archives vidéo à l’ère numérique

Les questions soulevées par l’archivage audio et vidéo à l’ère numérique constituent sans aucun doute l’un des points de contact majeurs entre la philosophie de l’open source et les pratiques artistiques audio et vidéo. Ici, l’archive se définit comme un ensemble de systèmes, de méthodes et d’expériences dans l’élaboration de la collection, la diffusion et l’accès à la connaissance. Inutile de dire que ce qui relie les concepts d’open source et d’archive à UbuWeb est commun à la plupart des protagonistes impliqués dans l’histoire de l’expérimentation audiovisuelle en milieu universitaire, la recherche, l’enseignement, l’étude ou plus généralement à ceux qui s’aventurent dans la recherche — trop souvent ardue — de contenu audiovisuel documentant l’histoire de l’avant-garde.

Kenneth Goldsmith @ Street Poets and Visionaries, Mercer Union. Toronto, 2009.

Kenneth Goldsmith @ Street Poets and Visionaries, Mercer Union. Toronto, 2009. Photo: © C. Jones.

Alors que bon nombre d’organisations dédiées à la « préservation du patrimoine audiovisuel » s’efforcent de résoudre le conflit apparent entre la protection du droit d’auteur et le réseau de diffusion, UbuWeb a fait du libre accès et du mépris du droit d’auteur le symbole et l’instrument de sa révolution. L’expérience d’UbuWeb est unique et absolue, comme son fondateur Kenneth Goldsmith nous le rappelle avec emphase, amenant à se demander comment le projet a pu survivre jusqu’à nos jours. En effet, il s’est développé tout en restant conforme à son principe fondateur.

Kenneth Goldsmith, poète, enseignant et rédacteur en chef du projet PennSound, a fondé UbuWeb en 1996 pour mettre à disposition des œuvres d’art visuel et de poésie concrète. C’est ainsi que la mise en ligne de contenu, introuvable ou épuisé, a commencé. Dès le début, des genres et des catégories de contenu mis à disposition ont quelque peu dépassé les frontières des arts visuels et de la poésie concrète : la poésie sonore a été la première catégorie à ouvrir la voie, à partir de là, s’est rajouté toute la musique d’avant-garde, jusqu’à la création de la section « Film », qui héberge environ 7 500 titres et auteurs. Ce mélange, cette hybridation des disciplines, forme la caractéristique principale du projet, déterminé à encourager des rapports alchimiques entre musique, poésie, littérature, cinéma et vidéo, essais et articles.

Toutes les interviews publiées, le grand nombre d’informations contenues sur le site et le manifeste même du projet rappellent deux règles fondamentales : UbuWeb ne reçoit aucun fond public ou privé et diffuse le contenu sans demander de permission, parce que si nous avions dû demander la permission tout ceci n’existerait pas (1). Nous n’avons pas demandé à Goldsmith comment ils parvenaient à réaliser ce rêve partagé par de nombreux partisans de l’accès libre (freeaccess, open access) et du P2P, parce que cette question a déjà été posée à d’innombrables reprises. Il n’est pas difficile de trouver sa réponse sur le net, qui dit en substance : nous le faisons, c’est tout. Comme vous pourrez le lire dans ses propos, Goldsmith est réticent quand il s’agit de réfléchir ou de faire des comparaisons entre l’expérience d’UbuWeb et le discours plus général de la relation entre archives et accès libre En fait, l’expérience d’UbuWeb est une anomalie au niveau des deux pôles, l’antithétique de ce domaine.

UbuWeb s’éloigne manifestement d’une archive audiovisuelle traditionnelle. Le projet semble plus proche de la dynamique de l’échange P2P, avec laquelle il partage souvent la source de ses contenus, mais aussi l’accès gratuit. Pourtant, UbuWeb est radicalement différent du P2P en ce qu’il ne respecte pas la structure horizontale caractéristique de l’échange P2P, mais suit un schéma à sens unique allant du haut vers le bas, établissant une modalité de transmission des connaissances selon une distribution multivoque (one-to-many).

Pour UbuWeb, le partage est en fait un cadeau (2), mais d’une manière qui contredit celle décrite par Marcel Mauss (3) : elle ne permet ni ne vise à construire une relation, il refuse même toute possibilité de réponse à son offre. Le don d’UbuWeb rappelle la définition du don par Derrida (4) : pour qu’il y ait don, il faut qu’il n’y ait pas de réciprocité de retour, d’échange, de contre-don ni de dette. Si l’autre me rend ou me doit, ou doit me rendre ce que je lui donne il n’y aura pas eu don, que cette restitution soit immédiate ou qu’elle se programme dans le calcul complexe d’une différence à long terme (5).

Selon cette formulation, le don représente l’une des formes les plus radicales de la perturbation de l’économie de marché, de par l’élimination de son rapport d’échange lui-même. Dans ce cadre, UbuWeb joue un rôle particulièrement important en ce qui concerne l’un des aspects plus problématiques de la production de l’open source. Bien qu’apparaissant comme une stratégie innovatrice, la production de l’open source est intégrée aux échanges et aux marchés propres à l’économie capitaliste et continue ainsi à en dépendre. Si le marché définit la valeur des produits culturels, alors, le rôle d’UbuWeb est de préserver les objets qui s’en sont échappés, en ont été rejetés ou se sont dissous dans les limbes de ce même marché (œuvres épuisées ou jamais publiés) et fonctionne de façon très similaire à celle des magasins gratuits, dans lesquels des produits sont donnés, perdant ainsi leur valeur marchande tout en conservant leur valeur d’usage.

UbuWeb est né il y a 15 ans. Au regard de ces années d’activité. Dans quelle mesure le projet a-t-il changé et quelles sont les futures évolutions envisageables…
Très peu de choses ont changé. UbuWeb fait à peu près la même chose qu’à ses débuts : il distribue gratuitement des œuvres d’avant-garde à n’importe qui à travers le monde. L’avenir suivra cette même ligne. Peut-être qu’une nouvelle section ouvrira ici et là, mais nous n’avons pas l’intention de changer quoi que ce soit.

UbuWeb, et ses archives en ligne, ne pourraient exister sans Internet. Le projet lui-même est né juste après l’avènement d’Internet. Comment s’est-il adapté aux énormes transformations subies par le web au cours de ces dernières années, notamment celles des méthodes de partage et d’accès à des idées et des connaissances?
UbuWeb n’a jamais été dépendant de serveurs Cloud. Nos serveurs sont stables et transparents, ils nous ont été donnés par une école d’art de la ville de Mexico. Par conséquent, quand vous téléchargez quelque chose depuis UbuWeb, vous obtenez un fichier AVI ou MP3 sans échec, sans temps d’attente, sans paiement, sans captchas, toutes ces choses qui ont fait la fortune de Megaupload. Je plains tous ces gens qui ont construit de merveilleux blogs MP3 en croyant que Megaupload serait toujours là. Je peux comprendre ce qui les a poussés à le faire, mais dans la culture commerciale, il y a toujours un prix à payer. Rien n’est gratuit. Et pour les utilisateurs de Megaupload la facture a fini par tomber.

Quels sont vos rapports avec les archives institutionnelles aux États-Unis et partout ailleurs dans le monde ? Vous êtes vous déjà rencontrés et avez-vous déjà essayé de connaître la manière dont ils vous perçoivent ? Envisagez-vous des collaborations ?
Les seules archives institutionnelles avec lesquelles nous collaborons aux États-Unis sont PennSound et l’Electronic Poetry Center de l’Université de Buffalo. L’EPC est né à la même époque que nous et nous sommes partenaires depuis ce temps-là. PennSound est vraiment le pendant légitime et autorisé d’UbuWeb : une grande partie de nos documents sont stockés sur les serveurs de PennSound. Le genre de travaux auxquels UbuWeb s’intéresse n’est partagé que par un public très limité, par conséquent il n’y a pas vraiment de compétition ou de confrontation; personne ne semble les vouloir à part nous.

Au cours des dernières années, les archives audiovisuelles institutionnelles se sont principalement intéressées aux méthodologies et aux stratégies Internet de mise en œuvre de systèmes pour diffuser leur patrimoine en ligne; de nombreux projets sont nés ralliant les institutions européennes et nord-américaines pour créer de nouveaux réseaux et de nouvelles plates-formes. Il est rare que le contenu y soit en libre accès (un compte institutionnel ou un accès VOD sont requis), certaines institutions (comme le NiMK à Amsterdam) ont même récemment facturé les utilisateurs pour le visionnage. UbuWeb est tout à l’opposé : il est né en tant qu’archive, directement sur Internet, avec du contenu partagé en accès libre et a comblé un grand vide dans la diffusion du patrimoine audiovisuel international. Par conséquent, quelles sont les similitudes et les différences entre UbuWeb et les archives institutionnelles au niveau du processus de partage de fichiers en ligne ?
Étant donné que nous sommes indépendants, nous ne devons plaire à personne d’autre que nous-mêmes. Nous improvisons au fur et à mesure. La seule chose sur laquelle nous insistons est le libre accès pour tous, et j’ignore pourquoi ces institutions ne font pas la même chose, mais nous refusons de mettre des pare-feu sur quoi que ce soit. PennSound, qui est géré par l’Université de Pennsylvanie est une exception : ils ont une philosophie identique à celle d’UbuWeb. UbuWeb croit au partage de la culture et s’oppose au droit d’auteur et à l’argent. Nous n’avons rien à gagner et rien à perdre. C’est ça la liberté. Et cette utopie est beaucoup plus intéressante que toutes les œuvres ou contenus que nous pouvons héberger. Il s’agit vraiment de la mission secrète d’UbuWeb.

Parlons un peu des utilisateurs d’UbuWeb. Comment la plate-forme génère et aborde le dialogue et avec les utilisateurs ? Est-ce qu’une véritable communauté existe par le biais de retours et commentaires ? Avez-Vous déjà envisagé des événements en mode hors connexion, à l’exportation de contenu Internet, au partage de contenu à travers des réunions physiques ?
UbuWeb n’est pas une démocratie, c’est ce qui fait sa grande qualité. Nous croyons qu’à un moment où tout est disponible, ce qui compte c’est le filtrage et la sélection. Ainsi, il est très difficile d’obtenir que vos œuvres soient présentées sur UbuWeb. Tout passe par un examen approfondi avant d’atterrir sur le site. Si vous voulez de la démocratie, allez sur archive.org ou YouTube. Si vous voulez du communautaire, allez sur Facebook. Nous n’avons rien à voir avec une communauté. Encore une fois, nous ne cherchons à plaire à personne à part nous-mêmes et ne cherchons pas vraiment à savoir ce que les gens pensent de notre site. Pourquoi se tourner vers des réunions physiques dont la portée est insuffisante et limitée alors que nous avons à disposition Internet, le meilleur système de distribution qui soit ? Tout semble très bien fonctionner ainsi.

La création de méthodologies de migration de contenus sonores et audiovisuels — du format analogique vers le numérique — est opérationnelle depuis longtemps dans l’archivage de l’art médiatique/basé sur le temps réel. Quelles méthodes utilise UbuWeb pour numériser le contenu audiovisuel et sonore et pourquoi ? Des laboratoires ou des institutions de référence s’occupent-ils de cette étape pour vous ?
À l’heure actuelle, nous remettons surtout en ligne des choses qui flottent autour de groupes de partage de fichiers privés auxquels seul un petit nombre de personnes a accès. Nous agissons comme des Robin des bois, volant un petit groupe pour redistribuer au plus grand nombre. Il y a tellement de choses qui circulent, qu’il ne nous est plus nécessaire de copier de nouveaux supports, ce qui amoindrit ainsi le besoin de laboratoires, d’institutions ou d’argent.

Est-ce que vous avez des retours ou des commentaires de la part d’artistes sur la manière dont vous fonctionnez ? De nombreux projets de conservation considèrent la relation avec les artistes comme essentielle…
Non. Les retours et commentaires de qui que ce soit, y compris des artistes, ne nous intéressent pas. Si quelqu’un n’aime pas se ce qui se trouve sur UbuWeb ou la façon dont on procède, il est libre d’aller voir ailleurs ou mieux encore, d’en faire une meilleure version, personne ne l’en empêche. Nous ne nous intéressons pas non plus à la conservation de manière sérieuse. Une véritable institution comme le MoMA devrait s’occuper de la conservation. Ubu est une excentricité, une archive non fiable, basée sur un caprice et une intuition, c’est un wunderkammer, un passe-temps, une farce. Sa beauté réside dans sa fragilité, son aspect éphémère. Un jour, le MoMA ou tout autre organe officiel fera une version correcte d’UbuWeb et nous mettra ainsi hors service. Nous attendons ce jour avec impatience.

UbuWeb peut être considéré comme un modèle en ligne durable, même sans financement institutionnel, sans argent pour son fonctionnement et sans publicité. Mais, comme vous l’avez dit à plusieurs reprises, UbuWeb pourrait disparaître pour un certain nombre de raisons : le FAI pourrait couper votre accès, le soutien des universités pourrait se tarir ou de nouvelles lois sur la violation du droit d’auteur pourraient s’imposer. Le site Web serait-il alors amené à disparaître ? Ce serait une énorme perte pour le patrimoine audiovisuel qui rendrait vain le travail des collaborateurs, des partisans et des bénévoles de ces dernières années. À cet égard, avez-vous envisagé une différente tactique de survie pour l’avenir ? Peut-être pourrait-elle inclure le web 2.0 ou les nouvelles stratégies économiques du crowdfunding et de mise en réseau ?
Je préfèrerais fermer UbuWeb plutôt que mendier de l’argent ou avoir recours à un Kickstarter. Ce sera le moment de dire « adieu, on s’est bien amusés tant que ça a duré ». Le web est éphémère et les choses disparaissent tout le temps. Profitez d’UbuWeb tant qu’il est là et assurez-vous de tout télécharger maintenant ou vous le regretterez lorsque le site aura disparu.

Justement, concernant les violations du droit d’auteur, UbuWeb existe dans ce que vous appelez « la zone grise » : le contenu que vous publiez se situe en dehors du marché commercial et le marché lui-même ne semble pas intéressé. UbuWeb semble être la preuve de la manière dont le droit d’auteur et la piraterie ne sont pas liés aux lois gouvernementales, mais plutôt aux intérêts économiques relatifs à la diffusion et à l’accès de la culture en ligne. Ainsi, comment travaillez-vous et vivez-vous à la frontière instable entre contrefaçon et violation du droit d’auteur d’une part et intérêt du marché de l’autre ? Pensez-vous qu’UbuWeb puisse être considéré comme une erreur de système des nouvelles spécificités du concept de droit d’auteur professé par les lois actuelles ?
Nous ne sommes pas sur une frontière parce qu’il n’y a pas de marché pour les choses que nous diffusons. Si vous essayez de les publier, et beaucoup de gens l’ont fait — vous vous rendrez compte que vous allez perdre de l’argent et devenir aigri. La nature de ces œuvres implique leur libre circulation. Il est important de noter qu’il existe différents types d’économies. Lady Gaga possède une entreprise de plusieurs milliards de dollars. Elle serait folle de ne pas la protéger. UbuWeb respecte ces autres types d’économie, c’est juste qu’ils n’ont rien à voir avec ce que nous faisons. UbuWeb, comme la majorité de l’art, est une aberration, une cour des miracles, une exception à la règle; il n’est pas la règle elle-même et ne devrait jamais être confondu avec elle.

Interview par Claudia D’Alonzo & Marco Mancuso
publié dans MCD #68, « La culture libre », sept. / nov. 2012

> http://www.ubuweb.com/

art, science et biologie à bidouiller soi-même

Si l’image des biohackers fait simplement penser à des activistes, politiquement et esthétiquement investis dans les aspects techniques de l’interface informatique et de la biologie (moléculaire), alors elle devrait englober la communauté naissante de bio-hackers (bio-pirates) de La Paillasse.

La Paillasse a récemment fêté son inauguration dans une banlieue de Paris. À côté de voies ferrées et de bâtiments vétustes, voués à être démolis dans un proche avenir, leur attitude « do-it-yourself » (bidouilleuse) est évidente quand on regarde les outils qui traînent un peu partout, en cours d’utilisation, en construction ou en morceaux éparpillés. Bien sûr, l’équipement est en grande partie constitué d’un matériel hétéroclite recueilli afin de constituer un « hackerspace » (espace pirate), mais on trouve aussi des tables de travail avec des microscopes, une centrifugeuse, un spectromètre, des incubateurs ainsi que des flacons ordinaires, des réfrigérateurs et des micro-ondes. La plupart des outils sont anciens, voire obsolètes. Cependant, ne vous méprenez pas, il s’agit là d’un lieu de créativité qui n’a rien à envier aux laboratoires emblématiques de la « grande biologie ». Il faut une sacrée dose de créativité et de persévérance pour mettre sur pied un laboratoire avec trois fois rien et sans imiter les programmes de recherche de « la grande biologie » ou tenter de devenir des pâles copies d’inventeurs en blouse blanche qui utilisent du matériel de pointe dans un environnement stérile et ordonné.

Certes, l’apparence de « la biologie-à-faire-soi-même » à La Paillasse ne ressemble en rien aux jolies images trouvées sur les sites d’instituts haut de gamme ou de sociétés commerciales, mais reste à savoir si un laboratoire biologique qui fait partie d’une sous/contre-culture de hackers correspond à un genre de créativité qui remet en cause les « laboratoires humides » types comme espaces exclusifs et asociaux. Plus précisément, on trouve exemplaire la réaction de son grand frère face à la marchandisation du code source. Où mène l’exemple donné par le développement du logiciel de source libre et ouvert lorsque l’objet examiné porte non seulement sur la création et la modification du code source et du matériel qu’il fait fonctionner, mais aussi sur la vie et le travail sur des formes de vie en tant que connaissance, création technologique, art et tout leur contraire ?

Le Lab / La Paillasse.

Le Lab / La Paillasse. Photo: D.R.

La Paillasse comme point de départ…
Commençons par quelques-unes des nombreuses idées qui circulent dans les réunions du jeudi soir à La Paillasse. Bien entendu, chacun est le bienvenu dans ce groupe diversifié de personnes passionnées par l’évolution des sciences de la vie. Il n’est pas nécessaire d’identifier explicitement le chercheur en sciences de la vie, le programmeur, l’élève, le citoyen ou l’artiste qui s’intéresse aux aspects sociaux de la science. Il est probable que les personnes présentes seront amenées à endosser le rôle d’un ou plusieurs de ces personnages au cours de la soirée, quel que soit leur niveau d’expérience. C’est aussi ce que « faire-de-la-biologie-soi-même » signifie. Les obstacles pour devenir actif dans la biologie sont extrêmement importants, la connaissance requise demande de rester à l’affut de la rapide évolution technique et de maîtriser des compétences et des connaissances essentielles pour travailler avec des instruments précis, les démonter et les utiliser dans des expériences. En d’autres termes, le DIYbio se concentre sur la construction d’un laboratoire équipé d’outils élémentaires pour toute personne ayant une approche de base concernant l’expérimentation. Ce laboratoire est activement mis en place comme un espace social aussi inclusif que possible.

Bon nombre des exemples discutés à La Paillasse illustrent ce point. Les seuils de participation à l’enregistrement et au catalogage de l’interaction de la biodiversité et des organismes génétiquement modifiés sont faibles. Bien entendu, ce processus nécessite des outils capables de remplir cette fonction et qui soient suffisamment simples pour permettre à quiconque de collecter des données plausibles. Par exemple, La Paillasse a lancé un projet sur les propriétés des algues. Un réseau de recherche qui étudie les nouveaux biocarburants se concentre de plus en plus sur les algues. Un échantillon est peu coûteux et grâce à un bio-réacteur et un peu de pratique il est possible de produire de l’électricité. Ce qui compte, parfois, c’est la simplicité même de la technique et la disponibilité des matériaux dans la vie courante, comme la création de papier ou de plastique à partir de simples micro-organismes. À d’autres occasions, cependant, le DIYbio ne peut se distinguer du BioArt. Par exemple, on pourrait imaginer que l’interaction avec les algues soit transformée en musique. Pourquoi ne pas « écouter la vie » en développant des logiciels qui permettent d’enregistrer les variations de son et de luminosité des algues de culture ? Il en résulterait un enregistrement de tout changement générant des sons réactifs.

Le domaine numérique investi par le hacker réapparaît dans ces types de projets. Cela illustre le fait que seuls quelque sens soient fiables, tandis qu’émergent des outils informatiques pour penser à la vie, à la nature et au corps. Par exemple, un simple casque équipé de capteurs pourrait transformer les ondes cérébrales en sons et couleurs différents représentant les divers aspects de l’activité mentale. C’est ce que l’on surnomme le projet neuro-hack. De même, beaucoup d’autres significations peuvent être directement reliées aux vastes quantités d’informations rassemblées sur les gènes, les protéines, les cellules et tout ce qui est ainsi produit par la recherche scientifique. Visualiser les tendances des interactions complexes entre entités biologiques fait généralement appel aux yeux, tout comme la lecture de textes ou la vision d’une simulation, il est également possible d’écouter des sons, voire de la musique, en fonction de leurs changements d’aspect, de formes et de positions.

Neurohack, Psyche Delight (performance) @ La Gaîté Lyrique, Paris 04/2012. Projet créé par Sam NeuroHack, Katerina Saponenko & Franck Weber.

Neurohack, Psyche Delight (performance) @ La Gaîté Lyrique, Paris 04/2012. Projet créé par Sam NeuroHack, Katerina Saponenko & Franck Weber. Photo: © Fabrice Deutscher.

L’avenir ouvert
Les projets décrits ci-dessus peuvent être considéré comme essentiellement symboliques du personnage du biohacker et du laboratoire en tant qu’espace social par opposition à l’exclusivité des sciences de la vie. De même, la figure du biohacker se réfère à la possibilité qu’ont des groupes émergeants de constituer des alternatives à l’avenir spéculatif de la vie imaginée comme création technologique entièrement maitrisée. Bien entendu, les projets réalisés par les participants de La Paillasse (ou les futurs projets qu’ils pourraient réaliser s’ils parvenaient à moderniser leur laboratoire) sont susceptibles de soulever la conscience critique et politique autour des questions relatives à la biologie. Par exemple, leurs alternatives à faible coût et de faible technicité sont « gratuites » et revalorisent la créativité, l’espièglerie, la collaboration entre amateurs et experts, les matériaux et les connaissances de toutes sortes (surtout si on les compare aux restrictions portant sur l’utilisation des outils).

En effet, ces alliances d’évolution technologique, de valeurs humaines et de débats illimités pourraient constituer des contre-mesures urgentes et nécessaires face aux risques écologiques, à l’insécurité et aux formes de vie « totalement déréglées » dans leur lien avec l’approche générale de la biotechnologie concernant la modification des plantes, des organismes vivants et de l’environnement. Toutefois, ces valeurs ne sont pas nécessairement contraires à la production et l’utilisation des connaissances scientifiques dans les sciences de la vie en tant qu’activité de plus en plus réglementée et commercialisée. Les valeurs d’accès, d’ouverture et de collaboration ne sont pas toujours réservées aux expériences et à la recherche où les impératifs commerciaux n’ont pas leur place. De même, le désir d’intensifier leurs expériences implique une proximité avec les tendances et la spéculation actuelles qui entourent les solutions fournies par les scientifiques de la vie face à la pénurie de nourriture et de médicaments, la spéculation sur l’augmentation des catastrophes écologiques de toutes sortes et la grande variété d’associations dystopiques qui en sont le reflet.

Le personnage du biohacker rencontré à La Paillasse est rafraîchissant dans son aspiration à trouver un autre type de développement né du croisement entre informatique et biologie (moléculaire). Il lui reste cependant à maintenir un équilibre dans la relation de ce personnage avec les connotations politico-militantes du terme biohacker. Que se passera-t-il lorsque des projets de biohacking et l’acquisition d’instruments plus sophistiqués (qui augmenteront leurs possibilités d’action et d’interaction avec des formes de vie) s’intensifieront ? Manifestement, il existe une tension entre le rôle du biohacker, le recours à des types plus nombreux et variés de ressources et de règlements et la formation d’un réseau ouvert favorable à une nouvelle forme de recherche, de collaborations, de subventions, la mise au point d’une politique spécifique, etc. Un programme de recherche qui se refuse à suivre cette voie pourrait finir aliéné par rapport aux modes opératoires des sciences de la vie. Les deux entités (le biohacker et le biologiste bidouilleur) vont finir par se rejoindre dans un avenir proche, après avoir mûri et accumulé une plus grande expérience. Espérons que cette future rencontre englobera la perspective de transformation des laboratoires en espaces sociaux où chacun sera libre de travailler avec l’ADN sous ses différentes formes.

Eric Deibel
publié dans MCD #68, « La culture du libre », sept. / nov. 2012

 

> http://www.lapaillasse.org/

Un manifeste

De la science cinétique à la science sensible… Depuis la création du Laboratoire d’Hydrodynamique (LadHyX) du CNRS et de l’École Polytechnique, Jean-Marc Chomaz s’est investi comme chercheur et artiste dans des projets « Arts et Sciences » en collaboration avec des artistes de toutes les disciplines (cirque, théâtre, design, art contemporain, musique…). Son approche tente de donner directement accès à un imaginaire utilisant le langage et les concepts scientifiques non pour faire preuve, mais pour faire sens.

Gouttes d’oxygène liquide devenues tangibles dans l’installation 2080, présentée dans le cadre de l’exposition Aquaplanet de Labofactory

Gouttes d’oxygène liquide devenues tangibles dans l’installation 2080, présentée dans le cadre de l’exposition Aquaplanet de Labofactory, Zone2Source, Glazen Huis, Amstelpark Amsterdam 31 mai / 23 août 2015, qui a reçu le label Our Common Future Under Climat Change de COP21. Photo: © JMC.

D’où vient cette conviction intime que les politiques de popularisation des sciences actuelles font fausse route ? D’où vient ce sentiment d’urgence absolue qu’il ne faut plus être pédagogique et tenter de communiquer les avancées des sciences en glorifiant ses réussites, mais au contraire que nous autres scientifiques devrions révéler notre face cachée, faite à la fois de ténèbres et de sublime, celle que nous ne maîtrisons ni même ne comprenons, mais qui est à l’origine des vrais progrès scientifiques ? Il nous appartient d’abandonner le soliloque afin de permettre au public d’inventer son chemin, sa découverte, de s’approprier et de raconter l’histoire ainsi, renversant le flux habituel, d’apporter son ressenti son expérience à la science et de venir l’enrichir, cessant d’être ainsi un simple réceptacle inerte pour partager et contribuer au questionnement scientifique.

Les travaux que j’ai réalisés conjointement avec d’autres artistes comme le duo HeHe, Anaïs Tondeur ou encore au sein du collectif Labofactory fondé avec Laurent Karst et François-Eudes Chanfrault (1), n’ont pas pour but de montrer ou démontrer des phénomènes scientifiques, d’asséner des preuves formelles ni d’inviter le public à se joindre à un voyage scientifique lui révélant des faits établis. Ils suggèrent plutôt un point de vue différent, une transgression déstabilisante, une comparaison inconfortable, une expérience corporelle, une métaphore de la physique qui utiliserait l’imagination scientifique pour réinventer notre perception du monde et interroger la vérité dans sa relativité et dans toute sa fragilité.

Aquaplanet, imaginer la planète océan
Dans l’installation Fluxus de Labofactory, de fins bassins à vagues transparents sont perçus comme des tambours mous et silencieux. Le récit artistique devient alors une partition orchestrée par les propriétés physiques des cymbales, leurs résonances, leurs attaques et leurs vibratos, construisant une fantaisie visuelle par le biais de leur matérialité inversée, associant la transparence de l’eau avec la brume froide, seule matière visible s’élevant dans les airs au-dessus de l’interface. Avec ce collectif nous avons créé en mai 2015 l’exposition Aquaplanet à Amsterdam (2). Aquaplanet est une abstraction scientifique, une planète entièrement recouverte d’eau sans continent, sans relief même sous-marin, juste les vagues et le vent. Une fiction qui permet d’interroger la ronde rugissante de l’atmosphère et de l’océan, l’étonnante complexité d’une épure dans l’imaginaire de silicone de nos machines.

L’exposition Aquaplanet est un manifeste, un territoire d’invention à la fois sensible, familier et étrange. Elle est habitée des tempêtes de l’installation Fluxus qui transforme Amstelpark en navire traversé des vagues gravitationnelles de la maison de verre. Elle nous dit la fragilité de l’atmosphère par l’installation performance 2080, où l’oxygène de l’air devient tangible. Dans l’installation Red shift de Labofactory, nos ombres que l’expansion de l’Univers décale vers le rouge renoncent aux aplats de lumière, noires surfaces découpées qui revendiquent les quatre dimensions et se placent fièrement entre le soleil et sa proie. Elles flottent dans l’espace comme des lambeaux de ciel abandonné des astres. L’installation Red shift permet à nos sens de percevoir la course de notre planète à travers les dilatations de l’espace-temps, fantôme d’éolienne générant le vent solaire. Elle figure aussi les souffles de l’air d’une atmosphère où s’impriment les ombres des créations anthropiques.

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec HeHe, un jouet, un globe terrestre tournent dans un réservoir ressemblant à une installation scientifique. À intervalles réguliers, un nuage vert fluorescent apparaît, atmosphère ténue qui se répand du pôle à l’équateur avant de s’évanouir dans l’éther liquide avec lequel elle se confond. Bien que les phénomènes physiques à l’œuvre dans la maquette du globe ne correspondent à rien de similaire à l’échelle de la planète, la métaphore opère.

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec le duo d’artistes HeHe (Helen Evens & Heiko Hansen) présentée à l’exposition Carbon 12

Catastrophe domestique n° 3 : La Planète Laboratoire, installation créée en collaboration avec le duo d’artistes HeHe (Helen Evens & Heiko Hansen) présentée à l’exposition Carbon 12, espace Electra, fondation EDF Paris, 2012. Montage Photo: © JMC.

La disparition d’une île
L’exposition Lost in Fathoms présente le résultat de recherches partagées et menées pendant plus d’un an au LadHyX avec un ensemble d’installations interrogeant la lithosphère et l’océan (3). La Machine à tremblements de terre, sous l’action constante répétée à l’infini du glissement d’une plaque tectonique, une pierre de basalte effectue des mouvements soudains imprévisibles. Les deux forces dont la brisure d’équilibre provoque le glissé, la friction et la déformation élastique du milieu ont été dissociées par l’ajout d’un champ magnétique permettant de libérer la pierre de l’emprise du réel. Cette hésitation entre tremblements et stupeur est transcrite par une écriture de soubresauts, mystérieuse et chaotique qui en devient presque surréaliste. Le titre de l’installation pourrait être aussi Champs Magnétiques, l’écriture automatique des roches tectoniques pour faire référence à la publication d’André Breton et Philippe Soupault Champs Magnétiques expérimentant à deux les techniques d’écriture automatique libérant l’inconscient comme en réponse aux blessures indicibles de la guerre.

Ici les forces telluriques semblent avoir pris forme en un récit automate qui interroge la légitimité de l’homme, à se proclamer force façonnant la planète. Un peu comme si les rochers dans le lointain d’un tableau de Dali se mettaient à bouger et exprimer la persistance de la pierre. Un peu plus loin, l’installation La dernière vague de la MOC, présente un océan parallélépipédique dans lequel l’eau profonde se forme régulièrement et finit par sombrer, mélangeant infiniment lentement toute l’eau contenue et, ce faisant, ralentissant la circulation thermohaline océanique réelle vers un nouvel événement anoxique. La variation de densité, les turbulences et les mouvements des vagues dans le liquide sont soulignés par des ombres sur les murs de la galerie, et le visuel continue à évoluer au fil des semaines tandis que les eaux se mélangent, jusqu’à disparaître complètement : au terme de l’exposition, l’eau contenue dans le réservoir étant devenu complètement homogène.

Ces aventures partagées avec des artistes aux démarches et aux interactions extrêmement diverses et venues de parcours de recherche bien distincts m’ont amené à réaliser, cependant, que celle-ci est étroitement liée à une signification et à un engagement plus profonds. L’espèce humaine qui, à l’échelle géologique, aurait dû rester un événement éphémère et marginal se voit confrontée à une menace mortelle directement liée à sa propre action et à son utilisation désinvolte, dénuée de verbalisation et de remise en cause, de la science et de la technologie. La fascination exercée par la science sur l’esprit de tout un chacun, à commencer par les scientifiques eux-mêmes, reste extrêmement puissante, comme l’atteste la couverture médiatique de l’observation probable du Boson de Higgs : elle a donné une tribune à la science et changé la pensée critique en permafrost. La science a donc besoin d’être réenchantée, réinvestie par l’humain, afin de permettre à de nouvelles histoires d’émerger en pensée et en parole et de constituer une « chanson de geste » moderne, entièrement consacrée à des actions durables à l’échelle planétaire et à l’émergence de chemins de pensée éthiques, globalement assumés.

La toute-puissance scientifique et la foi à tout crin de la science dans le progrès font désormais partie de discours du XIXe et XXe siècles  : lequel appartient à des certitudes d’un autre âge, dont la voix qui s’efface nous invite à reprendre le cours de l’histoire. De nos jours, les avancées scientifiques sont souvent perçues davantage comme une menace que comme un progrès. Les scientifiques commencent à comprendre que la science et l’approche scientifique elle-même sont peut-être impuissantes à résoudre, voire à appréhender la réalité et la signification de, par exemple, l’évolution du climat ou les nouvelles frontières que constituent aujourd’hui les questions de la vie et de la conscience.

Projection physique de 5 mètres de diamètre de La dernière vague de la MOC capturée dans un océan de laboratoire de 1,2x06x0,7m3, installation réalisée lors de l’exposition Lost in Fathoms

Projection physique de 5 mètres de diamètre de La dernière vague de la MOC capturée dans un océan de laboratoire de 1,2x06x0,7m3, installation réalisée lors de l’exposition Lost in Fathoms de Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz, présentée à laGV-Art Gallery à Londres en 2014. Photo: © JMC.

Penser un nouveau pacte pour l’anthropocène
Une grande partie de ma recherche scientifique et de mes travaux associant l’art et la science ont pour objet la question du changement climatique, et plus précisément comment prévoir, analyser, mais aussi appréhender la portée, dans l’état des connaissances actuelles, de la notion d’anthropocène; l’usage controversé de ce terme, qui à lui seul fait office de manifeste, remet en question l’impact et l’éthique de l’homme et exige un engagement tant individuel que collectif en vue de la définition et de la construction d’un nouveau pacte, un new deal actualisé et partagé.

De tels problèmes et défis globaux échappent à la seule sphère de la science, laquelle est conçue pour fractionner un problème complexe et délicat en plusieurs petits systèmes isolés, jusqu’à atteindre un stade où la question peut faire l’objet d’une expérience de laboratoire, d’une étude informatique ou d’une modélisation dans le cerveau d’un scientifique. La science n’a jamais été pensée pour reconstruire le système fragile et complexe dans son ensemble.

Il nous faut un protocole différent, une autre approche et un nouveau schéma d’analyse pour aborder les défis que posent les phénomènes multiples, complexes et transdisciplinaires imbriqués dans le concept d’anthropocène. Une pensée globale, ou plus précisément une vision syncrétique qui, à l’instar de la perception intuitive globale des jeunes enfants, s’est vue effacée par la pensée rationnelle régnant dans l’enseignement institutionnalisé qui se contente de fractionner une question légitime en sous problèmes rigoureux et sans valeur. Dans le domaine artistique, une telle représentation syncrétique (non fragmentée) du réel a été explorée par les cubistes, qui ont cherché à apprendre à dessiner comme un enfant, mais dans le domaine scientifique, la question de savoir comment acquérir et développer une vision plus intuitive, plus globale, reste inexplorée et n’a même pas été formulée.

Le principe de précaution, adopté pour la première fois par les Nations Unies en 1982 en même temps que la Charte mondiale de la nature, est conçu pour traiter de problèmes trop complexes pour que la science puisse leur trouver de solution en l’état actuel de nos connaissances, et prendre des décisions sans la certitude de faits scientifiquement établis. Ce principe est extrêmement difficile à appliquer, car pour parvenir à une stratégie, il faudrait au moins trois ingrédients actuellement absents : établir les statistiques de l’incertitude due à la fois à notre ignorance actuelle du système et de la variabilité intrinsèque des mécanismes physiques impliqués, quantifier et mesurer les dangers potentiels (espérance de perte) ainsi que les actions à entreprendre (fonctions de coût).

Dans l’éventualité qu’une telle stratégie voie le jour, nous manquerions encore de moyens pour l’imposer aux gouvernements et aux populations qui réévalueraient cette politique à l’aune de leurs intérêts propres. Plus précisément, les réponses apportées aux problèmes cruciaux soulevés par l’ère nouvelle de l’anthropocène exigeraient certainement des modifications radicales de comportement qui ne pourraient pas être obtenues par la seule pédagogie, le niveau d’action nécessaire ne pouvant être atteint qu’avec la conviction et l’implication de tous.

Recherches en Laboratoire au Department of Applied Mathematics and theoretical Physics avec les étudiants de la Summer School Fluid Dynamics for Sustainability and Environment réalisées dans le cadre du projet Lost in Fathoms

Recherches en Laboratoire au Department of Applied Mathematics and theoretical Physics avec les étudiants de la Summer School Fluid Dynamics for Sustainability and Environment réalisées dans le cadre du projet Lost in Fathoms de Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz. Photo: © JMC.

Afin d’aborder des problèmes aussi complexes, notre vision doit non seulement se faire syncrétique, mais aussi globale, c’est-à-dire qu’elle doit être défendue et partagée par un groupe extrêmement large d’êtres humains. La signification donnée au mot anthropocène et la nature même de l’ère à venir seront le fruit de toutes les histoires et actions humaines, individuelles et collectives, que nous entreprendrons en réponse à cette représentation et à cette verbalisation de la trajectoire de l’humanité. Mais la science seule ne peut pas produire une telle vision.

La science n’est qu’un protocole abstrait et spécifique : afin d’intégrer des observations récentes, elle propose de nouveaux modèles mathématiques hautement idéalistes, et en essence extrêmement limités, puis en tire de nouvelles prévisions qu’elle confronte à de nouvelles mesures jusqu’à ce que le modèle ne corresponde plus aux observations, et recommence tout à zéro. Enfermée dans un tel protocole de la preuve, la science semble éternellement condamnée à passer de modèles incomplets à des modèles inconsistants ou incohérents, sans aucun espoir de ne jamais atteindre ce qu’on pensait être autrefois la vérité en attente de révélation : Gödel l’a démontré, dès les années 30, pour un ensemble de problèmes dans ses fameux théorèmes d’incomplétude (4).

Le discours scientifique est donc de prétendre que le modèle lui-même est une représentation du monde, sans se soucier du fait que la science ne sera jamais en mesure de décrire complètement la dynamique de ce modèle (par exemple, le fait d’imaginer l’univers comme un ensemble de particules élémentaires n’apporte aucun éclaircissement, même à un niveau statistique, puisque le procédé qui réconcilierait l’infiniment petit et l’infiniment grand restera toujours à inventer, en particulier pour les systèmes hors équilibre). La science ne sera pas davantage à même de valider le modèle (du fait de l’extension du théorème d’incomplétude) ni d’établir un modèle pour des systèmes complexes mis en interaction comme dans la dynamique du climat, car d’une part, elle manque de modèles partiels (comme dans le cas de la cryosphère) et d’autre part, les couplages de sous-systèmes restent encore à déterminer (même pour des quantités simples telles que les flux de chaleur entre la cryosphère, les océans et l’atmosphère).

Étant donné toutes ces contraintes et tous ces obstacles, la science elle-même devrait être considérée comme une façon de repenser notre monde, mais seulement comme un protocole parmi d’autres et une pratique parmi d’autres. Selon moi, la science devrait être considérée comme une approche spécifique, que j’appellerai artistique dans le sens où les scientifiques — comme d’autres artistes — appliquent, mettent en pratique leur approche particulière dans le monde réel et s’engagent dans leur vision par le biais d’expéditions, réelles ou virtuelles, et d’expériences de pensée (gedankenexperiment). Une fois reconnue la nature performative de la science, elle-même perçue comme une pratique artistique spécifique, une vision partagée et syncrétique des défis posés à la société pourrait émerger, mais seulement au terme d’une confrontation avec d’autres pratiques artistiques, toutes aussi légitimes que la science puisqu’elles ne font qu’utiliser une plus grande variété de récits pour interroger notre perception, notre représentation et notre pensée du monde.

L’art et la science englobent toutes les performances et les récits nécessaires à cette confrontation, interrogent nos croyances et nos observations, mais aussi la nature, la légitimité et l’éthique de notre pratique scientifique sans les restrictions habituelles imposées à la pensée critique par un protocole de preuve quasi sacralisé et donc impossible à remettre en question. Une fois que cette vision commune judicieuse aura été construite par le biais de l’art, de récits scientifiques et de récits résultant de l’association de la science avec l’art, elle devrait imprégner toutes les actions de tous les individus et de toutes les communautés et secondairement, sans doute contribuer à définir et à attribuer à la science un chemin à suivre plus raisonnable, ou tout au moins ramener en son sein la possibilité d’une pensée critique.

Jean-Marc Chomaz
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », septembre / novembre 2015

Jean-Marc CHOMAZ est artiste et scientifique, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École Polytechnique. Il a cofondé le Laboratoire d’Hydrodynamique (LadHyX) en 1990, puis le Laboratoire d’excellence LaSIPS en 2011 et les a co-dirigé respectivement de 1990 à 2013 et de 2011 à aujourd’hui.

(1) www.labofactory.com

(2) Exposition Aquaplanet de Labofactory, Zone2Source, Glazen Huis, Amstelpark Amsterdam 31 mai – 23 aout 2015.

(3) Exposition Lost in Fathoms, Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz, recherches menées en commun au LadHyX et présentées à la GV-Art Gallery à Londres en 2014.

(4) Kurt Gödel. On Formally Undecidable Propositions of Principia Mathematica and

Related Systems. Dover, 1962.

Kurt Gödel. « Uber formal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und

verwandter Systeme I». In Solomon Feferman, editor, Kurt Gödel: Collected Works,

volume 1, pages 144-195. Oxford University Press, 1986. German text, parallel

English translation.

 

 

la réalité virtuelle est une première étape…

Et si la réalité virtuelle n’était qu’un premier (petit) pas pour l’homme, un nouvel essor, aussi bien technologique que psychologique, pour l’humanité…? Sans verser dans le transhumanisme effréné, et malgré des prémices encore balbutiantes et limitées, ce que laisse entrevoir des « technologies de rupture » comme la VR, en terme d’expériences sensorielles, d’exploration de nouveaux mondes et de révolution technique, augure un futur dont les contours échappent encore à notre conscience actuelle. Entretien avec William Eldin, co-fondateur avec Damien Mulhem du studio de création Horam\VR, sur « la réalité de la réalité virtuelle », aujourd’hui et après-demain…

Quels sont vos clients et les champs d’applications de la réalité virtuelle que vous développez ?
Au début, nos collaborations étaient simples. Nous avons participé à des projets de développement avec Cap Gemini et Dassault. Pour Dassault Aviation, il s’agissait de faire visiter, virtuellement, leur nouveau Falcon. Ensuite, nous avons travaillé pour Dassault Systèmes, qui a bien aimé notre vision de la technologie et de son avenir. Nous faisons aussi du contenu pour les marques. Par exemple, L’Oréal et son nouveau magasin (décliné dans les centres commerciaux) que l’on a modélisés pour permettre de voir à quoi cela allait ressembler (volume, couleur, etc.). En l’occurrence, c’est vraiment un test virtuel avant le réel. De même, Shiseido nous a demandé de réaliser un film promotionnel pour immerger une centaine de personnes lors d’une conférence de presse pour présenter une nouvelle crème. On fait aussi du learning, des vidéos de formation, pour des personnes chargées de contrôler les normes pour les bateaux ou les bureaux, par exemple, en les immergeant dans l’environnement dans lequel ils seront amenés à travailler. Nous faisons aussi des visites d’immeubles à 360° pour BNP Real Estate. Pour le cinéma, en marge de la sortie de certains films, il y a parfois des animations et des jeux. Ainsi, nous avons réalisé une scène d’un film qui sortira l’année prochaine, et nous serons présents au Comic-Con où le public pourra re-jouer la scène du film en question avec des HTC Vive.

Pour la télévision, nous avons travaillé avec M6 sur une émission comme Enquête Exclusive, sur un reportage sur Le Puy du Fou, pour que les téléspectateurs avec leur tablette puissent visionner certaines séquences à 360°. Le but est vraiment d’augmenter ce qui est filmé, de pouvoir voir ce qui hors écran télé. Pour TF1, nous avons modélisé une poutre sur laquelle les candidats d’un jeu doivent rester en équilibre, avec un casque qui leur donne l’impression d’être au 50e étage… Nous faisons aussi du software, nous créons également les players, les applications, etc. En fait, il n’y a pas d’écosystème pour la VR chez nos clients, donc nous sommes obligés de mettre en place les bases. Nous faisons un peu de hardware aussi : nous travaillons en partenariat avec Samsung sur une petite caméra 360 qui sort là, en juillet. Nous avons fait beaucoup de tests notamment. Enfin, ce qui marche bien, c’est évidemment le gaming. Nous avons créé notre premier jeu, Dwingle, où l’on fabrique son propre robot en réalité virtuelle (avec les capteurs et manettes, on peut manipuler des objets) avant de combattre des adversaires. Il y a une sorte d’apprentissage.

D’une manière générale quelles sont les promesses du virtuel ?
On se rend compte qu’il y a une appétence formidable. Il y a un effet « waouh » en premier, mais ensuite il y a une vraie expérience. C’est le meilleur moyen de faire vivre des expériences. Nous l’avons vérifié dans des hôpitaux, quand nous avons immergé des gens en situation de handicap ou psychologiquement en souffrance dans des univers de jeux où ils se sentaient différents, à l’aise, dans un autre monde, pas celui du jugement auquel ils sont confrontés habituellement. On s’en rendu compte que cette technologie pouvait vraiment aider.

On va pouvoir aussi développer l’empathie, vu que l’on sera à l’intérieur de bulles numériques où l’on pourra éprouver des situations intenses. Pour prendre un exemple parlant, à la COP21, des responsables importants de plusieurs pays ont pu « voir » comment vivait un réfugié syrien dans un camp. Assis sur un siège, avec un casque, immergé avec une vision à 360°, on est mis en présence avec personnes blessées qui nous interpellent, etc. Il y a là une « réelle » empathie grâce à la réalité virtuelle. Après cette expérience, on ne peut pas penser pareil, on ne peut pas avoir le même « regard » sur cette situation. Je suis persuadé que la Réalité Virtuelle est l’exemple et la preuve que notre culture va changer par le digital. Il ne faut pas que cela se résume à un petit film divertissant, mais qu’elle nous apprenne des choses et qu’elle nous élève.

Quelles sont  les contraintes et problématiques posées par la réalité virtuelle ?
Tout d’abord, il faut dire que les technologies sont encore un peu rudimentaires et cela entraîne notamment un effet « gerbatif », des nausées liées au mouvement pour 60% du public. Pour eux, la durée moyenne supportable d’un film est de 2 minutes. Les 40% restant allant jusqu’à 15 minutes. De fait, les films sont courts, mais plus la technologie évoluera, plus la durée va augmenter. Ensuite, la narration dans le virtuel change tout. D’habitude on a un 4/3e ou un 16/9e devant nous, avec un hors champ qui permet à l’imagination de jouer librement. Avec le virtuel, à 360°, il n’y a forcément plus du tout de hors-champ. Plus question de jouer avec. C’est impossible. Nous sommes au cœur d’une bulle, virtuelle, où le spectateur peut regarder absolument partout. Il faut guider la personne à l’intérieur. Il faut raconter une histoire, et il faut que ce soit logique.

Donc, en premier il y a une histoire, du visuel, et le son qui joue beaucoup aussi (notamment grâce à la spatialisation). On guide la narration par l’action et le son. Mais on sait qu’il y a 20% de déperdition : même si l’action est à tel endroit, certains auront le regard fixé sur un autre point, dans ce qui était auparavant le hors-champ. Et c’est cela qui est compliqué. Il y a quelques personnes comme Balthazar Auxietre de Innerspace VR ou Antoine Cayrol de Okio-Studio qui s’intéressent de près à cette problématique de la narration et du hors-champ pour la réalité virtuelle. Enfin, il y a une étude faite par Standford, reprise par Chris Milk (un peu le pape de la réalité virtuelle, il a fait les plus beaux films) qui souligne qu’un reportage sur écran s’inscrit comme une information pour le cerveau, alors qu’une expérience vécue — y compris une situation vécue dans le virtuel — s’inscrit comme souvenir dans le cerveau… Par conséquent, l’impact de la réalité virtuelle sur nos consciences est 6 fois plus fort qu’une simple vidéo !

Comment voyez-vous la suite, l’avenir de la réalité virtuelle ?
Il faut préciser que Horam\VR est dédié à la VR, mais nos autres activités sont faites sous d’autres noms. Aujourd’hui, nous sommes plus un lab de R&D, essentiellement sur la Réalité Virtuelle donc (c’est ce qui fait principalement notre chiffre d’affaires), mais aussi sur la Réalité Augmentée et l’Intelligence Artificielle. Par exemple, nous programmons le « cerveau virtuel » de NVIDIA pour essayer de mettre au point l’œil de l’Intelligence Artificielle. Nous travaillons aussi sur la robotique. Et depuis six mois, nous avons aussi abordé la neuro-science. En terme d’application, par exemple, c’est un casque avec des capteurs et un paramétrage qui permettent de faire décoller et piloter un drone par la pensée… En fait, c’est simple. Il suffit de mapper le champ d’activité cérébrale et de l’interpréter pour traduire ça en commande.

Ce qui est important pour moi, c’est de rendre l’innovation « digeste ». Et pour ce faire, il faut sortir des niveaux de conscience actuels qui ne permettent pas de se réconcilier avec la robotique et l’Intelligence Artificielle. Nous avons tous vu Terminator… Je voudrais que l’on sorte de ce regard-là, que l’on s’éduque à l’innovation, que l’on accepte les nouvelles technologies. Personne n’a envie, par exemple, d’avoir un implant Google… Par contre, si demain un implant permet d’apprendre l’anglais plus facilement, beaucoup de gens vont changer d’avis… Je suis persuadé que nous aurons ce genre de supports, d’aides artificiels, même si cela n’est pas possible de se le représenter encore. Demain, la puissance des CPU sera dix fois plus puissante que notre cerveau. Petit à petit la puissance va augmenter et, de fait, notre niveau de conscience aussi : la fameuse Loi de Moore et l’échelle de Hawkins. Et la réalité virtuelle, pour moi, est une étape pour accélérer l’augmentation du niveau de conscience de l’humanité.

 

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet-septembre 2016

Photos: D.R.
> www.horamvr.com

Interview du Dr Michael John Gorman

Michael John Gorman est le directeur de Science Gallery International, une  initiative créée grâce au soutien de Google et visant à développer un réseau global pour attirer de jeunes adultes vers la science, la technologie et l’art.

Depuis 2007, année où il l’a fondée, il dirige la Science Gallery au Trinity College de Dublin (TCD), un espace culturel innovant tissant des liens entre l’art et la science. Il est aussi Professeur associé adjoint d’Ingénierie et de Science Informatique au Trinity College de Dublin et directeur de l’Idea Translation Lab au TCD, une collaboration entre le Trinity College et la Harvard University, encourageant l’innovation trans-disciplinaire chez les étudiants. Il est aussi coordinateur du StudioLab, un important projet européen reliant l’art, la science et le design expérimental. Il a été professeur de  »Sciences, Technologie et Société » à l’Université de Stanford et a obtenu des bourses d’études post-doctorales de la part des Universités de Harvard, de Stanford et du MIT.

Faber Futures par Natsai Chieza, dans le cadre de GROW YOUR OWN, à la Science Gallery

Faber Futures par Natsai Chieza, dans le cadre de GROW YOUR OWN, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

Pourriez-vous m’aider à définir la Science Gallery d’aujourd’hui, en dehors du langage et des communiqués de presse officiels ? La Science Gallery est un centre d’exposition, sans être à proprement parler une galerie d’art ou un lieu dédié aux médias. On pourrait dire que c’est à un endroit pour des expositions scientifiques, mais c’est bien plus que ça. C’est aussi un centre éducatif, sans être une école officielle ni un labo média qui accueille des  ateliers et des séminaires. Il s’agit aussi du centre névralgique d’un réseau global. Comment cette structure fluide permet-elle à la Science Gallery d’être unique, d’œuvrer avec les artistes et les étudiants d’une part tout en attirant par ailleurs les investisseurs industriels ?
Nous concevons la Science Gallery comme un lieu où les idées se rencontrent, un genre d’accélérateur de particules provoquant des collisions entre individus issus de différentes disciplines, un espace de sociabilité pour de conversations créatives et critiques au-delà des frontières. Nous trouvons que des thématiques vastes comme INFECTIOUS (contagieux) ou STRANGE WEATHER (étrange climat) rassemblent naturellement les artistes, les scientifiques, les ingénieurs, les médecins, les entrepreneurs et les étudiants à travers de nouvelles formes de conversations. Laissez-moi vous donner un exemple : pour notre projet INFECTIOUS, nous avons invité des immunologues et des épidémiologistes, mais aussi des économistes qui travaillent sur les paniques bancaires et des personnalités des médias viraux comme Jonah Peretti et Ze Frank de Buzzfeed.

Nous avons mené des expériences de recherche sur le public lui-même, dont une simulation numérique d’épidémie menée en collaboration avec la Fondazione ISI à Turin, qui a débouché sur la publication des conclusions de la recherche, mais a également permis à des artistes d’explorer le phénomène de la contagion. Lorsque nous développons un thème, il fonctionne comme un entonnoir à idées géant, attirant de nouveaux projets, des commandes, des projets d’étudiants, des expériences de recherche et des propositions pour des ateliers et des événements. Une thématique spécifique donnera l’idée de faire appel à de potentiels collaborateurs industriels. La souplesse de la Science Gallery signifie que tout s’y déroule en perpétuel mouvement et que nous sommes capables d’aller puiser dans les problématiques du moment et d’aborder en temps réel l’actualité de la science et de la technologie.

Counter par Anthony Murphy as part of ILLUSION, à la Science Gallery

Counter par Anthony Murphy as part of ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

La Science Gallery est l’un des premiers et des rares centres d’art soutenu par un réseau de partenaires qui ne soient ni des institutions, ni des organismes de financement, mais des entreprises et des industries privées. La Science Gallery organise des expositions et génère un large éventail d’initiatives tournées vers l’extérieur, faisant appel à d’autres lieux, centres, labos, universités, reposant sur des financements d’acteurs majeurs comme  Google, Deloitte, Icon, la NTR Foundation et Pfizer. Quel est leur modèle économique ? Pourquoi investissent-ils dans des territoires aussi liminaires que la culture et l’art ? Quel est le plus grand retour par rapport à leur contact avec le réseau artistico-culturel de la Science Gallery ?
Le lien entre l’industrie privée et le territoire à la croisée de l’art, de la science et de la technologie ne date pas d’aujourd’hui. Au sein des Bell Labs, dans les années 1960s, les artistes pouvaient soulever des questions relatives à la technologie émergente qui allait repousser les limites du techniquement possible, menant aux expériences de l’E.A.T. qu’Arthur Miller décrit dans son nouveau livre Colliding Worlds. En ce moment, des artistes du numérique comme Scott Draves et Aaron Koblin travaillent chez Google, lequel accueille également SciFOO et d’autres manifestations qui rassemblent des artistes, des scientifiques et des passionnés de technologie. La motivation qui pousse les entreprises à s’impliquer provient en partie de l’objectif égoïste de développer, à long terme, leurs propres « pompes à talents » recherchant des employés plus souples, plus créatifs et, d’autre part, de la responsabilité sociale des grandes entreprises, une forme de rétribution à la communauté.

Les entreprises retirent plusieurs bénéfices de leur proximité avec la communauté créative et la communauté de recherche qui circulent ensemble à la Science Gallery. Il faut souligner que la Science Gallery n’est pas une entité autonome, mais une « membrane poreuse » reliant un pôle de recherche à la ville, facilitant des types de connexion moins formels entre les entreprises et l’université dédiée à la recherche et ses étudiants. Ces aspects sont souvent bien plus important que les bénéfices de type plus « transactionnels » comme l’utilisation d’une image ou d’un espace. À long terme, le rôle de la Science Gallery en tant que plateforme publique dédiée à l’engagement et à l’innovation évolue. Je suis sûr que la valeur que les sociétés obtiennent grâce à l’accès anticipé aux nouvelles idées et aux participants de la galerie est en passe de devenir l’avantage majeur, sur la durée, pour les entreprises concernées.

The Invisible Eye d'Alistair Burleigh et Steph Tyszka, dans le cadre d'ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College

The Invisible Eye d’Alistair Burleigh et Steph Tyszka, dans le cadre d’ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

En 2011, vous avez reçu un cadeau de Google : le lancement du Global Science Gallery Network – un réseau de huit répliques de la Science Gallery,  développé en partenariat avec des universités de premier plan dans des centres urbains du monde entier à l’horizon de 2020. Après Dublin et Londres, d’autres lieux comme New York, Bangalore, Singapour et Melbourne s’ajoutent au réseau. Pourriez vous m’en dire davantage sur le Global Science Gallery Network ? Quels peuvent être les avantages communs, d’un point de vue culturel ou économique sur la chaîne étudiants/artistes/industries ? Pourriez-vous me donner un exemple ou un scénario susceptible de se réaliser… ?
La vision du Global Science Gallery Network est née de l’intérêt porté par les universités au  modèle de notre Science Gallery en tant que nouvelle approche de l’engagement et de l’innovation publics trans-disciplinaire. L’idée est que chaque galerie génère différents programmes, ateliers, événements et expositions puisant dans son contexte artistique et scientifique local et que quelques-uns puissent être partagés à travers notre réseau. Nous sommes très enthousiastes à l’idée d’une disparité d’emphase dans les différentes galeries, par exemple celle prévue pour le King’s College, à Londres portera davantage sur des questions de la santé et de systèmes de soins.

À plus d’un titre, sur le plan pratique, un réseau de galeries liées aux universités tombe sous le sens. Par exemple, au lieu que la galerie de Dublin ait à développer quatre expositions de A à Z chaque année, elle pourra se consacrer à deux thèmes majeurs par an, qui tourneront à travers le monde, tout en accueillant deux ou trois expositions d’autres membres du réseau. Par exemple, Londres et Bangalore pourraient s’intéresser en même temps à un thème tel que le SANG et décider de développer un projet commun, en mutualisant les chercheurs, les artistes et les designers dans les deux villes. 



À ce sujet, toutes vos présentations et expositions opèrent à la lisière subtile entre l’art, le design et la recherche scientifique. Quelle importance revêt l’idée de transdisciplinarité en termes de relation entre, d’un côté, le financement public et, de l’autre, les investisseurs privés ainsi que le public des expositions, les artistes et les scientifiques qui travaillent ensemble ? Là encore, comment les sujets/titres de ces expositions sont-ils choisis en fonction d’une nouvelle idée de la culture qui parait souvent éloignée des standards du marché de l’art contemporain ou de la  recherche scientifique ?
Pour les non-initiés et pour des raisons légèrement différentes, le marché de l’art contemporain et la recherche scientifique d’aujourd’hui paraissent très hermétiques. Lorsque nous recherchons un thème pour un projet à la Science Gallery, nous essayons d’identifier des sujets qui rassemblent différents types de praticiens — des scientifiques, des artistes, des designers, des architectes, des ingénieurs, etc. — pour explorer des zones d’intérêt commun, de sorte que le langage utilisé ne se cantonne pas à un seul champ. Des thématiques comme INFECTIOUS, STRANGE WEATHER or FAIL BETTER  (contagieux, étrange climat ou mieux échouer) sont puissantes — elles permettent les contributions de divers domaines et ouvrent la conversation à ceux qui se situent en dehors des mondes de la recherche ou de l’art contemporain. Tout en rassemblant des praticiens créatifs, les thèmes des expositions doivent aussi avoir du sens pour notre public cible, constitué en majorité de jeunes adultes.

Typographic Organism d'Adrien M et Claire B, dans le cadre d'ILLUSION, à la Science Gallery

Typographic Organism d’Adrien M et Claire B, dans le cadre d’ILLUSION, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

La Science Gallery s’inscrit dans plusieurs réseaux de la Communauté européenne, comme le StudioLab, Places City Partnerships (CPs) et KiiCS.  »Pépinière » semble être le maître-mot en ce qui vous concerne : un processus à travers lequel des investisseurs industriels et privés sont mis en réseau avec des artistes, des scientifiques, des chercheurs, des designers, des universitaires, des étudiants ou des amateurs pour travailler ensemble, accompagnés de formateurs, pour surmonter les obstacles conventionnels et institutionnels. Quels sont les avantages et les risques d’un tel modèle de production d’un objet d’art/de culture ? Pourriez-vous m’éclairer au sujet des processus créatifs et productifs à travers un exemple concret ?
D’ordinaire, la notion de pépinière implique l’apport de certains types de soutiens dans la phase de démarrage des projets. Dans le monde de la technologie, ces apports comprennent souvent une aide financière modeste, l’accès à des experts, la mise à disposition d’espaces partagés de travail et l’accès à de potentiels investisseurs. Dans le milieu des start-ups technologiques, il est bien connu que celles-ci doivent faire appel à des équipes interdisciplinaires (constituées d’ingénieurs et de designers). Ces dix dernières années, un certain nombre de « pépinières culturelles » ont vu le jour, réunissant des équipes interdisciplinaires à travers de nouvelles collaborations. Ce phénomène peut conduire à la création de nouveaux projets artistiques, mais aussi à de nouveaux projets sociaux ou produits commerciaux et de nouvelles recherches scientifiques.

Parmi elles on trouve des programmes de résidence comme SymbioticA, en Australie, Ars Electronica FutureLab à Linz, Le Laboratoire à Paris, MediaLab Prado à Madrid et, bien entendu, la Science Gallery. Tous abordent la notion de pépinière  de manière légèrement différente — des formats spécifiques d’ateliers, des structures de résidences, des processus de sélection, des opportunités d’investissement et ainsi de suite. À la Science Gallery nous nous sommes rendu compte que nous disposions d’une chose exceptionnelle pour une pépinière de technologie. Il s’agit des 350,000 visiteurs qui passent chaque année par le centre et se confrontent à de nouvelles idées, qu’il s’agisse d’oeuvres d’art, d’expérimentations de recherche, de prototypes ou de designs spéculatifs.

Ceci représente une incroyable opportunité d’exploiter les réactions du public à un stade précoce des projets. Il me semble que nous commençons tout juste à exploiter ce potentiel d’évaluation et à apprendre les uns des autres tandis que nous testons différents modèles. Le processus de pépinière est souvent moins formel et moins linéaire. Par exemple un prototype destiné à la désinfection solaire de l’eau, développé par des étudiants en ingénierie du Trinity College, a été montré dans le cadre de notre exposition SURFACE TENSION : The Future of Water. Un code QR au dos du projet permettait aux spectateurs de le financer de manière participative. Ils ont recueilli plus de 25.000 euros grâce à leur campagne de financement participatif et ont ainsi pu mettre le dispositif en œuvre dans trois villages du Kenya. Le type de soutien qui convient à des projets artistiques n’est pas forcément adapté à de nouveaux produits ou expériences de recherche. Parfois, l’accès aux laboratoires et aux chercheurs, le financement et l’exposition jouent un rôle tout aussi important.

Helen Pynor réanime un cœur pour The Body is a Big Place au vernissage d'OSCILLATOR, à la Science Gallery

Helen Pynor réanime un cœur pour The Body is a Big Place au vernissage d’OSCILLATOR, à la Science Gallery, Trinity College, Dublin. Photo: © sciencegallery.com

Prenons enfin l’exemple des Cool Jobs. Il s’agit d’un événement de réseautage qui met en relation des étudiants, des artistes, des investisseurs et des entreprises, la création de liens entre l’éducation et l’industrie en insistant sur les approches créatives dans les deux domaines. Quelle est l’importance de ces moments où différents acteurs peuvent se rencontrer, partager des idées et des projets et comprendre comment travailler ensemble ? Comment les plateformes Internet peuvent-elles contribuer à ce processus et comment les jeunes étudiants, artistes et designers seront-ils capables de gérer d’éventuels risques de copyright concernant leurs œuvres, leurs idées et leurs créations ?
Les sessions et ateliers au cours desquels les idées peuvent être développées et prototypées dans un milieu propice sont extrêmement importants. La Science Gallery ne prétend à aucun droit sur la propriété intellectuelle des idées développées par des artistes ou des scientifiques en son sein – les auteurs conservent l’entière propriété intellectuelle de leurs projets, nous avons juste le droit de montrer les œuvres. Nous trouvons important de sensibiliser les élèves qui travaillent sur des projets de collaboration à la propriété intellectuelle. Il est intéressant de voir les différentes « pépinières culturelles » adopter des philosophies différentes autour de cette question. Certains de nos collaborateurs sont d’ardents défenseurs d’une approche en  »open source », alors que d’autres sont très axés sur des créations garantissant la propriété intellectuelle  par le biais de brevets.

Je pense que pour tout atelier ou session où les nouveaux projets et idées font l’objet de discussions, la chose la plus importante est de déterminer très clairement à l’avance les règles de participation. J’aime le concept de « FrienNDA » [NDA : Non Disclosure Agreement, accord de non-divulgation en français, NdT] de Tim O’Reilly  qui consiste à traiter l’autre en tant qu’ami et de ne pas divulguer des idées qui pourraient être confidentielles sans demander sa permission. Je pense aussi que la formation des étudiants dans le domaine de la propriété intellectuelle est une part importante de notre mission. En termes de collaboration en ligne, pour être honnête, la plus grande force de la Science Gallery réside dans l’interaction en face à face. Jusqu’ici nous avons eu un succès limité avec des projets de collaboration purement en ligne, même si la possibilité de combiner les informations en ligne et hors ligne sur les projets en phase de démarrage est un sujet sur lequel nous réfléchissons en ce moment.

La Science Gallery n’est pas une pépinière spécialisée dans le capital-risque ou les technologies… Mais nous faisons partie d’un écosystème qui comprend, en plus de l’université et de la communauté artistique, la communauté des start-ups de technologie de Dublin, des multinationales, des pépinières et des investisseurs. Pour nous, il est important de participer en tant que plateforme et de connecter des projets qui présentent des potentiels de développement, de mettre en relation les participants avec des mentors et des investisseurs potentiels. Nous aimons évoluer dans cet espace d’émergence.

interview par Marco Mancuso
publié dans MCD #74, « Art / Industrie », juin / août 2014

> https://dublin.sciencegallery.com/

 

 

interview de Mike Stubbs

Mike Stubbs a été responsable des expositions de l’Australian Centre for Moving Image (ACMI) entre 2002 et 2007, période pendant laquelle il a aussi participé à de nombreux événements à l’international. Depuis 2007, il dirige la Foundation for Art and Creative Technology (FACT) de Liverpool.

Mike Stubbs. Photo: © Rodger Cummins.

Les activités de FACT s’inscrivent-elles dans la continuité de la section Live & Media Arts de l’ICA de Londres qui a fermé il y a quelques années ?
Je connais bien cette initiative de l’ICA pour y avoir participé en tant qu’artiste et curateur. Le projet était lié à un partenariat commercial avec Sun Microsystems, ce qui signifiait que l’on devait s’efforcer d’utiliser les machines de la marque. L’ICA, en termes d’espace accessible au public n’était pas très grand, et ce que l’on appelait le Centre des Nouveaux Médias n’était en réalité qu’un placard sous un escalier. En le voyant, on comprenait alors que ce n’était rien d’autre qu’une pièce d’où l’on pouvait accéder à des archives numériques pour présenter des travaux sur écran. L’histoire de FACT, succédant au festival Video Positive initié 1988, se déploie sur près d’une trentaine d’années. Des organisations comme le FACT, le ZKM, l’Ars Electronica Center ou l’ICC se sont institutionnalisées à un moment où il y avait un réel engouement pour les nouveaux médias alors que le projet de l’ICA est arrivé un plus tard. Notre fondation, spécialisée dans la présentation d’images en mouvement et d’œuvres interactives, a dû évoluer en observant le monde de l’art contemporain pour en adopter bon nombre des pratiques. Dans le même temps, l’industrie créative s’est réappropriée l’essentiel des médias numériques comme une sorte de régénérateur économique symbolisant les entreprises émergentes.

La consécration par les villes d’un art numérique récréatif n’est-elle pas de nature à desservir la reconnaissance du numérique dans l’art contemporain ?
FACT a évidemment été partenaire de Connecting Cities, le réseau d’art contemporain financé par l’Europe et visant à encourager les expériences performatives dans l’espace public. Lorsque nous avons commencé à aborder le programme de la soi-disant « ville intelligente », c’est devenu très ennuyeux pour moi, car cet aspect des choses ne m’intéresse pas véritablement. Bien que ces choses se produiront quoi qu’on fasse; considérant la connexion des architectures aux Metadata, sans omettre l’Internet des Objets ou, plus largement, la manière dont on peut organiser une société plus efficacement. Tout cela est en train d’arriver et en grande partie pour de bonnes raisons, car je n’adhère pas du tout à la théorie du complot selon laquelle nous pourrions tous être contrôlés, même si nous devons rester vigilants étant donné que nous partageons un ensemble de technologies.

Que pensez-vous des événements qui, se focalisant sur le social ou le politique, tendent à s’éloigner quelque peu de la sphère de l’art ?
Je travaille actuellement avec David Garcia et Annette Dekker sur un projet d’archive relatif à l’usage, dans les années 1990, des médias tactiques en vue d’une publication du MIT. Sans omettre que FACT est très impliqué dans la collaboration avec de larges communautés. Nous collaborons, par exemple, avec Krzysztof Wodiczko qui a travaillé pendant trois mois avec un groupe de soldats de retour d’Irak, d’Afghanistan ou de Bosnie. Ces soldats ont souhaité continuer le projet. Nous avons donc fait une recherche de financement et, depuis maintenant six ans, nous travaillons avec eux pour les aider à créer en se reconnectant à la société. Pour moi, ce facteur d’implication dans une communauté est un produit dérivé du travail d’artiste. Récemment, nous avons aussi passé une commande à un collectif d’architectes qui s’appelle Assemble et vient de remporter le prestigieux Turner Prize. Ce qui a eu pour effet d’initier un débat sur les pratiques engagées socialement : pourquoi un prix d’art contemporain est-il décerné à un collectif d’architectes ? De notre côté, nous les avons invités dans le cadre d’un projet intitulé Build Your Own. L’hypothèse étant de considérer que les gens contrôlent leur propre destinée. C’est au cœur d’un ensemble de questions que doivent se poser les artistes, les designers et les architectes. Ce que je retiens de tout cela, c’est que pour obtenir le meilleur en collaborant avec des artistes, il faut les laisser agir librement tout en créant des situations ou circonstances sociales dans lesquelles ils puissent opérer avec des gens avec qui ils puissent évoluer.

Nam June Paik & Norman Ballard, Laser Cone, 2001-2010. Photo: © Stephen King.

Comment considérez-vous cette tendance post-Internet de l’art contemporain qui consiste à contextualiser les pratiques numériques dans un white cube ?
Notre exposition en cours s’appelle Follow et joue beaucoup sur la relation entre l’identité culturelle et l’identité en ligne, avec l’idée que nous sommes tous devenus nos propres marchandises. Cependant, je n’adhère pas vraiment à cette étiquette du post-Internet. Elle est pratique, comme les autres, mais je pense que nous avons déjà dépassé ce moment. Nam June Paik a été l’inventeur du terme « autoroute de l’information » en étant le premier à utiliser cette expression qui s’est ensuite étendue à la technologie et à l’industrie globalisées, mais, il s’agissait bien au départ d’une terminologie d’artiste. Il a d’une certaine manière pu entrevoir, à partir d’une posture utopique, le potentiel de l’internationalisme à travers l’usage des réseaux électroniques. Or l’art post-Internet n’est qu’une adaptation socioculturelle permettant de composer avec un ensemble de technologies. En ce moment, nous travaillons avec les artistes Cécile B. Evans, Constant Dullaart et l’acteur Shia Labeouf. Quand ce dernier a fait sa performance, nous avions 2000 visiteurs par jour pour 370 000 vues en ligne. Or ce public est presque plus intéressant, car la plupart de ces personnes ne s’intéressaient pas à l’art.

Quels conseils donneriez-vous à un curateur émergent se situant à la croisée des arts et médias ?
J’aurais naturellement tendance à lui conseiller de déconstruire ce que nous entendons par curateur. […] Mais je pense que si l’on échange avec la jeune génération d’aspirants curateurs, on se rend compte qu’ils ont une approche différente des cultures numériques. Chez eux, elle s’inscrit dans les médias sociaux, lesquels, en fait, deviennent une plateforme plus puissante que les galeries. Il se peut que le système des galeries appartienne au passé. Il est de notre devoir de protéger ce modèle en s’impliquant pour permettre à de nouvelles générations de curateurs d’expérimenter, d’innover. Je pense qu’un jeune curateur doit passer autant de temps que possible avec les artistes afin de comprendre la nature de l’art. Je ne pense pas que le rôle des curateurs est de faire partie d’une classe privilégiée de gens voyageant en avion à travers le monde pour découvrir des pièces clinquantes et les présenter. Un curateur digne de ce nom doit s’impliquer dans les mêmes questionnements et domaines de recherche que les artistes qu’il présente. Mais il doit aussi chercher à initier des expériences qui créent du lien, pour des publics larges, et pas seulement pour le monde de l’art.

Dominique Moulon
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> www.fact.co.uk

tapis rouge pour le cinéma immersif

Après ce que l’on a appelé les « nouvelles images », après la période vidéo puis les captations via les portables, après la 3D qui ressuscite tous les 10 ans sous l’impulsion de progrès techniques, c’est donc au tour de la réalité virtuelle de redéfinir notre champ de vision et au-delà l’exercice de notre expérience… Si des manifestations sont consacrées à la VR, ou viennent se greffées sur des événements existants, il n’y a avait pas à ce jour de festival de cinéma entièrement dédié à la réalité virtuelle. C’est désormais le cas, à l’initiative du Forum des Images à Paris, avec le Paris Virtual Film Festival dont la première édition s’est tenue en juin dernier.

I, Philip de Pierre Zandrowicz. Capture d’écran. Photo: D.R.

Sur la quinzaine de films en VR qui sont présentés dans le cadre du Paris Virtual Film Festival, nous en avons « testés » deux. D’une part Notes On Blindness: Into Darkness, d’Arnaud Colinart, Amaury La Burthe, Peter Middleton et James Spinney, qui nous plonge dans l’univers d’une personne au champ de vision restreint. Étrange sensation de spatialisation quasi à l’infinie renforcée par une sonorisation binaurale… Plongée et déambulation dans un parc que l’on devine sous des contours noirs et bleutés, et dans laquelle évoluent les silhouettes furtives de passants et d’animaux. En fait, cette « demi-teinte » s’explique par le fait que ce film nous fait ressentir ce qu’a éprouvé John Hull, un professeur de théologie australien de l’université de Birmingham, lorsqu’il fut victime d’une cécité progressive. En universitaire accompli, un peu à la manière du regretté Oliver Sacks pour son cancer oculaire (cf. L’Œil de l’esprit), il a consigné méthodiquement son ressenti et les effets de cet irréversible fondu au noir… C’est cette « documentation » qui sert de base à la construction de cette singulière immersion.

Autre expérience avec I, Philip de Pierre Zandrowicz (co-produit par Okio-Studio, Saint George et Arte). Au début, il y a des matières, des volumes, des formes géométriques qui succèdent à des motifs spiralés intersidéraux… En soit, tout cela nous une procure sensation assez intense de vertige. Puis l’image se stabilise sur des machines, genre salle de serveurs, et un laboratoire… On tourne la tête pour explorer l’endroit et on sursaute littéralement : sur notre droite, deux personnes nous interpellent… Peu à peu, nous prenons conscience que nous incarnons un robot humanoïde dont la mémoire contient les souvenirs implantés de Philip K. Dick… Quelques instants plus tard, après une autre translation limite psychédélique, on se retrouve dans un amphi, au centre de tous les regards et interrogations… Plus que « l’effet de profondeur », c’est bien cette présence, cette sensation d’être « réellement » immergé dans — et d’être acteur de — la scène, qui nous a le plus impressionné. Comme nous le faisait remarquer Michael Swierczynski, directeur du développement numérique du Forum des images et du Paris Virtual Film Festival, I, Philip est ce qui se rapproche le plus d’un film de fiction dans cette sélection.

La Péri, de Balthazar Auxietre. Capture d’écran. Photo: D.R.

Dans La Péri, une fiction de Balthazar Auxietre, on va encore un peu plus loin dans l’immersion puisque l’on interagit et entame un ballet avec une danseuse ! À l’affiche, il y avait aussi quelques expériences documentaires, comme Across The Line de Nonny de la Peña, Brad Lichtenstein et Jeff Fitzsimmons sur la question de l’avortement aux États-Unis en nous plongeant au cœur des actions, détestables, des activistes qui menacent les centres médicaux. The Enemy réalisé par Camera Lucida et présenté en séance spéciale, qui nous fait « rencontrer », en face à face, deux soldats ennemis — en l’occurrence de Tsahal et du Hamas — et nous permet d’écouter leurs motivations, leurs doutes, etc. Autre schéma de confrontation extrême avec DMZ, de Hayoun Kwon sur la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées. Avec The Ark de Kel O’Neill et Eline Jongsma, nous quittons les frasques humaines, mais pas leurs conséquences, pour être amenés au plus près d’un rhinocéros blanc. Une espèce en voie d’extinction, il n’y aurait plus que 3 survivants de cette espèce… La sélection comptait aussi des films d’animation : Invasion! de Eric Darnell, une histoire de gentils aliens et de petits lapins qui leurs résistent, et The Rose And I de Eugene Chung, Jimmy Maidens et Alex Woo; une libre interprétation du Petit Prince. Les plus de 16 ans pourront « fusionner » avec les personnages dont les corps nus s’entrelacent formant presque un kaléidoscope sous la caméra de Michel Reilhac, Viens !

Ces exemples, pris sur la quinzaine de films sélectionnés pour cette première édition du festival, témoignent de la diversité des réalisations en VR. Et surtout, selon les mots de Michael Swierczynski, du champ du possible qui s’ouvre. Alors que la 3D ajoutait une couche supplémentaire à un film existant, mais dans lequel on restait toujours spectateur et éloigné, poursuit-il lors de notre entretien, là, avec la réalité virtuelle, nous avons franchi le cap. Nous sommes immergés dans une expérience. Nous sommes dans le film. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons repensé notre scénographie (de fait, il ne peut s’agir d’une salle de cinéma) et que nous avons organisé aussi des rencontres, des débats — notamment sur la question de la narration et de l’écriture propre à la réalité virtuelle, ainsi que sur la production et la diffusion — des ateliers et un workshop avec une quinzaine d’apprentis réalisateurs encadrés par des professionnels. Ils ont été invités à créer une mini-histoire en VR à partir d’archives mises à disposition. Le VR Lab, animé par Michel Reilhac, étant un lieu d’échange et de confrontation aux techniques de la réalité virtuelle entre réalisateurs, auteurs, producteurs…

DMZ, de Hayoun Kwon. Capture d’écran. Photo: D.R.

Mais comme le souligne également Michael Swierczynski, il était essentiel pour le Forum des Images de se positionner sur la VR en restant ouvert au grand public : nous ne souhaitions pas faire un salon ou un marché réservé aux professionnels. (…) Mais il fallait que ce festival soit 100% dédié à la réalité virtuelle et que ce soit sous l’angle cinéphile. C’est donc vraiment un festival de films, avec une vraie sélection. Nous sommes bien dans l’artistique et non pas dans le technologique. Et si les films proposés sont, d’une manière générale, d’un format court — en moyenne 10/15 minutes, 20 pour les plus longs, 30 pour un documentaire si on ouvre toutes les portes, comme le précise Michael Swierczynski — nul doute que dans un proche avenir, évolution technologique aidant (poids du casque, vitesse d’affichage, effet de nausée, etc.), la durée des films devrait également évoluer. En attendant, la VR permet aussi de re-questionner la mission du Forum des Images (la notion de lieu, d’espace et de temps pour le public, de production, etc.), comme nous le confie Michael Swierczynski. En tout état de cause, le Paris Virtual Film Festival n’est pas un coup d’essai, ni un effet de mode, mais bien une manifestation pérenne. Et la deuxième édition, dont la date n’est pas encore fixée, sera sans aucun doute plus étoffée et plus internationale. Enfin, pour Michael Swierczynski, dans le prolongement des workshops, l’idée serait d’installer des rendez-vous récurrents pour garder ce lien, hors festival, avec cette nouvelle forme de création cinématographique. Rendez-vous est pris.

 

Laurent Diouf
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

David Guez, un autre point de vue sur le réel

Fondateur du réseau VRLAB qui réuni artistes, chercheurs, penseurs, producteurs et diffuseurs orbitant autour de la réalité virtuelle et sur la réalité augmentée, David Guez est à l’origine d’un travail de réflexion passionnant sur ces technologies qui posent de nombreuses questions sur notre appréhension de la réalité, mais également de façon plus prospective, sur ce que nous ferons de ces espaces virtuelles où tout est encore à créer. Rencontre.

Casques VRlab. Photo: D.R.

On a le sentiment que la Réalité Virtuelle (RV) est enfin porteuse de projets et de potentialités intéressantes. On a surtout l’impression que le public, comme les artistes, commence à comprendre son importance. Qu’en penses-tu ?
La réalité virtuelle va révolutionner notre rapport à la vision, et donc à la réalité. Nous entrons dans une phase historique où la technologie est prête à proposer des interfaces d’une qualité suffisante pour y accéder. Même si le principe est connu depuis des décennies, tout nous montre que nous avons atteint le seuil minimal pour entamer des cycles d’évolution rapide et proposer un objet quasi parfait d’ici cinq ans. Par ailleurs, on constate une convergence d’intérêts de tous les secteurs industriels (Internet, informatique, jeux, téléphonie, vidéo…) pour accélérer et imposer cette tendance, de façon massive et globale.

Le clavier et la souris étant quand même des interfaces très préhistoriques, il y a aussi une attente réelle des utilisateurs en quête d’un mode de navigation qui change notre rapport physique et sensitif au numérique. Notre culture déjà massivement numérique est totalement prête pour la RV. Il ne s’agit pas simplement d’un nouveau langage, ou d’une nouvelle interface, c’est « autre chose » qui se définit et s’invente selon l’angle d’approche de chacun. C’est un rapport au monde et à nos systèmes de représentation. En ce sens, c’est très proche des préoccupations des artistes. Je ne sais pas s’ils comprennent tous l’importance de ce phénomène, mais ils l’appréhenderont différemment selon leur médium d’origine. Actuellement, je vois surtout de la curiosité et de l’envie du côté du cinéma et du jeu vidéo, ainsi que quelques expériences du côté des artistes numériques, du spectacle vivant et de la performance.

En tant qu’artiste, qu’est-ce qui t’a poussé à inclure la RV dans ton travail ?
La première fois que j’ai utilisé un casque Oculus, j’ai été saisi et fasciné par le côté complètement immersif de « l’expérience ». Il me semblait évident que le fait de passer en quelques secondes d’un monde sensoriel à un autre puisse pousser l’imagination vers des limites jamais atteintes, et qu’il fallait donc que la mienne s’inscrive dans cette action. J’ai complètement revisité les thèmes de mes travaux précédents (le temps, la mémoire, l’altérité, le réseau, l’invisible) en y ajoutant cette question de la vision. Je compare la RV à un nouvel univers sur lequel nous arrivons en naïfs, avec nos propres codes, nos certitudes et nos angoisses. La question est vraiment celle-ci : que puis-je concevoir avec la RV que je ne puisse concevoir autrement ? Les lois changent : celles de la physique, de la gravité, mais aussi celles de la mécanique et celles plus profondes de nos propres fonctionnements, physiologiques, psychologiques… En revanche, les réponses sont moins simples, et devant l’inertie de l’environnement culturel français, j’ai préféré mettre en place une sorte de Lab, le VRLAB.

Quels sont les buts et les missions que s’est fixé ce Lab ?
VRLAB est né avec l’ambition de s’imposer dans le paysage actuel « techno-startupisé », comme une alternative où l’art est invité à s’exprimer sur ces sujets. Je voulais créer un espace qui puisse réunir différents acteurs du domaine — journalistes, historiens, codeurs, designers, artistes et structures intéressées — en initiant des projets, en proposant des thématiques de discussion autour de sujets connexes, faire une veille active, au cours de soirées explorant ces questions.

David Guez & Bastien Didier, Lévitation. Dispositif artistique expérimental.

David Guez & Bastien Didier, Lévitation. Dispositif artistique expérimental. Photo: D.R.

L’aventure VRLAB dure depuis un an et demi maintenant, qu’en retires-tu ?
Il est passionnant et important que les artistes se mettent aux commandes de leurs propres outils de médiation, de production et de diffusion. Nous avons ce devoir et cette nécessité. Je parle ici d’un point de vue sociologique, politique et économique. J’ai créé VRLAB parce que j’en avais assez d’être soumis à la loi des circuits classiques. J’hérite de la culture du web, celle alternative, qui veut changer les choses et ne pas les utiliser pour s’enrichir, ou prendre des parts de marchés et de niches. Depuis mon arrivée sur Internet en 1995, je développe des plateformes associatives alternatives qui changent les règles et bousculent les modèles existants. En 2000, j’ai créé le premier portail de webtvs des médias libres, puis inventé un jeu réseau humanitaire (DOTRED), qui change le réel.
Récemment, lancé une monnaie temporelle associée à la blockchain, le KRONOS (www.kronos.money) et proposé une nouvelle façon d’échanger entre les artistes et leur public sur la question de la résidence d’artistes (hostanartist.org). Je pousse aussi au partage des droits d’auteurs entre les artistes et les codeurs (ceux-ci étant souvent la cheville ouvrière des projets en art numérique), artistes/codeurs et autres, pour développer des projets. C’est très important pour comprendre la façon dont le modèle décentralisé initié avec le web peut influencer le monde réel. VRLAB développe plusieurs partenariats avec des acteurs européens du domaine, et a plusieurs projets en cours de développement (notamment avec l’agence DECALAB de Natacha Seignolles et CrossedLab de Merryl Messaoui).

Peux-tu développer sur ton projet Lévitation ?
Lévitation est développé avec Bastien Didier, qui est acteur (non pas acteur, mais plutôt artiste et codeur) de la réalité virtuelle et augmentée (http://vrlab.fr/levitation/). C’est une installation élaborée à partir d’un casque RV, d’un casque neuronal et de divers capteurs qui vont permettre aux spectateurs de s’immerger de façon physique et mentale dans des mondes virtuels/augmentés construits pour répondre à la question suivante : que se passe-t-il au niveau de notre cerveau lorsque nous sommes plongés dans des univers virtuels ultra réalistes dont l’objectif est de dérégler certains de nos sens ? La notion de perception visuelle et sensorielle est au cœur de ce projet, avec l’idée de pouvoir in fine, modifier certaines de nos fonctions cognitives, ou d’en créer de nouvelles, par rétroaction et apprentissage. Associé à cette installation qui s’inscrit dans un espace réel, il s’agit de développer une application RV qui va permettre aux spectateurs d’évaluer leurs capacités sensorielles, de s’entrainer à les modifier, voire de les amplifier. Le titre correspond à la première de ces capacités, celle qui défie les lois de la pesanteur.

Tu travailles également sur le projet Audela. Peux-tu nous en parler ?
Audela est le projet lié à l’astrophysique. Il s’agit de créer un objet réel unique, que chacun porterait comme un bijou, et qui aurait la capacité de nous relier à un monde invisible et intime, une sphère virtuelle qui flotterait au-dessus de nous, à la manière d’une étoile. Cette sphère serait notre univers en expansion, dans lequel nous pourrions envoyer des souvenirs (photos, textes, vidéos) via ce bijou. Un mode public permettra de naviguer dans ces sphères-étoiles à l’aide de casques VR et d’assister à l’évolution de mondes parallèles basés sur notre propre construction. L’idée, c’est que ces sphères nous survivent une fois mort et qu’elles se détachent de nous pour s’associer à une étoile réelle existante.

 

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

> http://vrlab.fr

 

une saga française

Crée fin 2013, Okio-Studio s’impose comme une société pionnière en matière de création de contenus en réalité virtuelle. Producteur de I, Philip, un film qui a fait le tour du monde, l’agence est aussi engagée dans une dynamique internationale destinée à promouvoir la production française dans le domaine. Entretien avec son co-fondateur, Antoine Cayrol.

Okio est né il y a environ trois ans et demi, quelles sont les origines de la création de ce studio spécialisé dans la production de contenu en réalité virtuelle ?
Comme souvent dans la vie, c’est une question de timing et aussi une question de chance. Je suis producteur dans le digital depuis dix ans. Je gère la société de production FatCat Films, qui produit beaucoup de webdocs, de web séries, de documentaires, de publicités, etc. Il y a deux ans et demi, j’ai revendu cette société tout en restant actionnaire. J’étais avide de nouveaux projets. C’était le moment de réaliser quelque chose avec mon ami, le producteur Lorenzo Benedetti, l’homme derrière le Studio Bagel, qui venait de revendre sa société à Canal +. Au même moment, nous découvrons la réalité virtuelle avec masque chez un ami développeur, et de cette découverte est tout de suite née l’envie de faire un film en Réalité Virtuelle (RV).
Pour nous, il s’agissait de tester ce nouvel outil digital qui permettait d’inventer une nouvelle manière de raconter des histoires. C’est ainsi qu’est né I, Philip, un court métrage basé sur la fameuse histoire de la tête disparue de Philip K. Dick. Comme nous faisions de la R&D technique et narrative, en même temps que nous lancions le développement du film à un moment où rien n’existait sur ce marché, nous sommes vite devenus « les spécialistes » par défaut, dans ce domaine. Rapidement nous avons compris que nous avions intérêt à fonder une société qui soit réellement spécialisée dans la production de contenu audiovisuel en réalité virtuelle. C’est ainsi qu’est né Okio-Studio. Depuis, nous avons réalisé cinq films : un de fiction et quatre moitié publicité, moitié reportage.

Vous étiez au Festival de Cannes récemment. Cette édition était clairement tournée vers la VR, quelles sont vos impressions à ce sujet ?
Studio Canal n’étant plus là cette année, les entrepreneurs et exposants de la RV avaient à leur disposition tout le Pavillon NEXT, qui est géré par le Marché du Film (www.marchedufilm.com/fr/next). Il s’agissait d’un pavillon dédié aux innovations et aux nouvelles technologies dans le domaine du cinéma et dans l’audiovisuel. Ils avaient réservé quatre jours pour la réalité virtuelle. Ils y proposaient une série de conférences avec des intervenants internationaux, une salle de cinéma équipée par PickupVR (pickupvrcinema.com) avec quarante masques qui diffusaient toute la journée des films en réalité virtuelle, accompagné d’un espace démos et meeting où l’on pouvait se rencontrer. C’était très important et c’était un signe fort de l’importance de la RV aujourd’hui. Un autre signe fort, la récompense de Okio à l’Audi Talent Arward dirigé par la firme automobile bien connue. Nous concourions face à des courts métrages classiques, et c’est un film en RV qui a été récompensé !

Selon vous quel avenir et surtout quel intérêt de développer des projets en VR au cinéma ?
On ne pourra pas faire du cinéma classique en réalité virtuelle. Il faut inventer de nouveaux modes de narration. Pour l’instant, les films que j’ai faits, et que beaucoup de gens ont faits, c’est ce que l’on appelle de la cinématique RV. C’est-à-dire des films totalement pré-calculés, avec un pré-rendu, dans lesquels la seule interaction pour l’instant est de tourner la tête dans un univers d’images filmées. C’est très bien, c’est une grande étape, on la fait et on continuera à la faire pendant encore un moment. Cependant, il va falloir aller plus loin, et pour favoriser l’immersion, faire interagir le spectateur. Pas sous la forme de films dont je suis le héros, avec le format « porte A », « porte B » et la narration qui change selon ces choix, non. Ce serait un peu ennuyeux. Ce serait plutôt des interactions avec le monde qui entoure le spectateur, l’ombre qui évolue en même temps que je marche, le reflet dans un miroir si je me retourne, ce genre de choses. Il va donc falloir mélanger les techniques du jeu vidéo et les techniques du cinéma.

I, Philip de Pierre Zandrowicz. Production: Arte France, Fatcat, Okio-Studio. Photo: D.R.

Avez-vous également l’impression que l’intérêt pour la RV est réellement émergent cette année ? Qu’elle semble enfin porteuse de projets et de potentialités, pour le grand public comme pour les artistes, qui commencent vraiment à comprendre l’importance de ce phénomène. Qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à fait d’accord. Chaque chose vient en son temps. L’année dernière c’était encore un peu tôt, même s’il existe des gens qui travaillent sur ces technologies depuis près de trente ans. Je pense également que le fait que YouTube et Facebook aient sortis leur player en 360° a permis une démocratisation, impensable il y a encore un an, des technologies RV dans le domaine public. Juste avec le fait de faire découvrir aux gens, l’effet que cela fait de pouvoir réaliser une vidéo à 360°, et de l’animer en faisant seulement bouger son téléphone, ces deux sociétés ont lancé l’idée de la démocratisation de ces technologies qui sont un pas de plus vers la réalité virtuelle, et le public en effet, prend très vite ce virage technologique.

Que pensez-vous des questions de société que posent ces technologies ?
Je pense qu’il faudra se pencher, à plus ou moins court terme, sur ces questions. Cela rejoint tous les problèmes de l’évolution technologique liés aux nouveaux médias : comment protège-t-on nos données ? Où sommes-nous prêts à aller dans l’autopromotion de notre personne ? Jusqu’où allons-nous laisser les marques s’introduire dans nos vies ? Etc. Ce sont des questions sociétales.

Dans le futur d’Okio, quels sont pour vous les applications artistiques, ou plus généralement les projets, que vous souhaitez développer ?
Nous nous développons autour de trois branches. Une branche reportage, une branche publicité et une branche fiction. L’idée étant de continuer à faire grandir ces trois domaines d’activité. La publicité par exemple, est intéressante, cela rapporte de l’argent pour développer d’autres projets, et c’est également un excellent laboratoire. Nous souhaitons aussi continuer à produire du reportage, cela se fabrique vite et c’est également intéressant. Nous en avons déjà beaucoup en boite, dont un sur le bateau Aquarius de SOS Méditerranée autour de l’aide aux migrants, dont nous sommes très contents. Nous souhaitons également poursuivre la production de fiction. C’est la branche la plus chère et la plus compliquée à mettre en place. Cela nécessite beaucoup d’aides, des fonds européens, des diffuseurs, etc., mais nous avons bien l’intention de produire plus de fictions bientôt. Nous aimerions aussi développer les relations avec les États-Unis.

Justement, dans le domaine de la RV, la France semble encore un peu en retard, qu’en pensez-vous ?
En France nous avons énormément de talents, nous avons une belle façon de produire, mais cela reste encore modeste à cause des moyens financiers qui ne suivent pas. Ceci dit, la France bénéficie depuis le 27 avril d’un crédit d’impôt d’aide international en matière audiovisuelle qui soutient les projets en RV. Aux USA, ils ont un marché pour ça. Ce rapprochement est en cours. Avec des amis nous avons également fondé un think tank nommé Uni-vers, qui souhaite rassembler tous les acteurs français de la RV, et pas uniquement les producteurs de contenu (les gens des jeux vidéo, du hardware, les chercheurs, mais aussi des médecins, etc.) pour s’informer les uns les autres, et informer l’extérieur, sur la production française en matière de réalité virtuelle.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

 

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les prototypes de science ouverte

Comme réponse à l’Anthropocène, le réseau Hackteria encourage l’intégration et la démocratisation de la connaissance. Leurs prototypes ludiques permettent d’explorer des cosmologies alternatives, d’autonomiser des communautés en marge et de résister aux détournements militaires des technologies.

Open Science Hardware.Toutes les infrastructures de laboratoire génériques développées par GaudiLabs sont DIY (do-it-yourself) et open source et peuvent être construites avec des éléments recyclés et largement disponibles dans les produits de consommation courante (moteur de DVD, disques durs, ventilateurs d'ordinateurs) ou de designs ouverts pour la fabrication numérique.

Open Science Hardware.Toutes les infrastructures de laboratoire génériques développées par GaudiLabs sont DIY (do-it-yourself) et open source et peuvent être construites avec des éléments recyclés et largement disponibles dans les produits de consommation courante (moteur de DVD, disques durs, ventilateurs d’ordinateurs) ou de designs ouverts pour la fabrication numérique. Photo: © Urs Gaudenz.

L’Anthropocène est un âge où les humains sont devenus une force géologique majeure ayant transformé le paysage par l’agriculture, les sédiments de la terre par l’exploitation minière et jusqu’à l’atmosphère par des activités industrielles. Du monde microscopique des atomes et des molécules au macrocosme où nous prévoyons de terraformer des planètes entières, d’explorer et d’exploiter l’univers, la main et l’esprit humain ne laisseront rien intact. L’Homo Faber a pour règle une foi aveugle dans le progrès, censé améliorer notre destin en le modifiant, sans aucune intervention morale ni politique, par la pure et simple transformation des conditions matérielles. Les premières instances de l’image du faiseur et ingénieur, décrit comme Homo Faber, qui contrôle sa chance et son destin et peut même utiliser (voire détourner) la politique pour apporter le progrès technologique, remontent au IVe siècle avant J.-C.. Pour des raisons qui restent vagues et mystérieuses, cette expression est attribuée au grand bâtisseur romain de ponts et chaussées, Appius Claudius Caecus (dont le nom, Caecus, signifie « aveugle »). Appius incarne l’image de l’homme qui se bat contre la nature capricieuse et anarchique de l’univers.

Cette image d’Homo Faber s’est affinée au Moyen Âge, au cours des premiers débats scolastiques sur la raison et la volonté de Dieu comme autant de pouvoirs que les humains étaient censés imiter et maîtriser pour devenir les Imago Dei privilégiés. Paradoxalement, cette obsession théologique portant sur la volonté de Dieu comme pouvoir de création a inspiré les révolutions scientifiques et industrielles et l’ensemble du projet des Lumières, aboutissant directement aux excès des technocrates communistes et capitalistes du XXe siècle. Nous pouvons encore sentir ses effets dans le zèle millénariste et apocalyptique des mouvements Singulariste et Transhumaniste et leur image d’un démiurge (post)humain. Si la Silicon Valley n’apporte toujours pas sa fameuse « singularité » métaphysique, elle peut au moins révolutionner ceci ou cela, ou sauver les pauvres, ou les illettrés et le reste de l’humanité, grâce aux promesses d’une prochaine conférence TED.

Ludens Hackteria
Il est difficile de repenser les deux derniers millénaires de l’Anthropocène comme des tentatives variées de compréhension de nos rôles de faiseurs et de bricoleurs impliqués dans divers projets et cosmologies métaphysiques, qui souvent restent imprécis ou supposément intuitifs. Les projets d’Hackteria.org refusent cette cosmologie et ce solutionnisme irréfléchis de la Silicon Valley qui ambitionne de provoquer l’apocalypse pour sauver une version simplifiée d’un monde commun grâce à une prochaine technologie supposément adéquate. À l’attitude de l’Homo Faber, les membres d’Hackteria préfèrent celle de l’Homo Ludens à l’image des mouvements de la science ouverte et de la biologie ouverte, des makers et des hackers qui font renaître cette histoire oubliée du caractère ludique du bricolage. Ils remettent en question un « créateur de l’univers » solipsiste (l’artifex, le démiurge et l’Homo Faber) comme seule éventualité métaphysique et cosmologique de la relation que les humains et les dieux entretiennent avec leurs descendances matérielles et spirituelles.

Les bricoleurs d’Hackteria croient en la résilience et aux implications de l’imagination dans la science et la technologie actuelle, ce qui signifie tout simplement que les prototypes doivent servir des objectifs et des groupes idiosyncrasiques. Il peut s’agir de politiques anarcho-féministes ou trans-hack-féministes telles que les prototypes GynePunk Mobile Labs et BioAutonomy du collectif espagnol PechBlenda qui utilisent le circuit bending pour explorer les frontières de la biologie, de l’art et de la science queer. Leur récent projet démocratise et « libère » les instruments et les protocoles utilisés en obstétrique et en gynécologie pour permettre des diagnostics à faible coût, mais aussi de nouvelles expériences de sexualité humaine, une liberté « biologique » pour laquelle elles ont inventé le terme générique de « BioAutonomy » (1). L’expérimentation bio-électro-chimique trans-hack-féministe conteste ouvertement la biopolitique des mesures institutionnalisées de santé des femmes et les technologies GynePunk constituent un bon exemple du type de critique des projets patriarcaux de l’Homo Faber, dont l’optique de contrôle reste la face cachée des mesures de santé biopolitiques. Le projet GynePunk mène d’ailleurs à laisser derrière nous l’Homo de Ludens.

Loin de toute tendance chic du Bioart et du pathos de l’art des nouveaux médias, la bricoleuse d’Hackteria adore construire des prototypes ludiques pour soutenir l’éthique du geek et ouvrir les boîtes noires qui l’entourent afin d’explorer de nouvelles cosmologies et inviter de nouveaux groupes à utiliser et détourner les technologies. Même s’ils ne visent parfois que de simples « LOLs », ces projets peuvent aussi répondre aux besoins des différents pays à faible revenu, leur permettant de construire des équipements abordables et donner les moyens aux scientifiques amateurs, à travers le monde, de poursuivre leurs recherches.

Wild openQCM. Combiner deux cristaux de quartz hackés et un circuit d'hétérodyne thérémine pour transformer le bio-capteur openQCM en instrument de performance sonore.

Wild openQCM. Combiner deux cristaux de quartz hackés et un circuit d’hétérodyne thérémine pour transformer le bio-capteur openQCM en instrument de performance sonore. À la place des données, il est possible d’entendre les molécules qui interagissent. Photo: © Marc Dusseiller.

Prototypes sérieux pour cosmologies ludiques
La bricoleuse d’Hackteria s’apparente au philosophe mécanicien du XVIe siècle qui associait la science, l’art, la littérature, etc. Ses modestes projets servent des communautés très spécifiques et des intérêts souvent obscurs. Comme les alchimistes et philosophes mécaniciens, elle utilise le bricolage pour faire connaître sa cosmologie et sa politique unique, de manière plus réfléchie et ouverte, sans revendiquer de supériorité ni évoquer de motifs comme le sauvetage, la rédemption ou la fin du monde. Par ce biais, toutefois, elle remet en cause les institutions et les pratiques actuelles de la science : sont-elles assez démocratiques ? Créent-elles des attentes exagérées ? Sont-elles assez justes et inclusives pour une grande variété de régions, de groupes et de minorités du monde entier ? Sont-elles ludiques, poétiques et sources d’inspiration ?

Les bricoleuses d’Hackteria refusent tout simplement de subir le genre d’étrange « cécité » attribuée à Appius Caecus, qui a ouvertement ignoré les défis politiques et sociaux futurs en dehors de l’ingénierie et des domaines technologiques. Appius, dont les causes de la cécité sont oubliées, fut accusé de ne pas respecter les rites traditionnels propres aux temples, conspirant avec les plébéiens du sénat pour s’emparer du pouvoir, ignorant ses devoirs politiques et détournant des fonds au profit de ses projets d’ingénierie. Ces vieux racontars résument bien les défis actuels des politiques scientifiques et technologiques : le progrès qui sacrifie et bafoue les cultures et les minorités locales, le populisme et la manipulation de l’opinion publique, le monde des affaires qui prend les rênes de la politique et de tous les aspects de la vie. Même le grand projet d’ingénierie du passé, la Via Appia a tiré son nom d’Appius et nous oublions qu’elle a été financée par de l’argent public, par ce qui semble être un détournement de fonds, au détriment des objectifs d’une bonne gouvernance.

Ces accusations restent à prouver, mais elles hantent encore les différents débats sur le rôle idéal de la science et de la technologie à l’ère de l’Anthropocène. La participation du public et l’inclusion dans la science, le financement transparent et ouvert de la science et de la technologie, les brevets, les divisions technologiques et numériques et les différents appels à une science ouverte questionnent tous la puissance de l’Homo Faber aveugle. Nous savons que les solutions de secours scientifiques et technologiques ne suffisent pas à compenser un manque de bonne gouvernance, de justice et de vertu, qu’elles ne suffiront jamais pour assurer l’éducation, la participation ou tout simplement l’inclusion. La quête de connaissance est toute aussi importante que la quête de justice et d’égalité.

À l’heure actuelle, nous sommes désabusés par les institutions scientifiques et technologiques tout en étant confrontés à un besoin croissant de repenser notre rôle de fabricants d’outils, de bricoleurs et faiseurs. C’est exactement ce qu’Hackteria s’efforce de faire depuis sa création en 2009 et à travers ses nombreux projets (plus de 200) sur tous les continents. Si nous devions décrire les leçons de ces dernières années, susceptibles de définir le bricolage dans l’Anthropocène, la principale est la focalisation sur les prototypes et l’apprentissage expérientiel à la place de solutions universelles. Au lieu de fournir des solutions aux problèmes comme le font les Homo Fabers du MIT et des TED, Ludens, la bricoleuse Hackteria, conçoit des prototypes pour jouer avec d’autres humains à travers le monde. Elle croit que nous possédons les outils permettant à chacun de s’engager, comprendre, participer, bricoler, personnaliser, mais surtout démystifier les super-pouvoirs de notre science et de notre technologie, nos connaissances et nos rêves. Le but est de libérer la cosmologie de la technologie, mais aussi de la gouvernance et de créer des engagements encore plus variés et critiques entre la connaissance, l’imagination et le pouvoir. Les bricoleuses et bricoleurs d’Hackteria tentent de rendre la science plus banale, plus accessible, d’en faire un élément du quotidien, plus proche de nos autres pratiques, plutôt qu’un pouvoir élitiste et magique, qui ne servirait que les intérêts que d’une minorité.

Prototypes métaphysiques contre une utilisation militaire de la technologie
Les crises actuelles de l’Anthropocène ont ainsi fait émerger cette nouvelle génération de bricoleuses/eurs qui se sentent relativement proches des philosophes et artistes mécaniciens de la Renaissance ainsi que de leur recherche de cosmologies originales et de nouvelles façons de nous orienter dans l’ordre des choses. Nous appelons les prototypes créés par Hackteria des « cosmoscopes », des outils, qui apportent des perspectives uniques comme des expériences sociales (2). Ils incarnent les espoirs exprimés par Walter Benjamin dans son essai Sens Unique (3) où il résumait l’égarement et les ambiguïtés du début du 20e siècle, avant qu’il n’en devienne lui-même la victime : rien ne distingue davantage l’homme antique de l’homme moderne que son abandon à une expérience cosmique que ce dernier connaît à peine (4). Il s’est opposé à la réduction de notre cosmologie à celle apportée par les nouveaux dispositifs optiques, une expérience cosmique parmi tant d’autres, et déclare étrangement que le mode par défaut (qu’il appelle « classique ») était celui de l’intoxication, un mode qui crée un sentiment de communauté et de transcendance (aura) : l’intoxication, bien entendu, est la seule expérience à travers laquelle nous saisissons ce qui est absolument immédiat et absolument éloigné, et jamais l’un sans l’autre. Cela signifie, cependant, que la communication extatique avec le cosmos est quelque chose que l’homme peut uniquement faire de manière collective.

GynePunkFuge. Un moteur de disque dur recyclé, un support de tube imprimé en 3D, du hardware ouvert et la caisse sécurisée HardGlam assemblés pour une centrifuge GynePunk d'analyse des fluides corporels.

GynePunkFuge. Un moteur de disque dur recyclé, un support de tube imprimé en 3D, du hardware ouvert et la caisse sécurisée HardGlam assemblés pour une centrifuge GynePunk d’analyse des fluides corporels. Photo: © Paula Pin.

Il préconise la technologie qui est ouverte à la cosmologie en tant que relation, au-delà de notre cupidité et de notre besoin de contrôle qui, prévient-il, ne conduisent qu’à des horreurs telles que l’utilisation des forces de la Première Guerre mondiale, même si dans un nouveau mariage sans précédent avec les pouvoirs cosmiques (…) la technologie a trahi l’humanité et transformé le lit nuptial en une mer de sang (5). Pour Benjamin tout comme pour les bricoleurs/euses d’Hackteria, la technologie ne consiste pas à contrôler la nature, mais à explorer la relation entre l’humanité, le cosmos, et plus particulièrement les groupes opprimés partout dans le monde. La nécessité d’une telle technologie et cosmologie « auratique » se traduit par des outils qui soutiennent des expériences personnelles et communautaires à la fois proches et distantes.

L’objectif des prototypes sérieux destinés à la cosmologie ludique est d’inclure tout le monde dans le nouveau rôle de l’humanité vis-à-vis du cosmos et de ses différentes forces et échelles, que nous tentons peu à peu d’aborder. Communiquer de manière extatique (voire ludique et créative avec le monde extérieur grâce à la science et à la technologie) signifie adopter les valeurs de ces prototypes en tant que sondes dans de nouveaux collectifs et réseaux à la place de solutions qui perpétuent le statu quo. La seule autre alternative à ce nouveau mariage sans précédent des pouvoirs cosmiques à travers des prototypes est la guerre totale, contre laquelle un autre auteur du XXe siècle nous met en garde à travers son histoire du Projet Vietnam (6). J.M. Coetzee s’est également intéressé à l’étrange rapport (lorsqu’il n’est pas réfléchi) que la technologie entretient avec la mythologie et la cosmologie, souvent utilisé aux fins de destruction. Le début de l’histoire montre les différentes possibilités de la propagande de guerre et du détournement des technologies au Vietnam résumant avec brio les horreurs liées à tout notre arsenal militaire comme une tentative de briser la règle et les confins des « terres mères ».

Derrière toutes les vues de la techno militaire, nous percevons les ambitions cosmiques des « fils célestes » de la Terre (les humains et leurs fusées, etc.), qui tentent de briser un vieux mythe et de permettre à leur terre mère de s’accoupler avec de nouveaux mondes : pourtant le mythe fondateur de l’histoire n’a-t-il pas rendu obsolète la fiction de la terre et du ciel ? Nous ne vivons plus en labourant la terre, mais en la dévorant, elle et ses déchets. Nous avons signé sa répudiation par des vols en direction de nouvelles amours célestes. Nous avons la capacité de produire des créatures par le biais de notre pensée… En Indochine nous jouons la dramaturgie de la fin de l’ère tellurique et l’alliance du dieu-ciel avec sa fille-reine parthonégène. Si la pièce est mauvaise, c’est que nous avons été propulsés sur scène, encore endormis, sans connaître le sens de nos actes. À présent, je porte leur sens à la lumière dans ce moment aveuglant de la conscience méta-historique ascendante dans laquelle nous commençons à façonner nos propres mythes (7).

Dusklands (Terre de Crépuscule) est probablement le roman, qui résume le mieux ce côté sombre de l’Homo Faber et les technologies impliquées dans la cosmologie ou l’Anthropocène. Nos outils et nos technologies font toujours partie de certaines mythologies et cosmologies étranges, comme de plusieurs régimes de puissance et nous devons les interroger, expérimenter, impliquer les autres pour finalement éviter les horreurs de la destruction, de la guerre et de l’anéantissement afin de définir l’ère Anthropocène des bricoleurs/euses ludiques plutôt que celui des destructeurs : Notre avenir n’appartient pas à la terre, mais aux étoiles. Montrons à l’ennemi qu’il se dresse nu dans un paysage en train de mourir (8).

Denisa Kera
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015
traduction: Valérie Vivancos

(1) http://hackteria.org/wiki/BioAutonomy. Par Klau Kinky et Paula Pin.
(2) « Do-It-Yourself Biology (Diybio): Return Of The Folly Of Empiricism And Living Instruments » dans Bureaud, Annick & Malina , Roger & Whiteley, L. (Eds.) MetaLife. Biotechnologies, Synthetic Biology, A.Life and the arts. Cambridge, MIT Press, Leonardo e-Book series, 2014.
(3) One-Way Street and Other Writings, Penguin Modern Classics, 2009.
(4) ibid. 113.
(5) ibid. 114.
(6) J M Coetzee, Dusklands, Vintage, 1998.
(7) ibid. 28.
(8) ibid. 30-31.