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Digital Art Vanishing Ecosystem

Comment une archéologie du bug et la construction de machines dysfonctionnelles ou a-fonctionnelles rendent-elles compte des questions d’émergence et d’obsolescence, du rapport entre analogique et numérique, entre hardware et software, entre nouveaux média et média vintages ?

Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace, 1968. Photo: D.R.

Dans le cadre du programme d’archéologie des média P.A.M.A.L. de l’E.S.A.A., le projet de recherche D.A.V.E. (Digital Art Vanishing Ecosystem) (1) constitue le contre-point du projet H.A.L. dédié à la conservation des œuvres d’art médiatiques et numériques (2). Alors que ce dernier s’intéresse à la question de la pérennisation des dispositifs médiatiques, D.A.V.E. se préoccupe de ce qui ne perdure pas, aussi bien du côté de la création, de l’émergence des concepts et des formes, que de celui de la destruction, de l’obsolescence.

Bien que leurs objectifs semblent opposés, H.A.L. et D.A.V.E. sont des partenaires complémentaires et indissociables. H.A.L. a besoin de D.A.V.E. En effet, comment comprendre la préservation d’un dispositif si l’on ne se prémunit pas contre les possibilités illimitées d’obsolescence ou d’émergence de phénomènes inattendus qui viendraient mettre en péril la pérennité espérée ? Comment H.A.L. peut-il envisager la question de la stabilité fonctionnelle si D.A.V.E. n’affronte pas celles de la dysfonction et du bug ?

Comment s’y retrouver dans l’enchevêtrement des couches de hardware et de software que l’on met à jour dans l’archéologie d’une œuvre médiatique, si l’on ne dispose pas d’un appareillage visant à appréhender la dimension du wetware (3), ou encore la frontière, toujours mouvante, entre les registres de l’analogique et du digital. Inversement, D.A.V.E. a besoin de son alter-ego H.A.L.; de même, si la performance a pu acquérir son statut propre en lien avec la question du statut de l’objet d’art, les temps longs de l’histoire forment le paysage dans lequel les phénomènes évanescents s’inscrivent.

Les trois champs de recherche de D.A.V.E.
Tout d’abord, les questions d’émergence et d’obsolescence sont bien sûr liées à celle de la temporalité. En particulier, il s’agit d’envisager comment la réactivation de média anciens permet de mesurer leurs effets à l’aune des nouveaux média. Mais ce champ est très vaste et couvre aussi bien la question de la discontinuité dans l’histoire — l’un des thèmes de prédilection de l’archéologie du savoir (4) —, que celles de la répétition, des cycles de hype ou de Kondratiev (5), des bursts (6), de l’anachronisme, de l’irréversibilité, des inversions temporelles et autres anfractuosités, arythmies et échelles dont le spectre s’étend du performatif à la dimension historique de l’archive.

Par ailleurs, en lien avec la stabilité fonctionnelle, sans laquelle il n’est pas de préservation possible des œuvres médiatiques, D.A.V.E. s’interroge sur les limites du fonctionnel, du modulaire. Par exemple, grâce à la production de machines médiatiques, le projet explore le bug, le glitch, le dysfonctionnel ou l’inutile. Ces expérimentations s’inscrivent dans le contexte des stratégies économiques ou industrielles et de leurs crises, ainsi que des usages et de leurs perversions.

Enfin, D.A.V.E. aborde le rapport entre hardware et software, entre matériel et immatériel, ou encore, entre analogique et digital. Là encore, le champ est immense. Une des pistes concerne les interfaces neuronales, qui établissent une relation entre une « technologie wetware » datant de millions d’années et les représentations digitales contemporaines.

Temporalité et place de l’artiste dans une archéologie des média
D.A.V.E. s’intéresse donc aux phénomènes temporels mystérieux et contre-intuitifs. Peut-on, par exemple, concevoir une situation symétrique dans laquelle les phénomènes d’émergence et d’obsolescence se trouveraient sur un même pied d’égalité ? En inversant le film du temps, une obsolescence devient une émergence et réciproquement.

Si on repère ici une certaine réversibilité, on peut aussi saisir que le passé serait aussi imprévisible que le futur. Situation étrange qui inverserait les perspectives : si la conservation préventive tente de réduire les incertitudes sur l’évolution future de l’écosystème d’une œuvre, comment appréhender des situations où ce n’est pas tant le futur qu’il s’agit de prédire, mais le passé ? La psychanalyse, par exemple, débouche sur le constat que le passé du sujet se construit plutôt qu’il ne se reconstruit. Le futur, lui, est marqué par le destin, ce « point aveugle » du sujet qui détermine la répétition à l’œuvre dans l’inconscient.

Récemment, des chercheurs en digital humanities ont lancé un programme de recherche sur la reconstruction historique de la ville de Venise grâce aux big data (7). Il s’agit de simuler, à partir de modèles évolutifs et de données historiques partielles, les évolutions possibles de la ville depuis une époque révolue, selon des temporalités multiples. Les lignées historiques pour lesquelles la simulation reproduit la Venise contemporaine sont considérées comme acceptables. Il suffirait alors de sélectionner la ligne temporelle la plus probable pour avoir une reconstruction archivistique et médiatique de Venise possédant un certain degré de validité.

Si la psychanalyse a tiré les leçons de l’échec inévitable de la reconstruction historique, en y décelant l’irréductibilité du désir du sujet et la fonction duplice de l’idéal, qu’adviendra-t-il de cette impossibilité dans le champ des digital humanities ? Pourront-elles faire la part des choses entre l’histoire officielle, réécriture voire véritable opération de marketing, et la multiplicité des points de vue des sujets non officiels, dont l’histoire a perdu la trace ?

Un lien ténu se dévoile entre les big data, les temporalités mystérieuses chères à D.A.V.E. et l’archéologie des média. C’est en replaçant l’artiste en tant que sujet performatif au cœur de l’archéologie des média que l’on cernera l’impossibilité structurelle qui préside à ce domaine de recherche en devenir, impossibilité qui, peut-être, le fonde. Car, comme bien souvent, c’est l’assomption d’un impossible qui permet la fondation d’un nouveau champ d’investigation.

La machine de Shannon, reconstitution exposée dans le cadre des « Lois de non-conservation » de Christophe Bruno, en 2010, au Centre Georges Pompidou, lors des Rencontres Internationales Paris-Berlin-Madrid. Photo: © Christophe Bruno

Fonctionnel, dys-fonctionnel, a-fonctionnel
Cerner les limites du fonctionnel à l’ère du numérique et des réseaux nous conduit inéluctablement vers les notions de bug et de glitch. Un article est consacré à l’archéologie du bug (8) et, dans le cadre de D.A.V.E., une installation a été réalisée (9). Dans cet article introductif, nous nous intéressons à un dispositif lié à l’absence de fonction, plutôt qu’à la notion de dysfonctionnement. Il s’agit de la Useless Machine de Claude Shannon.

Le mathématicien américain Claude Elwood Shannon (1916-2001) est le fondateur de la théorie de l’information (10) et de la cryptographie. Notre ère digitale lui est largement redevable, car c’est à lui que l’on doit le terme de bit, quantité minimale d’information transmise par un message, unité de mesure de l’information. Mais Shannon est aussi connu pour ses nombreux hobbies, comme la jonglerie, la pratique du monocycle ou l’invention de machines farfelues comme cette Useless Machine, machine sans finalité appelée aussi Ultimate Machine, construite à partir d’une idée que Marvin Minsky, aujourd’hui spécialiste américain des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle, eut en 1952.

La machine est une boîte possédant un interrupteur bien visible. Lorsque l’on actionne l’interrupteur, une trappe s’ouvre sur le dessus de la boîte. Il en sort un bras articulé dont l’extrémité vient buter sur l’interrupteur pour le mettre en position arrêt. Le bras retourne alors rapidement dans la boîte et la trappe se referme. Ainsi, la seule fonction de cette interface homme-machine des plus élémentaires est de s’éteindre elle-même.

Ce dispositif autiste se situe quelque part entre communication et non-communication, entre utilité et absence d’utilité et sa spécification, sa cause réside dans sa propre extinction, sorte de présentification mécanique d’une pulsion de mort. La symétrie manifeste entre « on » et « off », « zéro » et « un », pour faire référence à la notion de bit, ou encore entre création et destruction, met aussi en miroir l’homme et la machine, prêtant à cette dernière l’embryon d’une volonté d’autonomie.

De manière étrange, une vague de « Machines Ultimes » a surgi sur YouTube vers 2010. À cette même époque, j’avais exposé un exemplaire dans le cadre de l’un de mes projets (11), et son inclusion dans le projet D.A.V.E. parut évidente. D’autres installations sont en cours de réalisation à l’E.S.A.A., dont cette machine est une des sources d’inspiration (12).

Entre hardware et software.
Les débuts de l’ère numérique nous avaient habitués à la transition apparemment inéluctable de l’économie matérielle vers l’ère de l’immatériel, comme au remplacement progressif des fonctions humaines par des logiciels de plus en plus sophistiqués. En réalité, le rapport entre le registre analogique et celui du digital est complexe et mouvant, comme en témoignent les divers mouvements artistiques et culturels dédiés aux questions de « re-matérialisation » ou de « post-digital ». De même, la frontière entre hardware et software est instable.

Dans un processus inverse à celui de la dématérialisation, et peut-être moins remarqué, ce qui était software devient progressivement hardware. Il suffit de voir comment ce qui était autrefois un logiciel est devenu un service Web, puis une application mobile, pour se transformer finalement en nouveau hardware : Google Glasses, montres connectées, drones, etc. Les exemples ne manquent pas et la disparition complète du Personal Computer tel que nous le connaissons depuis plusieurs décennies, hardware unique qui contiendrait tous les softwares, semble se dessiner. Aujourd’hui, les logiciels s’incarnent dans de nouveaux organes, dessinant les prémices de ce que d’aucuns appellent le « post-humain ».

À l’ère des réseaux, un autre exemple peut nous aider à prendre du recul par rapport à ces questions. Il est tiré d’une étude scientifique sur la notion d’ »horizon informationnel » (13) et est lié à la notion de « force des liens faibles » (14), essentielle dans la théorie contemporaine des réseaux (15). Imaginez une personne cherchant à obtenir une information fraîche à partir du réseau de connaissances dans lequel il évolue. Selon le modèle des « liens faibles », cette information viendra préférentiellement d’une connaissance qui n’appartient pas directement au groupe de connaissances proches de la personne, mais qui évolue dans communauté distante.

La raison en est que dans la communauté immédiate, l’information est en quelque sorte saturée. La fonction que cette communauté incarne s’est stabilisée autour d’une circulation d’information où la nouveauté peine à émerger, tout y est devenu en grande partie prévisible. Dès lors, l’information fraîche n’y parvient que difficilement, et notre individu en mal d’hétérophilie, pour obtenir plus rapidement l’information neuve, va chercher à « re-cabler » son groupe d’amis afin d’inclure la source qui l’intéresse… jusqu’à ce que cette nouvelle communauté soit à son tour saturée.

En interprétant le réseau de connaissance en terme de hardware et l’information qui y circule en terme de software, nous voyons que la structure hardware se modifie afin que le software, le module fonctionnel que constitue la communauté, puisse se réactualiser. Comme décrit précédemment, la couche immatérielle influe sur la structure de la couche matérielle.

Ces questions sont à la croisée de plusieurs champs. Tout comme l’exemple de la reconstruction de la ville de Venise, elles établissent un pont entre les questions de préservation, d’archéologie des média, et celles de théories des réseaux et de big data. Elles permettent également d’envisager un lien avec la question du wetware et notamment celles des interfaces neuronales, objet de travail d’un des étudiants de l’E.S.A.A. (16).

Christophe Bruno
artiste et professeur à l’École Supérieure d’Art d’Avignon

(1) D.A.V.E. est sous la direction de Christophe Bruno. Avec la participation des étudiants de l’E.S.A d’Avignon : Julien Baylac, Frédéric Boutié, Maelle Caro, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat, Philomene Dupleix, Laura Garrassin, Sylvain Goutailler, Mona Forest, Chloé Tuboeuf. Consultant technique : Stéphane Bizet. La traduction française de l’acronyme est : Écosystème Volatile de l’Art Digital.

(2) Cf. les articles de Morgane Stricot, Lionel Broye et Prune Galeazzi, p. 96-101 dans ce même numéro.

(3) Le wetware est un terme construit par similarité avec ceux de hardware et du software pour évoquer les programmes sous-jacents à un organisme biologique, au sein du matériel génétique, des cellules ou du corps, le cerveau en particulier. Le terme aurait été forgé en 1987 par l’écrivain cyberpunk Michael Swanwick dans son roman Vacuum Flowers [Les fleurs du vide, Denoël / Présence du Futur, 1988. NDLR] et repris depuis par la théorie des média, notamment par Lovink (G.), Hardware, Software, Wetware, 17 juin 1996, www.nettime.org.

(4) Foucault (M.), L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969.

(5) Voir mes récents projets sur http://christophebruno.com

(6) Barabási (A.-L.), Bursts : The Hidden Pattern Behind Everything We Do, éd. Plume Books, 2011.

(7) Kaplan (F.), Venice Time Machine, 2013, http://vtm.epfl.ch/

(8) Bruno (C.), Guez (E.), « Une archéologie du bug », p. 32- 35, dans ce numéro.

(9) The Physical Impossibility of Bugs in the Mind of Someone Singing de Christophe Bruno, Laura Garrassin, Sylvain Goutailler. Ont également participé aux recherches préliminaires sur le bug : Frédéric Boutié, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat.

(10) Shannon (C. E.), « A mathematical theory of communication », The Bell System Technical Journal, Vol. 27, p. 379-423, 623-656, July, October, 1948.

(11) Les lois de non-conservation de Christophe Bruno, 2010, http://cosmolalia.com/non-conservation-laws/

(12) Claude Shannon’s Useless Machine, version formica vintage de Christophe Bruno, Maelle Caro, Philomene Dupleix, Mona Forest, Marvin Minsky, Claude Shannon, Chloé Tuboeuf. Consultants : Stéphane Bizet, Lionel Broye. Fabrication initiale de la machine : Frédéric Lepeltier. La relation entre D.A.V.E (le volatil) et H.A.L (le conservable) a également donné lieu au projet DAVE vs HAL de Maelle Caro, Philomene Dupleix, Mona Forest, Chloé Tuboeuf.

(13) Rosvall (M.), Information horizons in a complex world, Department of Physics, Umeå University, 2006. www.tp.umu.se/~rosvall/publications/rosvall-phd.pdf.

(14) Granovetter (M.), « The Strength of Weak Ties: A Network Theory Revisited », Sociological Theory 1, p. 201–233, 1983.

(15) Barabási (A.-L.), Linked : How Everything Is Connected to Everything Else and What It Means for Business, Science, and Everyday Life, 2è Ed., Plume Books, 2003.

(16) Souvenir écran de Julien Baylac. Développement Arduino/Processing : Stéphane Bizet, Julien Baylac. Projet en cours de développement.

Pour répondre à la question « qu’est-ce que l’archéologie des média » nous devons quelque peu l’adapter et penser en termes pluriels. L’archéologie des média est un domaine aux origines et contextes multiples : il serait difficile de la réduire à un seul format.

Paul Demarinis, Installation, Rome to Tripoli (2006). Photo: D.R.

La plupart du temps l’archéologie des média est perçue comme une recherche historique qui s’intéresse aux narrations alternatives, aux idées et aux technologies oubliées ainsi qu’aux corollaires et autres bizarreries de l’histoire des média (1). En tant que telle, elle s’est déployée en un riche corpus de travaux historiques et théoriques portant sur la culture pré-cinématographique et les inventions audiovisuelles alternatives qui interpellent notre compréhension de la culture des média dominants. Elle pose des questions à la fois empiriques et spéculatives  recourant au « et si ? », ce qui suppose d’envisager non seulement le développement technologique réel, mais aussi l’imaginaire des média : la manière dont les technologies des média, de la médiation et de la communication sont constamment intégrées à un vaste imaginaire culturel. En effet, l’archéologie des média porte sur la matérialité de la culture contemporaine définie par la science et la technologie sans que ses méthodes négligent pour autant l’imaginaire.

Aucun médium ne meurt jamais vraiment
L’archéologie des média découle notamment des travaux de Michel Foucault sur l’archéologie du pouvoir et de la connaissance, des excavations anciennes de Walter Benjamin dans les ruines de la modernité, de la nouvelle histoire du cinéma et du nouvel historicisme des années 1980 ainsi que, dès les années 1960, de l’idée émise par Marshall McLuhan que nous abordons l’avenir à travers un rétroviseur : avançant dans le futur technologique tout en regardant en arrière avec une version déformée des mythes du progrès promus par l’industrie de la technologie, dont la Silicon Valley. Elle englobe également les différentes études qui depuis les années 1990 ont cherché à comprendre les cultures numériques et des logiciels à travers le prisme du passé, les couches de l' »inconscient » de la culture des média techniques qui revient sans cesse nous hanter. En termes de culture populaire, nous pourrions parler de l’aspect hantologique (au lieu d’ontologique) dans la culture audiovisuelle, si bien défini par Mark Fisher (2) et, naturellement, d’un élément issu de l’influence de Derrida. Le propos de Fisher renvoie aux étranges disjonctions temporelles qui amalgament constamment une pulsion apparemment nostalgique à la persistance des choses disparues (mais toujours présentes de manière virtuelle) et ce qui est sur-le-point-de-se-produire. Cela fait déjà plusieurs années que dans les contextes technologiques, l’archéologie des média défriche un terrain similaire, par intérêt pour cette disjonction temporelle constante qui fait bouger, amalgame et brouille les catégories bien trop simplistes du nouveau et de l’ancien.

Nous vivons dans un contexte culturel qui s’enthousiasme pour le vieillot et le rétro. Du style des années 1980 remanié aux clubs d’écoute de vinyles en passant par les cassettes, les zines et autres discussions esthétiques sur des sujets tels que « le post-digital » tout cela signale que la résurgence de l’analogique est caractéristique de la culture contemporaine. En outre, l’archéologie des média fait écho au concept des « média morts » (dead media) forgé et développé par Bruce Sterling depuis la fin des années 1990 selon une cartographie paléontologique des fossiles des média culturels à laquelle s’ajoute une touche de « média mort-vivant », de « média zombies ». Cela permet d’arriver à la conclusion que les média ne meurent pas purement et simplement. Ils peuvent tomber en désuétude, être mis à l’écart et considéré comme obsolète — comme la disquette en tant que support de sauvegarde ou encore le théâtrophone en tant que système de communication —, mais ils ne disparaissent pas complètement. Par exemple, les montagnes de déchets électroniques agissent comme autant de rappels de la culture électronique, mais esquissent aussi des possibilités de réutilisation et de transformation des vieilles technologies des média à des fins artistiques (3).

Une anti-discipline
L’archéologie des média se positionne comme une discipline critique dans le champ de la production culturelle, mais il s’agit également d’une anti-discipline en ce qu’elle ne s’instaure pas dans un contexte spécifique : elle se meut et oscille entre les études sur le cinéma, les arts médiatiques, l’histoire culturelle de la technologie et la critique esthétique de la culture d’une manière qui en fait un outil dynamique pour comprendre les complexités du « nouveau » et de l’ »ancien ». En effet, on pourrait soutenir que l’archéologie des média nous permet de comprendre que nous ne vivons pas dans une culture des « nouveaux » médias, mais que des solutions resurgissent du passé et sont réinventées au cœur d’une culture aux temporalités multiples où l’obsolescence est en passe de devenir un facteur clé des technologies que nous utilisons — ou que nous avons cessé d’utiliser. De plus en plus, le vieux et l’usé forment le point de départ de nos réflexions sur la technologie et la culture à l’ère des média technique, mais aussi d’autres formes de réflexions comme, par exemple, ce qui touche aux imaginaires culturels tels que l’Afrofuturisme qui utilise l’idée de média imaginaires comme média de délivrance (4).

L’archéologie des média s’est développée grâce à de nombreux théoriciens, dont Erkki Huhtamo, Siegfried Zielinski, Wolfgang Ernst, Thomas Elsaesser et bien d’autres qui ne revendiquent pas forcément cette terminologie, mais dont la recherche a eu un impact significatif dans ce domaine. Ces chercheurs des média incluent par exemple Anne Friedberg, Lisa Gitelman et même Carolyn Marvin (5) qui, à travers sa recherche historique visionnaire sur la communication électrique, rappelle que les technologies anciennes ont elles aussi un jour été nouvelles. Ce renversement de la temporalité habituelle de la culture des média — traditionnellement obsédée par la nouveau avec une focalisation constante sur l’émergent — est devenu une caractéristique de l’archéologie des média. Wanda Strauven (6), théoricienne du cinéma basée à Amsterdam, a démontré que l’archéologie des média avait permis une critique de la temporalité en cartographiant différents ordres temporels à travers lesquels l’analyse des média peut s’opérer : 1) le vieux dans le nouveau; 2) le nouveau dans le vieux; 3) les topoï récurrents; ou 4) les ruptures et les discontinuités. Cette classification reflète les différentes « écoles » de l’archéologie des média d’Huhtamo à Zielinski, en passant par l’héritage de la Nouvelle Histoire du Cinéma d’Elsaesser.

Repenser la temporalité des média
Pour Huhtamo, par exemple, la notion de topoï récurrents — une expression qu’il emprunte à l’historien et archéologue E.R. Curtius — devient une manière d’interpréter les développements de la culture des média numériques à travers leurs formations antérieures. Même s’il reste un historien de la culture, Huhtamo tient à mobiliser les méthodologies propres à l’histoire pour comprendre le nouveau et l’émergent. L’existence des cultures de jeux interactifs est lue à la lumière d’innovations proto-interactives du 19ème siècle telle que le mutoscope; les discours relatifs à l’immersion sont réduits à leurs expressions premières au cœur de la stéréographie; le panorama mobile (7) est au centre de ses préoccupations en ce qu’il illustre une forme oubliée d’un médium dominant du passé. L’analyse de la culture des média ne devrait pas commencer par des évidences. On peut découvrir des éléments bien plus intéressants si l’on commence par un aspect étonnant et oublié qui, en tout état de cause, offre une nouvelle ouverture vers la situation culturelle de la modernité et les nouvelles technologies.

Au-delà d’Huhtamo ou, par exemple, des études historiques de Zielinski sur le « temps profond » (deep time) où les lieux de l’art rencontre la science et la technologie dans d’autres cultures non-occidentales, nous pouvons apprécier l’angle singulier adopté par la théorie allemande des média. Friedrich Kittler est souvent désigné comme le précurseur du concept des archéologies des média simplement pour une courte référence à la fin de son livre majeur Aufschreibesysteme 1800/1900 : toutes les bibliothèques sont des réseaux de discours, mais tous les réseaux de discours ne sont pas des livres (8). Ce que Kittler cherche à mettre en avant, c’est qu’une méthode archéologique à l’ère des média techniques doit absolument, si elle veut être crédible, concevoir les systèmes et dispositifs technologiques comme l’archive même qui conditionne les énoncés culturels. Ainsi, on ne « lit » pas simplement des conditions culturelles a priori, mais ces dernières sont comptées et calculées, ce qui renvoie à l’importance de l’ordinateur à l’ère de Turing. Kittler partage beaucoup avec Foucault, mais il ajoute une quantité considérable de détails techniques à l’analyse des épistémès de 1800 et 1900. L’archéologie peut même devenir une forme de piratage. La descente dans les profondeurs archéologiques qui définissent la culture contemporaine ne se fait plus seulement à travers l’archive historique, mais à travers l’archive technologique : en ouvrant le boîtier, en examinant les circuits imprimés, en recâblant, piratant et transformant.

Gebhard Sengmüller, VinylVideo-project (1998). Photo: © VinylVideo Inc.

De manière connexe, autre écrivain basé à Berlin, Wolfgang Ernst affirme que cet aspect relatif au nombre et au calcul distingue l’archéologie des média de la « simple » histoire des média. Il s’agit en effet de l’intervention de la machine en tant que support des aspects non-sémantiques de la réalité culturelle traités par les média techniques. Ernst met l’accent sur le fait que l’archéologie des média devient un non-récit, une méthodologie non-linéaire qui perçoit la préservation des média technologiques comme s’inscrivant dans la durée de vie de la machine (9). En d’autres termes, au lieu du temps historique des média et des récits de l’action humaine parcourant les événements sur une échelle macroscopique, il s’intéresse à la micro-temporalité ainsi qu’à la nature critico-temporelle des média techniques. C’est ce qu’il appelle l’Eigenzeit de la machine : les machines ne s’inscrivent pas seulement dans le temps, mais elles produisent du temps. Les révolutions du disque dur, les pings de réseaux, les propres temporalités de la machine pourraient échapper à la perception humaine, mais elles n’en sont pas moins réelles. Une caractéristique qui s’impose dans l’archéologie des média de Wolfgang Ernst est la manière dont elle préconise la nécessité de comprendre les racines scientifiques des technologies des média. Il peut s’agir du tube électronique (pour la radio, les ordinateurs, etc) ou de tout autre élément essentiel, qui soutient son idée qu’au cœur de leur histoire, les technologies des média sont aussi des instruments de mesure.

L’archéologie des média mobilise des artistes, des collectionneurs, des chercheurs…
Il est clair, même à partir des brefs exemples exposés ci-dessus, que la question « qu’est-ce que l’archéologie des média » doit être posée ainsi : combien y a-t-il d’archéologies des média ? Nous devons être conscients des multiples étapes et des origines de l’archéologie des média en tant que champ étendu plutôt que méthodologie unique. Outre le travail textuel, historique et théorique une particularité s’ajoute à la prise de conscience du riche ensemble que constitue la pratique de l’archéologie des média. En un sens, on peut dire que l’archéologie des média est menée par des collectionneurs (souvent d’instruments pré-cinématographiques et autres collections allant de plaques de lanternes magiques à des appareils, mais aussi des informations contextuelles) qui comprend aussi des théoriciens comme Huhtamo ou, dans un autre genre, Wolfgang Ernst, dont l’institut berlinois accueille la collection des « fonds archéologique des média ».

Par ailleurs, l’archéologie des média est mobilisée par les praticiens : les artistes et autres adeptes de l’ »ingénierie inversée » (reverse engineers) qui s’intéressent à la reconstruction de vieux outils technologiques pour explorer le passé des média dans le cadre d’une enquête a-temporelle : l’ancien et le nouveau perdent du sens lorsqu’ils sont dans des catégories distinctes. Parmi ces praticiens, on trouve Paul Demarinis, Jeffrey Shaw, Michael Naimark et Luc Courchesne qui ont exploré des outils anciens et des mondes imaginaires à travers leur travail artistique sur les média (10). De même, de récents projets réalisés par Gebhard Sengmüller, Garnet Hertz, Rosa Menkman et bien d’autres puisent explicitement leur inspiration dans l’archéologie des média pour explorer l’obsolescence, l’esthétique glitch des accidents technologiques, les remédiations de la perception technologique des média et d’autres formes de mondes temporellement désarticulés dans lesquels les arts médiatiques rencontrent les archives, qui elles-mêmes croisent la théorie culturelle. En effet, l’archéologie des média étudie aussi les redistributions pratiques du temps, comme cela se fait dans les arts médiatiques et la pratique créative, dans les archives traditionnelles et numériques, dans le DIY et le circuit bending qui recyclent, et remixent la technologie obsolète, tout comme ils étudient les conditions esthétiques, économiques et politiques des média techniques.

L’archéologie des média s’opère dans les laboratoires artistiques où le matériel et les logiciels sont piratés et en accès libre, mais aussi dans dans les laboratoires théoriques dédiés à l’expérimentation de concepts et d’idées. C’est l’une des richesses de l’approche qui ne se cantonne pas seulement à l’histoire des média ou du cinéma, à la théorie des média et aux arts médiatiques. En parallèle à d’autres discussions récentes portant par exemple sur l’écologie des média, le post-digital, l’accelérationnisme et le nouveau matérialisme, l’archéologie des média constitue l’un des domaines clés des média contemporains et des études culturelles. Ce qui la différencie d’une quelconque théorie polémique à la mode, c’est qu’elle produit également de la recherche historique tangible qui aura des conséquences durables : des fouilles dans le passé, mais aussi un héritage qui lie entre eux différents passés et futurs. Je crois qu’un excellent moyen de comprendre les complexités archéologiques des média de notre temps est donné, à partir d’un contexte différent, chez Michel Serres et sa discussion avec Bruno Latour.

Au-delà de l’axe « plus tôt, plus tard » du temps linéaire
Ce qui ressort de l’une des parties les plus intéressantes du débat, c’est que nous devons être outillés pour appréhender une vision complexe et poreuse du temps qui ne s’écoule pas dans une seule direction. Serres parle de la « variété multiplement pliable » comme d’une caractéristique de cette façon non-linéaire de comprendre la temporalité. C’est ce qui caractérise des technologies comme les voitures, par exemple, qui ne sont que contemporaines ou « nouvelles » en tant qu’agrégats de diverses idées scientifiques et technologiques temporellement disparates. De l’invention de la roue au Néolithique à l’électronique numérique récente, la voiture est en soi un assemblage. Nous imaginons que nos cultures technologiques sont modernes, contemporaines voire évoluées, mais ces approches ne sont que des simplifications. Au lieu de cela, Serres apporte un soutien philosophique important aux projets qui cherchent à complexifier les notions de temporalité : nous faisons sans cesse en même temps des gestes archaïques, modernes et futuristes. […] Cet objet, cette circonstance sont donc polychroniques, multitemporels, font voir un temps gaufré, multiplement plissé (11).

Serres n’est pas un archéologue des média, mais son enseignement reste crucial pour comprendre le potentiel de l’archéologie des média. Ce qu’il y a de positif dans les pratiques média-archéologiques, c’est qu’elles nous obligent à penser le temps comme étant plissé. Au-delà de l’axe « plus tôt, plus tard » du temps linéaire, le temps se propage dans toutes les directions. Ceci alors que la plupart des grands débats de société au sujet des machines et de la technologie consistent à dicter aux gens ce qui est nouveau et ce qui est obsolète et à trouver des moyens subtils pour imposer de telles catégories — à travers le marketing, la législation et la politique. Ainsi, pour résumer, l’archéologie des média a une mission plurielle qui consiste à  démêler les nouveaux contextes des découvertes et des technologies des média passés afin de déjouer les vues trop simplistes du progrès technologique. C’est pourquoi des outils de communication issus des collections des jésuites ou les multiples inventions du XIXe siècle (comme les phénakistiscopes, les mutoscopes ou les zootropes) permettent de comprendre l’histoire des média autrement que comme la simple histoire des média de masse. De même, sa fonction philosophique réside dans le dépliage de nouveaux moments de temporalité complexe, comme exposé ci-dessus. C’est pourquoi encore l’archéologie des média oscille entre la recherche historique des média et la théorie culturelle de la vie technologique. Au cœur de ses multiples théories qu’elle produit en tant que moteur théorique des média, l’archéologie des média engendre une multiplicité d’archéologies qui circulent dans les contextes contemporains de la théorie et de l’art.

Jussi Parikka
professeur des cultures et esthétiques technologiques à l’Université de Southampton (École d’art de Winchester)
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014
(traduit de l’anglais par Valérie Vivancos, relecture par Emmanuel Guez)

(1) Cf. Huhtamo (E.) et Parikka (J.) (ed.), Media Archaeology. Approaches, Applications, Implications. Berkeley, University of California Press, 2011. Voir aussi Parikka, What is Media Archaeology ?, Cambridge, Polity, 2012.

(2) Cf. Fisher (M.), « What is Hauntology?” in Film Quarterly, vol. 66, No. 1, p. 16-24, 2012.

(3) Cf. Hertz (G.) et Parikka (J.), “Zombie Media: Circuit Bending Media Archaeology into an Art Method” in Leonardo vol. 45 (5), p. 424-430, 2012.

(4) Kluitenberg (E.), “On the Archaeology of Imaginary Media” in Media Archaeology, eds. Huhtamo and Parikka. Berkeley, University of California Press, p. 65.

(5) Cf. Marvin, (C.) When Old Technologies Were New. Thinking about Electric Communication in the Late Nineteenth Century. Oxford, Oxford University Press, 1988.

(6) Cf. Strauven (W.) “Media Archaeology: Where Film History, Media Art and New Media (Can) Meet” in Preserving and Exhibiting Media Art: Challenges and Perspectives, ed. Noordegraaf (J.), Saba (C.), Le Maître (B.) & Hediger (V.). Amsterdam, Amsterdam University Press, p.59-79, 2013.

(7) Cf. Huhtamo (E.), Illusions in Motion : Media Archaeology of the moving Panorama, Cambridge, The MIT Press, 2013.

(8) Kittler (F.), Aufschreibesysteme 1800/1900, Wilhelm Fink Verlag 1987, p. 429.

 

(9) Cf. Ernst (W.), Digital Memory and the Archive. Ed. With an introduction Jussi Parikka. Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013.

(10) Cf. Huhtamo (E.), « Art in the Rear-View Mirror: The Media Archaeological Tradition in Art” (à paraître en 2014).

(11) Cf. Serres, (M.) Éclaircissements : cinq entretiens avec Bruno Latour, François Bourin, 1992, p. 92.

septembre / novembre 2014


> Édito :

Retour Vers Le Futur

Nos premiers ordinateurs sont désormais au musée. Et nous sommes effarés par les faibles capacités de ces machines, avec leurs écrans cathodiques noir et vert, qui ont symbolisé le futur immédiat dans les années 80/90. Comparées à nos smartphones à écrans tactiles, leurs possibilités techniques et créatrices nous semblent bien dérisoires. Il en sera de même pour tous les artefacts électroniques de ce début du XXIème siècle. Et après, également. C’est une histoire sans fin qui ne fait que commencer.

C’est pour cela qu’il est temps de regarder en arrière. De contempler ces machines reléguées dans les oubliettes du passé qui ont permis à des pionniers, mi-artistes mi-techniciens, de défricher de nouvelles formes d’expression, de création. De faire en sorte que leurs réalisations demeurent visibles, perceptibles, au-delà des contraintes techniques, malgré le fait que leur environnement technologique soit en voie de disparition.

Faire en sorte que cette mémoire encore un peu vive ne devienne pas une mémoire morte… C’est à ce travail de mémoire — mémoire technique et mémoire artistique — que nous convie Emmanuel Guez, rédacteur en chef invité avec l’École Supérieure d’Art d’Avignon, au travers de ce numéro.

Un travail d’archéologie car il s’agit bien de mettre au jour, en lumière, des protocoles Internet oubliés, de l’électronique ancienne, des vieux pixels aux couleurs incertaines, etc., à une époque où l’on ne cesse de mettre à jour, dans l’urgence renouvelée, des logiciels pour des appareils à l’obsolescence programmée. Un travail de conservation pour éviter que l’art numérique ne se « fossilise » comme la fameuse et énigmatique pile électrique de Bagdad…

Un travail de passeur pour éviter que nos machines et nos créations ne deviennent incompréhensibles aux générations à venir; à l’image récente de ces enfants et adolescents « 2.0 » complètement déroutés par l’utilisation d’un walkman ayant appartenu à leurs parents… Ce qui relative par ailleurs la portée du design appliqué et/ou des fonctions supposées intuitives. Mais c’est une autre histoire…

Laurent Diouf – Rédacteur en chef

> Sommaire
Archéologie / Recyclage / Vintage
Exposition / Médiation / Écosystème
Conservation / Préservation / Ingénierie

> Remerciements
MCD remercie tout particulièrement Emmanuel Guez et les étudiants de l’École Supérieure d’Art d’Avignon qui ont participé à la rédaction de ce numéro.