Archive d’étiquettes pour : Afrofuturisme

Les pionniers

Trois jours. Pas plus… Un court laps de temps pour découvrir l’exposition Camer Crypto-Art, les pionniers, qui s’est tenue au Théâtre de la Ville de Paris dans le cadre de Focus Cameroun 3. Danse, théâtre, musique, mode, photographie et crypto-art… Cet événement organisé par l’Ambassade de France et l’Institut Français du Cameroun a pour but de faire connaître la créativité artistique de ce pays de l’Afrique centrale.

Yvon Ngassam, Imany & Alioune, World’s most influential people (2030-2040). Photo : D.R.

En fait, plus qu’une expo, Camer Crypto-Art est avant tout la restitution d’une « crypto résidence » baptisée Correspondances. Portée par Ox4rt, structure de conseil, curation, expositions et accompagnement en Cryptoart, NFT et Métavers, cette initiative est placée sous la responsabilité d’Albertine Meunier, Benoît Couty et Thuy-Tien Vo.

L’objectif de la résidence était donc d’accompagner des artistes plasticiens camerounais vers l’art numérique et le crypto-art. Ils sont une vingtaine à avoir ainsi basculé dans le métavers et, pour certains, à avoir métamorphosé leur démarche artistique en dialoguant avec une intelligence artificielle.

Boudjeka Kamto. Triplets trying to reconnect world and people… Photo : D.R.

Le profil de ces artistes est très ancré sur les arts visuels : ils sont graphistes, peintres, réalisateurs, illustrateurs, etc. Tous ont déjà un style affirmé et un parcours remarqué, mais à la suite de cette résidence, leur travail a pris un autre relief et une esthétique nouvelle. De plus, en « enchaînant » chacune de leur création à un NFT, cela leur permet en toute autonomie d’exposer, de vendre ou d’échanger leurs œuvres numériques ainsi certifiées et rendues uniques.

Celles-ci étaient exposées sur les paliers du hall du Théâtre de la Ville qui donne sur la place du Châtelet. Les formes et couleurs qui brillaient sur les écrans sont sorties de l’imagination d’Alain Ngann, Alexandre Obam, Alt cohold, Beti Ophélie, Éric Takukam, Fotale, Marcelin Abu, Nyamah Musongo…

Annoora (Abbo Nafissatou). Voices of the forgotten. Résilience. Photo : D.R.

On « flashe » littéralement sur les silhouettes féminines d’inspiration himba, bété et massaï d’AJNart ainsi que sur les photos modifiées, augmentées, d’Annoora (Abbo Nafissatou) ; en particulier sa série Resilience sur la violence faite aux femmes. C’est également ce thème de la résilience qui a inspiré Nart M’Mounir (alias Mohamed Mounir Ngoupayou) pour ses photo-montages qui expriment la brutalité du monde.

Le qualificatif d’afrofuturiste s’impose pour quasiment toutes les œuvres présentées. Outre l’aspect à la fois traditionnel (afro) et high-tech (futur), il se dégage de ces représentations numériques un parfum dystopique et un sentiment dysphorique propre à notre époque.

Sam Franklin Waguia, Mythical Legend. Photo : D.R.

C’est particulièrement flagrant sur les superbes et inquiétants portraits réalisés par Sam Waguia. De même que les masques, statuettes et personnages 3D de Boudjeka Kamto, pourtant très « roots », mais qui semblent venir d’un ailleurs sombre et post-électronique…

Même impression avec Lejobist (aka Wilson Job Pa’aka) qui explore la notion d’avenir ancestral au travers de l’univers de la mode, là aussi avec de saisissants portraits de femmes qui ont l’air échappées d’un univers à la Mad Max… Verlaine Mba affirme également son identité africaine grâce à la mode, avec des mannequins au visage dissimulé par des masques et des tissus aux couleurs vibrantes.

Lejobist (Wilson Job Pa’aka), Nayaah, African futuristic fashion. Photo : D.R.

À l’opposé, Boris Nzebo a choisi de représenter des créatures non-humaines : un génie, un djoudjou qui cherche à réaliser ses rêves et un animal social dont la « chorégraphie » est une réponse aux transformations exigées par le récit urbain… Mais c’est le visage d’un Afrotopien, un homme avec des dreads et une coiffe circulaire fabriquées à partir de fragments de verre, que l’on voit sur l’affiche de l’expo. Elle est signée Yvon Ngassam, lauréat 2024 du Prix Non Fongible 237 décerné à un artiste numérique camerounais.

Yvon Ngassam, Kwami & Inaya, World’s most influential people (2030-2040). Photo : D.R.

Il s’est distingué avec une série « psychédélique » de 12 déesses au pouvoir hypnotique. Mais c’est encore une autre collection de portraits réalisés par cet artiste qui nous a fascinés. Des portraits du futur bien sûr. Celles de personnes les plus influentes au monde entre 2030 et 2040… Toute une galerie de personnages qui posent par deux avec une plastique mi-humaine, mi-statuaire, dans des tons noir et rouge-orangé. Des artistes, des icônes, des pionniers, des leaders, des innovateurs et des titans

Laurent Diouf

Verlaine Mba, Soul Davis, My African Culture. Photo : D.R.

PS: on peut retrouver tous ces crypto-artistes au travers de l’exposition collective Crypto Art / Crypto Bloom jusqu’au 22 juillet, à l’Institut Français du Cameroun à Douala et Yaoundé

Les aventures musicales de l’afrofuturisme

L’afrofuturisme est une bannière qui réunit plusieurs courants musicaux. Jazz, funk, afrobeat, hip-hop, rap, breakbeat, electro, techno… Soit les multiples facettes de la « musique black » moderne, même si ce terme est beaucoup trop réducteur. L’afrofuturisme n’est pas une musique noire, mais une musique du futur faite avec des machines par des musiciens noirs.

En fait, l’afrofuturisme déborde largement ce cadre musical. C’est un ensemble culturel, urbain et pluridisciplinaire, qui fait appel autant à la mythologie qu’à la bande dessinée, à la philosophie qu’à l’informatique, à la science-fiction qu’aux diasporas africaines, à la vidéo qu’aux fictions spéculatives… L’édition 2022 du Carnegie Hall’s citywide festival à New York rendait compte de cette effervescence.

Le Britannique d’origine ghanéenne Kodwo Eshun, journaliste, cinéaste et enseignant, a écrit un ouvrage de référence sur l’afrofuturisme, Plus brillant que le soleil : aventures en fiction sonore. Paru en 1998, ce livre vient enfin d’être traduit en français pour le compte des Éditions de la Philharmonie. La tâche fut ardue tant le style, heurté, s’apparente à un jeu d’écriture expérimentale où un flow de mots s’entrechoquent. Chose rare, à la mesure de la difficulté du texte, c’est la traductrice Claire Martinet qui en signe la préface.

Avec ses néologismes liés, si ce n’est rythmés, par une syntaxe disloquée, la lecture de ce livre s’apparente à un mix truffé de breakbeats et de samples. Il en reprend les codes. Kodwo Eshun truffe également son récit de références à Virilio, Baudrillard, Canguilhem, Deleuze, Foucault, Mumford, Nietzsche, Reich, Sartre… sans oublier Burroughs, Arthaud, W.E.B. Du Bois, Fanon, Paul Gilroy, Donna Haraway, Mark Dery et, pour la science-fiction, Ballard, Clarke, Delany, Dick, Gibson, Haldeman, Sterling…

Bien vite, donc, en entamant la lecture de cet ouvrage, on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une simple narration, pas de l’histoire linéaire d’un genre musical, mais le récit du mouvement (au sens mécanique) d’une « musique machine », d’une « musique alien ». Une Futurythmachine. Presque une mythologie du futur donc, dont les bardes s’appellent Sun Ra, Coltrane, Miles Davis, Herbie Hancock, Parliament, Public Ennemy, Dr. Octagon, Tricky, Scientist, Lee Perry, Underground Resistance, Phuture, Ultramagnetic MC’s, Goldie, 4 Hero… Au fil des pages, on a l’impression de réécouter en accéléré la bande-son des 40 dernières années : jazz « fission », dub, hip-hop, techno, drum-n-bass…

De fait, l’afrofuturisme est avant tout une musique qui allie technique et informatique. Une musique « futuriste », car c’est une musique de rupture, pétrie d’accidents, de scratchs, d’électroniques, d’échos, de mixes, de samples, etc. Les platines et tables de mixage formant une « terre neuve », selon l’expression de Lee Perry. Les sampleurs et logiciels de séquençage dessinant une « constellation de systèmes » dans laquelle navigue le producteur. L’afrofuturisme est une musique de contre-coup qui se déploie au fil de perturbations sonores… Et les phases de ce discontinum sont autant de chapitres du livre : afrodélie, skratchadélie, sampladélie, psychédélie, octophrénie, mixadélie

Ainsi, avec le dub nous rentrons dans un monde d’échos. Et au premier écho, l’écoute doit changer complètement. Il faut que l’oreille se lance à la poursuite du son. […] Impossible de rattraper la pulsation, les traînes sonores qui prennent un virage et s’évanouissent au bout d’un couloir. De King Tubby à Basic Channel, la cymbale est toujours hors de portée, toujours sur le point de basculer aux confins de la perception. Là où devrait se trouver le rythme, il y a de l’espace, et vice versa.

Outre l’écho d’autres perturbations, comme la distorsion, font aussi basculer la musique dans une autre dimension. La musique du futur est agravitaire, transcendante, en parfaite conjonction avec la désincarnation numérique en ligne. Les machines, du sampleur au vocodeur, ont bien changé la nature de la musique, réalisant le souhait d’Edgar Varèse cité par Kodwo Eshun : j’ai besoin d’un moyen d’expression entièrement nouveau, une machine à produire des sons (non pas à reproduire des sons).

En bonus, on découvre un entretien qui s’impose comme une véritable explication de texte. Remisant son langage cryptographique, Kodwo Eshun confirme en termes simples l’objectif de son livre : renverser les récits traditionnels sur la Musique noire. Et en révèle les éléments clés : McLuhan et Ballard. Concernant la notion d’afrofuturisme, il rappelle que c’est Mark Dery (l’auteur de Vitesse virtuelle : la cyberculture aujourd’hui) qui en est à l’origine. Mais c’est le journaliste Mark Sinker qui a creusé le sujet, à la suite de l’écrivain et musicien afro-américain Greg Tate qui s’intéressait à la science-fiction noire et à la musique black.

Plus brillant que le soleil est donc une analyse des visions du futur dans la musique, de Sun Ra à 4 Hero. L’un des fils rouges est la science du breakbeat. Dans ce grand bouleversement sonore, la sampladélie ouvre un continuum entre le son visuel et le son audio. Kodwo Eshun observe par ailleurs que les films d’action occupent la même strate que la skratchadélie. Ce sont les mêmes vélocités, les mêmes vecteurs, les mêmes sons. L’afrofuturisme est-il postmoderne ? La réponse de Kodwo Eshun est cinglante : Le postmodernisme ne veut rien dire en musique. Ça ne veut rien dire du tout. Ça ne veut plus rien dire depuis 1968 au moins, quand les premières versions ont commencé à sortir de Jamaïque…

Kodwo Eshun, Plus brillant que le soleil : aventures en fiction sonore (Éditions de la Philharmonie / collection La rue musicale, 2023)
Infos > https://philharmoniedeparis.fr

Carnegie Hall’s citywide festival

Un voyage dans le monde de l’afrofuturisme — une esthétique et une pratique en constante expansion — où la musique, les arts visuels, la science-fiction et la technologie se croisent pour imaginer des réalités alternatives et un avenir libéré au travers du prisme des cultures noires.

Durant cette édition 2022 du Carnegie Hall’s citywide festival, l’essence sonore de l’afrofuturisme est célébrée avec du jazz, du funk, du R&B, de l’afrobeat, du hip-hop, de la musique électronique, etc. Au-delà, dans toute la ville de New York, des organisations culturelles présentent une programmation multidisciplinaire qui touche les philosophies et disaporas africaines, la fiction spéculative, la mythologie, la bande dessinée, la physique quantique, la cosmologie, la technologie, etc.

La programmation propose également des projections de films, des expositions et des entretiens avec certains des principaux penseurs et créatifs de l’afrofuturisme. Initiation pour les uns et quête continue pour les autres, ce périple à travers l’espace et le temps va enrichir et revitaliser notre rapport aux nouveaux futurs et aux futurs passés.

Concerts, expositions, films, littérature et rencontres avec DJ Spooky, Flying Lotus, Sun Ra Arkestra feat. Kelsey Lu & Moor Mother, Nicole Mitchell & Angel Bat Dawid, Chimurenga Renaissance & Fatoumata Diawara, Carl Craig Synthesizer Ensemble, Theo Croker

> jusqu’au 10 avril, Carnegie Hall, New-York (États-Unis)
> http://carnegiehall.org/afrofuturism