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Transformation du marché de l’art, approche critique et processus de création avec l’IA

Une demi-journée de réflexion et d’échange entre artistes t chercheurs aura lieu le mercredi 14 mai à LaMSN (La Maison des Sciences Numériques) à La Plaine Saint-Denis avec, notamment, comme intervenants Olivier Bodini, Agoria, Kim Departe, Nathalie Heinich, Sofia Roumentcheva, Béatrice Lartigue, Calin Segal, Antoine Henry, Asli Çaglar, Thomas Souverain, Mohamed Quafafou, Bertrand Planes

Une première discussion aura lieu autour de l’écosystème des NFTs. Il sera question des interactions entre les acteurs du marché de l’art numérique (blockchains, plateformes, créateurs, collectionneurs, investisseurs, curateurs, etc.), de la transformation du marché de l’art qui oscille entre mondialisation et démocratisation, des nouveaux territoires d’expression pour les artistes, des réseaux sociaux et des nouveaux modèles économiques induits par les NFTs et de la redéfinition du rapport des artistes au public et aux institutions artistiques que cela impose.

Dans un second temps, ces rencontres mettront en valeur des approches techno-critiques au travers de certaines pratiques mêlant art et technologie, souvent sur le mode du détournement, ouvrant la porte à une forme de résistance à la quantification et à la standardisation numérique, permettant la réappropriation et la création de nouveaux récits et imaginaires…

Le troisième et dernier moment de ces rencontres sera axé sur la grande préoccupation du moment : l’Intelligence Artificielle. En particulier sur les nouvelles dynamiques qui se mettent en place avec l’IA qui n’est plus un « simple » outil, mais un facteur de création. Une co-création qui est également à l’œuvre, si l’on ose dire, avec les dispositifs technologiques qui permettent l’interactivité et la participation du public, et ainsi transformer radicalement la manière dont une œuvre est conçue et perçue.

> le 14 mai, 09h00 / 13h00, LaMSN (La Maison des Sciences Numériques) / Sorbonne Paris-Nord, La Plaine Saint-Denis
> https://lamsn.fr/

Festival Immersif

Premier festival dédié à la création artistique en réalité augmentée et aux innovations culturelles immersives, Palais Augmenté, revient pour une troisième édition avec pour thème commun l’avatar, les corps virtuels et leur rapport aux corps physiques, politiques et sociaux.

Ce festival, initiative de Fisheye et de la Rmn – Grand-Palais, a pour ambition de dresser un véritable état des lieux des innovations technologiques liées à la culture.

Au programme cette année, un parcours d’œuvres inédites en réalité augmentée créées par des artistes internationaux (Tobias Gremmler, Lu Yang, Liu Bolin, Salomé Chatriot) et accessibles depuis vos smartphones, une exposition immersive (Ines Alpha, Romain Gauthier, Sam Madhu, Kami), des expériences interactives numériques dans des espaces appelés “labs” et une agora publique, abordant des thématiques liées à la création numérique contemporaine.

> du 23 au 25 juin, Grand Palais Éphémère, 2 place Joffre, Paris
> Smartphone + application dédiée + casque nécessaire.
> Réservation obligatoire.
> https://www.grandpalais.fr/fr/evenement/palais-augmente-3

The ocean-space-ocean edition

More-Than-Planet : Ocean-Space-Ocean est un colloque art & science à l’initiative de Makery et d’Art2M sur la thématique des océans et de la biodiversité marine. Cet évènement est co-organisé par Le Cube Garges et l’École des Arts Décoratifs dans le cadre du symposium international sur les arts électroniques ISEA2023.

Cette année, le mot d’ordre d’ISEA est Symbiosis. La symbiose étant une notion polysémique permettant d’explorer, de façon transversale et interdisciplinaire, les mutations et transformations en cours à l’ère du numérique, d’interroger le sens supposé donné au progrès, surtout dans le contexte environnemental et sanitaire actuel et d’imaginer des futurs possibles et viables pour notre planète et nos écosystèmes.

Projet européen, More-Than-Planet (2022-2025) se déploie en partenariat avec Waag, Ars Electronica, Northern Photographic Center, ART2M/Makery, Leonardo/Olats et Zavod Projekt Atol et souhaite réexaminer la façon dont les gens comprennent et imaginent l’environnement au niveau de la planète comme un tout conceptuel. Cette crise de l’imaginaire planétaire est ainsi abordée en collaboration avec des artistes, des penseurs critiques et divers experts d’institutions culturelles, environnementales et spatiales.

Avec pour objectif de développer la conscience sociétale des urgences environnementales, à travers de nouveaux récits environnementaux dans les espaces culturels et publics ainsi que dans des zones critiques spécifiques ; contribuer à l’alphabétisation culturelle et environnementale européenne avec l’imaginaire planétaire comparé ; développer des approches d’innovation collaboratives et axées sur l’art avec des outils critiques et créatifs pour résoudre les problèmes environnementaux d’aujourd’hui ; développer une voie vers le cadre des activités culturelles européennes dans l’espace extra-atmosphérique (ECOSA).

Pour le colloque More-than-Planet : Ocean-Space-Ocean, Makery réunira artistes et chercheurs pour s’interroger sur le rôle des océans dans les équilibres planétaires et sur les perspectives offertes par la biodiversité marine dans la transition écologique. Distribuées sur 2 jours, les 16 et 17 mai à Paris, ces rencontres seront animées par Ewen Chardronnet, Carine Le Malet, Rob La Frenais, Pauline Briand, Miha Turšič et Marko Peljhan — et feront intervenir des artistes, collectifs, historiens d’art et chercheurs : Gabriel Gee (Teti group), Maya Minder, Sébastien Dutreuil, Alice Pallot, Anthea Oestreicher, Hideo Iwasaki, Anne-Marie Maes, Elena Cirkovic, Bureau d’études, Territorial Agency, Disnovation.org et Federico Franciamore.

More-than-Planet : Ocean-Space-Ocean
> 16 et 17 mai, 14h00 / 19h00, Délégation générale Wallonie Bruxelles, 274 bd Saint-Germain, Paris
> entrée libre sur réservation
> https://www.more-than-planet.eu

Useful Fictions.3 Symbiose(s

L’École des Arts Décoratifs (EnsAD), Polytechnique et la Fondation Daniel & Nina Carasso sont à l’origine de la Chaire arts & sciences qui propose la biennale Useful Fictions — en partenariat avec Hexagram, SIANA, Télécom Paris, UQAM École de Design, Factory (Arts Sciences Citoyens), Le Théâtre de la Ville. Un appel à candidatures est lancé afin de permettre à une trentaine de personnes d’intégrer les Labs Thématiques qui rythmeront cet événement. 

La Chaire arts & sciences a pour vocation de faire dialoguer enjeux citoyens, monde universitaire et pratiques artistiques, pour explorer l’interdépendance à nos environnements vivants et technologiques.

Cette troisième édition de Useful Fictions se propose d’explorer le potentiel des imaginaires symbiotiques en concevant des variations technologiques et biologiques sur le thème du commun, afin d’appréhender ce qui se joue dans les interstices et le pouvoir de transformation de l’intelligence collective.

Useful Fictions se tiendra fin juin sur le campus de l’Institut Polytechnique à Palaiseau et sera suivi d’un week-end d’exposition-restitution les 1er et 2 juillet au Théâtre de la Ville à Paris (actuellement à l’Espace Pierre Cardin). L’appel à candidatures pour cette école d’été est ouvert à toute personne motivée et curieuse, sans condition d’âge ni de diplôme.

Au total, une trentaine de candidats seront retenus pour s’investir pendant une semaine dans l’un des 6 laboratoires de recherche-création encadrée par des artistes, designers et scientifique. Dans un esprit DIY, les candidats seront invités à réaliser un dispositif, une forme artistique hybride ou un prototype autour d’objets connectés, du phytomorphisme, de l’artificialité réactive, du machine learning, de l’aléatoire, de l’éphémère ou bien encore du wokisme…

Useful Fictions.3 Symbiose(s)
École d’été arts-design-sciences
Candidature > formulaire
Date limite de candidature > 17 avril à midi
Résidence du 26 au 30 juin, IP Paris – Palaiseau
Exposition-Restitution les 1er et 2 juillet, Théâtre de la Ville
Contact > chaireartsetsciences@gmail.com
Information > https://chaire-arts-sciences.org

Un consortium pour favoriser l’interdisciplinarité entre art et science médicale

Open-source et pratiques artistiques expérimentales… La conjonction de ces deux tendances touche aussi le domaine médical ; en particulier sous l’influence des hackers et autres makers… Dans le sillage de cette nouvelle alliance, un cortège de questions sur l’appartenance du corps face à la toute-puissance des laboratoires pharmaceutiques et à la collecte administrative des données. Une problématique qui résonne étrangement dans le contexte de la pandémie actuelle.

Le projet ART4MED a pour objectif de rapprocher la recherche biomédicale et les artistes qui explorent ces questions d’accès aux soins, de droit corporel et individuel, de désacralisation de la science et, comme toujours, de détournement des technologies. Co-financé par le programme Creative Europe de l’Union européenne, cordonné par Art2M / Makery, ce consortium regroupe cinq structures partenaires : Bioart Society, Kersnikova, Laboratory for Aesthetics and Ecology, Waag Society.

L’objectif se décline également en cinq points : construire une coopération transnationale interdisciplinaire ; ouvrir de nouveaux champs d’expérimentation et de création ; permettre la fertilisation croisée et le partage des connaissances, des technologies, des compétences et des expériences ; produire des ressources ouvertes et transférables pour mieux comprendre les processus de co-création entre l’art, la science et la technologie ; susciter l’intérêt du public et le sensibiliser au rôle des artistes dans l’ouverture de réflexions disruptives

Au programme des résidences accueillant 5 projets d’artistes : Xeno-Optimizations for Arctic Survival (Emilia Tikka), The Art of Repair (Edna Bonhomme & Luiza Prado), Quorum Sensing: Skin Flora Signal System (Helena Nikonole & Lucy Ojomoko), Xenological Preterrelations (Adriana Knouf), UNBORN0X9 (Shu Lea Cheang). Ainsi que des symposiums, ateliers, expositions, interventions en ligne… Cette initiative sera couronnée par une publication et un festival à Paris en 2022.

> https://art4med.eu/

et l’art au XXIe siècle

À l’ère post-anthropocentrique, nous nous trouvons confrontés non pas à une conception unifiée de l’existence, telle que le « monde » ou la « nature », mais à une multiplicité de structures et de frontières floues. Ceci nous a conduits à questionner, à travers des postures artistiques interdisciplinaires, certains pans du domaine de recherche actuel qui rencontre les changements les plus rapides : celui des sciences de la vie.

Dans cet article (1) nous examinerons quelques œuvres d’art présentées dans nos expositions [macro]biologie et [micro]biologie (2). Alors que les artistes sélectionnés se concentrent principalement sur un ou deux domaines spécialisés, nous nous intéressons davantage à leur désir de comprendre et de partager le professionnalisme scientifique. Nous nous intéresserons également au développement d’un champ hybride qui résulte de la collaboration entre les artistes et les sciences.

Anna Dumitriu, Bed and Chair Flora et Communicating Bacteria Dress, exposition à Art Laboratory Berlin. Photo: © Tim Deussen.

[macro]biologies I : la biosphère
Le Center for PostNatural History ou CPNH (centre d’histoire post-naturelle) installé à Pittsburgh, aux États-Unis, est un projet d’art et de recherche qui porte sur l’histoire de la manipulation du vivant par l’humanité, des débuts de l’agriculture aux modifications génétiques. Suite à l’émergence de l’idée, en 2008, l’artiste Richard Pell et ses collègues Lauren Allen et Mason Juday ont fini par ouvrir le CPNH en 2012. Le terme « post-naturel » fait référence aux formes de vie intentionnellement modifiées par les humains à travers la domestication, l’élevage sélectif et l’ingénierie génétique. À cet effet, le CPNH organise des expositions multimédias thématiques, édite des publications et constitue une collection de spécimens d’origine post-naturelle préservés et documentés.

Le CPNH questionne également l’institution du « Muséum d’Histoire Naturelle » en tant que tel. En tant qu’institution de production de savoir moderne, le muséum d’histoire naturelle est un lieu où ont été sciemment instaurées une division entre sujet et objet et une dichotomie entre humains et non-humains. En conséquence, ouvrir un centre d’histoire post-naturelle aujourd’hui permet de dépasser de manière remarquable ce dilemme d’opposition en référençant les spécimens altérés artificiellement — altérés par les humains, bien entendu. Il met ainsi en lumière un pan essentiel du débat actuel sur l’anthropocène.

PostNatural Organisms of the European Union, Center for PostNatural History, installation à Art Laboratory Berlin. Photo: © Tim Deussen

[macro]biologies II : organismes
Maja Smrekar est une jeune artiste de Ljubljana en Slovénie, dont le travail relie les croisements entre sciences humaines et naturelles. Son œuvre BioBase: risky ZOOgraphies, est une nouvelle itération d’un projet au long cours, BioBase, qui propose un prototype de futur laboratoire itinérant destiné à l’étude d’arthropodes aquatiques invasifs. La structure architecturale en forme de tente contenait un aquarium en deux parties, l’une abritait une écrevisse slovène locale, l’écrevisse à pattes rouges (Astacus astacus), l’autre — l’envahisseuse, l’écrevisse bleue (Cherax quadricarinatus) qui a récemment colonisé le lac thermal de Topla, en Slovénie, et s’y est multipliée à foison. Les deux parties étaient reliées par une échelle permettant aux crustacés de traverser et de se confronter.

Au-delà de l’interaction entre espèces invasives (ordinairement introduites par les humains) et espèces originelles, le caractère parthénogénétique de la femelle écrevisse marbrée fait écho au débat actuel sur la biotechnologie et la reproduction humaine. La parthénogenèse assistée par la biotechnologie pourrait devenir un jour une norme humaine (3). Le travail de Smrekar fournit un laboratoire à multiples facettes permettant d’explorer à la fois le monde naturel qui nous entoure et notre propre développement culturel et biopolitique dans une ère d’écosystèmes précaires.

Maja Smrekar, BioBase: risky ZOOgraphies, 2014. Photo: © Tim Deussen

[micro]biologies I : le sublime bactérien
Dans sa pratique artistique plurielle, Anna Dumitriu associe la microbiologie aux textiles, à la robotique et aux médias numériques. Dans ses objets, ses installations, ses performances et workshops, elle utilise des bactéries et des « robots sociaux ». Ses œuvres qui se servent des bactéries comme médium associent les champs de l’art et de la microbiologie, l’histoire et la recherche de pointe, dans le but avéré de rendre la microbiologie moderne accessible au public. Une œuvre centrale de son travail, Normal Flora, est un projet artistique au long cours explorant les bactéries, moisissures et autres levures omniprésentes dans et sur nos corps, dans nos maisons et l’ensemble de la planète, et qui constituent un élément fondamental des écosystèmes complexes qui nous entourent.

Par exemple, l’installation Bed and Chair Flora est fabriquée à partir d’une chaise sculptée avec des images de bactéries trouvées sur celle-ci, images qui sont également brodées au point de croix sur la tapisserie du siège. Posée sur la chaise, se trouve un ouvrage au crochet réalisé de manière collaborative et dont les motifs s’inspirent d’images au microscope électronique de bactéries trouvées dans le lit de l’artiste. En ce début de XXIe siècle, le rôle de l’artiste en tant que communicateur, démystificateur et éthicien des avancées scientifiques et artistiques est particulièrement pertinent. L’œuvre de Dimitriu crée une passerelle entre les univers de la technologie, des sciences de la vie et un plus large public.

Joanna Hoffmann, Proteo, installation à Art Laboratory, Berlin. Photo: © Tim Deussen.

[micro]biologies II : πρωτεο / proteo
L’artiste polonaise basée à Berlin Joanna Hoffmann crée des œuvres trans-disciplinaires qui associent l’art, la microbiologie, la physique et la technologie. Son utilisation d’installations multimédias, de stéréoscopie 3D, d’animation vidéo expérimentale et d’autres médias explore tout autant la visualisation subatomique et moléculaire que l’espace cosmique. πρωτεο/ Proteo, est un “fantôme de Pepper”, un précurseur de l’holographie, projeté sur une pyramide.

Le titre de l’œuvre fait référence à la racine grecque du mot protéine (Gr. πρωτεῖος le premier, à la pointe), à la tradition philosophique de recherche de l’arche — l’essence du monde physique (Anaximandre) et au principe de connaissance (Aristote). Πρωτεο / Proteo est une animation qui représente un nuage de particules créant ainsi un mini-univers replié sous forme d’espace Calabi-Yau, dans lequel, selon la théorie des supercordes, les dimensions successives de notre monde sont « enroulées » sur elles-mêmes au niveau subatomique.

Donnant naissance à une molécule de protéine complexe et à sa “danse de vie” moléculaire dynamique, elle évoque les liens entre énergie, matière et forme. Fusionnant des interprétations de données scientifiques, d’images, de son, de poésie πρωτεο / Proteo pose les questions des défis et des limites de nos facultés cognitives, créant une passerelle émotionnelle entre notre expérience quotidienne et le côté abstrait de la science contemporaine.

Regine Rapp & Christian de Lutz
Art Laboratory Berlin
publié dans MCD #81, “Arts & Sciences”, mars / mai 2016

(1) Extrait de l’introduction du livre [macro]biologies and [micro]biologies. Art and the Biological Sublime in the 21st Century.

(2) http://artlaboratory-berlin.org/html/eng-programme-2014.htm

(3) Sykes, Bryan: Adam’s Curse: A Future Without Men, New-York 2004 et Prasad, Aarathi: Like a Virgin: How Science is Redesigning the Rules of Sex, Londres 2012.

design, biologie synthétique et conservation

Si la nature est totalement industrialisée pour le bénéfice de la société — ce qui pour certains est un aboutissement logique de la biologie synthétique — en restera-t-il encore quelque chose à sauver ? À travers les codes du design, Alexandra Daisy Ginsberg teste et explore la délicate relation entre biologie synthétique et conservation.

Réintroduire du sauvage par la biologie de synthèse. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Revenons en arrière vers un présent révolu. Nous sommes au printemps 2013 et les principaux membres de deux communautés sont à bord d’avions, de trains et de voitures, en route pour une toute première rencontre. Il s’agit là d’une première congrégation de scientifiques à l’issue de laquelle la nature telle que nous la connaissons pourrait être entièrement reconfigurée; ces 36 heures pourraient être un jour considérées comme déterminantes dans la trajectoire de l’Anthropocène, l’âge de l’homme. Comment la biologie synthétique et la conservation de la nature façonneront-elles l’avenir ? C’est la question que pose la Wildlife Conservation Society, qui a lancé les invitations (1). Des écologistes, des biologistes de synthèse et des ONGs peuvent-ils se mettre d’accord sur un avenir commun ou bien la survie d’un domaine empêche-t-elle celle des autres ?

Tandis que la discussion progresse, il est clair que leurs chemins divergent. Le sixième épisode d’extinction de masse de l’histoire de la biologie pourrait avoir débuté et nous autres, les humains, en sommes la cause probable (2). Les conservationnistes regardent désespérément en arrière, essayant d’arrêter le temps, ou mieux, de l’inverser. Ils souhaitent protéger la biodiversité existante de l’impact de l’humanité, pour soutenir et préserver ce qui vit déjà. Pendant ce temps, les biologistes de synthèse, avec leur tournure d’esprit d’ingénieurs éprouvés à la résolution de problèmes, sont enthousiastes et impatients d’utiliser le génie génétique afin d’élaborer une nouvelle biodiversité pour « le bénéfice de l’humanité ».

Ces rêves sont plus compatibles qu’il n’y paraît. Les formes de vie du design biologique pourraient potentiellement aider à résoudre non seulement ce que nous percevons comme des problèmes humains — l’alimentation, les matières premières, l’énergie et les traitements médicamenteux —, mais il se pourrait bien qu’elles deviennent aussi des armes dans la lutte des conservationnistes contre les espèces invasives, la défaunation (perte de bio-abondance animale), l’acidification des océans, les agents pathogènes décimant la flore et la faune, la désertification et la pollution.

Ces derniers font remarquer que la dissémination d’organismes de synthèse, aussi nobles que soient les intentions de leur conception, est un acte irréversible. Ils redoutent les effets du transfert de matériel génétique du laboratoire à l’environnement naturel ou encore que l’utilisation de la biologie synthétique pour supprimer des populations (comme les moustiques porteurs de maladies) ne fasse que déplacer des problèmes vers de nouveaux vecteurs ou maladies. La biologie trouvera toujours un moyen de survivre et qu’elle soit disséminée intentionnellement ou par erreur, la biologie synthétique pourrait devenir une nouvelle bataille pour la conservation. Des détails concernant les mesures de biosécurité en cours de développement sont alors partagés : des disjoncteurs, des « gardes gènes » et des systèmes alternatifs d’ADN. Les ONGs réitèrent leur appel à un moratoire, exigeant de contenir l’ambition humaine jusqu’à ce que la complexité de la biologie soit mieux comprise.

Stewart Brand, pionnier de l’écologie, détaille son travail avec le biologiste de synthèse George Church pour faire revivre des espèces disparues, petites et grandes, du mammouth au pigeon voyageur. Il défend son mouvement de « désextinction » contre la critique l’accusant de détourner le financement de la conservation « réelle » ou de présenter la technologie comme un outil solutionniste, limitant ainsi l’élan à transformer le comportement humain. Brand fait valoir que les animaux ressuscités pourraient racheter nos erreurs passées et susciter de l’intérêt pour l’écologie.

Même l’instrumentalisme est présenté comme une raison de préserver la biodiversité. La nature contient des éléments précieux pour fabriquer une biologie nouvelle — une bibliothèque de matériaux pour une « bioéconomie » future — si seulement nous nous en occupions. La réunion se termine, les participants retournent à leurs préoccupations du moment. Le biologiste de synthèse Jay Keasling est parti pour lancer la production du produit phare dans ce domaine, son antipaludique cultivé en cuve pour pallier aux récoltes imprévisibles dans la nature. Les ONGs retournent à leur militantisme; les biologistes de synthèse à leurs laboratoires; les conservationnistes doivent s’occuper de forêts sauvages.

La forme que prendra le futur de la nature n’est pas encore décidée. Nous repartons avec davantage de questions que de réponses. Il s’agit de savoir si la technologie peut profiter à la fois à l’humanité et à la planète : l’environnement peut-il être autre chose qu’un instrument extrinsèque pour notre bien-être à long terme ? Pourrions-nous vraiment contrôler les inventions biologiques sur de longues périodes ? Peut-on préserver la nature en se tournant vers l’avant ? Si l’acte de préservation modifie irrévocablement sa nature, la nature peut-elle encore exister ? Il se peut que nous ne soyons pas capables de façonner son avenir. Comme les mammouths, l’Anthropocène a également tué la nature.

Bioaerosol Microtrapping Biofilm. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Designing for the Sixth Extinction projette un futur à partir de ces questionnements, en utilisant le langage du design pour étudier les tensions entre la conservation et la biologie synthétique. Anticipant le cadre sociétal d’un futur imaginaire, le projet extrapole la science et les débats actuels pour identifier les problèmes, tester les logiques, révéler les incohérences et explorer les aspects irrationnels de notre relation complexe à la nature et à son exploitation. La conception du futur comme un design (qu’on le perçoive comme une dystopie porteuse d’espoir ou une utopie critique, selon sa position) pourrait-elle avoir un impact sur la trajectoire du présent ?

L’œuvre explore la manière dont nous pourrions tolérer un réensauvagement (la stratégie de conservation qui permet à la nature de reprendre le contrôle) par la biologie synthétique. À quoi pourraient ressembler les « zones sauvages » de cet avenir biologique de synthèse ? Quatre voies réelles sous-tendent la logique de cet avenir : les extinctions de masse, la naissance de la pensée écologique et, avec elle, la politique environnementale, et l’essor de la biologie synthétique. Guidées par ces voies, quelles infrastructures politiques, juridiques et économiques pourraient émerger pour façonner une nature du futur ?

Le résultat pouvait être visualisé au Stedelijk Museum d’Amsterdam (également présenté en 2015 au ZKM de Karlsruhe) au moyen d’un très grand panneau photographique lumineux, de plus de deux mètres de large, une fenêtre sur ce qui semble être un cadre verdoyant, une forêt vierge. Une observation plus minutieuse permet au spectateur de percevoir des organismes inhabituels qui colonisent le sol et se répandent sur les arbres du sous-bois. Dans ce futur, de nouvelles « espèces de compagnie » ont été conçues pour soutenir les organismes et les écosystèmes naturels menacés d’extinction.

La biodiversité de synthèse a récemment été disséminée pour préserver cette nature que nous idéalisons. Son développement serait financé par des programmes d’entreprises de compensation biodiversité, atténuant l’impact de la bioéconomie et de sa monoculture de matière première de biomasse. Bien que controversée, la compensation biodiversité est une politique réelle actuellement testée ou mise en œuvre à travers le monde. Les terrains en friche se voient attribuer une note, le développement est simplement compensé par l’amélioration de la nature ailleurs, pour éviter une perte nette.

Calquées sur les comportements des champignons, des bactéries, des invertébrés et des mammifères, les quatre espèces fonctionnelles sont conçues pour être des outils écologiques. Elles remplissent le vide laissé par les mammifères disparus ou offrent une nouvelle protection contre des espèces étrangères, des pathogènes et la pollution. Dans la galerie, elles sont décrites en utilisant le champ lexical des demandes de brevets : des rendus numériques de machines biologiques in situ sont présentés sous forme de photographies aux côtés de schémas techniques fictifs, d’extraits de brevets et de modèles de prototypes.

La Self-Inflating Anti-Pathogenic Membrane Pump (pompe à membrane autogonflante anti-pathogène) combat la mort subite du chêne, une maladie actuellement incurable. Le brevet décrit un dispositif distribué par des spores qui établissent des réseaux semblables à des champignons filamenteux dans les chênes. Un capteur biochimique active le réseau si l’infection est détectée et une pompe s’auto-assemble, tel un champignon. La chambre extérieure est tapissée de vannes qui aspirent l’air tandis que l’organisme pousse et que la chambre intérieure produit un sérum anti-pathogène. Lorsqu’il est gonflé, la pression des forces différentielles pousse le sérum dans l’arbre infecté. Vidée, la pompe se dégonfle, se détache et libère des spores.

Le Bioaerosol Microtrapping Biofilm (biofilm de microcapture de bioaérosols) est un film respirant qui s’auto-régénère et recouvre les feuilles. Il piège les polluants atmosphériques et les particules de matière biologiques nocifs, y compris les virus, les bactéries et les spores fongiques qui menacent la biodiversité, comme les spores de Chalara fraxinea qui provoquent le dépérissement du frêne. Les toxines ainsi emprisonnées sont éliminées en toute sécurité lorsque les feuilles tombent.

La Mobile Bioremediation Unit (unité mobile de biorestauration) qui ressemble à une limace neutralise le sol rendu acide par la pollution. Sa couche inférieure distribue un liquide alcalin, tandis que le corps remue la couche arable. Programmés pour rechercher les sols acides, les capteurs de sa couche inférieure contrôlent le pH et la couleur de ses voyants passe du jaune au rouge dans les zones à problèmes.

L’Autonomous Seed Disperser (distributeur autonome de graines) est un dispositif itinérant de dispersion des graines qui remplace l’action des mammifères disparus qui autrefois propageaient les graines naturellement par leur piétinement, augmentant ainsi la biodiversité végétale. Au fur et à mesure qu’il arpente le sol de la forêt, ses poils grossiers, entrecroisés d’épines en caoutchouc sur sa surface maximisent la collecte et la dissémination tandis que son châssis enfonce les graines dans le sol.

Autonomous Seed Disperser. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

Il se peut que l’échelle de ces designs soit un obstacle à leur réalisation. Ils représentent en partie ce que les designers Dunne & Raby appellent des « fonctions fictives » (3), cependant, les textes des brevets font référence à des directions de recherche réelles, ancrant l’existence de ces fictions dans le présent, tout en étirant ses limites. Ces applications se basent sur la réalité (même si elles ne sont pas aussi grandes que des limaces, on parle beaucoup de bactéries modifiées destinées à nettoyer la pollution) et ces dispositifs fonctionnent sur un ADN élargi à 6 bases qui produit des acides aminés inexistants dans la nature.

Bien que ce schéma politique soit imaginé ici comme le résultat de décennies de futures négociations autour de la biosécurité et de la dissémination, un ADN alternatif et de nouveaux acides aminés sont aujourd’hui véritablement à l’étude (4). Ici, l’ADN confère aux machines une véritable qualité de synthèse : les enzymes ne sont pas encore assez évolués pour digérer les protéines à partir desquelles ils sont fabriqués. Au lieu de cela ils se consomment entre eux, opérant dans un écosystème technologique clos. Des dispositifs de comptage génétique limitent le nombre d’exemplaires produits par chaque appareil, tandis que des interrupteurs génétiques limitent leur durée de vie. Ces techniques sont également proposées pour la biosécurité (5) (et la stratégie économique, comme pour les très critiqués « gènes terminator » de Monsanto).

Les machines biologiques ne se connectent pas entièrement à la nature; elles ne vivent que pour la préserver. Le statut taxonomique d’organismes technologiquement isolés, sans autre but que celui de sauver les organismes naturels est incertain. Sont-ils même vivants ? Si la nature est totalement industrialisée pour le bénéfice de la société — ce qui pour certains est un aboutissement logique de la biologie synthétique — en restera-t-il encore quelque chose à sauver ?

Les organismes conçus industriellement pour préserver les écosystèmes exigeraient des attitudes laxistes face au contrôle, au risque et à la propriété biologique. Cette discipline présente aujourd’hui deux récits de biosécurité : la technologie isolée en toute sécurité dans des cuves et celle opérant sans danger dans la nature. Le Secrétariat de la Convention sur la Diversité Biologique aborde cette dichotomie dans son rapport de 2015 et examine la régulation de cet avenir de la nature (6). Les biologistes de synthèse redoutent la perception du public, étant donné que leur obstacle majeur est le rejet constant de la modification génétique par le public. Cette « phobie de la synbiophobie », comme l’appelle la sociologue Claire Marris, la peur de la peur du public de la biologie synthétique (7), se manifeste à travers de vives critiques à l’encontre des biologistes de synthèse.

Lorsque les gens voient une œuvre au graphisme réaliste représentant une utopie, ils se préoccupent finalement peu des « brevets » qui soulèvent la question de l’instrumentalisation de la vie ou du titre fataliste, mais s’inquiètent cependant de l’idée que ce rêve puisse devenir réalité. Des articles aux titres comme « Synthetic Animals Will Save the Planet » (les animaux de synthèse vont sauver la planète) (8) se sont alors multipliés sur internet et si j’avais cherché à explorer la manière dont les biologistes de synthèse affirmaient que leur science pourrait aider à sauver la nature, tout à coup j’étais devenue celle qui allait la sauver. La designer Alexandra Daisy Ginsberg propose que des créatures soient lâchées dans la nature pour sauver les espèces en voie de disparition et nettoyer la pollution. Elle a déjà conçu quatre organismes à cet effet…

En lisant l’article, il apparaissait évident qu’il s’agit d’une provocation, mais dissociée du contexte maîtrisé de la galerie, l’œuvre était effectivement devenue férale (10). Dans un débat à la radio, un généticien alla jusqu’à argumenter que la biorestauration par le biais de grands organismes était peu probable en raison de la grande complexité des écosystèmes; le design de micro-organismes semblait une meilleure idée (9). À la fin de la discussion, nous convenions tout de même que le simple fait qu’ils soient plus petits n’en garantissait pas un meilleur contrôle.

Les biologistes de synthèse étaient essentiellement concernés par le fait que la fiction présentait un rêve irréalisable qui n’aboutirait qu’à de la déception : la biologie synthétique n’allait pas sauver la nature. Tandis que nous revenons de cet avenir vers le présent, peut-être la question n’est-elle pas Comment la biologie synthétique et la conservation façonneront-elles l’avenir de la nature ?, mais plutôt, comment voulons-nous façonner son avenir ?

Alexandra Daisy Ginsberg
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #79, “Nouveaux récits du climat”, sept./nov. 2015

Alexandra Daisy Ginsberg développe des approches expérimentales afin d’imaginer des idéaux alternatifs autour du design. Daisy est l’auteur principal de Synthetic Aesthetics: Investigating Synthetic Biology’s Designs on Nature (esthétique de synthèse : enquête sur les desseins de la biologie synthétique pour la nature) (MIT Press, 2014). The Dream of Better (rêver le mieux), sa thèse de doctorat au Royal College of Art, utilise le design pour interroger la manière dont nous définissons le « mieux ».

Intérêts divergents entre biodiversité passée et future. Photo: © Alexandra Daisy Ginsberg

(1) « How will Synthetic Biology and Conservation Shape the Future of Nature? », University of Cambridge, Cambridge, du 9 au 11 avril 2013. c.f. https://secure3.convio.net/wcs/site/SPageNavigator/Cambridge.html;jsessionid=E7B9DF2282B8B03028AE9CC9F77A9661.app353a

(2) Kolbert, Elizabeth. The Sixth Extinction: An Unnatural History. London, Bloomsbury Publishing, 2014.

(3) Dunne & Raby and Troika. « Fictional Functions and Functional Fictions ». Dunne & Raby. www.dunneandraby.co.uk/content/bydandr/46/0.

(4) Cf. les travaux du Chin Lab ou du Benner Group.

(5) Caliando, Brian J., et Christopher A. Voigt. « Targeted DNA Degradation Using a CRISPR Device Stably Carried in the Host Genome » dans Nature Communications 6 (19 mai 2015). doi:10.1038/ncomms7989.

(6) Secretariat of the Convention on Biological Diversity. « CBD Technical Series n°. 82: Synthetic Biology », mars 2015. www.cbd.int/ts/cbd-ts-82-en.pdf

(7) Marris, Claire. « The Construction of Imaginaries of the Public as a Threat to Synthetic Biology ». Science as Culture 24, n°1 (2 janvier 2015), 83–98. doi:10.1080/09505431.2014.986320.

(8) Dvorsky, George. « Synthetic Animals Will Save the Planet ». iO9, 13 novembre 2013. http://io9.com/genetically-modified-animals-will-save-the-planet-1463801439.

(9) « Mutations in Nature », The Forum. BBC World Service, 24 novembre 2014. www.bbc.co.uk/programmes/p02c3zgc.

(10) Se dit d’un animal domestique qui est retourné à l’état sauvage. Ndlr.

 

Biennale Arts Sciences

Spectacles, conférences, ateliers, installations, lectures, déambulations, performances… La biennale Experimenta ouvre ses portes dans quelques heures à Grenoble pour une dizaine de jours consacrés à des créations et réflexions qui associent artistes, ingénieurs et scientifiques. Cette dixième édition explore le futur au travers de thématiques liées à l’intelligence artificielle (ou Informatique avancée, terme préféré par les organisateurs), à la virtualité et, bien sûr, à la science-fiction. Colloque sur le dérèglement climatique, journées d’informatique théâtrale, lectures immersives, jeu vidéo expérimental et installations interactives : aperçu d’une programmation transdisciplinaire.

Yann Nguema, Soleidoscope. Photo: D.R.

Parmi les nombreuses propositions artistiques de l’édition 2020 d’Experimenta, on retient notamment le projet P.R.I.S.M de Yann Nguema (Ezekiel) qui fait suite à des résidences à l’Atelier Arts Sciences. C’est une série de dispositifs qui « malmènent » des images en jouant sur des matières, sur la lumière et des phénomènes optiques. Le projet final en comptera huit. En attendant, trois installations interactives — Soleidoscope, Anato-Me, Starta — avec lesquelles le public peut « jouer » sont présentées à la biennale. Avec Tristan Ménez, et son installation cinétique Bloom, c’est l’eau qui est le matériau principal et le vecteur des sons et transformations visuelles. Le mécanisme rendu invisible par un système stroboscopique, le liquide semble alors comme suspendu dans le vide et oscille au gré des vibrations de basses et des modulations de nappes symphoniques.

De nouvelles techniques et procédés conçus pour le spectacle vivant seront aussi dévoilés. Comme des agrès électromagnétiques qui permettent de déjouer la gravité pour les acrobates du cirque contemporain à la recherche d’autres dimensions. Démonstration avec , une performance conçue et mise en scène par Simon Carrot. Dans un autre genre, Rocio Berenguer et son équipe utilise le champ magnétique comme fil conducteur pour sa fiction post-anthropocène déclinée en trois volets : spectacle de danse-théâtre (G5), performance (Cœxistence) et installation (Lithosys). Dans un futur proche, l’idée est donc de se servir du champ magnétique et des roches aimantées de la croûte terrestre pour établir une tentative de dialogue entre humains et non-humains (animaux, robots, plantes, intelligence artificielle…). Pour prolonger cette narration, chaque participant sera invité à coder et enregistrer son message sur de la magnétite. L’installation Lithosys, véritable système de communication inter-espèces / intra-vivants se chargeant de répercuter les missives sur le réseau magnétique terrestre.

Le dialogue entre machines, ou plus exactement entre petits modules cubiques, est à l’ordre du jour avec Reactive Matter de Scenocosme (Grégory Lasserre & Anaïs Met Den Ancxt). Un assemblage de 120 cubes aimantés, équipés de plusieurs capteurs gyroscopiques et de microphones qui leur permettent de réagir au toucher et au bruit, et de transmettre des données informatiques à leurs voisins. Enchâssés dans une enveloppe transparente qui se déploie comme un rhizome, ces Blinky Blocks émettent en retour de la lumière colorée et du son. On retrouvera aussi le bras robotique que Filipe Vilas-Boas a condamné, comme un enfant puni à l’école, à écrire indéfiniment la phrase « I must not hurt humans » (The Punishment)

Le studio Théoriz nous permettra de tester Unstable, une expérience en réalité virtuelle à vivre sur une balançoire… À expérimenter également, la re-lecture immersive, avec casque VR, d’Alice aux pays des merveilles par le collectif Or NOrmes (Lili Alix Wonderlands). Autre expérience troublante : Catched. Le spectateur contemplera son double numérique au travers d’un portrait re-dessiné par les données personnelles et les mots des échanges qu’il disperse sur les réseaux sociaux. Anna Ridler s’interrogera sur le Bitcoin et les modalités de spéculation autour de cette fameuse crypto-monnaie (Mosaic Virus). Mentionnons aussi le monologue immobile de Thierry Fournier ou les doutes existentiels d’une intelligence artificielle chargée de surveiller une plage (Penser voir)…

Ezra et la compagnie Organic Orchestra présenteront une performance poétique sonore et visuelle, ONIRI 2070. Une fiction itinérante autour d’un archipel fantastique, prétexte à un voyage sans cesse renouvelé où se mêlent atmosphères végétales, lumineuses ou glaciales et scènes de désert, de tempête ou d’abysses. Mêlant matière concrète et univers abstrait, la vidéo et la musique qui accompagnent ce récit sont réalisées en direct. Les objets, les machines et manipulations qui produisent la matière du spectacle sont exposés à la vue de tous. Avec une prouesse technique à la clef : le matériel du spectacle est compact, léger, transportable en vélo et doté d’un dispositif autonome qui doit permettre de jouer une heure, dans des endroits insolites sans dépasser 1kWh d’énergie.

Enfin, une dizaine de tables rondes nous invite phosphorer sur des sujets aussi variés que les « Algorythmes poétiques » (Quelle place accorder à l’expérience sensible, au rêve et à la poésie dans les outils informatiques ? Quelles nouvelles formes de narration permettent-ils d’inventer ?) ; le « Réchauffement artistique ! » (Comment création et production artistique tiennent compte des enjeux environnementaux ?) ; ou bien encore « Imaginaire des artistes et informatique avancée » (Longtemps protagoniste des ouvrages de science-fiction, tant dystopiques qu’utopiques, l’IA est depuis longtemps pensée par les artistes. Comment s’en emparent-ils ? Comment modifie-t-elle leur regard et façonne-t-elle leur travail ? Quelles nouvelles techniques, approches, outils, démarches artistiques en découlent ?). À noter quelques conférences sur lesquelles planera l’ombre de la science-fiction : « Souriez vous êtes filmés » (avec Alain Damasio + Félix Treguer / La Quadrature du Net), « S’organiser avec l’Intelligence Artificielle » (avec Catherine Dufour, Norbert Merjagnan).

Laurent Diouf

Experimenta, Biennale Arts Sciences du 11 au 21 février, Grenoble
> http://www.experimenta.fr

Le Centre Des Arts d’Enghien-les-Bains accueille la première édition des Rencontres ArTeC initiées par l’École Universitaire de Recherche ArTec affiliée à l’UPL (Université Paris Lumières). Comme son nom l’indique, cet événement propose des conférences, projections, expositions et performances à la confluence de l’art et des technologies du numérique. Le programme étalé sur deux jours, les 5 et 6 novembre, est dense.

Nombre d’interventions, sous forme de conférence ou de performance, présentent des projets et études encore à l’œuvre. Parmi ces nombreux works in progress qui seront mis en avant, il sera question notamment de La transformation de l’enseignement en art, de La fluidité du photographique, des rêves filmés par la Société psychanalytique amateur (Dreams Films, The Amateur Coney Island Psychoanalitic Society), des Temps profonds du cinéma expérimental, de virtualité et de création (Research presence, haptic creativity and virtual togetherness ; VR auditory space)…

> 05 et 06 novembre, Centre des Arts, Enghien
> http://eur-artec.fr/2019/

Un manifeste

De la science cinétique à la science sensible… Depuis la création du Laboratoire d’Hydrodynamique (LadHyX) du CNRS et de l’École Polytechnique, Jean-Marc Chomaz s’est investi comme chercheur et artiste dans des projets « Arts et Sciences » en collaboration avec des artistes de toutes les disciplines (cirque, théâtre, design, art contemporain, musique…). Son approche tente de donner directement accès à un imaginaire utilisant le langage et les concepts scientifiques non pour faire preuve, mais pour faire sens.

Gouttes d’oxygène liquide devenues tangibles dans l’installation 2080, présentée dans le cadre de l’exposition Aquaplanet de Labofactory

Gouttes d’oxygène liquide devenues tangibles dans l’installation 2080, présentée dans le cadre de l’exposition Aquaplanet de Labofactory, Zone2Source, Glazen Huis, Amstelpark Amsterdam 31 mai / 23 août 2015, qui a reçu le label Our Common Future Under Climat Change de COP21. Photo: © JMC.

D’où vient cette conviction intime que les politiques de popularisation des sciences actuelles font fausse route ? D’où vient ce sentiment d’urgence absolue qu’il ne faut plus être pédagogique et tenter de communiquer les avancées des sciences en glorifiant ses réussites, mais au contraire que nous autres scientifiques devrions révéler notre face cachée, faite à la fois de ténèbres et de sublime, celle que nous ne maîtrisons ni même ne comprenons, mais qui est à l’origine des vrais progrès scientifiques ? Il nous appartient d’abandonner le soliloque afin de permettre au public d’inventer son chemin, sa découverte, de s’approprier et de raconter l’histoire ainsi, renversant le flux habituel, d’apporter son ressenti son expérience à la science et de venir l’enrichir, cessant d’être ainsi un simple réceptacle inerte pour partager et contribuer au questionnement scientifique.

Les travaux que j’ai réalisés conjointement avec d’autres artistes comme le duo HeHe, Anaïs Tondeur ou encore au sein du collectif Labofactory fondé avec Laurent Karst et François-Eudes Chanfrault (1), n’ont pas pour but de montrer ou démontrer des phénomènes scientifiques, d’asséner des preuves formelles ni d’inviter le public à se joindre à un voyage scientifique lui révélant des faits établis. Ils suggèrent plutôt un point de vue différent, une transgression déstabilisante, une comparaison inconfortable, une expérience corporelle, une métaphore de la physique qui utiliserait l’imagination scientifique pour réinventer notre perception du monde et interroger la vérité dans sa relativité et dans toute sa fragilité.

Aquaplanet, imaginer la planète océan
Dans l’installation Fluxus de Labofactory, de fins bassins à vagues transparents sont perçus comme des tambours mous et silencieux. Le récit artistique devient alors une partition orchestrée par les propriétés physiques des cymbales, leurs résonances, leurs attaques et leurs vibratos, construisant une fantaisie visuelle par le biais de leur matérialité inversée, associant la transparence de l’eau avec la brume froide, seule matière visible s’élevant dans les airs au-dessus de l’interface. Avec ce collectif nous avons créé en mai 2015 l’exposition Aquaplanet à Amsterdam (2). Aquaplanet est une abstraction scientifique, une planète entièrement recouverte d’eau sans continent, sans relief même sous-marin, juste les vagues et le vent. Une fiction qui permet d’interroger la ronde rugissante de l’atmosphère et de l’océan, l’étonnante complexité d’une épure dans l’imaginaire de silicone de nos machines.

L’exposition Aquaplanet est un manifeste, un territoire d’invention à la fois sensible, familier et étrange. Elle est habitée des tempêtes de l’installation Fluxus qui transforme Amstelpark en navire traversé des vagues gravitationnelles de la maison de verre. Elle nous dit la fragilité de l’atmosphère par l’installation performance 2080, où l’oxygène de l’air devient tangible. Dans l’installation Red shift de Labofactory, nos ombres que l’expansion de l’Univers décale vers le rouge renoncent aux aplats de lumière, noires surfaces découpées qui revendiquent les quatre dimensions et se placent fièrement entre le soleil et sa proie. Elles flottent dans l’espace comme des lambeaux de ciel abandonné des astres. L’installation Red shift permet à nos sens de percevoir la course de notre planète à travers les dilatations de l’espace-temps, fantôme d’éolienne générant le vent solaire. Elle figure aussi les souffles de l’air d’une atmosphère où s’impriment les ombres des créations anthropiques.

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec HeHe, un jouet, un globe terrestre tournent dans un réservoir ressemblant à une installation scientifique. À intervalles réguliers, un nuage vert fluorescent apparaît, atmosphère ténue qui se répand du pôle à l’équateur avant de s’évanouir dans l’éther liquide avec lequel elle se confond. Bien que les phénomènes physiques à l’œuvre dans la maquette du globe ne correspondent à rien de similaire à l’échelle de la planète, la métaphore opère.

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec le duo d’artistes HeHe (Helen Evens & Heiko Hansen) présentée à l’exposition Carbon 12

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec le duo d’artistes HeHe (Helen Evens & Heiko Hansen) présentée à l’exposition Carbon 12, espace Electra, fondation EDF Paris, 2012. Montage Photo: © JMC.

La disparition d’une île
L’exposition Lost in Fathoms présente le résultat de recherches partagées et menées pendant plus d’un an au LadHyX avec un ensemble d’installations interrogeant la lithosphère et l’océan (3). La Machine à tremblements de terre, sous l’action constante répétée à l’infini du glissement d’une plaque tectonique, une pierre de basalte effectue des mouvements soudains imprévisibles. Les deux forces dont la brisure d’équilibre provoque le glissé, la friction et la déformation élastique du milieu ont été dissociées par l’ajout d’un champ magnétique permettant de libérer la pierre de l’emprise du réel. Cette hésitation entre tremblements et stupeur est transcrite par une écriture de soubresauts, mystérieuse et chaotique qui en devient presque surréaliste. Le titre de l’installation pourrait être aussi Champs Magnétiques, l’écriture automatique des roches tectoniques pour faire référence à la publication d’André Breton et Philippe Soupault Champs Magnétiques expérimentant à deux les techniques d’écriture automatique libérant l’inconscient comme en réponse aux blessures indicibles de la guerre.

Ici les forces telluriques semblent avoir pris forme en un récit automate qui interroge la légitimité de l’homme, à se proclamer force façonnant la planète. Un peu comme si les rochers dans le lointain d’un tableau de Dali se mettaient à bouger et exprimer la persistance de la pierre. Un peu plus loin, l’installation La dernière vague de la MOC, présente un océan parallélépipédique dans lequel l’eau profonde se forme régulièrement et finit par sombrer, mélangeant infiniment lentement toute l’eau contenue et, ce faisant, ralentissant la circulation thermohaline océanique réelle vers un nouvel événement anoxique. La variation de densité, les turbulences et les mouvements des vagues dans le liquide sont soulignés par des ombres sur les murs de la galerie, et le visuel continue à évoluer au fil des semaines tandis que les eaux se mélangent, jusqu’à disparaître complètement : au terme de l’exposition, l’eau contenue dans le réservoir étant devenu complètement homogène.

Ces aventures partagées avec des artistes aux démarches et aux interactions extrêmement diverses et venues de parcours de recherche bien distincts m’ont amené à réaliser, cependant, que celle-ci est étroitement liée à une signification et à un engagement plus profonds. L’espèce humaine qui, à l’échelle géologique, aurait dû rester un événement éphémère et marginal se voit confrontée à une menace mortelle directement liée à sa propre action et à son utilisation désinvolte, dénuée de verbalisation et de remise en cause, de la science et de la technologie. La fascination exercée par la science sur l’esprit de tout un chacun, à commencer par les scientifiques eux-mêmes, reste extrêmement puissante, comme l’atteste la couverture médiatique de l’observation probable du Boson de Higgs : elle a donné une tribune à la science et changé la pensée critique en permafrost. La science a donc besoin d’être réenchantée, réinvestie par l’humain, afin de permettre à de nouvelles histoires d’émerger en pensée et en parole et de constituer une « chanson de geste » moderne, entièrement consacrée à des actions durables à l’échelle planétaire et à l’émergence de chemins de pensée éthiques, globalement assumés.

La toute-puissance scientifique et la foi à tout crin de la science dans le progrès font désormais partie de discours du XIXe et XXe siècles  : lequel appartient à des certitudes d’un autre âge, dont la voix qui s’efface nous invite à reprendre le cours de l’histoire. De nos jours, les avancées scientifiques sont souvent perçues davantage comme une menace que comme un progrès. Les scientifiques commencent à comprendre que la science et l’approche scientifique elle-même sont peut-être impuissantes à résoudre, voire à appréhender la réalité et la signification de, par exemple, l’évolution du climat ou les nouvelles frontières que constituent aujourd’hui les questions de la vie et de la conscience.

Projection physique de 5 mètres de diamètre de La dernière vague de la MOC capturée dans un océan de laboratoire de 1,2x06x0,7m3, installation réalisée lors de l’exposition Lost in Fathoms

Projection physique de 5 mètres de diamètre de La dernière vague de la MOC capturée dans un océan de laboratoire de 1,2x06x0,7m3, installation réalisée lors de l’exposition Lost in Fathoms de Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz, présentée à laGV-Art Gallery à Londres en 2014. Photo: © JMC.

Penser un nouveau pacte pour l’anthropocène
Une grande partie de ma recherche scientifique et de mes travaux associant l’art et la science ont pour objet la question du changement climatique, et plus précisément comment prévoir, analyser, mais aussi appréhender la portée, dans l’état des connaissances actuelles, de la notion d’anthropocène; l’usage controversé de ce terme, qui à lui seul fait office de manifeste, remet en question l’impact et l’éthique de l’homme et exige un engagement tant individuel que collectif en vue de la définition et de la construction d’un nouveau pacte, un new deal actualisé et partagé.

De tels problèmes et défis globaux échappent à la seule sphère de la science, laquelle est conçue pour fractionner un problème complexe et délicat en plusieurs petits systèmes isolés, jusqu’à atteindre un stade où la question peut faire l’objet d’une expérience de laboratoire, d’une étude informatique ou d’une modélisation dans le cerveau d’un scientifique. La science n’a jamais été pensée pour reconstruire le système fragile et complexe dans son ensemble.

Il nous faut un protocole différent, une autre approche et un nouveau schéma d’analyse pour aborder les défis que posent les phénomènes multiples, complexes et transdisciplinaires imbriqués dans le concept d’anthropocène. Une pensée globale, ou plus précisément une vision syncrétique qui, à l’instar de la perception intuitive globale des jeunes enfants, s’est vue effacée par la pensée rationnelle régnant dans l’enseignement institutionnalisé qui se contente de fractionner une question légitime en sous problèmes rigoureux et sans valeur. Dans le domaine artistique, une telle représentation syncrétique (non fragmentée) du réel a été explorée par les cubistes, qui ont cherché à apprendre à dessiner comme un enfant, mais dans le domaine scientifique, la question de savoir comment acquérir et développer une vision plus intuitive, plus globale, reste inexplorée et n’a même pas été formulée.

Le principe de précaution, adopté pour la première fois par les Nations Unies en 1982 en même temps que la Charte mondiale de la nature, est conçu pour traiter de problèmes trop complexes pour que la science puisse leur trouver de solution en l’état actuel de nos connaissances, et prendre des décisions sans la certitude de faits scientifiquement établis. Ce principe est extrêmement difficile à appliquer, car pour parvenir à une stratégie, il faudrait au moins trois ingrédients actuellement absents : établir les statistiques de l’incertitude due à la fois à notre ignorance actuelle du système et de la variabilité intrinsèque des mécanismes physiques impliqués, quantifier et mesurer les dangers potentiels (espérance de perte) ainsi que les actions à entreprendre (fonctions de coût).

Dans l’éventualité qu’une telle stratégie voie le jour, nous manquerions encore de moyens pour l’imposer aux gouvernements et aux populations qui réévalueraient cette politique à l’aune de leurs intérêts propres. Plus précisément, les réponses apportées aux problèmes cruciaux soulevés par l’ère nouvelle de l’anthropocène exigeraient certainement des modifications radicales de comportement qui ne pourraient pas être obtenues par la seule pédagogie, le niveau d’action nécessaire ne pouvant être atteint qu’avec la conviction et l’implication de tous.

Recherches en Laboratoire au Department of Applied Mathematics and theoretical Physics avec les étudiants de la Summer School Fluid Dynamics for Sustainability and Environment réalisées dans le cadre du projet Lost in Fathoms

Recherches en Laboratoire au Department of Applied Mathematics and theoretical Physics avec les étudiants de la Summer School Fluid Dynamics for Sustainability and Environment réalisées dans le cadre du projet Lost in Fathoms de Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz. Photo: © JMC.

Afin d’aborder des problèmes aussi complexes, notre vision doit non seulement se faire syncrétique, mais aussi globale, c’est-à-dire qu’elle doit être défendue et partagée par un groupe extrêmement large d’êtres humains. La signification donnée au mot anthropocène et la nature même de l’ère à venir seront le fruit de toutes les histoires et actions humaines, individuelles et collectives, que nous entreprendrons en réponse à cette représentation et à cette verbalisation de la trajectoire de l’humanité. Mais la science seule ne peut pas produire une telle vision.

La science n’est qu’un protocole abstrait et spécifique : afin d’intégrer des observations récentes, elle propose de nouveaux modèles mathématiques hautement idéalistes, et en essence extrêmement limités, puis en tire de nouvelles prévisions qu’elle confronte à de nouvelles mesures jusqu’à ce que le modèle ne corresponde plus aux observations, et recommence tout à zéro. Enfermée dans un tel protocole de la preuve, la science semble éternellement condamnée à passer de modèles incomplets à des modèles inconsistants ou incohérents, sans aucun espoir de ne jamais atteindre ce qu’on pensait être autrefois la vérité en attente de révélation : Gödel l’a démontré, dès les années 30, pour un ensemble de problèmes dans ses fameux théorèmes d’incomplétude (4).

Le discours scientifique est donc de prétendre que le modèle lui-même est une représentation du monde, sans se soucier du fait que la science ne sera jamais en mesure de décrire complètement la dynamique de ce modèle (par exemple, le fait d’imaginer l’univers comme un ensemble de particules élémentaires n’apporte aucun éclaircissement, même à un niveau statistique, puisque le procédé qui réconcilierait l’infiniment petit et l’infiniment grand restera toujours à inventer, en particulier pour les systèmes hors équilibre). La science ne sera pas davantage à même de valider le modèle (du fait de l’extension du théorème d’incomplétude) ni d’établir un modèle pour des systèmes complexes mis en interaction comme dans la dynamique du climat, car d’une part, elle manque de modèles partiels (comme dans le cas de la cryosphère) et d’autre part, les couplages de sous-systèmes restent encore à déterminer (même pour des quantités simples telles que les flux de chaleur entre la cryosphère, les océans et l’atmosphère).

Étant donné toutes ces contraintes et tous ces obstacles, la science elle-même devrait être considérée comme une façon de repenser notre monde, mais seulement comme un protocole parmi d’autres et une pratique parmi d’autres. Selon moi, la science devrait être considérée comme une approche spécifique, que j’appellerai artistique dans le sens où les scientifiques — comme d’autres artistes — appliquent, mettent en pratique leur approche particulière dans le monde réel et s’engagent dans leur vision par le biais d’expéditions, réelles ou virtuelles, et d’expériences de pensée (gedankenexperiment). Une fois reconnue la nature performative de la science, elle-même perçue comme une pratique artistique spécifique, une vision partagée et syncrétique des défis posés à la société pourrait émerger, mais seulement au terme d’une confrontation avec d’autres pratiques artistiques, toutes aussi légitimes que la science puisqu’elles ne font qu’utiliser une plus grande variété de récits pour interroger notre perception, notre représentation et notre pensée du monde.

L’art et la science englobent toutes les performances et les récits nécessaires à cette confrontation, interrogent nos croyances et nos observations, mais aussi la nature, la légitimité et l’éthique de notre pratique scientifique sans les restrictions habituelles imposées à la pensée critique par un protocole de preuve quasi sacralisé et donc impossible à remettre en question. Une fois que cette vision commune judicieuse aura été construite par le biais de l’art, de récits scientifiques et de récits résultant de l’association de la science avec l’art, elle devrait imprégner toutes les actions de tous les individus et de toutes les communautés et secondairement, sans doute contribuer à définir et à attribuer à la science un chemin à suivre plus raisonnable, ou tout au moins ramener en son sein la possibilité d’une pensée critique.

Jean-Marc Chomaz
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », septembre / novembre 2015

Jean-Marc CHOMAZ est artiste et scientifique, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École Polytechnique. Il a cofondé le Laboratoire d’Hydrodynamique (LadHyX) en 1990, puis le Laboratoire d’excellence LaSIPS en 2011 et les a co-dirigé respectivement de 1990 à 2013 et de 2011 à aujourd’hui.

(1) www.labofactory.com

(2) Exposition Aquaplanet de Labofactory, Zone2Source, Glazen Huis, Amstelpark Amsterdam 31 mai – 23 aout 2015.

(3) Exposition Lost in Fathoms, Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz, recherches menées en commun au LadHyX et présentées à la GV-Art Gallery à Londres en 2014.

(4) Kurt Gödel. On Formally Undecidable Propositions of Principia Mathematica and

Related Systems. Dover, 1962.

Kurt Gödel. « Uber formal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und

verwandter Systeme I». In Solomon Feferman, editor, Kurt Gödel: Collected Works,

volume 1, pages 144-195. Oxford University Press, 1986. German text, parallel

English translation.