Archive d’étiquettes pour : bio art

Art, Open Heath & Radical Care

Open Source Body est un festival transdisciplinaire organisé tous les deux ans par le medialab Makery.info afin de favoriser les rencontres et les collaborations entre artistes et professionnels de la santé et de la recherche biomédicale.  

De cette confrontation entre l’univers médical et artistique naît un questionnement multiple : Comment l’art peut-il soulever des questions d’équité dans l’accès aux soins ? Comment répondre à l’exclusion des groupes marginalisés des soins de santé ? Comment favoriser des soins radicaux en ces temps de pandémie ?

En mai 2021, du 20 au 23, Open Source Body s’associe à la Cité Internationale des Arts et au tiers-lieu Volumes Paris pour 3 jours de conférences, discussions, ateliers et performances. Le festival s’organise également dans le contexte d’ART4MED.EU —programme Europe Créative de l’Union Européenne coordonné par le medialab Makery.

ART4MED mène des résidences d’artistes dans des institutions biomédicales. Open Source Body permettra aux structures partenaires du medialab Makery — Waag, Labae, Kersnikova, Bioart Society — de présenter l’état de développement de leurs résidences.

Au programme, parmi les participants et intervenants, l’artiste suisse Maya Minder qui développe le projet Green Open Food Evolution — narration spéculative autour de l’idée de « devenir Homo Photosyntheticus » — ainsi qu’une recherche artistique sur les algues alimentaires, le microbiote humain et les symbioses animal-plante dans le cadre d’une résidence ArtExplora à la Cité Internationale des Arts. Maya Minder proposera une série d’interventions et d’invitations avec le collectif Suisse Badlab Project.

La cinéaste suisse Sandra Bühler autour des paroles de scientifiques collectées lors de la phase de recherche du projet Green Open Food Evolution, en partenariat avec l’initiative Roscosmoe menée par Ewen Chardronnet et le laboratoire M3 de la Station Biologique de Roscoff (CNRS – Sorbonne Universités) ; la chercheuse Myra Chavez de l’Institut d’Anatomie de Berne et le réseau Hackteria d’art biologique open source.

Le chercheur et commissaire d’exposition Jens Hauser viendra proposer une lecture des axes de recherche à partir de ses travaux sur la symbolique de la couleur verte dans nos sociétés contemporaines et sur la microperformativité non humaine. Benoit Piéron et Nathalie Harb investiront la Petite Galerie de la Cité Internationale des Arts et proposeront aux participants de rentrer avec eux dans un décor de textile saponifié.

Annabel Guérédrat proposera une communication sur son travail de bruja dans le contexte de la prolifération des algues sargasses aux Antilles. Une conférence, suivie d’une discussion, abordera la controverse des perturbateurs endocriniens et environnements toxiques à travers une rencontre entre le collectif d’artistes Aliens in Green et l’anthropologue Mariana Rios Sandoval (CNRS).

La notion de « radical care », selon une perspective latino-américaine, féministe et post-coloniale, sera développée suivant une conférence et discussion avec la curatrice Natasa Petresin, l’anthropologue Elimia Sanabria (CNRS) et les artistes Paloma Ayala (Badlab project), Luiza Prado et Aniara Rodado. Le collectif espagnol Quimera Rosa viendra clore les deux jours de symposium à la Cité Internationale des Arts par une communication autour de leur projet Trans*Plant : ma maladie est une création artistique.

Le samedi 22 mai, le festival investira dès l’après-midi le tiers-lieu Volumes Lab / Oasis21 et son Foodlab avec deux ateliers (sur inscription) menés par Maya Minder et le collectif BadLab de Zurich. La journée se terminera par un buffet proposé par le Foodlab et une intervention du musicien slovène Janus A. Luznar qui proposera une performance audio-visuelle à partir de son rythme cardiaque.

> Open Source Body, du 20 au 22 mai, Cité Internationale des Arts et Volumes Lab, Paris.

> Infos

et l’art au XXIe siècle

À l’ère post-anthropocentrique, nous nous trouvons confrontés non pas à une conception unifiée de l’existence, telle que le « monde » ou la « nature », mais à une multiplicité de structures et de frontières floues. Ceci nous a conduits à questionner, à travers des postures artistiques interdisciplinaires, certains pans du domaine de recherche actuel qui rencontre les changements les plus rapides : celui des sciences de la vie.

Dans cet article (1) nous examinerons quelques œuvres d’art présentées dans nos expositions [macro]biologie et [micro]biologie (2). Alors que les artistes sélectionnés se concentrent principalement sur un ou deux domaines spécialisés, nous nous intéressons davantage à leur désir de comprendre et de partager le professionnalisme scientifique. Nous nous intéresserons également au développement d’un champ hybride qui résulte de la collaboration entre les artistes et les sciences.

Anna Dumitriu, Bed and Chair Flora et Communicating Bacteria Dress, exposition à Art Laboratory Berlin. Photo: © Tim Deussen.

[macro]biologies I : la biosphère
Le Center for PostNatural History ou CPNH (centre d’histoire post-naturelle) installé à Pittsburgh, aux États-Unis, est un projet d’art et de recherche qui porte sur l’histoire de la manipulation du vivant par l’humanité, des débuts de l’agriculture aux modifications génétiques. Suite à l’émergence de l’idée, en 2008, l’artiste Richard Pell et ses collègues Lauren Allen et Mason Juday ont fini par ouvrir le CPNH en 2012. Le terme « post-naturel » fait référence aux formes de vie intentionnellement modifiées par les humains à travers la domestication, l’élevage sélectif et l’ingénierie génétique. À cet effet, le CPNH organise des expositions multimédias thématiques, édite des publications et constitue une collection de spécimens d’origine post-naturelle préservés et documentés.

Le CPNH questionne également l’institution du « Muséum d’Histoire Naturelle » en tant que tel. En tant qu’institution de production de savoir moderne, le muséum d’histoire naturelle est un lieu où ont été sciemment instaurées une division entre sujet et objet et une dichotomie entre humains et non-humains. En conséquence, ouvrir un centre d’histoire post-naturelle aujourd’hui permet de dépasser de manière remarquable ce dilemme d’opposition en référençant les spécimens altérés artificiellement — altérés par les humains, bien entendu. Il met ainsi en lumière un pan essentiel du débat actuel sur l’anthropocène.

PostNatural Organisms of the European Union, Center for PostNatural History, installation à Art Laboratory Berlin. Photo: © Tim Deussen

[macro]biologies II : organismes
Maja Smrekar est une jeune artiste de Ljubljana en Slovénie, dont le travail relie les croisements entre sciences humaines et naturelles. Son œuvre BioBase: risky ZOOgraphies, est une nouvelle itération d’un projet au long cours, BioBase, qui propose un prototype de futur laboratoire itinérant destiné à l’étude d’arthropodes aquatiques invasifs. La structure architecturale en forme de tente contenait un aquarium en deux parties, l’une abritait une écrevisse slovène locale, l’écrevisse à pattes rouges (Astacus astacus), l’autre — l’envahisseuse, l’écrevisse bleue (Cherax quadricarinatus) qui a récemment colonisé le lac thermal de Topla, en Slovénie, et s’y est multipliée à foison. Les deux parties étaient reliées par une échelle permettant aux crustacés de traverser et de se confronter.

Au-delà de l’interaction entre espèces invasives (ordinairement introduites par les humains) et espèces originelles, le caractère parthénogénétique de la femelle écrevisse marbrée fait écho au débat actuel sur la biotechnologie et la reproduction humaine. La parthénogenèse assistée par la biotechnologie pourrait devenir un jour une norme humaine (3). Le travail de Smrekar fournit un laboratoire à multiples facettes permettant d’explorer à la fois le monde naturel qui nous entoure et notre propre développement culturel et biopolitique dans une ère d’écosystèmes précaires.

Maja Smrekar, BioBase: risky ZOOgraphies, 2014. Photo: © Tim Deussen

[micro]biologies I : le sublime bactérien
Dans sa pratique artistique plurielle, Anna Dumitriu associe la microbiologie aux textiles, à la robotique et aux médias numériques. Dans ses objets, ses installations, ses performances et workshops, elle utilise des bactéries et des « robots sociaux ». Ses œuvres qui se servent des bactéries comme médium associent les champs de l’art et de la microbiologie, l’histoire et la recherche de pointe, dans le but avéré de rendre la microbiologie moderne accessible au public. Une œuvre centrale de son travail, Normal Flora, est un projet artistique au long cours explorant les bactéries, moisissures et autres levures omniprésentes dans et sur nos corps, dans nos maisons et l’ensemble de la planète, et qui constituent un élément fondamental des écosystèmes complexes qui nous entourent.

Par exemple, l’installation Bed and Chair Flora est fabriquée à partir d’une chaise sculptée avec des images de bactéries trouvées sur celle-ci, images qui sont également brodées au point de croix sur la tapisserie du siège. Posée sur la chaise, se trouve un ouvrage au crochet réalisé de manière collaborative et dont les motifs s’inspirent d’images au microscope électronique de bactéries trouvées dans le lit de l’artiste. En ce début de XXIe siècle, le rôle de l’artiste en tant que communicateur, démystificateur et éthicien des avancées scientifiques et artistiques est particulièrement pertinent. L’œuvre de Dimitriu crée une passerelle entre les univers de la technologie, des sciences de la vie et un plus large public.

Joanna Hoffmann, Proteo, installation à Art Laboratory, Berlin. Photo: © Tim Deussen.

[micro]biologies II : πρωτεο / proteo
L’artiste polonaise basée à Berlin Joanna Hoffmann crée des œuvres trans-disciplinaires qui associent l’art, la microbiologie, la physique et la technologie. Son utilisation d’installations multimédias, de stéréoscopie 3D, d’animation vidéo expérimentale et d’autres médias explore tout autant la visualisation subatomique et moléculaire que l’espace cosmique. πρωτεο/ Proteo, est un “fantôme de Pepper”, un précurseur de l’holographie, projeté sur une pyramide.

Le titre de l’œuvre fait référence à la racine grecque du mot protéine (Gr. πρωτεῖος le premier, à la pointe), à la tradition philosophique de recherche de l’arche — l’essence du monde physique (Anaximandre) et au principe de connaissance (Aristote). Πρωτεο / Proteo est une animation qui représente un nuage de particules créant ainsi un mini-univers replié sous forme d’espace Calabi-Yau, dans lequel, selon la théorie des supercordes, les dimensions successives de notre monde sont « enroulées » sur elles-mêmes au niveau subatomique.

Donnant naissance à une molécule de protéine complexe et à sa “danse de vie” moléculaire dynamique, elle évoque les liens entre énergie, matière et forme. Fusionnant des interprétations de données scientifiques, d’images, de son, de poésie πρωτεο / Proteo pose les questions des défis et des limites de nos facultés cognitives, créant une passerelle émotionnelle entre notre expérience quotidienne et le côté abstrait de la science contemporaine.

Regine Rapp & Christian de Lutz
Art Laboratory Berlin
publié dans MCD #81, “Arts & Sciences”, mars / mai 2016

(1) Extrait de l’introduction du livre [macro]biologies and [micro]biologies. Art and the Biological Sublime in the 21st Century.

(2) http://artlaboratory-berlin.org/html/eng-programme-2014.htm

(3) Sykes, Bryan: Adam’s Curse: A Future Without Men, New-York 2004 et Prasad, Aarathi: Like a Virgin: How Science is Redesigning the Rules of Sex, Londres 2012.

L’essence de la vie

La Nature, la Vie, le Vivant : des concepts philosophiques au cœur de la création artistique, de la poétique et des sciences. Depuis la fin des années 1980-début des années 1990, l’art a quitté le domaine de la représentation pour créer avec la dynamique même du vivant ce que l’on nomma alors le « bio-art ». Quelque vingt-cinq ans plus tard, les techniques et les formes ont évolué et se sont diversifiées, le bio-art s’écrit désormais au pluriel.

Guy Ben-Ary, cellF. Interface du réseau neuronal. Photo: D.R.

Dans son ouvrage phare de 1964 Understanding Media: The Extensions of Man, (« Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme »), Marshall McLuhan donne une belle définition de l’artiste dont il reconnait le rôle décisif : L’artiste est l’homme qui dans tout domaine, scientifique ou humaniste saisit les conséquences de ses actes et des nouvelles connaissances dans son propre temps. C’est l’homme de la conscience intégrale. Et interroge : si les hommes pouvaient être convaincus que l’art est la connaissance précise et anticipée de la manière de faire face aux conséquences psychiques et sociales de la prochaine technologie, deviendraient-ils pour autant des artistes ?

Dans leur recherche les artistes ont toujours utilisé les techniques et les technologies de leur époque, adoptant les outils qu’ils pensaient être les plus aptes à exprimer leur poétique. Aujourd’hui, on trouve parmi les technologies émergentes, une catégorie qualifiée de « bio », c’est-à-dire qui fait appel à des technologies relevant du règne organique, de la biologie, du vivant, de la vie. Traiter de la vie peut sembler éloigné de l’art, cependant l’art est à même de dialoguer avec la science et d’aborder la vie de manière inédite, retrouvant une fonction de questionnement critique et une aura innovante.

Il est temps de repenser la Nature et la Vie, comme le montrent aujourd’hui la philosophie et la culture. L’ensemble des activités humaines a été inspiré ou influencé par la Nature et la Vie. L’art les a toujours abordées, bien que par le seul biais de la représentation, depuis les peintures rupestres jusqu’à la nature morte en passant par le portrait ou le paysage. Par ailleurs, des disciplines telles que la vie artificielle, l’intelligence artificielle, la robotique, la vie de synthèse, la biologie de synthèse s’inspirent de la Nature et de la Vie en ce qu’elles simulent l’apparence ou le comportement du vivant.

En raison de leur complexité croissante, les artefacts créés par les humains imitent les formes, les fonctions et la dynamique de la Nature et de la Vie. Le Vivant fait office de modèle en ce qu’il a résisté aux épreuves depuis l’origine de la vie et qu’il a fait l’expérience du monde. Aujourd’hui, l’art peut collaborer avec une science traitant de la Nature et de la Vie de manière plus intime qu’à travers la représentation, en agissant directement sur la dynamique de la Vie. L’art peut ainsi agir sur le Vivant pour engendrer un impact culturel de questionnement critique d’un point de vue aussi bien éthique, politique, écologique que social.

La “dimension organique”, sur laquelle repose la vie, n’est pas un nouveau topos de l’art, pensons par exemple à l’Architecture Organique (Lloyd Wright, Bruce Goff, Alvar Alto et leurs disciples) et à sa relation au design. Dès la seconde moitié des années 1980 en particulier, les sujets liés à l’“organique”, au “bio”, ont pris un essor considérable sur un terreau culturel qui a vu l’avènement de mouvements culturels et politiques centrés sur la remise en question des relations avec l’environnement et les êtres vivants et l’importance accrue de disciplines comme la biologie et la génétique devenues des paradigmes, y compris en dehors de leur domaine spécifique (par exemple dans les travaux de Maturana et Varela, Dawkins, Cavalli-Sforza). Les “technologies du vivant” sont devenues de véritables modèles et terminus ad quem pour les technologies de pointe. Aujourd’hui, elles constituent la base d’un nombre croissant de dispositifs et de disciplines qui utilisent le préfixe “bio” (la biochimie, la biomécanique, la bio-informatique, les biotechnologies, la bio-ingénierie, la bionique, la biorobotique…).

Guy Ben-Ary, cellF. Installation finale. Photo: D.R.

Le domaine des Bio-Arts est complexe, comme on peut le voir sur le schéma basé sur un texte de George Gessert (1), un artiste et théoricien qui travaille dans le champ de l’Art Génétique et dont l’œuvre, depuis la fin des années 1970, consiste à élaborer des plantes. Son travail est également une critique de la prévalence contemporaine du kitsch dans la sélection et la création actuelle de plantes. Étant donné que les plantes ont besoin de temps pour pousser et se développer — certaines n’arrivant à floraison qu’après plusieurs années — Gessert déclare que peut-être après l’architecture, la culture de plantes est la forme d’art la plus lente (Hauser 2003). Depuis les années 1980, Gessert consacre son travail aux relations entre art et génétique, exposant des installations d’hybrides et de la documentation de projets de culture de plantes.

Comme on peut le voir sur l’image, excepté pour le Genetic Art (Art Génétique), toutes les formes relèvent de la catégorie Bio-Art qui comprend des courants d’art historiques comme le Land Art et la performance. L’image montre également que le Genetic Art a des rejetons importants dans le domaine non-organique : en réalité, cette « passerelle » entre l’organique et le non-organique révélé par l’art, reflète l’échange actuel entre différentes disciplines de la science et de la technologie et récapitule l’évolution puisque, selon la biogenèse, la vie a surgi de la matière non-vivante, il y a environ quatre milliards d’années.

Dans les Bio-Arts, la matière, la présence matérielle, est fondamentale, par opposition à la tendance vers l’immatérialité de l’art, initialement décrite par Lucy Lippard (1973) et Jean-François Lyotard (1985) et mise en exergue aujourd’hui par l’imagerie numérique et les technologies de communication. Ainsi les Bio-Arts ne peuvent être considérés comme une évolution de formes artistiques reposant sur la vie artificielle, l’art généré par ordinateur, la robotique, l’intelligence artificielle, l’art génératif, l’art des nouveaux médias ou le numérique : c’est un art différent, même lorsqu’il est hybridé à ces derniers.

Depuis les années 1990, de nombreux artistes se sont aventurés sur ce terrain (Marta De Menezes, Joe Davis, Jun Takita, Adam Zaretsky, Brandon Ballengée, CriticaI Art Ensemble, Polona Tratnik, Julia Reodica, Marcello Mercado, Niki Sperou pour n’en citer que quelques uns), instaurant une forte collaboration entre l’art et la science. On compte parmi eux le Brésilien Eduardo Kac qui en 2000 a présenté GFP Bunny (Alba), la célèbre lapine albinos à qui l’on avait transplanté une mutation synthétique du gène fluorescent de la méduse Aequorea Victoria. Alba, une lapine transgénique, devenait sous une lumière particulière une chimère fluorescente, et pas seulement du point de vue biologique. Alba est issue d’une expérience somme toute ordinaire menée à l’INRA (l’Institut National de la Recherche Agronomique à Paris) et sans doute dans d’autres structures de ce genre à travers le monde, qu’Eduardo Kac a rendue publique par une sorte de performance médiatique.

En réalité, Alba était un projet/performance à l’intérieur d’un système médiatique développé par l’artiste, qui comprenait des affiches, des interviews, des performances, des annonces; un projet qui critiquait l’hermétisme de la science, l’aspect secret et l’éthique des expériences scientifiques et qui était centré sur le rôle social de l’art et sur le droit de l’art de s’approprier des instruments scientifiques. Alba, qui a suscité une très grande attention sur la scène culturelle et dans les médias internationaux, fut également une chimère en ce qu’assujettie à une perpétuelle censure elle n’a jamais pu être montrée en public.

SymbioticA, The Tissue Culture & Art Project (projet d’art et de culture de tissus). Worry Dolls. Photo: D.R.

Une autre approche est celle de SymbioticA, un collectif basé à l’Université d’Australie occidentale à Perth, qui a créé un centre de recherche et un programme de Bio-Arts. Leur travail constitue une critique sévère de l’approche humaine du vivant. Il insiste sur les contradictions de la relation entre humain et animal et sur la fluidité de la frontière entre le vivant et le non-vivant. Selon Oron Catts et Ionat Zurr de SymbioticA, la capacité à manipuler la vie ne crée pas seulement de nouvelles formes de vie et d’éléments de vie, mais nous force aussi à réexaminer différentes interprétations de ce qu’est la vie et la dissolution des frontières dans le continuum de la vie (Hauser 2003). Dans The Tissue Culture & Art Project, initié en 1996, des êtres “semi-vivants” sont créés à l’aide de techniques similaires à celles utilisées pour la production d’organes bio-artificiels (ingénierie des tissus).

Ils sont “semi-vivants”, car les cellules, extraites d’organismes vivants et cultivées sur des supports en polymère biodégradable, ne peuvent vivre et se multiplier que dans des bioréacteurs, protégées du monde extérieur, nourries et maintenues dans une « vie partielle » non-autonome. L’une de leurs œuvres, Disembodied Cuisine (« Cuisine désincarnée », 2000), présente des steaks particuliers, obtenus à partir de biopsies de muscles de grenouilles que l’on cultive dans des biopolymères au sein d’un bioréacteur. Pour le finissage de l’exposition, dans la performance finale, les steaks furent mangés par le public dans une sorte de banquet collectif rituel, tandis que les grenouilles nageaient bien à l’abri dans leur aquarium. Cette technique pourrait être utilisée pour obtenir de la viande de consommation courante sans devoir tuer des animaux, même s’il s’agit encore d’une illusion d’absence de victimes. En effet, jusqu’à ce que des alternatives soient trouvées, la culture du steak in vitro nécessite un sérum créé à partir de plasma d’animaux, ce qui implique le sacrifice de veaux ou d’embryons bovins pour l’obtention de cet ingrédient.

En 2011, l’artiste française Marion Laval-Jeantet, membre du duo Art Orienté Objet, a fait, avec la performance Que le cheval vive en moi !, une auto-expérience médicale radicale et extrême destinée à gommer les frontières entre les espèces, à établir un dialogue inter-espèces (ou trans-espèces). Durant plusieurs mois Marion Laval-Jeantet s’est fait injecter des immunoglobulines de cheval, y développant ainsi une tolérance. Au cours de la performance, on lui a injecté du plasma de cheval rendu compatible sans qu’elle souffre de choc anaphylactique et les immunoglobulines du cheval ont contourné son système immunitaire pour s’associer aux protéines de son corps agissant ainsi sur toutes les fonctions majeures de son organisme.

Après la performance, l’artiste a ressenti des altérations de son rythme physiologique et de sa conscience, une sensibilité et une nervosité accrues. Des prélèvements de son sang hybridé ont ensuite été congelés. Cette performance illustre également la possibilité de soigner des maladies auto-immunes en utilisant de l’immunoglobuline étrangère. Ainsi, selon l’artiste, “l’animal devient l’avenir de l’humain.” Cette œuvre, qui en 2011 a remporté le Prix Ars Electronica, représente en outre une version contemporaine du mythe du centaure, l’hybride humain-cheval, “l’animal dans l’humain” qui est l’antithèse du cavalier, l’humain dominant l’animal. Il en découle alors un questionnement sur l’anthropocentrisme, sur la pyramide du vivant avec l’humanité au sommet.

Aujourd’hui, grâce à la biologie de synthèse et l’ingénierie génétique, il est possible de modifier et de créer des formes de vies synthétiques, de nouveaux organismes vivants, voire de faire renaitre des espèces animales disparues (ce que l’on appelle la “dé-extinction”). Ainsi, la prochaine étape des disciplines du vivant est la création de formes de vies générées et développées à partir de la culture humaine. En octobre 2015, la conférence NeoLife, organisée par Oron Catts et SymbioticA à l’Université d’Australie occidentale à Perth, présentait un vaste panorama dans des domaines variés : les disciplines liées à la biologie, l’anthropologie, l’art et l’esthétique, le post-humanisme, l’éthique, le bien-être animal et végétal, l’hybridation, les interventions corporelles, la prosthétique, le droit, la littérature, forts d’une vaste participation internationale.

Art Orienté Objet (Marion Laval Jeantet & Benoît Mangin), Que le cheval vive en moi ! Photo: D.R.

Selon le texte de présentation de la conférence, […] de nouvelles formes de vie sont en train d’émerger dans les labos, les ateliers d’art et les workshops. Avec la promesse d’une exploitation pour la santé et la prospérité, nous assistons à l’apparition d’une vie telle qu’elle n’a jamais existé auparavant, si ce n’est enfouie sous des hyperboles, de la rhétorique et des spéculations. […] Cette rencontre va s’efforcer de présenter les perspectives occidentales et non-occidentales liées à la vie telle qu’elle se manifeste aussi bien que celle transformée en matériau brut pour l’ingénierie.

Nous sommes en passe d’assister à une extension de l’idée même de la vie, y compris au-delà du royaume organique, par des formes de vie organiques, inorganiques et mixtes. On pourrait qualifier ces formes émergentes, qui vont au-delà de l’humanité, de “Troisième Vie” dans la mesure où la vie organique constitue la “Première Vie” et que la “Seconde Vie” appartient au domaine symbolique (à ne pas confondre avec le célèbre métavers « Second Life »). Ceci constituait l’un des points principaux de mon exposé à cette occasion.

En parallèle à NeoLife se déroulaient de nombreux événements, ateliers et expositions liés à l’art, dont cellF (se prononce comme “Self” — soi en anglais), l’installation de l’artiste australien Guy Ben-Ary. L’artiste avait cultivé un “cerveau externe” par la technique des cellules souches pluripotentes induites (CSPi), qui avait fait retourner à leur état embryonnaire quelques cellules de sa peau, extraites par biopsie, et les avait transformées en un réseau neuronal opérationnel. Ensuite, Ben-Ary a construit un corps robotique qui produisait du son grâce à tout un ensemble de synthétiseurs modulaires analogiques constituant l’interface de son “cerveau externe” permettant un fonctionnement en synergie et en temps réel. Les synthétiseurs ont été assemblés dans une sculpture avec le biolab contenant le “cerveau externe”.

Selon l’artiste, les réseaux de neurones et les synthétiseurs fonctionnent de manière similaire : dans les deux cas, du courant passe à travers les composants pour générer des données ou du son. Les réseaux de neurones produisent des ensembles de données considérablement vastes et complexes et, de par sa nature intrinsèque, le synthétiseur analogique est parfait pour rendre par du son la complexité et la quantité de l’information. cellF peut être perçue comme une œuvre performative, un musicien/compositeur cybernétique. Des musiciens humains jouent avec cellF, la musique produite par les humains est envoyée aux neurones du cerveau externe qui répond en contrôlant les synthétiseurs analogiques. Il en résulte des œuvres sonores jouées en direct qui ne sont pas entièrement humaines, qui nous mène au-delà de l’humanité.

Pier Luigi Capucci
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, “Arts & Sciences”, mars / mai 2016

(1) Les graphiques sont basés sur un texte de George Gessert posté sur Yasmin, une liste de diffusion dédiée aux interactions entre art, science et technologie dans le pourtour méditerranéen.

Pier Luigi Capucci, The Bioarts realm, le 25 mars 2006. Photo: D.R.

Références
Jens Hauser (Dir.), L’art biotech. Le Lieu Unique, Nantes, Filigranes Édition, 2003.
Dmitry Bulatov (Ed.), Evolution Haute Couture. Art and Science in the Post-Biological Age, Kaliningrad, BB NCCA, 2013.

Site de la conférence NeoLife
http://www.symbiotica.uwa.edu.au/activities/symposiums/neolife-slsa-2015

Lorsque l’on évoque l’hybridation entre la science du vivant et l’art à l’ère du numérique, il ressort immédiatement un nom : Eduardo Kac. Avec ses manipulations transgéniques « empruntées » à l’INRA qui rendent un lapin vert fluorescent, il est devenu le symbole du bio-art; sans que l’on mentionne par ailleurs les interrogations et controverses liées à une telle collusion… Eduardo Kac figure, bien évidemment, dans le tableau mis en exergue de l’exposition La Fabrique Du Vivant, présentée au Centre Pompidou.

Une sorte de galerie de l’évolution de la création artistique liée aux biotechnologies qui, dans un panoramique vertigineux, relie Mary Shelley (Frankenstein) et les biohackeurs qui proposent désormais des kits de modification génétique. Cet historique affiché rappelle aussi l’existence de précurseurs, telle Marta de Menezes qui réalise en 1999 une œuvre basée sur des manipulations morphogénétiques sur les ailes d’un papillon vivant. Ces balises remettent en perspective les pièces, récentes pour la plupart, présentées par les commissaires de l’exposition, Marie-Ange Brayer et Olivier Zeitoun.

À rebours de ce que l’on pourrait supposer, les dizaines de créations rassemblées pour cette exposition ne reposent pas toutes à 100% sur des protocoles high-tech. Certaines ne font que s’inspirer du design, des structures et de la texture du vivant. À l’image des AguaHoja Artifacts de Neri Oxman & The Mediated Matter Group accrochés à un mur comme des trophées. Avec leurs nervures, ces échantillons de matériaux biodégradables « forgés » par imprimante 3D ressemblent à des mues de serpents…

La plupart des pièces, cependant, font appel à des composants, des procédés ou des propriétés issus du monde organique, végétal ou animal. L’utilisation de biomatériaux permettant de jouer sur la lumière, la couleur… de concevoir des objets capables d’évoluer (!) et de répondre à l’exigence écologique de notre époque… d’ouvrir d’autres champs à l’innovation… Émanant d’artistes et de travaux de laboratoires, l’exposition s’articule sur 4 volets : Modéliser le vivant, Programmer le vivant, Ingénierie de la nature et Nouvelles matérialités.

Parmi les réalisations, citons notamment la lampe bioluminescente du designer Joris Laarman qui intègre des cellules de lucioles et est, de fait, un objet « semi-vivant » (Half Life Lamp). Dans un registre voisin, des algues sont à la source du fonctionnement de la lampe biocomposite d’Alexandre Echasseriau (Akadama) et de l’installation bioluminescente de Daan Roosegaarde (Glowing Nature). Prisonnières dans des boîtes de Petri où leurs propriétés (bioréceptivité, biophotovoltaïque, bioremédiation) sont misent en valeur, ce sont encore des algues qui sont utilisées par Bio-ID alias Marcos Cruz & Brenda Parker (Robotically extruded algae-laden hydrogel).

Des algues et des semences servent aussi de traceurs à Allison Kudla pour dessiner via une bio-imprimante 3D un paysage basé sur un algorithme de croissance végétale appliqué au développement urbain (Capacity for (Urban Eden, Human Error)). Les champignons sont également très prisés pour les propriétés du mycélium qui permet, par exemple, de souder de petites briques et d’élaborer des structures complexes et imposantes comme celles conçues par l’architecte David Benjamin (studio The Living), ou de fabriquer des objets comme des chaises par sédimentation et impression 3D (Mycelium Chair du studio Klarenbeek & Dros).

Même principe pour le projet XenoDerma développé par l’équipe de l’Urban Morphogenesis Lab qui utilise la soie de toiles d’araignée contrainte dans des armatures géométriques. Cette mise à contribution « forcée » est aussi appliquée aux abeilles dans la série Made By Bee de Tomáš Gabzdil (Studio Libertiny). Comme d’autres artistes pratiquant l’api-sculpture (Ren Ri, Stanislaw Brach, Luce Moreau, etc.), Tomáš Gabzdil préforme le cadre de l’activité des abeilles qui se font designers à leur insu et conçoivent ainsi des formes et des objets en cire selon la matrice fournie; ici en l’occurrence des vases (The Honeycomb Vase).

Sonja Bäumel & Manuel Selg ont choisi de s’intéresser aux bactéries colportées par l’homme (Metabodies). C’est la croissance et le « langage » de ces bactéries, que chacun héberge sur sa peau, qui sont rendus visibles grâce à l’ajout de GFP; la fameuse protéine verte fluo qu’utilise aussi Eduardo Kac. Rappelons qu’il a aussi injecté de l’ADN extrait de son sang dans une fleur (Edunia). Dans le genre, Špela Petrič injecte des hormones extraites de son urine dans le tissu embryonnaire d’une plante qu’elle place ensuite dans des sortes de couveuses où l’on peut observer l’évolution de ces chimères (Ectogenesis: Plant-Human Monsters).

Mais la pièce la plus surprenante est peut-être celle d’Amy Karle au titre plus qu’évocateur : Regenerative Reliquary. Là aussi, on observe au travers d’une sorte de bocal le squelette 3D d’une main, reconstitué à partir de cellules souches déposées sur une armature en matière biodégradable. Dans l’absolu, même si le temps d’une exposition reste trop peu important pour en mesurer pleinement les variations, cette relique futuriste se développe et donne l’impression, à terme, d’une croissance millimétrée et maîtrisée…

La Fabrique Du Vivant marque le troisième volet de Mutations / Créations, manifestation annuelle du Laboratoire de la création et de l’innovation du Centre Pompidou — auquel se rattache aussi la monographie de l’artiste brésilienne Erika Verzutti — et se parcourt aux sons de l’installation du compositeur Jean-Luc Henry, Biotope. Par intervalle, surgissent comme des cris d’animaux dans une jungle imaginaire et d’autres bruits incertains… Un dispositif interactif réagissant en fonction des visiteurs de l’expo; fruit d’un partenariat avec l’Ircam, comme le forum Vertigo qui réunit des universitaires, scientifiques, artistes et ingénieurs.

Au menu de ces rencontres art / science qui auront lieu du 27 au 30 mars, une présentation de projets réalisés dans le cadre des STARTS Residencies, programme européen de résidences artistiques liées à l’innovation technologique, un colloque (Composer avec le vivant), des tables rondes et débats avec des universitaires, chercheurs, ingénieurs et artistes autour des problématiques du design en science, de la modélisation du vivant, des biomatériaux, du génie génétique… En bonus, des concerts associés le 28 mars siglés Ircam Live qui verront notamment Robin Rimbaud alias Scanner qui réinterprétera Mass Observation (à l’origine, un album techno-ambient / electronica expérimentale paru, après ses premières captures de conversations, en 1994 sur Ash International et récemment réédité en version extended).

Laurent Diouf
Photos: D.R.

> La Fabrique Du Vivant, exposition du 20 février au 15 avril, Galerie 4 – Centre Pompidou, Paris
> Forum Vertigo, colloque, débats et concerts, du 27 au 30 mars, Centre Pompidou, Paris
> https://www.centrepompidou.fr

art, science et biologie à bidouiller soi-même

Si l’image des biohackers fait simplement penser à des activistes, politiquement et esthétiquement investis dans les aspects techniques de l’interface informatique et de la biologie (moléculaire), alors elle devrait englober la communauté naissante de bio-hackers (bio-pirates) de La Paillasse.

La Paillasse a récemment fêté son inauguration dans une banlieue de Paris. À côté de voies ferrées et de bâtiments vétustes, voués à être démolis dans un proche avenir, leur attitude « do-it-yourself » (bidouilleuse) est évidente quand on regarde les outils qui traînent un peu partout, en cours d’utilisation, en construction ou en morceaux éparpillés. Bien sûr, l’équipement est en grande partie constitué d’un matériel hétéroclite recueilli afin de constituer un « hackerspace » (espace pirate), mais on trouve aussi des tables de travail avec des microscopes, une centrifugeuse, un spectromètre, des incubateurs ainsi que des flacons ordinaires, des réfrigérateurs et des micro-ondes. La plupart des outils sont anciens, voire obsolètes. Cependant, ne vous méprenez pas, il s’agit là d’un lieu de créativité qui n’a rien à envier aux laboratoires emblématiques de la « grande biologie ». Il faut une sacrée dose de créativité et de persévérance pour mettre sur pied un laboratoire avec trois fois rien et sans imiter les programmes de recherche de « la grande biologie » ou tenter de devenir des pâles copies d’inventeurs en blouse blanche qui utilisent du matériel de pointe dans un environnement stérile et ordonné.

Certes, l’apparence de « la biologie-à-faire-soi-même » à La Paillasse ne ressemble en rien aux jolies images trouvées sur les sites d’instituts haut de gamme ou de sociétés commerciales, mais reste à savoir si un laboratoire biologique qui fait partie d’une sous/contre-culture de hackers correspond à un genre de créativité qui remet en cause les « laboratoires humides » types comme espaces exclusifs et asociaux. Plus précisément, on trouve exemplaire la réaction de son grand frère face à la marchandisation du code source. Où mène l’exemple donné par le développement du logiciel de source libre et ouvert lorsque l’objet examiné porte non seulement sur la création et la modification du code source et du matériel qu’il fait fonctionner, mais aussi sur la vie et le travail sur des formes de vie en tant que connaissance, création technologique, art et tout leur contraire ?

Le Lab / La Paillasse.

Le Lab / La Paillasse. Photo: D.R.

La Paillasse comme point de départ…
Commençons par quelques-unes des nombreuses idées qui circulent dans les réunions du jeudi soir à La Paillasse. Bien entendu, chacun est le bienvenu dans ce groupe diversifié de personnes passionnées par l’évolution des sciences de la vie. Il n’est pas nécessaire d’identifier explicitement le chercheur en sciences de la vie, le programmeur, l’élève, le citoyen ou l’artiste qui s’intéresse aux aspects sociaux de la science. Il est probable que les personnes présentes seront amenées à endosser le rôle d’un ou plusieurs de ces personnages au cours de la soirée, quel que soit leur niveau d’expérience. C’est aussi ce que « faire-de-la-biologie-soi-même » signifie. Les obstacles pour devenir actif dans la biologie sont extrêmement importants, la connaissance requise demande de rester à l’affut de la rapide évolution technique et de maîtriser des compétences et des connaissances essentielles pour travailler avec des instruments précis, les démonter et les utiliser dans des expériences. En d’autres termes, le DIYbio se concentre sur la construction d’un laboratoire équipé d’outils élémentaires pour toute personne ayant une approche de base concernant l’expérimentation. Ce laboratoire est activement mis en place comme un espace social aussi inclusif que possible.

Bon nombre des exemples discutés à La Paillasse illustrent ce point. Les seuils de participation à l’enregistrement et au catalogage de l’interaction de la biodiversité et des organismes génétiquement modifiés sont faibles. Bien entendu, ce processus nécessite des outils capables de remplir cette fonction et qui soient suffisamment simples pour permettre à quiconque de collecter des données plausibles. Par exemple, La Paillasse a lancé un projet sur les propriétés des algues. Un réseau de recherche qui étudie les nouveaux biocarburants se concentre de plus en plus sur les algues. Un échantillon est peu coûteux et grâce à un bio-réacteur et un peu de pratique il est possible de produire de l’électricité. Ce qui compte, parfois, c’est la simplicité même de la technique et la disponibilité des matériaux dans la vie courante, comme la création de papier ou de plastique à partir de simples micro-organismes. À d’autres occasions, cependant, le DIYbio ne peut se distinguer du BioArt. Par exemple, on pourrait imaginer que l’interaction avec les algues soit transformée en musique. Pourquoi ne pas « écouter la vie » en développant des logiciels qui permettent d’enregistrer les variations de son et de luminosité des algues de culture ? Il en résulterait un enregistrement de tout changement générant des sons réactifs.

Le domaine numérique investi par le hacker réapparaît dans ces types de projets. Cela illustre le fait que seuls quelque sens soient fiables, tandis qu’émergent des outils informatiques pour penser à la vie, à la nature et au corps. Par exemple, un simple casque équipé de capteurs pourrait transformer les ondes cérébrales en sons et couleurs différents représentant les divers aspects de l’activité mentale. C’est ce que l’on surnomme le projet neuro-hack. De même, beaucoup d’autres significations peuvent être directement reliées aux vastes quantités d’informations rassemblées sur les gènes, les protéines, les cellules et tout ce qui est ainsi produit par la recherche scientifique. Visualiser les tendances des interactions complexes entre entités biologiques fait généralement appel aux yeux, tout comme la lecture de textes ou la vision d’une simulation, il est également possible d’écouter des sons, voire de la musique, en fonction de leurs changements d’aspect, de formes et de positions.

Neurohack, Psyche Delight (performance) @ La Gaîté Lyrique, Paris 04/2012. Projet créé par Sam NeuroHack, Katerina Saponenko & Franck Weber.

Neurohack, Psyche Delight (performance) @ La Gaîté Lyrique, Paris 04/2012. Projet créé par Sam NeuroHack, Katerina Saponenko & Franck Weber. Photo: © Fabrice Deutscher.

L’avenir ouvert
Les projets décrits ci-dessus peuvent être considéré comme essentiellement symboliques du personnage du biohacker et du laboratoire en tant qu’espace social par opposition à l’exclusivité des sciences de la vie. De même, la figure du biohacker se réfère à la possibilité qu’ont des groupes émergeants de constituer des alternatives à l’avenir spéculatif de la vie imaginée comme création technologique entièrement maitrisée. Bien entendu, les projets réalisés par les participants de La Paillasse (ou les futurs projets qu’ils pourraient réaliser s’ils parvenaient à moderniser leur laboratoire) sont susceptibles de soulever la conscience critique et politique autour des questions relatives à la biologie. Par exemple, leurs alternatives à faible coût et de faible technicité sont « gratuites » et revalorisent la créativité, l’espièglerie, la collaboration entre amateurs et experts, les matériaux et les connaissances de toutes sortes (surtout si on les compare aux restrictions portant sur l’utilisation des outils).

En effet, ces alliances d’évolution technologique, de valeurs humaines et de débats illimités pourraient constituer des contre-mesures urgentes et nécessaires face aux risques écologiques, à l’insécurité et aux formes de vie « totalement déréglées » dans leur lien avec l’approche générale de la biotechnologie concernant la modification des plantes, des organismes vivants et de l’environnement. Toutefois, ces valeurs ne sont pas nécessairement contraires à la production et l’utilisation des connaissances scientifiques dans les sciences de la vie en tant qu’activité de plus en plus réglementée et commercialisée. Les valeurs d’accès, d’ouverture et de collaboration ne sont pas toujours réservées aux expériences et à la recherche où les impératifs commerciaux n’ont pas leur place. De même, le désir d’intensifier leurs expériences implique une proximité avec les tendances et la spéculation actuelles qui entourent les solutions fournies par les scientifiques de la vie face à la pénurie de nourriture et de médicaments, la spéculation sur l’augmentation des catastrophes écologiques de toutes sortes et la grande variété d’associations dystopiques qui en sont le reflet.

Le personnage du biohacker rencontré à La Paillasse est rafraîchissant dans son aspiration à trouver un autre type de développement né du croisement entre informatique et biologie (moléculaire). Il lui reste cependant à maintenir un équilibre dans la relation de ce personnage avec les connotations politico-militantes du terme biohacker. Que se passera-t-il lorsque des projets de biohacking et l’acquisition d’instruments plus sophistiqués (qui augmenteront leurs possibilités d’action et d’interaction avec des formes de vie) s’intensifieront ? Manifestement, il existe une tension entre le rôle du biohacker, le recours à des types plus nombreux et variés de ressources et de règlements et la formation d’un réseau ouvert favorable à une nouvelle forme de recherche, de collaborations, de subventions, la mise au point d’une politique spécifique, etc. Un programme de recherche qui se refuse à suivre cette voie pourrait finir aliéné par rapport aux modes opératoires des sciences de la vie. Les deux entités (le biohacker et le biologiste bidouilleur) vont finir par se rejoindre dans un avenir proche, après avoir mûri et accumulé une plus grande expérience. Espérons que cette future rencontre englobera la perspective de transformation des laboratoires en espaces sociaux où chacun sera libre de travailler avec l’ADN sous ses différentes formes.

Eric Deibel
publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

 

> http://www.lapaillasse.org/

substance et code

Paul Vanouse est un artiste identifié dans le bioart qui interroge les technosciences. Sa démarche va bien au-delà de projets basés sur des principes numériques ou interactifs. Ses travaux tiennent à la fois en des performances, mais aussi des installations, temps particuliers durant lesquels il travaille à partir d’un bien singulier matériau : la biochimie et l’un de ses composants, l’ADN.

Paul Vanouse, Ocular Revision - circular rig.

Paul Vanouse, Ocular Revision – circular rig. Photo: © Paul Vanouse.

Dans la continuité du Critical Art Ensemble, collectif avec lequel il a régulièrement coopéré, il engage une réflexion complexe allant à rebours d’une vision commune, par trop simpliste, qui met en exergue des points de débat cruciaux et pleinement d’actualité. Ainsi, il n’hésite pas à aborder des questions d’éthique relatives à la science, la génétique, l’eugénisme, mais aussi les méthodes d’investigation policière et l’institutionnalisation de la catégorisation des individus.
C’est donc à travers des partis-pris forts et au-delà d’une vision consensuelle qu’il engage des procédures propres au champ de l’art. Au sein d’installations et performances présentées au cours de festivals, musées et événements spécifiques, Paul Vanouse connecte deux milieux initialement étrangers. Face au public, il figure le chercheur et active des procédures et méthodologies de laboratoire. Opérant face au public et à l’aide de machines spécifiques, des systèmes d’analyse et d’opération chimique, il développe des processus d’analyse et de visualisation se référant souvent au génome humain.
Ces processus, inscrits dans la durée, sous-tendent l’appropriation d’un médium, la génétique, la donnée qui en est extraite, sa visualisation et instrumentalisation; par extension leur démystification. Mais aussi, et c’est un élément important, l’incidence sociétale qu’impactent ces technologies, notamment par l’acceptation tacite de leur caractère de vérité. Il s’agit donc, pour Paul Vanouse, de signifier l’orientation et la détermination politiques, qui en sont faites et par ce biais initier une pensée critique et responsable de leurs impacts.

Dans le champ du bioart, la technologie se joint à l’art intégrant les sciences du vivant et ce sont par conséquent des outils et protocoles se référant au laboratoire qui sont engagés. Vous-même êtes engagé dans une telle démarche, et plutôt que de bioart, vous la qualifieriez de biomédia. Dans quelle mesure opérez-vous une distinction entre ces deux notions ?
J’ai plutôt tendance à utiliser ces deux termes de façon indistincte, particulièrement quand je m’adresse à des publics plus généralistes. Le terme « bioart » est simple, direct. Cependant, « biomédia » m’apparaît plus précis dans la mesure où il désigne explicitement le médium, tandis que « bioart » crée des confusions avec les formes d’art qui prennent pour sujet la biologie. Il y a aussi cette délicate question de la cohérence. En effet, nous ne qualifions pas la peinture sous l’appellation « art de la peinture ». Dans tous les cas, la notion d’art associée à un qualificatif me semble galvaudée parce qu’elle décrit habituellement l’essence, tandis que le média décrit plus simplement la forme, le format ou les matériaux. Il me semble en conséquence plus pertinent de me désigner comme artiste travaillant avec les biomédias. Sur un autre plan, je tiens à mentionner Jens Hauser. Celui-ci a problématisé et développé une singulière visée, au sujet des résonances biologiques du terme « média »; en rapprochant notamment cette notion du milieu de culture cellulaire placé en boîte de Petri.

Vous avez plutôt un parcours de plasticien et vous enseignez également à l’Université de Buffalo au département d’études visuelles. Ce parcours peut étonner car il va à rebours d’un préconçu suivant lequel vous viendriez des sciences dures et évolueriez dans ce domaine. Avez-vous suivi également une formation scientifique vous permettant d’être plus familier au travail en laboratoire ou êtes-vous plus simplement autodidacte ? Comment en êtes-vous venu à travailler avec la génétique et assimiler les procédures techniques, mais aussi éthiques de cette discipline ?
J’ai étudié la peinture et simultanément suivi un ensemble de cours en biologie et chimie à la fin des années 80. Au terme de mon cursus, j’ai rencontré beaucoup d’artistes issus du post-modernisme dont Jenny Holzer et Hans Haacke. Fondamentalement, la majeure partie de ma démarche, d’un point de vue critique et réflexif, mais aussi mon approche conceptuelle des médias, émane de cette période. J’ai appris à programmer de sorte à produire des formes culturelles complexes pouvant exister simultanément et en différents lieux, comme des consoles d’information et guichets automatiques.
Les années 90 m’ont permis de développer cet intérêt pour les médias interactifs. Mais aussi pour les industries relatives aux champs du vivant — que l’on peut identifier comme bio-technologies ou plutôt techno-biologies — étaient en pleine émergence tout en produisant déjà un lot de contradictions perverses. Il était alors bien naturel de commencer à travailler sur ces formes pour les engager dans une réflexion critique.
Ce fut le cas notamment avec Visible Human Project et Human Genome Project. Je suis également et tout particulièrement reconnaissant à Robin Held, qui a organisé une table ronde à Seattle en 1999, offrant un contexte unique à des artistes et scientifiques pour discuter des problématiques éthiques relatives au projet d’identification génomique de l’homme (1). Pour conclure sur mon parcours, je ne peux que saluer de notables scientifiques, comme les professeurs Mary-Claire King et Robert Ferrel pour leur générosité et m’avoir appris les principes d’amplification et séparation de l’ADN.

L’une des techniques que vous employez couramment est l’électrophorèse sur gel (2). Pourriez-vous nous décrire ce processus et comment vous l’êtes-vous approprié, notamment dans le cadre de vos dernières productions : Ocular Revision et Suspect Inversion Center ?
Dès le début — à la fin des années 90 — j’ai été fasciné par cette technique. Il s’agit essentiellement d’une procédure qui produit les profils de bandes souvent appelés « empreintes génétiques ». Je ne vais pas entrer dans le détail de ce procédé, mais ce qui est intéressant au sujet de l’électrophorèse, c’est qu’il permet d’observer l’ADN à l’œil nu. En outre, il utilise la position de l’ADN dans un gel mis à plat dans une coupelle pour faire la lumière sur l’identité d’une personne ou d’un organisme, ce qui, à l’instar de tout support visuel et auprès d’un artiste, semble une invitation à la recherche, la critique, l’appropriation, la réutilisation, le détournement.

Paul Vanouse, Ocular Revision.

Paul Vanouse, Ocular Revision. Photo: © Paul Vanouse.

On peut donc en déduire que ce médium est évolutif, manipulable et sujet à l’interprétation. Or les images de l’ADN produites en laboratoire sont manipulées de multiples façons (électrophorèse, découpe, amplification). La perception commune de l’ADN, c’est qu’il ne peut mentir car il est la signature unique de tout individu. La question n’est pas de considérer l’ADN seulement comme un sujet, mais également comme médium. L’ADN est alors présenté comme une substance plutôt que comme code. Serait-il possible de développer cette articulation ?
Oui, il y a une suite d’oppositions que j’ai développées. Dans la première, il s’agit de considérer l’image de l’ADN comme un médium plutôt que comme une empreinte directe du sujet et la seconde opposition serait de percevoir l’ADN comme une substance plutôt qu’un code. Dans le premier cas, l’ADN est considéré comme un moyen plastique de représenter une forme de communication et de représentation. Ce qui en émane, c’est l’idée que l’ADN est malléable et capable de représenter visuellement n’importe quoi. Ceci contrevient à cette idée préconçue suivant laquelle les images d’ADN transcrivent l’essence immuable d’une subjectivité individuelle.
Ces images produites avec l’ADN seraient le gold standard (3) d’une enquête criminelle voire un infaillible détecteur de mensonges. L’autorité qui émane de l’image d’ADN résulte en partie de puissantes métaphores inscrites dans notre quotidien et couramment usitées dans le langage : « l’empreinte génétique » ou « l’empreinte ADN ». Ces métaphores induisent en erreur les novices et présupposent que l’ADN serait l’empreinte directe et unique d’un individu plutôt que le résultat d’un ensemble de manipulations complexes et arbitraires réalisé en laboratoire.
Le second point sur lequel il est important de se pencher, c’est la tendance à envisager l’ADN comme un code. Une fois que l’ADN est traité comme une simple information (ou code), il est coupé — il est rendu abstrait, voire transcendé — de la vie en général et devient plus facilement rationalisé, breveté. L’ADN, à mon avis, n’est après tout qu’une substance inscrite dans la matrice de la vie; elle n’est ni virtuelle ni purement symbolique, mais reliée à des processus vivants et inscrite dans une profonde matérialité.
Sans se limiter à l’électrophorèse, il y a d’autres protocoles qui exploitent la nature physique de l’ADN. Dans les expérimentations radicales que j’ai faites en faisant usage de l’électrophorèse comme Ocular Revision, je suis allé un cran plus loin en fabriquant une structure circulaire mettant en évidence l’ADN comme matériau doté d’une masse, d’une charge, etc. Dans ce travail, je me suis réapproprié la métaphore de la carte génétique et l’ai détourné. Plutôt que reproduire un système classique de représentation génétique, j’ai créé une mappemonde avec de l’ADN. Ce qui nous ramène à la première proposition. L’ADN peut aussi être un médium de représentation plutôt qu’un sujet de représentation.
Je déconstruis. En un sens, cela apporte de la clarté. Dénaturer, détourner les constructions idéologiques faites autour de l’ADN, et à d’autres égards, cela permet d’initier de nouvelles métaphores, associations d’idées, valeurs et significations auxquelles adhérer. J’espère que cela fait sens. Mon opinion, c’est que non seulement les métaphores utilisées pour décrire l’ADN sont douteuses, mais aussi, elles sont devenues opérationnelles et entravent la formation de nouvelles idées : un régime de signes agglomérés. Cependant, j’aime les métaphores et les associations logiques, lesquelles sont à la base de la plupart des langages humains, après tout, et je ne crois pas que l’art ou la science pourraient aller où que ce soit sans elles.

Pensez-vous que votre travail produise du sens critique auprès des publics, les incite à mieux s’informer, les aide à s’autonomiser davantage et mettre en question leur rapport à la génétique et aux techniques d’investigation, de recherche médico-légales ?
Oui, ceci est particulièrement important dans des pièces comme Latent Figure Protocol et Suspect Inversion Center. Dans cette dernière réalisation, par exemple, je souhaitais contrer la façon dont les mass-médias dramatisent l’information, notamment avec l’Investigation de Scènes de Crime (4). Ce traitement médiatique est typique de la désinformation du public. Ce faisant, on offre au public des outils conceptuels pour comprendre les enjeux actuels qui entourent l’utilisation de l’imagerie de l’ADN ainsi que l’exploitation de fichiers génétiques. Avec SIC, j’ai créé un laboratoire ouvert dans lequel tout ce qui s’y passait pouvait être exploité. Mais il était aussi important qu’aucune question ne puisse être trop technique ni trop culturelle. De telles distinctions, démarcations, sont aussi des limites construites pour induire en erreur. Après tout, un précédent juridique, sa décision, et l’acceptation scientifique sont des processus très liés et interdépendants.

Paul Vanouse, Ocular Revision @ Surveyor, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo.

Paul Vanouse, Ocular Revision @ Surveyor, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo. Photo: © Tom Loonan.

A contrario des différentes technologies produites depuis le 19ème siècle, notamment avec les microscopes et autres systèmes d’observation optiques, l’ADN n’a pas été conçu comme un médium de représentation visuelle. Lors de vos performances, vous donnez à voir visuellement le processus d’émergence de l’ADN et son processus de visualisation. Quelles problématiques spécifiques, formelles, techniques, temporelles rencontrez-vous ?
J’ai rencontré dans mes projets des flopées de casse-tête. Le plus significatif pour moi étant Relative Velocity Inscription Device débuté en 2000. L’un des problèmes que je rencontrai portait sur la mise en brillance de l’ADN. Il devait rester suffisamment visible pour tenir une semaine entière dans le cadre d’une exposition, mais aussi rester détectable par un système de visualisation automatisé. Une concentration plus forte en ADN aurait été dispendieuse, des rayonnements UVS plus concentrés aurait mis en danger le dispositif et rendu l’espace obscurci de la galerie inexploitable, etc. Comment et à partir de quand accepte-t-on le seuil de visibilité ? La réponse à ces problèmes implique de ne pas seulement être malin et averti quant aux solutions technologiques, mais aussi de définir l’intention politique et conceptuelle de l’œuvre. Alors, nous pouvons nous laisser guider vers des réponses.

Vos performances, différemment, se font sous les yeux du public et laissent place à l’échange. Pensez-vous que votre travail puisse apparaître dans une démarche de sensibilisation pour que chaque citoyen trouve des moyens simplifiés pour interroger son quotidien, puis à son tour, essaimer, diffuser de nouveaux outils de réflexion critique ? Est-ce en cela que nous atteignons la dimension des médias avec les biomédias (5) ?
Comme votre question le suggère, j’aime penser que mon travail est ouvert, populaire, progressif et voué à démystifier. Cependant, je ne me résoudrais pas à exclure un projet qui nécessiterait un peu plus d’obscurité, d’opacité et de mystification (ou ce qui pourrait être perçu comme tel), dans la mesure où il servirait des buts progressistes et populaires. Je pense que la définition d’un « contre-laboratoire » faite par Bruno Latour dans La science en action est pertinente. Pour maîtriser le développement d’un argument — l’application à des arguments politiques et scientifiques est également valable — il nous faut construire un système (le contre-laboratoire) dans lequel les prémices d’un argument sont posées, interrogées et réévaluées. Faire cela, c’est engager une réflexion critique à l’encontre de l’argument, ou rouvrir une boîte noire, et ainsi par l’activation au sein de ce système, nous pouvons vérifier l’argument pour le réfuter. Le professeur William Thompson, à l’université d’Irvine, a justement abordé ce procédé qui consiste à opposer un argument à un autre de la même façon qu’on élaborerait un contre-récit ou une multiplicité d’autres récits possibles.

propos recueillis par Gaspard Bébié-Valérian
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> http://www.paulvanouse.com/

(1) Le Projet Génome Humain est un projet entrepris en 1990 dont la mission était d’établir le séquençage complet de l’ADN du génome humain. Son achèvement a été annoncé le 14 avril 2003. [Wikipedia]

(2) L’électrophorèse sur gel est utilisée en biochimie ou chimie moléculaire pour séparer des molécules en fonction de leur taille (appelée poids moléculaire) et en les faisant migrer à travers un gel par application d’un champ électrique. Cette technique peut être utilisée pour séparer des acides nucléiques (ADN ou ARN, sur gels d’agarose ou d’acrylamide) ou des protéines (sur gel d’acrylamide). [Wikipedia]

(3) En médecine ou en statistique, un gold standard est un test qui fait référence dans un domaine pour établir la validité d’un fait. Le gold standard a pour but d’être très fiable, mais ne l’est que rarement totalement. Le gold standard est utilisé en médecine dans le but d’effectuer des études fiables. [Wikipedia]

(4) Contrecarrer l’effet CSI (Crime Scene Investigation), mode déclinée à toutes les sauces dans plusieurs séries télévisées et faisant l’apologie des techniques d’investigation médico-légales tout en en exagérant la précision.

(5) Je pense notamment au Critical Art Ensemble et son kit de détection d’OGM ou, dans cette lignée, au projet Safecast, kit open source de détection de radioactivité.

 

les prototypes de science ouverte

Comme réponse à l’Anthropocène, le réseau Hackteria encourage l’intégration et la démocratisation de la connaissance. Leurs prototypes ludiques permettent d’explorer des cosmologies alternatives, d’autonomiser des communautés en marge et de résister aux détournements militaires des technologies.

Open Science Hardware.Toutes les infrastructures de laboratoire génériques développées par GaudiLabs sont DIY (do-it-yourself) et open source et peuvent être construites avec des éléments recyclés et largement disponibles dans les produits de consommation courante (moteur de DVD, disques durs, ventilateurs d'ordinateurs) ou de designs ouverts pour la fabrication numérique.

Open Science Hardware.Toutes les infrastructures de laboratoire génériques développées par GaudiLabs sont DIY (do-it-yourself) et open source et peuvent être construites avec des éléments recyclés et largement disponibles dans les produits de consommation courante (moteur de DVD, disques durs, ventilateurs d’ordinateurs) ou de designs ouverts pour la fabrication numérique. Photo: © Urs Gaudenz.

L’Anthropocène est un âge où les humains sont devenus une force géologique majeure ayant transformé le paysage par l’agriculture, les sédiments de la terre par l’exploitation minière et jusqu’à l’atmosphère par des activités industrielles. Du monde microscopique des atomes et des molécules au macrocosme où nous prévoyons de terraformer des planètes entières, d’explorer et d’exploiter l’univers, la main et l’esprit humain ne laisseront rien intact. L’Homo Faber a pour règle une foi aveugle dans le progrès, censé améliorer notre destin en le modifiant, sans aucune intervention morale ni politique, par la pure et simple transformation des conditions matérielles. Les premières instances de l’image du faiseur et ingénieur, décrit comme Homo Faber, qui contrôle sa chance et son destin et peut même utiliser (voire détourner) la politique pour apporter le progrès technologique, remontent au IVe siècle avant J.-C.. Pour des raisons qui restent vagues et mystérieuses, cette expression est attribuée au grand bâtisseur romain de ponts et chaussées, Appius Claudius Caecus (dont le nom, Caecus, signifie « aveugle »). Appius incarne l’image de l’homme qui se bat contre la nature capricieuse et anarchique de l’univers.

Cette image d’Homo Faber s’est affinée au Moyen Âge, au cours des premiers débats scolastiques sur la raison et la volonté de Dieu comme autant de pouvoirs que les humains étaient censés imiter et maîtriser pour devenir les Imago Dei privilégiés. Paradoxalement, cette obsession théologique portant sur la volonté de Dieu comme pouvoir de création a inspiré les révolutions scientifiques et industrielles et l’ensemble du projet des Lumières, aboutissant directement aux excès des technocrates communistes et capitalistes du XXe siècle. Nous pouvons encore sentir ses effets dans le zèle millénariste et apocalyptique des mouvements Singulariste et Transhumaniste et leur image d’un démiurge (post)humain. Si la Silicon Valley n’apporte toujours pas sa fameuse « singularité » métaphysique, elle peut au moins révolutionner ceci ou cela, ou sauver les pauvres, ou les illettrés et le reste de l’humanité, grâce aux promesses d’une prochaine conférence TED.

Ludens Hackteria
Il est difficile de repenser les deux derniers millénaires de l’Anthropocène comme des tentatives variées de compréhension de nos rôles de faiseurs et de bricoleurs impliqués dans divers projets et cosmologies métaphysiques, qui souvent restent imprécis ou supposément intuitifs. Les projets d’Hackteria.org refusent cette cosmologie et ce solutionnisme irréfléchis de la Silicon Valley qui ambitionne de provoquer l’apocalypse pour sauver une version simplifiée d’un monde commun grâce à une prochaine technologie supposément adéquate. À l’attitude de l’Homo Faber, les membres d’Hackteria préfèrent celle de l’Homo Ludens à l’image des mouvements de la science ouverte et de la biologie ouverte, des makers et des hackers qui font renaître cette histoire oubliée du caractère ludique du bricolage. Ils remettent en question un « créateur de l’univers » solipsiste (l’artifex, le démiurge et l’Homo Faber) comme seule éventualité métaphysique et cosmologique de la relation que les humains et les dieux entretiennent avec leurs descendances matérielles et spirituelles.

Les bricoleurs d’Hackteria croient en la résilience et aux implications de l’imagination dans la science et la technologie actuelle, ce qui signifie tout simplement que les prototypes doivent servir des objectifs et des groupes idiosyncrasiques. Il peut s’agir de politiques anarcho-féministes ou trans-hack-féministes telles que les prototypes GynePunk Mobile Labs et BioAutonomy du collectif espagnol PechBlenda qui utilisent le circuit bending pour explorer les frontières de la biologie, de l’art et de la science queer. Leur récent projet démocratise et « libère » les instruments et les protocoles utilisés en obstétrique et en gynécologie pour permettre des diagnostics à faible coût, mais aussi de nouvelles expériences de sexualité humaine, une liberté « biologique » pour laquelle elles ont inventé le terme générique de « BioAutonomy » (1). L’expérimentation bio-électro-chimique trans-hack-féministe conteste ouvertement la biopolitique des mesures institutionnalisées de santé des femmes et les technologies GynePunk constituent un bon exemple du type de critique des projets patriarcaux de l’Homo Faber, dont l’optique de contrôle reste la face cachée des mesures de santé biopolitiques. Le projet GynePunk mène d’ailleurs à laisser derrière nous l’Homo de Ludens.

Loin de toute tendance chic du Bioart et du pathos de l’art des nouveaux médias, la bricoleuse d’Hackteria adore construire des prototypes ludiques pour soutenir l’éthique du geek et ouvrir les boîtes noires qui l’entourent afin d’explorer de nouvelles cosmologies et inviter de nouveaux groupes à utiliser et détourner les technologies. Même s’ils ne visent parfois que de simples « LOLs », ces projets peuvent aussi répondre aux besoins des différents pays à faible revenu, leur permettant de construire des équipements abordables et donner les moyens aux scientifiques amateurs, à travers le monde, de poursuivre leurs recherches.

Wild openQCM. Combiner deux cristaux de quartz hackés et un circuit d'hétérodyne thérémine pour transformer le bio-capteur openQCM en instrument de performance sonore.

Wild openQCM. Combiner deux cristaux de quartz hackés et un circuit d’hétérodyne thérémine pour transformer le bio-capteur openQCM en instrument de performance sonore. À la place des données, il est possible d’entendre les molécules qui interagissent. Photo: © Marc Dusseiller.

Prototypes sérieux pour cosmologies ludiques
La bricoleuse d’Hackteria s’apparente au philosophe mécanicien du XVIe siècle qui associait la science, l’art, la littérature, etc. Ses modestes projets servent des communautés très spécifiques et des intérêts souvent obscurs. Comme les alchimistes et philosophes mécaniciens, elle utilise le bricolage pour faire connaître sa cosmologie et sa politique unique, de manière plus réfléchie et ouverte, sans revendiquer de supériorité ni évoquer de motifs comme le sauvetage, la rédemption ou la fin du monde. Par ce biais, toutefois, elle remet en cause les institutions et les pratiques actuelles de la science : sont-elles assez démocratiques ? Créent-elles des attentes exagérées ? Sont-elles assez justes et inclusives pour une grande variété de régions, de groupes et de minorités du monde entier ? Sont-elles ludiques, poétiques et sources d’inspiration ?

Les bricoleuses d’Hackteria refusent tout simplement de subir le genre d’étrange « cécité » attribuée à Appius Caecus, qui a ouvertement ignoré les défis politiques et sociaux futurs en dehors de l’ingénierie et des domaines technologiques. Appius, dont les causes de la cécité sont oubliées, fut accusé de ne pas respecter les rites traditionnels propres aux temples, conspirant avec les plébéiens du sénat pour s’emparer du pouvoir, ignorant ses devoirs politiques et détournant des fonds au profit de ses projets d’ingénierie. Ces vieux racontars résument bien les défis actuels des politiques scientifiques et technologiques : le progrès qui sacrifie et bafoue les cultures et les minorités locales, le populisme et la manipulation de l’opinion publique, le monde des affaires qui prend les rênes de la politique et de tous les aspects de la vie. Même le grand projet d’ingénierie du passé, la Via Appia a tiré son nom d’Appius et nous oublions qu’elle a été financée par de l’argent public, par ce qui semble être un détournement de fonds, au détriment des objectifs d’une bonne gouvernance.

Ces accusations restent à prouver, mais elles hantent encore les différents débats sur le rôle idéal de la science et de la technologie à l’ère de l’Anthropocène. La participation du public et l’inclusion dans la science, le financement transparent et ouvert de la science et de la technologie, les brevets, les divisions technologiques et numériques et les différents appels à une science ouverte questionnent tous la puissance de l’Homo Faber aveugle. Nous savons que les solutions de secours scientifiques et technologiques ne suffisent pas à compenser un manque de bonne gouvernance, de justice et de vertu, qu’elles ne suffiront jamais pour assurer l’éducation, la participation ou tout simplement l’inclusion. La quête de connaissance est toute aussi importante que la quête de justice et d’égalité.

À l’heure actuelle, nous sommes désabusés par les institutions scientifiques et technologiques tout en étant confrontés à un besoin croissant de repenser notre rôle de fabricants d’outils, de bricoleurs et faiseurs. C’est exactement ce qu’Hackteria s’efforce de faire depuis sa création en 2009 et à travers ses nombreux projets (plus de 200) sur tous les continents. Si nous devions décrire les leçons de ces dernières années, susceptibles de définir le bricolage dans l’Anthropocène, la principale est la focalisation sur les prototypes et l’apprentissage expérientiel à la place de solutions universelles. Au lieu de fournir des solutions aux problèmes comme le font les Homo Fabers du MIT et des TED, Ludens, la bricoleuse Hackteria, conçoit des prototypes pour jouer avec d’autres humains à travers le monde. Elle croit que nous possédons les outils permettant à chacun de s’engager, comprendre, participer, bricoler, personnaliser, mais surtout démystifier les super-pouvoirs de notre science et de notre technologie, nos connaissances et nos rêves. Le but est de libérer la cosmologie de la technologie, mais aussi de la gouvernance et de créer des engagements encore plus variés et critiques entre la connaissance, l’imagination et le pouvoir. Les bricoleuses et bricoleurs d’Hackteria tentent de rendre la science plus banale, plus accessible, d’en faire un élément du quotidien, plus proche de nos autres pratiques, plutôt qu’un pouvoir élitiste et magique, qui ne servirait que les intérêts que d’une minorité.

Prototypes métaphysiques contre une utilisation militaire de la technologie
Les crises actuelles de l’Anthropocène ont ainsi fait émerger cette nouvelle génération de bricoleuses/eurs qui se sentent relativement proches des philosophes et artistes mécaniciens de la Renaissance ainsi que de leur recherche de cosmologies originales et de nouvelles façons de nous orienter dans l’ordre des choses. Nous appelons les prototypes créés par Hackteria des « cosmoscopes », des outils, qui apportent des perspectives uniques comme des expériences sociales (2). Ils incarnent les espoirs exprimés par Walter Benjamin dans son essai Sens Unique (3) où il résumait l’égarement et les ambiguïtés du début du 20e siècle, avant qu’il n’en devienne lui-même la victime : rien ne distingue davantage l’homme antique de l’homme moderne que son abandon à une expérience cosmique que ce dernier connaît à peine (4). Il s’est opposé à la réduction de notre cosmologie à celle apportée par les nouveaux dispositifs optiques, une expérience cosmique parmi tant d’autres, et déclare étrangement que le mode par défaut (qu’il appelle « classique ») était celui de l’intoxication, un mode qui crée un sentiment de communauté et de transcendance (aura) : l’intoxication, bien entendu, est la seule expérience à travers laquelle nous saisissons ce qui est absolument immédiat et absolument éloigné, et jamais l’un sans l’autre. Cela signifie, cependant, que la communication extatique avec le cosmos est quelque chose que l’homme peut uniquement faire de manière collective.

GynePunkFuge. Un moteur de disque dur recyclé, un support de tube imprimé en 3D, du hardware ouvert et la caisse sécurisée HardGlam assemblés pour une centrifuge GynePunk d'analyse des fluides corporels.

GynePunkFuge. Un moteur de disque dur recyclé, un support de tube imprimé en 3D, du hardware ouvert et la caisse sécurisée HardGlam assemblés pour une centrifuge GynePunk d’analyse des fluides corporels. Photo: © Paula Pin.

Il préconise la technologie qui est ouverte à la cosmologie en tant que relation, au-delà de notre cupidité et de notre besoin de contrôle qui, prévient-il, ne conduisent qu’à des horreurs telles que l’utilisation des forces de la Première Guerre mondiale, même si dans un nouveau mariage sans précédent avec les pouvoirs cosmiques (…) la technologie a trahi l’humanité et transformé le lit nuptial en une mer de sang (5). Pour Benjamin tout comme pour les bricoleurs/euses d’Hackteria, la technologie ne consiste pas à contrôler la nature, mais à explorer la relation entre l’humanité, le cosmos, et plus particulièrement les groupes opprimés partout dans le monde. La nécessité d’une telle technologie et cosmologie « auratique » se traduit par des outils qui soutiennent des expériences personnelles et communautaires à la fois proches et distantes.

L’objectif des prototypes sérieux destinés à la cosmologie ludique est d’inclure tout le monde dans le nouveau rôle de l’humanité vis-à-vis du cosmos et de ses différentes forces et échelles, que nous tentons peu à peu d’aborder. Communiquer de manière extatique (voire ludique et créative avec le monde extérieur grâce à la science et à la technologie) signifie adopter les valeurs de ces prototypes en tant que sondes dans de nouveaux collectifs et réseaux à la place de solutions qui perpétuent le statu quo. La seule autre alternative à ce nouveau mariage sans précédent des pouvoirs cosmiques à travers des prototypes est la guerre totale, contre laquelle un autre auteur du XXe siècle nous met en garde à travers son histoire du Projet Vietnam (6). J.M. Coetzee s’est également intéressé à l’étrange rapport (lorsqu’il n’est pas réfléchi) que la technologie entretient avec la mythologie et la cosmologie, souvent utilisé aux fins de destruction. Le début de l’histoire montre les différentes possibilités de la propagande de guerre et du détournement des technologies au Vietnam résumant avec brio les horreurs liées à tout notre arsenal militaire comme une tentative de briser la règle et les confins des « terres mères ».

Derrière toutes les vues de la techno militaire, nous percevons les ambitions cosmiques des « fils célestes » de la Terre (les humains et leurs fusées, etc.), qui tentent de briser un vieux mythe et de permettre à leur terre mère de s’accoupler avec de nouveaux mondes : pourtant le mythe fondateur de l’histoire n’a-t-il pas rendu obsolète la fiction de la terre et du ciel ? Nous ne vivons plus en labourant la terre, mais en la dévorant, elle et ses déchets. Nous avons signé sa répudiation par des vols en direction de nouvelles amours célestes. Nous avons la capacité de produire des créatures par le biais de notre pensée… En Indochine nous jouons la dramaturgie de la fin de l’ère tellurique et l’alliance du dieu-ciel avec sa fille-reine parthonégène. Si la pièce est mauvaise, c’est que nous avons été propulsés sur scène, encore endormis, sans connaître le sens de nos actes. À présent, je porte leur sens à la lumière dans ce moment aveuglant de la conscience méta-historique ascendante dans laquelle nous commençons à façonner nos propres mythes (7).

Dusklands (Terre de Crépuscule) est probablement le roman, qui résume le mieux ce côté sombre de l’Homo Faber et les technologies impliquées dans la cosmologie ou l’Anthropocène. Nos outils et nos technologies font toujours partie de certaines mythologies et cosmologies étranges, comme de plusieurs régimes de puissance et nous devons les interroger, expérimenter, impliquer les autres pour finalement éviter les horreurs de la destruction, de la guerre et de l’anéantissement afin de définir l’ère Anthropocène des bricoleurs/euses ludiques plutôt que celui des destructeurs : Notre avenir n’appartient pas à la terre, mais aux étoiles. Montrons à l’ennemi qu’il se dresse nu dans un paysage en train de mourir (8).

Denisa Kera
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015
traduction: Valérie Vivancos

(1) http://hackteria.org/wiki/BioAutonomy. Par Klau Kinky et Paula Pin.
(2) « Do-It-Yourself Biology (Diybio): Return Of The Folly Of Empiricism And Living Instruments » dans Bureaud, Annick & Malina , Roger & Whiteley, L. (Eds.) MetaLife. Biotechnologies, Synthetic Biology, A.Life and the arts. Cambridge, MIT Press, Leonardo e-Book series, 2014.
(3) One-Way Street and Other Writings, Penguin Modern Classics, 2009.
(4) ibid. 113.
(5) ibid. 114.
(6) J M Coetzee, Dusklands, Vintage, 1998.
(7) ibid. 28.
(8) ibid. 30-31.

Théorie et pratique. Stratégie et action. Le collectif Critical Art Ensemble n’a de cesse de dénoncer, tant au travers de ses écrits que par le biais de ses interventions sous forme de performances et d’installations, la surveillance globale et les rapports d’aliénation générés par la modernité technologique.

Fondé en 1987, le Critical Art Ensemble est un collectif gravitant autour de 5 artistes (Steve Kurtz, Steve Barnes, Dorian Burr, Beverly Schlee et Hope Kurtz), fondateurs d’un nouveau genre d’engagement artistique à l’ère des médias électroniques de masse et des nouvelles technologies. La déclaration d’intention du Critical Art Ensemble s’intitule La Résistance Électronique, et autres idées impopulaires. Publié en même temps que TAZ, le fameux manifeste d’Hackim Bey — sur la même maison d’édition, Autonomedia —, ce texte fondateur a bénéficié depuis de « mises à jour » au fil de leurs autres essais (dont L’Invasion Moléculaire).

On y trouve des idées voisines à celle de Hackim Bey et, dans une autre mesure, au « primitiviste » John Zerzan (souvent présenté comme le théoricien des Black Blocs…). Les formules sont chocs. Critical Art Ensemble privilégie l’action directe et la guerre (sociale) de mouvement. Réactivez la stratégie de l’occupation en prenant en otage, non plus des biens, mais des données (p.39). Ainsi que le détournement généralisé contre le copyright, mettant ainsi à nu les ressorts mercantiles de la société du spectacle. Si l’industrie ne peut plus s’appuyer sur le spectacle de l’originalité et de l’unicité pour différencier ses produits, sa rentabilité s’écroule (p.116).

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002.

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002. Photo: D.R.

Le Critical Art Ensemble emprunte aussi, ne serait-ce que dans sa formulation, aux situationnistes. Il est temps d’élaborer de nouvelles stratégies qui portent atteinte à l’autorité virtuelle. Les acteurs sont trop enlisés dans le théâtre traditionnel et le théâtre de la vie quotidienne pour tout simplement comprendre que le monde virtuel a fonction de théâtre du jugement dernier (p.83). Et invite à entrer en résistance, à défaut de dynamiter les « bunkers » du pouvoir. Depuis que la révolution n’est plus une solution viable, la négation de la négation semble être la seule forme d’action réaliste. […] La structure autoritaire ne saurait être écrasée : on ne peut qu’y résister (p.152). Tout en désignant de nouveaux théâtres d’opérations. Le fondement de la stratégie de résistance reste identique : s’approprier les moyens de l’autorité et les retourner contre elle. […] Il nous faut prendre conscience que le cyberespace est un lieu et un dispositif de résistance (p. 154).

Concrètement cela donne des performances et installations qui s’imposent comme autant de coups de force, en jouant sur une certaine théâtralité et en reprenant la « stratégie des médias » : conférence, happening, vidéo, ateliers (Tactical Media Workshop, 2002), etc. On notera au passage que la rue n’est pas abandonnée… Ainsi, à Sheffield en 1998, The International Campaign for Free Alcohol and Tobacco for the Unemployed consistait, à imaginer un espace public non marchand. Une initiative à laquelle fait écho, une décennie plus tard, à Toronto, une autre revendication « citoyenne » : Keep Hope Alive Block Party (2013), un peu dans la lignée du mouvement Reclaim The Streets… En collaboration avec des artistes et activistes locaux, Critical Art Ensemble peut aussi investir une ville entière : Graz en Autriche avec des émissions radio nomades basées sur des détournements audios (Radio Bikes, 2000), Halifax au Canada autour des sites et monuments sujets à controverse (Halifax Begs Your Pardon!, 2002), Halle, en Allemagne, avec la simulation de l’explosion d’une « bombe sale » et du protocole sécuritaire qu’il s’en suit (Radiation Burn, 2010).

Critical Art Ensemble, Radiation Burn: a temporary monument to public safety. Performance menée à Halle (Saale, en Allemagne) en octobre 2010.

Critical Art Ensemble, Radiation Burn: a temporary monument to public safety. Performance menée à Halle (Saale, en Allemagne) en octobre 2010. Photo: D.R.

Le collectif Critical Art Ensemble a élargi ce cadre critique à la question environnementale ainsi qu’aux bio-technologies. Pour le problème de la pollution de l’eau, ils ont répertorié et testé les zones de baignades et de pêche aux abords des quartiers défavorisés et pollués par les géants de l’industrie chimique qui jalonnent les bords de l’Elbe, à Hambourg, « exposant » ensuite le résultat de leurs investigations dans lieux publics (Peep Under the Elbe, 2008). Ils ont aussi symbolisé les ravages liés à l’extraction du pétrole au travers d’une installation monumentale combinant projection vidéo et jeu d’eau (A Temporary Monument to North American Energy Security, présenté dans le Nathan Philips Square à Toronto, dans le cadre de la Nuit Blanche 2014).

Version soft de la « propagande par le fait », Critical Art Ensemble a aussi mis quiconque au défi de faire pousser des plantes sur un lopin de terre gorgé de pesticides (Sterile Field, 2013). Inversement, ils ont tenté une expérience de rétro-ingénierie en partant de plants de soja, de blé et de colza modifiés pour les re-soumettre à un environnement sans apports chimiques toxiques (RoundUp Ready soy, 2002). Présentée comme une forme de « sabotage biologique », cette installation alignait des semis baignants dans une lumière virant au bleu-violet… Dans le combat qui opposent les citoyens aux multinationales et, dans une moindre mesure, la législation européenne à celle des États-Unis, Critical Art Ensemble a entamé un procès public des aliments contenants des OGM lors de séances de testing aux allures de happening (Free Range Grain, 2003-2004).

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002.

Critical Art Ensemble, Molecular Invasion. Installation, 2002. Photo: D.R.

Manipulations génétiques, séquençage du génome humain (ADN), bio-puces… Critical Art Ensemble s’attaque également à ce domaine avec une série de performances autour de la fécondation in vitro (Flesh Machine, 1997-1998) où les « visiteurs » sont invités à donner un échantillon de leur sang qui ira enrichir une base de données… À la suite de ce projet, le collectif monte une société baptisée Society for Reproductive Anachronisms pour attirer l’attention, toujours par le biais de rencontres / ateliers / performances, sur les dangers de ces techniques. Le fait d’avoir monté une société permet de jouer avec les codes et produits de l’industrie chimique et pharmaceutique. Et comme il n’y a pas de reproduction humaine sans « matière première », Critical Art Ensemble a aussi poussé jusqu’à l’absurde la logique mercantile des laboratoires avec une autre série de performances intitulées Intelligent Sperm On-line (1999). Pas séance de masturbation collective au programme, mais une dénonciation verbale de la marchandisation du corps et de ses « produits » lors d’une prise de parole publique…

Les manipulations chimiques, génétiques et bactériologiques ne laissent pas non plus indifférents les militaires, exposant ainsi l’humanité à des dangers au moins aussi grands que ceux du nucléaire… Se transformant en apprentis-sorciers, les membres du collectif Critical Art Ensemble se sont amusés à répandre « subtilement » quelques bacilles sur des volontaires… Menée en 2007, Target Deception rappelait les expériences menées par l’armée américaine, dans les années 50s, qui a répandu de l’anthrax à San Francisco à l’insu des citadins… Sur le même principe, la performance Marching Plague (2005-2007), en se proposant de pister des agents pathogènes et d’en retrouver la trace sur la population, opérait une dénonciation de ce type de programmes militaires. Avec une petite variable, il s’agissait là d’une référence à l’armée britannique et à la peste ! Deux « performances » qui se sont révélées parfaitement inoffensives, Critical Art Ensemble utilisant le Bacillus Subtilis, une bactérie utilisée comme modèle dans la recherche. Mais qui n’a pas empêché le FBI de poursuivre Steve Kurtz pour « bio-terrorisme »… Comme (presque) tout militant qui se respecte…

Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://critical-art.net/

interview de Marc Dusseiller

Séance de travail / Lab. Photo: © Hackteria. > www.hackteria.org

Pourriez-vous me parler de l’histoire d’Hackteria et de la manière dont elle a évolué au fil des ans ?
Nous nous sommes rencontrés tous les trois à Madrid à l’occasion d’un grand workshop, organisé par le Medialab Prado et qui s’appelait « Interactivos?09: Garage Science », sur la manière dont l’open source et l’approche scientifique citoyenne peuvent changer la société. Au cours de ce workshop, nous avons conclu que nous avions besoin d’une organisation et d’activités aptes à combler l’écart entre les pratiques populaires du bio-art et l’approche scientifique émergente du DIYbio/citoyen. Yashas a par la suite trouvé ce drôle de nom : Hackteria. Nous avons organisé le premier workshop Hackteria à Berlin sur la façon d’utiliser la microscopie DIY (à faire soi-même) pour des interfaces sonores. En 2010, HackteriaLab a lancé une série de rencontres entre experts, pour évaluer ce qui a été accompli et initier de nouvelles collaborations. En ce moment, à Lucerne, Urs Gaudenz travaille en étroite collaboration avec SGMK sur de nouveaux workshops relatifs aux infrastructures de laboratoire. Ensuite, il y aura Brian Degger qui a co-fondé un hackerspace à Newcastle comprenant de nombreuses expériences bio-ludiques, puis Rudiger Trojok, un geek DIYbio allemand qui viendra en avance à Copenhague pour préparer des workshops dans le hackerspace local, BiologiGaragen. Enfin, il y aura Denisa Kera, qui est en train d’initier une sorte de collaboration entre Brmlab, un hackerspace basé à Prague, et le hackerspace de Singapour.

Pourquoi Hackteria attache tellement d’importance au monde extérieur aux laboratoires ?
Au lieu d’avoir un seul laboratoire scientifique citoyen, conçu comme un hackerspace typique, nous avons développé une stratégie de laboratoires mobiles qui peuvent être installés et transportés partout dans le monde: dans des ateliers d’artistes, des centres d’art, ou des lieux inattendus comme la jungle ou même des rues d’Indonésie où nous avons d’ores et déjà réalisé et développé quelques expériences scientifiques. Les laboratoires mobiles nous aident à comprendre la manière dont ces technologies du futur vont interagir et influencer notre pratique et notre vie quotidienne dans des contextes très variés. La plupart des travaux d’Hackteria sont axés sur les processus et sont en mode ouvert. Nous aimons improviser dans de nouveaux lieux et avec de nouvelles personnes, ce qui a débouché souvent sur des projets créatifs et inattendus. Faire de la « science » et expérimenter avec des technologies à la manière DIY, en pleine rue, dans des centres d’art ou d’autres lieux nous aide à appréhender les défis, les limites et la façon de créer des outils et des processus qui permettent à plus de gens de profiter de la recherche et de bidouiller grâce à un savoir « expert ».

Pourriez-vous décrire quelques-uns des projets récents d’Hackteria qui incarnent ce type de vision et de pratique ?
Plus d’une douzaine de personnes contribuent à notre wiki en décrivant leurs projets en cours de production. En ce moment, il y a plus de 45 projets, allant d’instructions simples sur la façon de construire une infrastructure de laboratoire jusqu’à des descriptions plus sophistiquées de protocoles de laboratoire sur les méthodes de travail appliquées aux différents systèmes vivants. Vous pouvez y apprendre quelques techniques DIY de base pour cultiver des bactéries et des algues ou bien démarrer votre projet personnel de microscopie avec un simple jeu d’instructions pour transformer une webcam ou un appareil photo Eye Playstation3 bon marché en microscope bricolé. Le projet de microscopie est non-seulement très populaire, mais aussi très utile pour les amateurs de science, les artistes, mais aussi les habitants de pays en voie de développement qui ont un accès limité au matériel de laboratoire coûteux. Le projet de microscopie est également un bon exemple de la façon dont nous travaillons, nous aimons pirater l’électronique et les outils grand public pour les utiliser différemment. Nous transformons ces symboles de notre asservissement à l’industrie des médias en matériel de laboratoire émancipateur, permettant à chacun de découvrir et d’observer la nature et en particulier le monde des micro-organismes.

Ars Daphnia Circus. Photo: © Hackteria. > www.hackteria.org

Dans quelle mesure avez-vous constaté le développement d’autres thèmes et pratiques au cours de ces années ?
Nous avons entamé d’autres projets en bio-électronique mais nous comptons également poursuivre notre travail sur la microscopie DIY et la biologie synthétique. Nous aimerions faire des expériences avec des biocarburants et à cet effet nous construisons, grâce à Arduino, un bioréacteur qui servira à cultiver des algues. Beaucoup de nos membres restent très engagés dans la fermentation de vins et divers projets relevant du jardinage. Le projet de microscopie évoluera probablement vers des tentatives d’impression 3D de champignons ou de bactéries à l’aide d’une bio-imprimante. Les outils de laboratoire, tels que les incubateurs, les pipettes ou les centrifugeuses sont encore au cœur de nos activités, parce qu’il me semble essentiel de pouvoir mettre en place un laboratoire où que l’on se trouve. Au cours de l’année dernière, j’ai construit des kits simples pour « lab-in-a-box », une valise portable de biohacker. En Janvier dernier, en Indonésie nous avons même transformé une camionnette ambulante de vente de nourriture en un biolab semi-fonctionnel, avec lequel nous avons réalisé des expériences scientifiques simples qui utilisaient des microscopes, la stérilisation, mais aussi des expériences de gastronomie moléculaire, comme la sphérification.

Pourriez-vous expliquer ce qu’est l’art biologique en Open Source et en quoi il se rapporte à la biologie DIY ?
Qu’il s’agisse d’un wiki ou d’un workshop, cela n’a pas vraiment d’importance, ce qui compte c’est de permettre aux personnes de collaborer et de partager des connaissances et des instructions. L’Art Biologique en Open Source permet aux gens d’effectuer des protocoles scientifiques complexes sans l’appui d’une institution officielle. Nous croyons qu’il est important de rendre davantage de personnes confiantes lorsqu’elles sont amenées à travailler sur des systèmes vivants pour faire émerger de nouvelles idées créatives. Lorsque cela s’applique à la science et à l’art, un nouveau type de participation du public et de compréhension de ces deux domaines peuvent ainsi voir le jour. Actuellement, les artistes partagent peu d’informations précises sur le processus de fabrication de leurs pièces. Ils pensent volontiers que la documentation de leur mode opératoire n’est pas importante et que le rôle du public est d’être simple spectateur, consommateur passif et admirateur de leurs œuvres. À cet égard, les soi-disant bioartistes rappellent ces scientifiques qui construisent leurs tours d’ivoire. Nous trouvons que c’est archaïque et déplacé, car cela donne la fausse impression que la science et l’art sont pratiqués par quelques experts et membres d’une élite qui décident de notre avenir. Notre approche est radicale, nous souhaitons que tout le monde soit activement impliqué dans l’avenir de la biologie et de la science et que les amateurs, les bidouilleurs et les hackers aient un accès équitable aux outils de « production » d’art et de science.

Pourquoi est-il important de combler le fossé entre artistes et scientifiques et comment ceci est-il lié aux débats sur la relation entre experts et amateurs ?
Je m’intéresse beaucoup à l’amélioration de la communication scientifique et à la participation du public aux sciences de la vie. Je voudrais voir apparaître une démocratisation de la science qui fasse directement appel aux citoyens au lieu d’abandonner le débat à quelques ONGs, à des médias ou des professionnels de la communication scientifique qui, en tant que porte-paroles, édulcorent leur opinion. Mon espoir est qu’en permettant à davantage de gens de faire de la science dans leurs garages, leurs cuisines et leurs salles de bains, et en permettant à davantage d’artistes, de designers et de passionnés de travailler tout simplement sur divers projets scientifiques, nous pourrons aboutir à ce que le public maîtrise la culture scientifique et rende démocratiques les décisions sur les cellules souches embryonnaires, les OGM, les nanotechnologies, etc.

Maja Spela Incubator. Photo: © Hackteria. > www.hackteria.org

Quel est votre rapport à la scène du DIYbio ? Sur quel type de projets avez-vous collaboré et en quoi êtes-vous différents ?
Hackteria a rejoint le mouvement mondial du DIYbio dès le départ et nos activités ont toujours été menées de front. Il y a deux ans, alors que DIYbio.org débutait à peine, j’ai rencontré Mac Cowell, le fondateur du mouvement, et je l’ai invité à l’une de nos universités d’été. Nous collaborons et nous nous entraidons assez fréquemment. La différence réside peut-être en ce que DIYbio.org ressemble davantage à une liste de diffusion dotée de nombreuses fonctions alors que nous sommes avant tout un wiki qui dispense des conseils pratiques pour fabriquer des choses, mais nous organisons aussi de nombreux workshops et événements, ce qui intéresse moins le noyau dur du mouvement DIYbio. Par ailleurs, ils sont beaucoup plus tournés vers la science et l’aspect commercial alors que nous travaillons plutôt avec des artistes, des designers et même des philosophes. Les ressources éducatives et le wiki d’Hackteria sont essentiels pour aider les artistes et les designers à gagner en confiance pour pouvoir ensuite rejoindre une liste de diffusion liée aux sciences, poser des questions plus pertinentes et communiquer avec des scientifiques. La relation entre Hackteria et DIYbio crée cette belle synergie et la possibilité de soutenir des collaborations uniques.

Pourriez-vous expliquer votre vision de la relation idéale entre scientifiques professionnels et scientifiques citoyens ?
Lorsque j’ai rendu visite pour la première fois à Yashas, en Inde, j’ai réalisé à quel point le travail DIYbio que nous faisions dans les pays en développement est important. Le matériel scientifique y est trop cher et les publications scientifiques quasiment inaccessibles. Le wiki Hackteria permet aux étudiants de ces pays d’acquérir des compétences en matière de recherche grâce aux quelques outils DIY que nous avons développés (et nous développons constamment de nouveaux outils). Beaucoup de nos membres sont en fait des scientifiques professionnels qui ont pris le défi du DIYbio au sérieux. Ils prennent du plaisir à développer des instructions et des outils destinés à ceux qui, pour diverses raisons, n’ont pas de moyens suffisants ou d’accès à un espace laboratoire professionnel. Les outils DIYbio n’aboutiront sans doute jamais à une recherche de pointe, mais ils jouent un rôle essentiel dans la formation de scientifiques et finalement de tous ceux qui essaient de comprendre ce qui se passe dans les laboratoires scientifiques professionnels. Les protocoles et les outils DIYbio sont des moyens d’émancipation pour la science, un genre de liberté individuelle et même le droit de développer sa propre relation aux connaissances scientifiques et d’essayer de nouvelles choses pour pouvoir se forger une opinion éclairée sur ces questions. Le fait de pirater et de fabriquer des outils bon marché pour commencer son propre laboratoire et son infrastructure a pour but de démocratiser la science en ce sens. Une opportunité est ainsi créée pour les pays en voie de développement d’améliorer leur enseignement des sciences et de la recherche adapté à leur besoin, et non pas à quelques chroniques pour initiés dans les pages d’une revue occidentale de toute façon inaccessible.

Quelles sont les personnes qui participent à vos ateliers ?
Cela dépend du lieu et de la situation géographique. Si c’est un festival d’arts des médias, la majorité des participants sont des artistes « tournés vers la technologie et les sciences” et quelques ingénieurs qui travaillent sur un projet artistique, mais surtout ceux qui n’ont pas beaucoup d’expérience en matière de biologie, de sorte qu’ils cherchent à apprendre et découvrir des choses nouvelles dans un environnement convivial. Nous travaillons aussi parfois avec des enfants. En Inde ou en Indonésie, nous avons également réussi à attirer les villageois et les communautés locales et nous travaillons régulièrement avec des organisations locales de ces pays dont les objectifs sont similaires. En Indonésie, il existe des organisations telles que HONF (House of Natural Fiber) et Lifepatch.org qui travaillent souvent avec des agriculteurs locaux et utilisent certaines méthodes d’Hackteria, comme notre microscope bricolé à partir d’une webcam ou des protocoles destinés à la fabrication de vin et d’engrais. Yashas travaille également en collaboration avec des villageois indiens en enseignant la manipulation génétique et la biologie synthétique à l’aide de bandes dessinées qui s’adressent au grand public.

Plant Smela. Photo: © Hackteria. > www.hackteria.org

Parlez-nous de vos projets personnels avec Hackteria…
Ces deux dernières années, j’ai beaucoup travaillé en Slovénie sur les nanotechnologies et la biologie, avec Kapelica Gallery, une institution de premier plan, à la croisée de l’art et de la science. Nous avons commencé avec le projet NanoSmano en 2010, un laboratoire participatif invitant le public à des expériences avec les nanotechnologies et leur potentiel esthétique. Pendant deux semaines, un petit groupe d’experts scientifiques et d’artistes ont travaillé sur le développement de prototypes de nanotechnologie et le laboratoire a été ouvert au public. Avec Kapelica nous prévoyons également une série de workshops avec des enfants et nous mettons en place un laboratoire mobile. Je suis également actif en Indonésie où, au cours des trois dernières années, j’ai organisé des workshops sur la microscopie DIY, la fermentation, la sensibilisation des écoles locales à la science, mais aussi des événements avec la scène artistique florissante, mêlant science et VJing. En même temps, un nouveau projet appelé Lifepatch.org a été lancé. C’est une initiative citoyenne d’art, de science et de technologie dotée d’un wiki très semblable au nôtre, mais rédigé en indonésien; ainsi nous coopérons sur de nombreux projets. Il est très gratifiant de voir la manière dont le réseau se propage, d’assister à sa mutation et son interaction à travers le monde.

Quel est votre point de vue sur l’avenir de la science citoyenne ?
Mon espoir est que si plus de gens fabriquent eux-mêmes des choses, en ayant une expérience directe et quotidienne des protocoles scientifiques, nous pourrons démystifier la science et ouvrir l’ensemble du processus de décision à davantage de personnes et d’opinions. Je pense que c’est la société du futur, celle dans laquelle je souhaite vivre, un endroit où des bricoleurs et des citoyens ordinaires pourront trouver de nouvelles utilisations et des fonctions inattendues à des technologies et des connaissances scientifiques, les pirater et les adapter à leurs rêves et à leurs vies sans attendre qu’une grande entreprise ou qu’un gouvernement décide de ce qui est bon ou sûr pour eux. Parce que je travaille aussi en tant qu’éducateur, j’ai l’occasion de voir comment l’attitude à l’égard des changements scientifiques se transforme par le biais de l’expérience directe. Je pense que les institutions scientifiques devraient consacrer plus d’argent à enseigner la pratique de la science et ouvrir leurs laboratoires au public, au lieu de payer des spécialistes en communication scientifique pour mener des campagnes de relations publiques qui ne font qu’amplifier les soupçons à leur encontre.

propos recueillis par Sara Tocchetti
publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

Hackteria est un réseau de personnes qui pratiquent la biologie DIY axé sur l’art, le design et la coopération interdisciplinaire. Le réseau a été fondé en 2009 par Yashas Shetty, Andy Gracie et Marc Dusseiller et comprend maintenant non seulement des scientifiques, des ingénieurs et des artistes, comme on peut s’y attendre, mais aussi des philosophes, des entrepreneurs et même des gourmets et des chefs. Hackteria opère à l’échelle mondiale sur une plate-forme Internet et un wiki dédiés au partage des connaissances, permettant à quiconque d’apprendre, mais aussi de tester différentes façons de pirater des systèmes vivants. Hackteria ne repose pas sur un espace physique et son objectif est de permettre à des artistes, des scientifiques et des hackers de collaborer et d’essayer différentes techniques de biohacking et de bio-art en dehors des laboratoires officiels et des institutions d’art, quasiment n’importe où dans le monde. Site: www.hackteria.org

Deux révolutions technologiques ont fondamentalement changé le monde au cours du dernier quart de siècle, l’une dans les Technologies de l’Information et des Communications (TIC) et l’autre dans la biotechnologie. La première est beaucoup plus connue, car elle fait partie intégrante de la vie quotidienne des habitants des pays développés. Son impact est immédiat et omniprésent.

Free Range Grain. Photo: © Critical Art Ensemble.

Les employés des entreprises de services, les bureaucrates, les technocrates, les hommes d’affaires et les étudiants consacrent une part croissante de leurs heures éveillées à rechercher sur un écran ou taper sur un clavier. La biotechnologie est en apparence beaucoup moins omniprésente. Elle semble éloignée de la vie quotidienne parce que son développement et sa production se déroulent derrière les portes closes du laboratoire et ne sont compris que par un groupe d’experts scientifiques. Comme nous le verrons plus loin, cette vision, bien que correcte, est en réalité limitée. Le Critical Art Ensemble va même jusqu’à dire que si la révolution des TIC est beaucoup plus spectaculaire, la révolution biotechnologique est assurément plus profonde et tout aussi omniprésente.

Le Critical Art Ensemble se rend compte que cette affirmation est très audacieuse, car d’un simple coup d’œil tout un chacun peut voir à quel point les TIC ont révolutionné le monde. Plus important encore, elles ont rendu possibles une forme définitive de capitalisme (le pan-capitalisme), une hégémonie économique d’envergure mondiale. Les marchés mondiaux imbriqués et interdépendants sont désormais une réalité dont découlent des institutions mondiales et transnationales qui ne fonctionnent sous aucune autre autorité que la leur. Avec l’utilisation de la virtualisation croissante de toutes formes dominantes de l’activité humaine — si nous parlons d’échange économique, de guerre, de divertissement, ou de sociabilité — même à un simple niveau, le pan-capitalisme réussit à produire une idéologie générale dominante à l’échelle mondiale (le néolibéralisme), dans laquelle les catégories d’entreprise et de profit sont devenues le prisme à travers lequel toute valeur est mesurée. Compte tenu de cet enveloppement spectaculaire, incontournable, idéologique et économique rendu possible par les TIC, comment ne pas admettre qu’il s’agit là de la plus importante des révolutions ?

Le Critical Art Ensemble pense que, comme pour tous les phénomènes spectaculaires, cette révolution est réductible à une question de quantité. La révolution (numérique) des TIC nous a finalement apporté le même genre de choses, mais sur une échelle beaucoup plus grande. Ainsi, bien que nous n’ayons jamais vu auparavant d’empire, de spectacle, ou de marchés mondiaux, nous avons vu des empires, spectacles, et marchés à grande échelle. D’autre part, la biotechnologie n’est pas seulement étendue dans ses nombreuses manifestations, elle est également véritablement nouvelle. Si l’on se base sur la quantité, la biotechnologie touche à tout ce qui est organique, ce qui la rend véritablement globale. Par exemple, son impact est constant dans la chaîne de l’approvisionnement alimentaire. En termes de vie quotidienne, les produits issus de la biotechnologie sont omniprésents, de nos cuisines à nos armoires à pharmacie et notre corps. Pour un petit groupe de personnes, la biotechnologie est la raison même de leur existence. Cependant l’importance réelle des biotechnologies repose sur leur qualité.

Le pan-capitalisme, comme toute autre forme de pouvoir avant lui, n’a jamais été en mesure de contrôler pleinement l’intériorité humaine. Il peut envelopper le corps et la conscience et essayer d’y faire pénétrer ses impératifs, mais il n’a jamais été capable de contrôler la pensée ou le désir de manière fiable. Certes, il a fait de grands progrès pour assoir sa position, mais aucune formule magique n’a jamais poussé les gens à désirer ce dont ils n’avaient pas besoin, ni à devenir serviles sans résistance. Même la plus simple des campagnes de publicité n’est jamais assurée de fonctionner. Elle peut parvenir à déplacer les désirs fondamentaux généralement ancrés dans les besoins humains, comme la nourriture, le sexe, le logement, l’appartenance et des états alternatifs de conscience sur des articles superflus, mais cela fonctionne uniquement sur du court terme et finit souvent par échouer complètement. Le flux continu de groupes de réflexion qui accompagne les campagnes de publicité est une preuve irréfutable de la conscience du capital vis-à-vis de cette incertitude. La biotechnologie peut aider à optimiser ce processus, non seulement par le biais des humains. Elle peut grandement aider à re-codifier tout système organique et toute créature afin qu’ils puissent davantage se conformer aux impératifs du pan-capitalisme.

Free Range Grain. Photo: © Critical Art Ensemble.

De nouvelles avancées dans la biologie moléculaire ont démarré ce ré-encodage de la vie. Pour revenir à l’homme, ces éléments intérieurs de la conscience que nous pensions impénétrables sont à présent un territoire ouvert. Les moyens de prendre les impératifs du néolibéralisme et de les transformer en prédispositions qui pourraient pousser vers l’extérieur pour établir des liens avec les indicateurs actuels qui poussent vers l’intérieur. Étant donné la propension du capital à optimiser et rationaliser tout ce qui y touche, on peut être certain que l’intériorité du corps est dans sa ligne de mire.

Depuis longtemps, le capitalisme a montré son intérêt pour une vie régie par l’ingénierie dont la plus grande férocité s’est manifestée dans le mouvement eugénique du début du XXe siècle. Le désir de déplacer les processus tâtonnants et aveugles de l’évolution et de les remplacer par des choix rationnels en phase avec les besoins du capitalisme est un rêve persistant. À présent, les connaissances et les moyens d’y parvenir sont disponibles. Déjà, de nombreuses espèces vivantes sont ré-encodées. Toutefois, la réponse à des besoins de puissance et la sélection pour la survie sont deux choses différentes. La sélection ne peut être que spéculative et comprise a posteriori, elle ne peut donc être conçue à l’avance, de sorte qu’on ne sait jamais quel genre de bénéfices ou d’inconvénients les ingénieurs apportent à des espèces données ou même à un système écologique. Même si ce problème était en quelque sorte évitable (et compte tenu des antécédents du capitalisme, ce serait surprenant), on peut être assurés que le capital vise à privatiser la vie elle-même. Une pensée alarmante, et un processus déjà bien entamé.

En dépit de ces tendances cauchemardesques, sous-produits du néolibéralisme, la biotechnologie pourrait avoir des conséquences utopiques. Si elle pouvait être retirée du contrôle des sociétés transnationales et des organisations militaires, elles pourraient être réorientées pour un travail d’intérêt commun. Pour ce faire, la biotechnologie doit être repensée et réutilisée comme autre chose qu’un outil de colonisation de la vie, et cela se produira uniquement si ceux qui se tiennent à l’extérieur de la vision directe, de la tutelle, ou du salariat des agents du capital sont prêts à s’engager dans ce défi (d’ailleurs, quelques scientifiques son disposés à aider les bio-hackers dans cette entreprise, mais ils sont rares). La tâche n’est pas facile : pour réussir, les participants devront retirer les œillères de l’entreprise et du profit. En outre, ils auront besoin de participer à cette activité d’une manière qui dépasse le plaisir de l’enquête et la satisfaction de la curiosité. Ceux qui en sont capables devront encadrer cette initiative comme une intervention délibérée contre une forme inacceptable de bio-pouvoir, ou plus positivement, comme un moyen d’inventer et de déployer de nouvelles formes de bio-politique.

Ce n’est pas de la science, mais cela y ressemble. Les formes de bio-intervention et de biohacking qui ont une valeur sociale se démarquent de la production des connaissances scientifiques, car, au contraire, elles s’efforcent de produire une politique qui s’oppose à la re-codification de la vie dans l’intérêt du pan-capitalisme. La production de la connaissance scientifique est hors de portée de ceux qui ne bénéficient pas d’indépendance financière. La science est une entreprise intensive au niveau du capital, qui coûte des millions, souvent pour produire des résultats incomplets. Le coût du matériel de pointe est prohibitif (généralement parce qu’il ne peut être optimisé en raison du faible nombre d’unités vendues) et le coût des matériaux liquides n’est pas plus abordable. Les réactifs biologiques, micro litre par micro litre, sont probablement les substances les plus chères au monde. En outre, cette entreprise exige une grande communauté ayant atteint un consensus sur ce qui constitue un processus légitimé de contre-vérification de la validité et de la fiabilité des résultats. Dans l’écrasante majorité des cas, ceux qui bricolent dans leur coin ne seront jamais en mesure de rejoindre ce club.

Compte tenu de ces limitations, que peut-on faire ? Pour commencer, si tout ce l’on souhaite c’est explorer les bases de la biologie moléculaire, cela ne peut se faire à un coût raisonnable que d’une manière limitée (en raison du coût des réactifs). L’un des domaines où le capitalisme excelle c’est l’optimisation des produits populaires pour faire baisser leur prix (malheureusement cette pratique apparemment positive est communément associée au pillage du travail des plus pauvres, des plus vulnérables, et des plus désespérés de la planète). Les outils de laboratoire de base tels que les incubateurs, les shakers, les centrifugeuses, les PCRs, les pipettes de précision, etc., sont facilement disponibles et abordables pour ceux dont le budget est limité (surtout si vous achetez du matériel d’occasion) ou bien, selon les préceptes de Graham Harwood, ceux qui n’ont pas d’argent peuvent piquer le matériel.

Free Range Grain. Photo: © Critical Art Ensemble.

En outre, de nombreux procédés ont également été optimisés et sont souvent disponibles sous forme de kits faciles à utiliser. Les laboratoires sont comme n’importe quel autre espace de travail capitaliste où l’ouvrage est entièrement stratifié. Il n’est pas optimal pour les gestionnaires (IP) de faire un travail de laboratoire. Ils doivent développer des théories, inventer des expériences, interpréter des résultats et rédiger des demandes de subventions. Ils ont besoin d’une main-d’œuvre bon marché, c’est-à-dire d’étudiants, plus communément surnommés « singes de laboratoire ». Ils ont besoin d’instructions faciles à suivre. Ce qui signifie pour les bio-hackers intéressés que, sans connaître la théorie de ce qui est produit, un résultat valide peut être atteint (alors non, pas besoin de doctorat !). Peut-être les gens veulent-ils savoir si les céréales de leur petit déjeuner sont faites à base de maïs transgénique : il existe un kit disponible à cet effet dans les magasins de fournitures scientifiques. Il suffit de suivre les instructions très détaillées. Cependant, vous devez vous assurer que votre laboratoire est correctement équipé pour le kit, et toujours vérifier ce qu’un kit donné nécessite avant de l’acheter. Les fondations sont maintenant posées : nous pouvons nous approprier le matériel, les processus et les quantités limitées de connaissances et les adapter à nos propres besoins.

Nous arrivons maintenant à la partie créative de notre processus. Que pouvons-nous faire avec des moyens modestes ? Pour répondre à cette question, le Critical Art Ensemble suggère de se tourner vers l’histoire de l’art afin d’obtenir des réponses. Et dans ce cas vers l’un des grands pirates de la culture du XXe siècle : Marcel Duchamp. Au début du XXe siècle, Duchamp a produit une série de sculptures toutes effectuées dans le but de déranger et perturber les croyances mythiques sur l’art, à savoir ce que les humains appellent l’art dans l’existence à travers un acte créatif transcendantal, au-delà de la sphère sociale. Duchamp croyait que l’art n’avait pas de qualités transcendantes ou essentielles, et le ready-made en était sa démonstration. Il a pris des produits fonctionnels manufacturés comme un porte-bouteille ou un urinoir et les a repositionnés comme étant de l’art. Estimant que le sens est déterminé par la situation, plutôt que par l’essence, il a placé les objets sur un piédestal, dans un musée ou une galerie, et les a signés. L’interrelation entre l’espace, le socle, l’objet, la signature et le spectateur signalaient à tous la légitimité du statut des objets en tant qu’art. Et en tant que tels, ils étaient considérés et traités comme de l’art. Cette reconfiguration des points signifiants pour produire de nouvelles relations aux objets communs est le modèle que les biohackers peuvent utiliser pour produire de nouvelles perceptions, des réflexions et des relations avec le monde organique (ou, comme William Gibson l’écrit : la rue trouve ses propres utilisations pour les choses…). Les Bio-interventionnistes doivent trouver leurs propres usages pour les outils de biologie moléculaire et cellulaire (pour les réaffecter en tant que décolonisation et libération des processus et des objets).

Ayant écarté l’équipement et les modèles de production, nous pouvons commencer à expliquer pourquoi nous croyons tellement en l’amateurisme de ceux qui sont engagés dans le DIY (bidouillage), plutôt que dans les spécialistes, pour montrer la voie de la réorientation des outils et des procédés de la biotechnologie. La raison principale en est que les amateurs n’ont pas de conflit d’intérêts. Leurs intérêts sont personnels et ne s’alignent pas sur ceux des entreprises ou des organisations militaires. Comme indiqué précédemment, la science est une entreprise coûteuse (et nous ne pensons pas ici à l' »entreprise »). L’argent doit venir de quelque part et les trois sources disponibles à cet effet sont : l’armée, le gouvernement et les sociétés commerciales. Cela signifie que les programmes de recherche doivent être en adéquation avec l’une de ces institutions. Pour que chaque investisseur continue à verser de l’argent aux laboratoires, ils doivent d’obtenir quelque chose en retour (que ce soit monétaire ou symbolique). Cela met les scientifiques sous la pression constante d’obtenir des résultats concrets. Le savoir ne suffit pas; il doit découler sur une application tangible (rentable). Malheureusement, la réalité pratique tend à orienter la recherche aux dépens de la connaissance pour son propre profit, bien que certains scientifiques soient devenus habiles à détourner un financement en déguisant leurs recherches par le biais d’un stratagème (une tactique courante pour des chercheurs qui explorent l’espace est de dire que leur travail aboutira à une station lunaire). Les amateurs sont complètement en dehors de cette boucle et peuvent diriger leur attention partout où ils le souhaitent. Le potentiel visionnaire des amateurs est bien plus créatif à l’échelle la vie quotidienne. Ils ne sont pas accablés par l’histoire, les normes, l’examen collégial, la survie institutionnelle et la sociabilisation de la vie en laboratoire. Ils peuvent rassembler et réutiliser sans tenir compte des mécanismes répressifs des disciplines.

Une dimension pédagogique fait également partie de cette alternative à la science du pan-capitalisme. Par le passé, le Critical Art Ensemble a mentionné le problème de l’aliénation. Les Biohackers peuvent aider à démystifier la biologie moléculaire en réalisant des projets qui démontrent que des connaissances de base, concernant l’application et le déploiement de la biotechnologie, sont accessibles et peuvent être facilement acquises par le public. Si nous échouons dans cette initiative, la politique publique de la biotechnologie ne sera pas mise au point par un processus démocratique, mais à travers le processus oligarchique actuel où les sociétés font ce qu’elles veulent en créant leur propre recherche et leurs normes de sécurité et de maintien de l’ordre. Comme toutes les alternatives à la règle du pan-capitalisme, elles doivent venir de la base. De ce fait, il y a beaucoup en jeu à l’heure actuelle. Le BioDIY, le biohacking, le bio-interventionnisme, ou quelque soit le nom que l’on souhaite lui donner, a une charge beaucoup plus grande que l’auto-divertissement par la science amateur, mais occupe une place importante dans le développement d’une biopolitique démocratique, des formes futures de la vie, de la santé et de la diversité de l’écosystème mondial. Le Critical Art Ensemble espère vous voir dans le laboratoire public.

Steve Kurtz
publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

Le Critical Art Ensemble (CAE) est un collectif de 5 praticiens des tactiques médiatiques [tactical media], formé en 1987 et dédié à l’exploration des croisements entre art, théorie critique et science. Le groupe a exposé et réalisé des performances dans plusieurs lieux à travers le monde, de la rue au musée et en passant par Internet. Le CAE a également écrit six livres. Dans Molecular Invasion (Autonomedia, 2002) le CAE propose un modèle pour la création d’une biologie contestataire déclinée sous forme d’activisme appliqué au domaine organique. Site: www.critical-art.net/