Archive d’étiquettes pour : Afrique

(Johannesburg, Afrique du Sud)

Michelle Son met en scène l’univers quotidien des interfaces numériques, non sans humour, car selon elle la technologie est tout aussi séduisante que vicieuse. C’est grâce à cette distance que l’artiste préserve sa curiosité, cherchant à trouver des façons de « traverser » les nouvelles technologies au lieu de les éviter, afin de développer un langage personnel dans la forme et le sens au sein d’un monde façonné par le progrès technologique.

To Whom It May Concern (À qui de droit). Michelle Son. Installation interactive. Médias mixtes. 2010. Photo: © Michelle Son.

Michelle Son est née à Johannesburg en 1982, où elle vit et travaille. Après des études en design et graphisme, puis en technologie, à la Péninsule du Cap, et un master en Médias Interactifs numériques à l’Université du Witwatersrand et au Sandberg Instituut à Amsterdam en 2012, elle s’est intéressée à l’univers des outils et des interfaces numériques, dont elle explore la nature imposée.

En étudiant les outils numériques, tels que les logiciels propriétaires, dont Michelle Son se reconnaît elle-même être une esclave cybernétique, celle-ci remarque que l’usage courant de ces outils contribue à former une esthétique standardisée issue de stéréotypes visuels uniformisés. À partir de là, ses recherches et son travail se déclinent autour des implications de la nature imposée des interfaces sur les attitudes des utilisateurs.

Dans son travail de recherche, Antagonisme du modèle esthétique : les outils de la conscience, Michelle étudie la manière dont l’utilisation généralisée des outils, qu’ils soient algorithmiques ou cognitifs, pourrait présenter des alternatives à l’expression individuelle et aux modes de communication. De ce travail est née l’œuvre To Whom It May Concern (À qui de droit, 2010), présentée comme une métaphore de l’expérience « à sens unique » de l’utilisateur, imitant les relations entre le programmeur et l’utilisateur à l’intérieur d’un bureau. Les spectateurs étaient immergés dans un espace de travail hyperréaliste, qui les invitait à réfléchir sur leur propre rapport à la technologie.

To Whom It May Concern (À qui de droit). Michelle Son. Installation interactive. Médias mixtes. 2010. Photo: © Michelle Son.

 En exprimant mon scepticisme quant au numérique, j’ai pu faire face à mes sensations de malaise vis-à-vis de l’interface utilisateur grâce à une expérience sensorielle humoristique (bien qu’agaçante), dont le but était d’inciter les spectateurs, contrairement à leur approche habituelle, à remettre en question leur perception de la réalité en regardant de plus près la banalité des attitudes dans l’existence quotidienne.

 La satisfaction que j’ai trouvée dans l’observation et la critique des normes sociales à travers l’humanisation de ces relations invisibles, m’a encouragée à poursuivre ces explorations. Étant obligée de travailler en dehors de mon domaine de compétences, j’ai collaboré avec un ingénieur et un programmeur et c’est grâce à cette expérience que j’ai pu concevoir l’importance du partage de connaissances et de compétences entre les différents domaines.

Pour son master, l’artiste désire aller vers une compréhension plus profonde de l’esthétique par l’évaluation de la perception sensorielle humaine, c’est-à-dire des effets décisifs que les stimuli sensoriels (réels ou simulés) produisent sur la conscience et les émotions humaines. Terry Eagleton, théoricien et critique de littérature, affirme que l’esthétique est un discours originel du corps. C’est une forme de cognition s’opérant à travers le goût, le toucher, l’ouïe, la vue et l’odorat – l’ensemble des sens du corps humain.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.michelleson.co.za

To Whom It May Concern (À qui de droit). Michelle Son. Une main mécanique pressait la barre d’espace pour compter le nombre de visiteurs présents dans la pièce. 2010. Photo: © Michelle Son.

(Dakar, Sénégal)

Ibrahima Niang, dit Piniang, est un plasticien sénégalais qui travaille avec différents médias pour attirer l’attention sur des faits marquants de sa société, des inondations à l’occupation anarchique de l’espace public. Peinture, sculpture, installations vidéo et films d’animation, sont les outils pour se faire entendre.

Ibrahima Niang, dit Piniang. Photo : D. R.

Né en 1976 à Dakar, Piniang a étudié à l’École Nationale des Arts de Dakar (ENA) de 1995 à 1999, et suivi pendant deux ans une formation en multimédia et animation au studio Pictoon. Peintre, vidéaste, installateur et dessinateur, Piniang a su, au gré de stages et de résidences d’artiste, asseoir une certaine expérience dans le domaine du multimédia. Il vit et travaille à Dakar et est aujourd’hui chargé de cours en Arts numériques à l’ENA.

Ses œuvres ont été présentées dans de nombreux lieux de l’art contemporain en Afrique et dans le monde, notamment au Musée de Malmö (Suède), à la Fondation Blachère (Apt), au Musée Dapper (Paris), au Musée Princessehof à Leeuwarden (Pays-Bas), au Bronx Museum of the Arts (New York), ou encore à l’occasion des Biennales de Grèce et de Rennes, aux galeries IFA (Berlin), et M.A.I. (Montréal), lors d’Africa Animated UNESCO à Nairobi, ou encore d’ARESUVA 2007 à Abuja (Nigeria).

Il a remporté un « Ébène » au 5ème Festival du film de quartier (Dakar, 2003) avec son premier court-métrage d’animation No war no news, et été primé par la Fondation Blachère (Biennale de Dakar 2006), la Fondation Thamgidi (Pays-Bas) et dans le In et le Off de la Biennale de Dakar (1) en 2008. Il fait également partie des lauréats de la Bourse Cultures France 2010 (Visa pour la Création).

Touki. Ibrahima Niang. Atelier de réalisation du film d’animation, avec Kirsten Otzen Keck. Copenhague (Danemark), 2010. Photo : D. R.

Piniang s’implique totalement dans les problèmes quotidiens (inondations, pollution) des populations qu’il côtoie et qu’il tente de sensibiliser à travers sa création. Selon lui, la vidéo est un support très accessible à tous, qui favorise un esprit de partage dans une démarche communautaire, et permet de sortir des murs d’une galerie pour aller à la rencontre des populations visées. L’artiste travaille sur un projet de court-métrage de 3 minutes sur les contes, Kamakazi et l’arbre aux mille pouvoirs, avec des animateurs africains (Burkina-Faso, Sénégal, Guinée, Togo et Burundi) et des intervenants français (réalisation et création sonore).

Piniang pense que les arts numériques ont un grand avenir en Afrique du fait de l’éclosion des technologies de l’information et de la communication, qui deviennent de plus en plus accessibles (vidéo, photo, téléphones portables) et permettent aux jeunes artistes de s’ouvrir à ces formes d’expression. Cependant, il regrette que de nombreux artistes aient migré vers l’Europe, ou que des initiations à l’animation et à la vidéo ne soient pas proposées par les écoles d’art locales. Dans sa volonté de partager les savoirs, il désire créer un Laboratoire d’échanges entre plasticiens et vidéastes africains et mettre en place un Festival de films d’animation, destiné aux écoles primaires de Dakar et sa banlieue, avec notamment des ateliers thématiques de création.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.piniang.com

Nataal. Ibrahima Niang. Film d’animation, 2012. Photo : © Ibrahima Niang.

(Le Caire, Égypte)

La pratique de Khaled Hafez se décline sur plusieurs supports : peinture, vidéo, photographie, installation et approches interdisciplinaires, pour explorer les divers aspects – en particulier sociaux et politiques – de la complexe identité égyptienne.

A77A: On Presidents & Superheroes. Khaled Hafez. Capture d’écran de la vidéo. 2009. Photo: © Khaled Hafez.

Khaled Hafez est né en 1963 au Caire, où il vit et travaille. Il a étudié la médecine et a suivi des cours du soir aux Beaux-arts du Caire dans les années ’80. Après avoir obtenu son diplôme de médecine en 1987 et de médecin spécialiste en 1992, il a renoncé à la pratique médicale au début des années ’90 pour entamer une carrière dans l’art. Il a alors obtenu un master en nouveaux médias et arts numériques au Transart Institute (New York) et à l’Université du Danube de Krems (Autriche). Il a participé à de grands Salons internationaux et festivals de film depuis 2004. Ses œuvres, souvent primées, sont présentées lors de nombreuses expositions et dans d’importants musées, galeries et centres d’art internationaux.

Khaled Hafez y explore les thèmes de la mémoire intime, personnelle, la nostalgie, la migration et l’hybridité. Je crois que nous sommes à un moment de l’histoire où s’opère une transformation culturelle, entre autres des aspects visuels et conceptuels, et des croyances. L’artiste nous décrit l’Égypte d’aujourd’hui comme revivant une période révolutionnaire, où la pauvreté, l’analphabétisme et les pouvoirs en lutte constituent les nouvelles réalités du néo-colonialisme. Il pense que tout le continent africain vit (d’une manière ou d’une autre) dans une situation quelque peu similaire. Bien que, tout au long du XXe siècle, l’Égypte ait connu les lumières de la création artistique et des sciences qui ont rayonné à travers le continent, nous vivons aujourd’hui un moment de chaos social.

A77A: On Presidents & Superheroes. Khaled Hafez. Capture d’écran de la vidéo. 2009. Photo: © Khaled Hafez.

Il ajoute : c’est peut-être le moment de nettoyer et réaménager nos maisons, nos pays, de l’intérieur, et de tenter de trouver la nouvelle feuille de route qui puisse amener les citoyens à de meilleures conditions de vie. Les créateurs peuvent alors devenir des ponts entre l’Est et l’Ouest, et endosser le rôle de modèles dans leur pays. Le support numérique est accessible et démocratique et peut être magique pour ceux qui savent utiliser sa magie. Il a permis aux artistes de résoudre beaucoup de problèmes, comme la mobilité, la censure, et le coût des fournitures de base.

Trois œuvres vidéo sont particulièrement importantes dans sa carrière de vidéaste et réalisateur : Logic Idlers (2003), primée à la 6ème Biennale de Dakar en 2004 ; Revolution (2006), une commande de la 1ère Biennale de Singapour, qui se trouve aujourd’hui dans les collections de 4 musées ; et le projet A77A: On Presidents & Superheroes (2009), primé à la 9ème Biennale Photo de Bamako (Mali). Ces trois œuvres ont été grandement scénarisées et toutes interrogent la signification théorique que revêt la révolution égyptienne de 2011. Dans ces trois œuvres, j’ai exploré les notions d’identité locale, d’assujettissement, de tyrannie, d’histoire personnelle, de démocratie et de lutte pour le pouvoir. Ces œuvres étaient quasi-prémonitoires au vu de ce qui s’est passé plus tard, en 2011.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.khaledhafez.net

(Alger, Algérie)

Artiste plasticien, Ammar Bouras expose en Algérie et à l’étranger, depuis vingt ans, ses installations multimédias hybrides, où la vidéo et la photographie sont souvent présentées en murs d’images animées, de vidéos mouvementées ou de mosaïques photographiques, toujours au croisement de l’esthétique, du social et du politique. Dans son œuvre, la vidéo, support logique de son cheminement esthétique, est le médium privilégié, où il mêle peinture, photographie, sérigraphie…

TAG’OUT. Installation vidéo, multi-écrans. Hommage à Boudiaf 1. Tirage numérique. 2011. Photo: D.R.

Ammar Bouras est très présent sur la scène algérienne, notamment en 2009 au 1er Festival International d’Art Contemporain d’Alger (au Musée d’Art Moderne et Contemporain), et il est parmi les artistes les plus sollicités dans les événements internationaux, tels que Contact Zone au Musée National du Mali (Bamako) en 2007, le Doha Freedom and Creativity Festival (Qatar) en 2008, ou encore la 10ème Biennale de Sharjah (Émirats Arabes Unis), en 2011. Ses œuvres sont présentes dans plusieurs musées d’art contemporain en Afrique et au Moyen-Orient, ainsi que dans des collections privées internationales. Il co-signe avec Christian Lecompte l’ouvrage Poussières d’ange en 2003, et de nombreux textes de catalogues d’art lui sont consacrés; notamment sur ses œuvres Stridences Sangcommenttaire ? et L’être d’amour.

Né en 1964 à El-Milia (Algérie), Ammar Bouras vit et travaille à Alger. Ancien étudiant de l’École Supérieure des Beaux-arts d’Alger, il a été photographe-reporter pour plusieurs journaux algériens (Alger Républicain, Le Matin) de 1988 à 1993, pour ensuite enseigner la photographie aux Beaux-arts d’Alger de 1995 à 2006. Aujourd’hui encore, il est infographiste indépendant pour le journal El Watan Week-end.

Son activité de photographe, pratiquée dès les années ’90 sur le terrain d’une actualité tragique, l’a plongé de plain-pied dans un contexte politique qui va donner une nouvelle dimension et impulsion à son travail : par une approche critique de la politique; pouvoir, intolérance et violence des rapports humains deviendront omniprésents dans son œuvre. Les thèmes de prédilection d’Ammar Bouras sont toujours son quotidien, ses problématiques existentielles, tels que la vie, la mort, le rapport à l’autre et le besoin de l’autre, ou encore le politique.

Dès 1998, avec son premier ordinateur, Ammar Bouras découvrait les outils numériques et présentait sa première vidéo : Stridences Sangcommenttaire ?, un diaporama d’images fixes composé de photographies retouchées et d’articles de presse.

Selon l’artiste, la démocratisation des moyens de production et des outils numériques ne peut être que bénéfique pour la création artistique, si toutefois elle est accompagnée d’un travail de fond : un véritable enseignement et une volonté politique ouverts sur la notion d’art et de création, pour dépasser l’artisanat, le folklore, les effets et l’événementiel.

TAG’OUT. Installation vidéo, multi-écrans. Capture d’écrans. Photo: D.R.

Son œuvre intitulée TAG’OUT, réalisée en 2011 dans le cadre de la Biennale de Sharjah, est pour lui la synthèse de quinze années de travail, où se retrouvent l’existence, la politique et le terrorisme. Une plongée intime dans le traumatisme des années ’90, sous la forme d’un tableau mosaïque de cinquante écrans avec des images d’actualité et d’autres plus intimes de ses archives personnelles, qui défilent et qui, par intermittence, se figent en divers tableaux : le dernier portrait du défunt Boudiaf quelques instants avant son assassinat, un autoportrait retouché, les parties d’un corps féminin…

Rachida Triki, critique d’art, commissaire d’exposition et professeur de philosophie et d’esthétique à Tunis, écrit à propos de l’artiste : Traqué par la terreur qui, en Algérie, a touché entre autres intellectuels et artistes, dans les années ‘90, il a vécu dans sa chair à la fois le drame de la guerre civile et celui d’être lui-même taxé de traître (« Taghout » en Arabe) à la cause de Dieu. Son drame était d’être, à l’époque, artiste et journaliste reporter. C’est pourquoi il a choisi de décliner les vrais visages des trahisons passées et sournoisement actuelles ; il le fait par une scénographie où un montage subtil de photos-peinture, de vidéo art et d’intervention plastique sur documents, participe à recréer l’émotion d’une expérience terrifiante […] Toutes les ressources du multimédia sont alors convoquées pour créer dans l’entre-deux de l’image « document-témoin » et de celle de la fiction vraie, l’espace visuel du drame de la Trahison.

Lors d’une résidence artistique effectuée en 2012 à La Chambre d’eau (Le Favril, Eure-et-Loir), il a commencé à travailler sur un projet d’installation vidéo, 24°3′55″N – 5°3′23″E, un va-et-vient entre l’Algérie et la France, qui traite d’une histoire commune, de leurs mémoires, de l’immigration clandestine, et des essais nucléaires français réalisés dans le Sahara algérien (notamment celui du 1er mai 1962 à In Ecker, qui a fait de nombreuses victimes).

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.art19.org/ammarbouras

(Alger, Algérie)

Lyès Belhocine est un artiste multimédia qui mixe électronique, programmation et contenus audio-visuels pour proposer des expériences inédites à partir d’interfaces sonores, visuelles et lumineuses. Explorateur dans l’âme, il n’hésite pas à faire appel à d’autres intervenants (scientifiques et artistes) afin de créer des œuvres diversifiées pour des publics larges ou spécialisés.

CubiiC. Interfaces audio et vidéo. Photo : © Angela Maciel Detweiler.

Lyès Belhocine est né à Alger en 1985. Après des études en Communication et Médias Interactifs à l’Université du Québec à Montréal (UQAM, Canada), puis en Arts Numériques à l’Université de Californie à Santa Cruz (États-Unis), il enseigne en Musique Électronique, Programmation pour les Arts, Art Moderne, et Cinéma, au Canada et aux États-Unis. C’est en 2011 qu’il revient à Alger, en tant que travailleur indépendant dans le secteur de la création numérique, où il fonde en 2012 une entreprise (WAVES) produisant des installations interactives à buts ludique, éducatif et culturel.

À Alger, j’ai découvert une réalité tout autre que celle d’Amérique du Nord : pas de culture des arts numériques, pas de fonds de soutien pour les artistes, peu d’espaces de diffusion, et un accès très restreint à la technologie. L’investissement de son pays natal dans la Culture reste minime et lié aux institutions étatiques, où l’art numérique est inexistant, car méconnu.

Selon Lyès, il est nécessaire d’instaurer un dialogue avec les institutions publiques afin d’introduire l’art numérique en Algérie: d’abord une exposition d’artistes internationaux, par exemple. Cela permettrait de rallier les personnes intéressées, démarrer un processus de formation et créer une base d’artistes locaux.

Dans un pays touché par de profonds maux sociaux, dont les jeunes désirent s’évader physiquement (immigration, souvent clandestine) et psychologiquement (peu de loisirs, beaucoup d’interdits), l’artiste pense que les arts numériques permettraient d’introduire des canaux d’expression inédits. L’art numérique, parce qu’il est lié aux technologies de l’information et de la communication, de l’informatique et du multimédia, pourrait permettre de créer des emplois dans ces domaines.

Dans ses œuvres, on retrouve la culture du remix, où le mélange des sources donne naissance à de nouvelles trames ; l’art étant de créer de la cohésion entre des éléments qui ne sont pas a priori envisagés ensemble. Lyès voit dans l’assemblage des rythmes, sonorités, couleurs et thèmes d’horizons divers un potentiel de réconciliation plus profond, à un niveau sociétal et à l’échelle internationale.

Lumisketch. Interacteurs en train de créer des tracés. Photo : © Drew Detweiler.

 CubiiC est une interface conçue et réalisée par Lyès Belhocine et Drew Detweiler (États-Unis) en 2011, et présentée lors de l’exposition Objets-Son dans le cadre d’E-FEST en Tunisie en 2012. Elle permet de mixer de la musique (tel un DJ) et de la vidéo (VJ). Ici, le paradigme du mixage des sources audio-visuelles est remis en question par l’introduction de cubes. Équipés sur chaque face d’émetteurs RFID (identification par radio-fréquences), les deux cubes permettent d’obtenir douze pistes sonores et visuelles. De plus, des capteurs tactiles proposent d’ajouter des effets en temps réel. Enfin, l’application développée arrange les sources pour qu’aucune erreur de mixage ne soit possible. Le résultat est une illusion parfaite de la maîtrise des techniques de mixage et procure au public satisfaction et amusement. Une performance utilisant l’interface est actuellement en développement.

Également conçu et réalisé par Lyès Belhocine et Drew Detweiler en 2012, Lumisketch est une application de traçage de lumière développée pour des performances de danse et de théâtre. Basée sur une simple détection de lumière, il s’agit d’une simulation du phénomène de persistance rétinienne. Ainsi, quiconque munit d’une source de lumière peut créer des tracés qui sont ensuite projetés. À la demande des publics et organisateurs de différents festivals, le projet, point de départ de Three Bodies, a pris son indépendance.

Three Bodies est une performance pluri-disciplinaire issue d’une collaboration entre des professeurs d’astrophysique, de danse, de musique et d’arts numériques de l’Université de Californie, et l’artiste Lyès Belhocine, en 2012. Avec le désir de mêler plusieurs disciplines autour du « Problème à Trois Corps », mouvements stellaires en astrophysique, la visualisation du problème crée une œuvre interactive. Les trois corps sont représentés par trois danseurs portant des chapeaux illuminés par des LEDs. Sous leurs pieds, la visualisation des mouvements stellaires leur sert de guide et, au-dessus de leurs têtes, un tracé en temps réel permet de montrer au public leurs trajectoires. À leurs positions, sont associées des données sonores, diffusées via six enceintes.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> www.lyouss.net

Three Bodies. Chapeaux à LEDs créés pour les danseurs. Photo : © Angela Maciel Detweiler.

(Dakar, Sénégal)

Edgar Afoutou est l’exemple parfait d’un parcours prometteur en Afrique, le développeur informaticien qui a trouvé sa voie grâce à la rencontre avec le monde du Libre et l’art numérique. Ses perspectives sont clairement annoncées : apporter mes connaissances au croisement entre art et informatique, et émanciper mon côté créatif.

Projet DIGIBAP. Résidence à Kër Thiossane, Dakar, 2012. De gauche à droite: Edgar Afoutou (Dakar, Sénégal), Grand-Jacques (Dakar, Sénégal) et Jean Katambayi Mukendi (Lubumbashi, RDC). Photo: © Bathie Samba Tounkara et Susana Moliner Delgado.

Son premier contact avec l’univers artistique a lieu en 2010 à Dakar, où il participe à la réalisation de l’exposition multimédia de Mondomix: Les Musiques Noires dans le Monde. Depuis lors, il accompagne des artistes dans la réalisation de projets artistiques et culturels.

Son premier contact avec l’univers artistique a lieu en 2010 à Dakar, où il participe à la réalisation de l’exposition multimédia de Mondomix: Les Musiques Noires dans le Monde. Depuis lors, il accompagne des artistes dans la réalisation de projets artistiques et culturels.

Ses thèmes de prédilection sont: le hacking (1), la récupération, les logiciels libres et l’Open source, qu’il défend en ces termes : l’économie mondiale est en crise… Heureusement, nous avons des bras, l’accès à la connaissance et aux technologies libres, qui sont de véritables avantages.

Né en 1978 à Dakar et originaire du Togo, Edgar Ekoué Afoutou vit et travaille au Sénégal depuis 2001 en tant que développeur. Il étudie les réseaux Télécom et se spécialise en Services Réseau. Défenseur du Libre, il est membre de DakarLUG, une communauté d’utilisateurs du système Linux, qui se retrouve régulièrement pour parler Open source, partager leurs connaissances et des pizzas.

Son aventure « numérique et artistique » faisant son chemin, il représente DakarLUG en 2011 lors des festivals LabToLab à Nantes, Mal au Pixel à Paris, et Désert Numérique à Saint-Nazaire-Le-Désert (Drôme). Il est alors question de réfléchir sur la pédagogie, la coopération et la solidarité internationale des Labs (2) et d’établir un état des lieux de la création numérique en Europe et en Afrique.

Puis, il s’inscrit à plusieurs ateliers de recherche et de création numérique (avec Trias Culture(3) et Kër Thiossane (4) en 2011 et 2012), axés sur l’exploration de différents types de capteurs. Il prend part en mai 2012 lors du Festival Afropixel à l’atelier DefKo Yaw Rek, organisé par le collectif Usinette.org (France), où il s’agit de réaliser une extrudeuse : une machine de recyclage des déchets plastiques. En juillet 2012, il assiste Jean Katambayi Mukendi (5), en résidence à Kër Thiossane (projet DIGIBAP).

Atelier DefKo Yaw Rek. Résidence à Kër Thiossane, Dakar, 2012. Photo: © Vanessa Brunet (Usinette, France).

Il travaille en tant que programmeur sur le projet eZoTouch, initié en 2012 par Roland Kossigan Assilevi (6). C’est une application de VJing (7) développée avec Pure Data et pilotée à partir de matériel détourné. Son objectif est de proposer une alternative aux outils existant sur le marché.

À Dakar, la création numérique est un concept nouveau. L’art numérique africain s’exprime de façon timide, car les manifestations qui y sont consacrées sur le continent sont rares, tout comme les structures qui accompagnent les artistes africains dans cette voie-là. Les outils libres sont à la portée de tous. Aussi, le nombre de personnes ayant accès à Internet et aux réseaux mobiles n’a-t-il cessé de croître. Il ne nous reste qu’à nous approprier ces technologies pour réaliser des œuvres originales.

publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

> http://edgar-afoutou.blogspot.com/

naissance et évolution

Sur le continent africain, les premières traces de travaux numériques proviennent d’Afrique australe. Aujourd’hui, ces œuvres ne sont plus visibles : elles se trouvent dans le Deep Web (Internet profond). De même, les premiers codes informatiques html ne sont plus présents sur les plateformes actuelles. Sur le continent africain, quasiment rien n’a été répertorié, analysé, archivé dans les années 90. Si cette histoire fragmentée est désormais difficile à dérouler, il est possible de mesurer l’impact de la mise à disposition des outils numériques ainsi que leurs usages dans le champ de la création artistique. Quelle est l’influence du numérique dans le processus de création, de production et de diffusion des œuvres ? Quelles mutations le numérique a-t-il engendrées ? Quelle est la valeur ajoutée et quelles sont les nouvelles pratiques en Afrique ?

Consomania. Samba Fall. Capture d’écran du film d’animation. 2008. Photo : D. R.

Après une amorce longue et timide de plusieurs années, de plus en plus d’initiatives autour du numérique se sont développées au fur et à mesure que la technologie a été vulgarisée. Il y a cependant des disparités notables, tant sur le plan de l’accès aux équipements techniques que sur celui de l’application des outils numériques par le biais de la formation artistique. La localisation géographique, ainsi que les politiques publiques des États ont joué un rôle déterminant dans la connaissance, l’utilisation et la recherche dans le domaine de la création numérique. Les pays côtiers d’Afrique du Nord, de l’Ouest et de l’Est ont bénéficié d’une mise à disposition précoce d’Internet. Les grands pôles artistiques (Afrique du Sud, Égypte, Nigeria), en contact avec les plateformes, institutions et acteurs du monde de l’art contemporain d’Occident, ont bénéficié d’un accès continu à des sessions de formation théorique, conceptuelle et esthétique à l’art numérique.

À première vue, Dakar semble faire partie de ces villes privilégiées qui ont engendré une culture de la création numérique. Située à l’extrême Ouest du continent africain, elle a été la première à se connecter au réseau en Afrique de l’Ouest. Une bonne maîtrise des coûts de connexion a permis un accès « démocratique » à Internet. Disposant de la plus ancienne École des Beaux-arts en Afrique noire francophone, ainsi que de la seule Biennale d’art contemporain au sud du Sahara, elle fait partie de ces villes qui, au fil des ans, sont devenues des carrefours incontournables pour les protagonistes du monde de l’art. Dakar dispose de tous les critères lui permettant d’être en pointe dans le domaine de la création numérique. Mais dans la réalité, si la politique publique de l’État sénégalais a permis un accès rapide et relativement peu onéreux à Internet, ce même État n’a pas mesuré le potentiel de cette technologie dans le champ de la création artistique. L’École des Beaux-arts, tout comme la Biennale de Dakar, n’ont pas développé de stratégies proactives et innovantes permettant l’accès, la recherche et la maîtrise de la création numérique dans les domaines technique, conceptuel et esthétique.

Les premières traces de création numérique au Sénégal remontent à 1996 avec la mise en place du Metissacana. Créée par la styliste sénégalaise Oumou Sy, avec la complicité de Michel Mavros et d’Alexis Sikorsky, le Metissacana a pour objectif de contribuer à ce que l’Afrique atteigne un niveau international dans le développement des technologies de l’information et des téléservices qui en découlent. Le 3 juillet 1996, le Metissacana ouvre à Dakar le premier Internet Café d’Afrique de l’Ouest, qui se positionne comme un espace d’échanges offrant la possibilité de diffuser des œuvres intellectuelles et artistiques, et qui donne accès aux bases de données mondiales en permettant une participation active aux débats sur le Web. Le Metissacana a hébergé le premier site Internet de la Biennale de Dakar, ainsi que les adresses électroniques de son équipe dans la seconde moitié des années 90. Il a été le premier opérateur à diffuser en direct de la radio sur Internet avec Sud FM et Radio Nostalgie Dakar en 1997. En juillet 2000, le Metissacana a produit un concert par satellite depuis sa terrasse à Dakar en collaboration avec le festival de Montluçon en France. Et en 2001, des expériences de visioconférence en direct sont lancées avec des créateurs musicaux, tel que le rappeur franco-sénégalais Disiz la Peste, à l’occasion de son passage à Dakar (en partenariat avec la radio française Skyrock).

Consomania. Samba Fall. Capture d’écran du film d’animation. 2008. Photo : D. R.

L’aventure et les expérimentations artistiques du Metissacana font des émules. En 1999, l’ISEA (Inter-Société des Arts Électroniques) a formé une vingtaine d’artistes sénégalais à la création d’œuvres multimédias lors d’un atelier à Dakar. Ces artistes, pour la plupart, n’avaient jamais approché un ordinateur. En 2002, Marion Louisgrand (France) et François Momar Sylla (Sénégal) donnent naissance à Kër Thiossane et ouvrent en 2003 un espace dédié à la création numérique. Lieu de recherche, de résidence, de création, de formation et d’exposition, Kër Thiossane encourage l’intégration du multimédia dans les pratiques artistiques et créatives traditionnelles et cherche à soutenir le croisement des disciplines. Après plusieurs collaborations avec des artistes du continent africain, du sous-continent indien, d’Amérique Latine et d’Europe, Kër Thiossane lance en 2008 le Festival Afropixel, qui a une récurrence biennale.

Mais en 2002, c’est aussi le premier Forum sur les arts numériques dans le cadre de la 5ème Biennale de Dakar. Ce forum, conçu par Sylviane Diop (Sénégal), a été mis en place en partenariat avec Karen Dermineur (France). Dès 1995, Sylviane Diop avait entrepris un travail de recherche sur les technologies numériques et les applications informatiques au service de la création. Si ses recherches l’ont conduite à mettre en place une base de données mondiale, elle a mis l’accent sur le continent africain. En 2004, elle conçoit le Laboratoire des arts et technologies Dak’Art_Lab dans le cadre de la 6ème Biennale de Dakar. Assistée par Karen Dermineur, Sylviane Diop a créé un incubateur, un lieu de confrontation, d’échanges d’expériences, de collaborations et de réflexions entre artistes, technologues et scientifiques autour de la question de l’art numérique et de ses outils en Afrique. Dak’Art_Lab 2004 a accueilli des créateurs de tout le continent, ainsi que des artistes canadiens. L’expérience de Dak’Art_Lab a été reproduite lors des éditions 2006 et 2008 de la Biennale.

En parallèle à ces activités, Sylviane Diop co-fonde en 2004 à Dakar le collectif GawLab, qui a développé des projets autour de la pédagogie des outils numériques, de l’initiation aux logiciels libres, à l’animation et aux surfaces interactives, de la diffusion d’œuvres numériques et de discussions sur la virtualité/réalité, de la gestion de la ville numérique. Tous ces projets ont été abrités par des espaces publics stratégiquement squattés dans la ville de Dakar. GawLab développe actuellement le projet Metatrame : la relation entre monde immersif et pédagogie, grâce à un espace de découverte et d’apprentissage d’une réalité mixte pour les créatifs du Sud. Un lieu à Dakar devrait accueillir ce projet. Praline Barjowski (Sylviane Diop, dans le civil) est l’avatar explorateur de GawLab dans le cadre d’une grille 3D hébergée sur OpenSimulator. Si Sylviane Diop a un parcours atypique fait de recherches scientifiques et de productions artistiques, les artistes sénégalais ont été initiés à ces outils grâce à des ateliers de formation mis en place par des institutions belges et à la société dakaroise Pictoon, fondée en 1989 par Aïda N’Diaye (Sénégal) et Pierre Sauvalle (France), et spécialisée dans les films d’animation.

Dak’Art_Lab édition 2012. Rencontres Réalités de la création numérique en Afrique : état des lieux, attentes et perspectives, organisées par le groupe de réflexion des Acteurs du numérique au Sénégal. Avec N’Goné Fall (France-Sénégal), Karen Dermineur (Sénégal-France) et Roland Kossigan Assilevi (Sénégal). Institut français du Sénégal, Dakar, mai 2012. Photo : © Pascal Nampémanla Traoré.

Parmi ces artistes précurseurs dans le domaine du numérique, Samba Fall est le plus emblématique de sa génération. Diplômé de l’École des Beaux-arts de Dakar, il passe par le studio Pictoon et commence par « s’amuser à bidouiller » de petits films d’animation sur son ordinateur portable. Après quelques années de production de courts-métrages très humoristiques sur la société sénégalaise, Samba Fall part pour la Norvège étudier puis enseigner le film d’animation à la Mediefabrikken d’Oslo. Son travail d’artiste se développe autour des problématiques liées à la mondialisation et à son impact sur l’économie et les cultures. Samba Fall, qui n’a jamais abandonné la peinture, ne se considère pas comme un artiste numérique, mais plutôt comme un artiste qui utilise les différents médiums à sa disposition et qui les choisit en fonction des concepts qu’il souhaite développer. Si la pertinence tant conceptuelle qu’esthétique de son travail demeure marginale dans le contexte artistique sénégalais, l’Afrique, qui a vécu une « révolution » du téléphone mobile et de l’accès à Internet, a été témoin de l’éclosion d’une nouvelle génération d’artistes qui utilise différents supports, dont le numérique. De l’Égypte avec Doha Ali, Amal Kenawy, Maha Maamoun, Wael Shawki et Khaled Hafez à l’Afrique du Sud avec Tracey Rose et Dayle Yudelman, en passant par le Nigeria avec Emeka Ogboh ou la RDC avec Moridja Kitengue Banza et Sammy Baloji, il y a une nouvelle génération de créateurs de photographies, de vidéos et d’installations sonores qui développe des œuvres artistiques en phase avec les avancées technologiques du monde actuel.

Si les œuvres numériques ont connu un développement plus lent en Afrique que dans le reste du monde, c’est que les établissements d’enseignement artistique (surtout en Afrique francophone) continuent d’ignorer ces nouveaux outils. Quand et comment sera-t-il possible de faire disparaître la fracture générationnelle entre des dirigeants africains réfractaires au changement, ensablés dans des certitudes obsolètes, et une communauté artistique ouverte aux pratiques et aux outils de son époque en résonance avec le reste du monde? Dès lors une question se pose : doit-on encore aujourd’hui préciser le caractère numérique d’une création artistique ? Avec la génération « e-native », dont les premiers sont devenus de jeunes adultes, un artiste numérique n’est-il pas tout simplement un artiste qui utilise les outils de son temps ?

N’Goné Fall
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Diplômée de l’École Spéciale d’Architecture (Paris), N’Goné Fall est commissaire d’expositions, critique d’art et consultante en ingénierie culturelle. Elle a été la directrice de la rédaction du magazine d’art contemporain africain Revue Noire (Paris) de 1994 à 2001. Elle a dirigé des ouvrages sur les arts visuels en Afrique, dont Anthologie de l’art africain du XXe siècle, Photographes de Kinshasa et Anthologie de la photographie africaine et de l’Océan indien. N’Goné Fall est professeur associée à l’Université Senghor d’Alexandrie en Égypte (Département des industries culturelles). Elle est également co-fondatrice du collectif GawLab, une plateforme de recherche et de production dans le domaine de la technologie appliquée à la création artistique, basée à Dakar.

La virtualité n’est pas le contraire de la réalité. La virtualité est la représentation mentale de tous nos futurs possibles : Metatrame est une plateforme immersive 3D libre et expérimentale, implantée au Sénégal pour l’Afrique de l’Ouest, dans le cadre du laboratoire virtuel et immersif du Collectif GawLab. Explications par Sylviane Diop, alias Praline Barjowski, qui conduit ce projet.

Asylum. Résidence d’artistes, vue sur l’entrée de la galerie Asylum. Projet Metatrame. Région sur InWorldz appartenant à GawLab. Photo : © Praline Barjowski.

GawLab, le Collectif
GawLab se forme en collectif en 2004 à Dakar, au Sénégal. Il est issu d’un esprit de résistance et de fronde. Esprits rebelles et libres. Le doute nous excite, l’idée toute faite nous ennuie. Nos questionnements sur la création et le monde de l’art sont libres de tous jugements. GawLab montre et met en lumière des perspectives non dites, examine et propose un espace de réflexion hors normes. Nous abordons la question des arts dits numériques d’une manière différente, notre approche est innovante, notre méthodologie n’est pas académique. Nous observons le savoir-faire des autres, leur créativité, nous montrons l’existant, nous l’analysons et nous nous laissons aller à imaginer et transmettre l’idée des futurs possibles avec la Culture pour base de la connaissance et du développement humain. Le Collectif regroupe des professionnels de la Culture, de la communication et de l’informatique. GawLab a développé des projets artistiques numériques en squattant les espaces publics de la ville.

Suite à la découverte des « mondes virtuels » et à la création de l’avatar PralineB, je démarre une recherche sur les usages et l’influence de ce puissant outil immersif permettant de créer, d’agir et d’interagir avec une communauté d’usagers du monde entier. Un énorme réseau social, un immense bac à sable, un nouveau territoire de toutes les simulations possibles. Les mondes virtuels offrent toutes ces possibilités, et bien d’autres présentes et à venir au fur et à mesure du développement du métavers (1). En conclusion de cette étude, la décision est prise de développer un lieu d’expérimentation virtuel, préfiguration d’une relation entre monde immersif et pédagogie, espace de découverte et d’apprentissage d’une réalité mixte pour les créatifs du Grand Sud. GawLab Virtuel s’installe sur la grille Francogrid, espace immersif francophone, et devient membre de l’association du même nom qui assure le développement et la maintenance de ce monde virtuel. Les objectifs et les développements de cette grille sont en effet en parfaite adéquation avec ceux du collectif : accès libre et gratuit à un métavers, promotion de l’utilisation d’OpenSimulator et autres logiciels liés, et ses différentes applications en matière de vie sociale, éducative, scientifique, ergonomique, culturelle, artistique, ludique et de loisirs, etc.

Asylum. Vue d’ensemble de la région Asylum. Projet Metatrame. Région sur InWorldz appartenant à GawLab. Photo : © Praline Barjowski.

Le projet Metatrame
Metatrame est issu d’une combinaison des mots « meta » et « trame ». Meta, préfixe d’origine grecque, exprime tout à la fois la réflexion, le changement, la succession, le fait d’aller au-delà, à côté de, entre ou avec, à propos. Meta est souvent utilisé dans le vocabulaire scientifique afin d’indiquer l’auto-référence (réflexion) ou pour désigner un niveau d’abstraction supérieur, un modèle, tels que métalivre, métalangage, métadonnée, etc. Quant à trame, nous retiendrons son sens informatique d’une part, soit un bloc d’informations véhiculé via un support physique (cuivre, fibre optique, etc.), et d’autre part son sens « textile » : le maillage, la capacité d’extension et de contraction de la fibre, la représentation de toutes les connexions possibles et de tous les futurs possibles qui en découlent.

Metatrame est une plateforme immersive et collaborative. Elle est basée sur l’utilisation du logiciel libre OpenSimulator. Il s’agit d’un projet Open Source sous licence BSD (2). Il a pour but de développer une plateforme fonctionnelle de mondes virtuels. Un serveur mis à disposition par GawLab héberge ce logiciel. La plateforme est connectée à la grille Francogrid. De nombreux simulateurs de régions immersives peuvent être ainsi interconnectés permettant au projet de se développer selon ses besoins. Sa maintenance est assurée par PralineB. Metatrame veut permettre la découverte de ces nouveaux territoires de création, de formation, d’expérimentation, de recherche et de simulation. L’accès s’opère par le biais d’un navigateur 3D sur le réseau Internet. La grille Francogrid est en effet connectée au réseau. Cet accès est libre. Une simple ouverture de compte sur le site Web de la grille permet de se connecter et de créer son avatar de base. Une fois dans le monde virtuel, vous êtes accueilli(e) sur une grand’place où vos premiers pas sont facilités par la présence d’autres usagers et différentes indications, telles qu’un parcours d’initiation.

Steambopunkal sur Francogrid. Une des régions éphémères de l’artiste Nani Ferguson. Photo : © Praline Barjowski.

L’accès à la plateforme Metatrame se fait au moyen d’une fonctionnalité typique des mondes virtuels : la téléportation. Il s’agit tout simplement de cliquer sur un hyperlien. Une fois sur la plateforme, vous pourrez occuper un espace qui vous permettra de démarrer vos expérimentations et découvrir les multiples usages de cet outil immersif.

Le projet Metatrame met à disposition un savoir-faire et permet de se former à ces nouveaux outils de création. Ils vous permettent de travailler seul(e) ou en collaboration, d’échanger par la voix ou par écrit, de transférer des documents, de regarder des vidéos, d’assister à des conférences ou des formations, de développer des projets en commun d’un bout du monde à l’autre en temps réel. Vous pouvez penser que cela pourrait être une plateforme de E-learning (formation à distance), ce serait sans compter avec votre avatar. Il vous permet en effet de vous sentir immergé(e) et vous rend totalement participatif. Le simple fait de pouvoir échanger en temps réel avec d’autres avatars sur l’objet de votre création rend l’expérience très enrichissante.

Metatrame est également présent sur un autre monde virtuel afin de permettre la découverte de toutes les formes d’utilisation. InWorldz est en effet une autre grille construite sur la base du projet OpenSim mais développée selon une philosophie différente de Francogrid. Il s’agit d’une grille commerciale privée possédant une monnaie appuyée sur le Dollar et l’Euro. Ainsi, des transactions commerciales y sont tout à fait possibles, comme le fait d’y vendre vos créations.

PralineB en visite Hypergrid sur New Genre Grid (grille d’artistes). Texture de PralineB par l’artiste Alpha Auer/Elif Ayiter. Photo : © Praline Barjowski.

Metatrame propose aux créatifs du Grand Sud un nouveau territoire libre à découvrir et à utiliser à toutes fins, telles que renforcer les réseaux de créativité des pays du Sud, permettre des échanges concrets de savoir-faire, de conduite de projets innovants, de formations en situation d’immersion, de travail collaboratif. Un autre de ses aspects est de permettre le développement de nouveaux usages et de projets qui permettront des interactions entre monde physique et monde virtuel, d’explorer de nouvelles voies qui peuvent être la gestion de son quartier, de son village ou de sa ville car, avant tout, ces nouveaux espaces sont des simulateurs. La technologie des capteurs et des senseurs, couplée à ces simulateurs, peuvent permettre d’imaginer de nombreux scénarios d’interactivité entre ces mondes.

Metatrame est un projet de développement basé sur la collaboration, le bien commun, la libre circulation des idées et des objets. C’est également un lieu de réflexion et d’échange, un lieu de création et d’imagination permettant d’ancrer des projets et de les mener à bien de la virtualité à la réalité, du possible à la réalisation.

Sylviane Diop / PralineB
Fondatrice du Collectif GawLab, Directrice du projet Metatrame
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

(1) Le métavers (de l’anglais metaverse, contraction de meta universe, méta-univers) est un monde virtuel fictif décrit dans le roman Snow Crash [Le Samouraï virtuel] de Neal Stephenson. Ce monde virtuel, créé artificiellement par un programme informatique, héberge une communauté d’utilisateurs présents sous forme d’avatars pouvant s’y déplacer, y interagir socialement et parfois économiquement. Pour les usagers des mondes virtuels, le métavers est constitué des nombreuses grilles existantes, qui peuvent être interconnectées par le projet Hypergrid.

(2) BSD (Berkeley Software Distribution License) est une licence libre utilisée pour la distribution de logiciels. Elle permet de réutiliser tout ou partie du logiciel sans restriction, qu’il soit intégré dans un logiciel libre ou propriétaire.

comprendre l’art numérique en Afrique du Sud et de l’Est

Un examen détaillé de l’évolution des technologies numériques de communication en Afrique du Sud et de l’Est, vues sous l’angle des pratiques culturelles et artistiques, en insistant sur la façon dont, dans ces régions, la technologie est appréhendée et intégrée à un système de partage des connaissances inhérent à la culture africaine. Nous souhaitons, grâce à cet état des « cultures de la technologie » propres à l’Afrique du Sud et de l’Est, permettre au lecteur de mieux comprendre la pratique des arts numériques sur le continent africain.

Internet Café. Tegan Bristow. Braamfontein, Johannesburg, 2008.

Internet Café. Tegan Bristow. Braamfontein, Johannesburg, 2008. Photo : © Tegan Bristow.

Le numérique n’a jamais constitué une évolution naturelle ni historique des arts en Afrique du Sud et encore moins dans ces régions d’Afrique où la « scène artistique » commerciale est tout simplement inexistante. Pourtant, « l’art numérique africain » existe dans ces beaux interstices à la périphérie de la communication et de la culture numérique. Identifier ce qu’offre l’art numérique d’Afrique du Sud et de l’Est consiste à porter un regard novateur sur des voies et des moyens habituellement inexplorés. La première adresse IP d’Afrique du Sud a été attribuée en 1988 à l’Université de Rhodes, à Grahamstown (1). Les universités sud-africaines étaient reliées à un réseau appelé UNINET, le premier Internet du pays à cette époque. En 1992, l’accès commercial et privé a été autorisé. En 1997, trois ans après la fin de l’apartheid, l’ANC a été le premier parti politique d’Afrique du Sud à être présent en ligne (anc.org.za). C’est en effet au milieu des années 90, que l’Afrique du Sud a commencé, à plus d’un titre, à jouer un rôle dans le monde.

Étudiante en art à Rhodes, j’ai fait mes premiers pas sur un support numérique en 1997. J’ai rapidement trouvé, dans la bibliothèque, un lien en streaming vers des conférences de la Tate Modern, Rhizome, et une multitude de sites merveilleux intitulés « art du Web ». Marcus Neustetter (2), à l’Université de Wits de Johannesburg, à 800 km de là, découvrait l’esthétique d’Internet et l’effervescence de la scène internationale en ligne. En 1999, Neustetter rédige un mémoire de maîtrise, The Potential and Limitations of Web Art – A South African Perspective (Le potentiel et les limites de l’art du Web – un point de vue sud-africain). C’était la première enquête jamais réalisée sur la possibilité d’une scène artistique sur Internet en Afrique du Sud. Malheureusement, et comme il l’indique, la situation n’était pas aussi rose dans la rue qu’au sein des universités. Il y avait un seul fournisseur d’accès, détenu par le gouvernement; le débit était faible et la vitesse de connexion dépendait d’un câble sous-marin unique (SAT-1) déroulé le long de la côte ouest-africaine. Face au bouleversement politique et social de l’après-apartheid, l’infrastructure n’était pas à la hauteur. En 2000, seulement 6% de la population sud-africaine était connectée. Pourtant, il s’agissait d’un net progrès par rapport au reste de l’Afrique : 4% en 2008 (3). Le manque d’infrastructures et les bouleversements de la vie politique ont abouti à un faible développement naturel d’une scène vouée à la création numérique tandis que la scène artistique avait explosé en Afrique du Sud après l’apartheid.

En 2000, Neustetter introduit la scène artistique locale sur le Web et dans le monde des arts numériques grâce à l’exposition MTN Digital/Electronic Art Exhibition (soutenue par MTN, société de téléphone portable), à l’Université de Wits (4). Il poursuit avec un projet à long terme intitulé _sanman (Réseau Sud-Africain des Nouveaux Médias) (5), qui visait à créer des dialogues et des réseaux avec les projets européens en arts des médias et des entreprises locales axées sur la technologie. Il souhaite par là imposer la pratique des arts numériques en Afrique du Sud. Malheureusement, le projet est devenu inactif en 2003. Mais, avec ces trois années d’activité, il avait généré un petit réseau d’artistes locaux, dont James Webb (Son, Web) (6).

Juliani (88MPH). Musique pour téléphone portable. Carte à gratter pour télécharger les morceaux de Juliani. Nairobi (Kenya), 2012.

Juliani (88MPH). Musique pour téléphone portable. Carte à gratter pour télécharger les morceaux de Juliani. Nairobi (Kenya), 2012. Photo : © Tegan Bristow.

Mais comment l’œuvre numérique était-elle reçue ? Le monde de l’art en Afrique du Sud était conservateur et suivait les traditions historiques européennes, une tendance d’avant l’apartheid. Les acteurs locaux et le public avaient du mal à considérer cet art nouveau comme une voie d’avenir. Neustetter avait déjà établi des relations solides avec la scène européenne et continué à approfondir la culture numérique en tant qu’artiste. Si, en 2013, sa pratique n’est pas exclusivement numérique, ses premières œuvres (dont l’influence est encore perceptible) ont amplement exploré le rôle des réseaux. Un exemple en est MOBILElocalSYSTEMS (2002, avec MTN), une œuvre téléchargeable sur mobiles. Il s’agissait de recherches graphiques sur les réseaux et la connectivité. Un diagramme montre les ondes sonores émanant de la bouche d’un homme, reliées à une coupe de fruits qui se connecte à son tour à un petit ensemble de bâtiments, puis elles se propagent vers quelques têtes qui parlent, vers un radar et un mobile, et ainsi de suite, comme un ensemble en disjonction, en connexion, en systèmes absurdes. À mes yeux, ces graphiques, à la fois simples et esthétiques, semblent avoir prédit, dix ans à l’avance, la métamorphose de la téléphonie mobile en Afrique.

Personne ne sait quand et pourquoi le téléphone portable est devenu l’objet le plus utilisé en Afrique, mais cela a vraisemblablement commencé avec l’introduction de matériels bon marché et robustes et le désir d’opérateurs d’étendre la couverture de leurs réseaux mobiles. Il est clair que sans les licences privées, l’intelligence des gouvernements d’alors et la mise en place de nouvelles infrastructures, rien de cela n’aurait pu se produire. Pourtant, malgré la façon dont c’est arrivé, lorsqu’il s’agit de comprendre l’influence du portable sur la pratique culturelle africaine, on constate un fait majeur et significatif : ce à quoi nous assistons n’est pas le développement d’un système nouveau, mais l’expansion ou l’accroissement d’un puissant système socio-culturel de communication, préexistant et inhérent au fonctionnement de la société africaine.

Pour illustrer ce qui précède, l’exemple du Kenya, en Afrique de l’Est, est particulièrement intéressant en raison de l’énorme succès des mobiles, dans leur usage comme dans leur nombre, qui influe littéralement sur la scène africaine de la technique et de l’innovation. De 1978 à 2002, le régime totalitaire de Moi, qui réprimait toute forme d’innovation ou d’expression créatrice, limitait également l’accès à l’information en provenance et en direction du reste du monde. Un fait amplement illustré par le bannissement de personnalités littéraires comme Ngugi wa Thiong’o. En 2002, Mwai Kibaki remporte les premières élections « démocratiques »; les choses commencent lentement à changer au Kenya. En 2007, le Kenya est confronté à de violents affrontements dus aux conflits qui font suite aux élections. Dans cette violence, la mobilisation des citoyens passe par l’utilisation massive des SMS et des communications numériques (7). Les années précédentes, les restrictions à la communication ont fait que toutes les questions et problèmes politiques aboutissaient à la prison ou se dissipaient en rumeurs. Mais les Kenyans ont vite adopté le portable, et cela alimente le profond changement provoqué par les événements. En outre, l’accentuent encore un nouveau câble sous-marin et l’action d’une communauté de spécialistes dans la diaspora (8).

To Whom It May Concern. Michelle Son. Vue de l'installation. 2011.

To Whom It May Concern. Michelle Son. Vue de l’installation. 2011. Photo : © Michelle Son.

Des événements est né le développement d’Ushahidi (9), un outil visuel de reportage en direct, basé sur une carte et qui permet au public, aux ONGs et aux journalistes de publier des informations en temps réel. Il était alors utilisé pour garder une trace de ce qui se passait afin que des mesures puissent être prises rapidement en cas d’urgence. Depuis lors, cet outil a acquis une réputation mondiale. Bien qu’Ushahidi ait beaucoup compté, l’important est ce qu’il a modifié dans l’approche de l’Afrique de l’Est vis-à-vis des médias mobiles. Après Ushahidi s’est développé un fort intérêt envers la communication et les outils numériques pour et par les Africains. Cela a conduit à l’iHub (10), en cours de mise en place à Nairobi, et a rapidement donné une série de Tech Hubs (centres technologiques) à travers l’Afrique (11), un aspect important du développement du continent et de sa contribution dans le domaine de la technologie et de l’innovation.

Quand j’ai entamé mes recherches sur les pratiques culturelles dans leur rapport à la technologie en Afrique en 2011, un article écrit par le scientifique kenyan W. K. Omoka, intitulé Applied Science and Technology: A Kenyan Case Consideration of their Interrelationship (Sciences appliquées et technologie: étude de cas de leur interrelation au Kenya) (1991) (12) a attiré mon attention. Omoka y utilise l’expression « une culture de la technologie » pour comparer la science appliquée et la pratique africaine de la technologie à celles de l’Occident. L’aspect marquant est comment il identifie l’influence d’un système socio-culturel de transfert des connaissances en Afrique de l’Est. Omoka s’est servi des caractéristiques socioculturelles et sociopolitiques de l’Afrique de l’Ouest pour expliquer la manière dont la science et la technologie ont été remarquablement assimilées et appliquées en Afrique. Il a montré la façon dont elles sont profondément ancrées dans les structures socioculturelles et fortement influencées par une estimation planifiée des besoins, ce qui contraste avec la pratique occidentale du développement qui mise tout sur la recherche.

Ma propre étude a révélé qu’il existe une « culture de la technologie » propre à chaque pays d’Afrique. Les brèves descriptions de la croissance des technologies numériques de communication en Afrique du Sud et au Kenya illustrent cet état de fait. Pourtant, le système socio-culturel de transfert de connaissances et ses implications sont présents à l’échelle du continent. C’est cet aspect de l’Afrique qui est complété et renforcé par le biais des médias mobiles. Aujourd’hui, les pratiques sud-africaines en art numérique sont de plus en plus importantes, avec une prédominance d’installations et de médias en ligne, et le pays développe ses propres relations non seulement avec le monde, mais aussi le reste de l’Afrique. Tandis que les pratiques artistiques et culturelles rencontrent les pratiques numériques et technologiques, les artistes élaborent une réflexion critique de cette « culture de la technologie ». Il s’agit d’une action et d’un commentaire directs sur les changements et leurs effets, ce qui permet une réflexion sur le processus et sur ce qu’il implique. Être critique est universel. Aux États-Unis et en Europe un exemple significatif est celui de l’artiste Roy Ascott, qui a établi un lien direct entre la cybernétique et la conscience — introduisant dans la culture occidentale contemporaine la compréhension de la manière dont notre conscience culturelle est associée à des domaines de recherche comme la télématique. Même l’artiste sud-africain Stefanus Rademeyer (13) prend cette voie et est profondément impliqué dans les recherches sur les modèles mathématiques et les formations de structures algorithmiques visuelles qui ont émergé des théories de systèmes (14). Son travail a évolué vers l’adresse génétique des sons et des rythmes générés dans les milieux naturels en Afrique du Sud.

Simulen. Jean Katambayi Mukendi. 2010.

Simulen. Jean Katambayi Mukendi. 2010. Photo : © Juha Huuskonen.

Et qu’en est-il de l’influence d’une culture régionale de la technologie ? Jean Katambayi Mukendi (15), de Lubumbashi (RDC), est un bon exemple de la pratique dictée par des enjeux locaux. Son travail a été initialement présenté dans Signals from the South (Signaux venus du Sud), au festival PixelAche en 2010 (16). Son travail porte sur une problématique de systèmes spécifique à sa « culture de la technologie » à Lubumbashi. Simulen (2010) est un prototype de correction automatique de distribution d’énergie, créé par Mukendi comme solution à l’instabilité et aux difficultés que connaît le réseau électrique de Lubumbashi. Le prototype propose un nouveau schéma d’organisation et un mécanisme d’éducation des gens autour de ce système. Cette œuvre a poussé Mukendi à créer d’autres prototypes comme Ecoson (2010), axés sur les structures de pouvoir et de temps, qui sont étroitement liées à une compréhension écologique de la Terre. Mukendi a adopté le rôle de scientifique culturel plutôt que celui d’artiste contemporain. Dans leurs pratiques respectives, Mukendi et Rademeyer ont tous deux réussi à aborder d’un point de vue critique des cultures locales singulières de la technologie. Le rôle de Mukendi et Rademeyer s’explique peut-être par le fait que nous soyons à une époque différente de la pratique culturelle africaine; ne s’apparente-t-il pas au rôle d’un chaman-génie initiateur dans le système socio-culturel ?

Si l’on observe l’histoire du Kenya, qui n’a pas de tradition dans le domaine des Beaux-arts, sa préoccupation contemporaine est axée sur la musique, la littérature et le cinéma. J’ai trouvé une révolution dans le fait que l’utilisation des systèmes de réseaux vise à transformer la société locale et ses pratiques culturelles, influencé par le puissant mouvement ICT4D (17) en Afrique de l’Est. On peut prendre pour exemple Juliani, un jeune musicien né dans le bidonville de Nairobi, qui utilise les médias sociaux comme mécanisme pour impliquer sa communauté dans un processus de développement. Dans un documentaire (18) du réalisateur Bobb Muchiri (19), à Nairobi, on voit Juliani travailler avec ses fans pour poser le problème de leur rôle dans la communauté. Ses pratiques sont novatrices. Il n’a peut-être pas changé la façon dont il fait de la musique, mais il a transformé les pratiques culturelles par une compréhension, indissociable de son inventivité, de la manière dont sa communauté utilise les réseaux. L’artiste du numérique ou de la technologie est un ingénieur de l’information et des systèmes, qui repense et reconnecte le monde d’un point de vue critique, revient en arrière et cherche de nouvelles solutions, là où les systèmes socio-culturels font partie intégrante des pratiques de la technologie.

En guise de conclusion, je propose l’approche humoristique d’une artiste sud-africaine dans sa critique de la nature de l’ordinateur au quotidien. Michelle Son (20), dans la série d’œuvres intitulée Michine, et plus particulièrement dans To Whom It May Concern: Antagonism of the Template Aesthetic (21), recrée un environnement de « bureau ». Je cite sa vidéo de présentation : partant de modèles prédéfinis de Microsoft Word, des utilisateurs sont immergés dans un environnement de bureau hyper-réel où le virtuel devient tactile et le modèle est magnifié — son environnement de « bureau » présente et active sur place des « caractéristiques » numériques et analogiques : des bulles de savon, de la fausse fumée. On y trouve aussi des « caractéristiques » non déclenchées, parmi lesquelles une série de livres auto-condensés sur la théorie des nouveaux médias. L’ensemble de l’installation est une critique conceptuelle et esthétique des formes de logiciels qui sont mis à notre disposition. La compréhension de l’art numérique et de la technologie repose sur un équilibre délicat entre les problématiques liées à un support et les particularités politiques de ces problématiques. L’effort d’un système mondial s’inscrit simultanément dans une situation locale. Les artistes africains du numérique (et je n’en ai mentionné que quelques-uns ici) nous donnent l’occasion de comprendre et d’interagir directement avec une culture de la technologie propre à l’Afrique.

Tegan Bristow
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Chercheuse, artiste et universitaire (22) dans la Division des Arts Numériques de l’École des arts de l’Université du Witwatersrand, à Johannesburg (Afrique du Sud), Tegan Bristow rédige sa thèse de doctorat au Planetary Collegium on African Technology Art and Culture Practices. > www.teganbristow.co.za

(1) Mike Lawrie : The History of the Internet in South Africa – How it began. Infos : http://archive.hmvh.net/txtfiles/interbbs/SAInternetHistory.pdf
(2) Cf. la page consacrée à Marcus Neustetter et l’article de Hobbs/Neustetter dans ce numéro.
(3) Infos : http://en.wikipedia.org/wiki/Internet_in_South_Africa
(4) Anthea Buys: www.artthrob.co.za/Artbio/Marcus-Neustetter-by-Anthea-Buys.aspx
(5) Marcus Neustetter : http://onair.co.za/sanman/
(6) Cf. La page consacrée à James Webb dans ce numéro.
(7) Jasper Grosskurth : Futures of Technology in Africa. Publication STT n°75. 2010.
(8) Interview de Rachael Gichinga, iHub, Nairobi, 2012.
(9) Infos : www.ushahidi.com. Cf. la page sur Ushahidi dans ce numéro.
(10) Infos : www.ihub.co.ke. Cf. la page sur iHub dans ce numéro.
(11) Bill Zimmerman: www.27months.com/2012/07/africa-reload-2012-highlights-and-growing-the-afrilabs-network/
(12) W. K. Omoka : Applied Science and Technology: A Kenyan Case Consideration of their Interrelationship. Culture, gender, science and technology in Africa. Ed. Prah. K.K. Harp Publishers. Namibie. 1991.
(13) Cf. la page consacrée à Stefanus Rademeyer dans ce numéro.
(14) Stephanus Rademeyer : http://ecomimetic.blogspot.fr/p/se1.html & Resonate Structures, site de la Galerie Goodman.
(15) Cf. la page consacrée à Jean Katambayi Mukendi dans ce numéro.
(16) PixelAche 2010 : www.pixelache.ac//festival-2010/
(17) ICT4D : Information and Communication Technologies for Development, les TICs au service du développement. Cf. l’article de Babacar Ngom dans ce numéro.
(18) Studio Ang : http://studioang.tv/work/juliani-the-roadtrip/
(19) Cf. la page consacrée à Muchiri Njenga dans ce numéro.
(20) Cf. la page consacrée à Michelle Son dans ce numéro.
(21) Michelle Son : www.michelleson.co.za/Michelle_Son/twimc.html
(22) Cf. la page consacrée à Tegan Bristow dans ce numéro.

la réussite des technologies mises au service du développement local

Les technologies de l’information et de la communication (TICs) prennent une place toujours plus importante dans notre quotidien, mais cette intégration se heurte à un ensemble de contraintes auxquelles, le plus souvent, on accorde trop peu d’importance. L’utilisation en Afrique des technologies des pays développés ne peut se faire sans une prise en compte de notre écosystème, des réalités socio-culturelles et des besoins des populations locales. Ainsi, l’innovation sera nécessaire, non pas dans le sens de recréer des technologies déjà existantes ailleurs, mais en adaptant ces dernières à nos réalités, afin de produire des solutions utiles pour le développement local.

Acacia-CRDI. Simulation avec des étudiants en zone rurale. 2007. Photo : © Moussa Déthié Sarr.

Au fil des années, les TICs se sont imposées dans nos pays d’Afrique subsaharienne, facilitant l’accès à l’information, haussant la productivité des entreprises et de l’administration, permettant un renforcement de l’éducation dans l’enseignement supérieur, et améliorant des gestes dans le domaine de la santé. Cette adoption des TICs est surtout possible grâce à un certain nombre d’outils principalement orientés dans le domaine de la communication, tels que les solutions logicielles, Internet, les réseaux et terminaux mobiles.

Mais il faut noter que cette appropriation des TICs est beaucoup plus orientée vers le milieu urbain et surtout les populations alphabétisées. Selon l’Institut de statistiques de l’UNESCO, 58% de la population sénégalaise vit en milieu rural et, sur le total de la population, on compte 49,7% d’analphabètes chez les adultes et 65% chez les jeunes. Donc, il est devenu plus que nécessaire de prendre en compte les zones rurales et les populations illettrées dans l’intégration des TICs en Afrique subsaharienne. À cela s’ajoute un écosystème des TICs qui présente des limites en termes de connectivité Internet : les coûts élevés des moyens et outils de communication par rapport aux revenus des populations locales. Nous pouvons prendre l’exemple de la connexion Internet qui, pour un débit 16 fois plus élevé, est vendue moins cher par Orange France que par Orange Sénégal (8 Mo à 21 € contre 512 Ko à 22,14 €).

Face aux obstacles socio-culturels et technologiques, il sera impératif de partir du besoin des populations locales, avec prise en compte de ces contraintes, pour que soit menée une bonne politique d’intégration des TICs. Cette politique pourra ainsi se baser sur le concept des technologies au service du développement ou « ICT4D », l’acronyme anglo-saxon (1). Le concept d’ICT4D repose sur la théorie que les TICs favorisent le développement d’une société. En plus de leur rapport aux TICs de manière générale, les ICT4D requièrent une compréhension du développement communautaire, de la pauvreté, de l’agriculture, du secteur de la santé et de l’enseignement de nos pays en voie de développement. Les ICT4D ont connu une progression fulgurante ces dernières années en Afrique grâce aux financements obtenus. Mais selon la chaire de l’Unesco en ICT4D, la plupart des initiatives de TICs implémentées en Afrique échouent.

Les TICs pour l’agriculture (3ème photo du concours Elearning Africa, 2012). Solution mobile pour l’agriculture. 2011. Photo : D. R.

Selon une étude menée par les chercheurs du projet Edulink-Alanga, à l’Université d’Eastern Finland, les causes de cet échec sont diverses. Cependant, la première d’entre elles réside dans le montage de projets qui ne sont pas réalisés aux bons endroits, c’est-à-dire dans des pays où les défis et les besoins locaux des populations cibles ne sont pas suffisamment maîtrisés pour être pris en compte par de tels projets. En effet, la non-implication des populations concernées par la conception et la restitution des outils et services des TICs qui leurs sont destinés constitue un facteur bloquant dans le processus d’appropriation d’un outil TIC. Parmi d’autres causes de cet échec, il faut citer le manque d’évaluation de l’impact économique de ces outils et services sur les activités économiques quotidiennes des populations. Ces différentes observations amènent à soutenir la thèse que l’unique moyen de mener à bien les projets ICT4D est de passer par une innovation technologique contextuelle aux milieux concernés. Cette Innovation reposera sur des bases simples, telles que la prise en compte des besoins des populations, de l’impact économique et de l’écosystème des TICs, qui, quand ils sont négligés, conduisent à l’échec des ICT4D.

Le sens de l’innovation technologique ne réside pas dans une nouvelle invention de la roue, mais plutôt dans sa réadaptation à nos besoins dans le cadre des ICT4D. Cette innovation technologique ne doit pas être perçue comme un concept compliqué, car son essence même réside dans la simplicité des solutions. Très souvent, les populations ciblées ont des besoins simples, tels que l’accès à l’information; nous pouvons citer aussi l’exemple du système d’information géographique (SIG), développé dans le cadre du projet Acacia à la Faculté des Sciences et Techniques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), en partenariat avec le CRDI (Centre de Recherche pour le Développement International). Dans ce projet il a été mis en place un SIG mobile pour la gestion des ressources pastorales au niveau des unités de Thiel et de Kouthiaba, au Sénégal. Cette application avait permis aux éleveurs d’avoir une information en temps réel de l’état des points d’eau et des chemins appropriés pour la transhumance, à partir d’un système de communication basé sur les SMS.

Ainsi, partant d’un besoin simple des populations et capital pour la survie du bétail, une solution basée sur des médias à faible coût, tels que SMS et téléphones, a été mise à la disposition des populations locales, après qu’elles ont été fortement impliquées dans le processus de conception et de déploiement. Il nous faut préciser que si les besoins des populations locales peuvent être similaires à ceux des pays développés, les méthodes utilisées pour y subvenir doivent être remodelées dans la pratique. La monétique est l’un des secteurs qui illustre le mieux ces besoins communs et, au Sénégal, le service Orange Money, de l’opérateur de télécommunications, permet à partir d’un compte créé avec un mobile de faire, en tous lieux, des dépôts d’argent, des transferts aux proches, la consultation du solde, des paiements de factures, le remboursement d’une échéance de prêt micro-crédit, et le débit d’argent. Cette méthode innovante permet, par des gestes simples, de faciliter le quotidien des populations locales avec uniquement un téléphone portable, qui est le support de communication le plus utilisé dans toutes les couches sociales et toutes les classes d’âges.

Acacia-CRDI. Tests réalisés par des utilisateurs sur l’application Magasin de bétail pour réserver des produits. 2007. Photo : © Babacar Ngom.

Prendre en compte l’écosystème des TICs de nos pays dans la recherche de solutions ne peut qu’être source d’innovation technologique, sachant que des problématiques comme la connectivité Internet n’existent pas dans les pays développés. Dans cette optique, des travaux de Recherche et Développement, menés dans le cadre d’un partenariat entre la Coopération française U3E et le Centre de Calcul Informatique de l’UCAD, ont abouti à la mise en place d’une solution de suivi des formations en ligne en utilisant un mode déconnecté, pour pallier ce problème d’accès à Internet et permettre la réduction des coûts à travers la réduction de flux. Un système de notification par SMS intégré à cet outil facilite la communication d’informations aux étudiants. Un parfait modèle de prise en compte de l’écosystème des TICs pour leur intégration dans le secteur de l’enseignement (acronyme : TICE, TIC pour l’Éducation).

Le défi de l’intégration des TICs en Afrique subsaharienne repose principalement sur la nécessité de dépasser les limites socio-culturelles, économiques et technologiques pour en faire un rempart solide du développement local. Le recours à l’innovation technologique sera un moyen incontournable, face à ces limites, pour mener à bien des stratégies ICT4D efficaces. Une remarque particulière peut être faite sur les terminaux mobiles qui illustrent l’innovation technologique. L’usage du mobile par toutes les couches sociales et classes d’âges, implique qu’un intérêt particulier doive être porté sur les solutions qui l’utilisent, si l’on veut toucher une partie importante des populations. Une bonne politique ICT4D ne peut être menée sans la prise en compte des besoins et contraintes locales, et sa réussite est assurée lorsqu’elle est mise en œuvre par les populations locales pour les populations locales, et là réside toute l’essence de l’innovation technologique.

Babacar Ngom
publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

Babacar Ngom est ingénieur Informaticien au Centre de Calcul Informatique de l’UCAD. Chef de la Division Elearning. Responsable de projets Recherche & Développement

(1) ICT4D : Information and Communication Technologies for Development, les TICs au service du développement.