Archive d’étiquettes pour : art politique

Hans Bernhard et Lizvlx d’UBERMORGEN ne se considèrent pas comme des activistes politiques, mais comme des actionnistes. De fait, s’il fallait donner un nom à la politique contre laquelle se bat ce duo d’artistes suisse austro-américain depuis la fin des années 90, ce serait « Politic of Terror ». Voilà près de 15 ans maintenant qu’UBERMORGEN subvertit le monde des médias, et particulièrement internet. Leur œuvre, engagée, pluridisciplinaire et multimédia par essence (« super-enhanced » comme ils aiment à le dire) est en constante évolution, tout comme le monde qui l’abrite.

Ubermorgen, Perpetrator.

Ubermorgen, Perpetrator. 2008. Photo: © Ubermorgen.

Hans Bernhard et Lizvlx sont très clairs quand il s’agit de nommer leurs actions artistiques. Héritier du mouvement Dada et des actionnistes viennois, le duo déclarait en 2013 : Nous n’avons aucun agenda politique dans notre travail… Nous ne sommes pas des activistes. Nous sommes des actionnistes dans la tradition expérimentale de l’Actionnisme Viennois — nous utilisons les médias internationaux, la communication et les réseaux technologiques, notre corps est le capteur ultime et immédiat… Ce que nous faisons n’est pas du pop art; c’est de l’art rupestre (1). Depuis 1999, date de leur rencontre, UBERMORGEN s’est fait connaître en créant, entre autres, un site web permettant de vendre (et acheter) aux enchères, des votes pour l’élection présidentielle américaine de 2000.

Ensuite, Hans Bernhard et Lizvlx ont lancé le débat sur le vote numérique, les tentatives politiques d’assimiler les néo-nazis en Allemagne, la société et l’esthétique de guerre, l’industrie du jeu, l’aspect tentaculaire et suprématiste de Google, ou l’esclavage 2.0 du groupe de vente en ligne Amazon. Aujourd’hui les deux d’UBERMORGEN font surtout parler d’eux suite à leur « adoption » de l’Américain Chris Arendt. Un ex-garde de la prison de Guantanamo Bay, enrôlé par les artistes dans le but de dénoncer les pratiques employées par le gouvernement US sur leurs « black sites » (les prisons secrètes de la CIA).

Écho de Guantanamo

La mise en place des « black sites » par le gouvernement et les services de renseignement américains n’est plus un secret pour personne. On le sait depuis la révélation de leur existence par le Washington Post en 2005, divers pays d’Europe dont la Grèce, la Roumanie et la Pologne, abritent des lieux de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus. Dans Superenhanced, vaste projet artistique plurimédia (2), UBERMORGEN invite l’ex-garde de Guantanamo Chris Arendt en le prenant comme modèle et en s’appuyant sur ses témoignages. Mais la collaboration tourne court : profondément perturbé, le jeune homme devient vite incontrôlable. Suite à une crise de délire sévère, il est arrêté et enfermé par la police autrichienne.

Ubermorgen (Hans Bernhard et Lizvlx) accompagnés de Chris Arendt.

Ubermorgen (Hans Bernhard et Lizvlx) accompagnés de Chris Arendt. Photo: D.R.

À la manière des Actionnistes Viennois, les artistes se réapproprieront cet épisode d’hystérie tragi-comique, et l’intègrent à leur travail. Cela deviendra Perpetrator, partie de leur projet Superenhanced sous-titrée avec humour Gonzo research gone bad! Pour la vidéo Superenhanced – V2E1 (3), UBERMORGEN crée un logiciel d’interrogatoire que les visiteurs peuvent utiliser et qui s’inspire des techniques utiliser sur les potentiels terroristes et ennemis de la nation par le renseignement et l’armée Américaine. Au montage, les extraits de la vidéo finale réalisée à partir des choix du public montrent Chris Arendt imitant les attitudes des soldats, saluant, opérant dans des bâtiments qui évoquent la fameuse prison (en réalité filmé à Südbahnhof, une gare désaffectée de Vienne).

À propos des pratiques comme la torture, le duo UBERMORGEN note : Les événements et les pratiques psychotiques passent inaperçus et nous les acceptons lentement, au fil du temps, pour finir par s’acclimater et se familiariser avec elle. En mêlant des moments de blancheur aveuglante avec la noirceur du black out, se crée un mélange unique de douleur physique et de techniques d’interrogatoire symbolisé par le logiciel que nous avons créé pour l’occasion. Nous n’avons pas à imiter la réalité — notre monde est déjà mis en scène, superficiel et glamour, mais l’utilisateur peut en éprouver la perversion omniprésente (…). Nous rejetons la notion de torture comme légitime défense, mais nous l’acceptons comme partie de la culture rock (4). L’œuvre finale, montée en vidéo, est accompagnée du titre de Rage Against The Machine, Bullet In The Head.

Magneto avait raison !

Au sein de la saga X-Men, série de comics crée par le scénariste Stan Lee et le dessinateur Jack Kirby, le personnage de Magneto est un super-vilain dont l’unique but et de contrer les super-héros mutants du Professeur Xavier. C’est aussi le personnage le plus ambigu de l’histoire des comics US. Quand les lecteurs découvrent en 1985 que Magneto est un survivant de la Shoah, on comprend alors son angoisse de voir une race de mutants supérieurs prendre le pouvoir sur la race humaine. Lui qui a subi les horreurs au nom de la suprématie aryenne prônée par les Nazis.

Ubermorgen, Userunfriendly. Octobre/Novembre 2013.

Ubermorgen, Userunfriendly. Octobre/Novembre 2013. Photo: © Caroll / Fletcher.

Au fil de la série, on se rend compte que les agissements de Magneto, aussi dommageables soient-ils, sont en réalité dirigés par une éthique humaniste qui, si elle est discutable, prend sa source dans la peur de l’idéologie totalitaire. Sur une fameuse photo de Hans Bernhard et Lizvlx, accompagnés de Chris Arendt, on peut voir se dernier porter un tee-shirt orné du slogan Magneto Was Right. C’est aussi cette idéologie que veut combattre UBERMORGEN. Celle d’un pays, les États-Unis, dont les visées qu’ils jugent suprématistes et totalitaires font plus de mal que de bien au monde qu’ils occupent.

Critique plurimédia super-renforcée

En novembre 2013, le duo d’artistes donne sa première exposition à Londres. Userunfriendly. Comme son titre l’indique (user friendly est un terme informatique signifiant « convivial »), on peut comprendre qu’Userunfriendly signifie tout son contraire et se veut encore une fois provocateur. L’événement est présenté comme suit par le site du galeriste Carroll Fletcher : L’exposition présente des installations, des vidéos, des sites web, des actions, des gravures, des peintures à l’huile numériques pixélisées et des photographies, dans une exploration super-renforcée (superenhanced) et hyper-active, de la censure, la surveillance, la torture, la démocratie, le commerce électronique et la novlangue (4).

On le voit, le « body of work » d’UBERMORGEN ne change pas ou peu. Hans Bernhard et Lizvlx tentent d’y exercer au mieux leur esprit critique, usant de tous les médias à leur disposition afin de mettre en évidence les défauts, les hypocrisies et les dysfonctionnements qui se jouent actuellement, au niveau local, international, géopolitique et économique. Pour cela, ils examinent les usages et les normes actuelles avec distance, dans une remise en question totale des idées profondément intégrées et des comportements standardisés de la société occidentale.

 

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La politique de l’art », mars / mai 2015

 

www.ubermorgen.com

 

(1) Userunfriendly, A Conversation between Edward Snowden and UBERMORGEN
(2) www.superenhanced.com
(3) http://vimeo.com/23060621
(4) Userunfriendly, A Conversation between Edward Snowden and UBERMORGEN
(5) www.carrollfletcher.com/exhibitions/19/overview/

 

Luzinterruptus est un groupe artistique anonyme, originaire de Madrid en Espagne, et qui s’est spécialisé dans les interventions urbaines et principalement clandestines. En utilisant la lumière comme médium, la ville comme espace d’intervention et la nuit comme écrin, le collectif officiellement composé de deux têtes — mais sans doute plus large — a réalisé de nombreuses actions artistiques éphémères et participatives, derrière lesquelles se cachent souvent des considérations sociales, citoyennes, écologiques ou plus simplement politiques.

Luzinterruptus, The Police Are Present.

Luzinterruptus, The Police Are Present. Photo: © Gustavo Sanabria

On se souvient ainsi de leur intervention The Police Are Present qui était venue « habiller » en pleine nuit une trentaine de véhicules lambda d’un quartier madrilène d’environ 200 barquettes de poulets recouverts de papiers colorés, simplement déposés sur les toits des véhicules, et dans lesquels le groupe avait camouflé des batteries de LEDs clignotants, créant ainsi une profusion de voitures policières symboliques afin de protester contre la nouvelle loi de sécurité civile de la ville. Plus récemment, au début du mois de décembre, le collectif est allé manifester à sa manière devant le ministère de la santé espagnol, en déposant 200 seringues lumineuses en signe de protestation contre une série de décisions et de prises de position de l’institution en question (gestion du cas de l’infirmière espagnole victime d’Ebola, tentative de réforme de la loi sur l’avortement, commentaires du ministre espagnol de la Santé sur les soins à ne pas prodiguer aux immigrants illégaux), provoquant ce coup-ci une intervention rapide des forces de l’ordre pour démonter le dispositif.

Toutefois, en dépit de la nature activiste de leurs interventions, Luzinterruptus revendique fortement un principe de non-violence dans leur déroulement. Nos actions artistiques sont parfois à la limite de la légalité, explique R…, jeune femme membre du collectif, rencontrée il y quelques semaines à Bordeaux pour la mis en place de l’installation Baignade Interdite dans le cadre de la Biennale PanOramas. Elles sont polémiques, mais jamais destructrices. On ne casse rien, mais comme on intervient la nuit, qu’on joue sur une certaine esthétique de la lumière, elles ont souvent un certain écho sans qu’on ait véritablement de problèmes avec la justice.

Luzinterruptus, Baignade Interdite. Biennale PanOramas, Parc de L’Ermitage de Lormont, septembre 2014.

Luzinterruptus, Baignade Interdite. Biennale PanOramas, Parc de L’Ermitage de Lormont, septembre 2014. Photo: © Florent Larronde.

Symboles et participation

Présentée au Parc de L’Ermitage de Lormont, à côté de Bordeaux, dans le cadre de La Nuit Verte du festival, Baignade Interdite renvoie à une autre facette du groupe, celle d’une quête symbolique et d’un profond intérêt pour la nature humaine et les processus de création participatifs. Il y a quelque temps, le collectif s’était déjà immergé au sein d’un quartier d’une ville lituanienne dans le cadre du festival UIT pour la réalisation de l’installation Street Heartbeats. Celle-ci induisait la fabrication de cent cœurs symboliques, des sachets plastiques mis en lumière, suspendus aux arbres d’un parc et contenant des clichés des habitants du secteur réalisés par des photographes de la ville les semaines précédant la performance et trempant dans un bain révélateur de liquide rouge.

Pour Baignade Interdite, deux jeunes femmes du collectif se sont donc introduites pendant plusieurs semaines dans le quotidien des habitantes du quartier pour créer la matière première de l’installation : l’intégration de LEDs dans 1200 gants plastique. Ce sont elles qui se sont proposées directement pour nous héberger, poursuit R… au sujet de leurs hôtes locales. On aime bien s’immerger au milieu des gens avec qui on travaille et on aime travailler avec des femmes. C’est souvent plus facile de travailler avec elles, car, pour nos projets, on doit souvent voir sur place comment les choses peuvent se dérouler. On fait souvent des adaptations en fonction des contraintes.

En l’occurrence, ce principe d’adaptation sur le projet a été bien réel. À l’origine, Baignade Interdite devait en effet se présenter sous la forme d’un dispositif de pantalons et de chemises flottant sous la surface de l’eau du lac du parc de Lormont, éclairé par des LEDs intégrés aux vêtements dans une représentation de corps symboliques noyés. Mais, cela ne fonctionnait pas. L’eau était trop laiteuse, détaille R… On ne voyait pas assez bien. On a donc repensé le projet en reliant les LEDs à des gants. On dispose de 1200 gants, donc c’est du travail. Mais les gens nous ont suivis. On a fait des essais [deux jours avant le jour J !] et comme ça a marché on est parti là-dessus. De toute façon, la phase de test doit être rapide. Ça participe de notre côté interventionniste.

Luzinterruptus, Street Heartbeat. 2014.

Luzinterruptus, Street Heartbeat. 2014. Photo: © Gustavo Sanabria

L’hyperconsommation ciblée

La monumentalité diffuse du dispositif, exhibant la fascinante ligne de flottaison de mains sortant de l’eau comme autant de prisonniers sous-marins cherchant à fuir leur prison liquide, se retrouve dans d’autres créations de Luzinterruptus. La toute dernière pièce du collectif, Anti-Franchise Paper Hearts, présentée juste avant Noël dans la ville anglaise de Stroke-on-trent était ainsi un arbre de Noël géant composé de 2000 sacs plastiques contenant des déchets plastiques recyclables.

Luzinterruptus avait déjà mené un projet similaire l’an passé lors du festival Lumiere de Durham, toujours en Angleterre. Mais, le dispositif gagnait cette année en dimension, la réalisation de cet arbre de plus de 6 mètres de haut ayant mobilisé particuliers, associations et écoles pendant sept jours d’ateliers. Cette critique évidente de nos sociétés d’hyperconsommation et de nos mauvaises gestions des déchets plastiques est d’ailleurs loin d’être finie, puisque l’imagination débridée de Luzinterruptus dispose dans ses cartons d’autres projets du même acabit comme The Plastic We Live With. Celui-ci entend remplir en une nuit tout un bâtiment urbain de milliers de ballons en plastique qui déborderaient littéralement par portes et fenêtres en signe de dénonciation de notre surconsommation de cette polluante matière pétrolifère.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La politique de l’art », mars / mai 2015

 

www.luzinterruptus.com

Spécialiste du photomontage, Peter Kennard a toujours présenté son travail comme une manière d’utiliser des images iconiques facilement reconnaissables et de les rendre inacceptables. Une logique militante qui se traduit encore aujourd’hui dans des dispositifs multimédia réalisés avec l’artiste Cat Phillipps.

Peter Kennard, Photo Op, photomontage, 2005.

Peter Kennard, Photo Op, photomontage, 2005. Photo: D.R. / Kennard / Philipps.
Photo Op,

C’est à travers la plastique percussive du photomontage que l’artiste londonien Peter Kennard s’est fait connaître à la fin des années 60. Guerre du Vietnam, nucléaire, puis atteinte aux libertés croissantes dans les pays occidentaux depuis les évènements du 11 septembre : les sujets que Peter Kennard a choisis comme support de son esthétique critique renvoient à des mécaniques politiques érodant progressivement les libertés civiles. Son célèbre photomontage Photo Op, présentant le cliché grinçant d’un Tony Blair tout sourire effectuant un « selfie » devant un paysage pétrolifère en feu en pleine guerre d’Irak a fait le tour du monde, tout en essuyant une sérieuse censure dans son pays d’origine : l’image a en effet été interdite de diffusion dans l’espace public au Royaume-Uni.

Pas de quoi pourtant changer les convictions d’un artiste profondément engagé, dont ce travail symbolisait autant sa nouvelle approche artistique, plus multimédia grâce à sa collaboration désormais dans la durée avec l’artiste Cat Phillips — leur collaboration entamée en 2002 en réaction à la guerre en Irak s’est depuis élargie à la dénonciation des logiques globales, guerrières, mais aussi économiques, des États et des grandes multinationales de la planète —, que la nécessaire prise en compte dans son champ d’investigation artistique de l’évolution de nos sociétés modernes, littéralement bombardées d’images de toute origine (télévisuelles, mais aussi technologiques et « en réseau », avec l’avènement des tablettes et la prolifération de sites Internet, de plateformes de réseaux sociaux, créant un inévitable effet de surenchère médiatique audiovisuelle) à longueur de journée.

Télescopage médiatique
Dès que l’on se lève le matin, on est littéralement bombardé d’images, confirme Peter Kennard. La plupart d’entre elles n’ayant d’ailleurs pour but que de nous vendre des produits dont nous n’avons pas besoin. En tant qu’artistes travaillant sur des photomontages, et utilisant donc l’image comme matière première, nous ne pensons pas qu’il existe une méthode spécifique et unique pour combattre cette agression, si ce n’est celle d’essayer de critiquer ouvertement cette mainmise médiatique des grandes entreprises en montrant les connexions entre des images que la sphère néolibérale essaye de garder hermétiquement séparées. Des photos de leaders politiques et des nervis des grandes entreprises peuvent ainsi entrer en résonance lorsqu’on les fait se télescoper, en vertu des conséquences de leurs actions. Ce genre de montage permet de montrer la collusion de leurs actions en termes de création de pauvreté, de mort et de maintien des privilèges d’une minorité richissime. Tout ce qui se cache derrière le masque figé de leurs sourires.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014. Photo: © Kristian Buus

Le fait est que, pour mener ce combat, Peter Kennard utilise paradoxalement de plus en plus les flux d’Internet pour trouver la matière première à la réalisation de ses œuvres. Dans les années qui ont suivi l’invasion de l’Irak, notre travail avec Cat [Phillipps] s’est de plus en plus basé sur un mélange d’images numériques combinées avec de la peinture, du fusain ou autre, poursuit Peter Kennard. Cela nous permet aussi de rendre notre travail accessible en ligne via notre site web et des téléchargements gratuits. C’est une manière pour nous d’utiliser aussi Internet au profit de notre cause. Dans le cas de Photo Op, cela a ainsi permis que l’image soit diffusée et utilisée par de nombreux collectifs anti-guerre.

L’œuvre la plus récente et la plus représentative de cette attaque conjointe contre la logique belliciste des États et sa connexion avec la grande finance est sans nul doute l’installation Demotalk, un environnement physique hostile constitué de murs brûlés, d’interventions manuelles et d’écrans mettant en rapport chefs d’États et d’entreprises dans un contexte sonore prégnant de bruits de guerre, d’artillerie, mais aussi de revendications contestataires émanant de la rue. Nous l’avons conçue à la fois comme une installation et une performance, revendique Peter Kennard.

Demotalk a été créé pour le Festival d’Édimbourg 2014. L’idée de cette pièce était aussi de démystifier le principe de création d’une œuvre. La performance commence comme une simple présentation orale de notre travail, puis cela dégénère rapidement dans un exercice plus théâtralisé, où nous trifouillons des piles de journaux, où nous déchirons des images de couverture montrant nos grands leaders politiques pour dévoiler des images sous-jacentes. On déchire, par exemple, une page du Financial Times où apparaît Barrack Obama pour révéler en-dessous une image d’attaque de drones. On déchire une page avec Vladimir Poutine pour dévoiler une page mettant en exergue le nombre de morts en Ukraine.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014. Photo: © Kristian Buus

Les Tours Débris
Les prochaines étapes du travail liant Peter Kennard et Cat Phillipps seront d’ailleurs de ce même tonneau, à la fois multimédia et performatif. Nous travaillons actuellement sur un nouveau projet à venir dans le cadre de notre exposition Here Comes Everybody, qui sera montré à la Stills Gallery à l’occasion de l’édition 2015 du Edinburgh Festival, explique Peter Kennard. Nous sommes actuellement en train de construire des tours à partir de matériaux divers récupérés dans les rues autour de notre studio à Londres. Ces tours sont un peu notre riposte au fait que Londres est de plus en plus envahi par des tours à plusieurs millions dollars accueillant des sièges de multinationales, jouant la carte de l’intrusion gentille, en se camouflant derrière des formes agréables ou en prenant des noms leur conférant une certaine sympathie, comme The Gherkin [le cornichon], The Cheese Grater [la râpe a fromage], The Walkie Talkie [le talkie-walkie] et The Shard [le tesson]. Notre complexe à nous, de cinq tours, s’appelle The Debris [le débris].

Faut-il voir dans ce retour à une certaine matérialité plastique un recentrage sur des questions de performance dans l’espace public, qui ont eu chez Peter Kennard une véritable existence en leur temps, notamment autour de son intervention News Truck qui voyait il y a quelques années l’artiste sillonnait les rues de Londres jusqu’à la Bourse, à bord d’un camion montrant des images de une des journaux économiques surlignées d’une main rageuse, et qui se traduisent encore aujourd’hui dans sa collaboration avec Cat Phillipps par des affichages de rue utilisant la même technique de surimpression — comme récemment autour du projet The Wealth Of Nations à Prague ?

Il est essentiel pour nous de pouvoir travailler sur la plus grande variété de scénarios possibles, répond Peter Kennard. Une galerie, la rue, Internet, un journal ou une manifestation sont autant de lieux potentiels pour engager un travail d’images critiques avec le public. La situation d’urgence qui procède des évènements dramatiques les plus récents nous oblige à trouver le contact avec les audiences les plus larges. Trouver la méthode de transmission de nos images la plus pure prendrait trop de temps. Il n’y a pas de méthode de travail nous concernant qui ne soit teintée d’éléments du système que nous voulons changer. La dénonciation de quelque chose passe nécessairement par son utilisation et son traitement médiatique, mais à notre manière.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> www.kennardphillipps.com

En 2007 l’artiste allemand Julius von Bismarck présente l’Image Fulgurator, un appareil surréaliste à l’allure étrangement belliqueuse, présentant les attributs de la caméra, de l’appareil photo et de l’arme de poing. Le but ? Une critique de l’étrange obsession consistant à continuellement capturer l’instant qui domine actuellement nos sociétés en piratant le sujet photographié à l’insu du photographe. Avec Image Fulgurator, Von Bismarck réintroduit le hasard, l’innocence, et la critique, dans une société où l’archivage hystérique est devenu la norme.

Image Fulgurator.

Image Fulgurator. Photo: D.R. / Julius von Bismarck

Désormais chaque instant de notre vie est capturé, photographié, puis soigneusement archivé et classé. Un tic, plutôt qu’une réelle habitude, qui régit notre quotidien, grâce à (ou « à cause de ») l’avènement de la photographie numérique, de plus en plus accessible économiquement et des téléphones mobiles incluant eux aussi un appareil photo. Ce geste, s’il peut désormais sembler anodin, n’en est pas moins accompagné d’un autre, la vérification immédiate, et parfois la correction, tout aussi instantanée, du cliché pris quelques instants avant.

Cette dérive, si tant est que cela en soit réellement une, détourne la mémoire, crée un monde idéalisé, sans défaut, correspondant en tout point à nos attentes. Elle éradique également toute possibilité de mise en action du hasard, de capture de l’éphémère, de poésie enfin, et de redécouverte et de mise en question. Pire, elle façonne le réel, en le rendant mécanique et insubstantiel. Car, enfin, quand nous regardons de vieux clichés, n’est-ce pas souvent une surprise de redécouvrir dans le coin d’une photo, l’oncle oublié ou le chien depuis longtemps disparu, nous connectant ainsi à d’autres espaces temporels, ceux des souvenirs et de la subjectivité ?

L’Image Fulgurator ou l’incontrôlable impact de la subjectivité
Avec l’Image Fulgurator, Julius von Bismarck réintroduit (de force et avec beaucoup d’humour) le hasard dans l’acte de photographier. Concrètement l’Image Fulgurator ne fait pas de photos à proprement parler. Il hacke littéralement et détourne, les photos des autres. À partir d’un simple appareil Reflex, l’artiste a créé une machine à pirater les clichés des personnes qui l’entourent. Comment cela fonctionne-t-il ? Bardé de capteurs et d’un flash très puissant, Image Fulgurator se déclenche dès qu’il détecte un autre flash dans son environnement proche.

Quand l’artiste braque son « pistolet-caméra » sur l’objet photographié par un autre, le flash du Fulgurator se déclenche simultanément, marquant en quelques secondes le sujet choisi, d’une image ou d’un slogan personnalisé. À tout moment, l’artiste peut profiter du déferlement de flashs qui accompagnent souvent les évènements importants, pour détourner les photos des personnes y assistant. Les clichés d’une conférence du président américain Barak Obama devant la Colonne de la victoire à Berlin se retrouvent ainsi tagués d’une croix blanche toute religieuse. Les témoignages photographiques de la venue du pape dans la même ville se retrouvent estampillés du mot « Non » en blanc scintillant. La liste des moments « détournés » par ce pirate de l’image est longue !

No. Projection de "No" (non) lors de la visite du pape Benoît XVI à Madrid en 2011.

No. Projection de « No » (non) lors de la visite du pape Benoît XVI à Madrid en 2011. Action menée en collaboration avec Santiago Sierra. Photo: D.R.

L’art du détournement poétique et politique
En détournant les clichés des autres, von Bismarck ne fait pas que provoquer la surprise, il impose aussi sa vision du monde et force à porter un regard critique sur le sujet ainsi capturé. Quand il se mêle aux spectateurs souhaitant photographier la façade Reichstag, c’est pour leur imposer l’image d’un bâtiment en flamme (projection que ceux-ci découvrent sur les écrans de leurs appareils photo numériques), leur rappelant ainsi les évènements tragiques qui menèrent l’Allemagne à sa perte dans les années 30. Ici, le Fulgurator fait bel et bien travailler la mémoire.

D’autre fois, comme lors des émeutes de Kreuzberg à Berlin en 2009, von Bismarck marque les torses blindés des forces de l’ordre de l’image d’un aigle noir sur fond blanc, qui est également l’écusson médiéval de l’Allemagne. À la frontière séparant les États-Unis et le Mexique, von Bismarck profite des photos de la frontière prises par les touristes pour rappeler de tristes vérités (Des centaines de personnes sont mortes en essayant de passer cette frontière). Ici c’est donc l’esprit critique et l’opinion politique qui sont mis à contribution. Et cela fonctionne également sous l’angle politique. En Chine par exemple, c’est sur la place Tian’anmen que l’artiste berlinois s’est amusé à superposer une tremblante colombe de la paix sur le portrait du dirigeant Mao Zedong. Poétique, mais engagé, toujours.

Une invention sous copyright
Le fait que Julius von Bismarck n’a pas pour autant offert le droit de reproduction de son appareil n’est pas discutable. En effet, si l’on ne peut nier la dimension politico-artistique de cette invention — von Bismarck se considérant d’ailleurs comme un provocateur et un artiste subversif — il est pourtant facile aujourd’hui d’imaginer un monde où chacun de nos clichés serait marqué d’un logo publicitaire, et où l’on verrait une armée de photographes à la solde des multinationales, hanter les rues à la recherche d’un flash, afin d’imposer le branding des marques à tout un chacun. Dans le but que cela ne puisse jamais se produire, von Bismarck a bien sûr été obligé de déposer le brevet de son Image Fulgurator. Ceci afin de s’assurer que personne ne puisse un jour utiliser son appareil dans un but commercial. Notons également que cette invention originale a valu au Berlinois de recevoir le Nica d’or dans la catégorie de l’Art Interactif au Festival Ars Electronica 2008.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

http://juliusvonbismarck.com

En créant une sorte de synthèse activiste entre collectif artistique et stratégie d’entreprise, etoy.CORPORATION a été l’un des groupes précurseurs qui a repoussé, formellement et esthétiquement, les frontières habituelles de l’art.

Mission Eternity, CCCStrozzina, Florence, 2011.

Mission Eternity, CCCStrozzina, Florence, 2011. Photo: D.R

Penser un collectif artistique comme une entreprise et dépasser les frontières habituelles entre systèmes culturels et économiques, entre marketing, réglementations légales et actions créatives, tout en semant la confusion entre fiction et réalité, voilà en quelques mots le leitmotiv qui a conduit à la création du groupe artistique etoy.CORPORATION en 1994. Dès le départ, ses créateurs — Gino Esposto alias etoy.Esposto/Carl, Michel Zai alias etoy.Zai, Daniel Udatny alias etoy.Udatny, Martin Kubli alias etoy.Kubli, Marky Goldstein alias etoy.Goldstein, Fabio Gramazio alias etoy.Gramazio et Hans Bernhard alias etoy.Brainhard/Hans —, un ensemble hétéroclite d’architectes, d’avocats, de programmeurs, d’artistes et de designers, ont symboliquement « sacrifié » leur existence individuelle en la vendant à la société etoy.CORPORATION sous forme d’actions et se sont transformés du coup en agents etoy, anonymes et au service de la marque.

Pour les agents d’etoy.CORPORATION, l’art doit en quelque sorte s’adapter aux logiques fonctionnelles d’un monde dominé par l’entreprise. Une approche ambivalente qui fait ainsi sienne les principes de production et de consommation de masse, de transports à l’échelle mondiale, de branding, de maximisation des profits, de pénétration technologique, etc. Une vraie stratégie entreprise de pointe donc, replaçant le contexte traditionnel de la production artistique dans une perspective capitaliste en forme provocation mimétique. Comme le disait l’économiste et entrepreneur Simon Grand dans un entretien avec Paris-art.com en avril 2008, etoy met le doigt sur une question critique, à savoir la relation complexe entre l’art et les affaires, entre la créativité artistique et la stratégie économique. Il y a dans l’art actuel un grand nombre d’allusions métaphoriques, narratives, associatives et matérielles au monde de l’entreprise, mais le dessein d’etoy est explicite : être une entreprise dans le milieu de l’art.

Mission Eternity, M∞ SARCOPHAGUS, Vida, Madrid, 2012.

Mission Eternity, M∞ SARCOPHAGUS, Vida, Madrid, 2012. Photo: D.R

Du hijacking numérique à la Toywar
Précurseur de l’activisme artistico-politique intrusif des Yes Men ou des collectifs anonymes actuels de hackers dans leur façon d’investir le système pour reprendre à son compte et en démonter les rouages, etoy.CORPORATION a donc commencé à produire des œuvres d’art qui ne se vendaient pas, uniquement disponibles sous forme d’actions (etoy.SHARE), et répondant à la loi de l’offre et de la demande, tout en se basant sur une notion de partage sans limites (partage des connaissances, des ressources, des réseaux sociaux, etc.) entre les différents membres de son réseau — agents, mais aussi donc actionnaires. Un concept révolutionnaire qui leur a valu le prix Ars electronica en 1996 derrière leur mot d’ordre Leaving reality Behind (laissez la réalité de côté), mais qui les a aussi entraînés dans des quelques coups d’éclat médiatiques, entrant d’ailleurs plus ou moins dans leur plan de route.

Pionnier de l’art Internet (sous le nom de code etoy.INTERNET-TANK SYSTEM), encore à ses balbutiements à l’époque, etoy.CORPORATION a ainsi mené en 1996 une opération assez controversée de piratage sur la toile, en s’emparant des moteurs de recherche de plus d’un million et demi d’usagers (Digital Hijack). Un coup de pub marketing qui a pris une dimension supplémentaire à travers leur guerre ouverte contre la société de vente de jouets sur Internet eToys. Cette dernière, estimant qu’etoy.CORPORATION leur créait un préjudice par ses actions artistiques en réseau sous un nom proche du sien a tout d’abord essayé de leur racheter le nom de domaine etoy.com pour une somme rondelette (un demi-million de dollars). Face au refus d’etoy.CORPORATION, une action judiciaire a été engagée, action qui a permis à etoy.CORPORATION de pousser au maximum sa stratégie de terrain d’entreprise de combat, et qui répondait d’ailleurs au doux nom de Toywar

Selon certains experts, il s’est agi là de la performance la plus chère de l’histoire de l’art — en référence aux pertes estimées de la société eToys. De fait, Toywar a vu se mobiliser sur la toile tous les agents de etoy.CORPORATION, mais aussi toute une « armée » de sympathisants qui ont répondu à une massive campagne de soutien par email. Une armée de « toysoldiers » qui ont notamment participé à la fameuse campagne The Twelve Days of Christmas qui menaçait de venir pirater le site Internet officiel de la compagnie de jouets online en pleine période de Noël ! Une menace prise très au sérieux et qui a finalement fait reculer les dirigeants d’eToys dans leur action.

etoy.TANKS, Turin, 2002

etoy.TANKS, Turin, 2002 (projet réalisé depuis 1998). Photo: D.R.

Des containers à l’au-delà
Au-delà de son action sur la toile, etoy.CORPORATION a mené d’autres actions à visée stratégique globale dans des domaines plus physiques. Entamée en 1998, l’opération etoy.TANKS a ainsi conçu plusieurs séries de containers standardisés de 6m sur 12, offrant un nouveau modèle de vie sociale et communautaire selon les règles de l’entreprise, et répondant à différentes fonctions : hôtels, studios d’habitation, salles de conférence, pièce de rangement ou lieux d’ateliers. Ces containers se déplaçaient de ville en ville, entre Tokyo et Berlin, Zurich — la société etoy.CORPORATION était légalement située à Zug en Suisse — et New York, avec l’idée d’influencer la façon de voir le monde, de penser et de ressentir des gens qui faisaient l’expérience de ces nouvelles normes architecturales.

Plus symboliquement, et pour montrer que son action d’entreprise artistique était sans limites, etoy.CORPORATION a également mené le très intrigant projet Mission Eternity, sorte de véritable culte digital des morts. Cette fois-ci, les agents et autres soldats de la stratégie d’entreprise d’etoy.CORPORATION cèdent leur place à des milliers d’anges sur la toile et à quelques pilotes quand il s’agissait de personnalités (comme Timothy Leary ou Sepp Kaiser, pionnier du microfilm), plus ou moins officiellement « missionnées » pour aller enquêter sur le plus virtuel des mondes, celui de la mort. Une mission à très long terme, évidemment, puisque les agents en question avaient peu de chance de revenir faire leur rapport rapidement, mais qui soulignait avec un certain cynisme le rapport au temps, à la mémoire et à la mort reliant les différents membres d’une même société, plus humaine qu’économique cette fois-là. Projet prémonitoire ou pas, etoy.CORPORATION est en tout cas en sommeil prolongé depuis 2011. Mais attention au réveil de la bête…

 

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars-mai 2015

> www.etoy.com

 

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Les relations entre art et politique se réinventent à l’ère numérique : les technologies numériques reconfigurent les modes de gouvernance, et, de fait, nécessitent de nouvelles formes de résistances.

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rybn.org est une plateforme de recherche expérimentale, créée en 1999, fondée sur l’utilisation, la subversion et le détournement artistique d’Internet. Le réseau est considéré comme un contexte politique à part entière : comme nœud d’interconnexion des individus à travers divers terminaux (ordinateurs personnels, tablettes, smartphones…) et différents protocoles (IRC, web, p2p…), comme zone de concentration, de transfert et de transformation des données (data, metadata, metadata de metadata…), et comme infrastructure physique globale (fermes de serveurs, câbles sous-marins…), comme industrie et modèle de production. À travers les transformations qui composent son histoire, Internet est devenu le miroir du changement de paradigme d’une société toute entière restructurée et reconfigurée par les technologies.

Ce qui est à l’œuvre dans ce changement d’état, c’est précisément l’essence du numérique : une opération de quantification qui réduit le monde à une suite de chiffres qu’on peut manipuler, mettre en équation. Mathématiser et modéliser le réel, c’est le normaliser pour le soumettre aux normes comptables et à la statistique performative. Dans cette opération de normalisation, toute forme de singularité est préemptivement éludée. Le numérique décompose et fragmente le réel, individualise et désagrège les collectifs comme les institutions politiques, économiques et sociales, et instaure une nouvelle normativité (1).

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013).

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013). Photo: © Nagy Gergő / ../././//…

Ce faisant, le numérique devient une négation du politique en tant que lieu de débat et de décision. Il s’agit alors de contextualiser et d’analyser les transformations en cours : c’est-à-dire comprendre les mutations contemporaines du capitalisme, à travers l’étude des apports essentiels de la théorie Cybernétique, qui sont aujourd’hui portés par l’industrie de la Silicon Valley (2). Les recherches et travaux menés par rybn.org examinent les effets de l’action du numérique sur le réel, établissent un panorama actualisé des nouveaux lieux de pouvoirs, dressent un panel des processus à l’œuvre dans la mise en place d’une « gouvernementalité algorithmique » (3). Ces recherches visent aussi à proposer des stratégies de résistances individuelles et collectives, ou du moins, à mettre en place des espaces de réflexions transversaux et extradisciplinaires (4) pour former et affiner une réflexion critique face à cet environnement technologique normatif, intrusif et pervasif.

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Depuis 2005, avec la série Antidatamining (5), rybn.org enquête sur les mutations techniques du capitalisme. Antidatamining est un ensemble de cartographies, visant à esquisser la topologie d’un capitalisme cybernétique, se focalisant sur les changements induits par l’utilisation et le traitement massif et automatisé des données.

Au sein des marchés s’est opérée une transformation structurelle et conceptuelle, où l’algorithmique a établi sa prééminence. Ce phénomène est remarquablement illustré par la prolifération vertigineuse du trading algorithmique. Les derniers opus de la série Antidatamining abordent ce phénomène en particulier : ADM8 (2011), Flashcrash (2012), ADMX et The Algorithmic Trading Freakshow (2013), et tentent de catégoriser et de contextualiser l’automatisation des marchés boursiers. rybn.org collecte différents modèles algorithmiques financiers, selon un procédé de reverse-engineering, afin de mettre au jour les mythologies contemporaines de la rationalité technicienne et du libéralisme économique.

En 2014, avec Data Ghost (6), rybn.org continue son exploration des biais des modèles algorithmiques. Data Ghost chasse les fantômes dans le bruit de l’information véhiculée par le réseau, en détournant la théorie de l’entropie de Shannon, et le concept de feedback, cher à la cybernétique. Les programmes d’intelligence artificielle dévoilent leurs structures, et mettent au jour la subjectivité de leurs apprentissages, qui transforment le réel par effet de rétroaction. Data Ghost soulève la question d’une tautologie algorithmique, qui nous enfermerait dans une boucle réductionniste infinie, propre à la cognition limitée des automates.

Enfin, avec 0k (2010), rybn.org propose un programme sur clé USB, de destruction volontaire des données personnelles : une invitation au suicide numérique assisté, permettant une soustraction, temporaire ou permanente, à la quantification généralisée.

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013). Photo: © Nagy Gergő / ../././//…

else
D’autres modalités d’action et de réflexion sont expérimentées, sous la forme d’ateliers et de plateformes de discussions collectives. Les ateliers Internet/Anonymat proposent une initiation aux techniques d’obfuscation et d’anonymisation (chiffrement, darknets, deepweb…), afin de neutraliser ou de minimiser les opérations de collecte de données et de profilage à grande échelle. Les ateliers de décontamination sémantique proposent de s’attarder sur le vocabulaire courant du numérique, qui fait consensus. Ici, le langage est pris comme vecteur de l’idéologie qui accompagne le développement de l’économie numérique, et qui se propage dans les champs culturels, politiques et sociaux.

Économie 0 (2008) (7) et Politique 0 (2010) (8), organisés avec les Éditions MF et Upgrade! Paris, sont deux événements de 48h, conçus comme des espaces critiques, modulaires et chaotiques, des lieux de vie, des agoras où les points de vue cohabitent et les discours se parasitent et alimentent leurs propres contradictions. Économie 0 questionnait les relations entre art et économie en plein cœur de la crise financière de 2008 : l’autonomie des productions et des diffusions artistiques et les modèles alternatifs émergents, les notions de valeur, de dépense, de perte, et une mise à l’épreuve de l’idée de neutralisation de l’économie. Politique 0, accueilli au siège du Parti Communiste, explorait les techniques de fabrication des représentations collectives et des fictions qui sous-tendent et fondent la légitimité du pouvoir et des institutions politiques. Les angles abordés par les intervenants étaient : la relation entre politique et médias, le marketing politique, propagande et démocratie, le contrôle et la diffusion de l’information.

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Ces recherches et initiatives s’inscrivent dans un mouvement plus global : dans un contexte de coercition technologique de plus en plus pressant, on assiste aujourd’hui à un renouveau de la critique de la technique (9), alimentée par les révélations récentes sur les relations entre les multinationales des TIC et les services de renseignements internationaux ; par le refus de la manipulation et la marchandisation du vivant ; par l’inquiétude autour des développements de l’intelligence artificielle ; par la destruction de toutes formes de protection sociale (par exemple avec les plateformes de Mechanical Turk) ; mais aussi, et surtout, par la prise de conscience générale de la crise écologique en cours.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://rybn.org

(1) La normalité devient une norme, et le caractère moyen une supériorité, dans une communauté où les valeurs ont un sens statistique, in L’individuation psychique et collective, Gilbert Simondon (Aubier, 1989)

(2) From Counterculture to Cyberculture: Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the Rise of Digital Utopianism, Fred Turner (University of Chicago Press, 2006)

(3) Face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet de droit comme puissance, Antoinette Rouvroy, 2012

(4) Extradisciplinary Investigations. Towards a New Critique of Institutions, Brian Holmes, 2007

(5) http://antidatamining.net

(6) A Mathematical Theory of Communication, C.E. Shannon, 1948

(7) http://incident.net/upgradeparis/economie0/

(8) www.rybn.org/politique0

(9) Cf. Critical Engeeniring Manifesto, Telekommunist Manifesto, Dinsovation, Counterforce, La Planète Laboratoire, etc.

Ironiquement baptisés Yes Men (« béni-oui-oui ») à leur création au début des années 90, Andy Bichlbaum et Mike Bonanno (alias Jacques Servin et Igor Vamos) n’ont cessé depuis d’intervenir dans le champ de la communication, électronique ou non, afin de délivrer leur vision sarcastique du monde en dénonçant les excès du libéralisme et son impact sur la géopolitique, l’économie, la politique intérieure et les médias. Avec leur look de cadres corporate, Servin et Vamos forment un duo de spécialistes du canular politique dont les actions, fort nombreuses, continuent régulièrement de moquer les gouvernements et les multinationales.

The Yes Men, intervention lors de la conférence sur le pétrole du Canada le 14 juin 2007

The Yes Men, intervention lors de la conférence sur le pétrole du Canada le 14 juin 2007. Photo: D.R.

Costumes trois-pièces et lunettes d’économistes, nul de dirait à les voir pour la première fois qu’Andy Bichlbaum et Mike Bonanno sont de dangereux activistes comiques, poussant l’économie libérale dans ses retranchements les plus absurdes. L’establishment en effet, est la cible numéro un de ce duo. Une équipe qui a choisi l’humour comme mode opératoire, et qui vise depuis près de quinze ans les tenants du pouvoir, qu’il soit économique ou politique, local ou transnational. À eux deux, Bichlbaum et Bonanno (nommé ainsi parce que cela sonnait plus « hommes d’affaires et décideurs ») sont les auteurs de très nombreuses mises en scène visant les travers de notre société. Leur recette ? Reprendre les grandes idées du libéralisme économique, s’inspirer de la ligne du parti conservateur, ou appuyer les décisions des instances mondiales (OMC, BIRD – la Banque Mondiale, ou encore le FMI) de façon tellement jusque-boutiste et outré qu’elles en deviennent à la fois inapplicables et ridicules.

Le canular au rang d’œuvre d’art
Le canular, chez Bichlbaum/Servin et Bonanno/Vamos, est une arme de destruction massive des valeurs mortifères du capitalisme à outrance, du libéralisme excessif et en général, de l’égoïsme (et l’égotiste) des pays économiquement « dominants ». Symbole de ce libéralisme économique, l’OMC fut régulièrement la cible de ses blagueurs à visées politiques. En mai 2000, en Autriche, Andy Bichlbaum intervient par exemple sous le pseudonyme germanisé d’ »Andreas Bichlbauer », et fait une conférence alarmiste sur l’avenir économique des pays développés. Pendant quelques heures, des professionnels de l’économie assisteront médusés au discours complètement fou d’un spécialiste en réalité très heureux de rouler son public dans la farine.

On leur doit également des initiatives l’éradication de certaines coutumes en vue d’une meilleure rentabilité économique. Ils proposeront, par exemple en 2001, d’interdire les siestes coutumières en milieu de journée, comme il est courant de le pratiquer en Espagne… En 2001, lors d’une autre conférence, ils proposeront le recyclage des excréments de l’Occident pour les transformer en nourriture à destination du tiers-monde. Il est amusant de noter que, la plupart du temps, leurs interventions ne recueillent aucune réaction négative. Preuve que ces interventions sont des œuvres d’art pérennes pour les Yes Men, elles sont filmées, et vendues aux amateurs. Ce qui génère à la fois une source de revenus pour ces activistes aux multiples casquettes, mais est aussi un clin d’œil ironique aux engouements aléatoires du marché de l’art contemporain.

The Yes Men, Gilda. La mascotte dorée symbolisant par l'absurde la prise de risque calculée; présentée le 28 avril 2005 à Londres lors d'une conférence réunissant des banquiers.

The Yes Men, Gilda. La mascotte dorée symbolisant par l’absurde la prise de risque calculée; présentée le 28 avril 2005 à Londres lors d’une conférence réunissant des banquiers. Photo: D.R.

La chasse aux têtes de Turc
Parmi les figures publiques auxquels ils se sont régulièrement attaqués, on trouve George W. Bush Jr. durant ses deux mandats, mais aussi le Français Patrick Balkany, alors maire UMP de Levallois-Perret, qu’ils piègent en 2005 à la télévision (1), le laissant déclarer que les pauvres vivent très bien à Paris (2). Les activistes se frottent également aux multinationales et aux grands consortiums financiers, comme ExxonMobil, Halliburton ou Dow Chemicals; avec le fameux épisode de la mascotte Gilda, un squelette plaqué or, censé représenter les dévastations — acceptables et profitables, les os sont couverts d’or — du géant mondial de la chimie. Les institutions étatiques et les administrations sont également visées. C’est le cas de la chambre de commerce des USA, du gouvernement canadien (considéré par le duo comme le plus hypocrite de la terre) ou encore du gouvernement israélien. Concernant Israël, les Yes Men font campagne avec le slogan For Once The Yes Men Says No ! (Pour une fois les Yes Men disent non !) et boycottent le Festival International du film de 2009, une manifestation qui devait accueillir leur film documentaire récompensé, The Yes Men Fix the World (Les Yes Men refont le monde) (3).

The Yes Men Fix the World 
Actifs et réactifs, les Yes Men « réparent » le monde en effet. Ou tout du moins, essaient… Après l’Ouragan Katrina, l’un des deux Yes Men monte une opération de communication. Se faisant passer pour un membre du ministère du logement, il annonce la réouverture des logements sociaux, provoquant l’embarras du gouvernement qui devra démentir, et l’ire de la population. Spécialistes de la communication, les Yes Men excellent dans la production de faux documents. En 2008, ils font distribuer dans la rue un exemplaire factice du New York Times annonçant la fin de la guerre en Irak et l’inculpation de Georges Bush pour « haute trahison » (4). Une édition pirate éditée à un million d’exemplaires (5).

Les Yes Men dénoncent également régulièrement l’hypocrisie de mesures qui se veulent moralement justifiables, même si l’on sait qu’elles ne seront pas appliquées dans la réalité. C’est le cas du Pacte écologique de Nicolas Hulot. Une initiative qui aurait dû remporter leur suffrage, mais qui, au vu de la tiédeur des mesures, ne fera qu’inspirer ces deux comiques corporate. Pour l’occasion, ils endossent une fois de plus le costume de leurs ennemis et se font passer pour des journalistes ultraréactionnaires, piégeant successivement Claude Goasguen, Claude Bartolome et Jean-Marie Cavada. Seul ce dernier se doutera d’ailleurs de quelque chose, critiquant des mesures comme « le transport de glace par avion vers le Groenland » pour sauver la banquise. Les autres ne broncheront pas.

The Yes Men. "The Yes Men Fix the World". Capture d'écran.

The Yes Men. « The Yes Men Fix the World ». Capture d’écran. Photo: D.R.

Lancement du Yes Lab
Toujours très occupés, les Yes Men s’étoffent et lancent aujourd’hui le projet Yes Lab (6), ainsi que l’Action Switchboard, une plateforme en ligne où le duo met à profit l’imagination de leurs fans désormais nombreux, pour leur proposer des idées et des projets. Crée en 2010, le Yes Lab propose une série de brainstormig et de formations destiner à former, et aider, d’autres groupes d’activistes proches des méthodes de Bonano et Servin, dans la réalisation de projets qui leur sont propre. Plus militant que jamais, le duo sort également un nouveau film, The Yes Men Are Revolting, un titre à double sens (les Yes Men sont aussi révoltés qu’ils se révoltent) pour un film qui documente les cinq dernières années d’activisme de ce duo politique à sa manière, et qui prend bien évidemment encore une fois à contre-pied les codes de la communication entrepreneuriale et gouvernementale, les repoussant toujours plus loin dans l’absurde, dans une hystérie paroxystique typique de notre époque.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://theyesmen.org

(1) www.youtube.com/watch?v=YvprI1yghJU

(2) http://tempsreel.nouvelobs.com/medias/20051117.OBS5561/balkany-les-pauvres-vivent-tres-bien.html

(3) http://theyesmenfixtheworld.com/).

(4) www.lefigaro.fr/elections-americaines-2008/2008/11/12/01017-20081112ARTFIG00668-la-guerre-en-irak-est-finie-annonce-un-faux-ny-times-.php

(5) http://nytimes-se.com/todays-paper/NYTimes-SE.pdf

(6) www.yeslab.org

Réseau de surveillance des caméras urbaines, virage commercial de l’Internet, disparition de l’espace public : autant de constats qui poussent la net-artiste et cinéaste Manu Luksch à écrire les scénarios possibles de futurs alternatifs.

Manu Luksch, Faceless. Manifesto for CCTV filmmakers.

Manu Luksch, Faceless. Manifesto for CCTV filmmakers. Photo: D.R. / Luksch.

L’histoire se déroule dans une société sans passé, ni futur. Les humains y ont perdu jusqu’à leur visage, lorsqu’un matin, une femme retrouve le sien et cède à la panique de cette identité singulière nouvelle. D’origine autrichienne, mais basée à Londres, la net-artiste et cinéaste Manu Luksch s’est fait internationalement connaître en 2007 par cette étrange histoire médiatique qui sert de canevas au film Faceless, sorte de drame onirique de science-fiction, dont la particularité première est d’être entièrement nourri par les images capturées sur le réseau de caméra de surveillance CCTV de Londres; l‘un des plus imposants au monde par sa densité.

De cette matière première cinématographique bien réelle, Manu Luksch a tiré un terrain d’action militant, édifié selon les règles du Manifesto for CCTV filmmakers — édictées dès 2002 par AmbientTV.net, une plateforme de création audiovisuelle basée sur le web, ouverte à des projets interdisciplinaires et indépendants à l’intersection de l’art, de la technologie et de la critique sociale, et dont Manu Luksch est la fondatrice et directrice. Les modalités d’Ambienttv.net ont changé plusieurs fois dans le temps, précise Manu Luksch.

Cela a démarré comme un site Internet regroupant des salariés professionnels indépendants, puis comme un réseau d’artistes et de technologistes, puis comme une véritable entreprise, Ambient Information Systems. Cela n’a jamais été un collectif, mais plutôt une boîte à outils, ou un point d’intersection au cœur du réseau, dont le contexte est décrit par le théoricien des médias Armin Medosch dans son essai du même nom, Ambient Information Systems. Publié en 2009 chez AIS, ce livre permet en effet de mieux comprendre le travail de Manu Luksch et d’Ambienttv.net dans son sens artistique critique interrogeant les transformations politiques et sociales émergeant à travers l’avènement des nouveaux réseaux numériques, comme Internet.

Manu Luksch, Faceless. Copie d'écran.

Manu Luksch, Faceless. Copie d’écran. Photo: D.R. / Manu Luksch.

Faceless Project: la Traçabilité des individus
De ce processus d’acquisition d’images collectées sur le réseau de surveillance londonien, Manu Luksch — dont les précédents travaux abordaient déjà les questions d’identité et d’espace public, et portaient une attention particulière aux espaces en réseau — a conçu une série de projets, déclinés sous différentes formes multimédia, qui ont constitué la matrice du plus global Faceless project (2002-2008). Tentaculaire et nodal, celui-ci interrogeait de façon incisive la crispation du citoyen face à ce redéploiement d’images filmées authentiques, véritables « readymade » légalement réclamables par un tout un chacun, puisque la loi britannique sur la protection des données et la liberté d’information permet aux personnes filmées de réclamer une copie de ces enregistrements.

Selon Manu Luksch, cette omniprésence du phénomène de surveillance n’est pas circonscrite au seul réseau de caméra urbaine. Il perce également sur la toile, comme elle l’évoquait dans un entretien avec Marie Lechner de Libération en septembre 2007 où elle avouait son pressentiment qu’internet n’était pas seulement l’outil peer-to-peer longtemps attendu qui allait donner de l’autonomie aux individus et aux communautés, mais aussi une matrice dans laquelle nous sommes tous des points traçables à loisir. Aujourd’hui, nous ne sommes plus seulement un corps physique mais également un corps de données, expliquait-elle ainsi.

Nos mouvements, nos choix, nos communications sont consignés. Notre corps de données fait du shopping en utilisant des cartes de fidélité, fait des trajets quotidiens dans les transports publics enregistrés par les Oyster cards (carte de transport à Londres), passe des coups de fil permettant aux opérateurs mobiles de nous localiser, surfe sur le net et communique par e-mail… Il laisse des traces partout où il passe. Si les propriétaires de ces différents réseaux (espaces virtuels) compilent ces traces, ils réussissent à esquisser un portrait assez précis de la « personne réelle ». Cela m’inquiète. J’y vois aussi une forte connexion avec la disparition de l’espace public et la croissance de l’espace privé, commercial. Nos droits civiques sont tronqués par des implémentations sécuritaires.

Manu Luksch, Kayak Libre, installation. Latvian National Museum of the Arts, Riga

Manu Luksch, Kayak Libre, installation. Latvian National Museum of the Arts, Riga 2014. Photo: © Armin Medosch.

Kayak Libre
Comme une réponse à ce constat, l’un des projets les plus récents de Manu Luksch porte justement sur la définition d’un nouvel espace public qui permettrait de nouveaux échanges entre les individus, dans une nouvelle forme de réseau, plus conforme au respect de la nature humaine. Telle est l’idée de son projet Kayak Libre, un véhicule artistique prenant la forme d’un véritable taxi fluvial explorant les pistes de nouvelles formes de connectivité humaine, basé sur le désir naturel de l’homme pour l’autonomie, la mobilité et le sens communautaire, et qui agirait comme un parallèle symbolique au réseau Internet.

Dans ce projet, sorte d’infrastructure expérimentale temporaire, les conversations entre les participants s’avèrent être en quelque sorte le prix du trajet. Et les enregistrements géolocalisés de bribes de conversation permettent d’alimenter sur le site web dédié une carte interactive symbolisant cette faible proportion de liberté dans l’espace public, suivant le mince cours de la voie fluviale qui lui sert de support, mais traçant aussi l’axe d’un futur possible en tant que nouvel environnement durable basé sur l’échange.

En fait, Kayak Libre prend une autre forme de réseau comme source imaginaire pour la définition d’un nouvel espace d’ouverture, explique Manu Luksch. En l’occurrence, il s’agit ici d’un réseau de canaux industriels datant de la fin du XIXème siècle. Mais il y a une continuité avec les questions précédemment posées par les problématiques de communautés en réseau, de l’Internet, par la modification des espaces publics. Le projet part des mêmes critiques formulées pour chercher des scénarios possibles de futurs alternatifs basés sur un véritable échange partagé, et pour essayer d’être certain que les méthodes de conception de ces futurs alternatifs délivrent de véritables valeurs d’intégration et d’autonomie évitant de refaire les mêmes erreurs.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.manuluksch.com/

S’il est connu comme l’artiste à qui l’on doit, en coréalisation avec l’architecte américano-argentin Julian Bonder, la conception du fameux Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, Krzysztof Wodiczko reste avant tout un artiste politiquement engagé, dont la vision du monde influence profondément les travaux, et inversement. Car c’est en produisant des œuvres qui changent le regard du public sur la société que ce polonais de 71 ans considéré comme un activiste culturel, compte bien mettre en application la théorie selon laquelle l’art, dans certaines situations, met l’individu face à ses conditions réelles d’existence et lui donne la volonté de les changer.

Krzysztof Wodiczko, If you see something….

Krzysztof Wodiczko, If you see something…. Photo: D.R.

Krzysztof Wodiczko est un artiste polonais. Né à Varsovie en 1943, il est élevé dans un milieu intellectuellement très développé où l’art est considéré comme une forme de résistance contre les régimes totalitaires (1). Son père, Bohdan Wodiczko fut chef d’orchestre du Philharmonique de Varsovie, tandis que sa mère, pianiste et microbiologiste de formation, travaillait comme technicien son pour la télévision Polonaise. Étudiant des Beaux-arts de Varsovie, section design industriel, Krzysztof Wodiczko est très tôt sensibilisé aux théories artistiques de l’engagement social dans le design et les arts visuels. C’est sa découverte, dans les années 70, de The Circle of Constructivism du professeur d’histoire de l’art contemporain Andrzej Turowski, qui catalysa l’idée selon laquelle l’art peut, et doit, se concevoir comme une tentative de remettre en cause les relations imaginaires de l’individu face à ses propres conditions réelles d’existence (selon la définition de l’idéologie de Louis Althusser) comme une condition de l’action dans « le monde réel » vers le changement sociale (2).

Pour Wodiczko, qu’il s’agisse de Gustave Courbet, d’Édouard Manet, ou de la révolution constructiviste, chacun a tenté, à sa manière, de passer du monde de l’imagerie, de l’illusion, ou la représentation, au monde de l’action, de la production et de la transformation de la réalité. Le cinéaste Dziga Vertov, le peintre, sculpteur, photographe et designer Alexandre Rodchenko, ou le peintre Lazar Lissitsky étaient tous les marxistes. Les peintres réalistes du XIXe siècle n’étaient pas marxistes, mais Marx lui-même est né dans ce milieu; c’était un réaliste. Les philosophes et les politiciens ayant des tendances socialistes et anarchistes, y compris le socialiste utopique comme Saint-Simon et l’anarchiste Proudhon ont été affectés tous les deux par les artistes réalistes et constructivistes (3). C’est donc on le voit, un engagement social profond qui anime cet artiste dont on comprend mieux, à la lumière de ces influences politiques et philosophiques, la volonté d’intervenir dans l’espace public, afin de le détourner, d’en modifier la vision et d’en manipuler le message initial, bien souvent établi par les « vainqueurs » (4).

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle. Schéma explicatif

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle. Schéma explicatif. Photo: D.R.

L’extérieur et l’intérieur
Krzysztof Wodiczko est également connu pour ses projections sur les monuments des villes, ainsi que pour son utilisation de média communicants et d’équipements multimédia développés avec les résidents marginalisés des zones urbaines contemporaines. Il s’engage pour une création didactique et critique au sein de la production artistique. Subtilement subversif, son travail a valeur de dénonciation. Il vise à faire réagir l’opinion publique, la forçant à entrer dans l’action. Parfois même ce sont les plus défavorisés qui sont le cœur même de la création, bénéficiaires et participants.

C’est par exemple le cas avec la série de véhicules pratiques (dits « Critical Vehicles Project »); dont les « Homeless vehicles » qu’il crée en 1988. Destinés aux sans-abris, ses véhicules semi-transparents furent créés après avoir mené des entretiens avec les intéressés. Wodiczko menant ainsi deux combats de front : d’une part, répondre aux besoins réels d’une partie marginalisée de la société New Yorkaise — les fourgons roulants permettant aux sans-abris de la ville de dormir au sec, de se laver et d’entreposer leurs objets personnels, et d’autre part, sensibiliser l’opinion publique et la Ville de New York en rendant le problème des sans-abris plus « visible », obligeants les habitants de la cité à voir ce que d’habitude ils ignoraient, volontairement ou non.

On a reproché à Krzysztof Wodiczko une esthétisation des problèmes politiques. C’est oublier l’axe de recherche de l’artiste. Celui-ci se projette constamment de l’intérieur vers l’extérieur (et vice-versa). De fait, comme tout travail artistique, l’œuvre de Wodiczko est le fruit d’une réflexion. D’une projection intellectuelle (puis technique, puisqu’artistique), de l’intérieur (de l’artiste) vers l’extérieur (dans le réel). La réalité, quant à elle, accueille le résultat de ces travaux (à l’extérieur), et renvoie le fruit de son impact, les réflexions ainsi générées, vers la sphère intérieure, dans l’esprit du public. Celle-ci devant à son tour influencer celle du politique ou de la société (en extérieur), dans une boucle sans fin.

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle.

Krzysztof Wodiczko, Homeless vehicle. Photo: D.R.

Les projections publiques monumentales
À travers l’élaboration de ces véhicules et autres dispositifs technologiques, Krzysztof Wodiczko pose la question de la place de l’humain, de ses droits dans nos sociétés, de la raison d’être des inégalités, interrogeant ainsi le politique comme le public, selon la théorie selon laquelle la réalité est fondamentalement influencée par la façon dont nous pensons et percevons le monde. Bien évidemment, cet axe de réflexion fondamental de la théorie critique prétend également que notre rapport au monde est intimement lié à notre environnement. C’est certainement pour cela aussi que l’artiste polonais a choisi de s’exprimer dans le domaine du monumental avec ses projections utilisant des monuments et des édifices publics comme des métaphores lisibles par tous, axées sur les contradictions de la vie politique et sociale.

Depuis le début des années 80, Wodiczko a réalisé plus de 70 projections ayant toutes des thèmes différents, comme l’histoire des pays concernés, la politique, ou les grands principes de l’humanité. On le voit par exemple dans If you see something…, une œuvre qui répond aux attentats du 11 Septembre. Il s’agit de projections de silhouettes sur des vitres opaques, accompagnées d’une bande sonore composée à partir de témoignage des victimes de l’attentat, ou encore de terroristes. Wodiczko questionne avant tout l’humain dans ses choix. Le choix de s’engager, ou de rester sur le bas côté de l’histoire, en tant qu’artiste, mais aussi en tant que spectateur.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://www.laboratoiredugeste.com/spip.php?article51

(1) Reiseman, David Richard, The social imagination: The Education Of Didactic Contemporary Artists, UMI, Michigan, 1991. p.69 à 73.

(2) Scapegoat: Realism as a Course of Life: A Conversation with Krzysztof Wodiczko, Issue 03 (2012) p. 1 à 5.

(3) Ibid

(4) Jekot, Barbara, Reinterpreting public places and spaces: a selection of Krzysztof Wodiczko’s public artwork, Department of architecture, Pretoria University, p.35.

 

Jeux de Guerre… Du « machinima » online au détournement de drone sur le terrain, Joseph Delappe entretient la flamme de l’artiste militant investissant autant le champ virtuel que réel.

Joseph Delappe, Cardboard Soldier - America's Army

Joseph Delappe, Cardboard Soldier – America’s Army, 2009. Photo: © Joseph Delappe

Travaillant depuis le début des années 80 sur des sculptures et installations électromécaniques, puis des performances de jeux online, par ailleurs professeur au Département art de l’université du Nevada, Joseph Delappe fait partie de ces artistes qui ont progressivement réinvesti le terrain physique et réel dans leur approche artistique particulièrement militante, sans pour autant sacrifier les contours du monde virtuel.

Spécialiste de pièces multimédias ou de créations d’images numériques au contraste symbolique souvent très fort — on pense bien évidemment à son fameux Walmart Terrorist, qui mettait en situation un terroriste (forcément) moyen-oriental dans le temple du consumérisme de la classe moyenne américaine — Joseph Delappe a, depuis 2006 et son projet Dead-In-Iraq, pris le champ de la guerre et du détournement des objets militaires comme axe de réflexion, créatif et artistique principal. Dead-In-Iraq s’avère être en fait une intrusion performative sur la durée dans le jeu vidéo online FPS (First-Person Shooter) officiel de recrutement de l’armée américaine, dans lequel l’artiste a intégré au cours de différentes sessions successives le nom de tous les soldats américains tués en Irak, les faisant donc mourir virtuellement une seconde fois avant de leur dédier une sculpture en carton, le Cardboard Soldier.

La Guerre en ligne
Il y a plusieurs facteurs qui m’ont conduit à m’intéresser à cette question du « jeu » autour des videogames de shooting en lien avec l’armée et la guerre — et par extension avec cette culture militarisée qui est celle des États-Unis, explique Joseph Delappe. Il y a d’abord une certaine continuité de mon travail précédent, avant Dead-in-Iraq donc, qui utilisait déjà cette approche FPS dans des interventions performatives qui se rapprochaient du théâtre de rue online ou de la critique culturelle, dans des pièces comme Howl : Elite Force Voyager et Quake/Friends par exemple. Il y a toute cette incidence de la culture américaine très militarisée, les conséquences de tous ces conflits menés depuis la guerre du Vietnam.

Mais, il y a tout de même une explication plus personnelle. Enfant, j’étais fasciné par l’histoire militaire et en particulier par celle de la Seconde Guerre mondiale. J’avais même dans l’idée de rejoindre l’armée après avoir terminé le lycée en 1981. J’ai même rencontré un soldat recruteur à l’école, puis chez moi — il ne me restait plus qu’à signer mon engagement ! Mais, curieusement, ce recruteur, un ancien du Vietnam, a dû déceler chez moi quelque chose qui ne correspondait pas au profil, puisqu’il m’a finalement dissuadé de franchir le pas. Et ça a changé ma vie ! D’une certaine façon, mes interventions sur les jeux enligne officiels de l’armée américaine sont une manière de lui rendre la monnaie de sa pièce. Si elles permettent à un jeune de 17 ans de reconsidérer son choix de s’engager dans l’armée américaine, ce sera une victoire pour moi.

Joseph Delappe, The Terrorist Other

Joseph Delappe, The Terrorist Other, 2013-2014. Photo: © Joseph Delappe

The Walmart Terrorist a été une sorte d’expérience visuelle : à quoi cela ressemblerait-il d’introduire l’image d’un terroriste extraite d’un jeu de FPS contemporain dans un cadre aussi normatif qu’un intérieur de supermarché Walmart ? L’image résulte d’ailleurs d’une série d’expérimentations que j’ai intitulée The Terrorist Other (Le Terroriste Autre) et qui relie différents travaux comme Taliban Hands ou Orange Taliban. Ce qui m’intéresse là c’est l’exploration créative de notre relation complexe avec le terrorisme. Le fait que 50% des joueurs de FPS endossent le personnage d’un terroriste « ennemi » me semble assez révélateur.

Joseph Delappe a explicité cette approche très « machinima » dans son article Playing Politics: Machinima as Live Performance and Document, paru dans le livre Understanding Machinima Essays on Filmmaking in Virtual Worlds (London, UK, Continuum 2012). Il l’a aussi exacerbé dans d’autres séries de travaux comme ses sauvegardes d’écrans mettant en avant ses avatars-soldats de jeux vidéos tués (Dead… Whats Your Point?), et surtout dans son projet Iraqimemorial.org, la constitution toujours en cours d’une base de données Internet égrenant les noms des milliers de victimes civils de la guerre en Irak.

Travail de terrain et plastique drone
Joseph Delappe mène également ses actions artistiques sur le terrain du réel. Avec parfois des considérations toutes aussi profondes, mais plus environnementales, même si la dimension militaire n’est jamais très loin. En mai 2013, il a ainsi porté le projet 929 Mapping The Solar, durant lequel il a parcouru 460 miles à bicyclette dans le sud-ouest désertique du Nevada, à proximité du camp militaire de Nellis Airforce Range, afin de tracer physiquement et symboliquement sur le sol une ligne de délimitation suffisamment large pour créer la plus grande ferme solaire du pays, capable de fournir l’intégralité du territoire national en énergie.

Si un système de fabrication solaire énergétique était réalisé à cette dimension, dans cette zone parmi les plus ensoleillées du pays, correspondant à 1% de la surface totale des États-Unis, nous serions énergétiquement auto-suffisants, revendique-t-il ainsi.
Pour documenter ce projet, Joseph Delappe a acheté un drone Quad Copter, histoire aussi de poursuivre un travail autour de ces objets volants (trop) bien identifiés qui lui tenait à cœur, notamment autour de son autre projet de mémorial en-ligne, 1,000 Drones Project — qui entend lister toutes les personnes civiles identifiées comme victimes des attaques par drones au Pakistan et en Afghanistan.

Ce qui m’intéresse avant tout, ce sont les drones armés, poursuit Joseph Delappe. Je les vois comme une confluence parfaite de notre intarissable amour, voire de notre vénération pour le high-tech, et de notre fascination inextinguible pour les jeux vidéos. Si on va plus loin, ces instruments sont aussi le système d’armement idéal pour un pays comme les États-Unis. Ici, nous sommes en guerre depuis 13 ans. Mais la grande majorité du public ne visualise la « guerre de la terreur » que nous menons qu’à travers un champ perceptif distancié. Il y a une forme de déconnection du terrain, vu à distance, et dont le drone est le relais le plus concret.

Joseph Delappe, In Drone We Trust

Joseph Delappe, In Drone We Trust, 2014. Photo: © Joseph Delappe

Du coup, Joseph Delappe multiplie les déclinaisons, essentiellement conceptuelles et plastiques, avec notamment son projet In Drone We Trust, pour lequel il fabrique des images de drones en édition limitée à tamponner sur des dollars en signe de protestation. Ou encore à travers des œuvres le mettant lui-même en situation comme Me and My Predator, objet performatif d’auto-surveillance composé d’un modèle de drone en plastique porté par une tige en fibre de carbone qu’il garde suspendu au-dessus de sa tête et qu’il affiche comme spécialement créée pour l’insécurité et le confort.

Au croisement des techniques online et plastiques, ludiques et mémorielles, Joseph Delappe reste donc avant tout un activiste dans l’âme, toujours prêt à repartir sur de nouveaux projets. J’ai récemment été commissionné par Turbulence.org, the Cutting Room et la société britannique Phoenix pour créer un serious game intitulé Drone Strike, explique-t-il. Je suis en pleine phase de recherche en ce moment, avec notamment de nombreux entretiens avec des personnes déplacées dans le Nord Waziristan au Pakistan. Je pense aller là-bas au printemps prochain, pour approfondir la question. Et donner plus de consistance encore à son méticuleux travail de documentation/restitution.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

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