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plaidoyer pour un non-champ

Certains l’écrivent avec une conjonction de coordination — art et science, remplacée parfois par le « et » commercial — &, qui fait plus joli graphiquement. D’autres le concatènent en un seul mot — artscience, au genre indéterminé, et écrivent des livres pour justifier le monstre linguistique. Et il est bien d’autres formes encore. Dans tous les cas, le résultat est le même : qu’elle est cette chose dont aucun des deux termes n’est le qualificatif de l’autre ? Pas d’art scientifique ni de science artistique.

Victoria Vesna, en collaboration avec le biologiste de l’évolution, Charles Taylor et le physicien, Takashi Ikegami, Bird Song Diamond, janvier 2016 au Japon dans le « Large Space », espace de réalité virtuelle conçu par l’ingénieur Hiroo Iwata, Empowerment Informatics Program (EMP), Université de Tsukuba. Photo: D.R.

Art-Science n’est pas un genre, ni un mouvement, pas plus qu’une idéologie et encore moins une esthétique, mais une nébuleuse et, de plus en plus, une étiquette séduisante. Des sciences dures « vedettes » (biologie, physique et astronomie) jusqu’aux sciences humaines, couvrant l’ensemble des pratiques et des médiums artistiques, le spectre est vaste. Derrière les mots que nous n’avons pas pour le dire, essayons d’énoncer quelques éléments du débat, de poser des jalons et admettons qu’il est plus de questions que de réponses.

La science et l’art : méthode, savoir et instrumentation
Art-science : de quoi s’agit-il ? Le mot science recouvre quatre grandes composantes qui peuvent faire l’objet ou être le sujet de la création artistique : l’émission d’hypothèses (celles des scientifiques, mais aussi celles que peuvent proposer les artistes), les connaissances et les savoirs proprement dits qu’ils soient récents ou plus anciennement établis, les méthodologies (parmi lesquelles le recueil et la structuration des faits ou des données), l’accès à des instruments spécifiques, précisément au cœur de la science contemporaine. Cette distinction, loin d’être anecdotique, permet de mieux appréhender la diversité des pratiques, la façon dont les œuvres peuvent être perçues ainsi que les relations possibles entre artistes et scientifiques.

Jean-Marc Chomaz, lors d’une conférence, suggérait d’aborder le protocole scientifique comme un protocole artistique parmi d’autres. Anne Brodie s’est ainsi appuyée sur la méthode de collecte d’échantillons pour réaliser l’œuvre réflexive Antarctica, a choice? Rothera Collection 2007 dans laquelle elle demandait aux résidents de la base de Rothera de remplir anonymement des flacons en verre avec ce qui, pour eux, résumait le mieux l’expression de leur sentiment vis-à-vis de l’Antarctique. Chaînes de motoneige, sang, papiers de bonbons, eau provenant de la glace fondue, etc., les 40 flacons dessinent un « paysage humain », envers du décor de la recherche qui se conduit sur le continent.

Mais, parce que l’œuvre relève plus de l’anthropologie, et qu’elle ne comporte aucune technologie ou résultats directs issus des sciences dures, elle n’est pas nécessairement perçue comme une œuvre art-science. Ce qui est le cas de beaucoup de créations dans le champ des sciences humaines. Par ailleurs, nombre d’œuvres reposent sur des collectes ou des collections, et plus largement sur des méthodes procédurales, sans qu’elles soient pour autant liées à une quelconque approche scientifique, sauf, bien sûr, à considérer l’art comme une science humaine…

Les relations entre artistes et scientifiques
Rappelons que les artistes n’ont pas nécessairement besoin des scientifiques pour faire des œuvres art-science : l’utilisation de données, de résultats ou de connaissances librement accessibles peut largement suffire sans parler de la construction de ses propres instruments. Cependant, les relations entre artistes et scientifiques (plutôt qu’entre art et science) ouvrent d’autres possibles. Collaborations et résidences artistiques dans des laboratoires ont le vent en poupe.

Plutôt que de soulever la question oiseuse de ce qu’est une « vraie » collaboration, posons celle de son objectif. Autrement dit, une collaboration pour quoi faire ? Le spectre, là aussi, est vaste :
– pour faire une œuvre commune, ce que réalise par exemple Jean-Marc Chomaz avec Laurent Karst.
– pour produire un résultat dans les deux domaines, dans une fécondation mutuelle. C’est le chemin que suit par exemple Victoria Vesna, notamment dans son dernier projet Bird Song Diamond (1) avec le biologiste de l’évolution Charles Taylor et le physicien Takashi Ikegami, projet pour lequel elle a récemment réalisé une installation immersive. La recherche scientifique a pour but de comprendre le langage des oiseaux, entre autres par une cartographie de leurs réseaux acoustiques.
– pour produire un résultat dans un seul des deux domaines, généralement l’art, avec éventuellement un effet « collatéral » dans l’autre. C’est certainement le cas de figure le plus répandu des créations art-science et des relations artistes-scientifiques.
– pour ne rien produire du tout… Lors de la table-ronde qui s’est tenue à Ars Electronica en 2015, Michael Doser, scientifique au CERN et partie prenante du programme Collide@CERN, appelait à la prise en compte de l’échec dans les projets art-science comme condition même de futurs succès, sous peine de ne faire que ce que l’on sait déjà faire.

Marion Laval-Jeantet & Benoît Mangin (Art orienté objet), Herzen aus Glas (Cœurs de verre), 2013. Œuvre associée à la performance Que le cheval vive en moi. Photo: © Annick Bureaud.

Aujourd’hui, l’illustration, la médiation et ce que l’on peut qualifier de « prestation » sont quasiment considérées comme une aliénation ou une exploitation de l’un par l’autre. Peut-être faut-il être plus nuancé. L’illustration scientifique, par exemple, a eu par le passé ses lettres de noblesse. La visualisation ou la sonification de données pourraient en être considérées comme les héritières. En la matière les projets artistiques sont innombrables, parmi lesquels ceux d’Andrea Polli qui a présenté Particle Falls à Paris lors de la COP21. Cette installation mesure le taux de particules fines dans l’atmosphère et en donne une visualisation sous forme d’une cascade bleue quand l’air est pur, qui se transforme en boule de feu quand celui-ci est pollué.

Visualisation, illustration, représentation, des glissements sémantiques s’opèrent entre ces différents termes auquel il faut ajouter celui d’incarnation ou de matérialisation. Hyperbolic Crochet Coral Reef (2) des sœurs Margaret et Christine Wertheim (depuis 2005) est une gigantesque installation dans laquelle les coraux, la faune et la flore de la grande barrière de corail ont été fabriqués au crochet afin d’attirer l’attention sur le changement climatique et la destruction des océans. Avec la même technique, l’artiste et architecte argentin Ciro Najle (3) a réalisé Cummulus, énorme nuage crocheté, résultat d’une recherche engagée au Chili en 2007 pour améliorer l’efficacité des capteurs d’humidité atmosphérique posés par les populations dans les zones désertiques comme l’Atacama. Outre leur engagement citoyen, ces deux projets sont aussi une leçon de mathématique et de géométrie par la matérialisation du modèle physique de l’espace hyperbolique que permet le crochet (4).

« L’utilitarisme réciproque », en revanche, qui consiste à lister ce que l’art peut apporter à la science et inversement afin de justifier des échanges, quels qu’ils soient, entre les deux, me semble une voie qui témoigne surtout d’un certain échec de nos modèles d’enseignement, de la crise que traversent la science tout autant que l’art, d’un désir de rédemption par l’une des erreurs passées de l’autre, quand ce n’est pas les charger des solutions à tous les problèmes auxquels nous avons à faire face.

Après le « pour quoi faire », se pose la question du « comment faire ». Les résidences dans les laboratoires, qu’elles soient durables ou éphémères, se multiplient et constituent le Graal des relations entre artistes et scientifiques. De fait, le laboratoire apparaît comme le lieu le plus approprié pour accéder aux moyens techniques, aux instruments et parfois aux conditions de sécurité de la science contemporaine. Le MRSA Quilt d’Anna Dumitriu (5) exigeait d’être réalisé dans un laboratoire sécurisé. En effet, ce sont des tests de culture par différents antibiotiques du staphylocoque doré résistant à la méticilline qui déterminent les motifs de chacun des carrés du patchwork.

Javiera Tejerina-Risso n’aurait pu faire Déploiement (6) en collaboration avec Patrice Le Gal, chercheur en dynamique des fluides à l’université d’Aix-Marseille, sans le simulateur de vagues de ce dernier. Le laboratoire permet aussi l’accès à une « écologie de chercheurs », le CERN en étant l’exemple le plus frappant. Cependant, comme le démontrent amplement le BioDIY, l’astronomie amateur ou encore les mouvements d’une science ouverte ou d’une science des citoyens (open science, citizen science), il n’est pas toujours besoin d’un laboratoire de la science professionnelle et peut-être pourrait-on aussi envisager de mettre des scientifiques en résidence dans des lieux de l’art.

Rigueur scientifique – Intégrité artistique
L’art doit-il être scientifiquement exact ou peut-il s’affranchir de la véracité exigée de la science ? Le débat est tendu aussi bien de la part des artistes que des scientifiques. La fabulation scientifique telle qu’elle est portée dans les œuvres de Joan Fontcuberta ou de Louis Bec, par exemple, est généralement bien accueillie en ce qu’elle inclut toujours un élément permettant au public de comprendre que, précisément, il y a jeu sur la méthode et le discours.

Ciro Najle, Cummulus, exposé au Laboratoire à Paris en 2012. Photo: © Annick Bureaud

L’art et le design spéculatifs, particulièrement présents dans la création en biologie de synthèse ou dans les œuvres portant sur l’évolution écologique de la planète ne semblent pas poser de problèmes particuliers. La spéculation rejoint ici l’élaboration d’hypothèses, la mise en place de modèles et de simulations. Les exemples abondent. En 2013, Teresa Dillion, Naomi Griffin-Murtagh, Claire Dempsey et Aisling McCrudden proposent avec Opimilk, projet développé à la Science Gallery de Dublin, un futur où les analgésiques seront produits par des vaches génétiquement modifiées et où il suffira de les traire pour obtenir le médicament directement buvable avec le lait.

La frontière est cependant quelquefois ténue. En 2001, Laura Cinti du duo C-Lab propose le Cactus Project (7) pour lequel des gènes de kératine humains auraient été introduits dans les cellules d’un cactus via une bactérie reprogrammée afin que des cheveux poussent sur la plante en lieu et place des épines. Quinze ans après le projet fait toujours débat comme étant une supercherie dommageable aussi bien pour la science que pour l’art. On laissera le lecteur juge. D’une manière générale, je fais partie de ceux qui pensent que l’intégrité artistique autorise la licence poétique. La littéralité au regard de la science ne fait pas forcément œuvre intéressante, ni dans la forme ni dans le fond.

Art – Technologie – Ingénierie – Science
Art et science auraient en commun la technologie. Reste à savoir de quelle technologie on parle. Les créations art-science se déclinent dans tous les médiums possibles : de la matière vivante pour certaines œuvres de bioart et d’art du vivant, aux médiums les plus classiques de l’art (photographie, dessin, sculpture, vidéo, etc.), en passant par les techniques de l’artisanat traditionnel jusqu’aux médias numériques. Quant aux sciences, elles aussi déploient un ensemble de technologies qui ne sont pas toutes numériques (l’optique par exemple). L’informatique n’est donc commune qu’à une partie des pratiques.

En outre, l’utilisation d’un ordinateur n’a certainement pas valeur de langage commun. La couche logicielle en tant que langage et structuration des savoirs et de la pensée tout comme la capacité d’interprétation sont en la matière bien plus importantes. Enfin, dans ce trio art-science-informatique, il convient de distinguer ce qui relève de la recherche en informatique de l’ingénierie. Si les frontières sont, heureusement, poreuses, les amalgames hâtifs n’engendrent que la confusion.

L’art et la science : art contemporain
La relation des œuvres « art-science » à l’art contemporain est pour le moins confuse. Quand Loris Gréaud propose le film The Snorks (2012) dans lequel il fait référence à la bioluminescence sous-marine et pour lequel il visite et montre le télescope sous-marin ANTARES, cela relève de l’art contemporain. Quand Félicie d’Estienne d’Orves présentera son projet avec le même télescope, gageons que ce sera étiqueté art-science. Les créations de Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin du duo Art orienté objet qui alludent à l’histoire de l’art de manière subtile et érudite et incluent largement des techniques anciennes de l’artisanat sont d’abord perçues comme art-science. Quant à Tomas Saraceno, on peut imaginer que sa rétrospective au Palais de Tokyo le fera entrer dans l’art contemporain.

Lors d’une conversation avec Christian Jacquemin, je déclarais que ce qui m’importait dans les collaborations art-science était que cela produisent des œuvres intéressantes. Il me demanda alors si cela devait aussi produire une science intéressante. « Great Art for Great Science », pour reprendre le slogan du programme culturel et artistique du CERN. La symétrie est-elle indispensable ? Je ne le pense pas. Je ne crois pas non plus qu’il faille développer une sorte de syncrétisme et encore moins établir un nouveau ghetto, un monde parallèle comme nous l’avons fait pour l’art numérique. Je plaide pour un non-champ.

Dans ce numéro, j’ai volontairement choisi de mettre l’accent sur la création actuelle, plutôt que sur des aspects plus historiques. J’ai essayé aussi, par une sorte d’échantillonnage nécessairement limité, de témoigner de la diversité des sciences, des pratiques, des créations, des discours, des esthétiques.

Annick Bureaud
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) http://artsci.ucla.edu/birds/

(2) http://crochetcoralreef.org

(3) www.generaldesignbureau.com

(4) C’est en 1997 que la mathématicienne Diana Taimina de l’Université de Cornell mis au point la technique du crochet hyperbolique permettant de faire des modèles physiques de la géométrie des espaces hyperboliques ce que l’on croyait jusqu’alors impossible.

(5) http://annadumitriu.tumblr.com/ModMedMicro

(6) http://javieratejerina-risso.com/Deploiement

(7) http://c-lab.co.uk/project-details/the-cactus-project.html

Alors que les trois domaines des sciences, de l’art et de la fiction entretiennent des liens à la fois étroits et problématiques, comment interpréter les propositions scientifiques totalement imaginaires créées par des artistes ? Quel sens artistique ou scientifique accorder à ces constructions fictives qui défient les frontières entre disciplines et brouillent les genres ?

Brandon Ballengée, Ti-tânes, Lapetus, 2012-2013. Photo: D.R. / Courtesy Brandon Ballengée.

Tout type de recherche, y compris dans les sciences de la nature, suppose des hypothèses qui entraînent une certaine dose d’imagination. L’interprétation fait également partie intégrante de cette dose de « fiction » qui œuvre dans l’expérimentation et à la découverte scientifique, autant qu’artistique. Entre invention et découverte, tous ces aspects d’une oscillation entre un but à atteindre, un objet à construire ou une hypothèse à démontrer, et un réseau de possibles dans les chemins à prendre pour y parvenir font partie du domaine « subjectif » de l’entreprise scientifique.

Nous allons nous intéresser ici à un thème spécifique qui est le rapport d’intimité qu’établissent certains artistes avec la science par l’art à travers la création de fictions. Il s’agit donc du brouillage des trois territoires pour créer une zone commune. En cela, elles sont fort différentes de ce qui se passe en science, puisque la succession d’hypothèses nécessaires à la recherche qui se révéleront a posteriori fausses n’est pas fictive à proprement parler. Elles ne sont pas tant concernées par l’imaginaire que par le fait qu’elles ne sont pas vraies dans le sens de non conforme à la vérification. Il faut d’ailleurs noter que certaines hypothèses scientifiques bien que connues comme fausses ou inadéquates sont tout de même utilisées par défaut en attendant mieux.

Contrairement à d’autres moments de la culture où les fictions scientifiques étaient des erreurs d’appréciation ou d’observation (parmi la pléthore d’exemples, on peut penser à Ambroise Paré qui, dans Des monstres et prodiges (1573), imagine les habitants des antipodes marchant sur la tête ou à la nomenclature des cabinets de curiosités qui jusqu’au milieu du 17e siècle va faire entrer dans une chaîne « logique » objets naturels, phénomènes biologiques, étrangetés lointaines ou constructions humaines des techniques et des arts, à grands coups de théories fumeuses, mais très élaborées du point de vue de l’extrapolation fantasmatique), il s’agit d’une démarche délibérée qui vise à faire œuvre par la fabrication d’une fantaisie qui fonctionne sur le mode d’un compte rendu savant, ou à rendre visible par manipulation ce qui sans cela ne pourrait l’être.

Brandon Ballengée, Prelude to the Collapse of the North Atlantic, 2013 (installation au Domaine de Chamarande). Photo: D.R. / Courtesy Brandon Ballengée.

Créer des mondes qui n’existent pas est le propre de la littérature notamment de science-fiction. Arrakis est une célèbre planète imaginaire inventée par Frank Herbert dans Dune, ou Krypton dans le comics Superman. Ian M. Banks dans sa série La Culture (1987-2000), décrit non seulement des êtres de diverses espèces, leur psychologie et leur environnement matériel, mais également leurs planètes naturelles ou artificielles. Nat Schachner puis Isaac Asimov dans le Cycle de la Fondation (1942-1991) créent une discipline scientifique fictive, la psychohistoire, qui croise histoire, psychologie et statiques pour parvenir à une capacité prédictive de l’avenir.

Mais on a aussi pu parler de fictions scientifiques à propos du cinéma documentaire de Jean Painlevé qui soulignait précisément la relation existant entre science et fiction, notamment dans l’élaboration des images qui rendent compte des découvertes scientifiques en biologie. Les spéculations des artistes autour des découvertes scientifiques de leur temps est une constante, parmi celles-ci : Mikhaïl Larionov et Paul Klee avec les rayons X ou Malevitch et Duchamp pour la 4e dimension, ou les taxinomies de Paul Armand Gette, ou encore les installations de fictions spatiales d’Ilya Kabakov. Ces pratiques sont des extrapolations ou des constructions narratives dans le strict champ de l’art. D’autres artistes tels que Joan Fontcuberta ou Louis Bec fabriquent de toutes pièces des fictions scientifiques renforçant délibérément la proximité avec un possible réel.

Joan Fontcuberta (1) utilise tous les techniques et artifices photographiques pour créer des « vérités fictionnelles ». Animaux hybrides supposés être la collection retrouvée d’un savant inconnu qui n’envient rien aux fameux poissons à fourrure ou aux cornes de licornes du 17e siècle (Fauna) ou plantes inventées et hyperréalistes à la fois (Herbarium, 1984) composent des fictions « amusantes », alors que l’utilisation du logiciel Terragen (Orogenesi, 2002) ou des images de GoogleMaps (Googlegrams, 2005) interroge la source technique et économique des images qui hantent nos machines, leur universalité et leur indépendance.

Brandon Ballengée, Malamp: The Occurence of Deformities in Amphibians, depuis 1996 (exposé au Domaine de Chamarande). Photo: D.R. / Courtesy Brandon Ballengée.

L' »épistémologie fabulatoire » de Louis Bec interroge par l’exemple l’impact des biotechnologies, de la vie artificielle et des technologies de communication sur nos vies et le monde qui nous entoure. Montrer qu’il existe, actuellement, des activités artistiques avancées qui se trouvent liées à certains domaines des sciences du vivant et des technologies et qui se développent à partir de concepts et de pratiques expérimentales traitant d’une incertaine spécificité du vivant (2).

Que veut dire cette création d’objets, d’anecdotes, de personnages scientifiques ? Y a-t-il une vérité dévoilée dans la création de fictions scientifiques ? Le « faux scientifique » acquiert-il, une fois déplacé dans le champ de l’art, une forme de vérité de notre réalité tangible qu’il montre ou démontre ? Autrement dit, ces fictions seraient opérantes à un autre niveau que celui de la véracité ou de la connaissance du monde tangible qui est celui de la science.

De ce point de vue, Brandon Ballengée et ses expositions de corps d’animaux modifiés de façon à mettre en évidence l’impact des interventions environnementales humaines dans la transformation de leur physiologie (et, partant, de la nôtre), est exemplaire. Car, après tout, ces fictions artistiques décrivent des êtres inexistants, ou inauthentiques tels quels, mais nous édifient sur notre monde. Il s’agit de simulations au sens de modélisations, pour réfléchir autant que pour rêver. Des modèles de mondes possibles à portée d’exploration par la création artistique allant au-delà de la réalité tangible, et qui existent indépendamment du regard scientifique ou artistique que l’on porte sur eux.

Nommée par Coleridge « suspension volontaire d’incrédulité » (3), cette posture mentale permet l’abandon du principe de réalité au profit de celui de l’acceptation des incongruités pour s’abandonner à l’histoire que l’on raconte. Doute ou scepticisme n’ont plus de sens, puisque tout étant permis, tout est possible. La puissance de l’impact dans nos vies de l’imaginaire scientifique par rapport à celui de l’art contemporain est exponentielle. Ces artistes en faisant des propositions « à l’envers », c’est-à-dire en investissant les sciences par le fonctionnement métaphorique et fondamentalement imaginaire des sciences, tendent à redonner la sensation de la puissance de transformation intrinsèque à l’art.

Manuela de Barros
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) www.fontcuberta.com/

(2) Louis Bec, « L’art est le vivant » in Déterminismes et complexités : du physique à l’éthique, autour d’Henri Atlan, Éditions La Découverte, Paris, 2008, pp. 195-205. En 2015, CIANT a publié l’eBook Zoosystémie (disponible sur iTunes) rassemblant une sélection de textes de Louis Bec.

(3) « Willing suspension of disbelief », Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria, 1817.

mars / mai 2016

> Édito :

La carpe et le lapin…

La première réaction qui nous vient a l’évocation d’un rapprochement entre l’art et la science est celle de l’étonnement. Il y a ainsi des catégories qui semblent figées, assignées à une place immuable. Une assignation à résidence — la raison « pure » d’un côté, la raison « esthétique » de l’autre — qui empêche toutes passerelles et tout échange. A priori, c’est un mariage improbable, si ce n’est contradictoire. La carpe et le lapin, donc…

Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Avant d’être mis en opposition, l’art et la science se sont parfois confondus. Le symbole absolu de l’artiste « sapiens » restant Leonard de Vinci. La Renaissance apparaît sur ce plan très éclairée. Paradoxalement, ce sont les Lumières qui ont (re)plongé la conjonction art / science dans l’obscurité. En devenant « moderne », la science s’écarte de l’art, tout comme la philosophie finit par s’affranchir du religieux.

Il faudra attendre le XXe siècle pour voir à nouveau un rapprochement entre art et science, mais selon des modalités différentes. Plus de génie universel comme au XVe siècle, mais des artistes qui se tournent vers l’optique, la mécanique, l’acoustique… En ce début XXIe siècle, l’informatique, le numérique, nourrissent les œuvres des plasticiens. Question de contexte.

Entre recherche et ingénierie, l’art « enrichi » par la technoscience opère ainsi une sorte de retour à la tekhné. Mais cette « nouvelle alliance » art / science ne saurait pour autant se limiter à des questions pratiques, de techniques et de supports, ou de mise en scène des nouvelles technologies.

Les multiples ateliers et rencontres « art / science » consacrent finalement moins les œuvres en elles-mêmes que les collaborations pour elles-mêmes. Il y a là, un enrichissement mutuel qui ouvre d’autres horizons, pour l’artiste comme pour le scientifique; comme l’indiquent les contributions rassemblées par Annick Bureaud, rédactrice invitée pour notre dossier thématique.

Ce rapprochement entre art et science ouvre les frontières de l’imagination pour la recherche scientifique et artistique. De cet entrecroisement naissent, par exemple, des chorégraphies hybrides, des innovations scénographiques, des installations astronomiques, des utopies biologiques et des créations chimériques : le poisson rougeoyant de Brandon Ballengée, Ti-tânes, et le fameux civet vert fluo d’Eduardo Kac, Alba (une lapine, en fait, ce qui assure une équité, terme que l’on préfèrera à diversité). La carpe et le lapin. Ad lib.

Laurent Diouf — Rédacteur en chef

> Sommaire :
Expériences artistiques / Fictions scientifiques / Chorégraphies hybrides / Innovations scénographiques, Installations astronomiques, Utopies biologiques / Créations chimériques…

> Les contributeurs de ce numéro :
Adrien Cornelissen, Anne Quentin, Annick Bureaud, Christian de Lutz, Clarisse Bardiot, Dominique Moulon, Ewen Chardronnet, Jareh Das, Jean Marc Chomaz, Gaspard Bébié-Valérian, Laurent Catala, Laurent Diouf, Manuela de Barros, Marianne Cloutier, Marcus Neustetter, Maxence Grugier, Meredith Tromble, Mónica Bello, Paul Prudence, Pier Luigi Capucci, Regine Rapp, Valérie Pihet…

> Remerciements :
MCD remercie particulièrement Annick Bureaud, Rédactrice en chef invitée (dossier thématique), ainsi que tous les rédacteurs qui ont contribué à ce numéro réalisé avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication.

Deux révolutions technologiques ont fondamentalement changé le monde au cours du dernier quart de siècle, l’une dans les Technologies de l’Information et des Communications (TIC) et l’autre dans la biotechnologie. La première est beaucoup plus connue, car elle fait partie intégrante de la vie quotidienne des habitants des pays développés. Son impact est immédiat et omniprésent.

Free Range Grain. Photo: © Critical Art Ensemble.

Les employés des entreprises de services, les bureaucrates, les technocrates, les hommes d’affaires et les étudiants consacrent une part croissante de leurs heures éveillées à rechercher sur un écran ou taper sur un clavier. La biotechnologie est en apparence beaucoup moins omniprésente. Elle semble éloignée de la vie quotidienne parce que son développement et sa production se déroulent derrière les portes closes du laboratoire et ne sont compris que par un groupe d’experts scientifiques. Comme nous le verrons plus loin, cette vision, bien que correcte, est en réalité limitée. Le Critical Art Ensemble va même jusqu’à dire que si la révolution des TIC est beaucoup plus spectaculaire, la révolution biotechnologique est assurément plus profonde et tout aussi omniprésente.

Le Critical Art Ensemble se rend compte que cette affirmation est très audacieuse, car d’un simple coup d’œil tout un chacun peut voir à quel point les TIC ont révolutionné le monde. Plus important encore, elles ont rendu possibles une forme définitive de capitalisme (le pan-capitalisme), une hégémonie économique d’envergure mondiale. Les marchés mondiaux imbriqués et interdépendants sont désormais une réalité dont découlent des institutions mondiales et transnationales qui ne fonctionnent sous aucune autre autorité que la leur. Avec l’utilisation de la virtualisation croissante de toutes formes dominantes de l’activité humaine — si nous parlons d’échange économique, de guerre, de divertissement, ou de sociabilité — même à un simple niveau, le pan-capitalisme réussit à produire une idéologie générale dominante à l’échelle mondiale (le néolibéralisme), dans laquelle les catégories d’entreprise et de profit sont devenues le prisme à travers lequel toute valeur est mesurée. Compte tenu de cet enveloppement spectaculaire, incontournable, idéologique et économique rendu possible par les TIC, comment ne pas admettre qu’il s’agit là de la plus importante des révolutions ?

Le Critical Art Ensemble pense que, comme pour tous les phénomènes spectaculaires, cette révolution est réductible à une question de quantité. La révolution (numérique) des TIC nous a finalement apporté le même genre de choses, mais sur une échelle beaucoup plus grande. Ainsi, bien que nous n’ayons jamais vu auparavant d’empire, de spectacle, ou de marchés mondiaux, nous avons vu des empires, spectacles, et marchés à grande échelle. D’autre part, la biotechnologie n’est pas seulement étendue dans ses nombreuses manifestations, elle est également véritablement nouvelle. Si l’on se base sur la quantité, la biotechnologie touche à tout ce qui est organique, ce qui la rend véritablement globale. Par exemple, son impact est constant dans la chaîne de l’approvisionnement alimentaire. En termes de vie quotidienne, les produits issus de la biotechnologie sont omniprésents, de nos cuisines à nos armoires à pharmacie et notre corps. Pour un petit groupe de personnes, la biotechnologie est la raison même de leur existence. Cependant l’importance réelle des biotechnologies repose sur leur qualité.

Le pan-capitalisme, comme toute autre forme de pouvoir avant lui, n’a jamais été en mesure de contrôler pleinement l’intériorité humaine. Il peut envelopper le corps et la conscience et essayer d’y faire pénétrer ses impératifs, mais il n’a jamais été capable de contrôler la pensée ou le désir de manière fiable. Certes, il a fait de grands progrès pour assoir sa position, mais aucune formule magique n’a jamais poussé les gens à désirer ce dont ils n’avaient pas besoin, ni à devenir serviles sans résistance. Même la plus simple des campagnes de publicité n’est jamais assurée de fonctionner. Elle peut parvenir à déplacer les désirs fondamentaux généralement ancrés dans les besoins humains, comme la nourriture, le sexe, le logement, l’appartenance et des états alternatifs de conscience sur des articles superflus, mais cela fonctionne uniquement sur du court terme et finit souvent par échouer complètement. Le flux continu de groupes de réflexion qui accompagne les campagnes de publicité est une preuve irréfutable de la conscience du capital vis-à-vis de cette incertitude. La biotechnologie peut aider à optimiser ce processus, non seulement par le biais des humains. Elle peut grandement aider à re-codifier tout système organique et toute créature afin qu’ils puissent davantage se conformer aux impératifs du pan-capitalisme.

Free Range Grain. Photo: © Critical Art Ensemble.

De nouvelles avancées dans la biologie moléculaire ont démarré ce ré-encodage de la vie. Pour revenir à l’homme, ces éléments intérieurs de la conscience que nous pensions impénétrables sont à présent un territoire ouvert. Les moyens de prendre les impératifs du néolibéralisme et de les transformer en prédispositions qui pourraient pousser vers l’extérieur pour établir des liens avec les indicateurs actuels qui poussent vers l’intérieur. Étant donné la propension du capital à optimiser et rationaliser tout ce qui y touche, on peut être certain que l’intériorité du corps est dans sa ligne de mire.

Depuis longtemps, le capitalisme a montré son intérêt pour une vie régie par l’ingénierie dont la plus grande férocité s’est manifestée dans le mouvement eugénique du début du XXe siècle. Le désir de déplacer les processus tâtonnants et aveugles de l’évolution et de les remplacer par des choix rationnels en phase avec les besoins du capitalisme est un rêve persistant. À présent, les connaissances et les moyens d’y parvenir sont disponibles. Déjà, de nombreuses espèces vivantes sont ré-encodées. Toutefois, la réponse à des besoins de puissance et la sélection pour la survie sont deux choses différentes. La sélection ne peut être que spéculative et comprise a posteriori, elle ne peut donc être conçue à l’avance, de sorte qu’on ne sait jamais quel genre de bénéfices ou d’inconvénients les ingénieurs apportent à des espèces données ou même à un système écologique. Même si ce problème était en quelque sorte évitable (et compte tenu des antécédents du capitalisme, ce serait surprenant), on peut être assurés que le capital vise à privatiser la vie elle-même. Une pensée alarmante, et un processus déjà bien entamé.

En dépit de ces tendances cauchemardesques, sous-produits du néolibéralisme, la biotechnologie pourrait avoir des conséquences utopiques. Si elle pouvait être retirée du contrôle des sociétés transnationales et des organisations militaires, elles pourraient être réorientées pour un travail d’intérêt commun. Pour ce faire, la biotechnologie doit être repensée et réutilisée comme autre chose qu’un outil de colonisation de la vie, et cela se produira uniquement si ceux qui se tiennent à l’extérieur de la vision directe, de la tutelle, ou du salariat des agents du capital sont prêts à s’engager dans ce défi (d’ailleurs, quelques scientifiques son disposés à aider les bio-hackers dans cette entreprise, mais ils sont rares). La tâche n’est pas facile : pour réussir, les participants devront retirer les œillères de l’entreprise et du profit. En outre, ils auront besoin de participer à cette activité d’une manière qui dépasse le plaisir de l’enquête et la satisfaction de la curiosité. Ceux qui en sont capables devront encadrer cette initiative comme une intervention délibérée contre une forme inacceptable de bio-pouvoir, ou plus positivement, comme un moyen d’inventer et de déployer de nouvelles formes de bio-politique.

Ce n’est pas de la science, mais cela y ressemble. Les formes de bio-intervention et de biohacking qui ont une valeur sociale se démarquent de la production des connaissances scientifiques, car, au contraire, elles s’efforcent de produire une politique qui s’oppose à la re-codification de la vie dans l’intérêt du pan-capitalisme. La production de la connaissance scientifique est hors de portée de ceux qui ne bénéficient pas d’indépendance financière. La science est une entreprise intensive au niveau du capital, qui coûte des millions, souvent pour produire des résultats incomplets. Le coût du matériel de pointe est prohibitif (généralement parce qu’il ne peut être optimisé en raison du faible nombre d’unités vendues) et le coût des matériaux liquides n’est pas plus abordable. Les réactifs biologiques, micro litre par micro litre, sont probablement les substances les plus chères au monde. En outre, cette entreprise exige une grande communauté ayant atteint un consensus sur ce qui constitue un processus légitimé de contre-vérification de la validité et de la fiabilité des résultats. Dans l’écrasante majorité des cas, ceux qui bricolent dans leur coin ne seront jamais en mesure de rejoindre ce club.

Compte tenu de ces limitations, que peut-on faire ? Pour commencer, si tout ce l’on souhaite c’est explorer les bases de la biologie moléculaire, cela ne peut se faire à un coût raisonnable que d’une manière limitée (en raison du coût des réactifs). L’un des domaines où le capitalisme excelle c’est l’optimisation des produits populaires pour faire baisser leur prix (malheureusement cette pratique apparemment positive est communément associée au pillage du travail des plus pauvres, des plus vulnérables, et des plus désespérés de la planète). Les outils de laboratoire de base tels que les incubateurs, les shakers, les centrifugeuses, les PCRs, les pipettes de précision, etc., sont facilement disponibles et abordables pour ceux dont le budget est limité (surtout si vous achetez du matériel d’occasion) ou bien, selon les préceptes de Graham Harwood, ceux qui n’ont pas d’argent peuvent piquer le matériel.

Free Range Grain. Photo: © Critical Art Ensemble.

En outre, de nombreux procédés ont également été optimisés et sont souvent disponibles sous forme de kits faciles à utiliser. Les laboratoires sont comme n’importe quel autre espace de travail capitaliste où l’ouvrage est entièrement stratifié. Il n’est pas optimal pour les gestionnaires (IP) de faire un travail de laboratoire. Ils doivent développer des théories, inventer des expériences, interpréter des résultats et rédiger des demandes de subventions. Ils ont besoin d’une main-d’œuvre bon marché, c’est-à-dire d’étudiants, plus communément surnommés « singes de laboratoire ». Ils ont besoin d’instructions faciles à suivre. Ce qui signifie pour les bio-hackers intéressés que, sans connaître la théorie de ce qui est produit, un résultat valide peut être atteint (alors non, pas besoin de doctorat !). Peut-être les gens veulent-ils savoir si les céréales de leur petit déjeuner sont faites à base de maïs transgénique : il existe un kit disponible à cet effet dans les magasins de fournitures scientifiques. Il suffit de suivre les instructions très détaillées. Cependant, vous devez vous assurer que votre laboratoire est correctement équipé pour le kit, et toujours vérifier ce qu’un kit donné nécessite avant de l’acheter. Les fondations sont maintenant posées : nous pouvons nous approprier le matériel, les processus et les quantités limitées de connaissances et les adapter à nos propres besoins.

Nous arrivons maintenant à la partie créative de notre processus. Que pouvons-nous faire avec des moyens modestes ? Pour répondre à cette question, le Critical Art Ensemble suggère de se tourner vers l’histoire de l’art afin d’obtenir des réponses. Et dans ce cas vers l’un des grands pirates de la culture du XXe siècle : Marcel Duchamp. Au début du XXe siècle, Duchamp a produit une série de sculptures toutes effectuées dans le but de déranger et perturber les croyances mythiques sur l’art, à savoir ce que les humains appellent l’art dans l’existence à travers un acte créatif transcendantal, au-delà de la sphère sociale. Duchamp croyait que l’art n’avait pas de qualités transcendantes ou essentielles, et le ready-made en était sa démonstration. Il a pris des produits fonctionnels manufacturés comme un porte-bouteille ou un urinoir et les a repositionnés comme étant de l’art. Estimant que le sens est déterminé par la situation, plutôt que par l’essence, il a placé les objets sur un piédestal, dans un musée ou une galerie, et les a signés. L’interrelation entre l’espace, le socle, l’objet, la signature et le spectateur signalaient à tous la légitimité du statut des objets en tant qu’art. Et en tant que tels, ils étaient considérés et traités comme de l’art. Cette reconfiguration des points signifiants pour produire de nouvelles relations aux objets communs est le modèle que les biohackers peuvent utiliser pour produire de nouvelles perceptions, des réflexions et des relations avec le monde organique (ou, comme William Gibson l’écrit : la rue trouve ses propres utilisations pour les choses…). Les Bio-interventionnistes doivent trouver leurs propres usages pour les outils de biologie moléculaire et cellulaire (pour les réaffecter en tant que décolonisation et libération des processus et des objets).

Ayant écarté l’équipement et les modèles de production, nous pouvons commencer à expliquer pourquoi nous croyons tellement en l’amateurisme de ceux qui sont engagés dans le DIY (bidouillage), plutôt que dans les spécialistes, pour montrer la voie de la réorientation des outils et des procédés de la biotechnologie. La raison principale en est que les amateurs n’ont pas de conflit d’intérêts. Leurs intérêts sont personnels et ne s’alignent pas sur ceux des entreprises ou des organisations militaires. Comme indiqué précédemment, la science est une entreprise coûteuse (et nous ne pensons pas ici à l' »entreprise »). L’argent doit venir de quelque part et les trois sources disponibles à cet effet sont : l’armée, le gouvernement et les sociétés commerciales. Cela signifie que les programmes de recherche doivent être en adéquation avec l’une de ces institutions. Pour que chaque investisseur continue à verser de l’argent aux laboratoires, ils doivent d’obtenir quelque chose en retour (que ce soit monétaire ou symbolique). Cela met les scientifiques sous la pression constante d’obtenir des résultats concrets. Le savoir ne suffit pas; il doit découler sur une application tangible (rentable). Malheureusement, la réalité pratique tend à orienter la recherche aux dépens de la connaissance pour son propre profit, bien que certains scientifiques soient devenus habiles à détourner un financement en déguisant leurs recherches par le biais d’un stratagème (une tactique courante pour des chercheurs qui explorent l’espace est de dire que leur travail aboutira à une station lunaire). Les amateurs sont complètement en dehors de cette boucle et peuvent diriger leur attention partout où ils le souhaitent. Le potentiel visionnaire des amateurs est bien plus créatif à l’échelle la vie quotidienne. Ils ne sont pas accablés par l’histoire, les normes, l’examen collégial, la survie institutionnelle et la sociabilisation de la vie en laboratoire. Ils peuvent rassembler et réutiliser sans tenir compte des mécanismes répressifs des disciplines.

Une dimension pédagogique fait également partie de cette alternative à la science du pan-capitalisme. Par le passé, le Critical Art Ensemble a mentionné le problème de l’aliénation. Les Biohackers peuvent aider à démystifier la biologie moléculaire en réalisant des projets qui démontrent que des connaissances de base, concernant l’application et le déploiement de la biotechnologie, sont accessibles et peuvent être facilement acquises par le public. Si nous échouons dans cette initiative, la politique publique de la biotechnologie ne sera pas mise au point par un processus démocratique, mais à travers le processus oligarchique actuel où les sociétés font ce qu’elles veulent en créant leur propre recherche et leurs normes de sécurité et de maintien de l’ordre. Comme toutes les alternatives à la règle du pan-capitalisme, elles doivent venir de la base. De ce fait, il y a beaucoup en jeu à l’heure actuelle. Le BioDIY, le biohacking, le bio-interventionnisme, ou quelque soit le nom que l’on souhaite lui donner, a une charge beaucoup plus grande que l’auto-divertissement par la science amateur, mais occupe une place importante dans le développement d’une biopolitique démocratique, des formes futures de la vie, de la santé et de la diversité de l’écosystème mondial. Le Critical Art Ensemble espère vous voir dans le laboratoire public.

Steve Kurtz
publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

Le Critical Art Ensemble (CAE) est un collectif de 5 praticiens des tactiques médiatiques [tactical media], formé en 1987 et dédié à l’exploration des croisements entre art, théorie critique et science. Le groupe a exposé et réalisé des performances dans plusieurs lieux à travers le monde, de la rue au musée et en passant par Internet. Le CAE a également écrit six livres. Dans Molecular Invasion (Autonomedia, 2002) le CAE propose un modèle pour la création d’une biologie contestataire déclinée sous forme d’activisme appliqué au domaine organique. Site: www.critical-art.net/