Archive d’étiquettes pour : Benjamin Gaulon

Une brève histoire de la sousveillance

La sousveillance est une riposte à la surveillance. Comme son préfixe l’indique, la surveillance est surplombante, étatique et désormais presque omniprésente. À l’inverse, la sousveillance vient d’en bas, en réaction à ce contrôle social généralisé, pour en dévoiler et dénoncer les excès. C’est Steve Mann, professeur en sciences appliquées à l’université de Toronto, connu pour avoir ses lunettes de réalité augmentée vissées en permanence, qui a développé ce concept de sousveillance. En France, c’est Olivier Aïm, théoricien des médias, qui a popularisé ce qui s’appelle, de l’autre côté de l’Atlantique, les « surveillance studies ». Dans sa nouvelle publication, Jean-Paul Fourmentraux, socio-anthropologue, professeur à l’Université Aix-Marseille et critique d’art, analyse la manière dont s’exerce la sousveillance, cet « œil du contre-pouvoir », dans les pratiques et créations numériques.

Antoine d’Agata, Virus. Photo: D.R.

La notion de surveillance étatique n’est pas récente. Elle traduit « la volonté de puissance » des gouvernements sur leurs citoyens, ce désir de tout observer, tout contrôler, tout ficher… Mais depuis quelques années, singulièrement en France, l’étau s’est resserré. Plusieurs facteurs ont renforcé cette détermination à surveiller et punir… Des lois votées en contrecoup des attentats jusqu’aux récentes législations s’inscrivant dans le cadre de la « sécurité globale », en passant par les contraintes sanitaires prises lors de la pandémie du Covid, désormais c’est tout un ensemble de mesures liberticides qui mettent à mal les droits fondamentaux et la vie privée. Si une telle surveillance est désormais possible, c’est bien sûr grâce aux technologies de plus en plus intrusives : vidéosurveillance, dataveillance, drones, biométrie, géolocalisation, puces RFID, etc. Et nous sommes tous, ou presque, complices de ce qui s’avère être aussi une « auto-surveillance » par le biais des téléphones portables, d’Internet, des réseaux sociaux…

Pour autant, cette prolifération des technologies d’observation et d’information est aussi un atout. Si chacun peut être observé et contrôlé, chacun peut aussi « surveiller les surveillants ». Œil pour œil, regard contre regard… En clair, le regard peut toujours se retourner et devenir un opérateur de contre-pouvoir. La sousveillance est bien une contre-surveillance qui consiste à mettre en lumière et donc à rendre visibles les stratégies occultes des plateformes numériques, [des entreprises] et des États qui procèdent de la violation et de l’instrumentalisation des images et données. En première ligne, on trouve des collectifs et associations citoyennes (Technopolice.fr, La Quadrature du Net, Copwatch, etc.).

Samuel Bianchini, niform. Photo: D.R.

Même si ce n’est pas le sujet du livre, dans cette lutte contre la techno-surveillance, Jean-Paul Fourmentraux signale aussi des réactions plus offensives comme l’obfuscation. Ce « barbarisme », qui resurgit dans le langage informatique pour désigner des processus de camouflage, tire ses racines au XVIIIe siècle du verbe « dissimuler » avant un glissement sémantique vers l’idée de « s’offusquer » : l’obfuscation renvoie aux tactiques visant à limiter ou contrecarrer le poids du profilage et de l’algorithmisation des individus. Prenant à rebours l’asymétrie des procédures de capture des données, elle fait office d’arme des faibles. […] L’obfuscation opère comme une ruse qui consiste à produire délibérément de fausses informations, dans le but de noyer les données existantes dans une série de contre-informations fallacieuses, désordonnées, ambiguës

Cette tactique peut également procéder au sabotage des instruments de surveillance ou de collecte et de traitement des données personnelles. Des actions plus directes, qui ne sont pas sans rappeler les riches heures de l’autonomie… On peut en mesurer les impacts en consultant certaines revues de presse militantes. Dans cette guerre sociale et technologique de basse intensité, les artistes occupent une position médiane. L’art joue ici un rôle singulier, en tant que producteur de formes et d’outils pratiques et réflexifs. La sousveillance y est mise en œuvre comme une tactique de résistance au sens de Michel de Certeau. […] La pratique artistique ré-ouvre les boîtes noires, défait les dispositifs de la surveillance subie, les braconne et construit en retour des dispositifs de surveillance inversée. […] L’enjeu d’un art de la sousveillance revient à dévoiler comment les « machines de vision » contemporaines perçoivent le monde au travers de catégories qu’on leur a inculquées. Et par conséquent, comment les images qui en résultent révèlent des formes de pouvoir qu’elles sont destinées à reproduire et à améliorer.

Forensic Architecture, The killing of Zineb Redouane. Photo: D.R.

À mi-chemin entre discipline de recherche artistique et forme d’action politique, le collectif Forensic Architecture recueille et analyse des données, des vidéos et autres schémas balistiques avant de les interpréter et mobiliser dans le cadre d’une contre-expertise technico-légale qui se présente sous forme de modélisation 3D. Leurs investigations permettent de faire la lumière sur des affaires controversées qui échappent aux expertises traditionnelles ou donnent lieu à des jugements et résolutions souvent partiels et opaques (attentats, crimes d’État, violences policières, etc.). Parmi leurs contre-enquêtes, on mentionnera celles concernant Adama Traoré ou Zineb Redouane — 80 ans, morte « en marge » de l’acte III des Gilets Jaunes à Marseille en 2018, suite au tir d’une grenade lacrymogène au moment où elle fermait la fenêtre de son appartement. Mais Forensic Architecture ne se limite pas à ces cas d’études « made in France ». Le collectif œuvre également sur le plan international (l’explosion du port de Beyrouth, les brutalités policières lors des manifestations Black Lives Matter aux États-Unis, les migrants en Méditerranée, le conflit israélo-palestinien, la guerre en Ukraine, etc.) et trans-temporel (The Nebelivka Hypothesis, les crimes coloniaux allemands en Namibie en 1904-1908, etc.).

Parmi les artistes qui ont les violences policières dans leur viseur, le hacker et « artiviste » italien Paolo Cirio s’inscrit pleinement dans une démarche technocritique, à la croisée de l’art et du militantisme citoyen. Entre street-art et net-art, il pratique aussi bien l’affichage sauvage, en placardant des photos de policiers entourés d’un cadre rouge à la manière du processus de recherche et d’identification algorithmique des visages, que le piratage et détournement de données (Face to Facebook, Street Ghosts, Loophole For All). Mais c’est avec son installation Capture qu’il a focalisé l’attention en 2020. Il s’agit d’une série photo de 150 visages de policiers (1000 pour la version vidéo) choisis parmi 4000. Des visages capturés lors de manifestations. Regards menaçants ou furtifs, sourires crispés ou grimaçants… Tout, dans ces clichés, transpire la haine, la peur et la violence qui ont marqué les mouvements sociaux depuis la Loi travail, en passant par les Gilets Jaunes et dernièrement la Réforme des retraites.

Paolo Cirio, Capture. Photo: D.R.

Présentée sans problème à Vienne, Turin et Berlin, cette installation s’est par contre attiré les foudres du Ministère de l’Intérieur français lors de sa présentation à Tourcoing, au Fresnoy, dans le cadre d’une exposition collective. Capture a été censurée avant même d’être montrée au public… À la place de ce panorama, une palissade bleue sur laquelle sur laquelle est inscrit en gros caractères « La Honte ! », traduisant le sentiment des élèves et professeurs de ce Studio national des arts contemporains. Le problème, au-delà des regards et rictus inquiétants, tient au fait que Paolo Cirio a fait le choix de montrer les visages potentiellement identifiables. Pour dénoncer les violences policières, d’autres artistes ont opté pour une approche moins frontale en floutant les visages des forces de l’ordre ou en effaçant les silhouettes des victimes : Bettie Nin (Les Disparus), Thierry Fournier (La Main invisible), Benjamin Gaulon (FaceGlitch). À l’inverse, avec niform, Samuel Bianchini confronte le spectateur à un cordon de CRS. Floue au départ, lorsqu’on s’en rapproche l’image-vidéo se métamorphose en représentation d’un danger imminent : une expérience à vivre pour les personnes n’ayant jamais mis les pieds dans le cortège de tête, par exemple…

C’est un autre type d’expérience qu’à vécu Antoine d’Agata lors du confinement suite au Covid-19 (Virus, La Vie Nue). Ce photographe a entrepris d’ausculter les empreintes et les stigmates sociaux et politiques de la pandémie, montrant la transformation de Paris, aux rues désertées de ses habitants, uniquement occupées par les marginaux (toxicos, prostituées, SDF, etc.) et les travailleurs de l’ombre (éboueurs, livreurs, etc.). Pour ce projet, il s’est équipé d’une caméra thermique afin de capter et d’enregistrer des « traces » de cet épisode viral qui métamorphose la ville en un curieux théâtre d’âmes errantes, de têtes baissées et de corps fuyants. […] Le photographe choisit par conséquent de détourner cette technologie de repérage et de contrôle, un outil de surveillance initialement conçu pour un usage militaire et guerrier, qu’il manipule à contre-emploi, à l’inverse d’une quête de localisation ou d’identification.

Jean-Paul Fourmentraux attire aussi notre attention sur Éléonore Weber qui « recycle » également des images de caméras thermiques. Dans son documentaire, Il n’y aura plus de nuit, cette auteure et réalisatrice, qui a par ailleurs étudié la philosophie politique à l’EHESS, met en exergue des images capturées par des hélicoptères de combat et des drones militaires. Une démarche également adoptée par Trevor Paglen (Untitled (Reaper Drone)), Omer Fast (5000 Feet In The Best) et James Bridle (Watching The Watchers). Nous avons commencé à nous familiariser avec ce type de prises de vue lors des guerres qui ont ravagé l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie et, dernièrement, l’Ukraine. « Familiariser » n’est toutefois pas le mot tant nous sommes à chaque fois saisis d’effroi à la vue des petites silhouettes qui, de haut, se détachent comme des fourmis avant de disparaître dans un nuage de poussière, quand ce n’est pas l’image vidéo qui est brutalement interrompue une fois la cible atteinte. Sans parler des propos tenus par les « tueurs à distance » qui ne semblent pas mesurer la réalité où ils exercent leur « art », incapables de distinguer un paysan qui porte un râteau sur l’épaule, d’un combattant avec une kalachnikov

Celui qui filme est celui qui tue… Cette vision lointaine du théâtre des opérations via des écrans entraîne une déréalisation de la guerre mue par plusieurs objectifs : déresponsabiliser les assaillants, déculpabiliser les citoyens et surtout protéger les États et leurs armées. Pour Grégoire Chamayou, avec cette distanciation, l’éthique du combat se déplace, pour devenir une éthique de la mise à mort, une nécroéthique, qui utilise les principes du jus in bello pour les convertir en critères pertinents du meurtre acceptable. Une éthique de bourreaux ou d’exécuteurs, mais plus de combattants. In fine, pour Éléonore Weber, il s’agit justement de prendre une certaine distance vis-à-vis de ces images meurtrières, afin de les restituer au régime visuel. Autrement dit, il s’agit d’instruire le regard à d’autres fins qu’à celle du conflit armé. Tel est peut-être l’acte de résistance que propose son film documentaire : un retournement du regard.

Laurent Diouf

Jean-Paul Fourmentraux, Sousveillance : L’œil du contre-pouvoir (Les Presses du Réel, 2023)
> https://www.lespressesdureel.com/

Rencontres & Workshops

NØ est un collectif à géométrie variable emmené par Benjamin Gaulon, artiste, chercheur et éducateur, épaulé pour cette série de rencontres et workshops à la Gaîté Lyrique par Dasha Ilina, artiste numérique, et Pauline Briand, journaliste et autrice.

Avec le NØ LAB, leur objectif est de créer une programmation accessible au grand public qui aborde certaines des grandes questions actuelles liées au numérique, comme la surveillance, le monopole des GAFAM, son empreinte écologique, sa matérialité, l’impact des algorithmes sur nos représentations, mais aussi son pouvoir créateur et libérateur. L’approche choisie est à la fois ludique et subversive. L’idée est ici de démystifier la technique et les technologies pour les rendre plus faciles à appréhender et, par là même, à discuter.

Les rencontres du cycle réunissent des universitaires, des artistes, des activistes, et des spécialistes qui s’appuient sur leur expérience, leur recherche, leur activité professionnelle, et leur créativité pour se saisir de ces sujets avec pour objectifs de montrer leur actualité, leurs ramifications politiques, écologiques et culturelles, et la capacité que chacun et chacune peut avoir à s’en emparer.

Certaines de ces thématiques sont déclinées dans le cadre de six ateliers ouverts à une quinzaine de personnes. Ils permettent d’expérimenter autour de ces sujets avec des artistes posant un regard critique sur la place du numérique dans nos vies pour proposer des moyens de se le réapproprier. Les personnes intervenantes sont invitées à faire un pas de côté pour développer une certaine réflexivité sur leurs pratiques du numérique grâce à l’humour, l’émotion et l’expérimentation, pour faire respirer les imaginaires, cultiver l’autonomie et le sens du collectif, et se réapproprier ces relations.

> du 20 janvier au 23 juin 2022, Gaîté Lyrique, Paris.
> https://gaite-lyrique.net/cycle/no-lab

vous reprendrez bien un peu de glitch ?

L’archéologie des média est un sujet pour des artistes comme Benjamin Gaulon, une manière de rechercher ce qui se trame avec les machines, leur histoire et leurs usages. Un regard noir qui, sans tomber dans une technophobie bien connue, rompt avec le discours désormais dominant des bienheureux de l’innovation.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Une archéologie par anticipation
Vous vouliez du high-tech ? Des computers qui ronronnent ? Des écrans qui brillent ? Câbles invisibles, tout lisses, tout rutilants, sans accrocs. Utopie riante d’un futur technologique. Raté. Bienvenue dans une comédie dystopique où tout fout le camp, tout tremblote ou se détraque. Bienvenue chez les e-zombies, en mode train fantôme.

Benjamin Gaulon est artiste, chercheur, enseignant à Parsons Paris, The New School for Design et membre du Graffiti Research Lab France. Dans chacune de ces activités, il s’attache à développer une approche créative et critique autour de la technologie, des médias et des modes de consommation qu’ils génèrent. Il organise également depuis 2005 des « e-waste workshop » où le public s’initie au circuit bending, au hardware hacking, ainsi qu’aux problématiques liées à l’obsolescence programmée : on y détourne du matériel en apparence obsolète pour recomposer ainsi de nouveaux objets électroniques. L’expérimentation pédagogique, envisagée comme mode de recherche, vient compléter l’arsenal des tactiques de cet artiste qui recycle, qui hacke et qui détourne.

Prenez, par exemple, la « liseuse » : objet miracle sensément venu sauver l’industrie du livre et offrir un accès illimité à « la plus grande bibliothèque du monde ». Chez Benjamin, avec la série KindleGlitched, la liseuse est un objet foutu, hors service, qu’on aura beau secouer, rebooter, rien n’y fait. On devine ici à son front inquiet le portrait de Friedrich Nietzsche, là, par la courbe de son coude et les boucles de ses cheveux, le portrait de Jane Austen par sa sœur Cassandra. Figées dans leur ultime état ante-mortem, ces liseuses deviennent ready-mades, signés par l’artiste et accrochés comme des tableaux sur les murs. On admire bien dans les musées des toiles toutes craquelées, des fragments de statues démantelées, alors pourquoi pas ces vestiges d’une archéologie par anticipation ?

We’d love to hear your thoughts on the Kindle experience. La formule d’usage pour nos doléances de l’ère numérique prend ici des accents ironiques et critiques : à quoi bon formuler nos pensées puisqu’elles sont déjà sur écoute, comme la plupart de nos faits et gestes, sur tout appareil relié au World Wide Web ? Par delà l’humour, il y a donc dans toute posture de loose magnifique une bonne dose d’intensité critique : l’obsolescence programmée, les ratés des technologies de l’information et de la communication, le devenir marchandise de nos vies privées sur la toile, fournissent à Benjamin Gaulon la matière de son travail de recherche, de création et de médiation.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Et ça ne fait que commencer.
Pauvre jouet canin robotique, Gameboy, Console Atari, tournes disques, walkman Fisherprice, sportron, zackman, watchman, aquarius computer. Et des fils, des câbles, bref, de la connectique. À n’en plus finir. De quoi parle-t-on ? D’une foire à la brocante électronique ? D’une liste de course high-tech des années 1980 retrouvée dans un grenier ? De l’arrière-boutique d’un repair-shop rétro-futuriste ?

Non, d’une installation, ReFunct Media, un écosystème en équilibre instable — ou plutôt, un bordel de vieux machins, le genre de choses qu’on néglige, qu’on a jeté depuis des lustres ou qu’on laisse prendre la poussière dans les greniers — de vieilles choses, en somme, dont Benjamin Gaulon, prend le parti en une chaîne qui cliquète, qui clignote, qui s’anime et se révolte.

L’objet de cette révolte, c’est l’obsolescence programmée, les mirages de la félicité technologique, et le silence qu’on impose aux compagnons des jeux, des loisirs ou du turbin quand ils sont passés de mode — on dit bien « passés de mode », car « hors d’usage » ils ne le sont jamais tout à fait. Benjamin Gaulon le démontre, en démontant et remontant en série ces objets d’un quotidien déprogrammé, au point mort.

Avec humour, l’installation ReFunct Media fait donc parader les zombies de l’âge numérique, perfusés les uns aux autres, hoquetant ici des signaux retransmis là-bas, projetant de haut en bas ce qui est filmé de gauche à droite. Il y a chez Benjamin Gaulon un peu du docteur Frankenstein donnant vie à son monstre hétéroclite et recyclé. On a pu lire le roman de Mary Shelley comme un commentaire, voire un soutien, aux révoltes luddites de l’Angleterre des années 1810. Les ouvriers y cassaient les machines introduites dans les ateliers et les usines, protestant par ce geste éclatant contre la civilisation technophile qui naissait alors avec la Révolution industrielle.

Aujourd’hui, l’âge numérique a beau se fondre avec ce que l’on nomme l’âge post-industriel, les machines y sont plus que jamais parmi nous; les technologies de l’information en sont l’un des avatars contemporains. Constatant l’intégration consommée de ces technologies dans nos vies quotidiennes, Benjamin Gaulon choisit d’en montrer les faillites et les impasses — pour la plus grande joie des usagers que nous sommes.

Benjamin Gaulon, ReFunct Media v3.0. Photo: © Benjamin Gaulon

Le glitch, faillite de la machine.
Impasse avant rebootage. Le programme a planté. Voulez-vous envoyer un rapport d’erreur ? Non merci. Mais vous reprendrez bien un peu de glitch alors ? Uglitch est une installation interactive, mais aussi une plateforme média crée en 2011 par Martial Geoffre-Rouland et Benjamon Gaulon et basée sur Corrupt, un software en ligne de corruption volontaire de fichiers vidéo.

En langage technique, un glitch est un à-coup, une erreur passagère, dans un système électrique, électronique ou informatique. Bien connu des usagers de plateformes vidéo et du téléchargement en peer-to-peer, il se traduit par une altération de l’image en mouvement, créant le plus souvent un nuage de pixels qui altère la fluidité du visionnage, et vient ainsi interrompre la passivité du visionneur-consommateur. Procédé ludique et créatif, le glitch volontaire est aussi exhibition du médium à la surface d’un contenu altéré : mise en œuvre et rappel de la célèbre formule du théoricien des média Marshall McLuhan, « the medium is the message ».

Ce que vous regardez n’est pas la vie véritable, mais son devenir médium dans le monde des images. Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation, la phrase inaugurale du célèbre essai de Guy Debord, La Société du spectacle, de même que ses recherches sur le détournement trouvent ici leur reformulation pour l’ère numérique.

Ce travail de déconstruction de l’apparente fluidité des images digitales se poursuit avec L.S.D., Light to Sound Device. Un écran, une ventouse, un capteur, du fil, un ampli, une enceinte — et en chemin, le visuel qui devient sonore. Le caractère artificiel des représentations, leur nature première d’accumulation de données déguisées en unité visuelle et sans défaut, est ainsi mis en évidence par leur réemploi sous forme d’input sonore. L’image devient son, comme le son peut devenir image, exhibant ainsi le caractère de pur medium de ces artefacts contemporains.

Le travail de Benjamin Gaulon consiste ainsi à rompre l’apparente fluidité des circuits, au sens propre, ainsi qu’on l’a vu, comme au figuré, avec ses recherches actuelles sur ce qu’il désigne sous le nom de Retail Poisoning. La pratique ne date pas d’hier, certes. C’est vieux comme le monde même — à tout le moins comme la guerre de Troie et son cheval. Dans les années 1970, l’artiste conceptuel Brésilien Cildo Mereiles, cherchant à éviter la censure de la dictature militaire, développait son projet d’Insertions en circuits idéologiques.

Avec un sens stratégique certain, l’artiste-activiste a ainsi recouru, comme support de propagande, à des bouteilles de Coca-Cola consignées, et donc promises à une remise en circulation quasi perpétuelle. Outre des slogans anti-américains visant l’implication de la CIA dans le putsch du maréchal Castelo Branco, un schéma expliquait comment transformer lesdites bouteilles en cocktails Molotov. Auguste Blanqui, qui signait en 1868 ses Instructions pour une prise d’armes, en aurait sûrement pris une rasade.

Le jeu est ce qui disjoint, comme on parle du jeu qui affecte un mécanisme, permettant son fonctionnement fluide, mais menaçant toujours de le faire imploser s’il devient trop important. Le travail de Benjamin Gaulon se situe dans ce jeu. À rebours d’une tendance forte de l’art numérique qui, visant sa légitimation dans le champ artistique, se complait souvent dans un esprit de sérieux, Benjamin Gaulon explore ce jeu-là, le pousse à ses extrémités, et suscite par l’humour une distanciation salvatrice. Mieux, émancipatrice. Il s’agit en effet de remettre sur ses pieds la dialectique du maître et de l’esclave et de reprendre la main sur les machines — ou d’y foutre un bon coup de marteau qui glitche.

Emmanuel Guy
chercheur en Histoire de l’art et littérature comparée, enseignant en Histoire et théorie de l’art et du design à Parsons Paris, The New School for Design.
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014