Archive d’étiquettes pour : art science

LE RÊVE DES FORMES
art, science, etc.

En 2007 Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains basé à Tourcoing, fêtait sa première décennie en proposant, notamment, une exposition au Grand Palais à Paris. Pour célébrer son vingtième anniversaire, cette structure créée et dirigée par Alain Fleischer se téléporte une nouvelle fois hors de ses murs, au Palais de Tokyo à Paris, pour présenter un vaste aperçu de créations artistiques en résonnance avec des questionnements scientifiques. Baptisée Le Rêve des formes, cette exposition est le temps fort de cette célébration qui compte par ailleurs d’autres événements et se prolongera jusqu’à la rentrée.

Katja Novitskova, Approximation V. Photo: D.R.

Mettant l’accent les différentes facettes de la conjonction art/science, Le Rêve des formes offre un très bon aperçu de créations faisant appel à l’univers de la 3D, la physique des particules, les mutations génétiques ou la robotique. Comme le souligne Alain Fleischer dans le texte introductif de cette exposition dont il est le commissaire avec Claire Moulène, ce qui est mis en valeur c’est une plasticité qui est aussi celle de la matière biologique, des vagues à la surface de l’océan, des laves volcaniques ou des galaxies dans le cosmos. On pourrait rajouter les circonvolutions de la botanique, du règne animal et du corps humain, tant cette manifestation focalise sur formes du vivant. De cette diversité formelle naît aussi la possibilité d’un regard trouble qui questionne l’évidence, d’une vision décentrée qui réinjecte de l’opacité…

Ce qui retient l’attention d’Alain Fleischer c’est justement les formes qu’on finit par ne plus voir et « le comment du pourquoi » de cette cécité. Comment une forme devient-elle énigmatique ? Où est la frontière entre forme, difforme et informe ? Les pièces proposées dans le cadre de cette exposition offrent plus une réponse en « forme » de rêves artistiques que des certitudes scientifiques, mais l’intention première est, tout simplement, de confronter des œuvres d’art contemporain à des objets formels, issus des domaines de la recherche scientifique, et qui peuvent être offerts à la contemplation à l’imagination, à la curiosité, au sens ludique du public traditionnel de l’art.

Concrètement, cette confrontation commence avec un ensemble d’éclairage suspendu comme on peut en voir dans une usine ou un hangar abandonné. Sauf qu’au lieu de la poussière et des insectes morts accumulés au fil du temps, ce sont des (fausses) grenouilles dont on aperçoit l’ombre par transparence. Fragment d’une installation de Dora Butor intitulée Adaptation of an Instrument, ce dispositif est censé réagir au passage des visiteurs grâce à un système régit par des réseaux neuronaux. En contrepoint, les agrandissements photographiques du génome d’Annick Lesne et Julien Mozziconacci (chercheurs en génie génétique, CNRS & UPMC) nous plongent dans les arcanes secrets du vivant. Même impression de transfiguration devant les macros de Gwendal Sartre où les détails d’une chevelure prennent l’allure de paysages dantesques (J’ai gravé dans ses cheveux).

Dora Butor, Adaptation of an Instrument. Photo: D.R.

Le végétal est aussi très présent parmi les pièces exposées. Marie-Jeanne Musiol photographie en quelque sorte l’aura des plantes et propose une série de clichés électromagnétiques (Nébuleuses végétales). Alain Fleischer, Anicka Yi et Spiros Hadjudjanos nous montrent des fleurs et cactus déformés, en mutation, dont la croissance désordonnée peut revêtir un aspect fantasmagorique, et même s’animer et se transformer en fauteuils, château, etc. Bertrand Dezoteux avec Super-règne, son film d’animation 3D dont les personnages sont inspirés à la fois de la lecture de L’Univers bactériel de la biologiste Lynn Margulis et des sculptures de Bruno Gironcoli, raconte les péripéties d’un livreur dans un monde science-fictionnesque peuplé de petits êtres démultipliés et de créatures bio-mécaniques improbables.

Le vent, l’eau, le sable — ou, pour résumer, la mécanique des fluides — sont source d’inspiration pour de nombreux artistes. À commencer par Hicham Berrada, Sylvain Courrech du Pont et Simon de Dreuille avec Infragilis qui met en œuvre une maquette dans laquelle sont dispersées de fines particules qui s’assemblent, composent et recomposent un désert en miniature dont on peut observer les variations en grand format sur une vidéoprojection. En modélisant le ressac de la mer sur des rochers, au travers de son installation algorithmique En recherchant la vague, Gaëtan Robillard illustre cette « géométrie des formes inhabituelles » (tribute to Maryam Mirzakhani…) renforcée par les propos de Bernard Stiegler diffusés en bande-son. Ryoichi Kurokawa fait également « danser » des particules en suspension, de manière saccadée et scandée par de l’electronica noisy pour son installation holographique, Mol. D’un abord moins évident — avec, au sens strict, un titre en trompe l’œil : La Clepsydre — l’installation vidéo cubique de Sylvie Chartrand finit par dévoiler de façon parcellaire les contours d’une silhouette humaine.

Au final, l’ensemble de ces créations présente des formes fluctuantes et surtout trompeuses comme les couleurs du caméléon de Katja Novitskova (Approximation V), emblème de cette exposition qui se poursuivra début septembre par une réflexion approfondie au Collège de France. Un colloque qui fera intervenir de nombreux philosophes (dont Georges Didi-Huberman), ainsi que des artistes et chercheurs. Les actes de ce colloque seront par ailleurs publiés dans la collection Le Genre Humain des Éditions du Seuil. Outre une rétrospective de films et vidéos qui témoigne des « utopies créatrices » soutenues par Le Fresnoy, d’autres temps forts viendront compléter cet anniversaire. Notamment à Rome à l’invitation de l’Académie de France, ainsi qu’à Buenos Aires et au Daegu Museum en Corée au l’exposition sera reprise avec le soutien l’Institut Français. Enfin, dans son fief à Tourcoing, l’équipe du Fresnoy pilotera la 19e édition du festival Panorama qui nous permettra une fois encore de découvrir des artistes émergents. Bon anniversaire, donc.

Laurent Diouf

Exposition Le Rêve Des Formes, art, science, etc. jusqu’au 10 septembre, au Palais de Tokyo, Paris. > http://www.palaisdetokyo.com/fr/evenement/le-reve-des-formes

Colloque Le Rêve Des Formes, les 5, 6 et 7 septembre, au Collège de France, Paris.

Festival Panorama 19, Rendez-vous annuel de la création, du 23 septembre au 31 décembre 2017, Tourcoing.

Le FresnoyStudio national des arts contemporains > www.lefresnoy.net

revesformes

Interview du Dr Michael John Gorman

Michael John Gorman est le directeur de Science Gallery International, une  initiative créée grâce au soutien de Google et visant à développer un réseau global pour attirer de jeunes adultes vers la science, la technologie et l’art.

Depuis 2007, année où il l’a fondée, il dirige la Science Gallery au Trinity College de Dublin (TCD), un espace culturel innovant tissant des liens entre l’art et la science. Il est aussi Professeur associé adjoint d’Ingénierie et de Science Informatique au Trinity College de Dublin et directeur de l’Idea Translation Lab au TCD, une collaboration entre le Trinity College et la Harvard University, encourageant l’innovation trans-disciplinaire chez les étudiants. Il est aussi coordinateur du StudioLab, un important projet européen reliant l’art, la science et le design expérimental. Il a été professeur de  »Sciences, Technologie et Société » à l’Université de Stanford et a obtenu des bourses d’études post-doctorales de la part des Universités de Harvard, de Stanford et du MIT.

Faber Futures par Natsai Chieza, dans le cadre de GROW YOUR OWN, à la Science Gallery

Faber Futures par Natsai Chieza, dans le cadre de GROW YOUR OWN, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

Pourriez-vous m’aider à définir la Science Gallery d’aujourd’hui, en dehors du langage et des communiqués de presse officiels ? La Science Gallery est un centre d’exposition, sans être à proprement parler une galerie d’art ou un lieu dédié aux médias. On pourrait dire que c’est à un endroit pour des expositions scientifiques, mais c’est bien plus que ça. C’est aussi un centre éducatif, sans être une école officielle ni un labo média qui accueille des  ateliers et des séminaires. Il s’agit aussi du centre névralgique d’un réseau global. Comment cette structure fluide permet-elle à la Science Gallery d’être unique, d’œuvrer avec les artistes et les étudiants d’une part tout en attirant par ailleurs les investisseurs industriels ?
Nous concevons la Science Gallery comme un lieu où les idées se rencontrent, un genre d’accélérateur de particules provoquant des collisions entre individus issus de différentes disciplines, un espace de sociabilité pour de conversations créatives et critiques au-delà des frontières. Nous trouvons que des thématiques vastes comme INFECTIOUS (contagieux) ou STRANGE WEATHER (étrange climat) rassemblent naturellement les artistes, les scientifiques, les ingénieurs, les médecins, les entrepreneurs et les étudiants à travers de nouvelles formes de conversations. Laissez-moi vous donner un exemple : pour notre projet INFECTIOUS, nous avons invité des immunologues et des épidémiologistes, mais aussi des économistes qui travaillent sur les paniques bancaires et des personnalités des médias viraux comme Jonah Peretti et Ze Frank de Buzzfeed.

Nous avons mené des expériences de recherche sur le public lui-même, dont une simulation numérique d’épidémie menée en collaboration avec la Fondazione ISI à Turin, qui a débouché sur la publication des conclusions de la recherche, mais a également permis à des artistes d’explorer le phénomène de la contagion. Lorsque nous développons un thème, il fonctionne comme un entonnoir à idées géant, attirant de nouveaux projets, des commandes, des projets d’étudiants, des expériences de recherche et des propositions pour des ateliers et des événements. Une thématique spécifique donnera l’idée de faire appel à de potentiels collaborateurs industriels. La souplesse de la Science Gallery signifie que tout s’y déroule en perpétuel mouvement et que nous sommes capables d’aller puiser dans les problématiques du moment et d’aborder en temps réel l’actualité de la science et de la technologie.

Counter par Anthony Murphy as part of ILLUSION, à la Science Gallery

Counter par Anthony Murphy as part of ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

La Science Gallery est l’un des premiers et des rares centres d’art soutenu par un réseau de partenaires qui ne soient ni des institutions, ni des organismes de financement, mais des entreprises et des industries privées. La Science Gallery organise des expositions et génère un large éventail d’initiatives tournées vers l’extérieur, faisant appel à d’autres lieux, centres, labos, universités, reposant sur des financements d’acteurs majeurs comme  Google, Deloitte, Icon, la NTR Foundation et Pfizer. Quel est leur modèle économique ? Pourquoi investissent-ils dans des territoires aussi liminaires que la culture et l’art ? Quel est le plus grand retour par rapport à leur contact avec le réseau artistico-culturel de la Science Gallery ?
Le lien entre l’industrie privée et le territoire à la croisée de l’art, de la science et de la technologie ne date pas d’aujourd’hui. Au sein des Bell Labs, dans les années 1960s, les artistes pouvaient soulever des questions relatives à la technologie émergente qui allait repousser les limites du techniquement possible, menant aux expériences de l’E.A.T. qu’Arthur Miller décrit dans son nouveau livre Colliding Worlds. En ce moment, des artistes du numérique comme Scott Draves et Aaron Koblin travaillent chez Google, lequel accueille également SciFOO et d’autres manifestations qui rassemblent des artistes, des scientifiques et des passionnés de technologie. La motivation qui pousse les entreprises à s’impliquer provient en partie de l’objectif égoïste de développer, à long terme, leurs propres « pompes à talents » recherchant des employés plus souples, plus créatifs et, d’autre part, de la responsabilité sociale des grandes entreprises, une forme de rétribution à la communauté.

Les entreprises retirent plusieurs bénéfices de leur proximité avec la communauté créative et la communauté de recherche qui circulent ensemble à la Science Gallery. Il faut souligner que la Science Gallery n’est pas une entité autonome, mais une « membrane poreuse » reliant un pôle de recherche à la ville, facilitant des types de connexion moins formels entre les entreprises et l’université dédiée à la recherche et ses étudiants. Ces aspects sont souvent bien plus important que les bénéfices de type plus « transactionnels » comme l’utilisation d’une image ou d’un espace. À long terme, le rôle de la Science Gallery en tant que plateforme publique dédiée à l’engagement et à l’innovation évolue. Je suis sûr que la valeur que les sociétés obtiennent grâce à l’accès anticipé aux nouvelles idées et aux participants de la galerie est en passe de devenir l’avantage majeur, sur la durée, pour les entreprises concernées.

The Invisible Eye d'Alistair Burleigh et Steph Tyszka, dans le cadre d'ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College

The Invisible Eye d’Alistair Burleigh et Steph Tyszka, dans le cadre d’ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

En 2011, vous avez reçu un cadeau de Google : le lancement du Global Science Gallery Network – un réseau de huit répliques de la Science Gallery,  développé en partenariat avec des universités de premier plan dans des centres urbains du monde entier à l’horizon de 2020. Après Dublin et Londres, d’autres lieux comme New York, Bangalore, Singapour et Melbourne s’ajoutent au réseau. Pourriez vous m’en dire davantage sur le Global Science Gallery Network ? Quels peuvent être les avantages communs, d’un point de vue culturel ou économique sur la chaîne étudiants/artistes/industries ? Pourriez-vous me donner un exemple ou un scénario susceptible de se réaliser… ?
La vision du Global Science Gallery Network est née de l’intérêt porté par les universités au  modèle de notre Science Gallery en tant que nouvelle approche de l’engagement et de l’innovation publics trans-disciplinaire. L’idée est que chaque galerie génère différents programmes, ateliers, événements et expositions puisant dans son contexte artistique et scientifique local et que quelques-uns puissent être partagés à travers notre réseau. Nous sommes très enthousiastes à l’idée d’une disparité d’emphase dans les différentes galeries, par exemple celle prévue pour le King’s College, à Londres portera davantage sur des questions de la santé et de systèmes de soins.

À plus d’un titre, sur le plan pratique, un réseau de galeries liées aux universités tombe sous le sens. Par exemple, au lieu que la galerie de Dublin ait à développer quatre expositions de A à Z chaque année, elle pourra se consacrer à deux thèmes majeurs par an, qui tourneront à travers le monde, tout en accueillant deux ou trois expositions d’autres membres du réseau. Par exemple, Londres et Bangalore pourraient s’intéresser en même temps à un thème tel que le SANG et décider de développer un projet commun, en mutualisant les chercheurs, les artistes et les designers dans les deux villes. 



À ce sujet, toutes vos présentations et expositions opèrent à la lisière subtile entre l’art, le design et la recherche scientifique. Quelle importance revêt l’idée de transdisciplinarité en termes de relation entre, d’un côté, le financement public et, de l’autre, les investisseurs privés ainsi que le public des expositions, les artistes et les scientifiques qui travaillent ensemble ? Là encore, comment les sujets/titres de ces expositions sont-ils choisis en fonction d’une nouvelle idée de la culture qui parait souvent éloignée des standards du marché de l’art contemporain ou de la  recherche scientifique ?
Pour les non-initiés et pour des raisons légèrement différentes, le marché de l’art contemporain et la recherche scientifique d’aujourd’hui paraissent très hermétiques. Lorsque nous recherchons un thème pour un projet à la Science Gallery, nous essayons d’identifier des sujets qui rassemblent différents types de praticiens — des scientifiques, des artistes, des designers, des architectes, des ingénieurs, etc. — pour explorer des zones d’intérêt commun, de sorte que le langage utilisé ne se cantonne pas à un seul champ. Des thématiques comme INFECTIOUS, STRANGE WEATHER or FAIL BETTER  (contagieux, étrange climat ou mieux échouer) sont puissantes — elles permettent les contributions de divers domaines et ouvrent la conversation à ceux qui se situent en dehors des mondes de la recherche ou de l’art contemporain. Tout en rassemblant des praticiens créatifs, les thèmes des expositions doivent aussi avoir du sens pour notre public cible, constitué en majorité de jeunes adultes.

Typographic Organism d'Adrien M et Claire B, dans le cadre d'ILLUSION, à la Science Gallery

Typographic Organism d’Adrien M et Claire B, dans le cadre d’ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

La Science Gallery s’inscrit dans plusieurs réseaux de la Communauté européenne, comme le StudioLab, Places City Partnerships (CPs) et KiiCS.  »Pépinière » semble être le maître-mot en ce qui vous concerne : un processus à travers lequel des investisseurs industriels et privés sont mis en réseau avec des artistes, des scientifiques, des chercheurs, des designers, des universitaires, des étudiants ou des amateurs pour travailler ensemble, accompagnés de formateurs, pour surmonter les obstacles conventionnels et institutionnels. Quels sont les avantages et les risques d’un tel modèle de production d’un objet d’art/de culture ? Pourriez-vous m’éclairer au sujet des processus créatifs et productifs à travers un exemple concret ?
D’ordinaire, la notion de pépinière implique l’apport de certains types de soutiens dans la phase de démarrage des projets. Dans le monde de la technologie, ces apports comprennent souvent une aide financière modeste, l’accès à des experts, la mise à disposition d’espaces partagés de travail et l’accès à de potentiels investisseurs. Dans le milieu des start-ups technologiques, il est bien connu que celles-ci doivent faire appel à des équipes interdisciplinaires (constituées d’ingénieurs et de designers). Ces dix dernières années, un certain nombre de « pépinières culturelles » ont vu le jour, réunissant des équipes interdisciplinaires à travers de nouvelles collaborations. Ce phénomène peut conduire à la création de nouveaux projets artistiques, mais aussi à de nouveaux projets sociaux ou produits commerciaux et de nouvelles recherches scientifiques.

Parmi elles on trouve des programmes de résidence comme SymbioticA, en Australie, Ars Electronica FutureLab à Linz, Le Laboratoire à Paris, MediaLab Prado à Madrid et, bien entendu, la Science Gallery. Tous abordent la notion de pépinière  de manière légèrement différente — des formats spécifiques d’ateliers, des structures de résidences, des processus de sélection, des opportunités d’investissement et ainsi de suite. À la Science Gallery nous nous sommes rendu compte que nous disposions d’une chose exceptionnelle pour une pépinière de technologie. Il s’agit des 350,000 visiteurs qui passent chaque année par le centre et se confrontent à de nouvelles idées, qu’il s’agisse d’oeuvres d’art, d’expérimentations de recherche, de prototypes ou de designs spéculatifs.

Ceci représente une incroyable opportunité d’exploiter les réactions du public à un stade précoce des projets. Il me semble que nous commençons tout juste à exploiter ce potentiel d’évaluation et à apprendre les uns des autres tandis que nous testons différents modèles. Le processus de pépinière est souvent moins formel et moins linéaire. Par exemple un prototype destiné à la désinfection solaire de l’eau, développé par des étudiants en ingénierie du Trinity College, a été montré dans le cadre de notre exposition SURFACE TENSION : The Future of Water. Un code QR au dos du projet permettait aux spectateurs de le financer de manière participative. Ils ont recueilli plus de 25.000 euros grâce à leur campagne de financement participatif et ont ainsi pu mettre le dispositif en œuvre dans trois villages du Kenya. Le type de soutien qui convient à des projets artistiques n’est pas forcément adapté à de nouveaux produits ou expériences de recherche. Parfois, l’accès aux laboratoires et aux chercheurs, le financement et l’exposition jouent un rôle tout aussi important.

Helen Pynor réanime un cœur pour The Body is a Big Place au vernissage d'OSCILLATOR, à la Science Gallery

Helen Pynor réanime un cœur pour The Body is a Big Place au vernissage d’OSCILLATOR, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

Prenons enfin l’exemple des Cool Jobs. Il s’agit d’un événement de réseautage qui met en relation des étudiants, des artistes, des investisseurs et des entreprises, la création de liens entre l’éducation et l’industrie en insistant sur les approches créatives dans les deux domaines. Quelle est l’importance de ces moments où différents acteurs peuvent se rencontrer, partager des idées et des projets et comprendre comment travailler ensemble ? Comment les plateformes Internet peuvent-elles contribuer à ce processus et comment les jeunes étudiants, artistes et designers seront-ils capables de gérer d’éventuels risques de copyright concernant leurs œuvres, leurs idées et leurs créations ?
Les sessions et ateliers au cours desquels les idées peuvent être développées et prototypées dans un milieu propice sont extrêmement importants. La Science Gallery ne prétend à aucun droit sur la propriété intellectuelle des idées développées par des artistes ou des scientifiques en son sein – les auteurs conservent l’entière propriété intellectuelle de leurs projets, nous avons juste le droit de montrer les œuvres. Nous trouvons important de sensibiliser les élèves qui travaillent sur des projets de collaboration à la propriété intellectuelle. Il est intéressant de voir les différentes « pépinières culturelles » adopter des philosophies différentes autour de cette question. Certains de nos collaborateurs sont d’ardents défenseurs d’une approche en  »open source », alors que d’autres sont très axés sur des créations garantissant la propriété intellectuelle  par le biais de brevets.

Je pense que pour tout atelier ou session où les nouveaux projets et idées font l’objet de discussions, la chose la plus importante est de déterminer très clairement à l’avance les règles de participation. J’aime le concept de « FrienNDA » [NDA : Non Disclosure Agreement, accord de non-divulgation en français, NdT] de Tim O’Reilly  qui consiste à traiter l’autre en tant qu’ami et de ne pas divulguer des idées qui pourraient être confidentielles sans demander sa permission. Je pense aussi que la formation des étudiants dans le domaine de la propriété intellectuelle est une part importante de notre mission. En termes de collaboration en ligne, pour être honnête, la plus grande force de la Science Gallery réside dans l’interaction en face à face. Jusqu’ici nous avons eu un succès limité avec des projets de collaboration purement en ligne, même si la possibilité de combiner les informations en ligne et hors ligne sur les projets en phase de démarrage est un sujet sur lequel nous réfléchissons en ce moment.

La Science Gallery n’est pas une pépinière spécialisée dans le capital-risque ou les technologies… Mais nous faisons partie d’un écosystème qui comprend, en plus de l’université et de la communauté artistique, la communauté des start-ups de technologie de Dublin, des multinationales, des pépinières et des investisseurs. Pour nous, il est important de participer en tant que plateforme et de connecter des projets qui présentent des potentiels de développement, de mettre en relation les participants avec des mentors et des investisseurs potentiels. Nous aimons évoluer dans cet espace d’émergence.

interview par Marco Mancuso
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

> https://dublin.sciencegallery.com/

 

 

Le Vide Et La Lumière

Les installations d’Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand ont pris possession du Lieu Unique à Nantes. C’est leur première exposition personnelle en France. Et c’est un évènement en soit. Intitulée Le vide et la lumière, cette rétrospective est enrichie de deux créations. Si le public connaît déjà bien les œuvres de ce duo qui a eu l’occasion de présenter son travail en France lors des festivals Exit et VIA, par exemple, cette mise en perspective permet de mieux cerner leur démarche qui allie art et science.

Lorsque l’on pénètre dans la grande salle du Lieu Unique, il faut quelques instants avant que nos yeux s’habituent à l’obscurité. Au bout d’un moment, on distingue des dispositifs aux reflets bleutés qui brillent dans le noir, telles des bouées lumineuses vers lesquelles on se dirige comme aimanté. Au-dessus de nous flotte un maillage qui nous évoque la représentation géométrique de l’espace et de ses courbures sous l’effet d’anomalies gravitationnelles. Cet habillage est déployé par Cocky Eek et Theun Karelse, qui signent la scénographie de cette exposition, et renforce une sensation d’immersion, de plénitude.

En jouant sur les mots, comme nous le fait remarquer Evelina Domnitch, l’intitulé de l’exposition peut aussi renvoyer à une autre proposition : la vie de la lumière. Ou plutôt les manifestations de la vie au travers du cosmos, des interactions entre les lois et phénomènes physiques qui traversent l’univers et leurs répercussions sur l’organisation du vivant.

Une pièce comme Luminiferous Drift — réalisée en collaboration avec Jean-Marc Chomaz et Erik Werner, ainsi que Richard Chartier (label-manager de LINE) pour la bande-son — évoque ainsi les premières étapes de l’origine de la vie, lorsque les premières briques, les enzymes, baignent dans une soupe originelle et que le processus de photosynthèse se met en place sous l’effet conjugué de la lumière, de décharges électriques et d’échanges d’énergie.

Créée pour l’exposition, Ion Hole est une installation utilisant des spores lycopodes qui lévitent et s’agrègent pour former une sorte de cristal, dit de Coulomb, en vertu des lois de l’électrodynamique. Dans ce dispositif, ces spores sont soumises à des impulsions électriques et sont animées d’un mouvement de va-et-vient semblable à celui d’une respiration. Un laser scintillant permet de voir l’organisation de leur mouvement, un peu à la manière d’un stroboscope qui permet figer et découper toutes les phases de ces oscillations.

On a coutume de remarquer que la science dure manque de « magie », mais Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand réenchantent le monde de la physique des particules et de la biochimie « simplement » en faisant sortir les mystères cosmologiques et quantiques des laboratoires, en révélant (au sens photographique) les forces invisibles qui agissent sur l’infiniment petit comme l’infiniment grand au travers d’installations et performances qui nous hypnotisent.

Actuellement basés aux Pays-Bas, c’est une démarche qu’ils mènent depuis leur rencontre aux États-Unis, en 1998. Diplômée en philosophie (option phénoménologie), Evelina Domnitch est née à Minsk en 1972. Originaire de Saint Petersbourg où il a vu le jour en 1974, Dmitry Gelfand a pour sa part un BFA (Bachelor of Fine Arts) en cinéma/vidéo obtenu à l’Université de New York en 1996. Leurs installations, qui puisent directement à la source des recherches scientifiques, auprès d’instituts universitaires réputés, ont été plusieurs fois primées notamment à Ars Electronica et au Japan Media Arts Festival.

Si la lumière est centrale dans leur processus de création, l’élément liquide est également prépondérant. Ainsi en est-il de l’installation Hydrogeny qui offre la visualisation des réactions de l’hydrogène au contact d’une électrode et d’un rayon laser dans un aquarium rempli d’eau déminéralisée. Sous l’effet de cette électrolyse, des milliers de petites bulles remontent très lentement à la surface, traçant des volutes irisées et colorées comme des bulles de savon. Celles-ci sont visibles en coupe, comme un film au ralenti, au travers un raie de lumière qui balaye et découpe avec la précision d’un scalpel ces réactions chimiques.

De même avec Implosion Chamber, où ce sont cette fois des ultra-sons toujours combinés à un laser qui provoquent une réaction gazeuse qui brille de mille feux. Comme son titre l’indique, cette installation donne à voir les implosions d’une myriade de micro-bulles. On a l’impression d’observer une réaction nucléaire au fond d’une piscine de refroidissement. Et si l’eau agit comme révélateur des expériences, comme nous le fait remarquer Evelina Domnitch, la lumière, les champs électromagnétiques et le vide cosmique peuvent être aussi être considérer comme des flux, des fluides, qui se propagent sous forme d’ondes comme le théorisait déjà au XIXe siècle le physicien écossais James Clerk Maxwell.

Le souffle, l’éther, est encore un autre élément de cette mécanique des fluides. Avec Photonic Wind, Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand utilisent le phénomène de photophorèse pour animer, sous les impulsions bleutées d’un laser, de la poussière de diamant piégée dans une chambre à vide. Une illustration de ce qui se passe à l’échelle cosmique avec le « vent photonique »; ce tourbillon de poussière interstellaire mu par la lumière des étoiles et qui est à l’origine de la formation des planètes. Soit dit en passant, on retrouve le vent photonique comme système de propulsion possible pour des voyages aux tréfonds de l’espace tant dans la science-fiction qu’auprès de scientifiques illuminés…

L’air est également un des moteurs de Force Field. Cette performance, présentée ici dans sa version installation-vidéo spécialement créée pour cette exposition, permet au visiteur d’éprouver presque physiquement les champs de force cosmique à échelle réduite et d’un point de vue allégorique, bien évidemment. Concrètement, le spectateur passe sa tête dans un dôme en tissu (Non-locality) et visionne des gouttelettes en suspension qui interagissent, s’assemblent et se dissolvent, au gré d’une onde sonore. Avec l’effet grossissant de la projection, les mouvements générés évoquent ceux des corps célestes. Une sensation d’air pulsé et de résonnance renforçant cette mise en immersion.

Dans la lignée de cette exposition qui se prolonge jusqu’au 8 janvier, Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand participent à deux autres évènements qui reflètent également leur intérêt pour ces phénomènes cosmiques, et singulièrement la gravité. D’une part une exposition intitulée No Such Thing As Gravity qui se tient au FACT (Foundation for Art and Creative Technology), à Liverpool en Angleterre jusqu’au 5 février 2017, où ils présentent une pièce qui aurait pu figurer au Lieu Unique (Quantum Lattice). D’autre part, un projet de résidence autour du LIGO (Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory). Piloté par le MIT et le Caltech, ce laboratoire est chargé de détecter les ondes gravitationnelles cosmiques (et leurs variations) telles que les avait prédits Einstein.

Mais le mieux, plutôt que de gloser sur les ressorts scientifiques parfois ardus de ces propositions artistiques, c’est de se confronter simplement aux œuvres, d’en éprouver l’esthétique et de développer ainsi notre propre « version » de la réalité, comme nous y invite Evelina Domnitch.

Laurent Diouf

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, Le vide et la lumière, exposition jusqu’au 8 janvier 2017, entrée libre, Le Lieu Unique, Nantes. Infos: www.lelieuunique.com/site/2016/10/21/le-vide-et-la-lumiere/
Photos: © Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand

la lumière du ciel profond

Félicie d’Estienne d’Orves est une artiste plasticienne dont le matériau est la lumière. Elle s’intéresse aux sciences optiques et acoustiques, physiques et astrophysiques, aux sciences de la perception et de la cognition.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France. Production déléguée : Seconde Nature et Bipolar – Soutenu par le DICréAM et Arcadi). Photo: © Fabio Acero.

Lors de notre premier entretien, nous avons notamment parlé de ta pièce Supernova (Cassiopeia A). Cela m’a fait penser au travail du pionnier de l’art cinétique Thomas Wilfred et à son procédé électro-mécanique de peinture et lumière en mouvement qu’il avait nommé Lumia. C’est par exemple ce nuage coloré qui fait les séquences d’ouverture et de clôture du film The Tree of Life de Terrence Malick. Cette pièce fait partie de la collection d’Eugene Epstein, un astrophysicien qui est devenu le plus grand collectionneur des œuvres de Wilfred. Peux-tu nous parler de ta propre collaboration avec un astrophysicien, Fabio Acero pour Supernova ?
C’est ma première installation sur un sujet astrophysique, mes pièces précédentes, plus proches de la démarche de Wilfred, traitaient de perception, d’hypnose et de lumière dans des formes plus abstraites. J’ai rencontré Fabio Acero en 2010. À l’époque, il faisait son post-doctorat (1) sur l’émission en rayons Gamma des restes de supernova. Nous partagions cette même envie de rapporter à l’échelle du corps ce phénomène gigantesque — 8 années-lumière de rayon — et d’une violence au-delà de la perception humaine. Provoquée par l’effondrement gravitationnel d’une étoile massive, soufflant les couches extérieures de l’étoile, Cassiopée A a libéré une telle énergie qu’elle aurait été vue en 1680 depuis la Terre, l’une des rares à avoir été visible à l’œil nu. Cette super novae ou « nouvelle étoile », comme la supernova vue en 1572 par l’astronome Tycho Brahé, a mis à mal le modèle aristotélicien d’un univers constant. Le mouvement continu de la sculpture souligne ce décentrage, cette relativité du cosmos.
Le nuage rémanent de gaz de Cassiopée A était un bon sujet d’étude, le mieux documenté de notre galaxie, nous avons travaillé à partir de reconstitutions 3D publiées en 2009 par les équipes du télescope Chandra (2). La pièce présente un cycle concentré en quinze minutes, montrant l’explosion, sa propagation, puis le rémanent, et un retour à une nouvelle organisation de la matière. J’ai pris le parti d’enfermer la supernova dans un cube de plexiglas baigné de fumée qui donne l’aspect tri dimensionnel de l’objet astrophysique. Pour cette pièce, j’ai également collaboré avec le musicien Laurent Dailleau, qui nous a quitté depuis, il a participé à nos réflexions et composé un morceau qui accompagne la lecture du cycle.
Les couleurs projetées sur la fumée sont issues de la palette des images d’analyse en spectroscopie et traduisent les différents éléments qui composent le nuage. Le spectateur est donc à l’extérieur, ce point de vue permet une contemplation du déploiement du nuage, on rejoint le Lumia de Wilfred. Tu m’as fait découvrir la collection des Epstein et le cartel du Lumia Sequence in space, op.159, avec la notation précise de la durée du cycle de son mécanisme cinétique (3). C’est quelque chose que j’explore pour des pièces permanentes, des cycles génératifs ou temps réels qui se renouvellent sans cesse.

Thomas Wilfred avait conçu dans les années 1920 un orgue cinétique de composition de couleur, le Clavilux.
Un autre personnage assez fascinant de la musique visuelle est Louis Bertrand Castel, un prêtre et mathématicien contemporain de Newton, qui avait imaginé un clavecin oculaire avec lequel il voulait retranscrire les notes de musique en couleurs.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France.

EXO 48.9013°, 2.3789°. Nuit Blanche 2015 pour la Ville de Paris, dans le cadre de Némo, Biennale internationale des arts numériques Paris-Île-de-France. Production déléguée : Seconde Nature et Bipolar – Soutenu par le DICréAM et Arcadi). Photo: © Jean-Baptiste Gurliat.

Tu as prolongé le travail avec Fabio Acero, pour le projet EXO.
EXO est une installation en extérieur qui associe la lumière de lasers projetée en direction d’objets célestes à une composition électroacoustique de Julie Rousse. Les têtes de lecture laser sondent l’espace du ciel et remontent le temps pointant des astres proches comme des objets du « ciel profond » (étoiles, planètes, trous noirs, pulsars, GRB (4)…). C’est au départ un projet de land art initié avec la musicienne de field recordings Julie Rousse qui rapporte l’échelle astrophysique à un instant et à un lieu donné.
Fabio s’est beaucoup investi dans la conception du projet et le développement d’un simulateur avec Thierry Coduys, autre complice du projet. Le système convertit les positions célestes d’objets en coordonnées azimutales en fonction d’une date et d’une position GPS. Avec Thierry, nous avons travaillé avec son logiciel IanniX, inspiré de l’UPIC élaboré dans les années 1970 par Iannis Xenakis. D’autres acteurs scientifiques ont participé au projet comme le LAM (5) et le GMEM (6) pour le travail musical de Julie à partir des données astronomiques. La prochaine étape du projet sera dans le désert d’Atacama au Chili et une présentation dans la région de Marseille avec Seconde Nature.

Nous avons aussi évoqué le Roden Crater de James Turrell, situé près de Flagstaff en Arizona. Turrell a acheté le cratère et conçu un espace de contemplation à l’œil nu des variations de la lumière dans le ciel. Tu m’as dit qu’il s’était notamment inspiré des lieux de cérémonie des Indiens Hopis ?
Un ami m’a en effet fait découvrir récemment son intérêt pour les Kivas, les chambres de cérémonie des Indiens Hopi qui déchiffrent les messages de la terre. Ce sont des caisses de résonance, en quelque sorte des sismographes. Et pour ce qui est du ciel naturel, je me suis par exemple intéressée au Rayon Vert, une diffraction très rapide de la lumière verte dans l’atmosphère lors d’un coucher de Soleil. L’année dernière, j’ai réalisé une sculpture qui évoque ce phénomène pour la Médiathèque de la Marine de Colombes. Un disque de lumière d’un mètre de diamètre en LEDs, motorisé, se déplace verticalement du lever du soleil jusqu’à son zénith. À l’heure du coucher du soleil, le rayon vert apparaît. Il y a un autre phénomène qui m’intéresse en ce moment, c’est le coucher de Soleil sur Mars. Il est bleu ! La poussière fine dans l’atmosphère de Mars ne dévie pratiquement pas la lumière solaire aux longueurs d’onde correspondant à la couleur bleue.

Quels sont les aspects scientifiques qui t’intéressent dans ton projet en relation avec le télescope à neutrinos Antarès qui se trouve à 2500 mètres de fond dans la baie de Toulon ?
C’est un projet encore en développement. Grâce au LAM, qui est impliqué dans le projet Antarès, j’ai eu la possibilité de faire une proposition aux équipes du télescope. Depuis Supernova, je cherchais à rendre compte d’une activité en temps réel de l’espace. Les neutrinos sont des messagers du ciel profond, engendrés par des cataclysmes cosmiques lointains tels que les trous noirs, les supernovas. Ces particules élémentaires, de masse pratiquement nulle, traversent la matière depuis des événements hautement énergétiques jusqu’à la Terre. J’aimerais montrer leurs impacts et leurs trajectoires en temps réel dans un tableau. Je suis encore dans la phase d’études préliminaires.

propos recueillis par Ewen Chardronnet
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> http://www.feliciedestiennedorves.com/

(1) Fabio Acero est chercheur au CEA au Laboratoire Astrophysique, Interactions, Multi-échelles (AIM / CNRS).
(2) Chandra est un télescope spatial à rayons X développé par la NASA et lancé en 1999 par la navette spatiale Columbia.
(3) 366 heures et 27 minutes, soit 15 jours de programme lumineux.
(4) Les sursauts gamma (gamma ray bursts ou GRB en anglais) sont l’un des grands sujets d’étude de l’astrophysique contemporaine.
(5) Laboratoire d’astrophysique de Marseille.

(6) Centre National de Création Musicale de Marseille.

substance et code

Paul Vanouse est un artiste identifié dans le bioart qui interroge les technosciences. Sa démarche va bien au-delà de projets basés sur des principes numériques ou interactifs. Ses travaux tiennent à la fois en des performances, mais aussi des installations, temps particuliers durant lesquels il travaille à partir d’un bien singulier matériau : la biochimie et l’un de ses composants, l’ADN.

Paul Vanouse, Ocular Revision - circular rig.

Paul Vanouse, Ocular Revision – circular rig. Photo: © Paul Vanouse.

Dans la continuité du Critical Art Ensemble, collectif avec lequel il a régulièrement coopéré, il engage une réflexion complexe allant à rebours d’une vision commune, par trop simpliste, qui met en exergue des points de débat cruciaux et pleinement d’actualité. Ainsi, il n’hésite pas à aborder des questions d’éthique relatives à la science, la génétique, l’eugénisme, mais aussi les méthodes d’investigation policière et l’institutionnalisation de la catégorisation des individus.
C’est donc à travers des partis-pris forts et au-delà d’une vision consensuelle qu’il engage des procédures propres au champ de l’art. Au sein d’installations et performances présentées au cours de festivals, musées et événements spécifiques, Paul Vanouse connecte deux milieux initialement étrangers. Face au public, il figure le chercheur et active des procédures et méthodologies de laboratoire. Opérant face au public et à l’aide de machines spécifiques, des systèmes d’analyse et d’opération chimique, il développe des processus d’analyse et de visualisation se référant souvent au génome humain.
Ces processus, inscrits dans la durée, sous-tendent l’appropriation d’un médium, la génétique, la donnée qui en est extraite, sa visualisation et instrumentalisation; par extension leur démystification. Mais aussi, et c’est un élément important, l’incidence sociétale qu’impactent ces technologies, notamment par l’acceptation tacite de leur caractère de vérité. Il s’agit donc, pour Paul Vanouse, de signifier l’orientation et la détermination politiques, qui en sont faites et par ce biais initier une pensée critique et responsable de leurs impacts.

Dans le champ du bioart, la technologie se joint à l’art intégrant les sciences du vivant et ce sont par conséquent des outils et protocoles se référant au laboratoire qui sont engagés. Vous-même êtes engagé dans une telle démarche, et plutôt que de bioart, vous la qualifieriez de biomédia. Dans quelle mesure opérez-vous une distinction entre ces deux notions ?
J’ai plutôt tendance à utiliser ces deux termes de façon indistincte, particulièrement quand je m’adresse à des publics plus généralistes. Le terme « bioart » est simple, direct. Cependant, « biomédia » m’apparaît plus précis dans la mesure où il désigne explicitement le médium, tandis que « bioart » crée des confusions avec les formes d’art qui prennent pour sujet la biologie. Il y a aussi cette délicate question de la cohérence. En effet, nous ne qualifions pas la peinture sous l’appellation « art de la peinture ». Dans tous les cas, la notion d’art associée à un qualificatif me semble galvaudée parce qu’elle décrit habituellement l’essence, tandis que le média décrit plus simplement la forme, le format ou les matériaux. Il me semble en conséquence plus pertinent de me désigner comme artiste travaillant avec les biomédias. Sur un autre plan, je tiens à mentionner Jens Hauser. Celui-ci a problématisé et développé une singulière visée, au sujet des résonances biologiques du terme « média »; en rapprochant notamment cette notion du milieu de culture cellulaire placé en boîte de Petri.

Vous avez plutôt un parcours de plasticien et vous enseignez également à l’Université de Buffalo au département d’études visuelles. Ce parcours peut étonner car il va à rebours d’un préconçu suivant lequel vous viendriez des sciences dures et évolueriez dans ce domaine. Avez-vous suivi également une formation scientifique vous permettant d’être plus familier au travail en laboratoire ou êtes-vous plus simplement autodidacte ? Comment en êtes-vous venu à travailler avec la génétique et assimiler les procédures techniques, mais aussi éthiques de cette discipline ?
J’ai étudié la peinture et simultanément suivi un ensemble de cours en biologie et chimie à la fin des années 80. Au terme de mon cursus, j’ai rencontré beaucoup d’artistes issus du post-modernisme dont Jenny Holzer et Hans Haacke. Fondamentalement, la majeure partie de ma démarche, d’un point de vue critique et réflexif, mais aussi mon approche conceptuelle des médias, émane de cette période. J’ai appris à programmer de sorte à produire des formes culturelles complexes pouvant exister simultanément et en différents lieux, comme des consoles d’information et guichets automatiques.
Les années 90 m’ont permis de développer cet intérêt pour les médias interactifs. Mais aussi pour les industries relatives aux champs du vivant — que l’on peut identifier comme bio-technologies ou plutôt techno-biologies — étaient en pleine émergence tout en produisant déjà un lot de contradictions perverses. Il était alors bien naturel de commencer à travailler sur ces formes pour les engager dans une réflexion critique.
Ce fut le cas notamment avec Visible Human Project et Human Genome Project. Je suis également et tout particulièrement reconnaissant à Robin Held, qui a organisé une table ronde à Seattle en 1999, offrant un contexte unique à des artistes et scientifiques pour discuter des problématiques éthiques relatives au projet d’identification génomique de l’homme (1). Pour conclure sur mon parcours, je ne peux que saluer de notables scientifiques, comme les professeurs Mary-Claire King et Robert Ferrel pour leur générosité et m’avoir appris les principes d’amplification et séparation de l’ADN.

L’une des techniques que vous employez couramment est l’électrophorèse sur gel (2). Pourriez-vous nous décrire ce processus et comment vous l’êtes-vous approprié, notamment dans le cadre de vos dernières productions : Ocular Revision et Suspect Inversion Center ?
Dès le début — à la fin des années 90 — j’ai été fasciné par cette technique. Il s’agit essentiellement d’une procédure qui produit les profils de bandes souvent appelés « empreintes génétiques ». Je ne vais pas entrer dans le détail de ce procédé, mais ce qui est intéressant au sujet de l’électrophorèse, c’est qu’il permet d’observer l’ADN à l’œil nu. En outre, il utilise la position de l’ADN dans un gel mis à plat dans une coupelle pour faire la lumière sur l’identité d’une personne ou d’un organisme, ce qui, à l’instar de tout support visuel et auprès d’un artiste, semble une invitation à la recherche, la critique, l’appropriation, la réutilisation, le détournement.

Paul Vanouse, Ocular Revision.

Paul Vanouse, Ocular Revision. Photo: © Paul Vanouse.

On peut donc en déduire que ce médium est évolutif, manipulable et sujet à l’interprétation. Or les images de l’ADN produites en laboratoire sont manipulées de multiples façons (électrophorèse, découpe, amplification). La perception commune de l’ADN, c’est qu’il ne peut mentir car il est la signature unique de tout individu. La question n’est pas de considérer l’ADN seulement comme un sujet, mais également comme médium. L’ADN est alors présenté comme une substance plutôt que comme code. Serait-il possible de développer cette articulation ?
Oui, il y a une suite d’oppositions que j’ai développées. Dans la première, il s’agit de considérer l’image de l’ADN comme un médium plutôt que comme une empreinte directe du sujet et la seconde opposition serait de percevoir l’ADN comme une substance plutôt qu’un code. Dans le premier cas, l’ADN est considéré comme un moyen plastique de représenter une forme de communication et de représentation. Ce qui en émane, c’est l’idée que l’ADN est malléable et capable de représenter visuellement n’importe quoi. Ceci contrevient à cette idée préconçue suivant laquelle les images d’ADN transcrivent l’essence immuable d’une subjectivité individuelle.
Ces images produites avec l’ADN seraient le gold standard (3) d’une enquête criminelle voire un infaillible détecteur de mensonges. L’autorité qui émane de l’image d’ADN résulte en partie de puissantes métaphores inscrites dans notre quotidien et couramment usitées dans le langage : « l’empreinte génétique » ou « l’empreinte ADN ». Ces métaphores induisent en erreur les novices et présupposent que l’ADN serait l’empreinte directe et unique d’un individu plutôt que le résultat d’un ensemble de manipulations complexes et arbitraires réalisé en laboratoire.
Le second point sur lequel il est important de se pencher, c’est la tendance à envisager l’ADN comme un code. Une fois que l’ADN est traité comme une simple information (ou code), il est coupé — il est rendu abstrait, voire transcendé — de la vie en général et devient plus facilement rationalisé, breveté. L’ADN, à mon avis, n’est après tout qu’une substance inscrite dans la matrice de la vie; elle n’est ni virtuelle ni purement symbolique, mais reliée à des processus vivants et inscrite dans une profonde matérialité.
Sans se limiter à l’électrophorèse, il y a d’autres protocoles qui exploitent la nature physique de l’ADN. Dans les expérimentations radicales que j’ai faites en faisant usage de l’électrophorèse comme Ocular Revision, je suis allé un cran plus loin en fabriquant une structure circulaire mettant en évidence l’ADN comme matériau doté d’une masse, d’une charge, etc. Dans ce travail, je me suis réapproprié la métaphore de la carte génétique et l’ai détourné. Plutôt que reproduire un système classique de représentation génétique, j’ai créé une mappemonde avec de l’ADN. Ce qui nous ramène à la première proposition. L’ADN peut aussi être un médium de représentation plutôt qu’un sujet de représentation.
Je déconstruis. En un sens, cela apporte de la clarté. Dénaturer, détourner les constructions idéologiques faites autour de l’ADN, et à d’autres égards, cela permet d’initier de nouvelles métaphores, associations d’idées, valeurs et significations auxquelles adhérer. J’espère que cela fait sens. Mon opinion, c’est que non seulement les métaphores utilisées pour décrire l’ADN sont douteuses, mais aussi, elles sont devenues opérationnelles et entravent la formation de nouvelles idées : un régime de signes agglomérés. Cependant, j’aime les métaphores et les associations logiques, lesquelles sont à la base de la plupart des langages humains, après tout, et je ne crois pas que l’art ou la science pourraient aller où que ce soit sans elles.

Pensez-vous que votre travail produise du sens critique auprès des publics, les incite à mieux s’informer, les aide à s’autonomiser davantage et mettre en question leur rapport à la génétique et aux techniques d’investigation, de recherche médico-légales ?
Oui, ceci est particulièrement important dans des pièces comme Latent Figure Protocol et Suspect Inversion Center. Dans cette dernière réalisation, par exemple, je souhaitais contrer la façon dont les mass-médias dramatisent l’information, notamment avec l’Investigation de Scènes de Crime (4). Ce traitement médiatique est typique de la désinformation du public. Ce faisant, on offre au public des outils conceptuels pour comprendre les enjeux actuels qui entourent l’utilisation de l’imagerie de l’ADN ainsi que l’exploitation de fichiers génétiques. Avec SIC, j’ai créé un laboratoire ouvert dans lequel tout ce qui s’y passait pouvait être exploité. Mais il était aussi important qu’aucune question ne puisse être trop technique ni trop culturelle. De telles distinctions, démarcations, sont aussi des limites construites pour induire en erreur. Après tout, un précédent juridique, sa décision, et l’acceptation scientifique sont des processus très liés et interdépendants.

Paul Vanouse, Ocular Revision @ Surveyor, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo.

Paul Vanouse, Ocular Revision @ Surveyor, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo. Photo: © Tom Loonan.

A contrario des différentes technologies produites depuis le 19ème siècle, notamment avec les microscopes et autres systèmes d’observation optiques, l’ADN n’a pas été conçu comme un médium de représentation visuelle. Lors de vos performances, vous donnez à voir visuellement le processus d’émergence de l’ADN et son processus de visualisation. Quelles problématiques spécifiques, formelles, techniques, temporelles rencontrez-vous ?
J’ai rencontré dans mes projets des flopées de casse-tête. Le plus significatif pour moi étant Relative Velocity Inscription Device débuté en 2000. L’un des problèmes que je rencontrai portait sur la mise en brillance de l’ADN. Il devait rester suffisamment visible pour tenir une semaine entière dans le cadre d’une exposition, mais aussi rester détectable par un système de visualisation automatisé. Une concentration plus forte en ADN aurait été dispendieuse, des rayonnements UVS plus concentrés aurait mis en danger le dispositif et rendu l’espace obscurci de la galerie inexploitable, etc. Comment et à partir de quand accepte-t-on le seuil de visibilité ? La réponse à ces problèmes implique de ne pas seulement être malin et averti quant aux solutions technologiques, mais aussi de définir l’intention politique et conceptuelle de l’œuvre. Alors, nous pouvons nous laisser guider vers des réponses.

Vos performances, différemment, se font sous les yeux du public et laissent place à l’échange. Pensez-vous que votre travail puisse apparaître dans une démarche de sensibilisation pour que chaque citoyen trouve des moyens simplifiés pour interroger son quotidien, puis à son tour, essaimer, diffuser de nouveaux outils de réflexion critique ? Est-ce en cela que nous atteignons la dimension des médias avec les biomédias (5) ?
Comme votre question le suggère, j’aime penser que mon travail est ouvert, populaire, progressif et voué à démystifier. Cependant, je ne me résoudrais pas à exclure un projet qui nécessiterait un peu plus d’obscurité, d’opacité et de mystification (ou ce qui pourrait être perçu comme tel), dans la mesure où il servirait des buts progressistes et populaires. Je pense que la définition d’un « contre-laboratoire » faite par Bruno Latour dans La science en action est pertinente. Pour maîtriser le développement d’un argument — l’application à des arguments politiques et scientifiques est également valable — il nous faut construire un système (le contre-laboratoire) dans lequel les prémices d’un argument sont posées, interrogées et réévaluées. Faire cela, c’est engager une réflexion critique à l’encontre de l’argument, ou rouvrir une boîte noire, et ainsi par l’activation au sein de ce système, nous pouvons vérifier l’argument pour le réfuter. Le professeur William Thompson, à l’université d’Irvine, a justement abordé ce procédé qui consiste à opposer un argument à un autre de la même façon qu’on élaborerait un contre-récit ou une multiplicité d’autres récits possibles.

propos recueillis par Gaspard Bébié-Valérian
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> http://www.paulvanouse.com/

(1) Le Projet Génome Humain est un projet entrepris en 1990 dont la mission était d’établir le séquençage complet de l’ADN du génome humain. Son achèvement a été annoncé le 14 avril 2003. [Wikipedia]

(2) L’électrophorèse sur gel est utilisée en biochimie ou chimie moléculaire pour séparer des molécules en fonction de leur taille (appelée poids moléculaire) et en les faisant migrer à travers un gel par application d’un champ électrique. Cette technique peut être utilisée pour séparer des acides nucléiques (ADN ou ARN, sur gels d’agarose ou d’acrylamide) ou des protéines (sur gel d’acrylamide). [Wikipedia]

(3) En médecine ou en statistique, un gold standard est un test qui fait référence dans un domaine pour établir la validité d’un fait. Le gold standard a pour but d’être très fiable, mais ne l’est que rarement totalement. Le gold standard est utilisé en médecine dans le but d’effectuer des études fiables. [Wikipedia]

(4) Contrecarrer l’effet CSI (Crime Scene Investigation), mode déclinée à toutes les sauces dans plusieurs séries télévisées et faisant l’apologie des techniques d’investigation médico-légales tout en en exagérant la précision.

(5) Je pense notamment au Critical Art Ensemble et son kit de détection d’OGM ou, dans cette lignée, au projet Safecast, kit open source de détection de radioactivité.

 

art-science : dialogue sur deux systèmes du monde

Jean-Marc Lévy-Leblond et Roger Malina sont deux scientifiques, deux physiciens, tous deux directeurs de revues — Alliage et Leonardo —, engagés depuis de nombreuses années dans ces territoires à la croisée de l’art et de la science. S’ils partagent une large analyse commune sur la relation art-science, dont le refus de l’illusion de l’émergence d’une « troisième culture », ils divergent sur d’autres points dont les actions à mettre en œuvre : « brèves rencontres » pour l’un, institutionnalisation des pratiques pour l’autre. Rencontre et dialogue.

Image des structures de connexions internes du cerveau obtenues par Gagan Wig utilisant des données de fMRI. À gauche la structure interne de cerveaux de personnes âgées de 20 ans, à droite de 60 ans. L’équipe arts-science de l’Université du Texas à Dallas a créé un « data stéthoscope » qui permet de comparer des images utilisant la sonification des données pour des explorations scientifiques, mais aussi de faire des performances avec les données ou « data dramatisation ». Photo: © ArtSciLab UT Dallas.

Quelle est votre approche de la relation art-science ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Peut-on vraiment parler aujourd’hui d’une relation entre art et science si on les considère l’un et l’autre au singulier, comme termes génériques ? De fait, dans les multiples écrits, rencontres, expositions, etc. consacrés à ce sujet, force est de constater qu’il ne s’agit dans la très grande majorité des cas que des arts plastiques, parfois de la musique ou du théâtre, rarement de la littérature ou du cinéma. Quant à la science, elle est pour l’essentiel représentée par la physique, l’astronomie et la biologie, éventuellement les mathématiques ou la chimie, presque jamais les sciences de la Terre — sans parler des sciences sociales et humaines.

La question en vérité concerne rien moins que la globalité du lien entre science et culture. La science moderne se développa au début du XVIIe siècle au sein de la culture de l’époque. Les protagonistes de la « révolution scientifique », étaient moins spécifiquement intéressés par la physique ou les mathématiques, que, selon leur propre assertion, par la « philosophie naturelle ». Ils entretenaient, comme le cas d’un Galilée le montre magnifiquement, des liens étroits avec les activités artistiques, littéraires, musicales et évidemment philosophiques de leur temps. Cette relation constitutive entre culture et science s’est distendue progressivement, au fur et à mesure de la séparation et de la spécialisation des sciences, de la montée en puissance des institutions scientifiques au XIXe siècle, puis de l’arraisonnement des connaissances scientifiques par l’économie et la politique au XXe siècle.

De la bombe A au Viagra, les réalités sociales effectives de l’activité scientifique moderne ne montrent aujourd’hui que d’assez lointains rapports avec la production artistique. Poser la question des rapports art-science a donc pour première vertu de mettre en lumière la profonde mutation historique qu’a connue la science moderne depuis le milieu du XXe siècle — et sans doute en va-t-il de même pour l’art. Peut-être leur plus fort point commun est-il aujourd’hui leur assujettissement toujours croissant à la loi du marché. Ne considérer l’art que d’un point de vue esthétique et la science que d’un point de vue épistémique ne rend guère justice à leur réalité contemporaine.

Roger Malina : Je suis scientifique de formation (1), en physique (surtout l’optique) et en astrophysique spatiale. Je suis instrumentaliste, c’est-à-dire qu’afin de tirer des conclusions scientifiques j’ai développé des instruments qui permettent d’observer l’univers de façon nouvelle. J’insiste sur ce point, car cela a eu une influence sur mon approche de l’art et en particulier mon intérêt pour les arts technologiques où les artistes s’approprient les technologies de leur époque pour créer de nouvelles expériences esthétiques. Il me semble que cette démarche, d’appropriation ou de développement des technologies à des fins artistiques est importante en soi et doit être soutenue.

De fait, il y a une appropriation culturelle, ce qui rejoint les arguments de Lévy-Leblond sur la nécessité d’ancrer la culture scientifique, et la formation des scientifiques, dans leur contexte sociétal et culturel. Je partage son point de vue quant aux limites de la science sur les questions sociétales. Il me semble qu’investir dans les activités arts/technologies/sciences fait partie d’une stratégie de construction d’une « science socialement fiable » (socially robust science) selon l’expression d’Helga Nowotny (2) ou de « (re)mise en culture » de la science dans les termes de Lévy-Leblond. Dans les discussions arts-sciences, il y a aussi la nécessité de différencier les pratiques arts-sciences, arts-ingénieries et arts et technosciences. À mon avis il y a une multiplicité de pratiques à encourager, mais il faut une rigueur d’analyse quant aux finalités.

Je viens d’ouvrir récemment le laboratoire ArtSciLab (3) à l’Université du Texas à Dallas. Des scientifiques, en neurobiologie et en informatique, et des artistes, visuels et sonores, y travaillent ensemble sur des projets communs de développement d’outils à finalités aussi bien scientifique qu’artistique. Notre espoir est de créer un contexte pour des découvertes scientifiques qui ne se seraient pas faites autrement, et des œuvres artistiques percutantes, de notre temps.

À la lecture de vos réponses réciproques, y a-t-il un point de convergence ou de divergence que vous voudriez souligner ?
RM : Je voudrais reprendre les remarques de Jean-Marc sur l’évolution au cours des siècles des relations sciences et culture. Je suis le fils de Frank Malina, chercheur et ingénieur de recherche, co-fondateur du laboratoire JPL (Jet Propulsion Laboratory) de la NASA. Mais je l’ai connu, quand j’étais enfant, en tant qu’artiste plasticien. Mon père a eu une carrière « hybride » en tant que chercheur, mais aussi en tant qu’artiste. Les relations arts-sciences pour lui étaient intégrées dans sa personnalité et ses motivations. Les études de Robert Root-Bernstein (4) ont démontré que ce type d’hybridité professionnelle est très courant parmi les chercheurs et ingénieurs qui ont les meilleurs résultats.

Dans une interview à France Culture, Lévy-Leblond note qu’au lycée il avait des passions multiples pour les sciences, mais aussi pour la philosophie et la littérature, et que son choix s’est fait en partie parce qu’il s’est imposé, mais aussi par « facilité » : il avait l’impression qu’en science les critères d’évaluation et de réussite étaient mieux définis, au sein de la méthode scientifique, alors que dans les sciences humaines et les arts il était très difficile de « savoir ce qu’on attendait de vous ». Ceci est incontestable, et fait partie des systèmes de connaissances différents.

Comme lui, je suis dubitatif sur une fusion euphorique des arts et des sciences. Il y a de très bonnes raisons pour lesquelles des disciplines différentes, avec finalités et méthodes différentes, ont été développées. En revanche, il me semble intéressant et important aujourd’hui d’investir plus dans les démarches arts-sciences hybrides de certains individus (et d’équipes) dans chaque génération, et de créer des structures et des systèmes de soutien pour encourager ce type travail. Les agences scientifiques commencent à financer ce type de démarches arts-sciences en tant que frontière de la recherche scientifique.

Les objectifs sont multiples : aussi bien d’influencer les méthodes et directions de la recherche scientifique que la création de formes d’arts et d’une culture contemporaines qui s’approprient ce qui est pertinent dans les sciences et les technologies aujourd’hui. Lévy-Leblond propose la notion de « brèves rencontres », singulières, entre artistes et scientifiques pour éviter les risques et les illusions de trop vagues convergences. À mon avis, ces « brèves rencontres » ne répondent pas à l’opportunité de mettre en place, de façon systémique, des passerelles productives entre les arts et les sciences, utilisant des méthodologies des théories de la collaboration, de la créativité et de l’innovation actuelles.

JMLL : Les perspectives qu’évoque Roger posent à mon avis une question essentielle, celle du rapport entre science(s) et technologie(s). Car bien des initiatives étiquetées art-science se limitent en réalité à un usage artistique des technologies contemporaines. Rien là de critiquable, au contraire, et l’on ne peut qu’approuver et encourager l’appropriation par les artistes de nouveaux moyens techniques — comme ils l’ont toujours fait d’ailleurs. Mais ces pratiques ne mettent guère en jeu les connaissances scientifiques sous-jacentes à ces techniques dans leur dimension proprement intellectuelle et spéculative.

François Morellet, Tirets 2 cm dont l’espacement augmente à chaque rangée de 2 mm.
Peinture, 1974. Détail. Photo: D.R. / courtesy: François Morellet.

En d’autres termes, que la forme artistique d’une œuvre dépende étroitement d’une avancée technoscientifique, n’implique nullement que la signification de cette œuvre ait quoi que ce soit à voir avec le sens et la portée de cette avancée. La réciproque est d’ailleurs vraie : certaines œuvres plastiques dont la facture n’a rien de technologiquement novateur peuvent permettre de jeter un regard des plus aigus sur le développement technoscientifique (de Delaunay et Duchamp à Rebeyrolle ou Kiefer, les exemples seraient nombreux).

La question est d’autant plus cruciale que la science fondamentale est aujourd’hui en passe d’être réduite à la portion congrue par le développement de ses propres applications techniques, se transformant en une technoscience essentiellement utilitaire au détriment de sa valeur intellectuelle et culturelle. Il faut donc prendre garde que la valorisation artistique des nouvelles technologies ne consiste finalement en une justification de cette mutation. En ce qui me concerne en tout cas, j’attends du dialogue art-science autre chose qu’une connivence apologétique mutuelle et souhaite une véritable confrontation, qui explicite les différences, voire les oppositions, et éclaire donc les limites et les contraintes de ces deux activités humaines majeures, pour leur permettre de les dépasser.

Selon vous, vers quoi devraient tendre les relations arts-sciences ? Comment voyez-vous l’avenir ?
JMLL : Les rencontres arts et sciences demandent pour être intéressantes, voire fécondes, qu’il s’agisse de relations concrètes entre artistes et scientifiques (5), et que, pour commencer, les uns et les autres soient conscients des profondes différences entre leurs intentions, leurs statuts socioéconomiques, leur reconnaissance sociale, leurs moyens de création, etc. Or la dissymétrie reste grande à cet égard : si nombre d’artistes sont au moins curieux de science, la plupart des scientifiques sont peu intéressés par l’art contemporain.

Leurs relations ne peuvent donc dans la situation présente qu’être minoritaires, voire marginales. Bien entendu, c’est là une raison de plus pour s’y intéresser et tenter de les développer. Mais ceci n’a de sens, de mon point de vue, que dans une perspective critique. Les forces actuellement dominantes poussent la recherche scientifique à se contenter de répondre à la demande à court terme de l’entreprise techno-économique comme la création artistique à se satisfaire d’alimenter la spéculation financière et le divertissement médiatique.

C’est pour tenter de résister à cette pression, peut-être fatale pour l’une et l’autre, que leurs perspectives d’alliances me paraissent porteuses d’espoir. Il paraît clair que, à cet égard, les sciences humaines et sociales ont un rôle essentiel à jouer. Or force est de constater que, jusqu’à présent, elles ne sont que rarement parties prenantes actives du dialogue art-science, et jouent au mieux un rôle de témoins ou d’interprètes. Il faudrait, me semble-t-il, ouvrir plus largement l’éventail des arts et des sciences pour les mettre en relations, dans une pluralité nécessaire et féconde.

RM : Je rejoins complètement Jean-Marc sur le fait que nous avons besoin « d’ouvrir plus largement l’éventail » et de prendre en compte les énormes asymétries et dissymétries entre les mondes des chercheurs et ceux des artistes. Comme lui, je constate que les relations arts-sciences mises en avant ne sont très souvent que dans le champ de certaines technosciences. Elles sont aussi parfois instrumentalisées dans un discours créativité/innovation/entrepreneuriat/emploi qui ne met pas en avant les questions de fond sur nos modèles de société. Si nous devons créer une civilisation humaine « durable » sur notre planète, qui prenne en compte les limites réelles de notre écosystème, il est peu probable que ce soit par une extrapolation de notre mode de vie actuel.

Donc oui à des pluralités de pratiques, sur un éventail large des sciences allant des sciences physiques, biologiques aux sciences humaines et sociales. Mais pour cela il va falloir se retrousser les manches et apprendre à travailler autrement. Un récent rapport américain Enhancing the Effectiveness of Team Science de 2015 (6) détaille les difficultés réelles pour faire travailler ensemble des disciplines différentes avec leurs finalités propres et souvent divergentes. Les rencontres arts et sciences demandent pour être intéressantes un vrai investissement méthodologique, institutionnel, et une prise de risque par des individus et des groupes.

Vous dirigez tous les deux des revues dans le champ arts-sciences. Pouvez-vous les présenter ?
JMLL : La revue Alliage (7), sous-titrée « culture, science, technique » — dans cet ordre, ce qui n’est pas innocent — existe depuis maintenant plus de 25 ans. Elle se veut une référence en matière de culture scientifique et technique. Contribuent à la revue, artistes, écrivains, philosophes, et, bien entendu, scientifiques. L’art n’y est pas limité aux arts plastiques — la musique, la photographie, le théâtre, le cinéma sont présents dans nos pages. Et les sciences humaines et sociales, l’histoire sont aussi bien représentées que les sciences naturelles.

Alliage s’efforce de contribuer aux débats sur le rôle social de la science et de la technologie contemporaines, à la confrontation culturelle régulière entre sciences, arts et lettres, aux nécessaires discussions sur les finalités et les modalités des actions de culture scientifique. Alliage est aussi un lieu de création, qui présente les œuvres d’artistes en résonance avec les perspectives de la revue, des nouvelles de fiction, des pages de poésie. Et, en dépit (ou à cause) du sérieux des préoccupations de la revue, l’humour n’en est jamais absent.

RM : Les publications Leonardo à MIT Press ont pour vocation première de documenter les créations d’artistes qui travaillent en liaison étroite avec les sciences et technologies contemporaines, mais aussi le travail de chercheurs et théoriciens. Cela inclut la revue Leonardo (fondée en 1968 par Frank Malina), le Leonardo Music Journal, une collection de livres ainsi que les publications numériques Leonardo Electronic Almanac et Leonardo Reviews et plus récemment la plateforme de podcasts multilingue : Creative Disturbance (8). Nous souhaitons faire évoluer nos modes d’éditions pour répondre aux nouvelles pratiques de création, de monstration et de publication, mais aussi pour toucher des publics différents.

Nos publications sont adossées à deux associations, Leonardo, International Society for the Arts, Sciences and Technology à San Francisco (9), et l’Association Leonardo à Paris (10) qui organisent des programmes d’artistes en résidence, des ateliers et des rencontres. Ces « outils » sont utilisés par une « communauté de pratique » dont les centres d’intérêt évoluent avec le temps : arts informatiques dans les années 1970-1980, art et biologie dans les années 1990, aujourd’hui environnement et changement climatique.

Annick Bureaud
(dialogue établi par courrier électronique en juillet 2015)
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) Malina.diatrope.com

(2) http://spp.oxfordjournals.org/content/30/3/151.abstract

(3) http://artscilab.utdallas.edu/

(4) http://creativedisturbance.org/podcast/successful-scientists/

(5) Jean-Marc Lévy-Leblond, La science (n’)e(s)t (pas) l’art, Hermann, 2010

(6) www.nap.edu/openbook.php?record_id=19007

(7) http://revel.unice.fr/alliage/

(8) http://creativedisturbance.org/

(9) www.leonardo.info

(10) www.olats.org

 

Des algorithmes de la vie artificielle aux gènes du bioart, de la robotique aux particules élémentaires, du prix VIDA au CERN : un questionnement identique sur la matière et le vivant et la façon dont les artistes s’approprient ces thématiques dans des créations artistiques à la croisée des sciences.

Kerstin Ergenzinger, Rotes Rauschen (Red Noise), 1er prix VIDA 15.0. Photo: D.R.

On pourrait soutenir que, depuis des siècles, notre réalité a été définie par les pratiques culturelles de l’art et de la science. La manière dont nous appréhendons notre environnement, les interactions avec d’autres êtres ou la compréhension des lois complexes de la nature ont été les motivations communes à l’art et à la science tout au long de notre histoire. L’exploration des systèmes naturels, ou leur entendement perceptuel, étaient les moteurs des cultures anciennes et peuvent s’avérer tout aussi essentiels pour comprendre l’humanité d’aujourd’hui.

Nous assistons actuellement à un engouement pour les zones hybrides entre les disciplines. La croisée de ces champs, que l’on appelle communément art, science et technologie, renvoie à un espace d’interaction entre des systèmes de connaissance. Cependant, malgré l’aspect littéral du terme, nous devons l’aborder avec ses différentes connotations liées aux contextes, aux sujets, à l’environnement, ainsi qu’au genre d’expérience qui est créée. La créativité se redéfinit quand artistes et scientifiques sont ensemble. Non seulement parce que, souvent, les deux s’interrogent sur la nature des choses, sur ce qui constitue notre cosmos, sur le temps et l’espace ou sur la manière dont notre cerveau perçoit le monde qui nous entoure, mais aussi parce qu’ils sont capables de partager ce rare détachement objectif qui permet un mode de compréhension et de connaissance plus approfondie et plus éclairé.

Longtemps la discussion sur le sens d’une pratique interdisciplinaire a été motivée par les similarités ou les traits communs qui permettent aux artistes, aux scientifiques et aux ingénieurs d’interagir. On dit que l’art explore des questions semblables à celle de la science, tandis que la science voit souvent l’art comme un domaine où l’originalité et l’unicité mènent à des découvertes difficiles à prouver. Les artistes ne souhaitent pas se cantonner à l’illustration ou la médiation de concepts, d’idées ou de processus scientifiques et technologiques. Ils veulent pouvoir aborder la connaissance avec des outils semblables à ceux des chercheurs et découvrir le langage avec lequel la science modèle notre compréhension, nos perceptions et nos croyances. Dans ce contexte, il est évident que l’art, aujourd’hui, évolue pour devenir progressivement un cadre de discussion sur les complexités qui sous-tendent notre vie contemporaine.

Qu’est-ce que la vie ? Quelle est l’origine de notre univers ? Quels événements primordiaux produisent la vie ou la matière ? Comment pouvons-nous comprendre ou saisir les interactions qui les provoquent ? Comment peuvent-elles influer sur la nature actuelle de notre planète, la manière dont nous y vivons et quelles sont les conséquences de nos activités humaines ? Quel rôle jouons-nous, en tant qu’espèce, au regard des autres êtres vivants, au sein des phénomènes variables qui se produisent dans notre environnement ? Ce genre de questions peut être abordé par l’art à travers le prisme de la science moderne — l’astronomie, la physique, la biologie, la chimie, la botanique, l’anatomie ou les sciences du climat, entre autres systèmes d’exploration formelle qui la constituent.

Ces quinze dernières années, dans ma recherche curatoriale sur les nouvelles pratiques artistiques, je n’ai cessé de porter une attention constante à l’art qui s’intéresse aux diverses disciplines scientifiques. J’ai commencé à réfléchir plus largement à l’art et à l’esthétique, en particulier lorsqu’ils sont liés à des postures épistémologiques, c’est-à-dire la manière dont la connaissance a été engendrée et élaborée. Pendant quelques années l’accent a porté sur une forme, plutôt marginale à l’époque, de l’art et des sciences de la vie que l’on a appelées par la suite art biotech ou bioart. C’est vers la fin des années 1990 que quelques artistes et commissaires d’expositions ont repoussé les limites de l’art vers les biosciences, explorant la manière dont le concept de vie était transformé, voire manipulé, par l’émergence de nouvelles technologies. À cette époque, j’ai découvert le travail d’artistes et de « makers » qui présentaient la vie comme trame d’un dialogue ouvert pour de nouvelles pratiques utilisant la biologie et des organismes vivants.

Cathrine Kramer & Zackery Denfeld, Glowing Sushi, The Center for Genomic Gastronomy, Honorary Mention VIDA 15.0

Organismos, une liste de diffusion animée par Douglas Repetto, a constitué un cadre de recherche et de discussion pour ce genre de thématiques au moment où les domaines émergents liés aux technologies du vivant — le clonage, la thérapigénie et l’ingénierie génétique, l’ingénierie tissulaire, etc. — prenaient de plus en plus d’importance dans le domaine social et où l’utilisation du vivant dans des œuvres d’art se constituait en genre. Les thèmes du Festival Ars Electronica, Life Science (1999) et Next Sex (2000), les expositions Paradise Now (2000) à l’Exit Gallery de New York ou L’Art Biotech (2003) au Lieu Unique à Nantes témoignent de cette tendance. Les effets de la mise en œuvre des nouvelles technologies du vivant aussi bien que leurs conséquences éthiques et sociales étaient parmi les questions et les préoccupations des pionniers de l’art biotech.

VIDA, le prix international d’art et vie artificielle (1) a été fondé à la même période et dans le même esprit. En 1999, un groupe d’artistes — Nell Tenhaaf, Susie Ramsay et Rafael Lozano Hemmer — ont créé un nouveau prix dédié au vivant et à la vie artificielle. Avec le soutien de la Fundacion Telefonica de Madrid et ayant pour mission d’encourager les efforts créatifs dans ce domaine singulier, VIDA récompensait les œuvres d’artistes pionniers simulant la vie à des fins artistiques. Au cours des huit dernières années, j’ai eu l’honneur de participer au jury de sélection de VIDA et d’en être la directrice artistique ces cinq dernières années. Ainsi, j’ai pu voir la manière dont VIDA est devenu l’un des prix les plus prestigieux dans le domaine de l’art des nouveaux médias et le seul qui soit entièrement dédié à l’étude du vivant. Chaque nouvelle édition confirmait l’importance de cet effort pour soutenir et promouvoir activement de nouvelles manières d’aborder la complexité du vivant.

Les œuvres récompensées par VIDA ont questionné, entre autres, les conséquences des formes et des propriétés des êtres, les actions et les responsabilités qui émergent de la condition post-humaine ou la compréhension des systèmes naturels au sein desquels nous évoluons. VIDA a récompensé des œuvres allant des tropes pionniers de la vie artificielle, comme TechnoSphere (1999) de Jane Prophet et Gordon Selley ou Tickle (1996), les robots autonomes conçus par Maria Verstappen et Erwin Driessens, aux formes les plus récentes de matière et de vie — de synthèse, minérales ou biologiques — comme Ocular Revision (2010) de Paul Vanouse ou Effulge (2013) de Yunchul Kim. Toutes ces œuvres partagent la même capacité à incarner des artefacts qui sont performatifs, dynamiques, vitaux et ressemblants à vie.

En tant que directrice artistique de VIDA de 2010 à 2015, j’ai eu le privilège d’échanger sur ces sujets avec quelques un des experts de ces domaines, invités chaque année à faire partie du jury. En plus de l’examen des projets, nous avions des séances de réflexion et des débats animés et passionnants sur l’évolution de ce champ. Un des points centraux de nos discussions au cours de ces années a été les fluctuations discursives dans l’intérêt artistique. Cela nous conduisait, généralement, à souligner l’importance du solide travail de recherche effectué pour les œuvres et l’évolution de la thèse selon laquelle la vie est une notion soumise à une nature variable, intégrant plusieurs approches, allant des arts à la philosophie ou aux théories des médias en passant par la science ou l’ingénierie informatique.

Cependant, il n’a jamais été simple de définir tout l’éventail de sujets traités par VIDA et la manière dont le prix a réussi à passer de la simulation numérique au bioart. Des précurseurs de la vie artificielle aux artistes qui explorent le sens implicite de la vie dans l’ère post-numérique, des écosystèmes de vie numérique à des cultures de tissus in vitro ou des objets semi-vivants, VIDA a abordé un large éventail de domaines qui non seulement brouillent les lignes entre art et science, mais révèlent aussi les implications sociales d’un savoir de pointe et de ses innovations techniques.

Aujourd’hui, il est possible d’imaginer un lieu où artistes et scientifiques peuvent se rencontrer et s’influencer mutuellement à travers un échange d’idées en toute liberté. Depuis mars 2015, je suis la directrice d’Arts@CERN (2), le programme artistique de la plus grande expérience scientifique au monde. Depuis sa création en 1954, le CERN (Centre Européen pour la Recherche Nucléaire) est un lieu unique et exceptionnel où scientifiques, ingénieurs et universitaires se retrouvent avec pour objectif commun de repousser les limites de nos connaissances actuelles sur la matière et l’univers. Aux côtés des nombreuses découvertes et progrès technologiques extraordinaires, le CERN est plus largement connu comme le berceau du World Wide Web, une invention qui a transformé, plus que toute autre, nos vies quotidiennes.

Tunnel du LHC/Large Hadron Collider, CERN. Photo: D.R.

C’est également le site du LHC, le Grand Collisionneur de Hadrons, la plus puissante machine fabriquée par l’homme qui n’ait jamais existé. Le LHC modélise les moments primordiaux de notre univers grâce à des outils de pointe de la physique des particules. Sans collaborations internationales pionnières et ouvertes qui valorisent l’importance de l’exploration, ces avancées auraient été impossibles. En abordant les connaissances par de nouveaux processus de compréhension reposant sur la créativité, l’interaction entre art et science acquiert un nouveau sens. Lorsque la politique culturelle du CERN a été lancée avec pour slogan Great Arts for Great Science (de l’excellence dans les arts pour une excellence de la science) en août 2011, l’implication du CERN dans l’art a été placée au même niveau que son excellence scientifique.

Le programme artistique du CERN offre un lieu incomparable et une immense source d’inspiration permettant à des créateurs de toutes disciplines artistiques de développer leur pratique au cours d’une résidence pouvant aller d’un jour à trois mois. Au cours de sa résidence, l’artiste est invité à s’intégrer à la communauté des chercheurs du CERN comme s’il en faisait partie. Il sera parfois dérouté par certaines singularités telles que les routines de laboratoire et les pratiques des scientifiques qui peuvent paraître ésotériques. L’échelle de l’endroit peut en outre s’avérer intimidante. Les rencontres avec des physiciens et des ingénieurs informatiques, les visites d’expériences en cours, la réflexion, la recherche, les débats, l’exploration, les questionnements et grand nombre d’autres actions vont constituer les expériences et la routine quotidienne de l’artiste. Durant sa résidence, il est immergé dans la ruche immense et infatigable qu’est cet environnement fascinant où plus de 10 000 scientifiques se retrouvent avec pour objectif commun l’étude des constituants fondamentaux de la matière et des particules élémentaires.

La population se compose de chercheurs, de scientifiques et d’ingénieurs, mais aussi, avec la même importance, d’artistes, de créateurs et de penseurs. Ainsi, cette recherche sur des questions fondamentales et les moyens de les énoncer dans un langage scientifique formel prennent corps et l’artiste s’associe à un laboratoire unique au monde. Afin de modéliser les étapes primordiales du cosmos, certains des plus grands et plus puissants accélérateurs de haute énergie ont été conçus et construits ici. Les particules fondamentales sont mises en collision à une vitesse proche de celle de la lumière permettant aux physiciens de découvrir leurs propriétés et les lois régissant la matière, ainsi que les forces impliquées dans ce processus. Les théories sont ainsi utilisées pour vérifier si nos suppositions sur la manière dont l’univers fonctionne sont exactes, si nous devons écrire de nouveaux chapitres dans les livres de science ou revoir entièrement nos hypothèses.

VIDA et Arts@CERN ont un intérêt commun pour la recherche fondamentale comme point de départ du soutient à de nouvelles pratiques artistiques. Alors que le premier offrait de nouvelles façons de comprendre la notion de vie, le second examine la matière comme une forme de compréhension des éléments clés de notre univers. Les deux projets ont bénéficié et profité d’une période exceptionnelle de progrès techniques accélérés dans leurs domaines respectifs. Ces progrès ont étoffé le champ des possibles grâce aux potentiels de la technologie et l’aptitude à traiter les énormes quantités de données qu’ils génèrent.

En tant que forces culturelles essentielles, l’art et la science nous aident à découvrir la condition humaine, c’est-à-dire, les moteurs de la curiosité, du jeu et de la découverte. Au cours des deux dernières décennies, la recherche scientifique fondamentale a ouvert de nouvelles voies pour expliquer la nature et la réalité. Dans le même temps, l’art nous offrait de nouvelles voies d’interprétation de nouvelles réalités. Ces deux domaines nous permettent d’engendrer et d’expérimenter le savoir en utilisant des modes de pensée qui détectent des modèles uniques et inattendus dans le système naturel. La création d’un savoir expérientiel, en incitant les interactions et en mélangeant les forces, révèle les convergences de ces deux domaines en matière de recherche et de découverte.

Mónica Bello, Directrice d’Art@CERN
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) http://vida.fundaciontelefonica.com/en
(2) http://arts.web.cern.ch

Messagers quantiques

De la lévitation sonore de feuilles d’or à des projections d’agrandissements d’une structure en bulles de savon, le duo d’artistes Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand créent des œuvres de performances sensorielles et des installations méditatives qui explorent l’étrange comportement quantique et les franges extrêmes de phénomènes ondulatoires exotiques.

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, Camera Lucida. Photo: D.R.

Après que nous ayons été conduits, solennellement, dans une pièce totalement obscure, nos yeux commencent à s’acclimater à un vide d’un noir profond. Dmitry Gelfand nous demande de ne pas bouger ni toucher la surface du grand réservoir de verre sphérique qui se trouve au milieu de la pièce fermée. Un silence quasi-anéchoïque répond à cette obscurité totale. La trépidation silencieuse est soudain ponctuée d’une lueur irréelle au cœur de la sphère — lueur qui met à l’épreuve les capacités de perception de l’œil et du cerveau. La vision en néon s’éteint progressivement dans un scintillement ténébreux qui nous replonge dans l’obscurité visqueuse. Après un court silence, de minuscules points de lumière réapparaissent et se configurent en une forme géométrique intelligible — un maillage lumineux scintillant dans l’espace liquide. Il se pourrait que nous voyions là des fac-similés isomorphes de nos propres transmissions neurales au moment même où elles perçoivent ce spectacle de lucioles tremblotantes.

Plus encore, ces minuscules vecteurs de lumière animés semblent se positionner pour former des glyphes; une écriture nébuleuse; une calligraphie fantomatique qui griffonne ses propres secrets dans des sceaux translucides de lumière. Des scientifiques de tout premier plan nous avaient affirmé qu’il serait impossible de recréer cette expérience de laboratoire à l’échelle envisagée. Nous leur avons donné tort, déclare Gelfand. Il poursuit en expliquant que l’installation, Camera Lucida, utilise un processus connu sous le nom de sonoluminescence par lequel des formes de lumière naissent de l’implosion de bulles de gaz dans l’eau, déclenchée par des ondes sonores à très haute fréquence. Ces fréquences ultrasoniques, bien au-delà des limites de la perception auditive humaine, provoquent la destruction des bulles et génèrent une onde de choc d’implosion qui fait grimper la température à l’intérieur de la bulle jusqu’à 20 000K. Ces températures sont assez élevées pour engendrer la lumière.

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, 10,000 Peacock Feathers in Foaming Acid. Photo: D.R.

Camera Lucida est typique des performances et installations audiovisuelles créées par Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand, un duo d’artistes installé aux Pays-Bas. Œuvrant souvent en collaboration avec des scientifiques, leurs travaux se réapproprient des expériences scientifiques de pointe pour explorer les dimensions atypiques de phénomènes optiques éthérés et les interactions quantiques étranges. Dotées d’une esthétique sophistiquée et d’une inclination naturelle vers la poésie de la science, leurs œuvres agissent comme autant de loupes qui révèlent les caractéristiques morphologiques de mondes multiples, inédits et invisibles. Pour créer leurs œuvres, les deux artistes ont dû eux-mêmes devenir des scientifiques chevronnés. C’était indispensable pour qu’ils acquièrent une compréhension profonde du fonctionnement ésotérique de phénomènes quantiques sur lesquels leurs œuvres reposaient grandement. Il n’est pas surprenant que leur studio soit rempli de piles d’articles sur des recherches récentes et des derniers numéros de la revue Nature.

En 2014, près des rives du Danube, à l’occasion d’Ars Electronica, le couple a présenté la performance 10000 Peacock Feathers in Foaming Acid (« 10000 Plumes de paons flottant dans de l’acide moussant »). Entassés à l’intérieur d’un dôme gonflable, les spectateurs — allongé sur le dos — étaient immergés dans des pans de denses projections de formes irisées. Les contorsions fluides non-linéaires et les oscillations spectrales de ces plasmas chaotiques étaient parfaitement synchronisées avec des drones d’ondes sinusoïdales de basse fréquence. Dans cette performance, Domnitch fabrique soigneusement des grappes de bulles de savon en soufflant de l’air sur une plaque recouverte de savon liquide. La lumière laser visant la surface de chaque bulle en nucléation est réfléchie comme un faisceau lumineux — un agrandissement projeté révèle les nano-topologies détaillées de la structure de bulles de savon; une abondance d’agglomérations proto-cellulaire psychédéliques qui se forme — se déplace du corporel à la mathématique. Gelfand manipule un système de caméra de surveillance qui transforme les projections en assemblages sonores. L’interruption soudaine, mais fortuite, de cloches de l’église nous rappelle que nous sommes toujours ancrés quelque part sur Terre.

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, Sonolevitation. Photo: D.R.

Dans une autre performance, Sonolevitation, les répercussions kinesthésiques de la propagation acoustique sont canalisées pour faire léviter de petits morceaux de feuille d’or. Arborant une coupe de cheveux rasés en croissant de lune et vêtue d’une robe jaune vif d’alchimiste, Domnitch place méticuleusement avec une pince à épiler de fines feuilles d’or entre deux cylindres métalliques — un intonateur et un réflecteur sonore. Ses mouvements lents et concentrés sont d’une précision chirurgicale. Placé entre les transducteurs la feuille d’or commence à se soulever délicatement et tourner à toute vitesse sur son axe central. D’autres feuilles d’or sont ajoutées, chacune d’une forme différente — une procession alchimique de cercles, de carrés et d’hexagones ayant chacun une façon unique de tournoyer. Penché sur une table de contrôle, Gelfand — lui aussi avec un symbole de talisman rasé sur la tête — affine le système de sorte que les feuilles d’or soient suspendues dans les airs par un vide dépressurisé créé par une onde stationnaire engendrée par la réflexion d’une vibration acoustique à une distance précise de sa source.

Requérant une grande attention, les œuvres de Domnitch et Gelfand permettent de sensibiliser notre conscience afin de révéler des propriétés insaisissables de phénomènes énigmatiques existant au-delà des limites de la perception ordinaire. Comme autant de méditations sur la phénoménologie, leurs œuvres re-cadrent la méthode scientifique — avec ses fondements d’observation, de déduction et de pensée rationnelle — pour faciliter une interprétation large et poétique qui transcende le mode dominant « empirico-réductionniste » de l’expérience. En favorisant les manifestations indéterminées de la résolution quantique (contrairement à l’impasse de l’enregistrement des médias fixes), chaque expérience de leurs œuvres recèle ses propres particularités, ses propres révélations, ses narrations sous-jacentes et théâtralités inattendues. C’est donc dans l’expérience, au cours de l’ajustement de la perception, que leurs œuvres — transmutations d’eau, d’air et de laser — définissent leur « signification ». Si selon le grand psychonaute John C Lilly, L’Univers a créé une partie de lui-même pour étudier le reste…, les travaux de Domnitch et Gelfand sont autant de mécanismes de facilitation et d’amplification de cette interaction. À travers leurs œuvres, nous pouvons non seulement étudier l’Univers, mais aussi nous-mêmes en train de l’étudier, ainsi, comme poursuit Lilly, …nous pouvons appréhender la vérité de nos propres réalités intérieures.

Paul Prudence, Septembre 2015
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

de l’accès à l’excès

Conférences-performances sur des thèmes scientifiques, étude des processus de création d’une chorégraphie par les neurosciences, développement de nouveaux agrès pour le cirque… Les relations entre sciences et spectacle vivant sont variées et fécondes. Tour d’horizon et focus sur les démarches de deux chorégraphes, Kitsou Dubois et Gilles Jobin.

Quantum, chorégraphie de Gilles Jobin. Photo: © Gregory Batardon / Courtesy: Gilles Jobin.

L’histoire des arts de la scène est hantée par les sciences. Les exemples abondent et peuvent être regroupés en trois axes principaux : la science comme sujet (avec pour tête de proue La vie de Galilée de Brecht); la nécessaire connaissance du corps dans toutes ses ramifications (celui du danseur comme celui de l’acteur); les techno-sciences, dont l’évolution imprègne l’évolution de la scénographie et des salles de spectacle. Nous n’évoquerons ici que quelques-uns des avatars contemporains de ces trois continuums (1).

Depuis la fin des années 2000, l’essor de la conférence-performance offre la promesse d’une rencontre avec le réel, d’une explication – si ce n’est d’une démonstration, d’un théâtre de la preuve. Donnée dans un contexte théâtral, elle offre parfois la possibilité de transmettre autrement et ailleurs un savoir scientifique (Ten Billions, mis en scène par Katie Mitchell en collaboration avec le scientifique Stephen Emmot, présent sur scène, sur les conséquences de l’évolution de la population mondiale; Space Travelling d’Agnes Meyer-Brandis sur la question de l’apesanteur). La rigueur du raisonnement laisse parfois libre cours à la fantaisie et à l’absurde, comme dans la série des Cartographies de Frédéric Ferrer, sous-titrées petites conférences théâtrales sur des endroits du monde.

Liliane Campos, dans Sciences en scène dans le théâtre britannique contemporain (2) montre que chez nos voisins d’outre-Manche les sciences sont à la fois thème et langage pour des auteurs et des compagnies tels que Tom Stoppard, Caryl Churchill, Sarah Kane, On Theatre ou le Théâtre de Complicité. Malgré l’essor des conférences-performances, la science comme sujet est plus rare en France. D’où la publicité autour du projet binôme, initié en 2010 par le metteur en scène Thibault Rossigneux, directeur artistique de la compagnie Les Sens des Mots (3), avec rendez-vous annuel lors du festival d’Avignon. Le protocole est ainsi défini : deux mois après un entretien de 50 minutes entre un auteur de théâtre et un scientifique, le premier livre une lecture publique d’une pièce issue de la rencontre avec le second. De son côté, la base de données en ligne Scènes de méninges (4) recense dans l’hexagone les pièces de théâtre en lien plus ou moins direct avec les sciences.

La connaissance scientifique du corps et du cerveau accompagne l’évolution des théories de l’interprétation, et vice versa. La médecine, la psychologie, la biologie, la neurophysiologie sont autant de portes directement ouvertes sur la compréhension du mouvement dont chorégraphes et danseurs s’emparent tout au long du 20e siècle. À rebours, la connaissance empirique du danseur, son haut degré de maîtrise corporelle mêlé à des processus mentaux et émotionnels complexes en font un partenaire de choix pour des études scientifiques. Le récent film de Julien Prévieux, Patterns of life (2014), produit pour la « troisième scène » de l’Opéra de Paris, retrace une partie de cette histoire tout en la mettant en pratique. Julien Prévieux reconstruit six expériences de capture du mouvement avec cinq danseurs du Ballet de l’Opéra, des lapins, du scotch et une tortue. Les danseurs exécutent des chorégraphies à partir de protocoles et résultats scientifiques préalablement recensés et décrits dans un article du philosophe Grégoire Chamayou, « Une brève histoire des corps schématiques » (5). L’étude scientifique du mouvement (chorégraphié si ce n’est chorégraphique) devient dans Patterns of life prétexte à chorégraphie. La boucle est bouclée.

Kitsou Dubois, danseurs lors d’un vol en apesanteur effectué en 2009. Photo: © Loïc Parent / Courtesy: Kitsou Dubois.

Depuis une décennie environ, les sciences cognitives et les neurosciences retiennent tout particulièrement l’attention de la danse. Le chorégraphe Wayne McGregor a ainsi mis en œuvre un véritable laboratoire de recherche sur le corps au sein même de sa compagnie (6). Depuis 2001, avec Scott deLahunta, il invite des scientifiques dans son studio, dont Philip Barnard, spécialiste de sciences cognitives (7). Wayne McGregor leur propose alors d’étudier son processus de création afin de susciter une nouvelle compréhension de la pratique chorégraphique. Il s’agit de rechercher des connexions entre la créativité, la chorégraphie et l’étude scientifique du mouvement et du cerveau. Ce champ s’avère particulièrement fécond pour la danse. Un premier colloque international est organisé par Ivar Hagendoorn dès janvier 2004. Intitulé Dance and the Brain, il est accueilli par les ballets de Francfort, dirigés par William Forsythe. Comme le note Scott deLahunta, la curiosité personnelle de Forsythe pour les neurosciences provient de son désir de préciser une intuition sur la perception de ses œuvres par les spectateurs au travers de la compréhension des mécanismes cognitifs de l’attention (8).

En 2005, Johannes Birringer publie Dance and Cognition (9). À la fin des années 2000, Alain Berthoz, titulaire de la chaire de physiologie de la perception et de l’action au Collège de France, entreprend des recherches sur le geste à partir de la biomécanique de Meyerhold (10). Depuis 2013, le labodanse, autour de la chorégraphe Myriam Gourfink, poursuit une collaboration innovante entre des chercheurs en neurosciences cognitives, une chorégraphe et des spécialistes en Interaction Homme Machine, pour former une plateforme partagée destinée au développement en ligne de mesures physiologiques et neurophysiologiques des interactions danseur-danseur, danseur-chorégraphe et danseur-spectateur. Cette plateforme servira à étudier les processus cognitifs qui sous-tendent la production et la réception artistiques, ainsi que comme outil de recherche et composition chorégraphique (11).

Les collaborations entre arts de la scène et (techno)sciences sont également à l’origine d’innovations scénographiques et architecturales. L’impact des technologies numériques sur le spectacle vivant depuis la seconde moitié du 20e siècle est la partie immergée de l’iceberg (12). Des travaux moins connus concernent les matériaux. Ainsi, le Centre National des Arts du Cirque (CNAC) et l’Institut International de la Marionnette développent actuellement un axe de recherche sur les matériaux (nouveaux revêtements, nouvelles cordes, textiles sensibles, à mémoire de formes, matériaux composites, etc.) aussi bien pour des enjeux de sécurité (résistance, protection vis-à-vis des brûlures de frottement) qu’artistiques. De telles recherches, en collaboration avec des scientifiques et des ingénieurs, devraient permettre le développement de nouveaux agrès ou de nouveaux procédés de conservation des matériaux.

Gilles Jobin, Quantum, présentation au CERN, devant l’accélérateur de particules LHC. Photo: © Gregory Batardon / Courtesy: Gilles Jobin.

Mais il ne faut pas s’y tromper : l’objet de ces conversations n’est pas de mener à des conversions (la science en spectacle, le spectacle en science), mais à des œuvres et à des connaissances scientifiques. Au théâtre, la figure de Jean-François Peyret, metteur en scène co-signant plusieurs de ses spectacles avec des scientifiques (Jean-Didier Vincent, Alain Prochiantz), s’est imposée comme une référence majeure (13). Il décrit en ces termes la nature de la collaboration : chacun reste l’autre de l’autre, et nous ne tâchons pas de combler le fossé entre l’Art et la Science. Il ne s’agit pas d’un dialogue : le scientifique ne se fait pas artiste (du dimanche) et l’homme de théâtre scientifique d’occasion, de seconde main. […] Le scientifique vient faire de la science autrement, sur un autre tempo, et l’homme de théâtre essaie de faire un théâtre un peu autreChacun rit dans sa barbe. Altérité radicale plutôt qu’interdisciplinarité administrative ou diplomatique (14).

Quelques institutions ont essayé de graver dans le marbre ce type de collaboration, par essence fragile. Ainsi en France, l’Atelier Arts Sciences, une « plateforme » commune à la scène nationale de Meylan et au CEA, associés depuis 2007 pour créer « un laboratoire commun de recherche aux artistes et aux scientifiques » (15). Des laboratoires de recherche de haut niveau ouvrent également leurs portes aux arts de la scène. Nous présenterons ici deux démarches : celle de Gilles Jobin avec le CERN et celle de Kitsou Dubois en lien avec le Centre National d’Etudes Spatiales (CNES).

Se présentant comme « chorégraphe de l’apesanteur », Kitsou Dubois (16) a été l’une des premières chorégraphes à effectuer un vol en apesanteur, en 1990, après acceptation de son projet par le comité scientifique du CNES. Son interlocuteur est alors le département communication. L’Observatoire de l’Espace prendra le relai pour les vols effectués à partir de 2000 (17). Fondamental, irréversible (18), ce premier vol fait basculer la danseuse dans des sensations paradoxales. L’espace intérieur devient concret, la liberté de mouvement est totale, le corps (alors qu’il semble s’évanouir, disparaître) se révèle d’une absolue nécessité. Auparavant, Kitsou Dubois avait commencé à collaborer avec des scientifiques, dont Alain Berthoz, alors directeur du laboratoire de physiologie sensorielle du CNRS, l’un des tout premiers centres à conduire des travaux de neurophysiologie sur le corps humain. Suite à son expérience de la microgravité, la neurophysiologie, et en particulier les questions de perception de l’espace et du temps, passionne Kitsou Dubois. Le passage à la création chorégraphique demandera 10 années, à l’exception d’un spectacle, Gravité Zéro, en 1994, qu’elle décrit comme un spectacle nostalgique sur le vol. Après le choc initiatique, il faut un temps de maturation, d’incarnation, d’écriture.

Pour prendre du recul, la chorégraphe rédige alors une thèse sur son expérience : Application des techniques de la danse à l’entraînement du vol en apesanteur : une danseuse en apesanteur, soutenue en 1999 (19). Puis en 2002, un premier spectacle, Trajectoire Fluide. Depuis, tous ses spectacles concernent l’apesanteur et la microgravité, thèmes inépuisables qui engagent le rapport à la matière, à l’espace, au temps, à l’autre. Le processus de création est bouleversé. Tout nouveau projet s’inspire d’une réflexion scientifique, par exemple sur le comportement des fluides en 0G, et entraîne des rencontres avec des chercheurs. L’expérimentation de la microgravité devient un préalable au travail avec les danseurs. Kitsou Dubois leur fait effectuer des vols en apesanteur et/ou leur propose des milieux analogues, comme l’eau, afin de mettre en évidence des états de corps. Pour occuper le volume du plateau, elle engage des circassiens. La place de l’image devient fondamentale, dans un premier temps pour réactiver la mémoire sensible du vol (systématiquement filmé) puis pour essayer de transmettre l’expérience des sensations éprouvées au spectateur, jusqu’à l’immerger dans l’image (20).

Julien Prévieux, Patterns of Life (Jeune fille du 16e #1), 2015. Photos de tournage. Photo: © Julien Prévieux / Courtesy galerie Jousse Entreprise, Paris.

En 2012, Gilles Jobin (21) est le premier chorégraphe à avoir été accueilli en résidence dans le cadre du programme Arts@CERN (22), avec pour devise Great Art for Great Science. Rejoignant les propos de Jean-François Peyret, le chorégraphe résume ainsi cette expérience : on nous pose beaucoup la question de savoir si cela aide les scientifiques dans leurs découvertes. Ce n’est pas la question : aucun scientifique ne m’a amené des solutions chorégraphiques. Et je n’ai amené aucune solution scientifique à des scientifiques. Par contre, j’ai eu un dialogue qui a stimulé ma créativité. C’est pareil dans l’autre sens, j’imagine (23). La rencontre avec les chercheurs en physique des particules marque une rupture dans sa carrière et lui permet de sortir d’un fantasme de science. La résidence au CERN a un impact en termes d’inspiration, mais aussi et surtout de méthode de travail. Concernant l’inspiration, la résidence est l’occasion de trouver des références au-delà des mondes de la danse et de l’art, de sortir d’une réflexion auto-centrée, caractéristique de la danse des 30 dernières années. Lui-même se sent plus proche des sciences dures, de la physique, des mathématiques ou de la biologie que de la littérature ou de la poésie.

Sa rencontre avec la physique des particules implique un changement d’échelle. Comment faire pour ramener à l’échelle de la danse des phénomènes inobservables et abstraits ? Comment sortir de l’organique ? Plus fragmentée, moins holistique, sa représentation du monde bascule. Du point de vue des méthodes de travail, alors qu’il pensait être un artiste expérimental, Gilles Jobin prend conscience que la recherche fondamentale, sans obligation de résultat, est très rare pour un chorégraphe. Son travail est orienté vers la production d’une œuvre, ce qui laisse peu de marge à l’imprévu. La rencontre théorique n’est pas suffisante. L’expérimentation, dans un même espace-temps, est beaucoup plus décisive. Ainsi, l’invitation de deux physiciens dans le studio de danse, où ils assistent au travail des danseurs, amène les premiers à présenter aux seconds les diagrammes de Feynman, lesquels permettent de décrire des collisions entre des particules. Les danseurs se les sont appropriés pour écrire des interactions entre eux, à la base d’un premier spectacle né de la résidence au CERN, Quantum, en 2013. Un second, Força forte, est prévu pour 2016.

Les relations entre science et spectacle ne sont pas uniquement sous le signe de l’accès à la connaissance (pour le metteur en scène, le chorégraphe, l’interprète ou encore le public). Elles ressortent aussi du dépassement de chacun des domaines. De l’accès (aux sciences) à l’excès (des disciplines) : telle pourrait être résumée l’aventure des collaborations entre arts de la scène et sciences.

Clarisse Bardiot
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) Deux revues francophones ont offert un panorama de la question dans les années 2000 : Nouvelles de danse, avec le numéro Scientifiquement danse en novembre 2004, puis en 2009 Alternatives théâtrales, avec l’opus Côté sciences, inspiré par le travail du metteur en scène Jean-François Peyret.

(2) Liliane Campos, Sciences en scène dans le théâtre britannique contemporain, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.

(3) www.lessensdesmots.eu/

(4) www.scenesdemeninges.fr/

(5) Grégoire Chamayou, « Une brève histoire des corps schématiques », Jef Klak, « Bout d’ficelle », mai 2015, http://serpent-libertaire.over-blog.com/2015/09/une-breve-histoire-des-corps-schematiques-par-gregoire-chamayou.html.

(6) www.randomdance.org/

(7) Le projet Choreography and Cognition est décrit sur le site internet www.choreocog.net.

(8) Scott Delahunta, Phil Barnard, Wayne McGregor, « Augmenting Choreography: Insights and Inspiration from Science », in Jo Butterworth and Liesbeth Wildschut (Eds.), Contemporary Choreography: a critical reader, Londres; New York, Routledge, 2009, pp. 431-448.

(9) Johannes H. Birringer, Josephine Fenger (Eds.), Tanz im Kopf: Dance and Cognition, Münster, Lit, 2005.

(10) Alain Berthoz, La simplexité, Paris, Odile Jacob, 2009.

(11) http://labodanse.org

(12) Clarisse Bardiot, Arts de la scène et technologies numériques : les digital performances, Boulogne, Leonardo/Olats, Les Basiques, 2013 www.olats.org/livresetudes/basiques/artstechnosnumerique/basiquesATN.php.

(13) Cf. notamment Jean-François Peyret, Alain Prochiantz, Les variations Darwin, Paris, Odile Jacob, 2005.

(14) Jean-François Peyret, « Le théâtre et la recherche scientifique » (entretien), Hermès, La revue, n° 72, L’artiste, un chercheur pas comme les autres, 2015, p. 141.

(15) www.atelier-arts-sciences.eu

(16) www.kitsoudubois.com/

(17) L’Observatoire de l’Espace, qui conduit les projets Arts-Sciences au sein du CNES, a été créé en 2000.

(18) Interview de Kitsou Dubois par Clarisse Bardiot, le 13/10/2015. Idem pour les propos qui suivent.

(19) Des extraits de la thèse de Kitsou Dubois sont publiés sur le site de Leonardo/Olats : http://olats.org/space/colloques/artgravitezero/t_Dubois.html

(20) Pour une description plus détaillée de la démarche de Kitsou Dubois, cf. Jean-Luc Soret, « Les variations légères de Kitsou Dubois » in All AliensCabarets de curiosités 4, Les Solitaires Intempestifs, en coédition avec Subjectile et Le Phénix, scène nationale-Valenciennes, 2014, p. 80 87.

(21) www.gillesjobin.com/

(22) http://arts.web.cern.ch/

(23) Interview de Gilles Jobin par Clarisse Bardiot le 8/10/2015. Idem pour les propos qui suivent.

Jean-Marc Chomaz est physicien, Laurent Karst est plasticien. Leurs routes se sont croisées un jour de 2003. Depuis, ensemble, ils cherchent et créent, explorant cette lisière, ou cet interstice, entre la réalité physique, le modèle théorique et la perception sensible humaine. Qui est qui, du scientifique ou de l’artiste, n’est plus de propos, mais bien un nouveau regard sur l’art, sur la science et sur la société.

Exoplanète, un cosmos intime habité de la bioluminescence du phytoplancton Pyrocistis Noctiluca, création pour le salon des Réalités Nouvelles 2015. Photo: D.R.

Nous nous sommes rencontrés au printemps 2003 dans le repas de rue du passage Turquetil à Paris, un ami designer pensait que nous aurions beaucoup à nous dire. — Laurent : je voudrais sculpter la vapeur, j’ai réalisé un projet avec de grandes vitres galbées, mais comment la libérer de ces parois de verre ? Jean-Marc : ce n’est pas la vapeur qu’il faut sculpter, mais le mouvement dans l’espace et le temps. La vapeur apportera sa matérialité. Mais je ne sais faire que des tubes ou des anneaux. — Il nous fallut deux ans de recherche dans le laboratoire, en studio son, en spatialisation visuelle et sonore, de déconstruction et reconstruction d’un univers, mais aussi de mises au point pragmatiques et patientes, avant de présenter notre première création Infraespace.

Pendant ce temps, François Eudes Chanfrault, compositeur, s’était embarqué dans l’aventure. Notre matière était devenue le tourbillon des particules de l’air, une multitude de petits gyroscopes dont le moment angulaire se conserve presque à l’infini. Ils donnent leurs formes à nos installations. Infraespace propose une fracture par laquelle se glisser pour expérimenter un réel, plus qu’un méta-instrument c’est un méta–espace. Dans la nuit remplie de brouillard, de l’ouverture verticale de douze cubes noirs sort une rythmique d’anneaux de brume lumineuse. Cette matrice posée au sol scande l’espace de la trajectoire des anneaux. Une percussion dans chacun des cubes crée le tourbillon et un son spatialisé emmène chacun de ces tambours vers une émotion différente.

Pendant la semaine de tests in situ à la chapelle des Récollets où Infraespace a été créée pour la Nuit Blanche 2005, nous avons tous les trois apprivoisé l’installation jusqu’à ce qu’elle nous emporte dans un imaginaire sensible partagé. Nous avions tout d’abord cru qu’elle était un instrument et François-Eudes avait composé des rythmiques, mais l’ajout des anneaux, grands aplats de vapeur, n’apportait pas de vibration, de déséquilibre. Ensemble, nous avons ajouté une matrice pour imprimer l’espace et un clavier tactile pour dessiner de la main les anneaux sur la brume. Alors seulement le poème a emporté le songe.

Le même processus de création entièrement partagée, lent, à la recherche de ces interstices par lesquels accéder à d’autres réels, a porté tout notre travail et a mené à la création du collectif Labofactory (1). Il nous a conduits à articuler le concept de dualité Art-Science. La dualité est une notion complexe qui prend des sens multiples, parfois antagonistes, dans différentes spécialités des mathématiques. À la fois complémentaire et opposée, la dualité est une relation réflexive, une propriété non universelle relative à une mesure, une structuration d’un espace plus grand que le réel de l’objet lui-même. En mécanique quantique la dualité onde/corpuscule vient de la non-commutativité des observables de position et d’impulsion.

Labofactory s’inscrit dans l’affirmation de cette dualité Art-Science et de sa relativité par rapport au regard, à l’observable, à la métrique que l’on pose sur nos actions, nos êtres, nos imaginaires. Cette dualité Art-Science autorise aussi bien la réflexivité entre les deux champs que leur appartenance à un même espace partagé. Les productions de Labofactory s’inscrivent dans le champ d’un mouvement Art-Science s’appuyant sur ce principe de dualité, de symétrie et se fondant sur un processus où artistes et scientifiques, en changeant de rôle, ont laissé place au sensible et à l’intuition. L’œuvre a ainsi perdu toute tentation descriptive, didactique, elle n’est plus univoque, ni prescriptive, mais perceptive. Elle ouvre directement sur un imaginaire partagé entre artiste et scientifique qui laisse toute sa place au regard du spectateur qui, comme l’observateur quantique, modifie à jamais le sens porté par l’œuvre.

Infraespace, Art Rock, janvier 2011. Photo: D.R.

En cela les projets ou installations partagent une parenté avec le mouvement des Science Galeries qui tente de réinventer les usages et les codes de la médiation scientifique. Ces actions, où l’échange public-science est symétrique, où le public peut dialoguer avec l’œuvre, permettent de transmuter le savoir en culture populaire (2) privilégiant l’imaginaire. Elles changent aussi la projection que les scientifiques font de leur rôle et la perception que le public a de celui-ci.

Chaque installation se fonde sur une série d’essais et de recherches en laboratoires destinée à étudier, analyser, expliquer un certain nombre d’effets physiques. Ces phénomènes, apparentés à ceux observables dans la nature, sont présentés sous forme d’épures réduites à leur plus simple matérialisation (anneaux, tourbillons, ondes…), suivant ainsi, en la détournant, la démarche scientifique qui va chercher à isoler un phénomène, à le reconstituer dans son essence pour pouvoir étudier et identifier chaque paramètre qui le définit.

Par exemple, un mouvement d’air sera produit et calculé dans des environnements les plus stables, une vague sera générée dans des bassins isolés, protégés du vent et des différences de températures. Mais dans l’installation, ces phénomènes seront répétés, interagiront en échappant de par leur dynamique propre à notre contrôle, reconstituant ainsi un univers autonome, une incarnation du modèle transposé de l’espace mathématique à l’espace réel. L’abstraction devenue tangible se laisse alors percevoir, résonnant avec les émotions, réminiscences de nos vécus, révélant ainsi les fondements sensibles et transcendant du modèle.

Créée pour le salon des Réalités Nouvelles en 2015, Exoplanète interroge les nouvelles matérialités des sciences qui ont découvert des planètes extra-solaires relançant le rêve de la possibilité de trouver d’autres êtres. La pièce est plongée dans le noir. En s’approchant, le spectateur découvre un tourbillon de traînées lumineuses, succession de bandes ou de spirales qui s’accélèrent et s’échappent. Un espace intime se déploie. Une lumière vacille, sillon bleu de ma mémoire, double spirale enroulée des origines, je me souviens d’une planète océan. Capturer la lumière et la libérer pour interroger la nuit. Je perpétue ce cycle oublié. Je suis cette autre planète dont tu crois percevoir le scintillement ultime. L’espace est replié il n’y a ni dehors ni dedans, je suis toi.

Ces crépitements sont produits par l’excitation d’un phytoplancton, le Pyrocistis Noctiluca, qui absorbe le CO2 le jour par photosynthèse et synthétise une protéine, la luciférine, dont l’oxydation dans le cycle nocturne émet de la lumière. Ces éclats éphémères évoquent aussi bien la planète des origines où la photosynthèse des océans a coloré de bleu le ciel que le rôle que joue toujours le plancton en produisant l’oxygène de l’air.

Labofactory, à travers cette recherche symbiotique entre l’art et la science, porte un questionnement épistémologique visant à redéfinir le lien science-société, à reprendre possession de la notion de progrès. Des installations comme Fluxus, Redshift ou Exoplanète mettent à l’épreuve notre capacité à percevoir certains phénomènes naturels et celle de s’adapter face à de nouvelles conditions sensorielles. Elles provoquent des situations émotionnelles capables de ressentir d’une autre manière les enjeux actuels afin de contribuer à construire une nouvelle narration du monde impliquant la dualité entre art et science.

Laurent Karst & Jean Marc Chomaz
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) Labofactory.com
(2) Un peu à la manière de Jean Villard pour le théâtre.