, mais la réinvention et le ré-enchantement continus du monde. Elle ne s’opère pas à travers l’harmonisation d’une main invisible, mais par un jeu de sympathies et d’antipathies, de goûts et de dégoûts, des saisies mutuelles ou asymétriques modulant le flot incessant des courants ou des affects pré-individuels, des croyances et des désirs qui sous-tendent la vie sociale.

La chute généralisée du coût marginal
Contrairement à ce que Jeremy Rifkin soutient, le capital, par ailleurs, n’est pas un système complexe voué à accepter sans broncher sa propre disparition en vertu de la chute généralisée du coût marginal. En tant que rapport social basé sur la domination, sa réponse à la baisse du taux de profit est de réinjecter de la rareté et du contrôle là où il y a abondance et liberté potentielles. Par le biais de la guerre, des bulles financières et des coupes dans les services vitaux, il détruit la richesse qu’il a générée afin de pouvoir recommencer ailleurs son cycle d’accumulation. La plupart d’entre nous doit travailler et accepter le prix que le marché accorde individuellement à nos capacités et nos compétences (notre capital humain) : étant donné que nos capacités communicatives, sociales et de coopération sont aussi banales que le silicium, on ne leur accorde, dans leur ensemble, que très peu de valeur.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins.

Avalon, une ferme ASIC pour extraire des bitcoins. www.canaan-creative.com Photo: © Xiexuan

Le peu d’argent qui sert d’ordinaire à rétribuer le travail est pris en compte et attribué par anticipation : il servira à payer le loyer, l’hypothèque, les factures, la nourriture, les frais de cartes bancaires, les prêts, les impôts, les intérêts, les assurances et tout ce que le marché mondial estime que vous êtes capables de consommer. L’argent des salaires est la mesure de votre impuissance à vous connecter au « moteur du pouvoir », c’est-à-dire à façonner l’avenir de la société en tant que telle — pour modifier son ADN, comme l’explique Sassen.

L’hégémonie de l’argent en silicium
Le mouvement de la monnaie virtuelle a eu le mérite de montrer que dans les conditions actuelles d’hégémonie de la monnaie du silicium, l’argent peut être fabriqué de toutes pièces. La conception d’une monnaie qui ne se comporte pas comme une armée d’invasion vis-à-vis de la dynamique sociale passe probablement par des devises comme le bitcoin, mais on ne peut s’arrêter là. Le protocole du bitcoin comporte des éléments précieux que l’argent des commons (Andrea Fumagalli) pourrait adopter à des fins utiles (comme le registre comptable de toutes les transactions, le blockchain), mais les mécanismes de création monétaire adoptés par les protocoles du bitcoin ne semblent pas être adaptés à la tâche.

L’invention et le succès du bitcoin sont des exemples du potentiel de la coopération sociale, mais son système de fonctionnement n’aide pas à le promouvoir. Le bitcoin est toujours généré par le travail, c’est-à-dire un travail de minage de bitcoins, même si ce travail est essentiellement effectué par la puissance de calcul de machines logiques à base de silicium. La valeur d’un bitcoin est toujours déterminée par l’utilité, c’est-à-dire sa capacité à être dépensé pour acheter quelque chose et satisfaire ainsi un besoin individuel. Les deux mécanismes de création d’argent produisent une monnaie notoirement instable et sujette à l’accumulation tandis que le travail de minage de bitcoins devient plus difficile (produisant ainsi de la rareté) et que, dans le même temps, son utilité-valeur dépend des prix du marché et de l’utilité accordée au bitcoin en tant que valeur de réserve ou moyen d’échange.

L’argent des Commons devrait être directement généré par la coopération sociale et s’intégrer au pouvoir de la finance par sa capacité à mobiliser, distribuer et multiplier la richesse pour nourrir les biens communs sociaux — c’est-à-dire la qualité de la vie sociale et la puissance de l’intelligence sociale. Il devrait avoir sa propre logique de financement et d’investissement mobilisés, ici, pour créer de nouvelles institutions de commonfare (Carlo Vercellone) — c’est à dire des réseaux d’institutions constitutifs de nouveaux systèmes de protection sociale, de démocratie participative et soucieuse de garantir l’éducation, la recherche, la santé, le logement ainsi qu’un revenu de base. L’argent des Commons devrait donc être à la fois un objectif et un principe fondamental servant une économie où quelque chose d’aussi banal et ordinaire que l’existence sociale serait la source de tout ce qui rend la vie digne d’être vécue.

Tiziana Terranova
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Tiziana Terranova est professeur et chercheuse en cultures numériques et de réseau à Naples, en Italie. Elle est l’auteur de Network Culture (Pluto Press, 2004) et fait partie du réseau de l’université libre Euronomade.

(for the street)

L’artiste Axel Stockburger a installé en plein centre-ville de Vienne, en Autriche, une sculpture monumentale crachant des pièces d’un euro sur un mode aléatoire, de fin juin à mi-octobre 2014. Quantitative easing (for the street) souligne par l’absurde le changement d’échelle de la crise globalisée, symbole d’une crise de l’abondance plutôt que de la rareté.

Si John Maynard Keynes et Friedrich August Hayek (fréquemment associés aux antipodes de l’économie moderne) étaient d’accord sur une chose, c’est que le manque de confiance a un effet déstabilisateur. En conséquence, si cet indice de confiance, comme dans la crise financière de ces dernières années, est placé sous les projecteurs (précisément parce qu’une telle perte s’est produite), le pouvoir des relations sociales dépasse les paramètres économiques : le manque de confiance assèche le climat des relations du commerce capitaliste.

L’intervention de l’artiste Axel Stockburger dans l’espace public attire notre attention sur cette situation, en faisant allusion au changement de climat de l’économie mondiale où la crise actuelle n’est pas, comme on pourrait le croire, caractérisée par la rareté, mais plutôt par l’abondance.

Collecte et redistribution par et pour tous
L’artiste agrémente le boulevard Graben, à Vienne, d’un objet sculptural dont la valeur réelle intrinsèque est révélée aux passants par sa qualité performative : du 27 mai à la mi-octobre 2014, un totem apparemment plaqué or a expulsé de l’argent de façon aléatoire sous forme de pièces d’un euro dans l’un des endroits les plus affluents de Vienne. Le flux horizontal de personnes s’accompagnait d’un flux généré au hasard pour la durée de l’intervention, qui représentait aussi une invitation à participer. Quantitative Easing (for the street) n’exclut personne. Au contraire, l’œuvre permet aux participants de collecter les pièces et de les redistribuer sans discrimination à des flâneurs, des touristes, des acheteurs, des gens d’affaires, des mendiants, des passants au hasard ou des résidents.

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street)

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street), 2014. Temporary Installation, Plated Metal, Random Euro Coin Dispenser, Graben, Vienna. Photo ©: Iris Ranzinger.

Cette pièce aborde l’impermanence, la volatilité et l’inégalité intrinsèques à un système de valeurs défini par l’économie, sur l’artère principale de Vienne traditionnellement dédiée à la promenade et au shoping (1). Quantitative Easing (for the street) s’inscrit dans une longue tradition d’engagement des artistes en réaction à des phénomènes sociaux associés à la domination économique et sa manifestation physique, l’argent.

Fiction, art et économie
Comme dans ses travaux précédents, où l’artiste autrichien explorait les médias contemporains tels le film, les jeux vidéo ou l’informatique et leurs conventions gestuelles, matérielles et linguistiques, Stockburger s’intéresse aux fictions sociales, qui dans ce cas sont générées à la fois par l’économie et par l’art. Les deux doivent leur existence à des conventions et sont sujets à changement. Ces phénomènes régissent notre vision du monde, précisément parce qu’il s’agit de constructions de l’esprit.

Dans ce sens, le projet de grande envergure construit par Stockburger sur le boulevard Graben fait à la fois référence à l’importance culturelle et à la valeur économique de l’or. Cette valeur résulte, entre autres, de la capacité de l’or à « rester en vie » après la mort, à la fois comme moyen de maintien de la valeur et comme matière première des arts. L’or conserve les réussites de toute une vie qu’il rend disponible aux générations suivantes. L’or a été et reste également, au-delà de sa signification cultuelle, la matière première de la manifestation physique de l’économie et de l’art, de sorte que ces deux fonctions sont souvent indissociables.

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street)

Axel Stockburger, Quantitative Easing (for the street), 2014. Temporary Installation, Plated Metal, Random Euro Coin Dispenser, Graben, Vienna. Photo ©: Iris Ranzinger.

Toutefois, ce qui tombe vraiment de ce réservoir fictif des systèmes historiques de valeur créé par Stockburger (à savoir de l’argent sous forme de pièces en euro) est, à l’heure actuelle, soumis à une volatilité sans bornes, au regard des changements de valeur mesurés en millisecondes plutôt qu’en générations, voire en siècles. La réalité de l’argent est donc à double tranchant : d’une part, c’est « la nourriture » des relations sociales d’échange, d’autre part, il représente les prix virtuels, c’est-à-dire fictifs, fixés sur les marchés financiers, à un niveau inimaginable et à des vitesses incroyables.

Les fictions, économiques ou artistiques, sont fragiles et spéculatives. Alors que l’art utilise l’existence dans le présent pour refléter l’apparence de la réalité, les marchés financiers produisent des apparences sensées être appréhendées comme des réalités futures pour empêcher l’effondrement du château de cartes érigé par la spéculation et l’investissement. Ce que nous appelons la « crise économique » se produit dans une réalité où ce « monde » contingent périt dans l’abîme des mesures d’austérité.

Le projet de Stockburger entre en scène suite aux événements qui définissent notre monde globalisé actuel. Il se place là où une nouvelle fiction (celle d’un soi-disant « assouplissement quantitatif ») reconstruit ce monde, à présent conçu en termes purement économiques. En ce sens, Quantitative Easing (for the street) est une interaction artistique dotée d’un système politique et financier destiné à sauver un « monde » déjà effondré.

Quelle sera la conséquence sur la réalité sociale qui en découle ? Dans quelle mesure les fictions de l’argent et de l’art parviendront-elles à créer des mondes ? En quoi ou en qui pouvons-nous avoir confiance ? Voici les questions que Stockburger se pose et pose aussi à tous ceux qui se bousculent le long du boulevard Graben.

Gerald Nestler
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Gerald Nestler s’appuie sur la performance, la vidéo, l’installation, la parole et le texte pour questionner les méthodologies, les récits et fictions relatifs à la finance et leur rôle dans la biopolitique actuelle. www.geraldnestler.net

(1) Un projet réalisé à l’invitation des commissaires Muntean/Rosenblum pour KÖR (Kunst im Öffentlichen Raum) à Vienne

Info: www.stockburger.at/qe

L’argent déforme la perception du monde

Olga Kisseleva est née en ex-Union soviétique, a grandi dans l’effervescence de la pérestroïka et vit à Paris à l’ère de la mondialisation. Elle a souvent épinglé dans ses installations vidéos ou interactives le monde soumis à la valeur argent. Elle revient sur trois de ses projets, parmi les plus représentatifs de son engagement dans une certaine économie de l’art, ou plutôt, un certain art de l’économie.

Olga Kisseleva, Conquistadors, 2007. Documenta 12, Magazines, Kassel, Allemagne, 2007. Photo: © Olga Kisseleva

J’ai grandi dans un monde où l’argent n’avait pas d’importance. Dans l’idéologie communiste, tout le monde gagnait la même chose, le salaire le plus important, celui d’un ministre, était de 300 roubles, un ingénieur en gagnait 150, un jeune diplômé 70, soit le quart du salaire de ministre. Et, quelle que soit la somme d’argent qu’on possédait, on ne pouvait pas acheter grand-chose : le logement, l’éducation, la santé étaient pris en charge par l’État, et le choix proposé était tellement minime à l’intérieur de l’économie soviétique qu’on n’avait simplement pas d’envie.

L’argent n’était pas intéressant. Il est apparu au moment de la pérestroïka avec les différences de modes de vie de comportements, quand certains, aux qualités morales autres, se sont révélés plus riches que les autres. Beaucoup de Soviétiques ont eu beaucoup de mal avec cette notion. En réaction, j’ai fait le Miroir des trolls, un miroir au centre duquel apparaît un signe d’argent. J’ai commencé par le dollar, puis le yen, je suis en train de faire le yuan. C’est un miroir de foire déformé, puisque l’argent déforme la perception du monde.

Je viens de Saint-Petersbourg et dans la Reine des neiges d’Andersen, le premier conte que ma grand-mère m’a lu, un troll montrait un miroir aux gens pour qu’ils voient le monde comme eux — laid. Un jour, le miroir très lourd a éclaté en mille morceaux. Ils sont entrés dans le cœur des gens, et les ont rendus méchants. Le Miroir des trolls, j’ai compris alors pourquoi il rendait les gens insensibles : ils devenaient accros à l’argent. C’est une interprétation collective de la conscience collective post-soviétique, après cette période où personne ne courait après l’argent, où l’on était libre de l’argent.

Olga Kisseleva, Le Miroir des trolls, 2008. L’Argent, Le Plateau, FRAC Ile de France, Paris, curatrices Caroline Bourgeois et Elisabeth Lebovici, 2008. Photo: © Olga Kisseleva

J’ai commencé ce projet global avec la Russie, parce que c’est en Russie qu’on a découvert l’effet des multinationales au moment de la pérestroïka. En 1983, tout appartient encore à l’État russe. Petit à petit, le territoire commence à être occupé par les différentes multinationales qui s’installent et s’approprient l’espace. Aujourd’hui, enfin en 2007, quand nous avons finalisé le projet avec les chercheurs du Centre de l’économie de la Sorbonne, il y a des milliers et des milliers de logos, l’espace est tout rempli. Conquistadors dans sa version russe n’est pas un programme en temps réel, contrairement à Arctic Conquistadors, qui est connecté à la base de données de l’ONG Barents Observer et donc mise à jour en permanence.

J’ai auparavant travaillé sur la France, dans le cadre de l’exposition Douce France à l’abbaye de Maubuisson en 2007, dans une version non dynamique. On constate que la France appartient toujours aux mêmes, le CAC40 et ses 100 premières entreprises. La taille des logos correspond au poids de l’entreprise (leur présence dans l’économie française se mesure à la fois par les cotations à la bourse et par la part de produit intérieur brut que l’entreprise apporte à l’économie), mais leur emplacement n’est pas forcément représentatif de la géographie puisque 80% des sièges sociaux sont en région parisienne ! En Russie en revanche, une même entreprise peut avoir plusieurs logos, un siège social et de multiples succursales.

Olga Kisseleva, (In)visible, 2000-2014. CAPC Museum, Bordeaux, France, 2006. Photo: © Olga Kisseleva

Ils ont la même énergie, les mêmes postures, portent des drapeaux et des slogans illisibles. Cette série de 70 photos prises sur quatre continents et dans une vingtaine de pays donne l’impression qu’il s’agit d’une même manifestation. Ce projet a deux formes, une photographique (2000-2014), l’autre vidéo (2005-2008). Dans les deux cas, rien ne permet de géolocaliser l’événement. L’image est passée en noir et blanc, on ne voit pas la couleur des drapeaux, tous les slogans sont pixellisés comme dans le langage officiel de la censure. On a donc l’impression qu’ils militent tous pour la même chose, contre Poutine, contre l’occupation palestinienne, contre le mondial au Brésil…

(In)visible montre des manifestants qui s’opposent au partage du monde entre multinationales, qui a remplacé le partage du monde entre les empires capitaliste et communiste. Aujourd’hui, ce qui gouverne le monde, ce sont les grandes multinationales capitalistes, avec leurs logos sensiblement les mêmes, en force aussi bien en France qu’en Russie ou en Arctique. Derrière les événements politiques, les guerres, les perturbations sociales du moment se trouvent toujours des réseaux économiques. Avec des multinationales qui provoquent ces événements pour pousser peuples et gouvernements en suivant leur intérêt. À propos des événements en Ukraine, on voit les quelques logos qui rivalisent au-dessus de la situation…

 

propos recueillis par Annick Rivoire
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

 

> http://kisseleva.org

much soul, very emotion…

L’auteur du « Guide hérétique de la finance globale » (The Heretic’s Guide to Global Finance: Hacking the Future of Money) utilise le Dogecoin, que certains ont fait passer pour un vaste canular. Au contraire, cet ancien trader explique pourquoi celle-ci constitue en fait l’une des meilleures « alt-coins », ces crypto-monnaies alternatives.

J’utilise le Dogecoin parce que le chien m’attire sur le plan affectif. Contrairement aux fossiles tels que la reine à l’air figé sur les billets de livre sterling, ce Shiba Inu est à la fois transcendant et abordable, autosuffisant, mais câlin. Il me regarde dans les yeux avec son regard en biais, comme s’il venait de remarquer ma présence et se demandait si je préfère jouer ou être laissé tranquille. Ce n’est pas un chien agressif ni, d’ailleurs, un chien surexcité qui tenterait à tout prix de me lécher. Son âme est autonome et atypique et il serait quasiment impossible d’imaginer que ce chien puisse être un connard.

Certains membres de la communauté des crypto-monnaies ont dénigré le Dogecoin, le traitant de canular, voire d’arnaque. Peut-être les deux à la fois, mais est-ce vraiment si important ? Toutes les devises, si on y regarde de plus près, sont des arnaques. Ce qu’il faut se demander, c’est laquelle d’entre elles nous sommes prêts à accepter. Pour ma part, je préfère prêter serment d’allégeance à un chien mystique qu’adorer l’image d’un monarque arrogant. En effet, le Dogecoin est pour moi la meilleure de toutes les alt-coins, ces crypto-monnaies alternatives qui ont vu le jour dans le sillage de l’invention du code source du bitcoin. Voilà pourquoi.

L’argent n’est pas « rationnel »

Réfléchissez à la question suivante : pourquoi les humains ont-ils inventé la poterie ? Pour beaucoup, parce qu’elle devait être utile pour stocker de la nourriture et de l’eau. Une réponse qui correspond parfaitement à notre vision dominante et rationaliste du monde. L’hypothèse selon laquelle la poterie a été « inventée » délibérément reste cependant problématique, d’autant qu’il semblerait qu’elle ait été utilisée, à l’origine, pour fabriquer des figurines religieuses abstraites.

Un problème similaire apparaît chez de nombreux économistes qui tentent de colporter des théories anhistoriques sur la raison pour laquelle les gens ont inventé l’argent. Leur histoire met souvent en scène des personnes concevant l’argent de manière « rationnelle » comme une alternative au « troc ». Or, il n’est pas très rationnel d’échanger spontanément des biens réels contre des morceaux de papier ou des bouts de métal brillant.

Bien entendu, une fois la convention sociale de l’échange monétaire mise en place, celle-ci s’avère utile, mais le processus imaginaire dans lequel les boulangers et les bouchers « inventent » l’argent pour faire face aux difficultés de l’échange de la viande contre des pains au levain est une tentative de refonte de l’histoire à l’envers, soumise à la vision du dogme actuel.

L’argent n’est pas un objet que l’on puisse inventer. C’est une convention sociale qui doit se structurer sur le plan culturel. L’utilisation de coupons monétaires apparaît uniquement rationnelle lorsqu’elle s’inscrit dans une convention (ou une illusion) collective qui attribue de la valeur à ces mêmes jetons, convention qui doit être constamment maintenue.

Pouvoir d’État, confiance locale, travail et mysticisme méta-national

Dans le cas de notre monnaie fiduciaire habituelle, la convention collective est renforcée par la force psychologique (et réelle) des autorités officielles. La majorité de notre monnaie fiduciaire est créée par les banques commerciales, mais sa « réalité » provient en grande partie de l’approbation par l’état de son statut légal.

En l’absence d’un État qui défende une monnaie, d’autres facteurs sont nécessaires pour induire l’acceptation collective. Par exemple, une toute petite communauté pourrait créer et maintenir une monnaie locale uniquement soutenue par le réseau de confiance communautaire préexistant, tissé d’amitiés réciproques, de liens d’honneur et de la crainte d’être exclu du groupe social.

En dehors d’une petite communauté, il est particulièrement difficile d’instaurer la confiance dans une monnaie non-nationale. Le bitcoin est un cas d’étude tout à fait fascinant de ce processus. À ses débuts, le bitcoin n’avait presque aucune valeur. Il possédait pourtant un élément crucial. À son centre se trouvait un personnage mystérieux, presque immatériel, nommé Satoshi Nakomoto qui, focalisant l’attention, permettait le ralliement d’une communauté autour de lui.

La mystique de Satoshi était vitale, dotant ce qui sans lui n’aurait été qu’un élément intelligent, mais froid, de cryptographie d’une âme en laquelle les gens ont pu croire. Satoshi était l’esprit sacré dans la machine et le minage ressemblait à une quête rituelle poursuivant la construction du blockchain (le registre des transactions en bitcoins) entamée par cet esprit. C’est par ce processus que la valeur imaginaire du bitcoin a pris vie et a commencé à se concrétiser.

En revanche, imaginez si une personne connue, comme Stephen Hawking, inventait le bitcoin. Ce dernier serait dépourvu de tout mystère. Au lieu d’un mouvement alternatif, il ressemblerait à un projet scientifique ou commercial. Les traits de caractère propres à Stephen remplaceraient le symbole énigmatique anciennement incarné par le personnage de Satoshi. Que resterait-il alors ? Un fragment intelligent de cryptographie et un acte peu banal consistant à utiliser de l’énergie pour faire fonctionner des ordinateurs.

Ceci dit, il y a quelque chose d’intéressant dans l’inutilité fondamentale de la triture des algorithmes par le biais d’un ordinateur psychologiquement puissant. Si vous vous plaisez à voir une chose essentiellement éphémère comme un produit utile, le fait d’accroître le travail dans le processus de création peut être avantageux, étant donné que le travail induit la rareté (seules les choses rares demandent du travail) et que la rareté signifie une valeur d’échange potentielle (on ne peut rien échanger contre une chose abondante).

La puissance (« le travail ») de calcul intégré au réseau du bitcoin ne crée pas de valeur en soi, mais elle représente un garant psychologique supplémentaire pour la valeur imaginée des jetons de bitcoin. S’ils n’avaient pas de valeur, nous ne produirions pas autant de travail, n’est-ce pas? Si nous effectuons ce travail, c’est qu’ils doivent avoir de la valeur, non ?

Le mythe émergent de la rationalité du bitcoin

Fait intéressant, le processus rituel de minage est devenu de plus en plus concurrentiel et la commercialisation du bitcoin a explosé, de nouvelles théories sont apparues pour expliquer la valeur des jetons de bitcoin d’un point de vue « rationnel ». Parmi ces théories, on trouve l’idée mise en avant par la Fondation bitcoin elle-même selon laquelle les bitcoins ont une valeur parce qu’ils sont utiles.

Tout cela s’inscrit dans une tendance générale de l’élite du bitcoin qui consiste à réécrire l’histoire et proclamer, avec le recul, que la valeur du bitcoin a toujours été évidente et que les adeptes du début se sont lancés dans l’aventure, car leurs espoirs de reconnaissance croissante de la valeur du bitcoin comme moyen sécurisé d’échange par la société étaient fondés.

Dans cette affirmation, les jetons de bitcoin tirent leur valeur de leur appartenance à un système potentiellement utile, la valeur de chaque bitcoin reflétant l’évaluation globale du marché qui vante l’utilité d’un moyen d’échange sécurisé. C’est un peu comme soutenir que les conteneurs placés sur des wagons de train tirent l’intégralité de leur valeur de l’utilité du réseau ferroviaire.

La théorie implicite est la suivante : hé, ces choses sont utiles, car elles véhiculent des valeurs d’échange, alors battons-nous pour elles et, ce faisant, nous créerons leur valeur de marché, qui pourra alors être utilisée à des fins d’échange. Circulaire, non ? Il se peut qu’il y ait là une lueur de vérité, mais c’est surtout une tentative de décrire le processus essentiellement affectif et social de la création de monnaie par le biais du langage d’une rationalité froide et individualiste.

Les monnaies du bûcheron en fer blanc n’ont pas de cœur

Cette façon de penser a par la suite influencé la façon dont beaucoup de crypto-pièces alternatives ont tenté de s’imposer sur le marché par leurs propres moyens. Plutôt que d’assumer leur propre absurdité, de nombreuses alt-monnaies ont vanté leur efficacité, leur sécurité ou leur usage adaptés à des cas spécifiques comme si l’utilité et la compétitivité du concept motivaient l’adoption d’une monnaie par un individu.

La crypto-conférence est ainsi devenue le royaume des « gens sérieux » discutant « d’affaires sérieuses ». Ici, pas de mysticisme, ni d’émotion mièvre. Ils s’adressent à la fonctionnalité rationnelle au lieu de donner vraiment envie aux gens de les utiliser. Ils sont techno-fétichistes. Un gars fait une présentation PowerPoint où il détaille froidement le cas commercial pour lequel sa crypto-monnaie est idéale, car elle utilise un système de hachage turbo dernier cri, mais putain, dis-moi pourquoi je devrais y CROIRE !

Il est vrai que, dans une certaine mesure, cette stratégie a fonctionné pour des alt-monnaies comme le lightcoin, le quarkcoin et le peercoin, qui ont acquis une certaine popularité à partir de leur concept, mais réfléchissez un instant à la question suivante : pourquoi utilisez-vous la livre sterling ou le yen ? La réponse n’est jamais, parce j’apprécie leur design, et ce n’est pas non plus, parce que je comprends, d’un point de vue rationnel, l’utilité que représente pour moi ce moyen d’échange, ni parce que je suis intimidé par l’État et qu’il me force à utiliser ces devises.

La plupart du temps, nous répondons simplement parce c’est ce que tout le monde semble utiliser et qu’on m’a appris à l’utiliser. Nous sommes nés avec les monnaies tout comme nous sommes nés avec les langues et avons appris à les utiliser dans un contexte social. Si vous voulez convaincre quelqu’un d’accepter des documents électroniques éphémères comme monnaie, vous aurez besoin d’une histoire à laquelle les gens pourront se raccrocher. Vous aurez besoin de cœur.

Le Dogecoin est un culte, et c’est très bien ainsi

Ce qui nous ramène au Dogecoin. Je peux croire au Dogecoin parce qu’il me donne matière à croire. Il fait directement appel à l’irrationnel, au dépassement du monde conventionnel du calcul de l’utilité individuelle pour se soumettre à une absurdité hilarante. Il s’agit, avant tout, d’un culte et c’est infiniment plus attirant que tout démarchage qui tenterait de nous faire adopter un concept solide.

Le regard calme et ludique du Doge est, en soi, le fondement mystique de la monnaie. Peu importe qui l’a inventé, parce que Dogecoin n’est pas perçu comme le projet narcissique d’un individu, c’est son symbole même qui en est le leader. Le Doge est un personnage sans ego, qui séduit tout le monde à travers les cultures, les identités sexuelles et même les espèces. Nous pouvons tous retirer quelque chose du regard du Shibu.

Cela se reflète dans la communauté qui s’est développée autour du Dogecoin, des personnes qui se présentent comme des « shibes » et s’offrent mutuellement des cadeaux en Doge. Alors que le forum dédié au bitcoin sur Reddit est devenu un véritable ring où se pratique le trolling agressif, dans les forums Dogecoin on se sent compris et accepté, en phase avec son univers surréaliste constitué de slogans ésotériques et d’actes de bonne volonté.

En conclusion, j’ajouterais un mot sur sa conception. Si l’on devait parler d’une seule chose intelligente dans la conception du Dogecoin, c’est la façon dont ses principaux membres ont mis l’accent sur la création d’une culture ascendante, au lieu de fétichiser la création de la monnaie en tant que solution technique destinée être commercialisée à partir du sommet.

La communauté Dogecoin a augmenté rapidement en réponse à des actes communautaires qui établissent une raison de croire en la monnaie, comme le parrainage de personnages atypiques comme l’équipe de bobsleigh de la Jamaïque et de cascades loufoques comme le soutien à une voiture de course Nascar. Ce sont des choses dont vous pouvez rire, assis dans un pub, en dehors des salles de conférence. Et c’est ce qui fait toute la différence.

Brett Scott
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Brett Scott est journaliste, militant et auteur du Heretic’s Guide to Global Finance: Hacking the Future of Money (Pluto Press, 2013). http://suitpossum.blogspot.co.uk / @Suitpossum

Né en 2012 en Autriche, le gibling est une monnaie communautaire distribuée par Punkaustria. Le gibling, qui appartient à tous ceux qui investissent ou aux entreprises individuelles, aux artistes, à tous les acteurs culturels et aux partenaires qui s’intéressent aux structures autonomes, s’utilise dans une cinquantaine d’institutions partenaires, implantées dans un contexte culturel et urbain à Vienne, Linz et Graz. En marge de son existence réelle en tant que monnaie d’échange, le gibling se transforme de plus en plus en œuvre d’art.

Monnaie communautaire
Le gibling en tant que tel est plus qu’une monnaie communautaire — il est à la fois une expérience et un système ouvert. Il se réfère d’un point de vue historique et idéologique aux monnaies régionales qui, en temps de crise, relient la valeur de l’argent à une valeur des marchandises et des services indépendante de la spéculation et ont pour rôle de renforcer l’économie locale. Comme on peut le lire sur Internet au sujet du gibling : les partenaires bénéficient d’une petite communauté, car en général de nombreux giblings sont en circulation. En opérant ce raccordement, le gibling n’a pas seulement pour but d’agir sur un plan régional, mais de s’adresser à une communauté suprarégionale, de renforcer les milieux artistiques et culturels dans un contexte plus large.

Le gibling table sur un flux réel de marchandises et de services à la base, mais il est cependant, d’après Franz Xaver, son inventeur et l’un des gérants de Punkaustria, une expérience sociale et pas une vision économique. En tant que monnaie communautaire, le gibling est en tout cas une invitation à un processus dynamique de la participation. Se servir du gibling comme moyen de paiement fonctionne — et cela a aujourd’hui du sens, en particulier en ce qui concerne les petits montants. Concrètement, cela se présente ainsi : sur la base d’un taux de change de 1:1 vis-à-vis de l’euro, la monnaie communautaire peut être changée chez Punkaustria et mise en circulation dans les différentes institutions partenaires, où elle est associée à diverses réductions.

De la même façon, le gibling peut être rééchangé, ou plus exactement doit l’être aussi de temps en temps, soit en euros soit en giblings du moment d’échange — car les billets sont entièrement reconçus chaque année et les anciennes coupures détruites par Punkaustria. Autrement dit : lors de leur rééchange, qui est permis durant encore quelques années, les giblings subissent de manière graduelle une perte de valeur exprimée en pourcentage, qui tombe à zéro au bout de cinq ans. Il n’y a donc pas de limitation en matière de quantité d’argent, mais de durée de la valeur dans le temps. Cette actualisation doit permettre à l’argent de rester en circulation, de faire en sorte qu’il ne soit pas stocké ou s’accumule ailleurs, bref qu’il ne soit pas possible de le faire fructifier mais qu’il reste principalement une unité d’échange. Pour garder les giblings en circulation, Punkaustria et ses utilisateurs doivent cependant rester relativement actifs, changer et rééchanger leurs devises sur place ou par la poste à plusieurs reprises — ce qui reflète d’une jolie façon le chemin emprunté par l’argent et ses raccordements universels au système.

Objets monétaires
Je suis moi-même une utilisatrice du gibling à mes heures. Dans les magasins qui apposent le slogan We accept gibling sur leur porte, j’accepte depuis peu avec plaisir qu’on me rende la monnaie en gibling (ce qui, en raison des efforts que cela représente en matière de comptabilité, n’est pas possible partout), que je dépense ensuite ailleurs à mon tour. En dehors de cela, la plupart du temps j’ai quelques billets dans mon portefeuille, et j’en conserverai certains comme objets de collection, presque comme objets monétaires réinventés chaque année. Comme j’ai pu le constater, d’autres personnes les collectionnent également, ce qui laisse à penser que le gibling a une valeur en tant qu’objet en soi.

En effet, le système du gibling ne peut pas être uniquement envisagé comme une expérience sociale et/ou de circulation monétaire. Il est ici question d’affirmer que l’art lui-même est transformé en monnaie, car des artistes se voient confier la conception des billets. Le premier tirage du gibling a été conçu par la Linzoise Oona Valarie. C’est Leo Schatzl qui a dessiné la seconde série de giblings, qui, à y regarder de plus près, évoque magnifiquement l’informe. Pour la troisième édition, 2014/2015, qui est donc la plus récente, c’est l’artiste viennoise Deborah Sengl qui a été engagée — tout compte fait, ce processus esthétique signifie que le gibling est en train de se muer en œuvre d’art.

Expérience du marché de l’art
Je retrouve également cette affirmation en épluchant la page d’accueil du site Internet dédié au gibling. On y parle là aussi d' »œuvres » d’artistes ou de « travaux à échanger ». Je trouve que c’est une qualité charmante et caractéristique du gibling qu’il ne puisse pas être acheté et vendu uniquement contre des euros en tant qu’œuvre d’art, mais que, pour ainsi dire, il s’insère au quotidien dans la circulation de marchandises et de services : la monnaie se transforme en œuvre d’art, l’œuvre d’art se transforme en monnaie et peut de cette façon redevenir liquide à tout moment. De plus, les billets de 500 giblings des deux dernières éditions sont également proposés sous forme de tirages artistiques. De la même manière que les coupures de 1, 2 et 5 giblings, ils sont pourvus de tous les insignes optiques propres à l’argent.

Le gibling n’est ainsi pas uniquement une œuvre d’art, il est aussi en soi une déclaration symbolico-esthétique, ambiguë et complexe vis-à-vis du monde de l’art : le gibling est-il aussi une déclaration subversive vis-à-vis de l’aspect spéculatif qu’ont en commun l’art et l’argent ? Punkaustria sait en tout cas, une fois passé le dernier délai d’échange des billets périmés, combien de giblings de l’édition concernée existent encore et peut ainsi après coup définir un nouveau nombre de tirages. Le gibling serait aussi une expérience du marché de l’art, du moins semble-t-il copier certains mécanismes du marché de l’art. La quantité de giblings aujourd’hui en circulation, d’après les chiffres disponibles en août 2014, et qui comprend les deux premières éditions ainsi que les tirages artistiques de billets de 500, s’élève à 16 000 giblings.

Revenons au point sensible de la spéculation. Ce que le marché de l’art fait, en doublant ou quadruplant des valeurs quasiment à partir de rien, le système capitaliste le fait habituellement de la même façon avec des sommes d’argent : c’est ainsi que les banques et les bourses parviennent avec des crédits et des actions à créer des sommes d’argent à partir de rien, de la confiance, en leur donnant une valeur qui, dirons-nous, se base une croyance plus ou moins fondée en la productivité économique existante.

Givecoin : Yes, let’s fuck the money
Fait remarquable, Punkaustria s’est lancé au début de l’année dans les monnaies cryptées et a créé le givecoin, en dépit de son intention de départ de s’inscrire dans l’économie réelle. À l’instar du célèbre bitcoin, les monnaies cryptées constituent une monnaie communautaire digitale ainsi qu’un système monétaire parallèle, qui ne se base plus seulement sur la puissance de calcul, la participation et la spéculation — elles ne font plus commerce avec rien, ou plutôt, avec le point le plus sensible du système capitaliste, la pure croyance quasi-religieuse, détachée de l’économie réelle, en l’argent ou en son abstraction.

Avec pour slogan Yes, let’s fuck the money, Punkaustria a désormais sa propre monnaie cryptée, le givecoin, qui se positionne au moins de façon systémique vis-à-vis du bitcoin : il s’agit là encore d’une approche expérimentale et l’on souhaite aussi, en ce qui concerne les monnaies cryptées, miser sur un système ouvert de l’élargissement discursif. Certes, les monnaies cryptées sont également un système parallèle, mais de par leur pensée spéculative, elles vont totalement à l’encontre d’une monnaie régionale, qui dans son utilisation concrète en tant que système de bons d’achat ne veut ou ne doit pas réaliser d’opérations commerciales lors desquelles l’argent commence à travailler lui-même.

Entre expérience sociale et abstraction du « coin »
Qu’est-ce donc que le gibling ? C’est pour moi tout compte fait un cadre de référence monétaire ouvert, qui renvoie certes à certaines références historiques, mais qui navigue singulièrement entre système de bons d’achat, argent, expérience sociale, art et abstraction du « coin ». Le gibling est une offre à plusieurs niveaux, un dispositif expérimental et en tant que tel une prise de position critique en soi. Dans l’esprit du croisement classique du travail d’initiative et artistique, il est à la fois une offre et une contestation. Avec son initiative pratique de l’agir, de la participation et de la production de canaux de pensée, il s’insère également dans une posture dont se réclament de nombreux artistes, celle de la protestation en tant que première nouvelle forme d’art du XXIème siècle (1), toutefois sans tomber dans des mécanismes de contestation sans portée critique.

On pourrait faire remarquer qu’il ne parvient pas vraiment à choisir ce qu’il désire être. Cependant sa force réside dans cette indéfinition. Afin de souligner cette affirmation, j’emprunte quelques notions et idées fondamentales à Bruno Latour (2) : selon sa pensée, les choses sont aujourd’hui des constructions mélangées — plus les affaires ont été séparées de manière rationnelle en surface, plus elles forment sous la surface des hybrides, des collectifs à partir de faits en mouvement et de matters of concern largement laissés de côté. En tant qu’entité à la fois matérielle et immatérielle, l’argent se prête bien à une refonte de la conception d’une histoire hybride des idées, des valeurs pratiques, factuelles, et d’un propre « récit d’importance ». Vu sous cet angle, le gibling peut effectivement agréger ces nombreux aspects et s’améliorer grâce à un collectif disparate d’idées et de faits qui n’a pas d’utilité première.

Il est à la fois concret et symbolique, il constitue une matérialité qui lui est propre, émane du système monétaire régional de Silvio Gesell cité plus haut, mais non pas pour suivre cette idée et ses applications tout à fait critiquables, mais pour s’approcher d’une accumulation de choses supplémentaires, d’un deuxième système de participation socio-alternative, d’une posture d’autonomie, d’un troisième système artistique, qui exprime une résistance esthético-symbolique, et d’un quatrième système de monnaie cryptée qui est presque aussi éloigné des monnaies régionales que le sont les petites coupures de giblings de l’édition artistique du billet de 500. Dans cette optique, l’argent se transforme en quelque chose d’autre, peut-être en un récit en mouvement qui lui est propre, peut-être en un quasi-objet d’art (3), c’est-à-dire un collectif de contestation et d’art au sens latourien, peut-être même en une nouvelle histoire des idées du don ou de la dépense (4).

Il semble qu’une forte intention soit à la base du gibling, il ne définit pourtant rien comme achevé mais s’oppose, ajoute, reste ouvert, est en évolution. Une telle initiative est en vogue en temps de crise, offre un nouveau regard, met à jour des mécanismes et porte aussi parfois d’étranges bourgeons médiatiques : c’est ainsi que le gibling a été médiatisé à l’occasion de la crise chypriote par la chaîne de télévision nationale ORF. Lorsque les Chypriotes n’ont soudain plus pu retirer d’argent dans les distributeurs de billets en 2013, la filiale de Punkaustria est soudain devenue un interlocuteur prisé, au côté de la banque nationale autrichienne, pour les questions liées aux alternatives à la monnaie. Assez absurde. En attendant, on pouvait investir avec le gibling dans une boisson au Café Strom du Linzer Stattwerkstatt, lieu de naissance du gibling et lieu de résidence de Punkaustria. Cela reste évidemment toujours possible. Les choses et les urgences changent parfois très vite.

Tanja Brandmayr
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015

Visuels: Gibling 2014. Design : Deborah Sengl. Photo: D.R.

(1) Citation de Peter Weibel.
(2) Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (La Découverte, 1991)
(3) Le terme de « quasi-objet d’art » est une réaction sémantique inspirée par le concept latourien de « quasi-objet ».
(4) NDT : le mot gibling est formé à partir de la racine Gib, qui évoque à la fois les verbes geben (donner) et ausgeben (dépenser).

Les devises alternatives répondent dans l’urgence à une crise économique, au manque de devises « officielles » et sont généralement le fruit d’initiatives volontaristes favorisant des économies locales parfois mal desservies. Mais elles peuvent tout autant être créées en tant qu’œuvres d’art, pour susciter la réflexion et apporter de la beauté à l’argent, d’ordinaire considéré comme uniquement pratique… voire sale.

Time Bank Currency. Design Lawrence Weiner. Photo: © Julieta Aranda

Valeur artistique intrinsèque

Devin Balkind, spécialiste en technologies pour l’ONG Sarapis.org, propose que les musées créent leur propre monnaie, qui s’appuierait sur leurs inestimables collections d’œuvres d’art. Pour lui, les musées sont parmi les institutions démocratiques les plus riches de nos villes, en contraste souvent frappant avec la pauvreté des citoyens, et devraient en tant que telles se voir accorder le même privilège qu’une banque pour attribuer des prêts et pratiquer le système de réserves fractionnaires.

Même si aucun musée n’a encore tenté l’expérience, certains artistes ont lancé leur banque et sorti leur propre monnaie. L’Art Reserve Bank (banque de réserve de l’art) est l’une d’entre elles, fondée aux Pays-Bas en 2012, un pays s’inscrivant dans une longue tradition de marchés et d’échanges. Créé par Ron Peperkamp, l’Art Reserve Bank frappe sa propre monnaie : les pièces sont en elles-mêmes des œuvres d’art. De taille suffisamment grande, elles servent de canevas pour des créations d’artistes sur commande. Leurs créations font l’objet chaque semaine d’éditions spéciales d’environ cent pièces de monnaie qui peuvent être achetées par le public.

Outre le fait d’investir dans une œuvre d’art, chaque personne qui achète une pièce de cette monnaie devient également membre associé de la banque coopérative et peut voter et discuter de ses futurs projets financiers et artistiques lors des réunions annuelles du conseil d’administration. En outre, les pièces sont un investissement monétaire dont le rendement annuel est de 10%. La banque investit les fonds provenant de la vente de pièces de monnaie dans le projet d’art lui-même, mais garde une réserve dans son coffre-fort pour payer les dividendes aux membres qui choisissent de rendre leurs pièces et d’encaisser l’argent de leur investissement.

Il existe bien sûr toujours le risque d’une « panique bancaire », auquel cas, l’expérience tournerait court car Il est peu probable que le gouvernement néerlandais soit prêt à renflouer la banque avec des fonds publics. Heureusement, selon Peperkamp, la grande majorité des propriétaires de pièces sont très heureux de conserver leurs œuvres d’art et, jusqu’à présent, très peu les ont échangées contre de l’argent. Dans tous les cas, à l’heure actuelle, les réserves de la banque de l’art sont plus élevées que celles des banques « normales ». De plus, la monnaie électronique émise par ces dernières n’a aucune valeur artistique intrinsèque.

Kunst Reserve Bank. Pièces conçues par Ted Noten. Photo: D.R.

Un investissement plaisant à regarder

L’Art Reserve Bank publie cet avertissement aux acheteurs de ses pièces : cette pièce n’est pas une monnaie légale et ne peut donc, à ce titre, être utilisée pour payer vos impôts. Officiellement, elle ne peut être utilisée pour payer quoi que ce soit. Par ailleurs, cette pièce ne fonctionne pas comme un coupon pour des activités culturelles ou l’achat d’art ou de toute autre chose. En fait, vous ne pouvez rien en faire. Cependant avec cette pièce, vous possédez bien entendu quelque chose susceptible de vous plaire : en tant qu’œuvre d’art unique, histoire intéressante, preuve de votre participation à une expérience hors du commun ou tout simplement investissement plaisant à regarder. Mais plus important encore, la pièce a une valeur stable et peut littéralement servir de monnaie de réserve au cas où les choses tourneraient mal avec l’euro ou le dollar ou quelque autre devise dans le système monétaire actuel.

 En outre, en tant que propriétaire de la pièce, vous êtes aussi co-propriétaire de la banque et vous pouvez participer à l’élaboration du parcours artistique et financier du projet. Si tout cela ne suffit pas, vous pourrez toujours rendre votre pièce et récupérer sa valeur en euros. Pour ceux que cela intéresse, les pièces peuvent être achetées en ligne sur www.kunstreservebank.nl ou dans l’une de leurs succursales. Pour l’instant il en existe aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suède et en Autriche, mais en fait, n’importe quel membre peut choisir d’ouvrir une succursale locale et on lui fournira sur simple demande avec un kit comprenant tous les éléments nécessaires à cette opération.

Kunst Reserve Bank. Pièces conçues par Ted Noten. Photo: D.R.

Un billet à la valeur « amour »

Un autre artiste des Pays-Bas a lui aussi créé sa propre banque où il produit des billets sur du beau papier. Dadara est à l’origine du projet Exchangibition Bank (1). La banque possède une cabine de change itinérante où les gens peuvent échanger des euros ou des dollars contre les devises spéciales de la banque. Les dessins sont tous peints à la main par Dadara lui-même, puis reproduits sur les billets de papier, qui viennent en coupures aux dénominations uniques, comme « infini » ou « zéro ». Il existe aussi un billet dont la valeur nominale est « amour » ou encore un billet qui vaut « un j’aime », inspiré par les réseaux sociaux et leur système de valeur où la popularité devient une monnaie.

Le projet va plus loin qui invite les gens à prendre leurs euros, dollars ou autres devises nationales pour les transformer en les ornant de dessins et autres améliorations. Leurs œuvres sont ensuite accrochées sur l’ »Arbre transformargent » qui est exposé à différents endroits, dont le festival Burning Man, la communauté expérimentale qui s’installe de façon éphémère et sans argent chaque année dans le désert du Nevada. Selon la marque sur le billet dont la valeur est de 2.0 (une référence au jargon informatique), même longtemps après que l’argent aura disparu, la nature sera toujours là et nous pourrons encore cueillir des objets de valeur réelle sur les arbres.

Art Reserve Bank

Le temps c’est de l’argent

Troisième exemple de banque de l’art : Time/Bank, un projet de Julieta Aranda et d’Anton Vidokle. Bien qu’ils aient sorti de très beaux billets sur papier, l’essentiel de leur monnaie est électronique et les transactions se font en ligne en utilisant un logiciel en open source. Le projet a commencé comme un moyen pour les artistes d’échanger entre eux du temps et des compétences jusqu’à ce qu’il devienne un projet artistique à part entière, exposé dans différents évènements comme la Documenta de Kassel ou l’exposition Creative Accounting à la Galerie UTS de Sydney.

Dans une Time/Bank, l’argent est créé par crédit mutuel entre participants. N’importe qui peut ouvrir un compte, offrir des services en échange d' »heures » temps/banque ou acheter un service dont ils ont besoin grâce à leur crédit d’heures temps/banque. Dans ce cas, leur compte indiquera une valeur négative (tous les comptes commencent avec un solde à zéro). Mais inutile de paniquer, car cela n’engendre aucun intérêt, frais ou autre pénalité.

À travers la Time/Bank, déclarent les artistes, nous espérons créer une monnaie immatérielle et une micro-économie parallèle pour la communauté culturelle, qui ne soit pas liée à une situation géographique et qui permette de créer un sentiment de valeur pour la plupart des échanges qui existent déjà au sein de notre domaine — en particulier ceux qui ne produisent pas de marchandises et échappent souvent aux structures qui ne valident que certaines formes d’échanges comme significatifs et profitables. Parmi les compétences actuellement proposées, on trouve la composition musicale, l’aide en général, la promenade pour animaux de compagnie, l’écoute et la réflexion comme la préparation d’un gâteau. Si vous désirez en savoir plus, le projet se trouve à l’adresse : www.e-flux.com/timebank

Lenara Verle
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Chercheuse en arts des médias, en collaboration et en monnaies alternatives, Lenara Verle est chargée de cours à l’Université d’Unisinos, au Brésil. www.lenara.com

(1) Les projets de Dadara, y compris son nouveau Hourtopia — One Hour of Infinity sur le temps, l’argent et l’art, se trouvent sur www.artasmoney.com.

En 1993, dans l’ex Berlin-Est fraîchement réunifié, est née la Knochen Bank et sa devise, le knochengeld (« l’argent en os »). L’expérience artistique, fortement médiatisée, a été de très courte durée (sept semaines), mais a été l’une des premières à introduire une monnaie ultra-locale et alternative pour réfléchir socialement au rôle de l’argent.

Knochen. Nils Chlupka. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

Nils Chlupka traverse sa cour aux pavés irréguliers, dans un village situé à l’extrémité orientale du Brandebourg (la région qui entoure Berlin, NDLR). Des granges et une vieille ferme l’entourent, de vieilles motos sont entreposées çà et là, des pieds de tomates poussent allègrement. Les cheveux de Chlupka sont gris et courts, les manches de sa chemise retroussées, il porte un jean délavé, il a un fort accent berlinois. Est-ce ainsi qu’on se représente un banquier ? Non, pas vraiment. À vrai dire, on ne parvient pas non plus à se l’imaginer en costume-cravate. Pourtant cet homme a été banquier par le passé, et même directeur de banque. C’était il y a 21 ans. Nils Chlupka était le chef de la Knochenbank (la banque des os). Celle-ci a existé durant exactement sept semaines.

Directeur de la Knochenbank, il administra entre le 10 novembre et le 29 décembre 1993 le moyen de paiement alternatif knochengeld (« l’argent en os »), qui circulait dans le district berlinois de Prenzlauer Berg. 5.400 knochen, des billets conçus par 54 artistes, tournaient entre une trentaine de bars, galeries et magasins dans le quartier compris entre les rues Oderberger Straße et Marienburger Straße. C’était un véritable moyen de paiement, qui s’échangeait contre des deutsche marks (DM).

Cette action artistique extraordinaire rencontra un immense succès. La monnaie fut accueillie à bras ouverts, presque la totalité des billets s’arrachèrent auprès de la banque. Les dépenses liées à la fabrication des billets furent remboursées, tous les artistes gagnèrent de « vrais » marks, toute la presse en parla, même le monde « réel » de la finance et les musées s’intéressèrent à cette action, qui sous cette forme ne pouvait avoir lieu que dans cet endroit très spécial.

Knochen. W.A. Scheffler. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

Au bon endroit et au bon moment
Berlin-Prenzlauer Berg dans les années 1990. C’était l’époque du charme déglingué des immeubles locatifs non rénovés de Berlin-Est, idéalement situés au centre-ville, avec des appartements spectaculaires qui ne coûtaient presque rien. Le terreau idéal pour les jeunes créatifs. Certains étaient déjà là, d’autres venaient du monde entier. On se donnait rendez-vous dans des bars illégaux et légaux, on ouvrait des cafés et des bars, des petits magasins, et on expérimentait dans les galeries. Il régnait une atmosphère de renouveau au sein d’un environnement qui portait toujours la marque du système qui avait sombré. Les milieux culturels qui y fleurissaient y puisaient leur inspiration.

Nils Chlupka est le fondateur et propriétaire de la « Kommandantur ». C’est l’un des tout premiers bars qui ont ouvert leurs portes en 1991 au pied du château d’eau situé à l’angle de la Knaackstraße et de la Rykestraße. Chlupka a grandi en ex-RDA et vient alors de vivre son premier changement de monnaie, en passant de l’ost mark au deutsche mark. Il s’intéresse à la valeur et à l’importance de l’argent, fabrique ses propres billets pour son propre bar.

Wolfgang Krause, un artiste de Dresde, fonde en 1991 la galerie O zwei dans la Oderberger Straße. Il y exposait des photos et des peintures et était prêt, comme presque tout le monde alors dans le quartier, à faire des rencontres non conventionnelles. C’est ainsi que le poète Bert Papenfuß, qui s’intéressait à la valeur sociale de l’argent, fut invité par la galerie. La quatrième personne à rejoindre cette alliance fut C.H. Adam, un Suisse qui avait déjà utilisé l’argent dans un but artistique dans son pays natal, d’après Chlupka. Ce qui les réunissait tous les quatre était l’argent, mais pas en tant que « vil Mammon » (1). Ils s’intéressaient au rôle que joue l’argent dans la société. Ils se regroupèrent au sein de l’association Ioë Bsaffot. C’est de l’argot qui signifie faux papiers, explique Chlupka, et ils développèrent le concept de knochengeld.

Le terme de knochengeld renvoie à une idée de Diogène, qui pensait que l’argent devait sentir mauvais et ne pas pouvoir être conservé, car cela l’aurait empêché d’être stocké. Les artistes se référèrent également au théoricien de la finance Silvio Gesell (1862-1930), l’inventeur de la monnaie fondante. Lui aussi voulait que les gens utilisent la monnaie comme un moyen d’échange et ne puissent pas la thésauriser. Il préconisait que l’argent soit périssable, c’est-à-dire que sa valeur fonde au fil du temps. Ce type d’argent liquide au taux d’intérêt négatif serait dépensé plus vite, ce qui boosterait l’économie.

Knochen. Klaus Steak. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

5.400 billets numérotés à la main et signés
Les fondateurs de l’association basée à Prenzlauer Berg disposaient d’un bon réseau. Ils parvinrent rapidement à convaincre 30 commerçants et galeristes du quartier de participer à l’introduction de la monnaie alternative en gestation. En l’espace d’une semaine, ils trouvèrent 54 artistes pour concevoir les knochen. Les knochen étaient fabriqués avec divers matériaux, transmettaient toutes sortes de messages et leur conception graphique était différente. Leur seul point commun était leur taille et leur valeur. Chaque création fit l’objet d’un tirage de 100 exemplaires. Chacun des 5.400 billets fut numéroté à la main et signé. Afin de certifier leur validité, tous reçurent un coup de tampon de l’association Ioë Bsaffot.

Un billet valait 20 knochen, ce qui correspondait à 20 marks. Comme il était conçu pour être dépensé, il perdait chaque semaine un knochen de sa valeur totale, c’est-à-dire un mark. Les Knochen qui n’avaient pas été dépensés finissaient donc par ne plus avoir aucune valeur. Dans les points de collecte, c’est-à-dire dans les bars et galeries participants, chaque billet était tamponné afin de certifier qu’il avait été en circulation. Ceux qui n’avaient pas dépensé leurs knochen pouvaient acquérir des tickets qu’il fallait coller sur le billet afin de le réévaluer. Nous avons même demandé à la banque centrale du Land si ce que nous faisions était autorisé, explique Chlupka. Nous avons appris qu’en fait ce n’était pas légal, mais que nous pouvions tout de même le faire, étant donné que les knochen se référaient au mark. Et il s’agissait de toute manière d’une action artistique limitée dans le temps.

Knochen. Dietmar Kirves. Photo: D.R. / Courtesy : Nils Chlupkas (collection/archive).

Une galerie transformée en banque
La galerie O zwei devint la banque. Les billets pouvaient y être retirés contre des deustche marks ou bien être échangés contre des DM par les propriétaires des bars et des galeries. Dès le début, l’action artistique rencontra un succès total. Les collectionneurs d’art, les bons bourgeois venaient et nous arrachaient presque les liasses des mains, raconte Nils Chlupka. Dans chaque liasse se trouvait un exemplaire de chaque billet de 20 knochen.

Une liasse coûtait 1.050 marks. Ceux qui ne pouvaient pas se l’offrir, mais étaient à la « poursuite » d’un Knochen en particulier, dépensaient leurs billets acquis à l’unité et en achetaient de nouveaux jusqu’à ce qu’ils tombent — peut-être — enfin sur le billet souhaité. Il n’y avait aucune garantie. Mais cela ne faisait rien puisque les gens dépensaient de toute façon leur argent dans le quartier, où ils pouvaient aussi payer leur bière avec des knochen au lieu des marks, on ne payait rien en plus, explique le directeur de la banque.

C’est ainsi que débuta la circulation effective de l’argent. La monnaie alternative boosta et stimula les affaires. Au bout de sept semaines, c’était terminé. Lors de la vente aux enchères organisée pour la clôture, le Musée historique allemand et des institutions financières telles que la Deutsche Bank se portèrent acquéreurs, se souvient Nils Chlupka : Les knochen devinrent de plus en plus chers en tant qu’objets d’art.

Dans sa ferme à la campagne, il contemple 21 ans plus tard quelques billets de knochengeld. À Prenzlauer Berg, il ne peut plus rien payer avec, cet argent n’a aucune valeur là-bas. Ce n’est pas le cas dans le milieu artistique. Là, leur valeur négative a été remplacée par une valeur positive déterminée par le marché de l’art. Une liasse dont Chlupka a suivi les enchères sur Ebay a atteint la somme de 5.000 euros — c’était il y a deux ans. Heureux celui qui a amassé des knochen. Car le knochengeld, lui non plus, n’a pas d’odeur.

Stephanie Reisinger
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

 

(1) La divinité qui symbolise la richesse matérielle dans la Bible (NDLR).