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Attention au contresens… Contrairement à ce que l’on pourrait penser, au travers de son ouvrage L’art au-delà du digital, Dominique Moulon ne propose pas une lecture de l’art « post-digital ». Il est de toute façon encore trop tôt pour se livrer à une telle prospective. Par contre, il s’agit de changer de regard sur l’art à l’ère du numérique, de s’affranchir du prisme technologique pour remettre en perspective des pratiques artistiques qui s’enracinent effectivement bien au-delà du digital. Faire en sorte que la technique ne masque pas l’horizon historique sur lequel s’inscrivent les œuvres.

Un premier constat s’impose, le digital est partout et l’art numérique a déjà une histoire, est déjà dans l’histoire… Bien que loin d’être achevée, la révolution informatique remodèle notre quotidien depuis trois bonnes décennies. Nous baignons dans un monde qui est de plus en plus sous l’emprise des nouvelles technologies. C’est une « donnée immédiate » partagée par le plus grand nombre. De fait, sur ce plan, le temps de la pédagogie est fini. La démocratisation des outils, médias et médiums numériques dessine notre présent. L’avenir appartient déjà aux digital natives.

Même si elles exercent toujours un pouvoir de fascination, les nouvelles technologies ont vu leur « magie » un peu s’estomper comparé au temps désormais héroïque du surgissement de l’informatique. Il est donc temps de s’intéresser aux œuvres sans se focaliser sur leur « coefficient du numérique ». De considérer les pratiques et créations artistiques actuelles en mettant entre parenthèses leur aspect purement technique, pour mieux restituer le lien, la « continuité » qui les rattache aux œuvres anté-numériques. Par ailleurs, le fait qu’une œuvre soit impossible à réaliser avant l’ère numérique n’en fait pas pour autant une œuvre intrinsèquement numérique…

Les changements de perception et d’utilisation de certaines techniques s’avèrent parlants sur ce point. Ainsi, pour le net art — symbole par excellence à son émergence, au milieu des années 90s, de « l’art du numérique » — et les pratiques qui s’y rattachent encore, Internet a vu son statut de « médium » se dissoudre au fil de la banalisation des équipements publics (ADSL, téléphone portable, etc.) pour devenir une « source » et/ou un matériau parmi d’autres. En tant que générateur d’images et de données quasi infini, Internet est désormais utilisé par beaucoup d’artistes qui ne s’inscrivent plus nécessairement dans le « net-art », mais en utilisant les flux ou la géolocalisation, ils forgent une « version 2.0 » de pratiques antérieures comme le land-art par exemple.

Jan Robert Leegte, BlueMonochrome.com, 2008. Photo: D.R.

C’est en cela que l’on peut parler réellement d’art post-digital : d’une part parce que les pratiques artistiques de l’ère numérique ne surgissent pas ex nihilo, ensuite parce que leur dimension technologique ne saurait seule en constituer l’épaisseur esthétique, enfin (surtout) parce qu’elles renouvellent des démarches et des courants pré-existants.

Le numérique permet ainsi de développer d’autres propositions, d’autres déclinaisons artistiques, en s’installant un peu comme un coucou dans le creuset d’un média. Ainsi le cinéma s’affranchit du « cinéma » sous l’impulsion des nouvelles technologies — un « mouvement » antérieur au digital qui commence aussi avec l’arrivée de nouvelles caméras — et rejoint ainsi l’art expérimental (found-footage, installation vidéo, etc.).

Mais la parenté de l’art numérique avec des courants artistiques antérieurs (dadaïsme, surréalisme, futurisme…) est surtout une évidence pour des œuvres faisant appel à des pratiques de détournement, de collage, de récupération, d’appropriation, de décontextualisation. Les technologies numériques favorisent ce type de déplacement. Il en est de même pour l’utilisation du mouvement, de la lumière et de l’interaction, décuplés par l’arrivée des capteurs, qui acte une continuité avec l’art cinétique notamment.

Antoine Schmitt, Pixel noir, 2010. Photo: D.R.

Plus en historien qu’en théoricien, presque en curateur, Dominique Moulon (enseignant, journaliste et commissaire d’expositions) se livre à un formidable inventaire qui rassemble une multitude d’œuvres présentées dans les contextes de leurs monstrations, pour mieux les analyser, les comprendre, les mettre en relation, les assembler sans tenir compte de leurs proximités formelles…

Ce « Mécano du digital » permet aussi de mettre en exergue cette continuité qui relie Antoine Schmitt (Pixel noir, 2010) à Malevitch (Carré noir sur fond blanc, 1915), Pablo Garcia & Addie Wagenknecht (Webcam Venus, 2012) à Edgar Degas (Femme se peignant, 1884-1886), Jan Robert Leegte (BlueMonochrome.com, 2008) à Yves Klein (Monochrome bleu (IKB 3), 1960), Caroline Delieutraz (Deux visions, 2012) à Raymond Depardon (La France, 2004-2010)…

Une mise en perspective qui permet aussi de relativiser la dimension disruptive des œuvres numériques en les replaçant dans l’histoire de l’art, tout en confirmant le rôle des artistes : ils témoignent et agissent comme des révélateurs, au sens photographique du terme. Ils mettent en exergue les angles morts, les limites et dangers de cette « numérisation du monde ». De manière assez simple finalement, puisque les technologies qu’ils exploitent à des fins artistiques sont porteuses, dès leur origine, des dérives de leur devenir… Paradoxalement, c’est peut-être la seule vraie « raison d’être » de la technologie au cœur d’une configuration artistique. Il n’y a que dans le monde de l’art où les machines sont inutiles, en apparence…

Laurent Diouf

Dominique Moulon, L’art au-delà du digital (Nouvelles éditions Scala, 2018)

ceci n’est pas une exposition…

À proprement parler, comme le proclame de manière intempestive le panneau d’infos à l’entrée de la Fondation EDF, il ne s’agit pas d’une exposition, même si c’est le terme employé. Au travers des pièces rassemblées par Fabrice Bousteau, La Belle Vie Numérique est en fait une illustration de la manière dont le numérique bouleverse notre vie quotidienne. Et de ce que ce bouleversement induit au niveau des pratiques artistiques, en terme de champ d’investigation, d’outils, de supports et de normes esthétiques.

Marie-Julie Bourgeois, Tempo II. Photo: D.R.

Pour autant, on reconnaît quelques œuvres emblématiques pour qui s’intéressent à l’art numérique. À commencer par Tempo II de Marie-Julie Bourgeois qui sert de signalétique à cette manifestation. Cette version 2 proposée sous forme de triptyque reprend son principe d’origine : une mosaïque d’écrans branchés sur des webcams qui laissent entrevoir des fragments de ciel en temps réel. Au total, 270 petites fenêtres bleutées qui clignotent au gré des nuages, des fuseaux horaires et de la rotation terrestre, avec un habillage sonore qui fluctue toutes les 4 minutes, au rythme des mises à jour de ces images.

Autres pièces significatives, les dispositifs hybrides de Grégory Lasserre & Anaïs met den Ancxt, alias Scenocosme, mêlant le végétal au digital. Dans ce cadre, on redécouvre Akousmaflore. Un jardin suspendu et interactif : les visiteurs étant invités à toucher les feuilles qui réagissent en émettant des sons modulés selon l’intensité des caresses prodiguées. Basé aussi sur ce principe du toucher lié aux variations des courants électrostatiques corporels, le couple d’artistes présente également une pièce de leur série Matières Sensibles : une fine planche dont on peut jouer comme d’une harpe en laissant glisser nos doigts sur les nervures du bois.

Mais nombre d’installations pointent les travers des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et des réseaux sociaux, du narcissisme puéril des utilisateurs, les abus, jusqu’à l’absurdité, de la géolocalisation, du partage et de l’exploitation des données personnelles, des protocoles d’accès… Ainsi Aram Bartholl et ses séries Are You Human? et Select All Squares qui parodient les codes Captcha et grilles d’images qui se multiplient pour accéder à un site et/ou confirmer l’envoi d’un message. Entre topographie composite et cartes postales dématérialisées, Julien Levesque puise, comme son titre l’indique, dans Google Street View pour sa série Street Views Patchwork.

Le selfie — ou l’égoportrait selon la terminologie de nos cousins québécois — est mis à l’index avec Encoreunestp, via des miroirs qui s’offrent comme une mise en abîme. Carla Gannis en propose une version colorée et augmentée (The Selfie Drawings). Elle met également en scène, façon Jérôme Bosch, les émoticônes dont on parsème nos posts (The Garden of Emoji Delights). En forme de performance, Amalia Ulman développe une fiction en prenant comme support Instagram, avant d’être célébrée à la Tate Modern (Excellences & Perfections)… Mwood utilise pour sa part l’application de streaming vidéo Periscope, dont on a mesuré l’impact en France lors du mouvement contre la Loi Travail en 2016, via une installation où il projette une sorte de mini-zapping sur d’antiques ordinateurs (Fifteen Seconds of Fame).

Mais par rapport à la philosophie affichée de cette « non exposition », c’est sans aucun doute le projet Rembrandt.2016 qui pose le mieux cette problématique de l’art confronté à la révolution du numérique. En 2016 donc, sous l’égide de Microsoft, des ingénieurs mettent au point une sorte de monographie informatique des peintures Rembrandt. Position des yeux, expressions du visage, apparence vestimentaire, etc. Toutes les données sont recoupées pour établir, sans jeu de mots, une sorte de portrait-robot. Conforme aux canons de Rembrandt, il en ressort le portrait d’un homme blanc âgé de 30 à 40 ans, de face, tourné vers la droite, dans un costume noir, portant un chapeau et une fraise… La réalisation de ce faux, baptisé The Next Rembrandt, a été confié a une imprimante 3D pour parfaire le rendu, la trame et la matière de la toile (le mouvement des coups de pinceau, l’épaisseur de la peinture, la superposition des glacis). L’effet est saisisant, tout comme les perspectives ouvertes par cette démarche transgressive.

Laurent Diouf

La Belle Vie Numérique, entrée libre, jusqu’au 18 mars 2018, Fondation EDF, Paris.
> https://fondation.edf.com/fr/expositions/la-belle-vie

les mondes virtuels de Pia MYrvoLD

Après avoir présenté ses œuvres interactives en 3D au Centre Pompidou à Paris en 2014, Pia MYrvoLD en propose une deuxième « version », reconfigurée, à la Vitenfabrikken de Sandnes en Norvège. Dans le hall de ce lieu dédié à l’art et à la science, dans un esprit proche de celui de La Villette, on retrouve Stargate. Une porte heptagonale où défilent en boucle des images de synthèse colorées. Mais tout se passe à l’étage, dans une salle obscure. La luminosité des écrans se détache dans la pénombre. Les couleurs éclatent. Les formes se démultiplient. Les avatars tournoient. Les dispositifs de contrôle nous attendent. Nous sommes au cœur de la machine…

Art Avatar 2 est plus qu’une exposition; ou plutôt ce n’est pas uniquement une exposition. Ici, il ne s’agit pas seulement de contempler les installations numériques de Pia MYrvoLD, mais littéralement de s’impliquer dans cet univers graphique au contour changeant. D’emblée, le visiteur est invité à participer à l’élaboration de ces créations évolutives. Le processus est simple : via une petite interface, en quelques clics et modifications de paramètres, on peut créer un avatar. De forme ovoïde, évoquant quelques créatures des abysses, doté d’excroissances tentaculaires ou de filaments réactifs, cet avatar rejoint ensuite une galerie d'(auto)portraits qui s’étoffe au fil des participants.

Première étape, en activant l’avatar via une carte à puce, on a la possibilité de danser avec notre double numérique. L’effet est saisissant. Dans un espace assez lounge, délimité par deux panneaux de projection vidéo, on se retrouve en face-à-face avec notre créature… Synchronisée sur nos mouvements, la « chose » s’anime, s’avance, pivote et ondule au gré de nos gesticulations. Une bande-son, également modulable selon les paramètres choisis, achève de nous embarquer vers le futur. Au passage, soulignons une fois encore le grand rôle que « joue » la musique, généralement post-industrielle, dans ce type d’installation. Que ce soit des loops ou des patterns plus séquencés, plus rythmés, ce n’est pas un simple habillage sonore, cela renforce le processus d’immersion. Un tapis de sol reprenant les motifs du décor 3D complète par ailleurs l’immersion dans ce monde virtuel, en jouant sur l’effet de continuité avec le monde réel.

Ensuite, dans un deuxième temps, à un autre endroit, les avatars viennent peupler une sorte de parc virtuel dans lequel on peut se télétransporter, se déplacer, se perdre… Au fur et à mesure de la durée de l’expo, cet espace miroir s’étoffe, passant d’un paysage assez vide à un décor augmenté, en évolution constante. Et l’on peut même y recroiser son propre avatar au détour d’une pérégrination… Même si ce n’est pas l’intention première, on ne peut s’empêcher de penser qu’un casque VR aurait permis de prolonger cette expérience unique en se plongeant complètement (définitivement ?) au sein de ce jardin d’Eden 2.0 qui évoque aussi quelques recoins oubliés de Second Life.

Reste que le fait de donner la possibilité au public de créer des avatars et de les intégrer dans une œuvre qui, de fait, devient « plurielle » dépasse, de loin, la simple interactivité que l’on retrouve généralement dans les créations artistiques de l’ère digitale. Pour désigner ce processus, au terme « co-création », on préféra toutefois parler de dialogue et d’horizontalité entre l’artiste et le « visiteur-créateur »… Un protocole qui correspond bien aux modalités de la révolution informatique qui va à l’encontre de toute verticalité, qui offre une échappatoire à esthétique surplombante de l’art « classique » que l’on ne peut que contempler.

Par ailleurs, et c’est également essentiel, les modalités de cette création/intervention des visiteurs ré-implique le mouvement et le corps, trop souvent « absents » dans la relation aux œuvres. De plus, cet aspect ludique et performatif gomme l’aspect narcissique que l’on pourrait penser être prégnant dans ce rapport à notre avatar. Mais plus que Narcisse, à la suite de la philosophe et professeure d’esthétique Christine Buci-Gluckmann, c’est la figure de Protée qui nous semble plus pertinente pour symboliser les créations de Pia MYrvoLD. Outre la danse pour laquelle cette divinité grecque est parfois associée, c’est surtout ses capacités à se métamorphoser à l’infini qui résonne au regard des formes et figures génératives qui occupent les écrans.

Une constance dans les créations de Pia MYrvoLD, comme on peut le constater au travers des autres œuvres réunies pour Art Avatar 2. C’est tout un bestiaire fluctuant et coloré, une galerie de formes mouvantes telles des créatures marines, des vers à soie enroulés dans leur fil, des grappes de mercure en suspension, des monstres aquatiques, des geysers qui explosent au ralenti ou entités extraterrestres qui lévitent sur les écrans agissant comme des miroirs démultipliés. Dans cette expérience visuelle sans cesse renouvelée, ces peintures et sculptures 3D conservent des rondeurs rassurantes, même si parfois quelques excroissances anguleuses et déplacements intempestifs peuvent paraître menaçants. La raison de cette « bienveillance » esthétique tient sans doute à la figure de la déesse-mère, aux Vénus chères à Pia MYrvoLD.

Conçu avec l’aide technique de Yann Minh (artiste cyberpunk et pionnier des métavers, cf. MCD #33 et MCD #59) et Éric Wenger (artiste programmeur et designer sonore), Art Avatar s’inscrit dans le parcours artistique de Pia MYrvoLD. Révélée dans les années 80/90s pour son approche pluridisciplinaire (vidéo, design, musique électronique, multimédia, vêtements connectés…), elle opte ensuite pour une approche plus poussée vers les techniques de l’animation 3D, de l’interactivité, de l’immersion. Et surtout du virtuel qu’elle considère, au-delà de la question des nouvelles technologiques, comme le schème, la condition sous-jacente de toutes créations et représentations mentales; qu’elles soient artistiques, politiques, sociales, religieuses…

Sans délaisser des réalisations qui jouent sur les matières et la lumière comme en témoigne notamment ses smart sculptures, Pia MYrvoLD va donc continuer d’explorer l’univers immatériel du virtuel et proposera d’autres déclinaisons d’Art Avatar qu’elle conçoit comme une série d’expositions évolutive naviguant entre réalité virtuelle, réalité augmentée et réalité mixte, et questionnant le monde réel. L’élément-clé de ce questionnement étant ce « miroir » où évoluent les avatars, véritable pont entre le monde réel et virtuel. Sachant qu’à l’avenir, d’autres environnements permettront encore d’enrichir et croiser les relations du public dans le virtuel.

En-dehors d’Art Avatar et de la série Métamorphoses du Virtuel dont elle est fondatrice et curatrice, et qui fut présentée à Venise en 2013 puis à Shangaïa en 2014, Pia MYrvoLD est aussi investie sur d’autres projets. En particulier SYN-ENERGIES, développé comme une série de sculptures monumentales intelligentes qui absorbent l’énergie grâce à une interaction éolienne, solaire, hydraulique ou humaine. Présentée lors de la conférence Art For Tomorrow, organisée par le New York Times à Doha en 2016, une étude initiale a été finalisée pour SUN TRUMPETS. Une installation de 200 m2 pour les musées du Qatar qui consiste en 12 tours générant de l’énergie pour alimenter les évènements artistiques autour des nouveaux médias.

WANDS, une autre série de sculptures intelligentes basées sur une première génération lancée en 2015 dans l’Atelier Nord ANX à Oslo, est actuellement en attente de partenariat. L’idée notamment étant de passer de l’immatériel au matériel pour l’art des nouveaux médias, de proposer des objets d’art « plug & play » pour des tablettes, et une architecture d’évènement basée sur de multiples paramètres de temps et d’interactions. En attendant, on pourra découvrir d’autres pièces et installations de Pia MYrvoLD à la galerie Lélia Mordoch à Paris — qui la représente aussi à Miami et doit publier un livre retraçant sa démarche artistique sur la décennie passée — à partir du 21 septembre, ainsi qu’en Norvège pour deux expositions personnelles à l’automne prochain.

Laurent Diouf

Photos: D.R.

Le Vide Et La Lumière

Les installations d’Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand ont pris possession du Lieu Unique à Nantes. C’est leur première exposition personnelle en France. Et c’est un évènement en soit. Intitulée Le vide et la lumière, cette rétrospective est enrichie de deux créations. Si le public connaît déjà bien les œuvres de ce duo qui a eu l’occasion de présenter son travail en France lors des festivals Exit et VIA, par exemple, cette mise en perspective permet de mieux cerner leur démarche qui allie art et science.

Lorsque l’on pénètre dans la grande salle du Lieu Unique, il faut quelques instants avant que nos yeux s’habituent à l’obscurité. Au bout d’un moment, on distingue des dispositifs aux reflets bleutés qui brillent dans le noir, telles des bouées lumineuses vers lesquelles on se dirige comme aimanté. Au-dessus de nous flotte un maillage qui nous évoque la représentation géométrique de l’espace et de ses courbures sous l’effet d’anomalies gravitationnelles. Cet habillage est déployé par Cocky Eek et Theun Karelse, qui signent la scénographie de cette exposition, et renforce une sensation d’immersion, de plénitude.

En jouant sur les mots, comme nous le fait remarquer Evelina Domnitch, l’intitulé de l’exposition peut aussi renvoyer à une autre proposition : la vie de la lumière. Ou plutôt les manifestations de la vie au travers du cosmos, des interactions entre les lois et phénomènes physiques qui traversent l’univers et leurs répercussions sur l’organisation du vivant.

Une pièce comme Luminiferous Drift — réalisée en collaboration avec Jean-Marc Chomaz et Erik Werner, ainsi que Richard Chartier (label-manager de LINE) pour la bande-son — évoque ainsi les premières étapes de l’origine de la vie, lorsque les premières briques, les enzymes, baignent dans une soupe originelle et que le processus de photosynthèse se met en place sous l’effet conjugué de la lumière, de décharges électriques et d’échanges d’énergie.

Créée pour l’exposition, Ion Hole est une installation utilisant des spores lycopodes qui lévitent et s’agrègent pour former une sorte de cristal, dit de Coulomb, en vertu des lois de l’électrodynamique. Dans ce dispositif, ces spores sont soumises à des impulsions électriques et sont animées d’un mouvement de va-et-vient semblable à celui d’une respiration. Un laser scintillant permet de voir l’organisation de leur mouvement, un peu à la manière d’un stroboscope qui permet figer et découper toutes les phases de ces oscillations.

On a coutume de remarquer que la science dure manque de « magie », mais Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand réenchantent le monde de la physique des particules et de la biochimie « simplement » en faisant sortir les mystères cosmologiques et quantiques des laboratoires, en révélant (au sens photographique) les forces invisibles qui agissent sur l’infiniment petit comme l’infiniment grand au travers d’installations et performances qui nous hypnotisent.

Actuellement basés aux Pays-Bas, c’est une démarche qu’ils mènent depuis leur rencontre aux États-Unis, en 1998. Diplômée en philosophie (option phénoménologie), Evelina Domnitch est née à Minsk en 1972. Originaire de Saint Petersbourg où il a vu le jour en 1974, Dmitry Gelfand a pour sa part un BFA (Bachelor of Fine Arts) en cinéma/vidéo obtenu à l’Université de New York en 1996. Leurs installations, qui puisent directement à la source des recherches scientifiques, auprès d’instituts universitaires réputés, ont été plusieurs fois primées notamment à Ars Electronica et au Japan Media Arts Festival.

Si la lumière est centrale dans leur processus de création, l’élément liquide est également prépondérant. Ainsi en est-il de l’installation Hydrogeny qui offre la visualisation des réactions de l’hydrogène au contact d’une électrode et d’un rayon laser dans un aquarium rempli d’eau déminéralisée. Sous l’effet de cette électrolyse, des milliers de petites bulles remontent très lentement à la surface, traçant des volutes irisées et colorées comme des bulles de savon. Celles-ci sont visibles en coupe, comme un film au ralenti, au travers un raie de lumière qui balaye et découpe avec la précision d’un scalpel ces réactions chimiques.

De même avec Implosion Chamber, où ce sont cette fois des ultra-sons toujours combinés à un laser qui provoquent une réaction gazeuse qui brille de mille feux. Comme son titre l’indique, cette installation donne à voir les implosions d’une myriade de micro-bulles. On a l’impression d’observer une réaction nucléaire au fond d’une piscine de refroidissement. Et si l’eau agit comme révélateur des expériences, comme nous le fait remarquer Evelina Domnitch, la lumière, les champs électromagnétiques et le vide cosmique peuvent être aussi être considérer comme des flux, des fluides, qui se propagent sous forme d’ondes comme le théorisait déjà au XIXe siècle le physicien écossais James Clerk Maxwell.

Le souffle, l’éther, est encore un autre élément de cette mécanique des fluides. Avec Photonic Wind, Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand utilisent le phénomène de photophorèse pour animer, sous les impulsions bleutées d’un laser, de la poussière de diamant piégée dans une chambre à vide. Une illustration de ce qui se passe à l’échelle cosmique avec le « vent photonique »; ce tourbillon de poussière interstellaire mu par la lumière des étoiles et qui est à l’origine de la formation des planètes. Soit dit en passant, on retrouve le vent photonique comme système de propulsion possible pour des voyages aux tréfonds de l’espace tant dans la science-fiction qu’auprès de scientifiques illuminés…

L’air est également un des moteurs de Force Field. Cette performance, présentée ici dans sa version installation-vidéo spécialement créée pour cette exposition, permet au visiteur d’éprouver presque physiquement les champs de force cosmique à échelle réduite et d’un point de vue allégorique, bien évidemment. Concrètement, le spectateur passe sa tête dans un dôme en tissu (Non-locality) et visionne des gouttelettes en suspension qui interagissent, s’assemblent et se dissolvent, au gré d’une onde sonore. Avec l’effet grossissant de la projection, les mouvements générés évoquent ceux des corps célestes. Une sensation d’air pulsé et de résonnance renforçant cette mise en immersion.

Dans la lignée de cette exposition qui se prolonge jusqu’au 8 janvier, Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand participent à deux autres évènements qui reflètent également leur intérêt pour ces phénomènes cosmiques, et singulièrement la gravité. D’une part une exposition intitulée No Such Thing As Gravity qui se tient au FACT (Foundation for Art and Creative Technology), à Liverpool en Angleterre jusqu’au 5 février 2017, où ils présentent une pièce qui aurait pu figurer au Lieu Unique (Quantum Lattice). D’autre part, un projet de résidence autour du LIGO (Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory). Piloté par le MIT et le Caltech, ce laboratoire est chargé de détecter les ondes gravitationnelles cosmiques (et leurs variations) telles que les avait prédits Einstein.

Mais le mieux, plutôt que de gloser sur les ressorts scientifiques parfois ardus de ces propositions artistiques, c’est de se confronter simplement aux œuvres, d’en éprouver l’esthétique et de développer ainsi notre propre « version » de la réalité, comme nous y invite Evelina Domnitch.

Laurent Diouf

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, Le vide et la lumière, exposition jusqu’au 8 janvier 2017, entrée libre, Le Lieu Unique, Nantes. Infos: www.lelieuunique.com/site/2016/10/21/le-vide-et-la-lumiere/
Photos: © Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand

la création à l’ère d’Internet

Les œuvres d’art numériques – prises comme objet de recherche – constituent un territoire privilégié pour l’analyse conjointe des innovations artistiques et des actions médiatiques contemporaines. L’acte créateur et l’expérience médiatique y sont distribués entre artistes, interfaces numériques, publics et internautes amateurs.

Cet article propose de questionner ce régime « Poïétique » du Net art et d’en éclairer les figures et métamorphoses contemporaines à partir de la relecture d’une œuvre archétypale : le Générateur Poïétique développé depuis le milieu des années 1990 par l’artiste français Olivier Auber. Quelles sont les incidences de la numérisation de l’expérience esthétique ? Quelles nouvelles habiletés des internautes y sont requises ? Permettent-elles une contribution plus active à l’instauration des œuvres ? Comment le régime du « faire faire » propre au Net art s’articule-t-il à une « poïétique » du côté du public ?

Le terme « Poïesis » est chargé d’une longue histoire, au cours de laquelle il fait l’objet de multiples redéfinitions et usages — conceptuels autant que pragmatiques — qui l’ancrent dans divers contextes disciplinaires et écoles de pensée. Il est presque impossible, tant la tâche paraît démesurée, de retracer précisément toutes les variations de signification résultant de ce phénomène que Stengers (1987) a baptisé le « nomadisme des concepts ». Au fil de ses (ré)appropriations successives, cette notion va en effet recevoir des significations largement contradictoires. Pourtant, malgré de lourdes transformations, ce terme demeure incontournable pour la compréhension de l’art numérique tant il est réutilisé par les artistes pour informer leur pratique.

Poïésis et mondes de l’art
Ses origines étymologiques grecques confèrent au terme de Poïésis le sens premier de « création » ou de « production », du verbe « poiein » (faire) qui recouvre des acceptions différentes — voire contradictoires — au sein des écrits philosophiques. La philosophie a en effet principalement insisté sur la différence entre la praxis et la poïésis, y voyant deux formes d’action humaine fondamentalement distinctes : alors que dans la poïésis la finalité de l’œuvre technique est une œuvre indépendante de l’action, la finalité de la praxis se trouve dans l’acte lui-même, l’effet ne s’y distinguant pas de la cause qui le produit.

Dans cette perspective, si la bipartition aristotélicienne ne commet pas encore de distinction entre art et travail, elle clive néanmoins déjà différents genres d’activités et de connaissances humaines. La distinction porte simultanément, 1, sur les choses propres au sujet, soit les « actions » et la connaissance « pratique » (au sens de Kant) — ce niveau définit la Praxis en tant que dispositions à agir accompagnées de règles, impliquant de savoir modifier son comportement —; et 2, sur les choses extérieures au sujet, soit les « objets » et la connaissance « poïétique » — ce niveau définit la Poïésis en tant que disposition à produire, accompagnée de règles recouvrant simultanément le travail, l’artisanat et l’art.

Ce deuxième terme (poïétique), définit chez Aristote le mode de fabrication comme activité ou connaissance menant à l’existence de choses extérieures au sujet. Dès lors, la praxis (action au sens strict) correspond aux actes (politiques ou moraux) valant par eux-mêmes, là où la poïésis (création) correspond au travail compris comme la production d’un bien ou d’un service qui porte par lui-même de la valeur (1). Kant montrera bientôt que l’art, qu’il définit comme un mélange de travail et de jeu, se distingue du travail de l’artisan (2). Plus tard Hannah Arendt (3) divisera à son tour l’activité productive entre œuvre (poïésis) et travail (praxis) : ici, comme chez Aristote, la poïétique se distingue de la praxis par la fin de l’action ou de l’acte qu’elle présuppose.

Selon cette visée (4), la finalité de la poïétique est extérieure à celui qui fabrique, comme à son action, et la fin de la production est alors séparable du producteur. Pour la praxis au contraire, la finalité est interne à l’action dont elle ne peut être séparée, le fait de bien agir étant ici le but même de l’action. Selon cette conception, sur laquelle nous reviendrons, ce qui spécifie l’œuvre vis-à-vis du travail est que celle-ci est tout entière tendue vers une fin : elle est la réalisation d’une activité productive intentionnelle et signifiante, là où le travail n’est qu’action et répétition d’une tâche récursive sans visée de clôture. Aux choses incessamment (re)fabriquées par le travail s’opposent ainsi les Œuvres, au sens strict du terme, comme le produit ou le résultat d’un acte intentionnel inscrit de ce fait dans le domaine de la poïésis. Dit autrement, le travail n’a pour but que d’assurer la satisfaction des besoins sans cesse renaissants, à l’inverse de l’action, qui n’est liée à aucune nécessité biologique ou sociale, et qui donc, n’est point soumise à des impératifs vitaux.

Mais la richesse de l’analyse aristotélicienne résulte principalement de sa tentative de liaison entre science et action : on y trouve en effet plus que de simples dichotomies binaires entre praxis et logos, entre praxis et theoria, entre prattein et poein ou entre praxis et poïesis. Le terme de poïésis introduit ainsi une première acception de l’idée de processus, puisqu’en mettant l’accent sur la production artistique comme œuvre, il souligne et caractérise également « l’acte » lui-même et montre et souligne de ce fait le « travail artistique ». L’acte de production y est intentionnellement et à priori dirigé vers la création d’une œuvre valant par et pour elle même qui, qu’elle soit ou non objectale, apparaît de ce fait comme l’aboutissement de l’acte. Or selon nous, ce postulat de clôture de l’œuvre mérite lui-même d’être reconsidéré. Car avant même qu’il ne soit question d’interactivité ou de participation à l’œuvre de la part du public — éléments qui caractériseront de nombreuses installations en art contemporain, qui vont trouver une radicalisation quasi principielle par la fréquentation des dispositifs du Net art —, les notions d’autonomie et d’étirement temporel de l’œuvre viennent relativiser ces premières propositions.

Poïésis ou partage de la génération artistique
Le Générateur Poïétique d’Olivier Auber (5) présente une figure idéaltypique de ce rapport aux œuvres d’art orchestré par un dispositif élaboré de captation du public. Inspiré du « jeu de la vie » de Conway (1976) le Générateur Poïétique permet à un grand nombre de personnes d’interagir individuellement en temps réel sur une seule et même image collective. Il s’agit en effet d’un jeu graphique où chaque joueur qui se connecte dispose d’un petit carré juxtaposé à celui des autres joueurs. En plaçant ses pixels colorés dans l’espace qui lui est alloué, en les juxtaposant à ceux des joueurs connexes ou en faisant écho au dessin des autres joueurs, chacun contribue à la réalisation d’un dessin collectif qui est constamment en évolution.

La participation à cette expérimentation collective en temps réel est orchestrée par un contrat très contraignant, nécessitant de la part des internautes une disponibilité et une implication importante. L’annonce de l’événement se fait par E-mail et engage une prise de rendez-vous ponctuel visant à partager dans le temps et dans l’espace la réalisation d’une image collective. Le Générateur Poïétique permet ainsi à plusieurs individus de se connecter à un moment donné sur un site, dont le lieu et l’heure du rendez-vous avaient été préalablement fixés par courrier électronique. Chaque participant doit avoir, suivant les recommandations préalables de l’artiste, procédé au téléchargement, à l’installation et apprentissage d’un logiciel de dessin bitmap. Respectant l’heure du rendez-vous soigneusement consigné dans son agenda, l’internaute est invité à rejoindre d’autres participants anonymes dans l’objectif d’un dialogue interfacé.

Le résultat est ici le processus de communication lui-même, à travers l’action collective de composer une image. Autrement dit, l’action de chacun, visible simultanément par l’ensemble des participants, y détermine l’état de l’image à un instant donné, comme résultat de l’action de tous. Le Générateur Poïétique laisse ainsi entrevoir deux mouvements dont le titre même indique très bien la voie : 1, l’œuvre se trouve moins dans l’image que dans le dispositif qui l’a fait exister; 2, le processus collectif importe ici bien plus que le résultat. Il y a bien un générateur qui renvoie au dispositif de création au sens pragmatique du terme dont nous avons préalablement restitué le caractère polysémique. Mais ce générateur est poïétique, dans le sens où aménage bien une action artistique nouvellement partagée avec le public. C’est donc à l’articulation pragmatique de ces deux notions — dispositifs et poïésis — qu’invite l’artiste Olivier Auber.

À cet égard, le terme de poïésis est lui-même augmenté d’une perspective dynamique, visant à rendre compte de l’histoire, ou du devenir — au sens de la genèse —, de l’œuvre d’art. Mêlée au souci de saisir l’activité plutôt que l’objet lui-même, cette nouvelle injonction ne manque pas de souligner le caractère processuel de l’œuvre : ses investissements et changements successifs, engageants des objets et des humains au cours de la pratique. Le quatrième chapitre de la sixième partie de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, décrivait déjà ainsi l’historicité des choses poétiques : les choses qui peuvent être autres qu’elles ne sont comprennent à la fois les choses qu’on fait et les actions qu’on accomplit.

Ce qui, autrement dit, vise à (Ré)introduire au cœur de la pratique artistique le contingent « devenir » de l’œuvre. Dès lors, si la disposition artistique à produire concerne toujours un devenir : s’appliquer à un art, c’est considérer la façon d’amener à l’existence une de ces choses qui sont susceptibles d’être ou de ne pas être, mais dont le principe d’existence réside dans l’artiste (le facteur) et non dans la chose produite. L’art en effet ne concerne ni les choses qui existent ou deviennent nécessairement, ni non plus les êtres naturels, qui ont en eux-mêmes leur principe. Ce double attachement au devenir de l’œuvre ainsi qu’à l’activité dans lequel il s’origine est alors ce qui fait la spécificité de la Poïésis : un accident de la nature produit par l’homme. Mais si ce modèle réintroduit bien une certaine dynamique de l’activité artistique, il se déplace sans doute trop hâtivement de l’œuvre vers son producteur, sur lequel est désormais focalisée l’attention analytique. Néanmoins, cette analyse présente pour nous l’intérêt de déplacer la causalité du phénomène « œuvre d’art », d’une causalité naturelle vers une causalité technique ou culturelle, et simultanément, elle permet d’analyser la multiplicité des rapports à l’œuvre rapportés aux différents temps de sa réalisation.

D’une portée heuristique analogue, la relecture des travaux de Paul Valéry paraît offrir, en regard de la vision « contextualisée » et instrumentale qu’ils promeuvent, des éléments de compréhension de la pratique poïétique immédiatement transposables aux contextes médiatiques contemporains. À travers ses Cahiers notamment, Paul Valéry apparaît rétroactivement comme le penseur d’un certain pragmatisme. La science expérimentale de Paul Valéry (1871-1945) promeut ainsi une Poïésis (6) « en projet », un « esprit de laboratoire » qui sous-tend : d’une part, l’étude de l’invention et de la composition, le rôle du hasard, celui de la réflexion, celui de l’imitation, celui de la culture et du milieu ; d’autre part, l’examen et l’analyse des techniques, procédés, instruments, matériaux, moyens et supports d’action (1937).

À l’écart des qualifications du génie artistique et de l’art comme œuvre « d’inspiration » — qui réifient la conception de l’objet-œuvre ontologique, rendu par là même hermétique à toute investigation analytique — Valéry suggère d’appeler poïétique la science (à venir) des processus de création. Ainsi focalisée sur les coulisses de l’œuvre, l’analyse de la créativité montre alors le travail artistique en situation, c’est-à-dire les moyens et modalités de l’action artistique et de la mise en œuvre d’art. L’accent est porté sur les activités humaines, aux prises avec des techniques et des objets dans le but de faire œuvre d’art : tout est en présence, tout en échanges mutuels et modifications réciproques (…) une intelligence qui organise un savoir en s’organisant elle-même (7). Inaugurant de la sorte une (pré)science de la transformation et de la variation, ces recherches engagent une combinatoire de pensée et d’action où la méthode fait successivement appel à des modèles empruntés aux mathématiques — envisagée désormais comme une science des relations (la topologie, les groupes, la probabilité) —, ainsi qu’à la physique (la thermodynamique, l’électromagnétisme et plus tard, la relativité).

Pré-sciences constructivistes dans le sillon desquelles on peut lire une anticipation des modes relationnels du Net art, où : le système observant se construit en permanence dans et par l’interaction du sujet observateur-modélisateur et du phénomène observé et donc expérimenté (Le Moigne, 1994) (8). En substituant ainsi au postulat d’objectivité, un postulat de projectivité. Ce déplacement analytique reconduit un « art de penser » qui n’est pas celui de la logique déductive qui ne produit qu’une sorte de « reconnaissance platonicienne », mais celui qu’exprime l’exercice de « la découverte dans le construire », de la raison s’exerçant à transformer, à distinguer et à évaluer (…), cette démarche visant à rendre compte d’une activité de conception selon laquelle la pensée du moyen pour construire devient le moyen de penser (Signorile, 1999).

Ce constructivisme valeyrien est ainsi rattaché aux (dites) « nouvelles sciences » de l’action et de la cognition, dont le dessein consiste à saisir la complexité des activités de connaissance et de création. Aujourd’hui, de nouveaux courants de recherches font usage de ce texte, parmi lesquels on trouve entre autres tout un pan de la biologie contemporaine et des sciences cognitives : un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a), régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b), constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le système topologique où il se réalise comme réseau (9).

Poïésis et numérisation de l’expérience esthétique
Le concept touche également tout un pan des sciences humaines, dont la sociologie de l’action et des innovations où il assigne à l’analyse de la pratique artistique une dimension pragmatique. La poïétique peut trouver une résonance dans cette volonté croissante de compréhension de la « pratique » artistique ou du travail artistique. À condition d’éviter l’écueil de la dissymétrie analytique dont sont empreintes de nombreuses études de sociologie de l’art : entre d’une part, l’examen des conditions sociales de production et de réception du fait artistique, et de l’autre, l’étude d’une esthétique de l’œuvre ontologique (10).

À l’instar aujourd’hui de nombreux sociologues de l’art qui ont souligné ce double écueil consistant à chercher les causes du phénomène esthétique dans ses conditions sociales externes (les déterminismes sociaux), ou dans l’œuvre « en elle-même ». Ce que recouvre la double interprétation controversée de l’art comme reflet du social (approche externaliste) ou de l’art comme révélateur du social (approche internaliste). Dès lors, à l’écart des points de vue herméneutiques ou esthétiques (11), la Poïétique du Net art doit être attentive aux déplacements que cette pratique de conception partagée entre artistes et informaticiens, dispositifs techniques et publics, promeut notamment quant à la localisation de l’œuvre (sa dis-location). Les modalités de sa désignation et de ses appropriations, cadrées tout à la fois par le contexte et la situation de production, sont sans cesse (re)ajustées dans le cours de l’action.

Couplée au contexte de production du Net art, la poïétique semble davantage cet « entre-deux » qui, du fait de son manque à caractériser une fois pour toute l’œuvre, l’artiste et le public, suivant des rôles et des positions à priori, permet de concentrer l’examen sur la circulation des uns vers les autres. En ce sens, il s’agit bien davantage ici d’usages — ou de pratiques (12) — inscrits dans et autour des « objets artistiques » dont il peut être parfois difficile de dire à priori s’ils sont l’œuvre, sans examiner comment (où et pour qui) ils font faire l’œuvre. La poïésis n’apparaît pas ici strictement séparée de l’action, elle en déploie au contraire les possibles en créant un espace d’opération (ou d’expérimentation) qui conduit à ce qu’une chose (un objet, une image, un mot) ne soit jamais donnée pour ce qu’elle est (isolément), mais pour ce qu’elle peut être (dans une relation).

L’entre-deux du dispositif poïétique réintroduit en effet une certaine plasticité entre l’idée d’une structure ou d’un ordre homogène et l’approche réticulaire mettant en évidence le flux généralisé des ensembles complexes ouverts, plus proches de l’indifférencié ou du chaos. Et par conséquent, le dispositif poïétique oscille entre l’idéalisation d’une production esthétique délimitée, attribuable à un auteur singulier, porteuse de sa facture et de sa sensibilité individuelle, et le produit des usages qu’elle génère, résultant de ses appropriations et expérimentations par autrui. Ces dernières pouvant travestir et altérer considérablement la forme et les significations initialement déposées par l’artiste.

Le mouvement pragmatique montre ainsi que l’objet œuvre n’est pas une entité pleine des intentions de son auteur qu’elle ne ferait que traduire, et son destinataire n’est plus le récepteur vide et passif de ses effets préfigurés qu’il ne ferait qu’épouser pour mieux en contempler l’équilibre (13). À l’opposé, ce n’est pas plus le regardeur qui fait l’œuvre, envisagée comme une entité organique disposée par un créateur démiurge et désintéressé. Ces deux acceptions sont des visions idéalisées, qui ne peuvent surgir qu’a posteriori et qui ignorent les multiples activités et ajustements qui concourent à la construction collective d’une stabilité toujours éphémère des énoncés et des formes. Créer au sein d’un langage constitué cet « espace d’interprétation » revient en effet à faire œuvre de poïétique : en délogeant les formes de leur « résidence » habituelle pour les entraîner dans un ailleurs, un au-dehors expérientiel de l’œuvre.

Jean-Paul Fourmentraux
publié dans MCD #73, « La numérisation du monde », janv. / avril 2014

Jean-Paul Fourmentraux est docteur en Sociologie. Maître de Conférences. Habilité à diriger des recherches (HDR) à l’Université de Lille (laboratoire Geriico) et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Il est l’auteur des ouvrages : Art et Internet, CNRS Éditions, Paris, 2010 –, Artistes de laboratoires, Hermann, Paris, 2011–, Art et Science (dir.), CNRS éditions, Paris, 2012–, L’Ère post-media, Hermann, Paris, 2012–, L’œuvre commune, affaire d’art et de citoyen, Les Presses du réel, Dijon, 2013–, L’œuvre virale, La Lettre Volée, Bruxelles, 2013.

(1) Autrement dit, selon Aristote la poïésis est (1) « action de faire » en fonction d’un savoir, et (2) production d’un objet artificiel, posé en dehors : une œuvre.

(2) L’art se distingue aussi de l’artisanat; l’art est dit libéral, l’artisanat peut également être appelé art mercantile. On considère le premier comme s’il ne pouvait être orienté par rapport à une fin (réussir à l’être) qu’à condition d’être un jeu, i.e. une activité agréable en soi; le second comme un travail, i.e. comme une activité en soi désagréable (pénible), attirante par ses seuls effets (par exemple, le salaire), qui donc peut être imposée de manière contraignante. Kant, Critique de la Faculté de Juger, Folio Essais, p.43

(3) Arendt, H., La condition de l’homme moderne, Presses Pocket. 1983.

(4) On peut lire chez un nombre important d’auteurs — Kant, Montaigne, Rousseau — les conséquences de cette distinction fondamentale entre la praxis (action productrice, plus ou moins aliénante) et la poïésis (expression de soi, plus ou moins pure et libre). La poïésis — qui a donné son nom à la poésie — qualifiant ici l’activité libre (et créative) de l’être humain qui n’est pas subordonnée aux contraintes de la subsistance.

(5) Olivier Auber, Générateur Poïétique, http://poietic-generator.net; Olivier Auber, « Du générateur poïétique à la perspective numérique », Revue d’esthétique 39, 2001; Anne Cauquelin, Fréquenter les incorporels. Contribution à une théorie de l’art contemporain, (p.107), Paris, PUF, 2006.

(6) Cf. Patricia Signorile, Episteme et Poïésis, en projet… : ou l’esprit de laboratoire dans les Cahiers de Paul Valéry, In Rencontres MCX, « Pragmatique et complexité », 17 et 18 juin 1999. > www.mcxapc.org/ateliers/21/doc8.htm. Voir également, Patricia Signorile, Paul Valéry, philosophe de l’art, Vrin, 1993.

(7) Paul Valéry, Cahiers, éd. C.N.R.S., Vol. XIII, p. 273

(8) Cf. Jean-Louis Le Moigne, Le Constructivisme, tome I, Des fondements, ESF édition, 1994, pp. 122-123.

(9) Francisco J. Varela, Autonomie et connaissance : essai sur le vivant, Seuil, coll. La couleur des idées, Paris, 1989, p.45.

(10) De nombreux sociologues ont souligné, à la suite de Pierre Bourdieu (Les règles de l’art, 1992), la nécessité de dépasser ce double écueil de la « première » Sociologie de l’art, pour s’intéresser à l’acte artistique ou aux médiations de l’œuvre, et parfois (plus timidement) à l’œuvre « elle-même » : voir notamment Passeron, J.-C., « Le chassé-croisé des œuvres et de la sociologie », In Moulin. R., Sociologie de l’art, L’Harmattan, coll. Logiques Sociales, 1986. Hennion, A., La passion musicale : une sociologie de la médiation. Paris, Ed. Métailié, 1993. Péquignot, B. Pour une sociologie esthétique. Paris : Éditions L’Harmattan, 1993. Heinich, N. « Pourquoi la sociologie parle des œuvres d’art et comment elle pourrait en parler ». Sociologie de l’art, n°10, p.11-23, Éd. La lettre volée, 1997.

(11) Le terme d’Esthétique est inventé au 18ème, par Baumgarten, un disciple de Leibniz, d’après l’étymologie « aisthétikos » (qui peut être perçu par les sens); ce dernier visait à classer l’art ou les beaux-arts dans le domaine de la connaissance, en leur donnant une place intermédiaire entre la pure sensation (confuse, obscure) et le pur intellect (clair et distinct). Chez Kant, l’esthétique désigne la réflexion sur le beau et sur le goût; chez Hegel, il comprend la philosophie de l’art en général.

(12) Par exemple selon Jacquinot-Delaunay (1999), si les notions d’usage et de pratique sont souvent employées indifféremment cela ne devrait pas nous faire oublier que l’un est plus restrictif que l’autre : l’usage renvoie à la simple utilisation — fut-elle d’une machine complexe — tandis que la pratique intègre à cette dimension, les comportements, les attitudes et les représentations, voire les mythologies, suscités par l’emploi des techniques — dont la pratique Internet rend particulièrement bien compte à l’heure actuelle. Cf. Jacquinot-Delaunay, G., Monnoyer, L. (dir.). « Le dispositif. Entre usage et concept ». Hermès, n°25, p.10. Édition du CNRS, 1999.

(13) Cf. Hennion, A., Méadel, C., Les ouvriers du désir : du produit au consommateur, la médiation publicitaire, In Beaud, P., Flichy, P., Pasquier, D. et Quéré, L., (ed.), Sciences de la communication, pp.105-130. Paris, Réseaux-Cnet, 1997.

Cartographies sensibles, participations citoyennes, publics et espaces cibles, les arts numériques mobilisent aussi leurs artistes et leurs lieux de production/diffusion autour des questions de valorisation des pratiques à destination de tous. Une logique sociale qui participe pleinement à l’édification du nouveau territoire numérique urbain.

StreetWise Orchestra, My Secret Heart.

StreetWise Orchestra, My Secret Heart. Photo: D.R. / © Flat-e

Nouvelle lecture
Au-delà de l’ouverture plutôt évidente sur les nouvelles technologies, les arts numériques permettent également souvent, à travers le renouvellement de pratiques artistiques incluant directement dans le dispositif de l’œuvre des principes actifs d’intervention du public (interaction, détection de présence, déambulation, manipulation,), une nouvelle lecture d’un lien social reliant le public et son environnement, lien dont l’œuvre numérique serait en quelque sorte le vecteur. La notion de participation active du public est de plus en plus indissociable de nombreuses pièces numériques dont le cadre de déroulement se révèle être l’espace public lui-même. Un espace public augmenté, mais un espace public réel, partagé, et donc porteur de considérations sociétales, sociales voire politiques qui lient dans une convergence de sens usager/spectateur et citoyen/participant.

Les performances proposant au public différents parcours ludiques mettant en rapport cartographie de l’espace urbain et géolocalisation via téléphone mobile induisent, même dans leur expression la plus sensible — les cartographies émotionnelles du collectif britannique Active Ingredients, Heartlands en 2008, ou du Sensitive Map de Christian Nold, réalisé à partir de la captation et de la transmission via GPS de pulsations cardiaques enregistrées dans le XIème arrondissement de Paris par les participants au projet —, une mise en perspective d’un espace social commun qu’il convient d’explorer sous tous les angles pour mieux se l’approprier. Telle est la démarche des projets de cartographies participatives du collectif italien Izmo. Dans leur projet éponyme, la collecte d’informations sur la base du voisinage vise à compléter une cartographie spécifique (image satellite, Google Maps) d’informations — pratiques ou plus émotionnelles — qui sont ensuite partagées entre les habitants d’un même lieu (en l’occurrence la ville de Vanchiglia, à côté de Turin) via une plate-forme web inscrite dans le projet de rapprochement habitants/institutions du programme Insito.

Plus récemment, le projet Grimpant de Teri Rueb et Alan Price, présenté à La Panacée de Montpellier dans le cadre de l’exposition Conversations Electriques, propose un parcours de flux superposés sur une carte de Montpellier décrivant la forme de la ville du moyen-âge au 19ème siècle. Chaque personne participante au projet est invitée à alimenter ces flux en téléchargeant une application sur son mobile pour enregistrer ensuite physiquement son parcours. Tous ces flux s’affichent ensuite sur la carte via un calque présentant une cartographie des mouvements humains contemporains — s’y ajoute également des données urbaines actuelles comme les transports en commun. Au-delà de l’aspect visuel et participatif, se dessine ici un vrai projet citoyen redonnant du sens et du lien à la ville. Car derrière cette visualisation d’un territoire se fabriquant continuellement par ses flux, c’est bien l’idée politique qu’un territoire est avant tout ce qu’on en fait qui transparaît là.

Cette nécessité de redonner du lien social et citoyen derrière un dispositif artistique et technologique trouve un écho évident dans l’actualité internationale la plus récente, notamment lorsqu’elle se réfère à l’utilisation, parfois plus symbolique que réellement déterminante, des réseaux sociaux (Facebook, Twitter) durant les fameuses révolutions du printemps arabe. C’est tout le propos de la pièce/installation Boiling Point de l’artiste Thor McIntire (collectif Aswarm), basée sur une compilation condensée de tweets, envoyés pendant les trois semaines d’occupation de la place Tahrir en Egypte, et que l’artiste diffuse dans l’espace à l’aide de simples haut-parleurs coniques suspendus autour d’une chaudière et d’un feu allumé. Ici, la cartographie/scénographie mise en place est celle d’une cocotte-minute, d’un régime et d’une société prête à éclater. Je suis très intéressé par la façon dont des entités nébuleuses comme les masses, les réseaux et les groupes sont influencés et contrôlés, voire même forcés, explique Thor McIntire. En compilant, éditant, et finalement en s’appropriant cette révolution du printemps arabe théoriquement incontrôlé, mon travail soulève des questions sur la paternité d’un évènement et sur son influence a posteriori.

L’association directe de l’usager / participant à l’œuvre peut se retrouver en position particulièrement frontale. C’est le cas de l’installation multi-écrans Under Construction de l’artiste chinois (passé par Le Fresnoy) Liu Zhenchen, qui évoque la destruction des « hutongs », habitat traditionnel à Shanghai au profit de la mise en œuvre des grands projets de promoteurs immobiliers, en intégrant directement la parole des occupants spoliés dans le dévoilement de ses longs plans séquences. En France, le Groupe Dunes (Madeleine Chiche et Bernard Misrachi), duo d’artistes particulièrement porté sur cette logique de pièces citoyennes, a pris comme point de départ une invitation au premier Forum Mondial de la Démocratie au Conseil de l’Europe de Strasbourg en novembre dernier pour réaliser l’installation Democratic(s) Hopes. Par le biais de huit haut-parleurs et de quelques images, le duo phocéen replace les captations des débats, des discours, dans une œuvre-trace immersive dont l’idée est, au-delà de sa considération formelle, de sensibiliser aussi la posture d’artistes face à des questions politiques qui nous concernent tous.

Antoine Schmitt, City Lights Orchestra. Le Cap, 2012.

Antoine Schmitt, City Lights Orchestra. Le Cap, 2012. Photo: D.R.

Publics et territoire
Dans cette logique de révélation d’un lien social à travers l’œuvre, certains artistes numériques ont choisi de passer la vitesse supérieure en visant / associant un public spécifique, en raison de sa condition sociale, de son origine ou de la traduction médiatique qui en est le plus souvent fait. La spécificité de ce public cible peut se traduire par sa classe d’âge et le fait qu’il soit scolarisé par exemple, comme tel est le cas du projet A Distances de Samuel Bianchini, un projet d’écran interactif réalisé après une longue phase d’immersion au sein de la MGI (Maison du Geste et de l’Image) des Halles à Paris, un lieu dont la mission est tournée vers un public particulier, adolescent, pas toujours évident, du collégien au lycéen, même si aujourd’hui le lieu s’ouvre aussi sur l’enfant, comme le précise l’artiste lui-même. Je me suis pas mal immergé auprès d’eux avec l’idée que le processus de création soit plus important que le résultat. Même si cela n’a au demeurant pas à voir avec la finalité de l’œuvre, il est intéressant de prendre cela en compte dans sa conception. Il s’agit aussi de construire une réflexion.

Ce lien social avec le public, dressant également les contours d’un lien entre réflexion et pratique, est à l’origine de l’idée de l’artiste Yro Yto d’associer un public handicapé à son projet L’œil Acidulé, présenté l’an dernier au festival Némo, au Batofar et au Cube d’Issy-les-Moulineaux. L’artiste a passé plusieurs mois en atelier avec des personnes en situation de handicap mental, usagers de Couleurs et Création, un nouvel espace dédié du Centre de la Gabrielle à Claye-Souilly en Seine-et-Marne. Tout le spectacle a ainsi été fabriqué à partir de manipulations d’objets, de dessins et d’expérimentations visuelles et sonores réalisés par ces derniers sous l’œil avisé d’Yro Yto, avant d’être traduit sous la forme d’une performance live AV.

Dans cette logique, plusieurs artistes ont décidé de réaliser des œuvres en associant directement un autre public spécifique, celui des sans-domicile fixe. Dans son projet ParaSITE, l’artiste américain Michael Rakowitz a réalisé pour des SDF new-yorkais une série de structures gonflables utilisant les évacuations des climatisations pour le chauffage des structures et de leurs habitants. Une œuvre citoyenne à fort caractère social sous le mandat peu prolixe en la matière du républicain et ultraconservateur maire de NYC Rudolph Giuliani. En Angleterre, les projets du StreetWise Orchestra, et notamment les installations filmiques immersives My Secret Heart et la plus récente The Answer To Everything, entre cinéma interactif et opéra, impliquent directement des SDF dans leur production. Une manière étonnante, à la fois technologique et lyrique, mais efficace pour changer le regard du public sur un groupe social souvent victime de nombreux préjugés.

Cette question du regard est essentielle dans le travail sur la durée réalisée par l’artiste Nicolas Clauss autour des jeunes de banlieue, notamment dans son installation multi-écrans Terres Arbitraires. À travers ce travail d’installation vidéos mené pendant de longs mois, Nicolas Clauss a choisi de transposer l’image et les difficultés quotidiennes des jeunes du quartier entourant le théâtre de l’Agora à Evry sous une forme artistique, tout en procédant parallèlement d’un principe de rencontre et de confiance réciproque. Avec eux, à travers leurs portraits muets, Nicolas Clauss joue des stéréotypes, de leur mise en scène, pour mieux les contourner et au final, les démystifier dans une véritable quête de l’humain. Il y a une véritable idée de fraternité dans ce projet, explique-t-il. En les montrant souriants, c’est aussi une façon d’indiquer au spectateur la façon d’aller vers eux car il y a un vrai décalage entre les discours politiques et ces jeunes.

Dans ce projet, l’apport en termes de production d’un lieu comme le théâtre de l’Agora d’Evry est fondamental car il s’inscrit clairement dans un même processus de défrichage, d’accompagnement d’une réflexion sur la réalité d’un territoire urbain resserré, constitué de grands ensembles et donc d’un environnement spécifique où le rapprochement sur le terrain entre la culture multimédia et le public local reste autant un défi artistique qu’une vocation d’occupation de ce territoire. Pour Nicolas Rosette, conseiller artistique arts numériques de l’Agora, l’expérience de résidence de Nicolas Clauss reste donc très emblématique. C’est une aventure entre un artiste et des gens d’un quartier d’Évry. C’est basé sur la sincérité, la curiosité réciproque et la confiance. Une confiance totale aussi de notre part puisque notre action est d’interférer le moins possible dans la rencontre humaine afin, en tant que représentant de l’institution culturelle, de ne pas créer de biais dans l’honnêteté de la rencontre entre l’artiste et les habitants.

Teri Rueb & Alan Price. Grimpant, 2013.

Teri Rueb & Alan Price. Grimpant, 2013. Animation de données en temps réel, son spatialisé, réseau, application mobile avec GPS et audio Mobile

Défis sans œillères
Cette double approche public cible / territoire s’articule autour de projets plus larges, dépassant le seul cadre de production d’une œuvre unique. Dans le cas du projet Hype(r)Olds mené par MCD, il s’agit de poursuivre l’expérience entamée par l’artiste Albertine Meunier avec des personnes âgées en créant un véritable atelier multimédia pour séniors en région parisienne. S’adressant à des femmes de plus de 77 ans, l’atelier Hype(r)Olds fait de la création numérique un lien social, avec pour principale originalité de ne pas être un cours mais plutôt un rendez-vous convivial à l’heure du thé où, au-delà de l’utilisation du support numérique comme outil de créativité et de connaissance, de production de contenu multimédia, se greffe surtout un principe de discussion, d’éclairage autour des thèmes et termes issus des nouveaux médias. De la pédagogie sans œillères, et sans tabou donc.

Les sociétés occidentales n’ont pas vocation à être les seules à proposer les arts numériques comme vecteur de sociabilité et d’éducation. C’est pour cela qu’a été lancé par MCD et Planète Émergences le projet Digitale Afrique, imaginé pour répondre au besoin de davantage de visibilité des artistes numériques provenant du continent africain, mais aussi pour valoriser et soutenir toutes les initiatives menées à l’échelle du continent pour promouvoir l’outil numérique dans le principe de partage des expériences et donc d’axe pédagogique qui est potentiellement le sien. Comme le revendique le Manifeste des Maker Faire, réseau d’innovateurs africains, Nous considèrerons les défis comme des opportunités à relever et l’innovation comme un moyen de nourrir la créativité africaine. Présenté à Dakar en juin 2013 et à Marseille (dans le cadre de Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture), le projet a ainsi permis de partir à la découverte de travaux d’artistes africains à la créativité rayonnante, des expériences de captation / restitution sonore du Nigérian Emek Ogboh aux logiques d’ateliers participatifs Trinity Session du duo sud-africain Stephen Hobbs et Marcus Neustetter. La réalité urbaine des sociétés africaines actuelles ouvre la porte à une véritable intervention du numérique dans le domaine social.

C’est ce qu’ont compris Hobbs et Neustetter dont le projet participatif Entracte, présenté en mai 2010 à Dakar lors du festival Afropixel (première déclinaison africaine du festival label itinérant Pixelache) et mené en collaboration avec les étudiants de l’École des Beaux-arts de Dakar, met en évidence le caractère significatif de l’évolution du paysage urbain de la capitale sénégalaise. Utilisation de projecteurs, d’animations image par image, de dessins au laser, d’éclairage LED, de sons amplifiés, Entracte élargit les pratiques des étudiants tout en les aidant à expérimenter les spécificités de leur territoire, et ainsi à réfléchir aux processus susceptibles de continuer à le faire évoluer. Cette vocation sociale et pédagogique du numérique à l’échelle d’un territoire résume parfaitement l’action de Ker Thiossane, lieu de recherche, de résidence, de création et de formation situé à Dakar er encourageant l’intégration du multimédia dans les pratiques artistiques et créatives traditionnelles. Dans ce cadre et dans celui de projets participatifs comme Rose des Vents, la mise à la portée de tous de l’art, de la culture et de la création numérique (via l’informatique, les réseaux sociaux, l’Internet) se place au même niveau que celui de promouvoir l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes. Pas d’élitisme ici mais bien une idée sociale et élargie à tous du principe de vulgarisation des pratiques.

Michael Rakowitz, ParaSITE.

Michael Rakowitz, ParaSITE. Photo: D.R.

Espaces de contact
Depuis le théâtre de l’Agora d’Évry jusqu’au Ker-Thiossane de Dakar, on constate que la définition d’un lieu, à la fois ancré dans des pratiques et sur un territoire donné, est sans doute un des éléments les plus porteurs et structurant en matière de convergence entre arts numériques et lien social. Structure intégrée à l’Espace Mendes France de Poitiers, le Lieu Multiple mené par Patrick Treguer a été créé pour assurer les missions du secteur création numérique de l’établissement. Dans ce cadre, le principe de montage de dispositifs interactifs multimédia et autres ateliers en direction de personnes handicapées s’est immédiatement affirmé comme un objectif clef, dans le sillage du programme Culture, Handicap et Technologies (projet Mobile – Immobilisé) initié par Patrick Treguer et l’EMF de Poitiers à l’échelle des villes européennes. Par le biais de festival comme Les Accessifs, ou d’expositions / workshops comme Corps Tangibles (un parcours ludique et interactif autour du corps et de ses états de Maflohé Passedouet) et Grapholine (où l’ergonomie imaginée par Jean-Michel Couturier permet un accès facilité à la création sonore et picturale pour les personnes handicapées), le Lieu Multiple offre un véritable espace de contact sur la durée, autour de pratiques multimédias, entre artistes et personnes handicapées.

C’est également dans la durée et dans une dimension de proximité — de voisinage serait-on même tenté de dire — plutôt singulière en matière d’arts numériques que l’espace Synesthésie de Saint-Denis a choisi d’établir sa ligne de conduite fortement participative et citoyenne. Une logique active de creuset des pratiques contemporaines — estampillé d’ailleurs de l’appellation hautement tactile « fabrique de culture » — qui se dévoile avec une force indéniable dans les prochains projets proposés. Déjà présentée dans la banlieue anversoise et à Strasbourg dans le cadre du festival L’Ososphère, la performance interactive City Lights Orchestra d’Antoine Schmitt trouve à Saint-Denis l’occasion d’upgrader sa nature participative. Elle s’élargit désormais à tout le quartier dionysien de Synesthésie en proposant à toutes les personnes connectées sur internet et via téléphone mobile au site du projet de faire jouer leurs ordinateurs et mobiles dans une œuvre audiovisuelle collective dont Antoine Schmitt serait lui-même le chef d’orchestre. Le 23 novembre prochain, dans le cadre du festival Némo, l’artiste utilisera ainsi chaque fenêtre de bâtiments éclairés par la lumière de ces outils numériques comme élément modulable et clignotant d’une même partition citadine unique. Un questionnement de fait de la nature globale d’un territoire urbain donné, et qui piste par conséquent un fort sentiment d’appartenance et d’empathie parmi les habitants.

Également au menu de Synesthésie 2013, le projet de résidence d’écriture /arts visuels de Saraswati Gramich et Eric Chauvier s’inscrit dans un contexte participatif plutôt particulier, en l’occurrence celui des parents en difficulté relationnelle avec leurs enfants, avec comme finalité la réalisation d’un livret origami et d’un projet multimédia invitant à un regard croisé et plastique sur la parentalité. Retour à la logique de territoire proprement dite pour le projet de signalétique numérique autour du quartier du Franc-Moisin que poursuit cette année encore Thierry Payet. Comme dans de nombreux projets précités, il est également ici question d’une cartographie urbaine sensible globale, sauf qu’elle se prolonge en l’état par l’implantation d’une véritable signalétique dans l’espace public (un peu comme dans les pièces du web artiste allemand Aram Bartholl) et par l’impression d’un document reprenant les codes des cartes IGN ou routière pour présenter le territoire tel qu’il est perçu par ses habitants.

Dans ce florilège participatif, la palme revient cependant au nouveau projet mené par le Collectif Ding. Travelling Natures entend en effet établir du lien social autour du rêve et de la captation des songes des habitants ! Un axe subtil soutenu par trois procédés complémentaires : la création d’une cartographie interactive intitulée Echoerrance ; la réalisation d’un film de groupe — La Communauté des Rêveurs —mettant en scène les rêves des cobayes volontaires ; et la mise en place de plusieurs dispositifs de captation et d’écoutes sonores dans différents lieux de Saint-Denis, où les habitants pourront raconter / écouter leur rêve. Comme quoi, les perspectives portées par la recherche de lien social autour des nouvelles pratiques du numérique, si elles participent pleinement à l’édification du nouveau territoire numérique urbain, ne s’octroient aucune limite.

Laurent Catala
publié dans MCD #72, « Création numérique & lien social », oct./déc. 2013

 

naissance et évolution

Sur le continent africain, les premières traces de travaux numériques proviennent d’Afrique australe. Aujourd’hui, ces œuvres ne sont plus visibles : elles se trouvent dans le Deep Web (Internet profond). De même, les premiers codes informatiques html ne sont plus présents sur les plateformes actuelles. Sur le continent africain, quasiment rien n’a été répertorié, analysé, archivé dans les années 90. Si cette histoire fragmentée est désormais difficile à dérouler, il est possible de mesurer l’impact de la mise à disposition des outils numériques ainsi que leurs usages dans le champ de la création artistique. Quelle est l’influence du numérique dans le processus de création, de production et de diffusion des œuvres ? Quelles mutations le numérique a-t-il engendrées ? Quelle est la valeur ajoutée et quelles sont les nouvelles pratiques en Afrique ?

Consomania. Samba Fall. Capture d’écran du film d’animation. 2008. Photo : D. R.

Après une amorce longue et timide de plusieurs années, de plus en plus d’initiatives autour du numérique se sont développées au fur et à mesure que la technologie a été vulgarisée. Il y a cependant des disparités notables, tant sur le plan de l’accès aux équipements techniques que sur celui de l’application des outils numériques par le biais de la formation artistique. La localisation géographique, ainsi que les politiques publiques des États ont joué un rôle déterminant dans la connaissance, l’utilisation et la recherche dans le domaine de la création numérique. Les pays côtiers d’Afrique du Nord, de l’Ouest et de l’Est ont bénéficié d’une mise à disposition précoce d’Internet. Les grands pôles artistiques (Afrique du Sud, Égypte, Nigeria), en contact avec les plateformes, institutions et acteurs du monde de l’art contemporain d’Occident, ont bénéficié d’un accès continu à des sessions de formation théorique, conceptuelle et esthétique à l’art numérique.

À première vue, Dakar semble faire partie de ces villes privilégiées qui ont engendré une culture de la création numérique. Située à l’extrême Ouest du continent africain, elle a été la première à se connecter au réseau en Afrique de l’Ouest. Une bonne maîtrise des coûts de connexion a permis un accès « démocratique » à Internet. Disposant de la plus ancienne École des Beaux-arts en Afrique noire francophone, ainsi que de la seule Biennale d’art contemporain au sud du Sahara, elle fait partie de ces villes qui, au fil des ans, sont devenues des carrefours incontournables pour les protagonistes du monde de l’art. Dakar dispose de tous les critères lui permettant d’être en pointe dans le domaine de la création numérique. Mais dans la réalité, si la politique publique de l’État sénégalais a permis un accès rapide et relativement peu onéreux à Internet, ce même État n’a pas mesuré le potentiel de cette technologie dans le champ de la création artistique. L’École des Beaux-arts, tout comme la Biennale de Dakar, n’ont pas développé de stratégies proactives et innovantes permettant l’accès, la recherche et la maîtrise de la création numérique dans les domaines technique, conceptuel et esthétique.

Les premières traces de création numérique au Sénégal remontent à 1996 avec la mise en place du Metissacana. Créée par la styliste sénégalaise Oumou Sy, avec la complicité de Michel Mavros et d’Alexis Sikorsky, le Metissacana a pour objectif de contribuer à ce que l’Afrique atteigne un niveau international dans le développement des technologies de l’information et des téléservices qui en découlent. Le 3 juillet 1996, le Metissacana ouvre à Dakar le premier Internet Café d’Afrique de l’Ouest, qui se positionne comme un espace d’échanges offrant la possibilité de diffuser des œuvres intellectuelles et artistiques, et qui donne accès aux bases de données mondiales en permettant une participation active aux débats sur le Web. Le Metissacana a hébergé le premier site Internet de la Biennale de Dakar, ainsi que les adresses électroniques de son équipe dans la seconde moitié des années 90. Il a été le premier opérateur à diffuser en direct de la radio sur Internet avec Sud FM et Radio Nostalgie Dakar en 1997. En juillet 2000, le Metissacana a produit un concert par satellite depuis sa terrasse à Dakar en collaboration avec le festival de Montluçon en France. Et en 2001, des expériences de visioconférence en direct sont lancées avec des créateurs musicaux, tel que le rappeur franco-sénégalais Disiz la Peste, à l’occasion de son passage à Dakar (en partenariat avec la radio française Skyrock).

Consomania. Samba Fall. Capture d’écran du film d’animation. 2008. Photo : D. R.

L’aventure et les expérimentations artistiques du Metissacana font des émules. En 1999, l’ISEA (Inter-Société des Arts Électroniques) a formé une vingtaine d’artistes sénégalais à la création d’œuvres multimédias lors d’un atelier à Dakar. Ces artistes, pour la plupart, n’avaient jamais approché un ordinateur. En 2002, Marion Louisgrand (France) et François Momar Sylla (Sénégal) donnent naissance à Kër Thiossane et ouvrent en 2003 un espace dédié à la création numérique. Lieu de recherche, de résidence, de création, de formation et d’exposition, Kër Thiossane encourage l’intégration du multimédia dans les pratiques artistiques et créatives traditionnelles et cherche à soutenir le croisement des disciplines. Après plusieurs collaborations avec des artistes du continent africain, du sous-continent indien, d’Amérique Latine et d’Europe, Kër Thiossane lance en 2008 le Festival Afropixel, qui a une récurrence biennale.

Mais en 2002, c’est aussi le premier Forum sur les arts numériques dans le cadre de la 5ème Biennale de Dakar. Ce forum, conçu par Sylviane Diop (Sénégal), a été mis en place en partenariat avec Karen Dermineur (France). Dès 1995, Sylviane Diop avait entrepris un travail de recherche sur les technologies numériques et les applications informatiques au service de la création. Si ses recherches l’ont conduite à mettre en place une base de données mondiale, elle a mis l’accent sur le continent africain. En 2004, elle conçoit le Laboratoire des arts et technologies Dak’Art_Lab dans le cadre de la 6ème Biennale de Dakar. Assistée par Karen Dermineur, Sylviane Diop a créé un incubateur, un lieu de confrontation, d’échanges d’expériences, de collaborations et de réflexions entre artistes, technologues et scientifiques autour de la question de l’art numérique et de ses outils en Afrique. Dak’Art_Lab 2004 a accueilli des créateurs de tout le continent, ainsi que des artistes canadiens. L’expérience de Dak’Art_Lab a été reproduite lors des éditions 2006 et 2008 de la Biennale.

En parallèle à ces activités, Sylviane Diop co-fonde en 2004 à Dakar le collectif GawLab, qui a développé des projets autour de la pédagogie des outils numériques, de l’initiation aux logiciels libres, à l’animation et aux surfaces interactives, de la diffusion d’œuvres numériques et de discussions sur la virtualité/réalité, de la gestion de la ville numérique. Tous ces projets ont été abrités par des espaces publics stratégiquement squattés dans la ville de Dakar. GawLab développe actuellement le projet Metatrame : la relation entre monde immersif et pédagogie, grâce à un espace de découverte et d’apprentissage d’une réalité mixte pour les créatifs du Sud. Un lieu à Dakar devrait accueillir ce projet. Praline Barjowski (Sylviane Diop, dans le civil) est l’avatar explorateur de GawLab dans le cadre d’une grille 3D hébergée sur OpenSimulator. Si Sylviane Diop a un parcours atypique fait de recherches scientifiques et de productions artistiques, les artistes sénégalais ont été initiés à ces outils grâce à des ateliers de formation mis en place par des institutions belges et à la société dakaroise Pictoon, fondée en 1989 par Aïda N’Diaye (Sénégal) et Pierre Sauvalle (France), et spécialisée dans les films d’animation.

Dak’Art_Lab édition 2012. Rencontres Réalités de la création numérique en Afrique : état des lieux, attentes et perspectives, organisées par le groupe de réflexion des Acteurs du numérique au Sénégal. Avec N’Goné Fall (France-Sénégal), Karen Dermineur (Sénégal-France) et Roland Kossigan Assilevi (Sénégal). Institut français du Sénégal, Dakar, mai 2012. Photo : © Pascal Nampémanla Traoré.

Parmi ces artistes précurseurs dans le domaine du numérique, Samba Fall est le plus emblématique de sa génération. Diplômé de l’École des Beaux-arts de Dakar, il passe par le studio Pictoon et commence par « s’amuser à bidouiller » de petits films d’animation sur son ordinateur portable. Après quelques années de production de courts-métrages très humoristiques sur la société sénégalaise, Samba Fall part pour la Norvège étudier puis enseigner le film d’animation à la Mediefabrikken d’Oslo. Son travail d’artiste se développe autour des problématiques liées à la mondialisation et à son impact sur l’économie et les cultures. Samba Fall, qui n’a jamais abandonné la peinture, ne se considère pas comme un artiste numérique, mais plutôt comme un artiste qui utilise les différents médiums à sa disposition et qui les choisit en fonction des concepts qu’il souhaite développer. Si la pertinence tant conceptuelle qu’esthétique de son travail demeure marginale dans le contexte artistique sénégalais, l’Afrique, qui a vécu une « révolution » du téléphone mobile et de l’accès à Internet, a été témoin de l’éclosion d’une nouvelle génération d’artistes qui utilise différents supports, dont le numérique. De l’Égypte avec Doha Ali, Amal Kenawy, Maha Maamoun, Wael Shawki et Khaled Hafez à l’Afrique du Sud avec Tracey Rose et Dayle Yudelman, en passant par le Nigeria avec Emeka Ogboh ou la RDC avec Moridja Kitengue Banza et Sammy Baloji, il y a une nouvelle génération de créateurs de photographies, de vidéos et d’installations sonores qui développe des œuvres artistiques en phase avec les avancées technologiques du monde actuel.

Si les œuvres numériques ont connu un développement plus lent en Afrique que dans le reste du monde, c’est que les établissements d’enseignement artistique (surtout en Afrique francophone) continuent d’ignorer ces nouveaux outils. Quand et comment sera-t-il possible de faire disparaître la fracture générationnelle entre des dirigeants africains réfractaires au changement, ensablés dans des certitudes obsolètes, et une communauté artistique ouverte aux pratiques et aux outils de son époque en résonance avec le reste du monde? Dès lors une question se pose : doit-on encore aujourd’hui préciser le caractère numérique d’une création artistique ? Avec la génération « e-native », dont les premiers sont devenus de jeunes adultes, un artiste numérique n’est-il pas tout simplement un artiste qui utilise les outils de son temps ?

N’Goné Fall
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Diplômée de l’École Spéciale d’Architecture (Paris), N’Goné Fall est commissaire d’expositions, critique d’art et consultante en ingénierie culturelle. Elle a été la directrice de la rédaction du magazine d’art contemporain africain Revue Noire (Paris) de 1994 à 2001. Elle a dirigé des ouvrages sur les arts visuels en Afrique, dont Anthologie de l’art africain du XXe siècle, Photographes de Kinshasa et Anthologie de la photographie africaine et de l’Océan indien. N’Goné Fall est professeur associée à l’Université Senghor d’Alexandrie en Égypte (Département des industries culturelles). Elle est également co-fondatrice du collectif GawLab, une plateforme de recherche et de production dans le domaine de la technologie appliquée à la création artistique, basée à Dakar.

comprendre l’art numérique en Afrique du Sud et de l’Est

Un examen détaillé de l’évolution des technologies numériques de communication en Afrique du Sud et de l’Est, vues sous l’angle des pratiques culturelles et artistiques, en insistant sur la façon dont, dans ces régions, la technologie est appréhendée et intégrée à un système de partage des connaissances inhérent à la culture africaine. Nous souhaitons, grâce à cet état des « cultures de la technologie » propres à l’Afrique du Sud et de l’Est, permettre au lecteur de mieux comprendre la pratique des arts numériques sur le continent africain.

Internet Café. Tegan Bristow. Braamfontein, Johannesburg, 2008.

Internet Café. Tegan Bristow. Braamfontein, Johannesburg, 2008. Photo : © Tegan Bristow.

Le numérique n’a jamais constitué une évolution naturelle ni historique des arts en Afrique du Sud et encore moins dans ces régions d’Afrique où la « scène artistique » commerciale est tout simplement inexistante. Pourtant, « l’art numérique africain » existe dans ces beaux interstices à la périphérie de la communication et de la culture numérique. Identifier ce qu’offre l’art numérique d’Afrique du Sud et de l’Est consiste à porter un regard novateur sur des voies et des moyens habituellement inexplorés. La première adresse IP d’Afrique du Sud a été attribuée en 1988 à l’Université de Rhodes, à Grahamstown (1). Les universités sud-africaines étaient reliées à un réseau appelé UNINET, le premier Internet du pays à cette époque. En 1992, l’accès commercial et privé a été autorisé. En 1997, trois ans après la fin de l’apartheid, l’ANC a été le premier parti politique d’Afrique du Sud à être présent en ligne (anc.org.za). C’est en effet au milieu des années 90, que l’Afrique du Sud a commencé, à plus d’un titre, à jouer un rôle dans le monde.

Étudiante en art à Rhodes, j’ai fait mes premiers pas sur un support numérique en 1997. J’ai rapidement trouvé, dans la bibliothèque, un lien en streaming vers des conférences de la Tate Modern, Rhizome, et une multitude de sites merveilleux intitulés « art du Web ». Marcus Neustetter (2), à l’Université de Wits de Johannesburg, à 800 km de là, découvrait l’esthétique d’Internet et l’effervescence de la scène internationale en ligne. En 1999, Neustetter rédige un mémoire de maîtrise, The Potential and Limitations of Web Art – A South African Perspective (Le potentiel et les limites de l’art du Web – un point de vue sud-africain). C’était la première enquête jamais réalisée sur la possibilité d’une scène artistique sur Internet en Afrique du Sud. Malheureusement, et comme il l’indique, la situation n’était pas aussi rose dans la rue qu’au sein des universités. Il y avait un seul fournisseur d’accès, détenu par le gouvernement; le débit était faible et la vitesse de connexion dépendait d’un câble sous-marin unique (SAT-1) déroulé le long de la côte ouest-africaine. Face au bouleversement politique et social de l’après-apartheid, l’infrastructure n’était pas à la hauteur. En 2000, seulement 6% de la population sud-africaine était connectée. Pourtant, il s’agissait d’un net progrès par rapport au reste de l’Afrique : 4% en 2008 (3). Le manque d’infrastructures et les bouleversements de la vie politique ont abouti à un faible développement naturel d’une scène vouée à la création numérique tandis que la scène artistique avait explosé en Afrique du Sud après l’apartheid.

En 2000, Neustetter introduit la scène artistique locale sur le Web et dans le monde des arts numériques grâce à l’exposition MTN Digital/Electronic Art Exhibition (soutenue par MTN, société de téléphone portable), à l’Université de Wits (4). Il poursuit avec un projet à long terme intitulé _sanman (Réseau Sud-Africain des Nouveaux Médias) (5), qui visait à créer des dialogues et des réseaux avec les projets européens en arts des médias et des entreprises locales axées sur la technologie. Il souhaite par là imposer la pratique des arts numériques en Afrique du Sud. Malheureusement, le projet est devenu inactif en 2003. Mais, avec ces trois années d’activité, il avait généré un petit réseau d’artistes locaux, dont James Webb (Son, Web) (6).

Juliani (88MPH). Musique pour téléphone portable. Carte à gratter pour télécharger les morceaux de Juliani. Nairobi (Kenya), 2012.

Juliani (88MPH). Musique pour téléphone portable. Carte à gratter pour télécharger les morceaux de Juliani. Nairobi (Kenya), 2012. Photo : © Tegan Bristow.

Mais comment l’œuvre numérique était-elle reçue ? Le monde de l’art en Afrique du Sud était conservateur et suivait les traditions historiques européennes, une tendance d’avant l’apartheid. Les acteurs locaux et le public avaient du mal à considérer cet art nouveau comme une voie d’avenir. Neustetter avait déjà établi des relations solides avec la scène européenne et continué à approfondir la culture numérique en tant qu’artiste. Si, en 2013, sa pratique n’est pas exclusivement numérique, ses premières œuvres (dont l’influence est encore perceptible) ont amplement exploré le rôle des réseaux. Un exemple en est MOBILElocalSYSTEMS (2002, avec MTN), une œuvre téléchargeable sur mobiles. Il s’agissait de recherches graphiques sur les réseaux et la connectivité. Un diagramme montre les ondes sonores émanant de la bouche d’un homme, reliées à une coupe de fruits qui se connecte à son tour à un petit ensemble de bâtiments, puis elles se propagent vers quelques têtes qui parlent, vers un radar et un mobile, et ainsi de suite, comme un ensemble en disjonction, en connexion, en systèmes absurdes. À mes yeux, ces graphiques, à la fois simples et esthétiques, semblent avoir prédit, dix ans à l’avance, la métamorphose de la téléphonie mobile en Afrique.

Personne ne sait quand et pourquoi le téléphone portable est devenu l’objet le plus utilisé en Afrique, mais cela a vraisemblablement commencé avec l’introduction de matériels bon marché et robustes et le désir d’opérateurs d’étendre la couverture de leurs réseaux mobiles. Il est clair que sans les licences privées, l’intelligence des gouvernements d’alors et la mise en place de nouvelles infrastructures, rien de cela n’aurait pu se produire. Pourtant, malgré la façon dont c’est arrivé, lorsqu’il s’agit de comprendre l’influence du portable sur la pratique culturelle africaine, on constate un fait majeur et significatif : ce à quoi nous assistons n’est pas le développement d’un système nouveau, mais l’expansion ou l’accroissement d’un puissant système socio-culturel de communication, préexistant et inhérent au fonctionnement de la société africaine.

Pour illustrer ce qui précède, l’exemple du Kenya, en Afrique de l’Est, est particulièrement intéressant en raison de l’énorme succès des mobiles, dans leur usage comme dans leur nombre, qui influe littéralement sur la scène africaine de la technique et de l’innovation. De 1978 à 2002, le régime totalitaire de Moi, qui réprimait toute forme d’innovation ou d’expression créatrice, limitait également l’accès à l’information en provenance et en direction du reste du monde. Un fait amplement illustré par le bannissement de personnalités littéraires comme Ngugi wa Thiong’o. En 2002, Mwai Kibaki remporte les premières élections « démocratiques »; les choses commencent lentement à changer au Kenya. En 2007, le Kenya est confronté à de violents affrontements dus aux conflits qui font suite aux élections. Dans cette violence, la mobilisation des citoyens passe par l’utilisation massive des SMS et des communications numériques (7). Les années précédentes, les restrictions à la communication ont fait que toutes les questions et problèmes politiques aboutissaient à la prison ou se dissipaient en rumeurs. Mais les Kenyans ont vite adopté le portable, et cela alimente le profond changement provoqué par les événements. En outre, l’accentuent encore un nouveau câble sous-marin et l’action d’une communauté de spécialistes dans la diaspora (8).

To Whom It May Concern. Michelle Son. Vue de l'installation. 2011.

To Whom It May Concern. Michelle Son. Vue de l’installation. 2011. Photo : © Michelle Son.

Des événements est né le développement d’Ushahidi (9), un outil visuel de reportage en direct, basé sur une carte et qui permet au public, aux ONGs et aux journalistes de publier des informations en temps réel. Il était alors utilisé pour garder une trace de ce qui se passait afin que des mesures puissent être prises rapidement en cas d’urgence. Depuis lors, cet outil a acquis une réputation mondiale. Bien qu’Ushahidi ait beaucoup compté, l’important est ce qu’il a modifié dans l’approche de l’Afrique de l’Est vis-à-vis des médias mobiles. Après Ushahidi s’est développé un fort intérêt envers la communication et les outils numériques pour et par les Africains. Cela a conduit à l’iHub (10), en cours de mise en place à Nairobi, et a rapidement donné une série de Tech Hubs (centres technologiques) à travers l’Afrique (11), un aspect important du développement du continent et de sa contribution dans le domaine de la technologie et de l’innovation.

Quand j’ai entamé mes recherches sur les pratiques culturelles dans leur rapport à la technologie en Afrique en 2011, un article écrit par le scientifique kenyan W. K. Omoka, intitulé Applied Science and Technology: A Kenyan Case Consideration of their Interrelationship (Sciences appliquées et technologie: étude de cas de leur interrelation au Kenya) (1991) (12) a attiré mon attention. Omoka y utilise l’expression « une culture de la technologie » pour comparer la science appliquée et la pratique africaine de la technologie à celles de l’Occident. L’aspect marquant est comment il identifie l’influence d’un système socio-culturel de transfert des connaissances en Afrique de l’Est. Omoka s’est servi des caractéristiques socioculturelles et sociopolitiques de l’Afrique de l’Ouest pour expliquer la manière dont la science et la technologie ont été remarquablement assimilées et appliquées en Afrique. Il a montré la façon dont elles sont profondément ancrées dans les structures socioculturelles et fortement influencées par une estimation planifiée des besoins, ce qui contraste avec la pratique occidentale du développement qui mise tout sur la recherche.

Ma propre étude a révélé qu’il existe une « culture de la technologie » propre à chaque pays d’Afrique. Les brèves descriptions de la croissance des technologies numériques de communication en Afrique du Sud et au Kenya illustrent cet état de fait. Pourtant, le système socio-culturel de transfert de connaissances et ses implications sont présents à l’échelle du continent. C’est cet aspect de l’Afrique qui est complété et renforcé par le biais des médias mobiles. Aujourd’hui, les pratiques sud-africaines en art numérique sont de plus en plus importantes, avec une prédominance d’installations et de médias en ligne, et le pays développe ses propres relations non seulement avec le monde, mais aussi le reste de l’Afrique. Tandis que les pratiques artistiques et culturelles rencontrent les pratiques numériques et technologiques, les artistes élaborent une réflexion critique de cette « culture de la technologie ». Il s’agit d’une action et d’un commentaire directs sur les changements et leurs effets, ce qui permet une réflexion sur le processus et sur ce qu’il implique. Être critique est universel. Aux États-Unis et en Europe un exemple significatif est celui de l’artiste Roy Ascott, qui a établi un lien direct entre la cybernétique et la conscience — introduisant dans la culture occidentale contemporaine la compréhension de la manière dont notre conscience culturelle est associée à des domaines de recherche comme la télématique. Même l’artiste sud-africain Stefanus Rademeyer (13) prend cette voie et est profondément impliqué dans les recherches sur les modèles mathématiques et les formations de structures algorithmiques visuelles qui ont émergé des théories de systèmes (14). Son travail a évolué vers l’adresse génétique des sons et des rythmes générés dans les milieux naturels en Afrique du Sud.

Simulen. Jean Katambayi Mukendi. 2010.

Simulen. Jean Katambayi Mukendi. 2010. Photo : © Juha Huuskonen.

Et qu’en est-il de l’influence d’une culture régionale de la technologie ? Jean Katambayi Mukendi (15), de Lubumbashi (RDC), est un bon exemple de la pratique dictée par des enjeux locaux. Son travail a été initialement présenté dans Signals from the South (Signaux venus du Sud), au festival PixelAche en 2010 (16). Son travail porte sur une problématique de systèmes spécifique à sa « culture de la technologie » à Lubumbashi. Simulen (2010) est un prototype de correction automatique de distribution d’énergie, créé par Mukendi comme solution à l’instabilité et aux difficultés que connaît le réseau électrique de Lubumbashi. Le prototype propose un nouveau schéma d’organisation et un mécanisme d’éducation des gens autour de ce système. Cette œuvre a poussé Mukendi à créer d’autres prototypes comme Ecoson (2010), axés sur les structures de pouvoir et de temps, qui sont étroitement liées à une compréhension écologique de la Terre. Mukendi a adopté le rôle de scientifique culturel plutôt que celui d’artiste contemporain. Dans leurs pratiques respectives, Mukendi et Rademeyer ont tous deux réussi à aborder d’un point de vue critique des cultures locales singulières de la technologie. Le rôle de Mukendi et Rademeyer s’explique peut-être par le fait que nous soyons à une époque différente de la pratique culturelle africaine; ne s’apparente-t-il pas au rôle d’un chaman-génie initiateur dans le système socio-culturel ?

Si l’on observe l’histoire du Kenya, qui n’a pas de tradition dans le domaine des Beaux-arts, sa préoccupation contemporaine est axée sur la musique, la littérature et le cinéma. J’ai trouvé une révolution dans le fait que l’utilisation des systèmes de réseaux vise à transformer la société locale et ses pratiques culturelles, influencé par le puissant mouvement ICT4D (17) en Afrique de l’Est. On peut prendre pour exemple Juliani, un jeune musicien né dans le bidonville de Nairobi, qui utilise les médias sociaux comme mécanisme pour impliquer sa communauté dans un processus de développement. Dans un documentaire (18) du réalisateur Bobb Muchiri (19), à Nairobi, on voit Juliani travailler avec ses fans pour poser le problème de leur rôle dans la communauté. Ses pratiques sont novatrices. Il n’a peut-être pas changé la façon dont il fait de la musique, mais il a transformé les pratiques culturelles par une compréhension, indissociable de son inventivité, de la manière dont sa communauté utilise les réseaux. L’artiste du numérique ou de la technologie est un ingénieur de l’information et des systèmes, qui repense et reconnecte le monde d’un point de vue critique, revient en arrière et cherche de nouvelles solutions, là où les systèmes socio-culturels font partie intégrante des pratiques de la technologie.

En guise de conclusion, je propose l’approche humoristique d’une artiste sud-africaine dans sa critique de la nature de l’ordinateur au quotidien. Michelle Son (20), dans la série d’œuvres intitulée Michine, et plus particulièrement dans To Whom It May Concern: Antagonism of the Template Aesthetic (21), recrée un environnement de « bureau ». Je cite sa vidéo de présentation : partant de modèles prédéfinis de Microsoft Word, des utilisateurs sont immergés dans un environnement de bureau hyper-réel où le virtuel devient tactile et le modèle est magnifié — son environnement de « bureau » présente et active sur place des « caractéristiques » numériques et analogiques : des bulles de savon, de la fausse fumée. On y trouve aussi des « caractéristiques » non déclenchées, parmi lesquelles une série de livres auto-condensés sur la théorie des nouveaux médias. L’ensemble de l’installation est une critique conceptuelle et esthétique des formes de logiciels qui sont mis à notre disposition. La compréhension de l’art numérique et de la technologie repose sur un équilibre délicat entre les problématiques liées à un support et les particularités politiques de ces problématiques. L’effort d’un système mondial s’inscrit simultanément dans une situation locale. Les artistes africains du numérique (et je n’en ai mentionné que quelques-uns ici) nous donnent l’occasion de comprendre et d’interagir directement avec une culture de la technologie propre à l’Afrique.

Tegan Bristow
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Chercheuse, artiste et universitaire (22) dans la Division des Arts Numériques de l’École des arts de l’Université du Witwatersrand, à Johannesburg (Afrique du Sud), Tegan Bristow rédige sa thèse de doctorat au Planetary Collegium on African Technology Art and Culture Practices. > www.teganbristow.co.za

(1) Mike Lawrie : The History of the Internet in South Africa – How it began. Infos : http://archive.hmvh.net/txtfiles/interbbs/SAInternetHistory.pdf
(2) Cf. la page consacrée à Marcus Neustetter et l’article de Hobbs/Neustetter dans ce numéro.
(3) Infos : http://en.wikipedia.org/wiki/Internet_in_South_Africa
(4) Anthea Buys: www.artthrob.co.za/Artbio/Marcus-Neustetter-by-Anthea-Buys.aspx
(5) Marcus Neustetter : http://onair.co.za/sanman/
(6) Cf. La page consacrée à James Webb dans ce numéro.
(7) Jasper Grosskurth : Futures of Technology in Africa. Publication STT n°75. 2010.
(8) Interview de Rachael Gichinga, iHub, Nairobi, 2012.
(9) Infos : www.ushahidi.com. Cf. la page sur Ushahidi dans ce numéro.
(10) Infos : www.ihub.co.ke. Cf. la page sur iHub dans ce numéro.
(11) Bill Zimmerman: www.27months.com/2012/07/africa-reload-2012-highlights-and-growing-the-afrilabs-network/
(12) W. K. Omoka : Applied Science and Technology: A Kenyan Case Consideration of their Interrelationship. Culture, gender, science and technology in Africa. Ed. Prah. K.K. Harp Publishers. Namibie. 1991.
(13) Cf. la page consacrée à Stefanus Rademeyer dans ce numéro.
(14) Stephanus Rademeyer : http://ecomimetic.blogspot.fr/p/se1.html & Resonate Structures, site de la Galerie Goodman.
(15) Cf. la page consacrée à Jean Katambayi Mukendi dans ce numéro.
(16) PixelAche 2010 : www.pixelache.ac//festival-2010/
(17) ICT4D : Information and Communication Technologies for Development, les TICs au service du développement. Cf. l’article de Babacar Ngom dans ce numéro.
(18) Studio Ang : http://studioang.tv/work/juliani-the-roadtrip/
(19) Cf. la page consacrée à Muchiri Njenga dans ce numéro.
(20) Cf. la page consacrée à Michelle Son dans ce numéro.
(21) Michelle Son : www.michelleson.co.za/Michelle_Son/twimc.html
(22) Cf. la page consacrée à Tegan Bristow dans ce numéro.

Kër Thiossane, villa pour l’art et le multimédia au Sénégal, se définit comme un espace culturel dédié à l’expérimentation artistique et sociale. En wolof, « kër » signifie la maison et « thiossane » la culture traditionnelle sénégalaise. Ce lieu de recherche, de résidence, de création et de formation encourage l’intégration du multimédia dans les pratiques artistiques et créatives traditionnelles, et soutient le croisement des disciplines.

Mosaïque alternative réalisée à Kër Thiossane. Par Mushana Ali et Kan-si, détail. 2012. Photo : © Antoine Louisgrand / Kër Thiossane.

Kër Thiossane a débuté ses activités à Dakar en 2002. En 2003, grâce au soutien de la fondation canadienne Daniel Langlois pour l’art, la science et les nouvelles technologies, l’association ouvre un espace public numérique afin d’offrir aux Sénégalais un lieu de partage et de réflexion autour de l’art et des technologies numériques, en proposant résidences, formations, rencontres et ateliers. Il s’agit du premier laboratoire pédagogique artistique et transdisciplinaire lié aux pratiques numériques et aux nouveaux outils de communication en Afrique de l’Ouest.

En 2008, est créée la première édition du festival Afropixel sur les logiciels libres liés aux pratiques citoyennes des pays du « Sud ». En 2012, la 3ème édition s’est déroulée autour des Biens Communs, abordés via l’angle des technologies numériques et de la création artistique en Afrique. Depuis ses débuts, Kër Thiossane développe les échanges et les collaborations avec des structures du continent africain et tisse aussi des liens avec d’autres continents, dans une perspective Sud-Sud.

Atelier Demodrama Faces réalisé avec l’Ambassade d’Espagne au Sénégal. 2011. Photo : © Kër Thiossane.

Ainsi sont mis en œuvre des projets internationaux de coopération, tels que Rose des Vents Numérique. Développé de 2010 à 2012, avec le soutien du fonds ACP Cultures de l’Union Européenne et de nombreux partenaires, ce projet a eu pour objectif de développer la coopération artistique numérique et partager des connaissances techniques, culturelles et artistiques, entre le Sénégal, le Mali, l’Afrique du Sud et les Caraïbes.

Mené en partenariat avec notamment le Collectif Yeta au Mali, Trinity Session en Afrique du Sud, l’OMDAC en Martinique, ou encore le CRAS (Centre de Ressources Art Sensitif, Mains d’Œuvres) en France, Rose des Vents Numérique s’est articulé autour de différentes actions phares : les festivals Afropixel (Dakar, mai 2010) et Pixelini (Bamako, octobre 2011); plusieurs formations autour des logiciels libres; six résidences croisées d’artistes d’Afrique et des Caraïbes; la participation au 8ème Forum des Arts Numériques de Martinique (OMDAC); et la création de Ci*Diguente.

Valise pédagogique développée à Kër Thiossane dans le cadre du projet Rose des Vents Numérique. 2010. Photo : © Kër Thiossane.

Car à l’issue de Rose des Vents Numérique, il était nécessaire de créer et entretenir un espace de partage et d’échanges entre les acteurs impliqués, afin de permettre à la dynamique de réseau mise en œuvre de perdurer et de s’élargir. Ainsi est née Ci*Diguente, en wolof « au milieu des choses », « dans un entre-deux », qui fait écho à cet espace de rencontre entre les continents, les disciplines et les savoirs. Cette plate-forme de ressources est principalement dédiée aux artistes et acteurs de l’art numérique en Afrique et Caraïbes, et est aussi ouverte à tous; les ressources sont librement disponibles dans le respect de la licence Creative Commons et chacun peut y proposer ses articles en créant son propre compte.

Marion Louisgrand, initiatrice de Kër Thiossane, ajoute: en Afrique, à l’exception de l’Afrique du Sud, la création numérique est un courant encore nouveau, où les manifestations et expositions qui y sont consacrées sont encore rares ; les structures et écoles susceptibles d’accompagner les artistes africains et capables d’accueillir des expositions sont peu nombreuses.

Si produire ou exposer les œuvres multimédias nécessite la mise en œuvre de moyens matériels pointus, et donc onéreux, Kër Thiossane et les acteurs de son réseau ont pris le parti de développer sur leurs territoires des projets privilégiant les « basses technologies », le « faites-le vous-même », mettant l’accent sur la relation entre création, recherche et espace public.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

 

> www.ker-thiossane.org

négocier une culture mondiale

Cet article met en résonance l’Altermodernisme, une théorie esthétique développée par Nicolas Bourriaud, et des artistes numériques sud-africains, et établit un cadre pour l’art numérique actuel en Afrique du Sud. Plus précisément, il examine les rôles de Nathaniel Stern et Marcus Neustetter (1) en tant qu’artistes, et de Tegan Bristow (2) en tant que commissaire et chercheuse. Cet article propose (ou suggère) à la pratique future dans ce domaine en Afrique du Sud un socle critique alternatif et, ce faisant, il vise à alimenter et étendre le débat sur ce sujet.

Relation IV (détail). Marcus Neustetter. Exposition In Motion (2010). Photo: © Marcus Neustetter.

L’Altermodernisme est une théorie esthétique globale qui intègre des cultures multiples et leur permet de coexister sur un pied d’égalité. La théorie de l’Altermodernisme, définie par Bourriaud et principalement exposée dans son ouvrage Radicant (2010), se base sur ses observations de la dynamique globale et de la pratique artistique contemporaine, dans un monde perçu comme « dé-centré » et dominé par la mondialisation. La théorie de Bourriaud constitue un point de départ qui permet aux artistes de s’émanciper du postmodernisme et du postcolonialisme. L’Altermodernisme rejette les modèles multiculturels revendiqués par le postmodernisme et le postcolonialisme en faveur d’un nouveau modernisme qui permet aux cultures d’être restituées sur un pied d’égalité et considérées comme « l’autre ». Il affirme qu’il s’agit de remplacer la question de l’origine par celle de la destination. Bourriaud suggère un niveau de compréhension et de transfert entre les cultures grâce à la coopération et à la discussion.

Les praticiens altermodernistes sont capables de traverser les cultures dans le temps et l’espace. Ils surfent sur différentes cultures par le biais d’équivalents qui leur permettent de comprendre et d’utiliser des signes différents. Bourriaud décrit le mouvement de l’artiste radicant comme celui qui est en mesure de développer des racines multiples au cours de son voyage, dont l’origine n’est plus considérée comme l’élément de focalisation. Au contraire, le point focal devient la destination. Dans l’ensemble, Bourriaud perçoit ce monde « dé-centré » comme permettant à la pratique d’un artiste de s’épanouir dans une nouvelle direction.

L’avènement de la mondialisation est le point de départ de l’élaboration théorique de Bourriaud. Il le considère comme un facteur qui influence la production artistique et provoque un changement dans les modes de pensée et d’évolution au sein du paysage culturel. Pour Bourriaud, la mondialisation a eu le même effet sur le contexte actuel que l’industrialisation sur le modernisme. Cette évolution est nourrie par le réseau de télécommunication complexe qui s’est développé en parallèle à la mondialisation, comme un résultat du capitalisme. La dynamique de l’Altermodernisme offre la possibilité d’échanger dans plusieurs langues et cultures et d’établir des correspondances.

Compte tenu de sa nature intrinsèque et de la manière dont on y accède, le support numérique est étroitement lié à la mondialisation sans nécessairement se limiter à la culture d’une région ou d’un pays donnés. L’aspect fondamental de l’art numérique est son interactivité, une interaction à la fois physique et psychologique (à l’opposé des sensibilités contemporaines). Selon Christiane Paul, la nature interactive du support offre une forme particulière d’esthétique qui se traduit par des récits, des voyages et des œuvres dynamiques, en phase avec la théorie de Bourriaud. L’Altermodernisme offre un cadre à ce support et lui permet de développer son propre discours au sein de la culture contemporaine.

Le domaine de l’art numérique sud-africain est beaucoup plus confidentiel, restreint et exclusif que l’art numérique international. Le support revêt des tendances exclusives, aussi bien pour ceux qui pratiquent que pour ceux qui voient, qui sont capables de comprendre et d’apprécier un travail qui requiert un certain degré de connaissances techniques et numériques. La nécessité préalable de cette connaissance est admise à la fois par Neustetter et Bristow et souvent considérée comme un obstacle par ces deux acteurs du numérique.

Given Time. Nathaniel Stern. Ross et Felix, vus dans Second Life. Photo: © Nathaniel Stern.

Neustetter, Stern et Bristow sont tous relativement mobiles, ce qui se retrouve à la fois dans leurs œuvres et leur pratique. Stern, qui a initialement vécu aux États-Unis, s’est installé à Johannesburg en 2001, où il a pu approfondir sa connaissance de l’art numérique et a commencé à alimenter et développer le discours autour de l’art numérique en Afrique du Sud. Rentré aux États-Unis, ces deux points d’ancrage ont aidé Stern à initier un dialogue autour du discours et du support. De même, les connexions multiculturelles de Neustetter et les nombreux voyages internationaux liés à sa pratique contribuent au discours élaboré autour de son travail.

Bristow, qui elle aussi vit principalement en Afrique du Sud, a enseigné au Japon et voyage beaucoup à travers l’Afrique pour mener des recherches liées à son doctorat. Bristow est à la fois influencée par son propre mouvement et la traversée de cultures différentes, et par celui des artistes qu’elle sélectionne, tandis que ces mêmes artistes ne sont affectés que par leur propre mobilité. Ces acteurs du numérique se déplacent au-delà d’un usage du support numérique, vers un sens construit par rapport à la globalité. Cette mobilité et la traversée des cultures et des zones géographiques reflètent le monde habité tel que décrit par Bourriaud.

Dans son œuvre Given Time (Temps donné) (2010), Stern utilise l’environnement du réseau social immersif Second Life comme plateforme et cadre de son travail artistique. Dans Second Life, il met en scène deux avatars qui sont amants et qui flottent dans les airs, presque complètement immobiles, les yeux rivés sur l’interface de l’autre. Cette œuvre est présentée par le biais de deux grandes projections vidéo des avatars sur des murs se faisant face, chacun montré du point de vue de l’autre. Ils deviennent alors des personnages, des « acteurs ». Le spectateur pénètre dans cet espace entre les deux amants, mais l’échange entre les avatars est éternel, jamais perturbé par ce visiteur qui devient voyeur de leur échange. Le monde virtuel auquel il participe à travers les avatars dépend en fait de lui. Le dialogue établi entre les deux avatars est entièrement détourné du domaine physique.

Le travail de Neustetter avec les connexions est illustré dans son œuvre relation IV, incluse dans l’exposition In Motion (2010). Cette œuvre est une impression numérique de performances réalisées avec un logiciel sensible à la lumière. Le logiciel, développé par Bristow, permet à Neustetter de produire un tracé numérique lumineux des performances. L’image d’ordinateur est utilisée pour suivre la lumière et dessiner une ligne allant d’une lumière particulièrement brillante à la suivante, créant ainsi un dessin de lumière. Neustetter s’est rendu compte qu’il dessinait l’espace… autour des choses, que la source de lumière pouvait se connecter et que, au fond, il captait le temps et l’espace en observant l’espace négatif autour des objets ou des mouvements (interview). La ligne semble ainsi former des connexions et un itinéraire semble être transposé par le logiciel.

Le mode de commissariat de Bristow résulte de sa recherche. Ceci transparaît dans l’exposition Internet Art in the Global South (l’art d’Internet dans le Sud global) (2009), dont elle a été commissaire pour la Joburg Art Fair en 2009. Cette exposition (3), qui est encore visible aujourd’hui, se compose d’un site Web autour d’un dispositif de visualisation et de liens vers des œuvres sur Internet issues de divers pays du Sud, principalement d’Amérique du Sud, d’Inde, de Corée et d’Afrique du Sud. Bristow a utilisé le réseau international Upgrade (un réseau mondial de militants associatifs et d’artistes du numérique) comme plateforme pour inviter les artistes à soumettre des œuvres d’art, sélectionnées sur la base de lignes thématiques similaires. Cette mise en réseau et la méthode utilisée pour le commissariat illustrent la façon dont le support permet d’établir un dialogue global. C’est l’une des premières collections marquantes de Netart dans les pays du Sud et qui aborde la question cruciale du support quand il s’agit de la marginalisation et des avancées du monde premier. Une collection comme celle-ci permet une approche critique du support dans une perspective adaptée à la fois aux artistes et aux spectateurs.

Internet Art in the Global South. Capture d’écran du site : www.digitalarts.wits.ac.za/jafnetart/. Avril 2013. Photo: D.R.

Bien que le projet ait été présenté dans le cadre d’une manifestation d’art contemporain, Internet s’est avéré un support peu attrayant pour le public. Ce sentiment se retrouve dans l’ensemble des galeries et la partie commerciale de la scène sud-africaine de l’art contemporain. Ce constat étant fait, l’exposition en ligne, après la Joburg Art Fair, s’est avérée être une ressource intéressante et un reflet du support utilisé dans les pays du Sud. La nature du support permet aux réseaux de se constituer du fait qu’Internet est intrinsèquement fondé sur des hyperliens et de l’hypertexte qui créent des connexions et font circuler les informations. Bristow envisage de réitérer cette expérience à plus grande échelle.

Les deux artistes œuvrent à générer la narration à travers l’information, et des liens se tissent entre les œuvres d’art qui accompagnent le spectateur dans un voyage à travers un espace-temps donné. La perception de leur propre position globale en tant que citoyens du monde (selon Neustetter) permet un engagement ciblé vis-à-vis des concepts tels que la cartographie, le déplacement, les réseaux, la translation et les récits. Il en est de même pour le commissariat d’art et la recherche relative au support que sont les autres activités de Bristow.

La théorie de Bourriaud ne s’applique pas seulement à la pratique artistique, elle est aussi le reflet d’une dynamique mondiale. Elle suggère la manière dont cette nouvelle modernité et la mondialisation pourraient être abordées par des artistes. Dans son article Deriving Knowledge (Connaissance dérivée) (2009), Sarah Smizz observe que le déplacement devient une méthodologie et un point de vue par opposition à un style. L’Altermodernisme ne définit pas nécessairement un style esthétique ou une « tendance » spécifique, mais plutôt un mode de pensée et de perception qui devient une esthétique. Cette esthétique est présente dans les œuvres de Neustetter et Stern tout comme dans le commissariat de Bristow et son approche du support. Smizz ajoute que l’Altermodernisme permet aux artistes des nouveaux médias (beaucoup se référant à l’hyperlien/hypertexte comme processus de pensée) de se connecter à des récits et à une translation dynamique, ainsi qu’à des thèmes récurrents ancrés dans l’œuvre des praticiens.

Bien que cette théorie soit juste à bien des égards et qu’elle offre des éclairages pertinents, l’Altermodernisme reste quelque peu idéalisé. La théorie de Bourriaud ne saurait être décrite comme fondamentalement « erronée », mais elle recèle deux aspects problématiques. D’abord, les aspects de la théorie de Bourriaud qui englobent et incluent tout font de l’Altermodernisme un postulat quelque peu irréaliste. Ensuite, Bourriaud a conçu une théorie générale à partir du « centre » sur une dynamique globale qu’il perçoit comme existant dans un monde « dé-centré ». Tout le monde n’a cependant pas la possibilité d’évoluer dans ce monde « dé-centré » décrit par Bourriaud; tous ne sont pas capables d’adopter le style de vie mobile qui aboutit à l’Altermodernisme et certaines personnes sont obligées de migrer et de voyager à travers les continents. Cette mobilité est très différente de celle décrite par Bourriaud et de la mobilité des praticiens cités en exemple.

Il se peut que l’Altermodernisme ne concerne pas autant de personnes que Bourriaud le pense. Si l’on adopte cette théorie, on se doit d’en considérer les écueils. Il serait en outre utile d’affiner son adaptation critique si on souhaite l’utiliser comme cadre de réflexion. Elle forme toutefois un cadre essentiel pour l’art numérique et plus particulièrement pour les artistes d’Afrique du Sud qui évoluent dans une société multiculturelle et multilingue. Le support numérique offre aux praticiens un moyen alternatif de découvrir des cultures différentes, d’un point de vue à la fois géographique et historique. Les artistes dont on parle ici explorent des thèmes rendus accessibles par une dynamique et une culture mondiales. La théorie Bourriaud illustre ce point et permet de se mouvoir à l’intérieur de cette dynamique et au-delà.

Carly Whitaker
Spécialiste de l’interaction numérique, artiste, enseignante et chercheuse à l’Université du Witwatersrand (Johannesburg, Afrique du Sud)
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013