Les pionniers

Trois jours. Pas plus… Un court laps de temps pour découvrir l’exposition Camer Crypto-Art, les pionniers, qui s’est tenue au Théâtre de la Ville de Paris dans le cadre de Focus Cameroun 3. Danse, théâtre, musique, mode, photographie et crypto-art… Cet événement organisé par l’Ambassade de France et l’Institut Français du Cameroun a pour but de faire connaître la créativité artistique de ce pays de l’Afrique centrale.

Yvon Ngassam, Imany & Alioune, World’s most influential people (2030-2040). Photo : D.R.

En fait, plus qu’une expo, Camer Crypto-Art est avant tout la restitution d’une « crypto résidence » baptisée Correspondances. Portée par Ox4rt, structure de conseil, curation, expositions et accompagnement en Cryptoart, NFT et Métavers, cette initiative est placée sous la responsabilité d’Albertine Meunier, Benoît Couty et Thuy-Tien Vo.

L’objectif de la résidence était donc d’accompagner des artistes plasticiens camerounais vers l’art numérique et le crypto-art. Ils sont une vingtaine à avoir ainsi basculé dans le métavers et, pour certains, à avoir métamorphosé leur démarche artistique en dialoguant avec une intelligence artificielle.

Boudjeka Kamto. Triplets trying to reconnect world and people… Photo : D.R.

Le profil de ces artistes est très ancré sur les arts visuels : ils sont graphistes, peintres, réalisateurs, illustrateurs, etc. Tous ont déjà un style affirmé et un parcours remarqué, mais à la suite de cette résidence, leur travail a pris un autre relief et une esthétique nouvelle. De plus, en « enchaînant » chacune de leur création à un NFT, cela leur permet en toute autonomie d’exposer, de vendre ou d’échanger leurs œuvres numériques ainsi certifiées et rendues uniques.

Celles-ci étaient exposées sur les paliers du hall du Théâtre de la Ville qui donne sur la place du Châtelet. Les formes et couleurs qui brillaient sur les écrans sont sorties de l’imagination d’Alain Ngann, Alexandre Obam, Alt cohold, Beti Ophélie, Éric Takukam, Fotale, Marcelin Abu, Nyamah Musongo…

Annoora (Abbo Nafissatou). Voices of the forgotten. Résilience. Photo : D.R.

On « flashe » littéralement sur les silhouettes féminines d’inspiration himba, bété et massaï d’AJNart ainsi que sur les photos modifiées, augmentées, d’Annoora (Abbo Nafissatou) ; en particulier sa série Resilience sur la violence faite aux femmes. C’est également ce thème de la résilience qui a inspiré Nart M’Mounir (alias Mohamed Mounir Ngoupayou) pour ses photo-montages qui expriment la brutalité du monde.

Le qualificatif d’afrofuturiste s’impose pour quasiment toutes les œuvres présentées. Outre l’aspect à la fois traditionnel (afro) et high-tech (futur), il se dégage de ces représentations numériques un parfum dystopique et un sentiment dysphorique propre à notre époque.

Sam Franklin Waguia, Mythical Legend. Photo : D.R.

C’est particulièrement flagrant sur les superbes et inquiétants portraits réalisés par Sam Waguia. De même que les masques, statuettes et personnages 3D de Boudjeka Kamto, pourtant très « roots », mais qui semblent venir d’un ailleurs sombre et post-électronique…

Même impression avec Lejobist (aka Wilson Job Pa’aka) qui explore la notion d’avenir ancestral au travers de l’univers de la mode, là aussi avec de saisissants portraits de femmes qui ont l’air échappées d’un univers à la Mad Max… Verlaine Mba affirme également son identité africaine grâce à la mode, avec des mannequins au visage dissimulé par des masques et des tissus aux couleurs vibrantes.

Lejobist (Wilson Job Pa’aka), Nayaah, African futuristic fashion. Photo : D.R.

À l’opposé, Boris Nzebo a choisi de représenter des créatures non-humaines : un génie, un djoudjou qui cherche à réaliser ses rêves et un animal social dont la « chorégraphie » est une réponse aux transformations exigées par le récit urbain… Mais c’est le visage d’un Afrotopien, un homme avec des dreads et une coiffe circulaire fabriquées à partir de fragments de verre, que l’on voit sur l’affiche de l’expo. Elle est signée Yvon Ngassam, lauréat 2024 du Prix Non Fongible 237 décerné à un artiste numérique camerounais.

Yvon Ngassam, Kwami & Inaya, World’s most influential people (2030-2040). Photo : D.R.

Il s’est distingué avec une série « psychédélique » de 12 déesses au pouvoir hypnotique. Mais c’est encore une autre collection de portraits réalisés par cet artiste qui nous a fascinés. Des portraits du futur bien sûr. Celles de personnes les plus influentes au monde entre 2030 et 2040… Toute une galerie de personnages qui posent par deux avec une plastique mi-humaine, mi-statuaire, dans des tons noir et rouge-orangé. Des artistes, des icônes, des pionniers, des leaders, des innovateurs et des titans

Laurent Diouf

Verlaine Mba, Soul Davis, My African Culture. Photo : D.R.

PS: on peut retrouver tous ces crypto-artistes au travers de l’exposition collective Crypto Art / Crypto Bloom jusqu’au 22 juillet, à l’Institut Français du Cameroun à Douala et Yaoundé

son, bruit, musique, image…

Il reste encore quelques jours pour parcourir l’exposition consacrée à Christian Marclay au Centre Pompidou à Paris. Connu pour ses performances en tant que platiniste (en anglais, turntabilist), il est également reconnu pour ses nombreux « détournements » de disques et samplings vidéo.

Parmi les pièces exposées figurent des vinyles lacérés, balafrés avec des pastilles et du scotch, rayés ou collés en morceaux… Des disques « préparés » pour ses performances justement. C’est principalement sur, avec et autour de ce support musical que Christian Marclay déploie sa pratique artistique liée au son, au bruit, à la musique et à l’image…

Dans cette exposition, on découvre de nombreux détournements, collages, montages. À commencer par les patchworks de pochettes de disque qui composent des instruments étirés (Guitar neck) ou des personnages au corps composite, si ce n’est transgenre (la série Body mix). À ces cadavres exquis s’ajoutent aussi d’autres juxtapositions de pochettes présentant le même motif (pin-up des années 50, chefs d’orchestre exaltés, bouches qui forment une étrange rosace)…

Jouant la répétition d’une même pochette, celle de My Fair Lady (Rex Harrison & Julie Andrew) et des disques qu’elles renferment, Christian Marclay a construit deux gigantesques silhouettes qui ressemblent à des marionnettes (Galatea and Pygmalion). Il a aussi créé de fausses pochettes de disques plus vraies que nature (Imaginary Records).

Selon le principe de l’accumulation, Christian Marclay a aussi érigé des disques en une colonne sans fin qui évoque Brancusi (Endless Column). Beaucoup de ses pièces font d’ailleurs référence, de manière implicite ou explicite, à des monstres de l’art contemporain — comme sa guitare molle qui renvoie à Dali (Prosthesis) — mais aussi au mouvement Fluxus et au Punk.

Pour autant, le vinyle n’est pas le seul support que Christian Marclay soumet à son imagination. Il s’est aussi amusé à tisser une sorte de hamac géant symbolisant les mailles du réseau (Net) avec des bandes magnétiques, ainsi qu’une sorte de coussin, The Beatles, qui comme son nom l’indique est « composé » avec l’intégralité des enregistrements du groupe.

Il bricole également une roue de chariot avec des CDs fondus (Wheel) et forme un cercle avec des K7 audio (Untitled : cassette circle). Il réalise également des œuvres « entremêlées » en déroulant et mélangeant, cette fois au figuré, des bandes de cassettes (Memento, Mashup : diptych with two cassettes, Allover).

Au-delà de la musique et de la diversité de ses supports, c’est plus généralement le son et l’image du son que Christian Marclay s’amuse mettre en valeur. En premier lieu les onomatopées significatives de la BD (Blamm, Schhhh, Swooosh, Whomp, Aaaaah, Poom…) qu’il rassemble, découpe et ré-assemble pour composer des suites, des tableaux ou des portraits dignes du Comic Strip de Gainsbourg. Christian Marclay traque également les marques d’objets, étiquettes de boisson, annonces et enseignes de magasins qui font également appel à des onomatopées (Zoom, Zoom).

De l’image statique à l’image animée : Christian Marclay poursuit son travail sur vidéo, toujours selon le principe de répétition, juxtaposition et variation. Son œuvre emblématique, The Clock, qui séquençait des milliers de scènes de film où l’heure est indiquée, formant un « cadran cinématographique » de 24 heures projeté en indiquant le temps réel lors de sa diffusion n’est pas présentée ici.

Mais on peut revoir Téléphones, une vidéo pré-portable qui date de 1995 et compile des extraits de films avec bruits de cadrans, compositions de numéro, sonneries intempestives, allôôôô stressés et raccrochages frénétiques… Autre bijou dans le même style : Doors. Un exercice de sampling vidéo virtuose, inédit et spécialement réalisé pour cette exposition. Un travail de marqueterie qui enchaîne dans une continuité saisissante les ouvertures et fermetures de portes en démultipliant les personnages qui apparaissent à l’écran comme dans un ballet.

Christian Marclay, exposition au Centre Pompidou, jusqu’au 27 février 2023
> https://www.centrepompidou.fr/

Art & Recherche Biomédicale

L’exposition Plus Que Vivant qui structurait le festival Open Source Body a été l’occasion de découvrir une dizaine d’installations qui interrogent le vivant par le biais de la santé et de la recherche médicale. Les artistes qui étaient réunis pour cet évènement proposé par Art2M/Makery/MCD et la Cité internationale des arts sont impliqués dans le projet ART4MED (Art meets Health and Biomedical research) co-financé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.

Cette thématique spéculative autour des biotechnologies n’était pas sans évoquer l’âge d’or de la science-fiction. Comment ne pas penser au meilleur des mondes d’Aldous Huxley, où les êtres humains sont conçus à la chaîne en laboratoire, en étant confrontés à UNBORN0x9… Cette installation de Shu Lea Cheang et Ewen Chardronnet, où l’on distingue un nouveau-né dans une sorte de couveuse ovoïde (sur)veillée par un bras robotisé, pose la question du développement des fœtus hors du corps, dans des utérus artificiels, et du devenir cyborg de la parentalité…

Unborn0x9, de Shu Lea Cheang, Ewen Chardronnet et le collectif Future Baby Production. Photo: © Quentin Chevrier

Le corps et ses ressources, parfois insoupçonnées, sont à la fois source d’inspiration, matériaux et données brutes pour ces explorations artistiques qui agissent aussi comme des alertes. Proche du milieu des biohackers, l’artiste-performeuse Maya Minder proposait Green Open Food evolution. Une réflexion autour de la consommation des algues, si prisées au Japon notamment, ainsi qu’une expérience communautaire autour de la nourriture. Un dîner performatif où le design à une importance centrale. Pour reprendre la formule consacrée, nous sommes ce que nous mangeons et l’on peut aussi s’interroger sur l’évolution et les transformations de nos organismes selon nos régimes alimentaires.

Avec Tiny Minning, Martin Howse présentait une sorte d’auto-exploitation des corps pour en extraire des minerais et terres rares… Cette initiative est suivie depuis 2019 par une communauté informelle de chimistes, géologues, artistes et médecins « alternatifs ». Ce projet pour le moins étonnant reste purement fictionnel. Il ne s’agit pas de mettre en œuvre de tels protocoles en direction du grand public, mais de se livrer à une spéculation et d’expérimenter des pistes en résonnance avec la problématique de l’exploration et du pillage des ressources minières.

Helena Nikonole & Lucy Ojomoko travaillent plus en surface, si l’on ose dire… Leur projet Quorum Sensing : skin flora signal system passe par des modifications génétiques de la peau humaine. L’idée est de pouvoir détecter des maladies grâce aux odeurs émises par les bactéries du microbiome cutané qui joueraient ainsi le rôle d’un signal d’alarme. À noter que dans ce processus, les odeurs produites ne sont pas forcément mauvaises, comme dans la vraie vie, mais peuvent revêtir des senteurs florales par exemple… Helena Nikonole & Lucy Ojomoko ont matérialisé et testé ce projet via un dispositif d’odorat biomorphique relié à des récipients en verre par des tubulures souples en plastique. Le public est invité à renifler délicatement les diverses exhalaisons ainsi (re)créées.

Quorum Sensing, de Helena Nikonole and Lucy Ojomoko, lors du vernissage. Photo: © Quentin Chevrier

Avec M/Other : arts of repair, Edna Bonhomme, Nazila Kivi, Jette Hye Jin Mortensen & Luiza Prado ont choisi d’opérer sur les âmes plus que sur les corps. Mis en scène dans une salle abandonnée d’un hôpital psychiatrique (toujours en activité), cette installation collective et multifacettes vise à explorer les possibilités de réinvestir les espaces de guérison institutionnels et met exergue les inégalités en matière de santé et de la violence raciale dans les antécédents médicaux.

M/other: the arts of repair / Jette Hye Jan Mortensen. Photo: © Quentin Chevrier

Enfin, l’approche politique était assurée par Estelle Benazet Heugenhauser & Cindy Coutant aka L4bouche. Leur installation Jupiter Space se présente comme une fresque avec des collages, dessins, photos et fragments de textes signés, par exemple et au hasard, par Ulrike Meinhof… La source de cette installation qui s’érige contre la domination masculiniste et le contrôle des corps est un texte de la chercheuse Zoë Sofia — à laquelle Donna Haraway doit beaucoup — publié dans les années 80 dans la revue Diacritics. Intitulé Exterminer les fœtus : avortement, désarmement, sexo-sémiotique de l’extra-terrestre, ce manifeste a été traduit justement par L4bouche et vient juste de paraître en français aux éditions Excès.

Jupiter Space, de Cindy Coutant & Estelle Benazet (l4bouche). Photo: D.R.

À l’occasion d’une précédente « monstration » de cette installation, à la galerie Les Limbes à Saint-Étienne en 2021, Jacopo Rasmi (maître de conférences en arts visuels et études italiennes à l’Université Jean Monnet) analysait avec précision cette galaxie sidérale et sidérante d’une domination masculiniste qui façonne les imaginaires, les outils et les désirs au détriment autant des corps féminins que des milieux terrestres (lisez Lundi.AM !).

Festival Open Source Body, édition 2022
Exposition Plus Que Vivant : quand l’art rencontre la santé et la recherche médicale
> https://www.opensourcebody.eu/

Révéler l’invisible par les arts numériques, les sciences et les technologies

Ça y est, Némo, la biennale internationale des arts numériques, est lancée depuis quelques semaines. Les événements, rencontres, performances et expositions vont s’enchaîner jusqu’au début janvier 2022 dans toute l’Île-de-France. Le top départ de cette manifestation a eu lieu au 104, à Paris, le 9 octobre dernier, avec l’ouverture de l’exposition-phare de la biennale : Au-delà du réel. Sous-titrée, Révéler l’invisible par les arts numériques, les sciences et les technologies, cette exposition a vu son inauguration suivie de performances pour marquer l’événement.

Donatien Aubert, Les Jardins cynernétiques. Photo : D.R.

L’art n’a cessé de questionner le réel. Et au-delà, donc… L’ère du numérique renforce ce questionnement. C’est ce que réaffirment les œuvres présentées dans les « ateliers » bordant la Halle Aubervilliers du CentQuatre. Entre cabinet de curiosités et dispositifs high-tech, réparties autour de sept thématiques, ces créations mêlent principes scientifiques, regards sociologiques et audaces esthétiques. Combien d’anges peuvent danser sur une tête d’épingle ? ; Bureau d’expertise des phénomènes invisibles, La Terre en colère ; Natures dénaturées ; Vous n’êtes pas invisibles ; Forensic Architecture ; Traqueurs/traqués… Autant de portes d’entrée, au propre comme au figuré, vers des visions décentrées de notre réalité, vers l’envers du décor de notre monde hyper-technologique, vers la part d’ombre et d’invisibilité de notre société.

Au centre de la halle trône un étrange container qui fait penser à un « couloir du temps ». Œuvre nomade s’il en est — durant la biennale, elle sera déplacée et présentée aussi à l’ENS Saclay et sur l’Esplanade de la Défense —, Passengers de Guillaume Marmin déstabilise les spectateurs qui franchissent cette passerelle avec des jeux de lumières et de miroirs kaléidoscopiques. Non loin est planté Surveillance Speaker de Dries Depoorter. Une installation qui réagit à la voix et à l’image sur le principe des dispositifs de surveillance. Richard Vijgen a pour sa part choisi de rendre visible le spectre des ondes hertziennes avec une installation vidéo (Hertzian Landscapes) et celles émises par toutes les antennes relais, les routeurs WiFi, les satellites, etc. via une appli (Architecture of Radio).

Si vous voyez un câble traîner dans un coin sur lequel est imprimé une suite sans fin de mots, c’est l’œuvre de Jeroen Van Loon, Permanent Data. Une sorte de ready-made doublé d’un mashup scriptural : les bribes de textes correspondent à la transcription de la Bible « mixée » avec des commentaires de vidéos récupérés sur YouTube. Enfin, heure d’hiver aidant, si vous allez voir cette exposition à la nuit tombée, vous pourrez profiter de l’installation lumineuse évolutive de Justine Emard, Supraorganism. Un dispositif qui fonctionne à la manière d’un variateur, basé sur un programme de machine learning qui analyse des données captées sur un essaim d’abeilles en temps réel et génère des prédictions de comportements de la colonie. Ces prédictions pilotent l’illumination de la Halle Aubervilliers du CentQuatre.

Heather Dewey-Hagborg, Probably Chelsea. Photo : © Quentin Chevrier / Nemo.

Sur la trentaine d’œuvres exposées dans les sept ateliers de cette exposition maîtresse de la biennale Nemo, on signalera quelques propositions marquantes, comme les masques suspendus de Heather Dewey-Hagborg. Presque horrifique dans leur présentation qui rappelle les trophées de certaines atrocités guerrières, ces portraits-robots réalistes ont été établis avec des fragments d’ADN de Chelsea Manning (à l’origine des documents transmis à WikiLeaks lorsqu’ielle était encore analyste militaire sous le nom de Bradley Edward Manning). Autre choc visuel, The Substitute : le rhinocéros blanc, pixellisé et « reconstitué » sous nos yeux par Alexandra Daisy Ginsberg. À noter que le dernier représentant mâle de cette espèce est mort en mars 2018. Et si ce genre d’artefacts préfiguraient les zoos de demain…?

Impossible non plus de passer sous silence, les « radioscopies géologiques » de SemiconductorEarthworks, Where shapes come from et 20 Hz. Œuvres déjà éprouvées, mais toujours pertinentes pour les transformations de la matière qu’elles révèlent et matérialisent. De même pour les Jardins cybernétiques de Donatien Aubert qui transfigurent des plantes en les enchâssant dans un dispositif interactif nimbé d’une lumière rouge-violet. L’intention étant de donner à voir comment nos représentations mentales du vivant ont été transformées par la dissémination des technologies numériques dans l’environnement et comment celles-ci en retour, contribuent à le remodeler. Cet environnement qui se dégrade est recréé aussi par Paul Duncombe dans des aquariums où barbotent des végétaux soumis à différents taux de pollution ; radioactive comprise (Éden).

Avec NeoConsortium, on change de démarche et de style. En singeant la communication institutionnelle et d’entreprise, ce mystérieux collectif (?), « leader sur le marché des formes plastiques à grande ubiquité », doté d’un « haut-commissariat à l’enthousiasme politique », d’une « direction des archives dynamiques » et d’une « direction de l’emphase bidirectionnelle », n’est pas sans rappeler les interventions des Yes Men ou d’etoy.Corporation. Au CentQuatre, on découvre leur Moduloform Panoptique. Un module de forme géométrique recouvert de miroirs qui cachent des caméras observant les observateurs… Le « bureau de l’anticipation des désastres » attenant à cette installation nous permet de découvrir quelques autres pièces dédiées, notamment, « aux compagnies pétrolières et à leurs actionnaires » (In Memoriam Petroleum)…

NeoConsortium, Moduloform Panoptique. Photo : © Quentin Chevrier / Nemo

La mégapole de Stanza, construite avec des rebuts informatiques (cartes-mères, cartes graphiques, LEDs, etc.), nous fait penser aux maquettes de cités tentaculaires assemblées avec des piles par Kristof Kintera lors de la précédente biennale. À l’opposé, I Heard There Was A Secret Chord ou les vocalises interactives et collectives proposées par Daily tous les jours nous ont laissé de marbre. Peut-être le choix de casser sa voix sur « Allahlujah », pardon, « Hallelujah » de Leonard Cohen, y est pour beaucoup (ni dieu, ni maître « chanteur »…). Quant au choix des vidéos d’investigations de Forensic Architecture, on regrette que pas une seule ne concerne la France. Tiens donc… Pourtant, ce groupe de recherche multidisciplinaire basé à l’Université de Londres et piloté par l’architecte Eyal Weizman, qui utilise des techniques et des technologies architecturales pour enquêter sur les cas de violence d’État et de violations des droits de l’homme dans le monde, s’est notamment penché sur les morts emblématiques de Zineb Redouane et d’Adama Traoré

Stenza, The Nemesis Machine. Photo : © LD

Si Atotal, la nouvelle création du spectacle musical de Franck Vigroux et Antoine Schmitt est (très) attendue fin novembre, le jour de l’ouverture de cette exposition, quelques sets et performances sont venus titiller nos tympans. À commencer par le ballet de projecteurs synchronisés sur la musique électronique, mentale et expérimentale, de Maxime Houot (Collectif Coin). Dans un registre sonore assez voisin, mais avec un environnement visuel radicalement différent, Alexis Langevin-Tétrault & Guillaume Côté, avec Dave Gagnon pour la vidéo, ont « sévit » avec Falaises. Un live sévère, mais juste… Ryoichi Kurokawa a suivi avec Subassemblies aux visuels très indus ou post-atomiques (friches industrielles, bâtiment en ruines, etc.), baignant dans une ambiance grise, verte et bleutée. C’est Max Cooper qui a conclu la soirée d’ouverture avec Yearning for the infinite (du nom de son album paru sur son label Mesh en 2019). Un set qui a débuté sur des consonances plutôt ambient puis « broken electronica », comme on disait naguère, avant de dériver vers un son plus dancefloor ; dont avait presque perdu l’habitude depuis le début de la pandémie.

Laurent Diouf

Au-delà du réel : révéler l’invisible par les arts numériques, les sciences et les technologies. Exposition jusqu’au 2 janvier 2022 au CentQuatre, Paris.

> https://www.104.fr/
> https://www.biennalenemo.fr/

et autres initiatives de makers à Lomé

Depuis un an Isabelle Arvers est engagée dans un tour du monde à la rencontre des pratiques de femmes, féministes, queer et décoloniales dans le domaine du jeu vidéo. Corée, Taïwan, Indonésie, Japon, Thaïlande, Inde, Brésil, Argentine, Colombie, Ghana… et puis mars et le confinement planétaire sont arrivés, au moment où Isabelle Arvers arrivait au Togo. Entre expérience de la pandémie et rencontres inattendues, seconde partie de sa correspondance depuis Lomé.

Isabelle Arvers (premier rang, au centre) à la Case des Daltons. Photo: D.R.

Les Woelabs lieux de démocratie technologique

L’interview de Sename Koffi, commissaire de l’exposition « Lomé + » chroniquée dans ma première correspondance m’a fait appréhender tout l’écosystème numérique togolais. En l’interviewant, je découvre les premiers fablabs créés à Lomé, mais aussi comment ces lieux sont devenus un tech hub et ont initié plusieurs générations de makers.

Le Woelab est un projet initié par Sename Koffi Agbodjinou en 2012 avec la création d’un premier espace, le Woelab Zéro, puis d’un second, le Woelab Prime en 2016. Dans l’idée de « mailler tout le territoire d’espaces d’innovation avec un réseau de lieux, en essayant d’avoir un lieu dans chaque quartier. Les deux lieux se situent à la frontière du Ghana, afin de transformer cette bande frontalière en un « smart territoire ». Woelab est l’équivalent Togolais du fablab, puisque « Woe » signifie « fais-le » en Ewé.

C’est un laboratoire pour faire des choses, un espace dédié au numérique, un lieu transversal. Avec des espaces de coworking proposant des services partagés (aide juridique, secrétariat, communauté, programme d’accompagnement des entrepreneurs, reprographie, comptabilité) ; un incubateur de start-up avec un accompagnement à la professionnalisation d’entreprise ; un lieu d’apprentissage des technologies et aujourd’hui un grenier urbain grâce à la start-up Urbanattic.

Sename m’explique que « c’est un projet qui a un peu déclenché la scène tech au Togo, on a créé le premier tech hub du pays et toutes les choses en lien avec le digital ont ensuite gravité autour. » En 8 ans, de très nombreuses personnes sont passées par les Woelabs, de nombreuses sociétés se sont créées. L’idée étant de former des personnes aux nouvelles technologies pour qu’elles puissent ensuite produire elles-mêmes leurs propres techno. « Dans la scène tech togolaise, 4 personnes sur 5 viennent de chez nous. » Le Woelab a d’ailleurs été sous le feu des projecteurs en 2013 pour avoir conçu la W.Afate, la toute première imprimante 3D créée à partir de déchets électroniques. Un projet qui avait été primé par la NASA dans le cadre de l’International Space Apps Challenge.

Quartier Woelab. Photo: D.R.

Les Woelabs sont des lieux majoritairement fréquentés par des jeunes, la moyenne d’âge allant de 13 à 19 ans. Le profil des jeunes n’est pas forcément « tech ». « L’engagement de ce lieu, poursuit Sename, est de prouver que n’importe qui, même quelqu’un qui n’a pas été à l’école, peut devenir une personne qui a complètement compris ce qu’est la culture digitale et est capable de faire des choses avec le numérique. Toute personne qui souhaite apprendre est la bienvenue, il n’y a aucun filtrage, aucune sélection. On se présente comme des espaces de démocratie technologique. »

Les labs sont en capacité d’accueillir chacun une trentaine de jeunes, donc chaque année une communauté se stabilise autour de 60 jeunes. En début d’année, il est demandé à chaque jeune ce qu’il ou elle aimerait réaliser et ils/elles vont ensuite pouvoir suivre les ateliers et différentes interventions de professionnels dans des domaines aussi variés que le dessin technique, la modélisation 3D, le code, le prototypage, etc. Chaque intervention étant destinée à accompagner le projet de chacun.e dans le cadre des WoecodeAcademy, « un programme d’activation junior ».

D’autres interventions sont proposées dans le cadre de la Woe Academy, une sorte d’université libre, ouverte au tout public, qui m’a permis de donner trois ateliers machinima en ligne via zoom à la communauté des Woelabs. Pour le dernier atelier, j’étais accompagnée par les jeunes de la Opencode Academy. 8 ans après sa création, avec près de 60 jeunes qui viennent tout au long de l’année, on peut imaginer le nombre de personnes que ces lieux ont pu toucher et faire évoluer.

Atelier machinima au Woelab. Photo: D.R.

Trouver des solutions pour l’environnement immédiat

C’est Mabizaa Badanaro, mathématicien et économiste de formation et « catalyseur » de la communauté web de tout cet écosystème, qui me reçoit au Woelab Zero et me rappelle les fondements du lieu :  « Avec les Woelabs on souhaite créer un modèle d’urbanisme participatif qui contribue à développer des services pour simplifier la vie des populations africaines : nourriture, éducation, mobilité, santé, environnement… en développant des solutions sur des problématiques concrètes. 3 personnes sur 5 en Afrique n’ont pas accès à internet. Aussi, ce que nous souhaitons avec Woelab, c’est combler ce fossé technologique. »

Trois projets en mode start-up sont actuellement accompagnés par Woelab. Tout d’abord, WoeBots, la start-up qui tire son nom de l’imprimante 3D inventée par Kodjo Afate Gnikou, la W.Afate. Imaginée pour donner la capacité au plus grand nombre de produire des objets en 3D et pouvoir ainsi sortir de « leur isolement technologique ». La W.Afate a été la première imprimante 3D réalisée à partir de déchets électroniques en Afrique, Kodjo a ensuite travaillé pour renforcer son imprimante, la rendre plus robuste et aujourd’hui la W.Afate n’est plus conçue à partir de déchets électroniques, mais à partir de composants, afin de pouvoir la produire en série. Actuellement, dans le but de démocratiser l’accès à la conception d’objets en 3D, l’idée est de donner à chaque école africaine une imprimante 3D et de former les professeurs puis les élèves, afin d’ apprendre à modéliser des objets puis à les imprimer.

Urbanattic. Photo: D.R.

Urbanattic est une plateforme en ligne qui gère des greniers urbains connectés, chargés de produire de l’alimentation bio dans Lomé et d’implanter des greniers dans chaque quartier afin de promouvoir l’agriculture bio, le circuit court et de prodiguer de la nourriture bio aux populations. « Vous valorisons aujourd’hui, autour des WoeLabs Zéro et Prime, cinq potagers issus de la transformation de dépotoirs sauvages. » L’autre mission d’Urbanattic est de former la population à l’agriculture et à l’alimentation responsables en ville, afin de créer d’autres greniers dans la ville et de transformer les habitudes de consommation : il y a des ateliers d’aquaponie, de confitures, de diététique, etc. Les potagers sont équipés de capteurs de taux d’humidité et bientôt seront aussi équipés de capteurs de pH.

Les objets connectés font aussi partie de SCoPE, « Sorting and Collecting Plastics for our Environment ». Une société dédiée au recyclage des déchets, créée afin de sensibiliser les gens à ne pas jeter partout leurs ordures. « On a construit des kits pour recevoir tous les produits recyclables. Nous développons actuellement un capteur capable d’indiquer quand le kit est rempli afin qu’il puisse être enlevé par l’équipe. Nous déposons ces kits chez les habitants et venons les relever lorsque ceux-ci sont pleins. » Les sacs qui réceptionnent tous les objets recyclables sont eux-mêmes conçus à partir de petits sacs plastiques recyclés. Des sacs que l’on voit partout dans les rues ou sur les rivières, car ce sont les sachets d’eau que les gens boivent au quotidien. De l’eau du robinet mise sous sachet plastique et ensuite rafraîchie.

Sename est le fondateur et le gestionnaire du lieu. Il forme les jeunes et auto-finance également entièrement les Woelabs. « D’abord au départ par pure radicalité, puis lorsqu’on s’est ouvert à des sponsors, les choses ont pris du temps et ne sont pas forcément venues. »

Le lavabo intelligent de Kokou Sitsope Sekpona. Photo: D.R.

Depuis d’autres incubateurs et makerspaces ont fleuri au Togo :

Tout d’abord l’Ecoteclab. Je rencontre Ousia A. Foli-Bebe, le fondateur d’Ecoteclab au Nunyalab, un nouvel incubateur et espace de coworking, mis en place par le gouvernement togolais pour accompagner le jeune entrepreneuriat. Ousia a étudié l’environnement et la qualité de vie, ainsi que les énergies renouvelables, dans le but de produire de la technologie pour le milieu agricole. « Premier problème, je n’avais pas de lieu qui pouvait m’accompagner pour produire les machines que j’imaginais, il n’y avait pas d’endroit où on pouvait faire ça. »

C’est dans cette recherche de lieux qu’il est passé par le Woelab, pendant 9 mois, entre 2013 et 2014. Mais les équipements manquaient pour son projet. C’est là qu’il a décidé de créer son propre makerspace. L’Ecoteclab a démarré en sept 2016, également sur une base d’autofinancement, sauf pour le lieu d’accueil, occupé à titre gracieux. Même les ateliers sont dispensés gratuitement. « On a pensé à donner des formations payantes, mais notre public n’en a pas les moyens, alors nous facturons des prestations payantes à des entreprises ou à des structures publiques. »

MoLab, un projet initié par l’ambassade américaine, mais qui se poursuit à présent de façon autonome, est un maker bus, alimenté en énergie solaire, conçu et à présent géré par Ecoteclab. Le Molab sillonne le pays pour donner des formations et des ateliers aux publics jeunes. Un bus conçu pour se déplacer dans les écoles et faire le lien entre connaissances théoriques et fabrication de prototypes, et faire découvrir les compétences que l’on peut développer avec le numérique.

« Notre but est d’inciter les jeunes à devenir des makers et des inventeurs. Pour y parvenir, on leur donne des exemples concrets d’innovateurs sur la scène togolaise : comme le Foufoumix. Une machine pour piler le foufou, le plat national togolais fabriqué à partir d’igname pilé, inventée par le Togolais Jules Minsob Logou il y a dix ans, après avoir observé les femmes de sa famille s’épuiser à la tâche. Souvent on va dans des villages où les écoles n’ont pas de bâtiments en dur, ça fait trois ans que le Molab circule, et ce, dans toutes les régions du Togo, même dans des endroits privés d’électricité. »

Ousia et ses visières. Photo: D.R.

La réponse des makers togolais à la Covid-19

Au début de la crise du Covid, Ousia s’est rapproché d’autres makers et en particulier du nouveau makerspace de l’École Nationale Supérieure d’Ingénieurs de Lomé et ils ont réfléchi à la manière de trouver des solutions à la pandémie. Ils ont d’abord commencé à produire des visières. Puis ils ont imaginé un respirateur. Ils ont alors créé un premier prototype, mais comme c’est un équipement médical il a fallu passer par toute une série de validations. « Pour nous, le plus important c’est que les gens comprennent ce que peuvent apporter les makers à la communauté. Quand on parle de robot, d’imprimantes 3D, les gens ne voient pas concrètement ce que l’on peut apporter, mais quand la crise est venue, les gens ont compris qu’on pouvait produire des choses localement, qu’on pouvait être utiles. »

Je retrouve Ousia à la Case des Daltons dans le cadre de Kantata, un projet de mémoire virtuelle de l’art vivant togolais initié lors du hackathon #touscontrecorona, une initiative privée qui a ensuite été portée par le gouvernement et la GIZ (l’agence de coopération internationale allemande pour le développement, NDLR). La Case se prépare en effet à accueillir un réseau local Raspberry Pi qui permettra aux artistes de se rencontrer afin de produire et de diffuser leurs contenus numériques.

Pour pouvoir respecter les gestes barrière, on nous incite à utiliser un lavabo mobile intégré à une poubelle jaune. Muni d’un capteur à infra-rouge, ce « lavabo intelligent » a été conçu chez lui par un jeune maker de 19 ans, étudiant en mécanique : Kokou Sitsope Sekpona. Il n’en est pas à sa première invention puisque il est en train de finaliser un générateur capable de fonctionner de manière autonome à l’énergie solaire, afin d’équiper en électricité les villages, même les plus reculés.

Les makers sont nombreux, le Togo peut s’en enorgueillir ! Je suis à présent sur le départ du Togo, dans l’attente de la réouverture de l’aéroport de Lomé, dans l’espoir de pouvoir reprendre mon tour du monde là où j’avais été arrêtée par la pandémie, avec si j’y parviens comme prochaine destination : le Kenya.

Isabelle Arvers
publié en partenariat avec Makery.info

Retrouvez la première partie de la correspondance d’Isabelle Arvers au Togo.

En savoir plus sur le tour du monde art et jeu vidéo d’Isabelle Arvers.

exposition digitale au Togo

Depuis un an Isabelle Arvers est engagée dans un tour du monde à la rencontre des pratiques de femmes, féministes, queer et décoloniales dans le domaine du jeu vidéo. Corée, Taïwan, Indonésie, Japon, Thaïlande, Inde, Brésil, Argentine, Colombie, Ghana… et puis mars et le confinement planétaire sont arrivés, au moment où Isabelle Arvers arrivait au Togo. Entre expérience de la pandémie et rencontres inattendues, correspondance en deux parties depuis Lomé.

Marché de Gbossimé. Photo: D.R.

En 20 ans de pratique de commissariat art et jeu vidéo, j’ai beaucoup travaillé en Europe, au Canada, aux États-Unis ou en Australie et la plupart du temps, j’ai présenté des œuvres ou des jeux provenant de pays occidentaux. C’est de ce constat qu’est né mon Tour du Monde Art et Jeu Vidéo, initié en juin 2019. De la nécessité de décentrer mon point de vue en tant que commissaire d’exposition et de dépasser les barrières de langage qui empêchent bien souvent la rencontre et la découverte avec des œuvres non traduites en anglais ou en français.

C’est pourquoi j’ai décidé de partir à la rencontre et d’interviewer des artistes et des game makers, mais aussi des activistes en me focalisant sur les pratiques de femmes, féministes, queer et décoloniales. Le jeu vidéo est la première industrie culturelle au monde et façonne notre manière de percevoir le réel. L’émancipation des femmes, des personnes transgenres et des populations issues de pays anciennement coloniaux est encore jeune et se révèle fragile. C’est pourquoi j’ai décidé de promouvoir et d’encourager les pratiques luttant contre les stéréotypes de genre, de sexualité, d’origine ethnique ou de représentation centrées sur l’Occident.

« Protégeons nous! », un machinima de Roger Agbadji. Photo: © Roger Agbadji

J’étais au Ghana en train de poursuivre mon tour du monde art et jeu vidéo lorsque la pandémie a poussé la plupart des états à fermer leurs frontières. J’avais le choix entre être rapatriée en France, ou rester en Afrique. J’ai alors fait le pari de rester et de passer au Togo, juste avant que le Ghana ne ferme ses frontières terrestres. Depuis le mois de mars, je réside à Lomé. Le Togo, quoi qu’assez peu touché par le Coronavirus a très rapidement imposé un couvre-feu de 20h à 6h du matin, fermé ses routes principales et ses frontières. Les écoles ont été fermées et le port du masque rendu obligatoire.

D’abord un peu dans l’expectative par rapport à mon tour du monde qui de fait, se trouvait à l’arrêt et perdait de son sens en temps de pandémie, je me suis tout doucement remise à réaliser des interviews d’acteurs et d’actrices du numérique ou du jeu vidéo, mais cette fois-ci en ligne. Cette nouvelle impulsion a été initiée par l’Institut français du Togo qui m’a commandé plusieurs portraits vidéo de game designers en Afrique. C’est ainsi que j’ai interviewé en ligne Sename Koffi Agbodjinou, architecte et anthropologue de formation, car j’avais entendu parler de l’exposition « Lomé + » dont il est le commissaire et d’un jeu en réalité augmentée conçu à cette occasion.

« LOMÉ + », une exposition digitale pour découvrir Lomé au passé, présent et au futur

« Lomé + » est une exposition qui devrait ouvrir prochainement ses portes au Palais de Lomé, la date de réouverture dépendant de l’évolution de la pandémie. C’est un projet digital pour présenter la ville de Lomé depuis ses origines, mais aussi pour donner une vison de ce que Lomé pourrait être demain. Dans « Lomé + », la section jeune public se présente sous la forme d’une installation immersive à l’intérieur d’une alcôve : la Grotte de Paul Ahyi. « Le plus grand artiste que ce pays ait jamais produit, auteur du monument sur la place de l’indépendance à Lomé, du drapeau togolais et d’œuvres qui ornent les hôtels les plus prestigieux de la ville. Il est donc possible de concevoir un parcours dans la ville pour suivre le travail de l’artiste et on en a fait un jeu pour les enfants. »

L’histoire du jeu tourne autour d’un amoureux de l’œuvre de Paul Ahyi, qui aime tellement son travail qu’il fait le tour de la ville pour voler un fragment de chacune de ses œuvres afin de reconstituer une mini exposition à l’intérieur d’une grotte. Au mur de la grotte sont accrochés les fragments de chacune des œuvres. Lorsque l’on rentre dans la grotte munie d’une tablette, on doit retrouver les fragments et les assembler avec les bonnes œuvres. Et quand on y parvient, l’œuvre elle-même apparaît en réalité augmentée sur l’écran. La grotte de Paul Ahyi a été réalisée avec Pierrick Chahbi qui a fondé Wakatoon, une start-up française qui transforme un coloriage en dessin animé et le Woelab.

« Le Baiser » de Paul Ahyi à l’Hôtel de la Paix à Lomé. Photo: D.R.

Dans le parcours de « Lomé + » on passe par le passé, le présent et le futur de la ville de Lomé au travers de QRode. Il n’y a aucun texte dans l’exposition, il est obligatoire d’avoir un téléphone. Lorsque l’on rentre dans l’exposition, la première œuvre est une installation de fibres végétales au sol, en alotime, l’arbre avec lequel on fait les cure-dents, et dont le nom a donné celui de la ville de Lomé. « On rentre dans l’expo et immédiatement on a l’impression de marcher dans une forêt. » Une commande faite à l’artiste Kokou Nouwavi, artiste plasticien et responsable de la Case des Daltons. Un lieu atypique à Lomé, où sont organisés des concerts, des expositions, des rencontres. Un lieu conçu comme un village, un village dans la ville. Parce que comme le dit souvent Sename, le village, ça marche, il y a une cohésion et une entraide qui n’existent pas dans la ville.

La case des Daltons. Photo: D.R.

Le présent est illustré par la fresque documentaire en 6 chapitres commandée à l’artiste réalisateur et rappeur Elom 20ce, Aux Impossibles Imminents. Chaque vidéo suit une des figures de la ville et nous raconte son histoire. « C’est un prétexte pour montrer la ville, l’expliquer et en faire connaître des aspects méconnus. La vidéo consacrée à l’artiste musicienne Kezita se passe beaucoup sur la plage et c’est une manière pour nous de parler de l’érosion côtière, des enfants de la rue, des femmes qui dorment sur la plage la nuit parce qu’elles viennent travailler depuis les villages et ne rentrent chez elles que le weekend.»

L’exposition se termine avec les photos de Silvia Rosi, photographe togolaise, basée à Londres, autour du « Sihin », le mot Ewe pour l’anneau de tissu que les femmes porteuses mettent sur leur tête afin de la protéger et de stabiliser la charge. « Ma grand-mère était vendeuse au marché d’Assigame à Lomé. Après avoir perdu la vue à la fin de la quarantaine, elle a été forcée de quitter le métier. J’adore regarder son Sihin », confie la photographe.

Lomé une cité féminine

Cela permet de parler des femmes, qui sont une des caractéristiques de la ville, car Lomé est une des seules villes en Afrique où il y a plus de femmes que d’hommes. La ville de Lomé a même été fondée par des femmes : les nanas Benz, ces femmes d’affaires togolaises qui ont fait fortune avec la distribution du Wax dans toute l’Afrique. Ces femmes ont joué un grand rôle à plusieurs moments de l’histoire de Lomé. « Une ville construite par les femmes, politiquement, économiquement… » rappelle Sename.

Séname présente aussi dans l’exposition une installation où il met en scène ce qu’il imagine pour le futur de la ville. « C’est une mise en espace de ce qu’on fait à Lomé avec les Woelabs. Notre tentative de bricoler la smart cité en créant des lieux d’innovation qui transforment la ville . » C’est sa première exposition en tant que commissaire qui lui a été commandée en raison de son engagement dans les Woelabs. Pour cette exposition, le Woelab a développé l’application de navigation dans l’exposition, ainsi que le jeu en Réalité Augmentée. Il s’avère, en effet, qu’en interviewant Sename, c’est tout l’éco-système numérique du Togo que je découvre.

Un écosystème fondé au départ sur une vision forte. Celle d’un territoire connecté, prenant le contre-pied de la smart cité traditionnelle qui se développe souvent dans une logique utilitariste, et en dépit des populations. Ici il s’agit au contraire de créer des espaces d’innovations à l’échelle des quartiers dans un esprit de « démocratie technologique ». Pour mieux appréhender le projet des Woelabs et entrer en contact avec l’éco-système numérique Togolais, en temps de coronavirus, je me suis rendue dans un des espaces, le Woelab 0, situé entre un marché et le ghetto, proche d’une déchetterie à ciel ouvert et en bordure de rails de chemin de fer. C’est mon immersion à l’intérieur des fablabs à Lomé que je vous ferai découvrir dans une seconde partie de cette chronique.

Isabelle Arvers
publié en partenariat avec Makery.info

En savoir plus sur le tour du monde art et jeu vidéo d’Isabelle Arvers.

retour sur Laval Virtual 2020

On vous l’avait annoncé il y a presque un mois déjà, le festival Laval Virtual s’est maintenu dans le virtuel, parachevant ainsi sa raison d’être. L’idée était de proposer autre chose que de simples diffusions et interventions plus ou moins heureuses sur les réseaux sociaux, dont on a été abreuvées jusqu’à la nausée durant le confinement…

Plus d’une semaine après la fin de cette édition 2020 très particulière, l’heure est donc au bilan. Et celui-ci est exceptionnel. Du 22 au 24 avril dernier, plus de 10000 avatars se sont retrouvés sur la plateforme dédiée pour participer à cet événement en assistant à des conférences, des rencontres professionnelles, des compétitions entre start-ups et à la remise des Awards couronnant des projets en VR. Rappelons aussi que l’exposition Corps Réel / Corps Virtuel regroupant une quinzaine d’œuvres reste visible dans l’Art&VR Gallery du RectoVRso jusqu’en vril 2010 !

Cet évènement fera date et, on l’espère, des émules enflammés… A priori, ce sera le cas pour l’édition 2020, du Burning Man également annulé pour cause de pandémie. Mais comme pour Laval Virtual, les festivaliers se retrouveront fin août sur une plateforme dédiée, baptisée Virtual Black Rock. Sans les contraintes physiques du désert du Nevada, ce grand carnaval freaks promet d’être encore plus délirant dans le multivers.

Cela prouve, si besoin était, qu’il y a bien de la vie dans le multiverse. De la mort aussi, comme on a pu en juger il y a peu avec la procession organisée par des joueurs de Final Fantasy XIV pour rendre hommage à une joueuse décédée des suites du coronavirus. Rompant avec l’action du jeu, les personnages des joueurs arborant des couleurs sombres et portant des ombrelles ont marché tranquillement de la cité d’Ul’dah jusqu’à l’Arbre Gardien, lieu symbole de ce monde virtuel s’il en est.

Laurent Diouf

Exposition Corps Réel / Corps Virtuel, jusqu’en avril 2021.
> https://rectovrso.laval-virtual.com/edition-virtuelle-2020/

Burning Man 2020, Virtual Black Rock
> https://burningman.typeform.com/to/aJQ7y9/

Retour sur la 15e édition du festival Gamerz

Pour ceux qui ont connu les années 80s, c’est un grand flash(back) qui les attend en poussant la porte de la Fondation Vasarely à Aix-en-Provence où se tient Digital / Alter, l’exposition centrale de la 15e édition du festival Gamerz. Sur une table, juste en entrant, trônent quelques téléphones orange à touches et des minitels marron. À l’époque, l’idée qu’un réseau planétaire et des smartphones allaient profondément modifier notre rapport au monde relevait encore de la science-fiction… Depuis, cette modernité télématique est devenue vintage, propice à une archéologie des médias. C’est la démarche du PAMAL_group qui, avec cette installation intitulée 3615 Love, a ressuscité des oeuvres appartenant à la protohistoire de l’art numérique comme les Videotext Poems conçus par Eduardo Kac en 1985-86.

PAMAL_group, 3615 Love

Continuant notre déambulation dans ce lieu exceptionnel, nous passons devant la vidéo de Julius von Bismarck, A Race For Christmas, qui nous laisse un peu pantois, mais il faut dire que nous n’avons jamais focalisé sur un cheval fut-il déguisé en… cheval ! Reste que l’idée, aussi saugrenue soit-elle, nous oblige à mettre en question notre regard, à douter de ce que l’on voit. Expérience troublante. L’ensemble monographique d’Olivier Morvan propose aussi de nombreuses pièces qui interrogent notre perception en pointant ce qui est absent… Aucune personnalité sous le projecteur devant la forêt de micro (Le Cercle de Craie), personne non plus sur le fauteuil roulant qui semble pourtant en mouvement (Morituri I)… Qualifiées de « petites usines à fiction », ces évocations fantomatiques témoignent d’un travail qui s’échelonne de 2007 à 2019.

Olivier Morvan, Le cercle de craie

Plus loin, nous stoppons devant deux autres vidéos. Poor Magic de Jon Rafman, qui alterne une avalanche de personnages 3D, se bousculant et tombant sans fin, avec des textures plus organiques (i.e. des images d’une coloscopie…) dans lesquelles s’incruste la silhouette d’un avatar bleu. I Am Sitting In A Room d’Antonio Roberts, qui s’inspire d’Alvin Lucier, nous permet de visualiser la détérioration de fichiers informatiques, matérialisée par la dégradation d’un texte à l’écran. Nous pénétrons ensuite dans la Salle 4 entièrement consacrée à France Cadet. On y retrouve ses androïdes, parfois dans d’étranges postures, qui nous dévisagent en clignant des yeux. On y découvre également un bestiaire (Hommage au Dodo, Galerie d’espèces disparues), un cabinet de curiosités sous forme de vieilles cartes scolaires (Leçon de choses 2.0), des fichiers bio et anthropométriques (Facs Face ++) et une installation vidéo en sept tableaux retraçant les étapes de la gestation d’un robot (Demain Les Robots). Ces créations offrent une deuxième lecture, un surcroît d’information, grâce à l’utilisation de lampes avec filtres polarisants qui agissent comme révélateur d’encre invisible.

France Cadet. Demain les robots.

Fin de partie avec L’Intrigue de Fabrice Métais, une collection de petites pièces bricolées (collages, dessins, photos, tablettes…) qui raconte en pointillé une histoire énigmatique. Mais qui est donc cette mystérieuse Amandine dont témoignent ici des indices de sa présence à la mer, dans une chambre, en triangle… Il faut se rendre à l’Office du Tourisme d’Aix-en-Provence pour tester 3 installations ayant en commun une interface de jeu vidéo. Celle de Manuel Braun & Antonin Fourneau réinvente une nouvelle manière de jouer, en démultipliant le nombre de participants à ce bon vieux PacMan dans une ambiance cosy (Eggregor 8). Les deux autres dispositifs « jouent » sur le texte. Par substitution de mots pour La Chair du jeu vidéo de Théo Goedert, qui « update » ainsi des réflexions du siècle dernier sur le cinéma. Par débordement de la structure narrative avec Metalepse de Leslie Astier. Ces deux installations sont co-signés avec Robin Moretti.

L’ouverture du festival Gamerz a été marquée par une soirée de performances qui nous a permis de découvrir l’installation pilotée par Virgile Abela, Feedback Acoustique. Reprenant le principe du pendule, ce dispositif se présente sous la forme d’une boule de plexiglas qui laisse entrevoir deux haut-parleurs, une motorisation et un système de contre-poids. Suspendu, l’objet oscille en émettant une plainte synthétique, modulée au rythme du mouvement obéissant à la loi de la gravité. À terme, cette installation devrait compter 4 sphères. Dans un genre radicalement différent, François Parra & Fabrice Césario (alias PACE) ont combiné effets de voix et zébrures de synthé modulaire. eRikM et Stéphane Cousot ont ensuite pris le relais avec leur performance audiovisuelle Zome. Les images diffractées, dont les ombres mouvantes dépendent des objets utilisés par Stéphane Cousot pour les modifier, tempéraient un peu les fulgurances noisy qui s’échappaient des machines d’eRikM. La prochaine performance réunira notamment le collectif chdh (Nicolas Montgermont & Cyrille Henry. Les œuvres sont visibles jusqu’au 24 novembre.

Laurent Diouf

Festival Gamerz, expositions, workshops, conférences et performances
Aix-en-Provence, jusqu’au 24 novembre
> http://www.festival-gamerz.com/

Lorsque l’on évoque l’hybridation entre la science du vivant et l’art à l’ère du numérique, il ressort immédiatement un nom : Eduardo Kac. Avec ses manipulations transgéniques « empruntées » à l’INRA qui rendent un lapin vert fluorescent, il est devenu le symbole du bio-art; sans que l’on mentionne par ailleurs les interrogations et controverses liées à une telle collusion… Eduardo Kac figure, bien évidemment, dans le tableau mis en exergue de l’exposition La Fabrique Du Vivant, présentée au Centre Pompidou.

Une sorte de galerie de l’évolution de la création artistique liée aux biotechnologies qui, dans un panoramique vertigineux, relie Mary Shelley (Frankenstein) et les biohackeurs qui proposent désormais des kits de modification génétique. Cet historique affiché rappelle aussi l’existence de précurseurs, telle Marta de Menezes qui réalise en 1999 une œuvre basée sur des manipulations morphogénétiques sur les ailes d’un papillon vivant. Ces balises remettent en perspective les pièces, récentes pour la plupart, présentées par les commissaires de l’exposition, Marie-Ange Brayer et Olivier Zeitoun.

À rebours de ce que l’on pourrait supposer, les dizaines de créations rassemblées pour cette exposition ne reposent pas toutes à 100% sur des protocoles high-tech. Certaines ne font que s’inspirer du design, des structures et de la texture du vivant. À l’image des AguaHoja Artifacts de Neri Oxman & The Mediated Matter Group accrochés à un mur comme des trophées. Avec leurs nervures, ces échantillons de matériaux biodégradables « forgés » par imprimante 3D ressemblent à des mues de serpents…

La plupart des pièces, cependant, font appel à des composants, des procédés ou des propriétés issus du monde organique, végétal ou animal. L’utilisation de biomatériaux permettant de jouer sur la lumière, la couleur… de concevoir des objets capables d’évoluer (!) et de répondre à l’exigence écologique de notre époque… d’ouvrir d’autres champs à l’innovation… Émanant d’artistes et de travaux de laboratoires, l’exposition s’articule sur 4 volets : Modéliser le vivant, Programmer le vivant, Ingénierie de la nature et Nouvelles matérialités.

Parmi les réalisations, citons notamment la lampe bioluminescente du designer Joris Laarman qui intègre des cellules de lucioles et est, de fait, un objet « semi-vivant » (Half Life Lamp). Dans un registre voisin, des algues sont à la source du fonctionnement de la lampe biocomposite d’Alexandre Echasseriau (Akadama) et de l’installation bioluminescente de Daan Roosegaarde (Glowing Nature). Prisonnières dans des boîtes de Petri où leurs propriétés (bioréceptivité, biophotovoltaïque, bioremédiation) sont misent en valeur, ce sont encore des algues qui sont utilisées par Bio-ID alias Marcos Cruz & Brenda Parker (Robotically extruded algae-laden hydrogel).

Des algues et des semences servent aussi de traceurs à Allison Kudla pour dessiner via une bio-imprimante 3D un paysage basé sur un algorithme de croissance végétale appliqué au développement urbain (Capacity for (Urban Eden, Human Error)). Les champignons sont également très prisés pour les propriétés du mycélium qui permet, par exemple, de souder de petites briques et d’élaborer des structures complexes et imposantes comme celles conçues par l’architecte David Benjamin (studio The Living), ou de fabriquer des objets comme des chaises par sédimentation et impression 3D (Mycelium Chair du studio Klarenbeek & Dros).

Même principe pour le projet XenoDerma développé par l’équipe de l’Urban Morphogenesis Lab qui utilise la soie de toiles d’araignée contrainte dans des armatures géométriques. Cette mise à contribution « forcée » est aussi appliquée aux abeilles dans la série Made By Bee de Tomáš Gabzdil (Studio Libertiny). Comme d’autres artistes pratiquant l’api-sculpture (Ren Ri, Stanislaw Brach, Luce Moreau, etc.), Tomáš Gabzdil préforme le cadre de l’activité des abeilles qui se font designers à leur insu et conçoivent ainsi des formes et des objets en cire selon la matrice fournie; ici en l’occurrence des vases (The Honeycomb Vase).

Sonja Bäumel & Manuel Selg ont choisi de s’intéresser aux bactéries colportées par l’homme (Metabodies). C’est la croissance et le « langage » de ces bactéries, que chacun héberge sur sa peau, qui sont rendus visibles grâce à l’ajout de GFP; la fameuse protéine verte fluo qu’utilise aussi Eduardo Kac. Rappelons qu’il a aussi injecté de l’ADN extrait de son sang dans une fleur (Edunia). Dans le genre, Špela Petrič injecte des hormones extraites de son urine dans le tissu embryonnaire d’une plante qu’elle place ensuite dans des sortes de couveuses où l’on peut observer l’évolution de ces chimères (Ectogenesis: Plant-Human Monsters).

Mais la pièce la plus surprenante est peut-être celle d’Amy Karle au titre plus qu’évocateur : Regenerative Reliquary. Là aussi, on observe au travers d’une sorte de bocal le squelette 3D d’une main, reconstitué à partir de cellules souches déposées sur une armature en matière biodégradable. Dans l’absolu, même si le temps d’une exposition reste trop peu important pour en mesurer pleinement les variations, cette relique futuriste se développe et donne l’impression, à terme, d’une croissance millimétrée et maîtrisée…

La Fabrique Du Vivant marque le troisième volet de Mutations / Créations, manifestation annuelle du Laboratoire de la création et de l’innovation du Centre Pompidou — auquel se rattache aussi la monographie de l’artiste brésilienne Erika Verzutti — et se parcourt aux sons de l’installation du compositeur Jean-Luc Henry, Biotope. Par intervalle, surgissent comme des cris d’animaux dans une jungle imaginaire et d’autres bruits incertains… Un dispositif interactif réagissant en fonction des visiteurs de l’expo; fruit d’un partenariat avec l’Ircam, comme le forum Vertigo qui réunit des universitaires, scientifiques, artistes et ingénieurs.

Au menu de ces rencontres art / science qui auront lieu du 27 au 30 mars, une présentation de projets réalisés dans le cadre des STARTS Residencies, programme européen de résidences artistiques liées à l’innovation technologique, un colloque (Composer avec le vivant), des tables rondes et débats avec des universitaires, chercheurs, ingénieurs et artistes autour des problématiques du design en science, de la modélisation du vivant, des biomatériaux, du génie génétique… En bonus, des concerts associés le 28 mars siglés Ircam Live qui verront notamment Robin Rimbaud alias Scanner qui réinterprétera Mass Observation (à l’origine, un album techno-ambient / electronica expérimentale paru, après ses premières captures de conversations, en 1994 sur Ash International et récemment réédité en version extended).

Laurent Diouf
Photos: D.R.

> La Fabrique Du Vivant, exposition du 20 février au 15 avril, Galerie 4 – Centre Pompidou, Paris
> Forum Vertigo, colloque, débats et concerts, du 27 au 30 mars, Centre Pompidou, Paris
> https://www.centrepompidou.fr

L’édition 2018 du festival Gamerz est axée principalement autour de deux expositions Master/Slave de Quentin Destieu à Marseille, et Digital Defiance, à Aix-en-Provence; ainsi que des ateliers et conférences. Exposition collective, Digital Defiance, a déjà refermé ses portes il y a quelques jours. Comme son titre l’indique, cette manifestation rassemblait des œuvres critiques envers la technologie envahissante et la redéfinition de notre appréhension du monde par le numérique.

Quentin Destieu, Maraboutage 3D. Photo: D.R.

Des Territoires recomposés de Géraud Soulhiol qui utilise des clichés de Google Earth en les morcelant et en les réagençant pour nous faire découvrir une cartographie imaginaire, aux gisants qui se mettent à léviter sous l’effet d’animations gérées par Harm van den Dorpel (Resurrections), en passant par les puzzles de Caroline Delieutraz qui invitent à voir différemment des tableaux (Sans Titre (La Tour de Babel)) ou des images satellites (Kamil Crater), et l’énigmatique objet sonore conçu par eRikM qui restitue de manière aléatoire des bribes de codes utilisés par les soldats amérindiens Choctaw durant la Première Guerre mondiale (La Borne) : ce panorama offrait de multiples points de vue sur cette reconfiguration, voire transfiguration, du monde et la « défiance » que cela suscite, avec en point d’orgue la Salle de brouillage de Julien Clauss. Une installation basée sur une trentaine de micro-émetteurs radio plaqués sur des plaques de cuivre et prolongés de câbles accrochés dans une salle blanche et dépouillée de la Fondation Vasarely où se tenait cette exposition. Balayant le spectre de la bande FM, les spectateurs-auditeurs pouvaient s’amuser à en capter quelques échos (bribes de conversation, interférences, bruits parasites, etc.) grâce à de petits transistors. Lors de la performance donnée pour le vernissage, Julien Clauss a joué avec cet entrelacs d’ondes invisibles, renforcé par un synthé modulaire qui apportait quelques modulations supplémentaires.

Julien Clauss, Agrégation de porteuses dans l’Ultrakurzwellen, performance en ouverture de l’installation Salle de Brouillage. Festival Gamerz, Fondation Vasarely, le 10/11/18. Photo: © Luce Moreau.

Dans cet esprit de mise en question des technologies, Quentin Destieu présentait de nombreuses pièces à Art-Cade, la Galerie des Grands Bains Douches à Marseille à deux pas du fameux mur de La Plaine… Intitulée Master/Slave, cette exposition se prolonge jusqu’au 15 décembre. Au travers de certaines œuvres, on imagine que la grande catastrophe numérique a déjà eu lieu. Ainsi avec les étranges mannequins qui portent les stigmates de bugs informatiques, matérialisation d’un Maraboutage 3D qui s’incarne aussi sous la forme d’une poupée vaudou hérissée d’aiguilles à l’effigie de Bre Pettis; personnage peu scrupuleux et vénal qui a breveté les principes de l’imprimante 3D développés par la communauté open-source pour en faire l’exploitation commerciale. Quentin Destieu s’est également amusé à fondre les composants d’un ordinateur pour en extraire de quoi fabriquer des outils primitifs (pointes de flèches, couteau, etc.) qui semblent sortir d’une deuxième préhistoire (Refonte, Gold revolution, Opération pièces jaunes). Le sarcophage qui renferme une réplique agrandie du premier micro-processeur — le seul à avoir été dessiné de la main de l’homme — renforce cette sensation d’immersion dans un futur antérieur où règne une « techno-primitive » (À cœur ouvert). Mais le dispositif le plus futuriste et humoristique est sans aucun doute ce dispositif qui permet à un poisson rouge, grâce à des capteurs, de se ballader dans son aquarium placé sur une petite plateforme robotisée (Machine 2 Fish) !

Laurent Diouf

Master/Slave, exposition de Quentin Destieu dans le cadre du festival multimédia Gamerz, à la Galerie des grands Bains-Douches à Marseille jusqu’au 15 décembre.

> http://www.festival-gamerz.com/gamerz14/