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En créant une sorte de synthèse activiste entre collectif artistique et stratégie d’entreprise, etoy.CORPORATION a été l’un des groupes précurseurs qui a repoussé, formellement et esthétiquement, les frontières habituelles de l’art.

Mission Eternity, CCCStrozzina, Florence, 2011.

Mission Eternity, CCCStrozzina, Florence, 2011. Photo: D.R

Penser un collectif artistique comme une entreprise et dépasser les frontières habituelles entre systèmes culturels et économiques, entre marketing, réglementations légales et actions créatives, tout en semant la confusion entre fiction et réalité, voilà en quelques mots le leitmotiv qui a conduit à la création du groupe artistique etoy.CORPORATION en 1994. Dès le départ, ses créateurs — Gino Esposto alias etoy.Esposto/Carl, Michel Zai alias etoy.Zai, Daniel Udatny alias etoy.Udatny, Martin Kubli alias etoy.Kubli, Marky Goldstein alias etoy.Goldstein, Fabio Gramazio alias etoy.Gramazio et Hans Bernhard alias etoy.Brainhard/Hans —, un ensemble hétéroclite d’architectes, d’avocats, de programmeurs, d’artistes et de designers, ont symboliquement « sacrifié » leur existence individuelle en la vendant à la société etoy.CORPORATION sous forme d’actions et se sont transformés du coup en agents etoy, anonymes et au service de la marque.

Pour les agents d’etoy.CORPORATION, l’art doit en quelque sorte s’adapter aux logiques fonctionnelles d’un monde dominé par l’entreprise. Une approche ambivalente qui fait ainsi sienne les principes de production et de consommation de masse, de transports à l’échelle mondiale, de branding, de maximisation des profits, de pénétration technologique, etc. Une vraie stratégie entreprise de pointe donc, replaçant le contexte traditionnel de la production artistique dans une perspective capitaliste en forme provocation mimétique. Comme le disait l’économiste et entrepreneur Simon Grand dans un entretien avec Paris-art.com en avril 2008, etoy met le doigt sur une question critique, à savoir la relation complexe entre l’art et les affaires, entre la créativité artistique et la stratégie économique. Il y a dans l’art actuel un grand nombre d’allusions métaphoriques, narratives, associatives et matérielles au monde de l’entreprise, mais le dessein d’etoy est explicite : être une entreprise dans le milieu de l’art.

Mission Eternity, M∞ SARCOPHAGUS, Vida, Madrid, 2012.

Mission Eternity, M∞ SARCOPHAGUS, Vida, Madrid, 2012. Photo: D.R

Du hijacking numérique à la Toywar
Précurseur de l’activisme artistico-politique intrusif des Yes Men ou des collectifs anonymes actuels de hackers dans leur façon d’investir le système pour reprendre à son compte et en démonter les rouages, etoy.CORPORATION a donc commencé à produire des œuvres d’art qui ne se vendaient pas, uniquement disponibles sous forme d’actions (etoy.SHARE), et répondant à la loi de l’offre et de la demande, tout en se basant sur une notion de partage sans limites (partage des connaissances, des ressources, des réseaux sociaux, etc.) entre les différents membres de son réseau — agents, mais aussi donc actionnaires. Un concept révolutionnaire qui leur a valu le prix Ars electronica en 1996 derrière leur mot d’ordre Leaving reality Behind (laissez la réalité de côté), mais qui les a aussi entraînés dans des quelques coups d’éclat médiatiques, entrant d’ailleurs plus ou moins dans leur plan de route.

Pionnier de l’art Internet (sous le nom de code etoy.INTERNET-TANK SYSTEM), encore à ses balbutiements à l’époque, etoy.CORPORATION a ainsi mené en 1996 une opération assez controversée de piratage sur la toile, en s’emparant des moteurs de recherche de plus d’un million et demi d’usagers (Digital Hijack). Un coup de pub marketing qui a pris une dimension supplémentaire à travers leur guerre ouverte contre la société de vente de jouets sur Internet eToys. Cette dernière, estimant qu’etoy.CORPORATION leur créait un préjudice par ses actions artistiques en réseau sous un nom proche du sien a tout d’abord essayé de leur racheter le nom de domaine etoy.com pour une somme rondelette (un demi-million de dollars). Face au refus d’etoy.CORPORATION, une action judiciaire a été engagée, action qui a permis à etoy.CORPORATION de pousser au maximum sa stratégie de terrain d’entreprise de combat, et qui répondait d’ailleurs au doux nom de Toywar

Selon certains experts, il s’est agi là de la performance la plus chère de l’histoire de l’art — en référence aux pertes estimées de la société eToys. De fait, Toywar a vu se mobiliser sur la toile tous les agents de etoy.CORPORATION, mais aussi toute une « armée » de sympathisants qui ont répondu à une massive campagne de soutien par email. Une armée de « toysoldiers » qui ont notamment participé à la fameuse campagne The Twelve Days of Christmas qui menaçait de venir pirater le site Internet officiel de la compagnie de jouets online en pleine période de Noël ! Une menace prise très au sérieux et qui a finalement fait reculer les dirigeants d’eToys dans leur action.

etoy.TANKS, Turin, 2002

etoy.TANKS, Turin, 2002 (projet réalisé depuis 1998). Photo: D.R.

Des containers à l’au-delà
Au-delà de son action sur la toile, etoy.CORPORATION a mené d’autres actions à visée stratégique globale dans des domaines plus physiques. Entamée en 1998, l’opération etoy.TANKS a ainsi conçu plusieurs séries de containers standardisés de 6m sur 12, offrant un nouveau modèle de vie sociale et communautaire selon les règles de l’entreprise, et répondant à différentes fonctions : hôtels, studios d’habitation, salles de conférence, pièce de rangement ou lieux d’ateliers. Ces containers se déplaçaient de ville en ville, entre Tokyo et Berlin, Zurich — la société etoy.CORPORATION était légalement située à Zug en Suisse — et New York, avec l’idée d’influencer la façon de voir le monde, de penser et de ressentir des gens qui faisaient l’expérience de ces nouvelles normes architecturales.

Plus symboliquement, et pour montrer que son action d’entreprise artistique était sans limites, etoy.CORPORATION a également mené le très intrigant projet Mission Eternity, sorte de véritable culte digital des morts. Cette fois-ci, les agents et autres soldats de la stratégie d’entreprise d’etoy.CORPORATION cèdent leur place à des milliers d’anges sur la toile et à quelques pilotes quand il s’agissait de personnalités (comme Timothy Leary ou Sepp Kaiser, pionnier du microfilm), plus ou moins officiellement « missionnées » pour aller enquêter sur le plus virtuel des mondes, celui de la mort. Une mission à très long terme, évidemment, puisque les agents en question avaient peu de chance de revenir faire leur rapport rapidement, mais qui soulignait avec un certain cynisme le rapport au temps, à la mémoire et à la mort reliant les différents membres d’une même société, plus humaine qu’économique cette fois-là. Projet prémonitoire ou pas, etoy.CORPORATION est en tout cas en sommeil prolongé depuis 2011. Mais attention au réveil de la bête…

 

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars-mai 2015

> www.etoy.com

Ironiquement baptisés Yes Men (« béni-oui-oui ») à leur création au début des années 90, Andy Bichlbaum et Mike Bonanno (alias Jacques Servin et Igor Vamos) n’ont cessé depuis d’intervenir dans le champ de la communication, électronique ou non, afin de délivrer leur vision sarcastique du monde en dénonçant les excès du libéralisme et son impact sur la géopolitique, l’économie, la politique intérieure et les médias. Avec leur look de cadres corporate, Servin et Vamos forment un duo de spécialistes du canular politique dont les actions, fort nombreuses, continuent régulièrement de moquer les gouvernements et les multinationales.

The Yes Men, intervention lors de la conférence sur le pétrole du Canada le 14 juin 2007

The Yes Men, intervention lors de la conférence sur le pétrole du Canada le 14 juin 2007. Photo: D.R.

Costumes trois-pièces et lunettes d’économistes, nul de dirait à les voir pour la première fois qu’Andy Bichlbaum et Mike Bonanno sont de dangereux activistes comiques, poussant l’économie libérale dans ses retranchements les plus absurdes. L’establishment en effet, est la cible numéro un de ce duo. Une équipe qui a choisi l’humour comme mode opératoire, et qui vise depuis près de quinze ans les tenants du pouvoir, qu’il soit économique ou politique, local ou transnational. À eux deux, Bichlbaum et Bonanno (nommé ainsi parce que cela sonnait plus « hommes d’affaires et décideurs ») sont les auteurs de très nombreuses mises en scène visant les travers de notre société. Leur recette ? Reprendre les grandes idées du libéralisme économique, s’inspirer de la ligne du parti conservateur, ou appuyer les décisions des instances mondiales (OMC, BIRD – la Banque Mondiale, ou encore le FMI) de façon tellement jusque-boutiste et outré qu’elles en deviennent à la fois inapplicables et ridicules.

Le canular au rang d’œuvre d’art
Le canular, chez Bichlbaum/Servin et Bonanno/Vamos, est une arme de destruction massive des valeurs mortifères du capitalisme à outrance, du libéralisme excessif et en général, de l’égoïsme (et l’égotiste) des pays économiquement « dominants ». Symbole de ce libéralisme économique, l’OMC fut régulièrement la cible de ses blagueurs à visées politiques. En mai 2000, en Autriche, Andy Bichlbaum intervient par exemple sous le pseudonyme germanisé d’ »Andreas Bichlbauer », et fait une conférence alarmiste sur l’avenir économique des pays développés. Pendant quelques heures, des professionnels de l’économie assisteront médusés au discours complètement fou d’un spécialiste en réalité très heureux de rouler son public dans la farine.

On leur doit également des initiatives l’éradication de certaines coutumes en vue d’une meilleure rentabilité économique. Ils proposeront, par exemple en 2001, d’interdire les siestes coutumières en milieu de journée, comme il est courant de le pratiquer en Espagne… En 2001, lors d’une autre conférence, ils proposeront le recyclage des excréments de l’Occident pour les transformer en nourriture à destination du tiers-monde. Il est amusant de noter que, la plupart du temps, leurs interventions ne recueillent aucune réaction négative. Preuve que ces interventions sont des œuvres d’art pérennes pour les Yes Men, elles sont filmées, et vendues aux amateurs. Ce qui génère à la fois une source de revenus pour ces activistes aux multiples casquettes, mais est aussi un clin d’œil ironique aux engouements aléatoires du marché de l’art contemporain.

The Yes Men, Gilda. La mascotte dorée symbolisant par l'absurde la prise de risque calculée; présentée le 28 avril 2005 à Londres lors d'une conférence réunissant des banquiers.

The Yes Men, Gilda. La mascotte dorée symbolisant par l’absurde la prise de risque calculée; présentée le 28 avril 2005 à Londres lors d’une conférence réunissant des banquiers. Photo: D.R.

La chasse aux têtes de Turc
Parmi les figures publiques auxquels ils se sont régulièrement attaqués, on trouve George W. Bush Jr. durant ses deux mandats, mais aussi le Français Patrick Balkany, alors maire UMP de Levallois-Perret, qu’ils piègent en 2005 à la télévision (1), le laissant déclarer que les pauvres vivent très bien à Paris (2). Les activistes se frottent également aux multinationales et aux grands consortiums financiers, comme ExxonMobil, Halliburton ou Dow Chemicals; avec le fameux épisode de la mascotte Gilda, un squelette plaqué or, censé représenter les dévastations — acceptables et profitables, les os sont couverts d’or — du géant mondial de la chimie. Les institutions étatiques et les administrations sont également visées. C’est le cas de la chambre de commerce des USA, du gouvernement canadien (considéré par le duo comme le plus hypocrite de la terre) ou encore du gouvernement israélien. Concernant Israël, les Yes Men font campagne avec le slogan For Once The Yes Men Says No ! (Pour une fois les Yes Men disent non !) et boycottent le Festival International du film de 2009, une manifestation qui devait accueillir leur film documentaire récompensé, The Yes Men Fix the World (Les Yes Men refont le monde) (3).

The Yes Men Fix the World 
Actifs et réactifs, les Yes Men « réparent » le monde en effet. Ou tout du moins, essaient… Après l’Ouragan Katrina, l’un des deux Yes Men monte une opération de communication. Se faisant passer pour un membre du ministère du logement, il annonce la réouverture des logements sociaux, provoquant l’embarras du gouvernement qui devra démentir, et l’ire de la population. Spécialistes de la communication, les Yes Men excellent dans la production de faux documents. En 2008, ils font distribuer dans la rue un exemplaire factice du New York Times annonçant la fin de la guerre en Irak et l’inculpation de Georges Bush pour « haute trahison » (4). Une édition pirate éditée à un million d’exemplaires (5).

Les Yes Men dénoncent également régulièrement l’hypocrisie de mesures qui se veulent moralement justifiables, même si l’on sait qu’elles ne seront pas appliquées dans la réalité. C’est le cas du Pacte écologique de Nicolas Hulot. Une initiative qui aurait dû remporter leur suffrage, mais qui, au vu de la tiédeur des mesures, ne fera qu’inspirer ces deux comiques corporate. Pour l’occasion, ils endossent une fois de plus le costume de leurs ennemis et se font passer pour des journalistes ultraréactionnaires, piégeant successivement Claude Goasguen, Claude Bartolome et Jean-Marie Cavada. Seul ce dernier se doutera d’ailleurs de quelque chose, critiquant des mesures comme « le transport de glace par avion vers le Groenland » pour sauver la banquise. Les autres ne broncheront pas.

The Yes Men. "The Yes Men Fix the World". Capture d'écran.

The Yes Men. « The Yes Men Fix the World ». Capture d’écran. Photo: D.R.

Lancement du Yes Lab
Toujours très occupés, les Yes Men s’étoffent et lancent aujourd’hui le projet Yes Lab (6), ainsi que l’Action Switchboard, une plateforme en ligne où le duo met à profit l’imagination de leurs fans désormais nombreux, pour leur proposer des idées et des projets. Crée en 2010, le Yes Lab propose une série de brainstormig et de formations destiner à former, et aider, d’autres groupes d’activistes proches des méthodes de Bonano et Servin, dans la réalisation de projets qui leur sont propre. Plus militant que jamais, le duo sort également un nouveau film, The Yes Men Are Revolting, un titre à double sens (les Yes Men sont aussi révoltés qu’ils se révoltent) pour un film qui documente les cinq dernières années d’activisme de ce duo politique à sa manière, et qui prend bien évidemment encore une fois à contre-pied les codes de la communication entrepreneuriale et gouvernementale, les repoussant toujours plus loin dans l’absurde, dans une hystérie paroxystique typique de notre époque.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://theyesmen.org

(1) www.youtube.com/watch?v=YvprI1yghJU

(2) http://tempsreel.nouvelobs.com/medias/20051117.OBS5561/balkany-les-pauvres-vivent-tres-bien.html

(3) http://theyesmenfixtheworld.com/).

(4) www.lefigaro.fr/elections-americaines-2008/2008/11/12/01017-20081112ARTFIG00668-la-guerre-en-irak-est-finie-annonce-un-faux-ny-times-.php

(5) http://nytimes-se.com/todays-paper/NYTimes-SE.pdf

(6) www.yeslab.org

mars / mai 2015

> Édito :

Puisqu’il paraît que la politique est un art, intéressons-nous à la politique de l’art.

Ou plutôt aux rapports troubles entre l’art et la politique, le politique, les politiques… En d’autres termes, aux intentions et implications des artistes dans le champ social. Une implication qui se fait parfois au plus près de la vie quotidienne, avec une abnégation d’établi, ou au contraire, en se situant au-delà des radars, dans les limbes de réflexions abstraites; ou bien encore en maniant protestation symbolique et détournement ludique, en combinant des expériences esthétiques à des logiques technologiques, en mêlant histoire personnelle et collective…

En ce début de siècle numérique, où les seules idéologies qui perdurent sont mortifères, comment ne pas re-poser le questionnement sur l’art engagé. Difficile cependant de ne pas mesurer cette interrogation à l’aune des flamboyantes années 70s porteuses d’un militantisme échevelé où tout semblait encore possible, puis aux années 80s, fossoyeuses des utopies collectives au « profit » d’un individualisme et d’un matérialisme de plomb. Pour autant, après ce « grand cauchemar », on a vu se profiler « un nouvel art de militer », avec des modalités d’actions plus directes, plus ludiques et plus artistiques.

Même si « nos amis » ne désespèrent pas, finalement, aujourd’hui, la seule révolution en acte c’est la « révolution électronique ». Pour le reste, pour tout le reste, nous sommes passés de l’offensive à la défensive. Nous défendons des acquis, des droits, des zones… Certes, la politique est toujours une guerre, sociale, en l’occurrence, mais le combat se fait de moins en moins frontalement. C’est une guerre en mouvement, une guerre des flux. Le théâtre des opérations s’est déplacé, prolongé, dans le virtuel, entre simulacre et réalité parfois. À l’image de notre monde technicisé. La politique — polis (cité) et technê (science) — n’a jamais si bien porté son nom.

La « constellation » des analyses et portraits proposés dans ce numéro témoigne de cette « transfiguration du politique ». Et l’on constate qu’à la fameuse question de la deuxième moitié du 20ème siècle — comment faire de la poésie après les mille soleils d’Hiroshima et la nuit des camps ? — se superposent désormais des questions d’ordre tactique — comment exister et créer dans un monde numérisé ? —, s’élaborent des stratégies de résistance face au Léviathan électronique qui étend sa surveillance, son « hyper-contrôle », sur l’ensemble de la société. De ce point de vue, l’artiste n’est vraiment qu’un citoyen comme un autre…

Laurent Diouf — Rédacteur en chef

> Sommaire :
Politique de l’art / Révolution électronique / Militance poétique / Activisme artistique / Stratégies esthétiques / Hypercontrôle numérique / Crise économique / Résistance critique

> Les contributeurs de ce numéro :
Ariel Kyrou, Bernard Stiegler, Christophe Bruno, Colette Tron, Emmanuel Guez, Jean-Paul Fourmentraux, Jean-Yves Leloup, Laurent Catala, Laurent Diouf, Marie Gayet, Marie Lechner, Maxence Grugier, Serge Hofman, Stephen Kovats…

 

 

La base d’un vaste changement sociétal dans une Grèce minée par la crise

Ces dernières années, des espaces alternatifs se sont développés en Grèce, conséquence des effets négatifs des Mémorandums qui, depuis 2010, ont entraîné la montée du chômage (autour de 27% en 2013) et réduit les revenus (d’environ 30%). De nouvelles formes d’action collective ont émergé à l’instar des « mouvements des places » qui ont apporté d’importantes transformations à la culture politique et l’identité collective. Le « mouvement de la place Syntagma » a ainsi donné naissance à la première Banque du Temps, rebaptisée Banque du Temps d’Athènes (Athens Time Bank) et devenue un modèle.

Photo: D.R. / www.time-exchange.gr

Les « mouvements des places » ont été de véritables catalyseurs pour faire comprendre aux gens leur pouvoir de création « ici et maintenant » d’un monde dans lequel il est possible de vivre mieux sans l’intervention d’un parti politique ou de l’État. Au moment où nous écrivons ces lignes, de nombreux efforts sont faits pour mettre en place des Banques du Temps un peu partout en Grèce. Plusieurs municipalités les ont adoptées comme une forme de prestation sociale « bon marché », utilisant les financements mis à disposition par le Fonds structurel européen. Le présent article passe en revue les quatre principales Banques du Temps ancrées dans des communautés existant depuis déjà plusieurs années en Grèce (et plus précisément à Athènes) : les Banques du Temps d’Athènes, de Mésopotamie, d’Exárcheia et de Papagos-Cholargos.

2011, naissance de la Banque du Temps d’Athènes
La Banque du Temps d’Athènes (1) a été fondée en mai 2011 et compte environ 3000 adhérents. La Banque du Temps de Mésopotamie (2) a été fondée en 2011 par le mouvement social urbain du même nom mis en place en 2003, principalement pour aborder les problèmes liés aux espaces publics, à l’environnement et à la culture. Avec environ 120 membres à ce jour, elle permet 90 échanges par mois. La Banque du Temps d’Exárcheia (3), qui compte à ce jour environ 150 membres, a été fondée en 2012 à l’initiative de résidents locaux et traite de plusieurs problématiques sociales et culturelles (dont la xénophobie, la criminalité, etc.) Enfin, la Banque du Temps de Papagos-Cholargos (4) a été fondée en décembre 2012 à l’initiative de réseaux locaux de citoyens et compte environ 40 adhérents.

Mode opératoire
Le mode opératoire des Banques du Temps repose sur l’échange de services dont la valeur équivaut au temps passé à les accomplir, indépendamment du type de service rendu. La Banque du Temps de Mésopotamie est une exception dans la mesure où tout type de service équivaut à tout autre, indépendamment du temps nécessaire à sa réalisation, dans la mesure où les parties qui offrent et demandent lesdits services tombent d’accord.

D’ordinaire, les Banques du Temps imposent un plafond du nombre de crédits de temps qu’un individu peut facturer ou recevoir. Il s’agit ainsi de créer une sorte d’équilibre dans les services qu’un individu reçoit et ceux qu’il rend et d’encourager les participants à demander autant d’assistance qu’ils en apportent. Toutefois, la Banque du Temps de Mésopotamie est, là encore, une exception, car ses fondateurs croient que la liberté des échanges mène à davantage de transactions. Cette méthode a par la suite été adoptée à la Banque du Temps d’Athènes.

Les processus de prise de décision
Les processus de prise de décision se caractérisent par les principes de démocratie directe, d’ouverture et de transparence. Les principales décisions sont prises dans les assemblées générales. La prise de décision peut reposer sur un vote majoritaire (à la Banque du Temps d’Athènes, il faut 60% des votes), un consensus total (aux Banques du Temps de Mésopotamie et d’Exárcheia) ou bien un mélange des deux, selon la difficulté à trouver un consensus (c’est le cas pour la Banque du Temps de Papagos-Cholargos).

Photo: D.R. / www.time-exchange.gr

Les décisions et exécutions des taches quotidiennes relèvent de la responsabilité d’une équipe de direction ou d’équipes de coordination qui se rencontrent en général une fois par semaine ou par mois et sont ouvertes à toute personne potentiellement intéressée. L’on veille à ce que l’appartenance à l’équipe de direction soit régulièrement renouvelée de façon à ce que tous les adhérents aient une chance d’y participer si cela les intéresse.

Services rendus
Quelques Banques du Temps ont développé des « spécialités ». Dans la Banque du Temps d’Athènes, par exemple, la priorité est donnée aux cours de langues étrangères et aux traductions ainsi qu’aux soins para-médicaux comme le massage ou la psychothérapie, mais aussi aux services informatiques dont le graphisme. Pour la Banque du Temps de Mésopotamie, 40% des services offerts sont liés à l’éducation et à la formation et couvrent 23 matières différentes, dont beaucoup correspondent aux programmes du lycée.

À la Banque du Temps d’Exárcheia, parmi divers services, des enseignants au chômage proposent des cours couvrant un grand choix de matières. Des membres de la Banque du Temps organisent aussi des bazars où des produits peuvent être échangés directement. La Banque collabore également avec deux cuisines collectives qui officient dans le quartier, où les membres peuvent prendre leurs repas et payer avec des crédits de temps que les cuisines peuvent ensuite encaisser à la Banque sous forme de services variés.

Participation
Bien qu’il n’existe pas de données précises sur les caractéristiques des adhérents, on remarque que les femmes sont plus nombreuses que les hommes et que les instigateurs sont des individus ayant fait des études. On y trouve très peu de jeunes de moins de 25 ans, car ces derniers vivent encore souvent chez leurs parents qui surviennent à leurs besoins. Un problème majeur au regard de la participation est la proportion des membres actifs par rapport aux adhérents.

Dans les Banques du Temps, seule une petite proportion d’adhérents est active à travers des échanges et/ou la participation aux réunions et assemblées. Ceci s’explique par le fait que bon nombre de personnes pensent qu’elles n’ont rien à offrir ou ne se sentent pas à l’aise avec les transactions sans argent. D’autres n’ont pas suffisamment d’expérience en termes de procédures de démocratie directe et peuvent ainsi hésiter à participer ou peuvent tout simplement manquer de… temps.

Objectifs
L’émergence de Banques du Temps en Grèce est née avant tout du besoin de contrecarrer les conséquences négatives des Mémorandums et des mesures d’austérité qui ont suivi. Dans ce contexte, l’objectif premier de la Banque du Temps d’Athènes est de s’assurer que le travail de chaque individu profite à ses congénères humains et non au marché ou à un particulier. Le but de la Banque du Temps de Mésopotamie est de subvenir aux besoins locaux à partir des ressources locales, de motiver et d’éduquer les citoyens pour qu’ils participent et agissent de manière collective.

Photo: D.R.

De même, l’objectif premier de la Banque du Temps d’Exárcheia est d’aider des groupes défavorisés en facilitant l’assistance et le soutien réciproque au niveau local. Au vu de la difficulté des conditions de vie dans le quartier (dues à la délinquance et au trafic de drogues), les objectifs de cette Banque du Temps incluent également l’amélioration de la qualité de vie qui passe par la baisse de la criminalité et de la violence. La Banque du Temps de Papagos-Cholargos cherche, quant à elle, à répondre aux besoins locaux en offrant des services sans argent et en renforçant la créativité et la capacité à œuvrer pour le bénéfice de tous par le biais de la réciprocité, de l’égalité et de l’absence de discrimination.

Résultats et aspirations
Les effets des Banques du Temps se font davantage sentir dans les sphères sociales et politiques que dans l’économie au sens large, car le volume des transactions reste trop faible pour créer une nette différence. Dans l’ensemble, les effets portent sur la construction d’un capital social qui augmente l’estime de soi des adhérents susceptibles, par ailleurs, de souffrir de solitude ou d’appartenir à des populations défavorisées. Il s’agit également d’éduquer et de former les gens pour qu’ils agissent de manière collective en se basant sur des principes de démocratie directe, de solidarité, de réciprocité et d’égalité en sachant appliquer ces principes au quotidien. Sur le long terme, la modification des pratiques quotidiennes par ces valeurs sous-jacentes pourrait mener à un changement social plus vaste.

Toutes les Banques du Temps souhaitent continuer à exister et devenir des points de référence majeurs pour ceux qui n’ont pas d’autres moyens de subvenir à leurs besoins, mais aussi contribuer, de manière plus générale, à faire comprendre aux gens qu’ils peuvent pallier leurs besoins grâce à des alternatives à l’économie de marché. Un mode de fonctionnement collectif et solidaire est nécessaire pour renforcer la confiance en soi et en autrui et construire des fondations libérées de la peur et sur lesquelles pourra s’ériger un vaste changement sociétal.

Épilogue
Les Banques du Temps Grecques prouvent l’existence de solutions alternatives pour les transactions socio-économiques, qui reposent sur les valeurs telles que la démocratie directe, la confiance, l’égalité et la réciprocité, établissant ainsi un nouveau sentiment de communauté locale et encourageant une vision et une pratique alternatives de la valorisation du travail. Les adhérents des Banques du Temps grecques ont une vision réaliste du rapport entre les Banques du Temps et l’économie de marché. Ils se rendent compte qu’à leur échelle et leur taille actuelles ces initiatives ne sont pas les mieux placées pour entraîner un changement radical. Cependant, leurs aspirations qui visent à passer à l’échelle supérieure et changer la manière dont les gens pensent et vivent, témoignent d’un désir d’entraîner une transformation sociale plus large.

Karolos Losif Kavoulakos, Giorgos Gritzas & Effie Amanatidou
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) www.time-exchange.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(2) http://trapezaxronoumesopotamia.blogspot.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(3) http://exarchia.pblogs.gr/ (dernière visite 31 mai 2014).
(4) http://trapezaxronou.weebly.com/ (dernière visite 31 mai 2014).

Activisme culturel en Espagne face à la crise

Si la crise en Espagne a fait chambouler une économie centrée sur l’endettement et la spéculation immobilière, elle a aussi ouvert un temps politique nouveau que l’on identifie déjà, plus de 30 ans après la mort de Franco, comme une deuxième transition démocratique. Dans ce climat d’urgence et spontanéité, mouvements sociaux et activisme artistique s’allient et se confondent.

Las Agencias, Dinero Gratis. Photo: D.R.

Barcelone, été 2004. Un groupe d’artistes de la compagnie de théâtre Conservas monte sur des pateras — embarcations très précaires utilisées par les migrants africains pour traverser la mer en direction des côtes européennes — pour prendre d’assaut le site du Forum Universel des Cultures, au nord de la ville. Leur but : dénoncer les zones d’ombre de ce gigantesque évènement culturel censé concentrer pendant plusieurs mois des manifestations artistiques inspirées par le développement durable, la paix et la diversité. Avec ses infrastructures géantes et son budget mégalomaniaque — dont le financement, soutenu par les banques et le secteur immobilier, se trouve actuellement sous contrôle judiciaire — le Forum est un des premiers symboles du désastre à venir. Mais il signale aussi un moment fort de mobilisation citoyenne autour duquel s’agitent quelques collectifs d’artistes qui commencent à mettre en question la dérive spéculative de l’économie espagnole.

Un de ces groupes est Las Agencias, né en 2001 lors d’une rencontre organisée par le Musée d’Art Contemporain de Barcelone MACBA. Leonidas Martin, membre du collectif, s’en souvient : Après la vague anti-globalisation de Seattle, l’art politique est à la mode. Le MACBA contacte la Fiambrera Obrera [groupe activiste de Madrid] qui à son tour invite d’autres groupes et on met en place une semaine de travail entre mouvements sociaux, artistes, graphistes qu’on intitule De l’Action Directe comme un des Beaux Arts. C’est un grand succès. On reçoit le soutien du Musée pour mettre en place des projets, que nous n’appelons pas projets, mais outils parce qu’ils n’en sont pas faits pour être exposés, mais pour articuler des luttes concrètes.

Parmi ces outils se trouve la série d’affiches et auto-collants Dinero Gratis (Argent Gratuit), une action de guérilla de la communication qui, en pleine effervescence financière, présidée par la facilité d’accès au crédit, annonce la gratuité des moyens de paiement, menant juste un peu plus loin le discours dominant en Espagne à ce moment-là, à savoir : endettez-vous, c’est gratuit. Mais à la même époque, poursuit Martin, la Banque Mondiale et le FMI, qui avaient prévu de se réunir à Barcelone, doivent annuler leur visite à cause des protestations populaires, dans lesquelles nos interventions avaient été très visibles. Et le Musée, pressé par les forces politiques, supprime son soutien.

Ganemos Madrid, La democracia empieza en lo cercano. Photo: D.R.

Peu importe. Dénués de ressources, mais forts de leur succès, Las Agencias continue de développer ses très inventifs outils d’intervention. Parmi eux, les soustractions artistico-tactiques YoMango (littéralement : je pique, en hommage à la chaîne espagnole de prêt-à-porter Mango) dans des magasins et des supermarchés. Quand la crise éclate, le travail du groupe prend un nouvel essor. À l’époque nous avons commencé nos interventions, il fallait expliquer ce qu’était la spéculation financière ou la dette publique ou ce que faisait la Banque Mondiale. Mais aujourd’hui en Espagne tout le monde est au courant. Donc, nos actions se sont transformées aussi. Désormais sous le nom de Colectivo Enmedio, le groupe intervient directement dans les lieux où se font sentir les conséquences de la crise au quotidien : les bureaux de l’INEM (le Pôle Emploi espagnol) ou les agences de Bankia, banque ruinée par la corruption politique et renflouée en 2012 avec plus de 22.000 millions € du budget de l’État.

Mais leur outil le plus visible est sans doute la campagne de communication de la PAH (Plataforma de Afectados por la Hipoteca), la plateforme d’aide aux victimes de prêts hypothécaires devenue symbole d’espoir et solidarité pour l’ensemble de la société espagnole, et ayant reçu le Prix Citoyen Européen du Parlement Européen en 2013. Articulée en assemblées locales, la PAH arrête des expulsions (depuis le début de son activité, elle en a arrêté plus de mille), reloge les familles et organise les polémiques escraches, formule de protestation née en Argentine qui consiste à manifester de façon ciblée à la porte des résidences des responsables politiques. Les escraches de la PAH sont présidées par le slogan Sí se puede. Pero no quieren (Oui, ça peut se faire. Mais ils ne veulent pas) en réponse au discours qui accompagne les mesures d’austérité du Gouvernement, selon lequel on ne peut pas cesser de privatiser les services de santé, on ne peut pas cesser de réduire les droits sociaux, on ne peut pas cesser de soutenir les banques avec de l’argent public.

Identifiée avec les actions de la PAH, la devise vient cependant du mouvement 15M (nom générique donné à toutes les initiatives liées à l’esprit populaire du 15 mai 2011, quand a commencé l’occupation de Plaza del Sol à Madrid qui a duré plus d’un mois) signalant un des traits caractéristiques de toutes ces protestations : la circulation et ré-appropriation permanente des gestes et des formules, sans se soucier de l’auteur ou avec de diffuses paternités collectives. Comme pour Las Agencias, l’histoire de la PAH remonte aussi à l’Espagne pré-crise. En particulier, au mouvement pour le droit au logement V de Vivienda qui, dès 2006, alertait sur la hausse délirante des prix de l’immobilier et la croissante précarisation de toute une génération exclue du droit à un logement digne. Sa leader Ada Colau a présenté récemment la liste électorale Guanyem Barcelona (Gagnons Barcelone), coalition citoyenne créée pour les élections municipales de 2015 (la même formule existe à Madrid sous le nom Ganemos Madrid).

Panneaux contre la crise. Photo: © V de Vivienda

Conservas, la compagnie théâtrale qui assaillait le Forum des Cultures en 2004, a elle aussi traversé l’évolution du paysage politique et se concentre depuis une dizaine d’années sur les droits et libertés liés à Internet. Autour du réseau X.net, ses membres organisent le festival de culture libre Les Oxcars ainsi que la rencontre internationale FCF (Free Culture Forum). En 2014 le Partido X, né du réseau, a concouru aux élections européennes avec en tête de liste Hervé Falciani, l’ingénieur de systèmes qui a présenté aux tribunaux les noms de nombreux titulaires de comptes en Suisse, dont beaucoup de chefs d’entreprise espagnols, extraits des données de la banque HSBC pour laquelle il travaillait. Simona Levi, fondatrice de X.net, rappelle que le groupe possède un corpus de pensée et une expérience tactique qui vient de la culture numérique et de la guérilla de la communication, ce qui leur permet de jongler avec plusieurs identités de façon tout à fait naturelle.

Dans le domaine musical aussi se font sentir ces nouvelles formes d’organisation. Ainsi Fundación Robo (du verbe robar qui veut dire voler, comme voleur), un « projet musical collectif » qui rassemble musiciens, chanteurs et écrivains, dont certains assez renommés, intéressés par la chanson populaire et les formes anonymes de transmission culturelle. Ils reprennent de vieilles chansons ouvrières, des morceaux anarchistes ou des tubes protestataires et en écrivent d’autres avec des paroles qui racontent, à la première personne, les batailles et les espoirs d’aujourd’hui. Nous sommes beaucoup, dit une d’entre elles, nous sommes des milliers, sur chaque place, dans chaque quartier. Mais maintenant que nous sommes debout, il ne faudrait pas oublier ce que l’on risque cette fois-ci. Une allusion aux expectatives soulevées par cette deuxième transition que l’on voudrait plus représentative que celle de la fin des années 70; ou du moins, plus adaptée à l’actualité des défis politiques et économiques.

La conscience de vivre un moment historique exceptionnel est, en effet, au cœur de ces manifestations artistiques, confondues avec les projets sociaux qu’elles accompagnent. Renforcées par le soutien populaire, elles mettent en question les accords institutionnels et même le langage politique héritée des grands pactes nationaux, bousculent les rapports de force dans le domaine culturel, en posant tout haut la question de la relève générationnelle, et surtout donnent forme à de nouveaux imaginaires sociaux, ceux qui expriment et capturent dans leur complexité les récits du temps présent.

Maria Ptqk
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Curatrice et chercheuse, Maria Ptqk travaille sur les croisements entre les pratiques artistiques et scientifiques, la communication sociale, les études de genre et les politiques culturelles. www.mariaptqk.net

L’argent conditionne et caractérise nos vies quotidiennes, mais quels usages en faisons-nous ? Ou plus exactement, quels autres usages de l’argent sont possibles ? Y a-t-il des usages autres ?

Cildo Meireles, Cedule, « Quem matou Herzog ? », 1970-1975. Photo: D.R.

La théorie économique définit la monnaie — symbole premier de l’argent — comme une convention sans valeur intrinsèque qui sert d’unité de compte, de réserve de valeur et d’intermédiaire dans les échanges. La circulation de l’argent devient la caractéristique la plus évidente de cette dernière fonction, constituant ainsi un circuit singulier qui établit des liens fluides et flottants, parfois pervers, au sein de nos sociétés.

L’utilisation de ce circuit est une vieille tradition populaire en Amérique Latine. La convention veut que toute sorte de dégradation de la monnaie soit considérée comme illégale. Il est néanmoins courant de trouver des billets contenant des inscriptions, des vœux individuels ou collectifs, des déclarations d’amour ou de haine, sans oublier les chaînes bien connues, porteuses de guérison ou de chance — où il est demandé de ne pas ébranler la chaîne sous peine d’encourir les plus terribles châtiments délivrés par la justice divine.

Récemment et à la suite d’une prolifération de billets marqués de consignes politiques, la Banque Centrale du Mexique a publié un communiqué notifiant que tout billet marqué de consignes perdait automatiquement sa valeur : La Banque Centrale estime sans valeur tous les billets contenant des mots, des phrases, aussi bien manuscrits qu’imprimés, ou inscrits par le biais de tout autre moyen indélébile, conçus pour diffuser des messages au public, à caractère politique, religieux ou commercial.

Étrangement, le communiqué officiel fait une exception : les dessins, gribouillages ou altérations ne perturbent en rien la valeur du billet. Au-delà de ce paradoxe, peut-on penser que ce qui se cache derrière le communiqué de la Banque mexicaine, c’est la peur d’une circulation trop efficace des idées ? Ce qui reviendrait à rendre explicite une dimension politique absente dans la définition aseptisée de la théorie économique concernant la fonction d’intermédiaire d’échanges; celle des réseaux, des circuits, des territoires inattendus que l’argent peut créer de façon diffuse et difficilement repérable.

Cildo Meireles, Cedule, « Quem matou Herzog ? », 1970-1975. Photo: D.R.

À partir de 1970, l’artiste brésilien Cildo Meireles soulève cette question avec un travail qui va devenir exemplaire. Il l’énonce ainsi : Les Insertions dans des Circuits Idéologiques émergent de la nécessité de créer un système pour la circulation et l’échange d’informations qui ne dépend d’aucun type de contrôle centralisé.

Dans le cadre de ses Insertions dans des Circuits Idéologiques, qui s’étendent de 1970 à 1975, Meireles développe son projet Cédule. Ce travail commence à la suite du décès dans des circonstances douteuses du journaliste Vladimir Herzog (1). En s’inspirant des traditions populaires, il tamponne des billets en cours de validité avec la question : quem matou Herzog ? (Qui a tué Herzog ?). Les billets continuent donc à circuler avec cette inscription. D’autres suivront, telles que Yankees go home ou Which is the place of the work of art ? (quelle est la place du travail de l’art ?), placées au dos d’un billet de dollar.

Un deuxième projet fait aussi partie des Insertions, le Coca-Cola project où, en suivant le même principe d’intervention dans un circuit existant, l’artiste va inscrire différents « slogans », ou même des instructions pour fabriquer des cocktails Molotov artisanaux dans des bouteilles de Coca-Cola (bouteilles en verre qui sont recyclées et remises en circulation).

Dans les deux cas, il s’agit moins de détourner un circuit que de s’en servir. S’introduire dans des circuits établis pour mettre en évidence leurs dimensions politiques et en faire usage. Dans un contexte de dictature où les voix sont muselées, l’argent et les bouteilles deviennent des supports qui garantissent, étrangement, la « libre » circulation de la parole. Parole anonyme sans destinataire particulier, mais qui s’adresse à tous et peut être relevée par chacun. Plus de trente ans après les Insertions de Meireles, l’artiste guatémaltèque Stefan Benchoam va réaliser, pendant deux ans, un travail qu’il nomme : Ré-insertions dans des circuits idéologiques.

Stefan Benchoam, Ré-insertions dans des circuits idéologiques, « ¿ Quién mató a Rosenberg ? » . Photo: D.R.

Le 10 mai 2009, l’avocat Rodrigo Rosenberg est assassiné dans la ville de Guatemala pendant une promenade à vélo. Peu de temps après, l’apparition d’une vidéo enregistrée par lui-même avant sa mort déclenche un scandale politique dans le pays. Rosenberg y accuse le président en exercice à l’époque de sa mort éventuelle. C’est pourquoi, entre 2009 et 2011, Stefan Benchoam tamponne des quetzals (2) avec la question : ¿ Quién mató a Rosenberg ? (Qui a tué Rosenberg ?). Le jeune artiste affirme l’appropriation qu’il fait du travail de Meireles, non seulement dans l’opération, mais aussi dans le choix même du titre de l’œuvre. Benchoam va, à la fois, construire une filiation artistique et volontairement inscrire son travail dans le monde de l’art.

Des activistes argentins vont, eux aussi, s’approprier l’opération de Meireles, mais, contrairement à Stefan Benchoam, sans la ré-inscrire pour autant dans le monde de l’art. Julio Jorge Lopez, ancien détenu disparu de la dernière dictature militaire en Argentine (1976-1983), et ayant survécu à cette détention, est l’un des témoins-clés convoqués lors de la réouverture (3) des procès contre des militaires et des tortionnaires responsables de la dictature en question.

Le 18 septembre 2006, la sentence concernant le premier accusé (4) va être lue. Ce jour-là, Julio Lopez, qui avait témoigné lors du procès, disparaît. L’appareil répressif ne se révèle donc pas totalement neutralisé, malgré plus de 10 ans d’état démocratique. Après une première détention clandestine entre octobre 1977 et juin 1979, ce maçon devient, à 77 ans, le premier disparu en démocratie. Depuis ce jour-là, aucune information, aucune trace, aucun changement qui puisse donner le moindre indice sur sa deuxième disparition.

Dans un premier temps, celle-ci provoqua une réaction considérable dans la société argentine avec de fortes répercussions médiatiques; mais au fil du temps, l’affaire perdit de sa présence dans les médias. Des artistes et des activistes vont réagir de différentes façons contre ce qu’ils appellent la troisième disparition de Julio Lopez, sa disparition médiatique. En 2008, un groupe d’activistes d’une association de quartier à Buenos Aires, prend connaissance du travail de Cildo Meireles et s’en inspire en confectionnant des tampons avec la question : ¿ Dónde está Julio Lopez ? (Où est Julio Lopez ?).

Christian Vitery, Sin aire, sin tierra, sin agua, sin patria. Photo: D.R.

Outre le fait de tamponner des billets et de les remettre en circulation, ils vont élargir l’action avec une double opération. D’une part ils vont socialiser le tampon, c’est-à-dire le distribuer à des personnes ou des organisations qui veulent l’utiliser; de l’autre, ils organisent des séances publiques ou semi-publiques de tamponnage. Ce qui intéresse le collectif c’est d’avoir un outil simple et bon marché qui peut être facile à partager et utilisable aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère publique.

Cet outil simple, bon marché, est aussi transportable et permet la multiplication anonyme des messages. C’est ce qui intéresse particulièrement l’artiste Christian Vitery. En Équateur, la monnaie en cours de validité depuis l’année 2000 est le dollar états-unien. Le dollar est venu remplacer le sucre, qui était la monnaie nationale depuis 1884. Vitery commence à tamponner, en 2009, des bulles de dialogue reliées aux visages apparaissant sur les billets, comme celui de Washington, laissant à celui qui reçoit le billet la place d’inscrire ce qu’il veut.

L’année suivante, au moment de la célébration du bicentenaire de l’indépendance, pour souligner ce paradoxe qui consiste à toujours utiliser cette devise, Vitery tamponne des billets avec l’inscription Recuerdo del Bicentenario (Souvenir du bicentenaire) ou Implacable. À partir de ce moment-là, il va multiplier les messages. Certains sont en relation avec l’histoire récente de l’Équateur, comme c’est le cas de Sin aire, sin tierra, sin agua, sin patria (Sans air, sans terre, sans eau et sans patrie), se référant au problème de l’extraction pétrolière dans la région amazonienne. D’autres inscriptions indiquent des dates : Hoy es 4 de marzo 1945 (Aujourd’hui on est le 4 mars 1945) ou Hoy es 2 de Agosto 1990.

Ces dates renvoient à des attaques des États-Unis contre différents pays du monde. En 2013, Christian Vitery a lancé une nouvelle inscription Made in China, tamponnée sur des billets de dollar pour évoquer les accords économiques et politiques qui lient le gouvernement de l’Équateur à la Chine. Vitery multiplie les messages. Il a pour habitude d’avoir sur lui divers tampons qu’il sort et utilise selon l’occasion. D’une certaine manière, l’ensemble des inscriptions pourrait constituer une éphéméride profane de l’histoire politique de son temps, que l’artiste relève pour la restituer à l’espace public.

Christian Vitery, Sin aire, sin tierra, sin agua, sin patria. Photo: D.R.

Curieux usage de l’argent dans ces différentes insertions : il est support d’une mémoire collective et le circuit que celle-ci emprunte pour rester vivante. Toutefois, l’insertion peut être aussi comprise en termes de contamination. Au Canada, Mathieu Beauséjour, appelé « artiste numismate », a lui aussi recours aux billets et exploite leur système de circulation. Lors de son premier travail, l’artiste retire momentanément de la circulation les billets qu’il reçoit, des dollars canadiens, pour inscrire les numéros de série de chaque billet dans un registre, puis les remet en circulation avec l’expression virus de survie tamponnée au dos du billet.

Pour Beauséjour, le dos du billet, est l’espace dédié à l’art, là où d’autres artistes ont réalisé leurs travaux en dessinant des icônes de la culture et de l’histoire du pays. Les billets synthétisent, pour lui, les symboles du pouvoir, et l’art en fait partie. Au cours des années, Beauséjour va multiplier et complexifier les interventions sur des billets jusqu’à en détruire. Avec ses premières actions qu’il nomme terrorisme sémiotique, l’artiste explore les possibilités de contamination d’un circuit donné.

Pour l’artiste Ral Veroni, l’argent est la représentation du quotidien. Il est à la fois plus éphémère et plus stable que nos actes et passions. Veroni va tenter d’exploiter cette double caractéristique paradoxale, qui est d’être à la fois éphémère et stable. En 1994, l’artiste commence à dessiner sur des billets. Marqué par une période d’hyperinflation en Argentine — à la fin des années 80 — et des changements successifs de monnaie, il dessine sur des billets hors circulation. Ce travail, qui a le titre pour le moins évocateur de Lucha por la Vida (Lutte pour la vie), rappelle l’expérience de la dévaluation de la monnaie.

Plus tard, lors de son séjour en Europe, Ral Veroni réalise son travail Teatrillo Europeo de Entidades (Théâtre Européen d’Entités). Il dessine sur les billets qui passent entre ses mains à un rythme d’un par jour. Pour ce faire, il établit un protocole bien défini : il commence par dessiner sur un billet de 50 qu’il dépense. Avec la monnaie qu’il reçoit, il intervient sur un billet de 20 qu’il dépense pour avoir un billet de 10 sur lequel dessiner, il le dépense et dessine ensuite sur le billet de 5, qu’il va aussi dépenser pour recommencer le cycle avec un billet de 50. Plus de 300 billets-œuvres ont été mis en circulation.

Ces morceaux de papier rectangulaires, qu’on a dans nos poches ou porte-monnaie, ne restent pas longtemps avec nous et, apparemment, moins ils restent mieux c’est. Dans un monde capitaliste, la circulation de l’argent est le signe d’une société prospère. C’est ce qu’on appelle la liquidité. Paradoxalement, plus l’argent circule, plus il y a de transactions, plus le circuit qu’il institue s’élargit. Comme on l’a vu avec les différentes pratiques, le circuit que l’argent institue peut être pensé comme un réseau mobile, sans identité fixe, qui se configure et se reconfigure continuellement. Un réseau où les usages mineurs de l’argent peuvent se multiplier… du moins jusqu’à ce que l’omniprésence de la monnaie informatique finisse par accomplir le rêve de dématérialisation totale de l’économie.

Mabel Tapia
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

Ce texte est tiré d’Optical Sound n°1, septembre 2013, revue papier et tablette : www.optical-sound.com
Version imprimée disponible auprès de www.r-diffusion.org
Version numérique sur iPad : www.artbookmagazine.com

(1) Vladimir Herzog (journaliste et écrivain) a été assassiné en 1975 par la dictature militaire brésilienne (1964-1985). Néanmoins, c’est seulement en 2012 que l’acte de décès de Herzog a été changé par ordre de la justice brésilienne à la demande de la Commission Nationale de la Vérité, qui enquête sur les crimes commis par l’État brésilien entre 1946 et 1988. Jusqu’à ce moment‑là, sa mort était officiellement un suicide.
(2) Monnaie en cours de validité au Guatemala.
(3) Trente ans après le dernier coup d’État, les deux lois d’amnistie, dites lois de Point Final (1986) et de Devoir d’obéissance (1987), ont été annulées et déclarées inconstitutionnelles en 2005.
(4) Il s’agit de Miguel Etchecolatz, chef de la Police de la province de Buenos Aires sous la dictature, chef d’opérations et responsable de 21 centres clandestins de détention.

leçons de désobéissance fiscale

Nuría Güell est une artiste qui nous pousse à désobéir aux règles, nous apprend comment « confisquer » l’argent des banques et prodigue des conseils sur la façon d’éviter de payer des impôts qui heurtent notre conscience. Le sentiment qui se dégage de tout cela n’est pourtant ni artificiel ni simpliste.

Arte Político Degenrado. Protocolo Etico. Débat au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia. Madrid, novembre 2014. Affiche (détail). Photo: D.R.

Ce qui donne particulièrement matière à réflexion dans son travail et s’avère pertinent dans notre époque teintée de crise et d’incertitude, c’est que malgré une recrudescence d’artistes militants, voire engagés au niveau social, ces derniers ne s’aventurent jamais réellement hors des cercles confortables des institutions d’art. Güell ne s’arrête pas à une simple dénonciation de l’injustice sociale et des pratiques contraires à l’éthique. Au contraire, elle va jusqu’à appliquer la rétro-ingénierie aux mécanismes qui en sont responsables, pour développer des stratégies et des modèles alternatifs visant à encourager la compréhension critique et l’action indépendante de la part du public.

En 2009, l’artiste a cherché à comprendre la récession en cours et a commencé à étudier la politique monétaire. Elle a publié le résultat de ses recherches dans le manuel How to Expropriate Money from the Banks (comment confisquer l’argent des banques) (1). Ce guide contient des instructions, des informations juridiques et des textes analytiques que tout le monde peut télécharger gratuitement et mettre en pratique dans sa propre vie. Plus tard, elle a fait équipe avec Enric Duran (2) pour enseigner le système financier actuel à des élèves du secondaire. C’est le genre de connaissances que nous devrions tous acquérir sans tarder. Pourtant, le concept de l’argent et de ce qui en découle ne fait pas partie des programmes scolaires (du moins à ma connaissance).

Plus récemment, Güell a lancé l’Inverted Rescue Office (bureau de sauvetage inversé), un bureau de renseignement dont le but est de donner des conseils gratuits à des citoyens qui ont fait les frais des mesures d’austérité mises en place par l’État espagnol dans le cadre de son plan de sauvetage. Nuría Güell a obtenu un diplôme des beaux-arts de l’Université de Barcelona et a poursuivi ses études avec Tania Bruguera au Centre d’étude de l’art du comportement (Catedra Arte de Conducta) de La Havane, à Cuba. Elle a reçu plusieurs prix en Espagne et son travail a été exposé dans des biennales, des musées et des galeries à travers le monde. Alors qu’elle séjournait à Cuba, je l’ai forcée à interrompre sa déconnexion totale pour aborder avec elle le sujet de la désobéissance fiscale.

Je suis impressionnée par la somme d’informations présentées pour le projet Displaced Legal Application #1: Fractional Reserve (application juridique déplacée #1: la réserve fractionnaire) (3) : des vidéos, une conférence, un document PDF détaillé sur la manière dont on peut confisquer l’argent des banques, etc. Les enseignements de ce projet sont-ils faciles à mettre en œuvre pour un citoyen dans sa vie de tous les jours ?

Nuría Güell: Bien sûr ! C’était l’objectif de cet ouvrage qui, outre sa fonction d’entraînement potentiel à la pensée critique, présente aussi une ressource à l’usage des citoyens. Je souhaite que tous mes projets proposent une stratégie susceptible d’être reproduite. Parfois, c’est implicite à travers le processus de l’œuvre mais dans ce cas, étant donné qu’il s’agit d’un manuel, la notion de ressource destinée aux citoyens est plus explicite. L’un des chapitres, intitulé Step by Step (pas à pas), détaille toutes les étapes par lesquelles tout citoyen désireux de dépouiller les banques doit passer. Par ailleurs, si des gens ont des questions, ils peuvent nous écrire, ils ne seront pas les premiers à le faire et nous serons toujours heureux de les conseiller (4).

J’ai vraiment beaucoup appris en visionnant les vidéos sur la page du projet. J’ai appris des choses élémentaires que l’on devrait tous connaître : ce qu’est l’argent, comment une banque fabrique de l’argent, etc. Ainsi, votre travail a eu un effet direct sur ma vie. Cependant, d’un point de vue plus général, quel doit être selon vous le rôle d’un artiste qui œuvre sur des projets engagés au socialement ? Peuvent-ils avoir une réelle influence sur les problèmes qu’ils dénoncent ?

Je crois, sans faire preuve de condescendance, que nous sommes à un moment historique et socio-politique clé et que les rôles de l’artiste et de l’art devraient être à la mesure de cette situation. C’est pourquoi je souhaite que mes projets fonctionnent à deux niveaux : dans le contexte de l’art mais aussi en dehors de lui, car une transformation en un élément tangible par le biais des projets artistiques m’intéresse beaucoup plus qu’une simple représentation. Mon but est que ces projets fonctionnent non seulement comme des ressources pour les citoyens, mais aussi comme des dispositifs permettant de réfléchir en profondeur à la densité conceptuelle.

Arte Político Degenrado. Photo: © Eva Carasol

Ce qui m’intéresse n’est pas tant la représentation d’idées politiques que la création d’opportunités de réflexion et de ressources pour l’action réellement capables de contrer les systèmes politiques (ne serait-ce qu’à un niveau microscopique) ou générer un contre-pouvoir. Les rôles de l’art et de l’artiste peuvent être multiples, mais pour moi, en ces temps d’urgence, l’art politique est celui qui comporte une lutte discursive et parvient à renverser le discours hégémonique qui nous assujettit et nous opprime.

Ceci explique mon intérêt pour les projets qui ont une vie en dehors du contexte de l’art, car je veux toucher la population dans sa pluralité et pas seulement l’élite qui fréquente les institutions d’art. Lorsque je travaille sur des projets à dimension sociale, j’attache une grande importance au concept d’opérativité. Par ce terme je n’entends pas l’opérativité dans le projet artistique lui-même, mais une opérativité qui transcende l’art et le projet et qui a un effet sur les gens qui interagissent avec l’œuvre.

Oui, je pense que l’on peut exercer une vraie influence ou une transformation à travers l’art. Je connais des gens qui dépossèdent des banques en suivant le manuel, mon mari cubain a obtenu sa nationalité en m’épousant dans le cadre d’un projet artistique (5) (nous sommes en train de divorcer) et Maria (6), une réfugiée politique du Kosovo qui vit en situation illégale en Suède depuis 9 ans, parce que le gouvernement lui a refusé deux fois le droit d’asile, recevra un permis de travail dans un mois grâce à un contrat signé par un musée qui l’a embauchée pour jouer à cache-cache avec les visiteurs de la biennale de Göteborg.

L’une de vos dernières œuvres, Inverted Rescue Office (bureau du sauvetage inversé), propose des consultations gratuites à des citoyens espagnols qui voudraient retrouver un peu de l’argent que les banques et les administrations leur ont dérobé à travers les mesures politiques de sauvetage du gouvernement en 2012. Pouvez-vous donner quelques exemples de la manière dont cet argent pourrait être restitué aux individus ?

La plupart des stratégies que nous avons proposées reposaient sur la désobéissance fiscale comme mécanisme destiné à encourager la prise de pouvoir des citoyens, leur permettant de récupérer par eux-mêmes l’argent que le gouvernement avait dérobé au peuple en usant de la soi-disant « crise ». Comme on dit en Espagne : ce n’est pas une crise, c’est du racket, et le discours d’austérité a été utilisé pour privatiser les services, spoliant ainsi les ressources qui autrefois étaient publiques.

C’est évident au regard du budget général de l’État qui réduit fortement les enveloppes de la santé, de l’éducation et de la culture (une stratégie idéale pour justifier ensuite la privatisation) et augmente les mesures budgétaires favorables à l’oligarchie, comme le paiement de la dette, par exemple. L’une des ressources que nous avons proposées était la désobéissance fiscale envers l’État espagnol au moment de remplir sa déclaration de revenus. Cela consiste à ne pas payer à l’État les dépenses que vous n’estimez pas légitimes et dont vous ne souhaitez pas qu’elles soient financées par vos impôts.

Par exemple, les 24,73% employés à payer cette affreuse dette (comprenant la défense militaire, la monarchie, l’achat d’outils de répression, l’église, etc.). La procédure consiste à remplir votre feuille d’impôts mais ne payer que les dépenses de l’État que vous estimez légitimes. Vous pouvez ensuite reverser l’argent restant (les 24,73%) à des initiatives publiques qui contribuent réellement au bien commun comme les écoles gratuites, les coopératives de logement, la santé autogérée, etc. Vous joignez alors à votre feuille de déclaration la preuve des dépenses correspondant à l’argent que vous étiez supposé régler à l’État, mais sans trahir votre conscience.

D’autres stratégies comprenaient des mécanismes d’insubordination à la TVA, la location croisée de manière à ce que la banque ne puisse pas expulser les familles incapables de rembourser leurs dettes bancaires. J’ai également ajouté des ressources que j’avais créées pour des projets antérieurs telles que le manuel How To Expropriate Money From The Banks.

Alegaciones Desplazadas. ADN Galeria, Barcelona, 2012. Photo: © Roberto Ruiz

Je m’intéresse beaucoup, également, au concept de désobéissance civique qui sous-tend bon nombre de vos projets et celui-ci en particulier. Pourquoi les citoyens devraient-ils apprendre à être plus désobéissants de nos jours ? Est-ce que cela mène à enfreindre la loi de quelque manière que ce soit ?

Comme le dit la philosophe Marina Garcés, nous vivons dans la communauté du monde, que cela nous plaise ou pas, nous sommes impliqués en permanence. Cela étant, je crois que nous sommes responsables de la réalité que nous partageons, il s’agit même d’un engagement pour les sujets sociaux que nous sommes. La loi, en Espagne, a été instrumentalisée au point de dérober à la société son pouvoir fondateur, en accord avec un contrat social imposé et clairement transformé en un exercice de soumission où l’on s’endette vis-à-vis d’un souverain.

Mais ce qui nous rend humain c’est le sens de la responsabilité. Malgré les conséquences que cela entraîne, nous avons tous la possibilité (sans besoin de demander la permission à quiconque) de refuser d’obéir aux lois qui heurtent nos consciences, nos corps et notre dignité. Là est le cœur du problème, il s’agit de responsabilité, de nous rendre responsables. Pour moi, cette désobéissance civique est une action d’auto-responsabilité, de refus de déléguer.

Nous savons tous que seuls les esclaves obéissent, les autres consentent. Bien entendu, nous ne pouvons pas demander à nos oppresseurs de nous accorder la liberté ce qui, au-delà d’être naïf, est antithétique. Ainsi quand la justice est détournée par des tyrans, il faut réagir par la désobéissance. Désobéir signifie ne pas être complice et c’est pourquoi je pense qu’il est important d’aborder la désobéissance civique comme l’un des rares mécanismes informels de participation civique dans un contexte de prise de décision privé de canaux participatifs.

Bien que les pouvoirs en place le nient, nous savons que la désobéissance civique est une condition sine qua non de la démocratie. Comme le déclare le philosophe Habermas, cette forme de dissidence est un signe que la démocratie est en passe d’atteindre sa maturité. Il n’y a pas d’obligations suprêmes. Le citoyen, en transcendant sa condition silencieuse et soumise, reprend son rôle d’examinateur de réglementations et questionne en permanence les décisions politiques, légales et juridiques. En résumé, je crois que de nos jours désobéir est un devoir, car lorsque nous obéissons à la loi, nous désobéissons à la justice. Le problème de notre société n’est pas la désobéissance, c’est l’obéissance civique.

Le fait d’être artiste est-il un atout pour vos projets ? Car d’un côté, être artiste accorde quelques libertés et permet d’atteindre un certain type de public. D’un autre côté, « l’étiquette » d’artiste peut donner une image moins sérieuse, certaines personnes pourraient écarter vos pièces comme de « simples » projets d’art.

Il s’agit là d’un autre élément artistique que j’utilise dans mes projets : l’autonomie. Comme nous le savons tous, à travers l’histoire, l’art a essayé de s’émanciper des entités de pouvoir — comme la religion, la monarchie ou la politique — qui essayaient de l’utiliser à leurs propres fins. Mais comme vous le soulignez, cette autonomie acquise fait de l’art un espace plus permissif, ce qui implique que certaines personnes, dès qu’elles savent qu’il s’agit d’un projet artistique, refusent de le considérer comme une force capable de transformer la réalité.

Ce qui m’intéresse c’est d’instrumentaliser cette autonomie pour atteindre les objectifs des projets. C’est ce que j’appelle utiliser l’art comme un abri, un « espace de protection ». Ainsi, je l’utilise de manière stratégique pour réaliser certaines a-légalités qui fonctionnent pour moi en tant que ressource significatives. Quelque part, il y a aussi un désir moins conscient de tester les limites de l’art, pour peu qu’elles existent. Pour l’instant, hormis une menace de mort, je n’ai jamais eu de problèmes mais je suis consciente que tous mes projets comportent un risque légal dans et peut-être qu’il arrivera un moment où la protection qui nous est conférée par l’art ne suffira plus.

Percevez-vous de nombreux parallèles entre l’activité financière et le commerce de l’art ?
Oui, je perçois des parallèles avec le commerce de l’art. Dans les deux cas ce qui importe est la rentabilité, et par cela je veux dire la création de valeur à partir d’une valeur potentielle, une stratégie clé dans l’inflation sur lesquelles reposent à la fois les services bancaires et la spéculation dans le commerce de l’art. L’objectif dans ces deux cas est de générer un maximum de profit, souvent sans prendre en compte les valeurs culturelles, sociales et/ou humaines.

Régine Debatty
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015

(1) How to expropriate money from the banks http://mon3y.us/nuria_guell.html
(2) Enric Duran est un activiste qui, en 2008, a subtilisé 498 000 euros aux banques, suite à quoi il a utilisé cet argent pour financer des projets dotés d’une conscience sociale et qui offrent des alternatives au capitalisme : http://en.wikipedia.org/wiki/Enric_Duran
(3) www.nuriaguell.net/projects/12.html
(4) Aide Humanitaire www.nuriaguell.net/projects/10.html
(5) Aide Humanitaire www.nuriaguell.net/projects/10.html
(6) Trop de Mélanine www.nuriaguell.net/projects/31.html