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œuvre d’art et activisme à l’âge de l’Anthropocène

Le Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle prépare pour décembre les Climate Games autour de la COP21, la conférence sur le climat. Des jeux qui s’inscrivent dans le contexte de la mobilisation militante mondiale pour la « justice climatique ». John Jordan nous livre ici son témoignage d’artiste et activiste engagé sur ces questions depuis de nombreuses années.

Costumes comestibles pour la performance du Laboratoire d'Imagination Insurrectionnelle What is Enough? au Kampnagel Sommerfestival, Hambourg, 2012.

Costumes comestibles pour la performance du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle What is Enough? au Kampnagel Sommerfestival, Hambourg, 2012. Photo: © Labofii.

Il y a exactement 100 ans, confronté au massacre inimaginable de la Première Guerre mondiale, le poète Samuel Rosenstock alors âgé de 19 ans changea de nom pour se faire appeler Tristan Tzara, ce qui signifie « terre triste » en roumain, sa langue natale. Avec un groupe d’artistes venant de différents pays, il s’installa en Suisse, pays neutre, dans un acte de désertion qui devait lancer un mouvement refusant le mythe de l’autonomie de l’art, à la recherche d’une véritable action politique. Les graines à l’origine de toutes les avant-gardes du 20ème siècle étaient semées.

Réunis au sein d’un collectif informel, ces artistes se donnèrent le nom de mouvement Dada  — « ce qui ne veut rien dire » — dont l’objectif n’était pas de faire de l’art, mais de transformer les valeurs d’une société pourrie par le recours à la provocation et à des actes qui, espéraient-ils, allaient déclencher une révolution. Le refus de la guerre, du travail, de l’art, de l’autorité, du sérieux et de la rationalité prenaient tout leur sens dans le sillage de l’horreur. Leur réaction face au désastre fut d’attaquer tout ce qui représentait les valeurs d’un monde qui les dégoûtait. Contre la machinerie de mort, leur manifeste de 1918 se terminait par deux mots en lettres majuscules : LA VIE.

L’encre du manifeste Dada était à peine sèche qu’une nouvelle génération d’artistes se trouva confrontée à une autre apocalypse, en réalité plusieurs, avec les génocides de la Deuxième Guerre mondiale, le bombardement de Nagasaki et Hiroshima, puis la longue Guerre froide qui s’ensuivit. L’éventualité d’une guerre nucléaire qui modifierait l’atmosphère et plongerait le monde dans un hiver nucléaire, éradiquant toute VIE sur Terre, restait toujours dans le champ des possibles au cours des décennies d’après-guerre. La réaction des artistes fut une autre forme de désertion. Convaincus de l’impossibilité de représenter la réalité d’un monde sur le chemin de l’autodestruction totale, ils ne peignirent rien. C’est de cette angoisse qu’est né l’expressionnisme abstrait.

On retrouvait là une combinaison idéale de valeurs pouvant servir la « guerre psychologique » anti-communiste menée par la CIA à l’époque. La liberté individuelle, sans responsabilité, constituait l’essence du sujet capitaliste et l’expressionniste abstrait en était l’incarnation. Généreusement financé par la CIA, le Congrès pour la liberté de la culture, avec l’aide du Musée d’art moderne de New York, propriété des Rockefeller, organisa d’énormes expositions d’expressionnisme abstrait dans tout le monde occidental, avec une attention particulière sur la capitale mondiale de l’art de l’époque, Paris. L’inutilité des artistes était devenue un outil remarquable de l’hégémonie culturelle états-unienne. Le centre du pouvoir économique et culturel devait rapidement basculer du Vieux Continent vers le Nouveau Monde, et l’apocalypse suivre son cours, prenant désormais la forme de la société de consommation capitaliste pour tous.

Des développeurs travaillant à l'application de cartographie des Climate Games

Des développeurs travaillant à l’application de cartographie des Climate Games durant un Hackathon Hackcop21 en Belgique, 2015. Photo: © Labofii.

Anthropocène ou Capitalocène ?
Vingt ans plus tard, je décidai de devenir artiste, l’année où Margaret Thatcher entamait son troisième mandat en clamant : la société n’existe pas; il y a seulement des individus en concurrence les uns avec les autres. Les politiques néolibérales et les valeurs individualistes imposées sur le reste du globe à cette époque ont tout simplement alimenté la machine du suicide planétaire. Avec la mondialisation néolibérale, la guerre entre capitalisme et VIE sur Terre gagna en intensité.

La question n’était plus de savoir SI une guerre nucléaire allait déclencher l’apocalypse. Cette dernière était déjà là, produit de la guerre du capitalisme contre la biosphère, avec comme armes la croissance économique et la consommation de masse. À la peur que quelqu’un « puisse » appuyer sur le bouton rouge s’était substituée une inquiétude sourde provoquée par la guerre menée ici et maintenant, une guerre provoquant l’effondrement des systèmes permettant la survie de l’humanité, à savoir son atmosphère, ses mers et ses terres.

J’étais donc le rejeton d’une autre forme d’apocalypse, l’Anthropocène, catastrophe climatique qui devrait tuer 100 millions de personnes au cours des 18 prochaines années, soit autant que les deux guerres mondiales combinées. Et l’essentiel des victimes se trouvera dans des pays qui produisent peu de CO2. En réalité, le changement climatique, qui est la traduction de la guerre de l’économie contre l’écologie, est une guerre contre les pauvres, une guerre dans laquelle les responsables ne seront pas les premiers touchés.

Le nom de Capitalocène serait peut-être plus approprié, parce que c’est le capitalisme industriel qui est en train de modifier de manière irréversible les cycles naturels de la biosphère, et non l’humanité. La nature est désormais un produit de la culture, la distinction ancienne entre histoires naturelle et humaine, entre culture et nature, s’est effondrée. Confrontés à cette réalité, que font les artistes d’aujourd’hui ? Allons-nous continuer à faire de l’art comme avant, ou allons-nous transformer radicalement le concept même d’art dans cette nouvelle époque ?

Des artistes, développeurs, gamers et activistes discutent le gameplay des Climate Games lors d'un Hackathon Hackcop21 en Belgique, 2015.

Des artistes, développeurs, gamers et activistes discutent le gameplay des Climate Games lors d’un Hackathon Hackcop21 en Belgique, 2015. Photo: ©Labofii.

Compensation culturelle et bonne conscience
De nombreux artistes qui depuis des décennies n’avaient rien à faire de la politique ne parlent plus aujourd’hui qu’Anthropocène et changement climatique. L’organisation de la prochaine conférence de l’ONU sur le climat près de Paris en décembre y est certainement pour quelque chose, la ville entière devenant, comme toujours en pareil cas, une vitrine d’un monde durable. Toutes les institutions, depuis les multinationales jusqu’aux musées, se sentent obligées de se mettre au diapason. Peu d’entre elles vont parler de guerre, et encore moins de la nécessité d’un changement radical sur le plan culturel et économique.

Il n’est pas difficile de constater que le monde de l’art parisien a été inondé par toutes sortes de formes d’artwashing cette année. Première à s’élancer a été l’initiative The art of change dont le premier événement consistait à imaginer un plan d’action qui mobilisera les citoyens pour la COP21, intitulé Conclave des 21. Pendant deux jours, la Gaité Lyrique devait réunir 7 jeunes leaders de la mobilisation contre le réchauffement climatique, 7 artistes engagés et 7 entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire pour brainstormer et imaginer une action.

Le parrain de l’initiative, l’entrepreneur Tristan Lecomte, a fait partie des nominés du prix Pinocchio décerné par les Amis de la Terre aux pires entreprises en matière de greenwashing. Il n’est alors pas surprenant de retrouver comme commissaire de l’initiative quelqu’un qui a collaboré auparavant avec COAL, une société de production en art et environnement, dont les prix artistiques étaient financés par Price Waterhouse Coopers et le groupe Egis, multinationale qui construit des autoroutes et des aéroports.

De son côté, Bruno Latour a été à l’initiative en mai dernier d’une simulation de la COP21 avec son Théâtre des négociations, simulation « alternative » du sommet. Le slogan qui accompagne l’initiative est Paris Climat 2015 – MAKE IT WORK (« faire en sorte que ça marche »,en français). Mais la question reste de savoir pour qui cela doit marcher ? À en juger par la liste des sponsors de l’initiative, on peut clairement identifier les bénéficiaires de cette vision du futur. Selon un rapport de la NASA, les automobiles constituent la principale source de production de gaz destructeurs du climat, mais cela n’a pas empêché l’initiative d’accepter d’être financée par Renault/Nissan, ainsi que par Rexel Energy, fournisseur d’infrastructures électriques pour l’industrie mondiale, notamment l’extraction minière, les raffineries de pétrole, les appareils de forage, les centrales électriques à charbon et terminaux de GNL. Parmi les autres sponsors, et pas des moindres, on peut aussi citer EDF, qui construit et gère des centrales à charbon, à gaz, ainsi que des centrales nucléaires dans le monde entier. C’est comme si, au 18ème siècle, quelqu’un avait monté une pièce de théâtre sur l’abolition de l’esclavage financée par des marchands d’esclaves.

Au cours de la dernière plénière de l’événement, l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro lança haut et fort : M. Latour, ne cachez pas la vérité, n’oubliez pas de parler des causes, arrêter de dramatiser les conséquences : vous connaissez les 40 sociétés coupables, les 10 personnalités richissimes coupables, vous avez les numéros de téléphone… Appelons-les ! Mais cela reste bien sûr hors de question, car il y a trop de capital culturel en jeu, et le capital culturel a plus de valeur pour l’élite que les systèmes qui permettent à nos sociétés de survivre.

Pendant la COP21, l’artiste belgo-tunisienne Naziha Mestaoui va marier le « beau » et le « durable », avec One Heart One Tree, une œuvre d’art monumentale qui donnera naissance à une forêt virtuelle sur les monuments les plus célèbres. « Planté » par le public en utilisant projections en mapping et une appli smartphone, pour quelques euros, chaque arbre virtuel créé sera, d’autre part, réellement planté dans le cadre de projets de reforestation et de plantation. Le projet aux kilowatts et kiloeuros est soutenu par Citizen Luxury, une société de conseil développement durable pour l’industrie du luxe. Bien évidemment les compensateurs de conscience pour les ultra-riches adorent l’art, spécialement l’art numérique.

L’art est en effet devenu un beau moyen de faire de la « compensation culturelle » pour le capitalisme. Le principe de la compensation consiste à payer quelqu’un pour planter un arbre (par exemple par l’intermédiaire d’un site web d’une compagnie aérienne qui le propose) pour permettre à celui ou celle qui paye de prendre l’avion sans se sentir coupable. La logique est la même que celle des marchés de compensation carbone. Mais la compensation est une réponse à peu près aussi rationnelle au problème que l’était la possibilité de payer pour l’absolution des péchés au Moyen-Âge.

Selon le climatologue de renommée mondiale Kevin Anderson, qui refuse de voyager en avion : Compenser est pire que ne rien faire. Cela n’a aucune légitimité scientifique et l’idée, dangereusement trompeuse, est certainement responsable d’une augmentation nette du taux d’émissions mondiales en valeur absolue. Continuer à consommer, continuer à polluer, sans besoin de changer de comportement, les choses peuvent continuer comme si de rien n’était, avec juste un peu moins de culpabilité. Mais les entreprises ne se contentent plus seulement de greenwashing, elles ont maintenant aussi recours à l’artwashing, pratique magique qui transforme l’art « radical » en outil de normalisation de comportements criminels.

Boucliers pour se protéger de la violence policière, avec des portraits de personnes victimes de catastrophes climatiques.

Boucliers pour se protéger de la violence policière, avec des portraits de personnes victimes de catastrophes climatiques. Le Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle et le Camp Climat de résistance à la troisième piste de l’aéroport d’Heathrow, Londres, 2007. Photo: © Kristian Buus

La politique du leurre
On peut aisément comprendre pourquoi les sociétés multinationales qui détruisent le climat veulent s’associer aux formidables causes progressistes de l’art et de l’écologie. Plus besoin de financement de la CIA, artistes et intellectuels sont prêts à faire toutes sortes de concessions pour créer un vernis culturel dans le vent, derrière lequel ceux qui alimentent la machine suicidaire peuvent se cacher. Les palais de la culture sont minutieusement conçus pour qu’ils puissent y faire les clowns, pendant que les rois et les reines de l’industrie et de la finance continuent de jouer à la roulette russe avec notre avenir en s’enrichissant.

Une façon plus juste de voir les choses serait de réaliser que ces entreprises ne soutiennent pas les arts, mais que les arts soutiennent leurs mensonges sur le fait qu’elles s’intéressent à autre chose que faire du profit, même si cela signifie détruire tous les systèmes indispensables à la vie sur la planète. L’artwashing s’apparente à l’anesthésie, à quelque chose qui nous rend insensibles, qui nous empêche de percevoir la réalité qui est au cœur de la toxicité de notre culture capitaliste. Nous sommes là à l’opposé d’un agir esthétique, d’un agir qui nous permet de ressentir le monde, de le vivre intensément au plus profond de nous-mêmes. Tristan Tzara s’engagea contre les fascistes en Espagne, puis rejoignit la résistance française. Pour protéger la VIE, il savait qu’il fallait renoncer à son petit confort et se mettre parfois en danger. On a cependant du mal à imaginer de nombreux artistes contemporains abandonnant le confort de leurs ateliers et de leurs studios de répétition pour se battre contre un ennemi.

La COP21 va être le théâtre d’innombrables variantes de compromis. Dans les 86 pages de documents de préparation pour le sommet de l’ONU, les mots « combustibles fossiles » apparaissent seulement deux fois. Tout le monde sait bien que l’accord signé ménagera les marchés, les multinationales des combustibles fossiles qui font des profits et le système capitaliste redynamisé derrière le vernis du « développement durable ».

À Paris, vous allez décider qui va vivre ou pas, dit récemment un délégué africain à Nicolas Hulot, l' »ambassadeur planétaire » de la France. L’accord ne portera pas sur le maintien des combustibles fossiles dans le sol, ni sur la dette écologique envers les pays pauvres qui subissent les effets des émissions passées des nations sur-industrialisées. Les officiels ont déjà admis que l’accord ne permettra pas de maintenir la hausse de température de l’atmosphère en deçà de la limite des 2 degrés qui permettrait d’éviter que le climat ne bascule dans un cycle terrifiant de rétroactions.

La réalisation de cet objectif sera impossible sans les mouvements citoyens émergents pour la justice climatique, et ces derniers ont besoin de toute l’imagination et de la créativité que peuvent avoir les artistes. Nous ne pouvons plus nous permettre de répéter les mêmes rituels et nous devons renouveler le langage de l’activisme. À l’âge de l’Anthropocène, nous avons besoin de nouvelles formes d’action, superbement efficaces, qui arrêteront les machines suicidaires. Un siècle après Dada, l’art doit de nouveau être au service de la VIE plutôt que du statu quo et l’activisme doit devenir le plus grand des arts.

Préparez-vous pour les Climate Games, COP21 Paris Décembre 2015.

Préparez-vous pour les Climate Games, COP21 Paris Décembre 2015. Photo: © Labofii.

Les Climate Games sont ouverts
S’il vivait aujourd’hui, Tristan Tzara ne participerait certainement pas aux machines d’artwashing. On le retrouverait probablement parmi les gens qui organisent les mobilisations à la base et les actions directes pour la justice climatique. Il se serait peut-être enchaîné à l’une des gigantesques machines d’extraction des mines de lignite allemandes au cours de l’été précédent le sommet, bloquant l’une des plus grosses sources d’émissions de CO2 en Europe, avec des milliers d’autres militants. On retrouve cet esprit dadaïste de la résistance malicieuse dans les Climate Games, l’un des projets artistiques militants les plus ambitieux qui aura lieu pendant la COP21.

Présentés comme le plus grand jeu d’action-aventure et de désobéissance civile du monde, les Climate Games associent l’amour radical de la vie de Dada au refus de la représentation qu’ont exprimé les situationnistes. Refusant de faire de l’art, les situationnistes appelaient à la construction de situations qui devait être la réalisation continue d’un grand jeu délibérément choisi  ; le passage de l’un à l’autre (des) décors.

Au goût du jour du 21ème siècle, les Climate Games se serviront d’une application pour smartphone pour coordonner des milliers de personnes engagées dans des équipes qui vont investir les rues de Paris, le cyberespace et au-delà pour des actions non-violentes contre le putsch des multinationales sur les négociations de l’ONU. Localisant les mouvements des lobbyistes des entreprises, des adeptes du greenwashing, des colporteurs de fausses solutions et des policiers, l’application sera un nouvel outil d’action décentralisée, fusionnant la résistance online et offline, qui permettra à des corps désobéissants de s’engager dans des actions que Tristan Tzara n’aurait pas qualifiées de vieilles, ni de neuves, mais de nécessaires.
Pour que la vie puisse continuer.

John Jordan
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

John Jordan est co-fondateur du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle avec Isabelle Frémeaux. Ils sont également les auteurs du livre-film Les sentiers de l’utopie (Zones / La Découverte, 2011).

On pourrait aisément classer Micha Cárdenas dans la catégorie des activistes cyberpunk, ou transhumains. En effet, cette artiste transgenre connue pour ses théories et ses performances dans le domaine des arts numériques et des médias digitaux, s’engage non seulement pour une approche politique des identités sexuelles, mais questionne également l’existence de points d’intersections et de fractures coexistant entre le corps « réel » et son avatar virtuel. Deux préoccupations distinctes qui se rejoignent dans son œuvre et dans l’idée d’un corps futur à l’identité fluctuante et parfois, désincarné dans les possibles du cyberespace.

Micha Cárdenas

Tout le travail de Micha Cárdenas vise à repousser les limites de ce que signifie être « humain » aujourd’hui, à l’heure des univers virtuels, des médias numériques et des réseaux informatiques tout puissants. L’artiste, théoricienne et performeuse, pose également des questions sur ce que c’est d’être « un homme » ou « une femme », ou encore de ne pas se sentir dans le corps qui nous était destiné, dans un monde où, par le biais de ces réseaux, et ce depuis le tout début de l’avènement d’Internet, la possibilité d’endosser des identités imaginaires est devenue le lot commun de tout utilisateur du réseau. Dans Becoming Dragon, l’artiste, encore étudiant et soutenu par l’Université de San Diego, mêle par exemple biotechnologies et réalité virtuelle dans une performance qui interroge le pouvoir de l’imaginaire sur l’identité, et plus généralement, le devenir de l’humain. Pour les besoins de cette œuvre, l’artiste a dû passer près de 365 heures immergé dans Second Life, l’univers virtuel en 3D (ou métavers) dans lequel les utilisateurs peuvent créer et animer leur propre avatar, souvent le double fantasmé de leur incarnation dans la réalité.

 

Réalité et virtualité, dualité des identités
Le but de cette performance, également outil de recherche, est aussi de questionner le moment de transition entre deux identités. Le dragon étant un animal magique, en constante mutation et doué de certains pouvoirs, il est la métaphore incarnée d’une transformation pour l’artiste transsexuel, et une façon d’appréhender l’épreuve d’une transition radicale (ici, passer du sexe mâle à femelle) au cours d’une chirurgie de réassignation sexuelle (ou SRS, pour Sexual Reassignment Surgery). Opération qui exige un an de réflexion de la part des personnes désireuses d’effectuer cette chirurgie. Le dragon, et la durée de la « plongée » de Cárdenas dans Second Life, étant également l’expression des sentiments de désincarnation expérimentés par les personnes concernées. On le voit, Micha Cárdenas en tant qu’artiste, incarne physiquement ses théories et ses idées, mettant en application dans sa vie, les fondamentaux qui animent ses créations. Ces deux terrains d’études et le champ de bataille idéologique de Cárdenas s’illustrent également très nettement dans la performance donnée en novembre 2010 à l’UCLA Freud Theatre de Los Angeles. Pour Becoming Transreal: a bio-digital performance, Micha Cárdenas et Elle Mehrmand présentèrent une performance qui remet en cause l’idée de réalité. La réalité d’un corps. La réalité d’un sexe. La réalité enfin, d’une identité. Des idées que l’on peut rapprocher de la pionnière dans ce domaine, Donna Harraway, auteur du désormais fameux Cyborg Manifesto.

Challenges techniques dans le champ de l’art numérique
Pour mener à bien ces travaux, Cárdenas n’hésite pas à employer des techniques de pointe rarement utilisées dans le domaine de l’art numérique. « Vêtements communicants », capteurs de mouvement, immersion en temps réel dans des univers 3D, utilisation de feedback vidéo et casque de réalité virtuelle, Micha Cárdenas utilise toutes les technologies numériques à disposition pour rendre son discours intelligible. C’est le cas dans Becoming Dragon, où l’avatar du performeur est entièrement dirigé en temps réel par un système de capture de mouvement, alors même que celui-ci évolue dans l’univers de Second Life coiffé d’un casque de réalité virtuelle. Le tout étant également projeté en temps réel et visible par les spectateurs. Pour Local Autonomy Networks (ou « Autonets »), un autre de ses projets, réalisé avec l’aide du couturier (costume designer) Benjamin Klunker, Micha Cárdenas crée de toute pièce un réseau de communication autonome visant à augmenter l’autonomie de la communauté LGBT (Lesbienne, gay, bi et transsexuelle), mais aussi, des femmes, ou des étrangers, et ainsi réduire la violence contre les personnes qui la subissent quotidiennement en raison de leurs différences. Ce système conçu à partir de wearable electronics, soit des vêtements et accessoires comportant des éléments informatiques et électroniques connectés, permet en effet de signaler à d’autres membres de la communauté, la présence, ou les problèmes, que ceux-ci peuvent rencontrer. Une application à la fois très concrète et poétique, qui permettrait également aux personnes qui expérimentent ces « différences » de se retrouver.

 

À la recherche d’une autonomie post-corporations
Ce système, aussi pratique soit-il, est aussi l’occasion d’exprimer la vision de Micha Cárdenas en matière de communication et de réseau. Comme beaucoup de ses pairs, et en tant qu’artiste « connecté », Cárdenas milite de plus en plus régulièrement pour une autonomie des réseaux de communication. Ce qu’elle appelle l’ère du « Post Digital Networks » et des « Post Corporate Communications ». Pour l’artiste, des options comme Autonets, sont l’occasion d’expérimenter, à la fois, une nouvelle façon de communiquer, plus directe, plus « réel », même si usant des nouvelles technologies, mais également de sortir du cadre de plus en plus contrôler des réseaux de communication classiques, d’Internet et de ses réseaux sociaux propriétaires. En mai 2013, à l’occasion de la présentation de son projet Autonets, Micha Cárdenas déclare : De la fermeture temporaire de ThePirateBay.org ou Wikileaks.org à l’arrêt des communications de téléphone mobile en Égypte et à San Francisco pour empêcher les manifestations, les entreprises et les infrastructures de communication ont prouvés leur obsolescence pour les communautés résistantes. En revanche, il est possible pour ses résistants d’imaginer un nouvel avenir post-numérique. Mon travail sur l’autonomie des réseaux locaux (Autonets), actuellement en cours d’élaboration en collaboration avec des organisations communautaires à Detroit, Los Angeles et Bogotá, en Colombie, le prouvent. Mon but étant de travailler sur des réseaux post-numériques est de participer ainsi à une décolonisation de la technologie. Mon intervention vise à un rejet de la logique binaire du numérique et se tourne vers les communautés opprimées en tant qu’alternatives logiques.

Militantisme queer ou transgenre, mais aussi soucis de protections des communautés minoritaires, utilisation des technologies de pointe à des fins politiques et dans un but de renouvellement des habitudes de communication, depuis 2010, le travail de Micha Cárdenas, on le voit, évolue rapidement. De la problématique des univers virtuels, de l’identité en mode connectée, l’artiste est passé à l’action grâce à des projets qui ont trouvé un écho et des applications concrètes dans le réel. To be continued…

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars-mai 2015

Photos: D.R.
> http://michacardenas.org

Qu’il s’agisse de remettre en cause la logique industrielle de notre époque (la Mercedes en pièces détachées avec Les hommes n’ont pas fini d’aimer les voitures), ou la validité du pouvoir « mâle » symbolisé par l’armement (Le choix des armes et sa mitraillette démontée), la guerre (The Shadow) ou les clichés concernant les valeurs féminines véhiculées par les médias (ses ajouts sur toile de Jouy), l’artiste allemande Brigitte Zieger, qui vit et travaille à Paris, confronte son univers au territoire mental de nos pays « en paix ». Artiste féministe « intranquille », elle rend lisible le sous-texte de notre époque violente et hypocrite.

Brigitte Zieger, Detournements.

Brigitte Zieger, Detournements. Photo: © Brigitte Zieger

Brigitte Zieger, peut-on dire que vous interpellez le spectateur en amenant la guerre dans l’espace public ?
Oui, l’intention est bien de provoquer des réactions quand j’interviens dans l’espace public. Les projets que je mets en place traversent souvent des contextes politiques, des zones géographiques et historiques; ils prennent comme point de départ des images-événements de notre mémoire collective. Guerre et violence, mais aussi résistance sont parmi ces images collectées et déplacées vers l’espace public. Il s’agit pour moi d’interpeller le regardeur sur les failles et les injustices générées par un système dominant-dominé qui régit le récit de l’Histoire et le fonctionnement des sociétés actuelles.

Votre œuvre est parcourue, de manière subtile, par le thème de la lutte, de la guerre, de la violence infligée à l’autre, par une nation sur une autre (comme les métaphoriques B52 de The Shadow, ou les avions de Détournements 1 to 6). Pourquoi ces thèmes récurrents dans votre travail ?

Violence, lutte et guerre sont comme tissées dans les structures de l’interaction sociale et très profondément ancrées dans nos sociétés actuelles. La présence de The Shadow tente de révéler cet ancrage, de le rendre visible là où tout est fait pour qu’on l’oublie. Cette ombre du bombardier (qui a fait le plus de guerres sur la plus longue période de l’histoire) fait lever la tête de celui qui regarde, pour noter l’absence de l’avion et rappeler ainsi qu’il se déplace ailleurs, en même temps, en Irak ou en Afghanistan. Dans la série Détournements, des avions de guerre sont comme retenus dérisoirement par quelques slogans d’artistes, et ces assemblages improbables, mêlant dispositif publicitaire, armes de destruction et poésie utopiste, demandent à celui qui regarde de creuser ces imbrications complexes de la guerre et du spectacle. Le regard que je porte sur la violence et la lutte se situe ainsi sur leur fusion inextricable avec la vie quotidienne.

De fait, pensez-vous votre travail en tant qu’artiste comme « politique » ?
Oui, quand je parle de ceux qui résistent par exemple, comme dans la série des Sculptures anonymes ou dans les impressions numériques Counter-Memories et ce dans un rapport très direct à l’activisme. Dans d’autres pièces, j’avance de façon plus subtile en pervertissant des systèmes de représentation, en y glissant des parasites qui transforment des images “jolies ou décoratives” en terrain politique à investir.

Brigitte Zieger, The Shadows.

Brigitte Zieger, The Shadows. Photo: © Brigitte Zieger

Et en tant que femme ? Comme « féministe » ?
Pour moi l’engagement politique et le féminisme sont étroitement liés, car je mets au centre de mes réflexions la question de la domination et la violence qui en découle. Je préfère donc tendre vers un féminisme subversif, qui va au-delà de la simple revendication d’accession des femmes à l’égalité dans une société de structure patriarcale, pour défendre des idées plus utopiques d’anti-autoritarisme et de révolution des mentalités. Et là, ce n’est pas qu’une affaire de femmes, ces questions concernent toute l’espèce humaine. En ce qui concerne la guerre, je privilégierais l’approche de Virginia Woolf qui prône un “désengagement stratégique des femmes du système de guerre”, qui au fond ne les concernent pas et auquel elles n’ont pas à participer, au contraire de certaines factions des suffragettes qui proposaient leur soutien à la guerre pour obtenir leur émancipation.

Vous avez par exemple réalisé une installation auscultant les identités féminines / masculines avec Hits & Misses (qui porte le nom d’une série mettant en scène une tueuse transsexuelle, un hasard…), quel est le but de ce travail ?
Cette série de vidéos performatives, laisse effectivement une ambiguïté sur l’identité du personnage principal, qui est en réalité un cascadeur déguisé pour me ressembler et prendre ainsi le rôle de l’artiste; mais le titre ne vient pas de la série, il vient d’un disque réalisé suite au combat illégal de Cassius Clay, car interdit de ring pour avoir été objecteur de conscience. L’acte du cascadeur est assez impressionnant à voir, car il chute de façon répétée en traversant un sol et un plafond puis subit l’effondrement d’un mur qui l’ensevelit après une lutte vaine. L’action sans narration filmique isole ainsi la chute de l’artiste et de l’espace architectural du “white cube” qui évoque clairement le lieu d’exposition. C’est donc la situation de l’artiste et sa possible chute qui est au centre de ce travail.

Vous utilisez à peu près tous les médiums de l’art contemporain (vidéo, dessin, sculpture), quelle est la part du numérique dans vos dispositifs et dans vos œuvres ? Oui, effectivement, j’aime changer de médium. La part du numérique est assez importante, notamment avec les films animés de la série des Wallpapers [des papiers peints animés], mais aussi avec la création d’images numériques comme les Détournements. Cette pratique a pris une plus grande ampleur cette année avec la série des Counter-Memories, de grandes impressions numériques faites de multiples manipulations de l’image, dont la création d’espaces et de faux reliefs, qui donnent l’illusion de sculptures ou de bas-reliefs.

Brigitte Zieger, Tank Wallpaper.

Brigitte Zieger, Tank Wallpaper. Photo: © Brigitte Zieger/ADAGP

Quelle est l’importance d’Internet dans votre travail ? Un terreau fertile d’idées, d’images, de stéréotypes à renverser ?
Internet est une source importante de mes recherches d’images et le point de départ de la plupart de mes réalisations. Je suis toujours intéressée par l’image la plus citée, la plus connue, celle qui semble effectivement rentrer dans l’histoire collective par les clics multiples dont elle fait l’objet. Ce qui m’intéresse alors c’est de trouver une forme à ces images qui réactive leur pouvoir de provocation et de les confronter ainsi au présent (par exemple avec les Sculptures anonymes).

Plus généralement, à votre avis, Internet et les médias numériques sont-ils l’avenir de la contestation et de l’action politique ? Ou au contraire, qu’est-ce qui serait susceptible de freiner l’activisme, en réseau et dans les médias numériques, dans le futur ?
Je ne sais qu’en penser. Les réseaux sociaux permettent de lancer des actions de façon incroyablement rapide et efficace, ils fonctionnent très bien pour des actions ponctuelles ou les pétitions. En même temps, c’est toujours étrange de constater que s’organiser politiquement de façon plus globale semble être difficile aujourd’hui. Il y a une sorte de contradiction entre l’immense possibilité d’Internet comme arme politique internationale et son usage réel. Il faut espérer que  les générations à venir sauront mieux l’utiliser afin de créer de véritables mouvements politiques. Pour cela, il faudrait que se développe une fluidité plus grande entre l’écran et le réel, entre le réseau et la rue. Je pense que l’action politique a une dimension poétique, voire romantique, générée par l’esprit de communauté auquel Internet ne peut se substituer.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

> www.brigittezieger.com

une autopsie de l’innovation

Après avoir piloté récemment deux expositions collectives — Go Canny, poétique du sabotage à La Villa Arson et Futurs Non Conformes dans l’espace virtuel du musée du Jeu de Paume — Disnovation.org est invité à son tour à exposer par Stéréolux, à Nantes en décembre. On y (re)découvre trois œuvres emblématiques conçues par ce groupe de travail initié par les artistes Nicolas Maigret et Maria Roszkowska qui dénoncent la « religion » de l’innovation.


Disnovation.org s’interroge en effet sur le retour du « techno-positivisme » que nous connaissons depuis l’arrivée du numérique, d’Internet et des nouvelles technologies; promesse d’une parousie scientiste (transhumanisme, singularité, etc.) et de dérives socio-politiques pourtant déjà pointées dès les années 50s par des penseurs comme Jacques Ellul (cf. La Technique ou l’Enjeu du Siècle, 1954). Une techno-mythologie dont le monde de l’art n’est malheureusement pas exclu. En extrapolant des données et des situations, les installations de Nicolas Maigret et Maria Roszkowska démontrent (et démontent) par l’absurde cette « propagande de l’innovation ».

Première illustration vis-à-vis de la supplantation de l’homme par la machine et l’intelligence artificielle avec Predictive Art Bot (développé avec le concours de Jérôme Saint-Clair). Ce dispositif algorithmique met en scène des mots-clefs piochés au hasard de l’actualité sur différents sites. Associés, ces mots-clefs sont ensuite proposés comme source d’inspiration possible. La liste de ces concepts potentiels s’affiche sur Twitter, comme des appels à projets libres de droits dont les artistes peuvent s’emparer.

Blacklists est également une œuvre s’appuyant sur Internet. Comme son titre l’indique, il s’agit bien d’une liste noire. Un inventaire d’adresses de sites tendancieux ou illégaux. Des millions de références compilées dans 13 ouvrages de 666 pages chacun… Une recension comparable à l’Enfer des bibliothèques… Une plongée dans le « darknet » qui donne le vertige. La troisième installation a été conçue avec Clément Renaud et Hongyuan Qu. Baptisée Shanzhai Archeology, elle met en lumière toute une collection de téléphones portables made in China dont le design, les fonctionnalités et parfois la finalité (rasoir, taser…), sont éloignés des standards occidentaux; révélant ainsi un autre imaginaire des techniques…

Outre le traditionnel vernissage, la soirée d’ouverture de cette exposition, le jeudi 30 novembre, propose une autopsie de l’idéologie de l’innovation sous forme de conférence qui sera animée par Benjamin Gaulon, Marie Lechner et Clément Renaud, et suivie par une performance A/V de Nicolas Maigret et Brendan Howell : The Pirate Cinema. Un collage de courts extraits de films qui matérialisent le flux des téléchargements. C’est l’interception en temps réel des échanges entre les utilisateurs du circuit de peer-to-peer (BitTorrent) qui fournit la matière vidéo à cette intervention.

Disnovation.org, vernissage jeudi 30 novembre, exposition du 1er au 17 décembre, Stéréolux, Nantes
Infos https://www.stereolux.org/agenda/nicolas-maigret-marie-roskowska-disnovationorg

!Mediengruppe Bitnik est un groupe d’artistes basés à Zurich et à Londres. Nous nous sommes formés il y a environ dix ans. Le travail du collectif porte sur les potentialités et les possibilités offertes par les espaces et les réseaux publics. La stratégie des !Mediengruppe Bitnik se réfère à l’impact des médias sur la société, qu’ils soient numériques ou analogiques. Leur principe action est le détournement.

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Photo: D.R.

Si nous devions nommer notre pratique artistique, nous dirions qu’elle est exploratoire et interventionniste. Parmi celles-ci, le Hacking est une de nos stratégies principales. Nous nous emparons des différentes stratégies à l’œuvre dans le Hacking et nous les transformons en pratiques artistiques. Par là même, si un Hacker est considéré comme une personne qui jouit de sa connaissance des systèmes informatiques et de leur exploration, tout en étendant les capacités de ces systèmes à des utilisations auxquels n’ont pas forcément pensé les utilisateurs lambda (1), nous, en tant qu’artistes, nous utilisons les systèmes sociétaux et culturels comme matériaux artistiques.

En utilisant le Hacking comme stratégie artistique, nous tentons de recontextualiser le familier pour en proposer une nouvelle lecture. Nous sommes, par exemple, connus pour être intervenus au sein de l’espace de surveillance vidéo londonien du CCTV, et avoir remplacé les images vidéo d’origine par des invitations à jouer aux échecs. Au début de l’année 2013, nous avons envoyé un colis au fondateur de Wikileaks, Julian Assange, réfugié à l’ambassade équatorienne à Londres. Le paquet contenait un appareil photo qui a diffusé son voyage à travers le système postal en direct sur Internet. Nous appelons ce travail un SYSTEM_TEST ou une pièce de Mail Art Live. Avec nos œuvres nous formulons des questions fondamentales concernant les questions contemporaines.

À part Delivery for Mr. Assange qui a été très médiatisé (2), parmi nos actions les plus significatives nous voulons citer Opera Calling. Du 9 mars au 26 mai 2007, des micros cachés dans l’Auditorium de l’Opéra de Zurich ont transmis les spectacles de l’Opéra sur des téléphones choisis au hasard parmi les lignes terrestres [inverse des lignes de téléphone mobile, NDR] de la ville de Zurich. Dans le plus pur style des services de livraison à domicile, toute personne qui décrochait son téléphone pouvait écouter une représentation d’opéra en cours via une connexion en direct avec un micro caché. Nous avons retransmis ces spectacles à plus de 4363 abonnés. L’Opéra de Zurich a cherché les micros et déclaré qu’ils intenteraient une action en justice si les transmissions ne cessaient pas. Cela a lancé un débat dans les médias sur la propriété culturelle et les subventions culturelles. Finalement, l’Opéra a décidé de tolérer Opera Calling comme une amélioration temporaire de leur répertoire (3).

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Scan.

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, Live Mail Art, 2013. Scan. Photo: D.R.

Il y a donc aussi Surveillance Chess, l’opération de Hacking du réseau de surveillance de la CCTV à Londres dont je parlais plus haut, mené à l’occasion des Jeux olympiques en 2012.  Une station de métro est l’un des espaces publics les plus surveillés au monde. !Mediengruppe Bitnik a intercepté le signal d’une des caméras de surveillance du métro londonien. Le principe est « simple ». Au moment où nous prenons le relais, l’image de surveillance disparaît et un échiquier apparaît sur le moniteur avec une voix dans les haut-parleurs qui dit : Je contrôle votre caméra de surveillance aujourd’hui. Je suis celui avec la valise jaune. L’image revient sur une femme avec une valise jaune. Puis l’image passe à l’échiquier. Que diriez-vous d’un jeu d’échecs ?, demande la voix. Vous êtes blanc. Je suis noir. Appelez-moi ou envoyez-moi un texto pour jouer. Mon numéro : 07582460851 (4).

Il y a également une autre pièce de Mail Art Live nommé Random Darknet Shopper. En 2014 nous avons créé un bot de shopping automatisé auquel nous avons alloué $100 en Bitcoins par semaine. Une fois par semaine, le bot se rend dans le darknet, achète au hasard un item et nous envoie un mail. Les objets sont actuellement exposés au sein de The Darknet. From Memes to Onionland, une exposition présentée au Kunst Halle de St. Gallen (Suisse).

Actuellement nous sommes très intéressés par les interactions offline/online dans le monde de l’art. Quelles sont les stratégies et les outils pour devenir actif dans ces espaces « publics » crées online et offline ? Comment pouvons-nous utiliser ces espaces dans les pratiques de l’art contemporain ? Nous constatons que la frontière entre offline et online devient de plus en plus floue. Tout est de plus en plus interconnecté. Le digital occupe de plus en plus d’espace physique « réel », se connecte de plus en plus avec le corps humain. Les technologies nomades et « mobiles » ont joué un grand rôle dans ses interconnections.

Dans cet univers interconnecté les questions de réseaux anonymes, d’identité (collective), d’archivage/de perte, de présence/absence, s’appréhendent sous un jour nouveau et intéressant. Dans certains de nos travaux récents, nous avons commencé à explorer ces espaces avec des interventions et des performances en ligne. Nous croyons que cet espace est intéressant pour l’art contemporain. Nous pensons que pour être pertinent, l’art doit devenir global, s’étendre aux espaces et au sujet des réalités qui nous entourent. Nous souhaitons explorer des pratiques artistiques en temps réel qui s’engagent avec les univers interconnectés, les médias en ligne: pratiques que nous nommons RRRRRRRadically Realtime.

!Mediengruppe Bitnik, The Darknet - From Memes to Onionland. An Exploration.

!Mediengruppe Bitnik, The Darknet – From Memes to Onionland. An Exploration. exposition à la Kunst Halle St. Gallen, Suisse, Octobre 2014 / Janvier 2015

Est-ce que les réseaux de communication facilitent l’action politique contemporaine ? Oui et non. Oui, il est plus facile de se connecter à un réseau d’activistes. L’interconnexion entre les mondes offline et online nous donne un certain pouvoir dans le monde physique et digital. Les réseaux digitaux distribuent l’information efficacement, et permettent aux gens de se connecter les uns aux autres, d’organiser des choses concrètes dans le réel. D’un autre côté, non. Internet et les mobiles ont également permis la surveillance de masse. Cela rend plus facile à contrôler et à réprimer l’action politique, déjouant ainsi la dissidence et le pouvoir de décision de l’opinion.

Actuellement !Mediengruppe Bitnik se concentre sur les Darknets. Ces réseaux qui se situent au-delà de l’information quotidienne visitée par la majorité des utilisateurs d’Internet. C’est une autre forme d’Internet administrée par des millions d’utilisateurs, mais ignorée des publics traditionnels. C’est une sous-culture d’Internet, formé par des réseaux décentralisés, cryptés et anonymes. Un monde parallèle de communication. La vie en ligne devient plus importante que divers aspects de nos vies offline, les forces à l’extérieur vont de plus en plus essayer de la contrôler et de la gouverner.

Après les fuites de l’affaire Snowden, nous estimons que les rapports de force changent. Depuis, il est devenu clair que le Web classique est une machine de surveillance gigantesque. De plus en plus de personnes comptent sur les réseaux anonymes, comme TOR, pour échapper regards indiscrets. Ce sont des logiciels et  des réseaux qui s’appuient sur le chiffrement et les logiciels de cryptage. Cela nous intéresse forcément, que nous soyons journalistes, dissidents, militants, artistes ou codeurs, etc.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

 

https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org

(1) Définition de « Hacker » extraite de The Jargon File, a glossary of computer programmer slang.

(2) http://next.liberation.fr/arts/2014/02/24/julian-assange-avec-accuse-de-reception_982608

(3) https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org/o/

(4) https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org/s/

Non-Compliant Futures

Festival international d’art numérique, Sight + Sound revient pour une 9ème édition sous la bannière Non-Compliant Futures, titre de l’exposition principale de cet évènement à la fois défricheur et provocateur, qui initie les changements sociaux à travers l’art, la musique et l’esprit festif…

Installations, performances AV, ateliers, interventions et conférences : confiée au groupe de travail Disnovation.org (Nicolas Maigret & Maria Roszkowska), la programmation rassemble des artistes comme Aliens In Green, Moreshin Allahyari & Daniel Rourke, RYBN, Liam Young, Demolecurisation, Yann Leguay…

L’objectif de Non-Compliant Futures est de déconstruire les grands récits de l’innovation qui nous promettent un futur radieux reposant sur l’hyperconsommation, le techno-positivisme, le colonialisme numérique et le mythe d’une croissance infinie.

Parmi les œuvres proposées qui nous invite à porter un tel regard critique, on mentionnera l’inquiétant caddie de supermarché muni d’un bras robotisé (Robotic Trolley), la machine kabbalistique du collectif RYBN (Data Ghost 2), le service funéraire pour données numériques et gadgets obsolètes proposé par Audrey Samson (Chéri ne me quitte pas), les outils préhistoriques réalisés par Dardex à partir d’éléments de matériels électroniques recyclés (Refonte)…

À cela s’ajoute une série de conférences sur les notions de colonialisme numérique et d’appropriation émancipatrice (Digitalism Colonialism), sur les impacts globaux du capitalisme sur l’homme et l’animal (Post-Animal / Post-Machine), sur les stratégies, actions symboliques, et autres rituels du soin qui émergent à l’ère de l’anthropocène (Earthly Survival)…

Et deux ateliers. D’une part Rencontre 2030 : restes alimentaires et visions spéculatives, animée par Pamela Tudge. D’autre part, Morehshin Allahyari qui nous donnera un aperçu de l’Additivism; conjonction de « additive » et « activism », un mouvement qui critique le côté « radical » des nouvelles technologies en vogue dans les écoles, les fablabs ou lors d’ateliers au niveau social, écologique et planétaire.

Sight + Sound 2017, du 27 septembre au 1er octobre, Eastern Bloc et Never Apart, Montréal, Québec / Canada.
Infos: https://easternbloc.ca/fr/festival-sight-sound/

Audrey Samson, Goodnight. Photo: © Alexis Bellavance

 

Moreshin Allahyari, 3D Additivist. Photo: D.R.

 

RYBN, Data Ghost. Photo: © Kristof Vrancken

Hans Bernhard et Lizvlx d’UBERMORGEN ne se considèrent pas comme des activistes politiques, mais comme des actionnistes. De fait, s’il fallait donner un nom à la politique contre laquelle se bat ce duo d’artistes suisse austro-américain depuis la fin des années 90, ce serait « Politic of Terror ». Voilà près de 15 ans maintenant qu’UBERMORGEN subvertit le monde des médias, et particulièrement internet. Leur œuvre, engagée, pluridisciplinaire et multimédia par essence (« super-enhanced » comme ils aiment à le dire) est en constante évolution, tout comme le monde qui l’abrite.

Ubermorgen, Perpetrator.

Ubermorgen, Perpetrator. 2008. Photo: © Ubermorgen.

Hans Bernhard et Lizvlx sont très clairs quand il s’agit de nommer leurs actions artistiques. Héritier du mouvement Dada et des actionnistes viennois, le duo déclarait en 2013 : Nous n’avons aucun agenda politique dans notre travail… Nous ne sommes pas des activistes. Nous sommes des actionnistes dans la tradition expérimentale de l’Actionnisme Viennois — nous utilisons les médias internationaux, la communication et les réseaux technologiques, notre corps est le capteur ultime et immédiat… Ce que nous faisons n’est pas du pop art; c’est de l’art rupestre (1). Depuis 1999, date de leur rencontre, UBERMORGEN s’est fait connaître en créant, entre autres, un site web permettant de vendre (et acheter) aux enchères, des votes pour l’élection présidentielle américaine de 2000.

Ensuite, Hans Bernhard et Lizvlx ont lancé le débat sur le vote numérique, les tentatives politiques d’assimiler les néo-nazis en Allemagne, la société et l’esthétique de guerre, l’industrie du jeu, l’aspect tentaculaire et suprématiste de Google, ou l’esclavage 2.0 du groupe de vente en ligne Amazon. Aujourd’hui les deux d’UBERMORGEN font surtout parler d’eux suite à leur « adoption » de l’Américain Chris Arendt. Un ex-garde de la prison de Guantanamo Bay, enrôlé par les artistes dans le but de dénoncer les pratiques employées par le gouvernement US sur leurs « black sites » (les prisons secrètes de la CIA).

Écho de Guantanamo

La mise en place des « black sites » par le gouvernement et les services de renseignement américains n’est plus un secret pour personne. On le sait depuis la révélation de leur existence par le Washington Post en 2005, divers pays d’Europe dont la Grèce, la Roumanie et la Pologne, abritent des lieux de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus. Dans Superenhanced, vaste projet artistique plurimédia (2), UBERMORGEN invite l’ex-garde de Guantanamo Chris Arendt en le prenant comme modèle et en s’appuyant sur ses témoignages. Mais la collaboration tourne court : profondément perturbé, le jeune homme devient vite incontrôlable. Suite à une crise de délire sévère, il est arrêté et enfermé par la police autrichienne.

Ubermorgen (Hans Bernhard et Lizvlx) accompagnés de Chris Arendt.

Ubermorgen (Hans Bernhard et Lizvlx) accompagnés de Chris Arendt. Photo: D.R.

À la manière des Actionnistes Viennois, les artistes se réapproprieront cet épisode d’hystérie tragi-comique, et l’intègrent à leur travail. Cela deviendra Perpetrator, partie de leur projet Superenhanced sous-titrée avec humour Gonzo research gone bad! Pour la vidéo Superenhanced – V2E1 (3), UBERMORGEN crée un logiciel d’interrogatoire que les visiteurs peuvent utiliser et qui s’inspire des techniques utiliser sur les potentiels terroristes et ennemis de la nation par le renseignement et l’armée Américaine. Au montage, les extraits de la vidéo finale réalisée à partir des choix du public montrent Chris Arendt imitant les attitudes des soldats, saluant, opérant dans des bâtiments qui évoquent la fameuse prison (en réalité filmé à Südbahnhof, une gare désaffectée de Vienne).

À propos des pratiques comme la torture, le duo UBERMORGEN note : Les événements et les pratiques psychotiques passent inaperçus et nous les acceptons lentement, au fil du temps, pour finir par s’acclimater et se familiariser avec elle. En mêlant des moments de blancheur aveuglante avec la noirceur du black out, se crée un mélange unique de douleur physique et de techniques d’interrogatoire symbolisé par le logiciel que nous avons créé pour l’occasion. Nous n’avons pas à imiter la réalité — notre monde est déjà mis en scène, superficiel et glamour, mais l’utilisateur peut en éprouver la perversion omniprésente (…). Nous rejetons la notion de torture comme légitime défense, mais nous l’acceptons comme partie de la culture rock (4). L’œuvre finale, montée en vidéo, est accompagnée du titre de Rage Against The Machine, Bullet In The Head.

Magneto avait raison !

Au sein de la saga X-Men, série de comics crée par le scénariste Stan Lee et le dessinateur Jack Kirby, le personnage de Magneto est un super-vilain dont l’unique but et de contrer les super-héros mutants du Professeur Xavier. C’est aussi le personnage le plus ambigu de l’histoire des comics US. Quand les lecteurs découvrent en 1985 que Magneto est un survivant de la Shoah, on comprend alors son angoisse de voir une race de mutants supérieurs prendre le pouvoir sur la race humaine. Lui qui a subi les horreurs au nom de la suprématie aryenne prônée par les Nazis.

Ubermorgen, Userunfriendly. Octobre/Novembre 2013.

Ubermorgen, Userunfriendly. Octobre/Novembre 2013. Photo: © Caroll / Fletcher.

Au fil de la série, on se rend compte que les agissements de Magneto, aussi dommageables soient-ils, sont en réalité dirigés par une éthique humaniste qui, si elle est discutable, prend sa source dans la peur de l’idéologie totalitaire. Sur une fameuse photo de Hans Bernhard et Lizvlx, accompagnés de Chris Arendt, on peut voir se dernier porter un tee-shirt orné du slogan Magneto Was Right. C’est aussi cette idéologie que veut combattre UBERMORGEN. Celle d’un pays, les États-Unis, dont les visées qu’ils jugent suprématistes et totalitaires font plus de mal que de bien au monde qu’ils occupent.

Critique plurimédia super-renforcée

En novembre 2013, le duo d’artistes donne sa première exposition à Londres. Userunfriendly. Comme son titre l’indique (user friendly est un terme informatique signifiant « convivial »), on peut comprendre qu’Userunfriendly signifie tout son contraire et se veut encore une fois provocateur. L’événement est présenté comme suit par le site du galeriste Carroll Fletcher : L’exposition présente des installations, des vidéos, des sites web, des actions, des gravures, des peintures à l’huile numériques pixélisées et des photographies, dans une exploration super-renforcée (superenhanced) et hyper-active, de la censure, la surveillance, la torture, la démocratie, le commerce électronique et la novlangue (4).

On le voit, le « body of work » d’UBERMORGEN ne change pas ou peu. Hans Bernhard et Lizvlx tentent d’y exercer au mieux leur esprit critique, usant de tous les médias à leur disposition afin de mettre en évidence les défauts, les hypocrisies et les dysfonctionnements qui se jouent actuellement, au niveau local, international, géopolitique et économique. Pour cela, ils examinent les usages et les normes actuelles avec distance, dans une remise en question totale des idées profondément intégrées et des comportements standardisés de la société occidentale.

 

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La politique de l’art », mars / mai 2015

 

www.ubermorgen.com

 

(1) Userunfriendly, A Conversation between Edward Snowden and UBERMORGEN
(2) www.superenhanced.com
(3) http://vimeo.com/23060621
(4) Userunfriendly, A Conversation between Edward Snowden and UBERMORGEN
(5) www.carrollfletcher.com/exhibitions/19/overview/

 

Luzinterruptus est un groupe artistique anonyme, originaire de Madrid en Espagne, et qui s’est spécialisé dans les interventions urbaines et principalement clandestines. En utilisant la lumière comme médium, la ville comme espace d’intervention et la nuit comme écrin, le collectif officiellement composé de deux têtes — mais sans doute plus large — a réalisé de nombreuses actions artistiques éphémères et participatives, derrière lesquelles se cachent souvent des considérations sociales, citoyennes, écologiques ou plus simplement politiques.

Luzinterruptus, The Police Are Present.

Luzinterruptus, The Police Are Present. Photo: © Gustavo Sanabria

On se souvient ainsi de leur intervention The Police Are Present qui était venue « habiller » en pleine nuit une trentaine de véhicules lambda d’un quartier madrilène d’environ 200 barquettes de poulets recouverts de papiers colorés, simplement déposés sur les toits des véhicules, et dans lesquels le groupe avait camouflé des batteries de LEDs clignotants, créant ainsi une profusion de voitures policières symboliques afin de protester contre la nouvelle loi de sécurité civile de la ville. Plus récemment, au début du mois de décembre, le collectif est allé manifester à sa manière devant le ministère de la santé espagnol, en déposant 200 seringues lumineuses en signe de protestation contre une série de décisions et de prises de position de l’institution en question (gestion du cas de l’infirmière espagnole victime d’Ebola, tentative de réforme de la loi sur l’avortement, commentaires du ministre espagnol de la Santé sur les soins à ne pas prodiguer aux immigrants illégaux), provoquant ce coup-ci une intervention rapide des forces de l’ordre pour démonter le dispositif.

Toutefois, en dépit de la nature activiste de leurs interventions, Luzinterruptus revendique fortement un principe de non-violence dans leur déroulement. Nos actions artistiques sont parfois à la limite de la légalité, explique R…, jeune femme membre du collectif, rencontrée il y quelques semaines à Bordeaux pour la mis en place de l’installation Baignade Interdite dans le cadre de la Biennale PanOramas. Elles sont polémiques, mais jamais destructrices. On ne casse rien, mais comme on intervient la nuit, qu’on joue sur une certaine esthétique de la lumière, elles ont souvent un certain écho sans qu’on ait véritablement de problèmes avec la justice.

Luzinterruptus, Baignade Interdite. Biennale PanOramas, Parc de L’Ermitage de Lormont, septembre 2014.

Luzinterruptus, Baignade Interdite. Biennale PanOramas, Parc de L’Ermitage de Lormont, septembre 2014. Photo: © Florent Larronde.

Symboles et participation

Présentée au Parc de L’Ermitage de Lormont, à côté de Bordeaux, dans le cadre de La Nuit Verte du festival, Baignade Interdite renvoie à une autre facette du groupe, celle d’une quête symbolique et d’un profond intérêt pour la nature humaine et les processus de création participatifs. Il y a quelque temps, le collectif s’était déjà immergé au sein d’un quartier d’une ville lituanienne dans le cadre du festival UIT pour la réalisation de l’installation Street Heartbeats. Celle-ci induisait la fabrication de cent cœurs symboliques, des sachets plastiques mis en lumière, suspendus aux arbres d’un parc et contenant des clichés des habitants du secteur réalisés par des photographes de la ville les semaines précédant la performance et trempant dans un bain révélateur de liquide rouge.

Pour Baignade Interdite, deux jeunes femmes du collectif se sont donc introduites pendant plusieurs semaines dans le quotidien des habitantes du quartier pour créer la matière première de l’installation : l’intégration de LEDs dans 1200 gants plastique. Ce sont elles qui se sont proposées directement pour nous héberger, poursuit R… au sujet de leurs hôtes locales. On aime bien s’immerger au milieu des gens avec qui on travaille et on aime travailler avec des femmes. C’est souvent plus facile de travailler avec elles, car, pour nos projets, on doit souvent voir sur place comment les choses peuvent se dérouler. On fait souvent des adaptations en fonction des contraintes.

En l’occurrence, ce principe d’adaptation sur le projet a été bien réel. À l’origine, Baignade Interdite devait en effet se présenter sous la forme d’un dispositif de pantalons et de chemises flottant sous la surface de l’eau du lac du parc de Lormont, éclairé par des LEDs intégrés aux vêtements dans une représentation de corps symboliques noyés. Mais, cela ne fonctionnait pas. L’eau était trop laiteuse, détaille R… On ne voyait pas assez bien. On a donc repensé le projet en reliant les LEDs à des gants. On dispose de 1200 gants, donc c’est du travail. Mais les gens nous ont suivis. On a fait des essais [deux jours avant le jour J !] et comme ça a marché on est parti là-dessus. De toute façon, la phase de test doit être rapide. Ça participe de notre côté interventionniste.

Luzinterruptus, Street Heartbeat. 2014.

Luzinterruptus, Street Heartbeat. 2014. Photo: © Gustavo Sanabria

L’hyperconsommation ciblée

La monumentalité diffuse du dispositif, exhibant la fascinante ligne de flottaison de mains sortant de l’eau comme autant de prisonniers sous-marins cherchant à fuir leur prison liquide, se retrouve dans d’autres créations de Luzinterruptus. La toute dernière pièce du collectif, Anti-Franchise Paper Hearts, présentée juste avant Noël dans la ville anglaise de Stroke-on-trent était ainsi un arbre de Noël géant composé de 2000 sacs plastiques contenant des déchets plastiques recyclables.

Luzinterruptus avait déjà mené un projet similaire l’an passé lors du festival Lumiere de Durham, toujours en Angleterre. Mais, le dispositif gagnait cette année en dimension, la réalisation de cet arbre de plus de 6 mètres de haut ayant mobilisé particuliers, associations et écoles pendant sept jours d’ateliers. Cette critique évidente de nos sociétés d’hyperconsommation et de nos mauvaises gestions des déchets plastiques est d’ailleurs loin d’être finie, puisque l’imagination débridée de Luzinterruptus dispose dans ses cartons d’autres projets du même acabit comme The Plastic We Live With. Celui-ci entend remplir en une nuit tout un bâtiment urbain de milliers de ballons en plastique qui déborderaient littéralement par portes et fenêtres en signe de dénonciation de notre surconsommation de cette polluante matière pétrolifère.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La politique de l’art », mars / mai 2015

 

www.luzinterruptus.com

Spécialiste du photomontage, Peter Kennard a toujours présenté son travail comme une manière d’utiliser des images iconiques facilement reconnaissables et de les rendre inacceptables. Une logique militante qui se traduit encore aujourd’hui dans des dispositifs multimédia réalisés avec l’artiste Cat Phillipps.

Peter Kennard, Photo Op, photomontage, 2005.

Peter Kennard, Photo Op, photomontage, 2005. Photo: D.R. / Kennard / Philipps.
Photo Op,

C’est à travers la plastique percussive du photomontage que l’artiste londonien Peter Kennard s’est fait connaître à la fin des années 60. Guerre du Vietnam, nucléaire, puis atteinte aux libertés croissantes dans les pays occidentaux depuis les évènements du 11 septembre : les sujets que Peter Kennard a choisis comme support de son esthétique critique renvoient à des mécaniques politiques érodant progressivement les libertés civiles. Son célèbre photomontage Photo Op, présentant le cliché grinçant d’un Tony Blair tout sourire effectuant un « selfie » devant un paysage pétrolifère en feu en pleine guerre d’Irak a fait le tour du monde, tout en essuyant une sérieuse censure dans son pays d’origine : l’image a en effet été interdite de diffusion dans l’espace public au Royaume-Uni.

Pas de quoi pourtant changer les convictions d’un artiste profondément engagé, dont ce travail symbolisait autant sa nouvelle approche artistique, plus multimédia grâce à sa collaboration désormais dans la durée avec l’artiste Cat Phillips — leur collaboration entamée en 2002 en réaction à la guerre en Irak s’est depuis élargie à la dénonciation des logiques globales, guerrières, mais aussi économiques, des États et des grandes multinationales de la planète —, que la nécessaire prise en compte dans son champ d’investigation artistique de l’évolution de nos sociétés modernes, littéralement bombardées d’images de toute origine (télévisuelles, mais aussi technologiques et « en réseau », avec l’avènement des tablettes et la prolifération de sites Internet, de plateformes de réseaux sociaux, créant un inévitable effet de surenchère médiatique audiovisuelle) à longueur de journée.

Télescopage médiatique
Dès que l’on se lève le matin, on est littéralement bombardé d’images, confirme Peter Kennard. La plupart d’entre elles n’ayant d’ailleurs pour but que de nous vendre des produits dont nous n’avons pas besoin. En tant qu’artistes travaillant sur des photomontages, et utilisant donc l’image comme matière première, nous ne pensons pas qu’il existe une méthode spécifique et unique pour combattre cette agression, si ce n’est celle d’essayer de critiquer ouvertement cette mainmise médiatique des grandes entreprises en montrant les connexions entre des images que la sphère néolibérale essaye de garder hermétiquement séparées. Des photos de leaders politiques et des nervis des grandes entreprises peuvent ainsi entrer en résonance lorsqu’on les fait se télescoper, en vertu des conséquences de leurs actions. Ce genre de montage permet de montrer la collusion de leurs actions en termes de création de pauvreté, de mort et de maintien des privilèges d’une minorité richissime. Tout ce qui se cache derrière le masque figé de leurs sourires.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014. Photo: © Kristian Buus

Le fait est que, pour mener ce combat, Peter Kennard utilise paradoxalement de plus en plus les flux d’Internet pour trouver la matière première à la réalisation de ses œuvres. Dans les années qui ont suivi l’invasion de l’Irak, notre travail avec Cat [Phillipps] s’est de plus en plus basé sur un mélange d’images numériques combinées avec de la peinture, du fusain ou autre, poursuit Peter Kennard. Cela nous permet aussi de rendre notre travail accessible en ligne via notre site web et des téléchargements gratuits. C’est une manière pour nous d’utiliser aussi Internet au profit de notre cause. Dans le cas de Photo Op, cela a ainsi permis que l’image soit diffusée et utilisée par de nombreux collectifs anti-guerre.

L’œuvre la plus récente et la plus représentative de cette attaque conjointe contre la logique belliciste des États et sa connexion avec la grande finance est sans nul doute l’installation Demotalk, un environnement physique hostile constitué de murs brûlés, d’interventions manuelles et d’écrans mettant en rapport chefs d’États et d’entreprises dans un contexte sonore prégnant de bruits de guerre, d’artillerie, mais aussi de revendications contestataires émanant de la rue. Nous l’avons conçue à la fois comme une installation et une performance, revendique Peter Kennard.

Demotalk a été créé pour le Festival d’Édimbourg 2014. L’idée de cette pièce était aussi de démystifier le principe de création d’une œuvre. La performance commence comme une simple présentation orale de notre travail, puis cela dégénère rapidement dans un exercice plus théâtralisé, où nous trifouillons des piles de journaux, où nous déchirons des images de couverture montrant nos grands leaders politiques pour dévoiler des images sous-jacentes. On déchire, par exemple, une page du Financial Times où apparaît Barrack Obama pour révéler en-dessous une image d’attaque de drones. On déchire une page avec Vladimir Poutine pour dévoiler une page mettant en exergue le nombre de morts en Ukraine.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014.

Kennard / Philipps, Demotalk, Edinburgh Festival, 2014. Photo: © Kristian Buus

Les Tours Débris
Les prochaines étapes du travail liant Peter Kennard et Cat Phillipps seront d’ailleurs de ce même tonneau, à la fois multimédia et performatif. Nous travaillons actuellement sur un nouveau projet à venir dans le cadre de notre exposition Here Comes Everybody, qui sera montré à la Stills Gallery à l’occasion de l’édition 2015 du Edinburgh Festival, explique Peter Kennard. Nous sommes actuellement en train de construire des tours à partir de matériaux divers récupérés dans les rues autour de notre studio à Londres. Ces tours sont un peu notre riposte au fait que Londres est de plus en plus envahi par des tours à plusieurs millions dollars accueillant des sièges de multinationales, jouant la carte de l’intrusion gentille, en se camouflant derrière des formes agréables ou en prenant des noms leur conférant une certaine sympathie, comme The Gherkin [le cornichon], The Cheese Grater [la râpe a fromage], The Walkie Talkie [le talkie-walkie] et The Shard [le tesson]. Notre complexe à nous, de cinq tours, s’appelle The Debris [le débris].

Faut-il voir dans ce retour à une certaine matérialité plastique un recentrage sur des questions de performance dans l’espace public, qui ont eu chez Peter Kennard une véritable existence en leur temps, notamment autour de son intervention News Truck qui voyait il y a quelques années l’artiste sillonnait les rues de Londres jusqu’à la Bourse, à bord d’un camion montrant des images de une des journaux économiques surlignées d’une main rageuse, et qui se traduisent encore aujourd’hui dans sa collaboration avec Cat Phillipps par des affichages de rue utilisant la même technique de surimpression — comme récemment autour du projet The Wealth Of Nations à Prague ?

Il est essentiel pour nous de pouvoir travailler sur la plus grande variété de scénarios possibles, répond Peter Kennard. Une galerie, la rue, Internet, un journal ou une manifestation sont autant de lieux potentiels pour engager un travail d’images critiques avec le public. La situation d’urgence qui procède des évènements dramatiques les plus récents nous oblige à trouver le contact avec les audiences les plus larges. Trouver la méthode de transmission de nos images la plus pure prendrait trop de temps. Il n’y a pas de méthode de travail nous concernant qui ne soit teintée d’éléments du système que nous voulons changer. La dénonciation de quelque chose passe nécessairement par son utilisation et son traitement médiatique, mais à notre manière.

Laurent Catala
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> www.kennardphillipps.com

En 2007 l’artiste allemand Julius von Bismarck présente l’Image Fulgurator, un appareil surréaliste à l’allure étrangement belliqueuse, présentant les attributs de la caméra, de l’appareil photo et de l’arme de poing. Le but ? Une critique de l’étrange obsession consistant à continuellement capturer l’instant qui domine actuellement nos sociétés en piratant le sujet photographié à l’insu du photographe. Avec Image Fulgurator, Von Bismarck réintroduit le hasard, l’innocence, et la critique, dans une société où l’archivage hystérique est devenu la norme.

Image Fulgurator.

Image Fulgurator. Photo: D.R. / Julius von Bismarck

Désormais chaque instant de notre vie est capturé, photographié, puis soigneusement archivé et classé. Un tic, plutôt qu’une réelle habitude, qui régit notre quotidien, grâce à (ou « à cause de ») l’avènement de la photographie numérique, de plus en plus accessible économiquement et des téléphones mobiles incluant eux aussi un appareil photo. Ce geste, s’il peut désormais sembler anodin, n’en est pas moins accompagné d’un autre, la vérification immédiate, et parfois la correction, tout aussi instantanée, du cliché pris quelques instants avant.

Cette dérive, si tant est que cela en soit réellement une, détourne la mémoire, crée un monde idéalisé, sans défaut, correspondant en tout point à nos attentes. Elle éradique également toute possibilité de mise en action du hasard, de capture de l’éphémère, de poésie enfin, et de redécouverte et de mise en question. Pire, elle façonne le réel, en le rendant mécanique et insubstantiel. Car, enfin, quand nous regardons de vieux clichés, n’est-ce pas souvent une surprise de redécouvrir dans le coin d’une photo, l’oncle oublié ou le chien depuis longtemps disparu, nous connectant ainsi à d’autres espaces temporels, ceux des souvenirs et de la subjectivité ?

L’Image Fulgurator ou l’incontrôlable impact de la subjectivité
Avec l’Image Fulgurator, Julius von Bismarck réintroduit (de force et avec beaucoup d’humour) le hasard dans l’acte de photographier. Concrètement l’Image Fulgurator ne fait pas de photos à proprement parler. Il hacke littéralement et détourne, les photos des autres. À partir d’un simple appareil Reflex, l’artiste a créé une machine à pirater les clichés des personnes qui l’entourent. Comment cela fonctionne-t-il ? Bardé de capteurs et d’un flash très puissant, Image Fulgurator se déclenche dès qu’il détecte un autre flash dans son environnement proche.

Quand l’artiste braque son « pistolet-caméra » sur l’objet photographié par un autre, le flash du Fulgurator se déclenche simultanément, marquant en quelques secondes le sujet choisi, d’une image ou d’un slogan personnalisé. À tout moment, l’artiste peut profiter du déferlement de flashs qui accompagnent souvent les évènements importants, pour détourner les photos des personnes y assistant. Les clichés d’une conférence du président américain Barak Obama devant la Colonne de la victoire à Berlin se retrouvent ainsi tagués d’une croix blanche toute religieuse. Les témoignages photographiques de la venue du pape dans la même ville se retrouvent estampillés du mot « Non » en blanc scintillant. La liste des moments « détournés » par ce pirate de l’image est longue !

No. Projection de "No" (non) lors de la visite du pape Benoît XVI à Madrid en 2011.

No. Projection de « No » (non) lors de la visite du pape Benoît XVI à Madrid en 2011. Action menée en collaboration avec Santiago Sierra. Photo: D.R.

L’art du détournement poétique et politique
En détournant les clichés des autres, von Bismarck ne fait pas que provoquer la surprise, il impose aussi sa vision du monde et force à porter un regard critique sur le sujet ainsi capturé. Quand il se mêle aux spectateurs souhaitant photographier la façade Reichstag, c’est pour leur imposer l’image d’un bâtiment en flamme (projection que ceux-ci découvrent sur les écrans de leurs appareils photo numériques), leur rappelant ainsi les évènements tragiques qui menèrent l’Allemagne à sa perte dans les années 30. Ici, le Fulgurator fait bel et bien travailler la mémoire.

D’autre fois, comme lors des émeutes de Kreuzberg à Berlin en 2009, von Bismarck marque les torses blindés des forces de l’ordre de l’image d’un aigle noir sur fond blanc, qui est également l’écusson médiéval de l’Allemagne. À la frontière séparant les États-Unis et le Mexique, von Bismarck profite des photos de la frontière prises par les touristes pour rappeler de tristes vérités (Des centaines de personnes sont mortes en essayant de passer cette frontière). Ici c’est donc l’esprit critique et l’opinion politique qui sont mis à contribution. Et cela fonctionne également sous l’angle politique. En Chine par exemple, c’est sur la place Tian’anmen que l’artiste berlinois s’est amusé à superposer une tremblante colombe de la paix sur le portrait du dirigeant Mao Zedong. Poétique, mais engagé, toujours.

Une invention sous copyright
Le fait que Julius von Bismarck n’a pas pour autant offert le droit de reproduction de son appareil n’est pas discutable. En effet, si l’on ne peut nier la dimension politico-artistique de cette invention — von Bismarck se considérant d’ailleurs comme un provocateur et un artiste subversif — il est pourtant facile aujourd’hui d’imaginer un monde où chacun de nos clichés serait marqué d’un logo publicitaire, et où l’on verrait une armée de photographes à la solde des multinationales, hanter les rues à la recherche d’un flash, afin d’imposer le branding des marques à tout un chacun. Dans le but que cela ne puisse jamais se produire, von Bismarck a bien sûr été obligé de déposer le brevet de son Image Fulgurator. Ceci afin de s’assurer que personne ne puisse un jour utiliser son appareil dans un but commercial. Notons également que cette invention originale a valu au Berlinois de recevoir le Nica d’or dans la catégorie de l’Art Interactif au Festival Ars Electronica 2008.

Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

http://juliusvonbismarck.com