les prototypes de science ouverte

Comme réponse à l’Anthropocène, le réseau Hackteria encourage l’intégration et la démocratisation de la connaissance. Leurs prototypes ludiques permettent d’explorer des cosmologies alternatives, d’autonomiser des communautés en marge et de résister aux détournements militaires des technologies.

Open Science Hardware.Toutes les infrastructures de laboratoire génériques développées par GaudiLabs sont DIY (do-it-yourself) et open source et peuvent être construites avec des éléments recyclés et largement disponibles dans les produits de consommation courante (moteur de DVD, disques durs, ventilateurs d'ordinateurs) ou de designs ouverts pour la fabrication numérique.

Open Science Hardware.Toutes les infrastructures de laboratoire génériques développées par GaudiLabs sont DIY (do-it-yourself) et open source et peuvent être construites avec des éléments recyclés et largement disponibles dans les produits de consommation courante (moteur de DVD, disques durs, ventilateurs d’ordinateurs) ou de designs ouverts pour la fabrication numérique. Photo: © Urs Gaudenz.

L’Anthropocène est un âge où les humains sont devenus une force géologique majeure ayant transformé le paysage par l’agriculture, les sédiments de la terre par l’exploitation minière et jusqu’à l’atmosphère par des activités industrielles. Du monde microscopique des atomes et des molécules au macrocosme où nous prévoyons de terraformer des planètes entières, d’explorer et d’exploiter l’univers, la main et l’esprit humain ne laisseront rien intact. L’Homo Faber a pour règle une foi aveugle dans le progrès, censé améliorer notre destin en le modifiant, sans aucune intervention morale ni politique, par la pure et simple transformation des conditions matérielles. Les premières instances de l’image du faiseur et ingénieur, décrit comme Homo Faber, qui contrôle sa chance et son destin et peut même utiliser (voire détourner) la politique pour apporter le progrès technologique, remontent au IVe siècle avant J.-C.. Pour des raisons qui restent vagues et mystérieuses, cette expression est attribuée au grand bâtisseur romain de ponts et chaussées, Appius Claudius Caecus (dont le nom, Caecus, signifie « aveugle »). Appius incarne l’image de l’homme qui se bat contre la nature capricieuse et anarchique de l’univers.

Cette image d’Homo Faber s’est affinée au Moyen Âge, au cours des premiers débats scolastiques sur la raison et la volonté de Dieu comme autant de pouvoirs que les humains étaient censés imiter et maîtriser pour devenir les Imago Dei privilégiés. Paradoxalement, cette obsession théologique portant sur la volonté de Dieu comme pouvoir de création a inspiré les révolutions scientifiques et industrielles et l’ensemble du projet des Lumières, aboutissant directement aux excès des technocrates communistes et capitalistes du XXe siècle. Nous pouvons encore sentir ses effets dans le zèle millénariste et apocalyptique des mouvements Singulariste et Transhumaniste et leur image d’un démiurge (post)humain. Si la Silicon Valley n’apporte toujours pas sa fameuse « singularité » métaphysique, elle peut au moins révolutionner ceci ou cela, ou sauver les pauvres, ou les illettrés et le reste de l’humanité, grâce aux promesses d’une prochaine conférence TED.

Ludens Hackteria
Il est difficile de repenser les deux derniers millénaires de l’Anthropocène comme des tentatives variées de compréhension de nos rôles de faiseurs et de bricoleurs impliqués dans divers projets et cosmologies métaphysiques, qui souvent restent imprécis ou supposément intuitifs. Les projets d’Hackteria.org refusent cette cosmologie et ce solutionnisme irréfléchis de la Silicon Valley qui ambitionne de provoquer l’apocalypse pour sauver une version simplifiée d’un monde commun grâce à une prochaine technologie supposément adéquate. À l’attitude de l’Homo Faber, les membres d’Hackteria préfèrent celle de l’Homo Ludens à l’image des mouvements de la science ouverte et de la biologie ouverte, des makers et des hackers qui font renaître cette histoire oubliée du caractère ludique du bricolage. Ils remettent en question un « créateur de l’univers » solipsiste (l’artifex, le démiurge et l’Homo Faber) comme seule éventualité métaphysique et cosmologique de la relation que les humains et les dieux entretiennent avec leurs descendances matérielles et spirituelles.

Les bricoleurs d’Hackteria croient en la résilience et aux implications de l’imagination dans la science et la technologie actuelle, ce qui signifie tout simplement que les prototypes doivent servir des objectifs et des groupes idiosyncrasiques. Il peut s’agir de politiques anarcho-féministes ou trans-hack-féministes telles que les prototypes GynePunk Mobile Labs et BioAutonomy du collectif espagnol PechBlenda qui utilisent le circuit bending pour explorer les frontières de la biologie, de l’art et de la science queer. Leur récent projet démocratise et « libère » les instruments et les protocoles utilisés en obstétrique et en gynécologie pour permettre des diagnostics à faible coût, mais aussi de nouvelles expériences de sexualité humaine, une liberté « biologique » pour laquelle elles ont inventé le terme générique de « BioAutonomy » (1). L’expérimentation bio-électro-chimique trans-hack-féministe conteste ouvertement la biopolitique des mesures institutionnalisées de santé des femmes et les technologies GynePunk constituent un bon exemple du type de critique des projets patriarcaux de l’Homo Faber, dont l’optique de contrôle reste la face cachée des mesures de santé biopolitiques. Le projet GynePunk mène d’ailleurs à laisser derrière nous l’Homo de Ludens.

Loin de toute tendance chic du Bioart et du pathos de l’art des nouveaux médias, la bricoleuse d’Hackteria adore construire des prototypes ludiques pour soutenir l’éthique du geek et ouvrir les boîtes noires qui l’entourent afin d’explorer de nouvelles cosmologies et inviter de nouveaux groupes à utiliser et détourner les technologies. Même s’ils ne visent parfois que de simples « LOLs », ces projets peuvent aussi répondre aux besoins des différents pays à faible revenu, leur permettant de construire des équipements abordables et donner les moyens aux scientifiques amateurs, à travers le monde, de poursuivre leurs recherches.

Wild openQCM. Combiner deux cristaux de quartz hackés et un circuit d'hétérodyne thérémine pour transformer le bio-capteur openQCM en instrument de performance sonore.

Wild openQCM. Combiner deux cristaux de quartz hackés et un circuit d’hétérodyne thérémine pour transformer le bio-capteur openQCM en instrument de performance sonore. À la place des données, il est possible d’entendre les molécules qui interagissent. Photo: © Marc Dusseiller.

Prototypes sérieux pour cosmologies ludiques
La bricoleuse d’Hackteria s’apparente au philosophe mécanicien du XVIe siècle qui associait la science, l’art, la littérature, etc. Ses modestes projets servent des communautés très spécifiques et des intérêts souvent obscurs. Comme les alchimistes et philosophes mécaniciens, elle utilise le bricolage pour faire connaître sa cosmologie et sa politique unique, de manière plus réfléchie et ouverte, sans revendiquer de supériorité ni évoquer de motifs comme le sauvetage, la rédemption ou la fin du monde. Par ce biais, toutefois, elle remet en cause les institutions et les pratiques actuelles de la science : sont-elles assez démocratiques ? Créent-elles des attentes exagérées ? Sont-elles assez justes et inclusives pour une grande variété de régions, de groupes et de minorités du monde entier ? Sont-elles ludiques, poétiques et sources d’inspiration ?

Les bricoleuses d’Hackteria refusent tout simplement de subir le genre d’étrange « cécité » attribuée à Appius Caecus, qui a ouvertement ignoré les défis politiques et sociaux futurs en dehors de l’ingénierie et des domaines technologiques. Appius, dont les causes de la cécité sont oubliées, fut accusé de ne pas respecter les rites traditionnels propres aux temples, conspirant avec les plébéiens du sénat pour s’emparer du pouvoir, ignorant ses devoirs politiques et détournant des fonds au profit de ses projets d’ingénierie. Ces vieux racontars résument bien les défis actuels des politiques scientifiques et technologiques : le progrès qui sacrifie et bafoue les cultures et les minorités locales, le populisme et la manipulation de l’opinion publique, le monde des affaires qui prend les rênes de la politique et de tous les aspects de la vie. Même le grand projet d’ingénierie du passé, la Via Appia a tiré son nom d’Appius et nous oublions qu’elle a été financée par de l’argent public, par ce qui semble être un détournement de fonds, au détriment des objectifs d’une bonne gouvernance.

Ces accusations restent à prouver, mais elles hantent encore les différents débats sur le rôle idéal de la science et de la technologie à l’ère de l’Anthropocène. La participation du public et l’inclusion dans la science, le financement transparent et ouvert de la science et de la technologie, les brevets, les divisions technologiques et numériques et les différents appels à une science ouverte questionnent tous la puissance de l’Homo Faber aveugle. Nous savons que les solutions de secours scientifiques et technologiques ne suffisent pas à compenser un manque de bonne gouvernance, de justice et de vertu, qu’elles ne suffiront jamais pour assurer l’éducation, la participation ou tout simplement l’inclusion. La quête de connaissance est toute aussi importante que la quête de justice et d’égalité.

À l’heure actuelle, nous sommes désabusés par les institutions scientifiques et technologiques tout en étant confrontés à un besoin croissant de repenser notre rôle de fabricants d’outils, de bricoleurs et faiseurs. C’est exactement ce qu’Hackteria s’efforce de faire depuis sa création en 2009 et à travers ses nombreux projets (plus de 200) sur tous les continents. Si nous devions décrire les leçons de ces dernières années, susceptibles de définir le bricolage dans l’Anthropocène, la principale est la focalisation sur les prototypes et l’apprentissage expérientiel à la place de solutions universelles. Au lieu de fournir des solutions aux problèmes comme le font les Homo Fabers du MIT et des TED, Ludens, la bricoleuse Hackteria, conçoit des prototypes pour jouer avec d’autres humains à travers le monde. Elle croit que nous possédons les outils permettant à chacun de s’engager, comprendre, participer, bricoler, personnaliser, mais surtout démystifier les super-pouvoirs de notre science et de notre technologie, nos connaissances et nos rêves. Le but est de libérer la cosmologie de la technologie, mais aussi de la gouvernance et de créer des engagements encore plus variés et critiques entre la connaissance, l’imagination et le pouvoir. Les bricoleuses et bricoleurs d’Hackteria tentent de rendre la science plus banale, plus accessible, d’en faire un élément du quotidien, plus proche de nos autres pratiques, plutôt qu’un pouvoir élitiste et magique, qui ne servirait que les intérêts que d’une minorité.

Prototypes métaphysiques contre une utilisation militaire de la technologie
Les crises actuelles de l’Anthropocène ont ainsi fait émerger cette nouvelle génération de bricoleuses/eurs qui se sentent relativement proches des philosophes et artistes mécaniciens de la Renaissance ainsi que de leur recherche de cosmologies originales et de nouvelles façons de nous orienter dans l’ordre des choses. Nous appelons les prototypes créés par Hackteria des « cosmoscopes », des outils, qui apportent des perspectives uniques comme des expériences sociales (2). Ils incarnent les espoirs exprimés par Walter Benjamin dans son essai Sens Unique (3) où il résumait l’égarement et les ambiguïtés du début du 20e siècle, avant qu’il n’en devienne lui-même la victime : rien ne distingue davantage l’homme antique de l’homme moderne que son abandon à une expérience cosmique que ce dernier connaît à peine (4). Il s’est opposé à la réduction de notre cosmologie à celle apportée par les nouveaux dispositifs optiques, une expérience cosmique parmi tant d’autres, et déclare étrangement que le mode par défaut (qu’il appelle « classique ») était celui de l’intoxication, un mode qui crée un sentiment de communauté et de transcendance (aura) : l’intoxication, bien entendu, est la seule expérience à travers laquelle nous saisissons ce qui est absolument immédiat et absolument éloigné, et jamais l’un sans l’autre. Cela signifie, cependant, que la communication extatique avec le cosmos est quelque chose que l’homme peut uniquement faire de manière collective.

GynePunkFuge. Un moteur de disque dur recyclé, un support de tube imprimé en 3D, du hardware ouvert et la caisse sécurisée HardGlam assemblés pour une centrifuge GynePunk d'analyse des fluides corporels.

GynePunkFuge. Un moteur de disque dur recyclé, un support de tube imprimé en 3D, du hardware ouvert et la caisse sécurisée HardGlam assemblés pour une centrifuge GynePunk d’analyse des fluides corporels. Photo: © Paula Pin.

Il préconise la technologie qui est ouverte à la cosmologie en tant que relation, au-delà de notre cupidité et de notre besoin de contrôle qui, prévient-il, ne conduisent qu’à des horreurs telles que l’utilisation des forces de la Première Guerre mondiale, même si dans un nouveau mariage sans précédent avec les pouvoirs cosmiques (…) la technologie a trahi l’humanité et transformé le lit nuptial en une mer de sang (5). Pour Benjamin tout comme pour les bricoleurs/euses d’Hackteria, la technologie ne consiste pas à contrôler la nature, mais à explorer la relation entre l’humanité, le cosmos, et plus particulièrement les groupes opprimés partout dans le monde. La nécessité d’une telle technologie et cosmologie « auratique » se traduit par des outils qui soutiennent des expériences personnelles et communautaires à la fois proches et distantes.

L’objectif des prototypes sérieux destinés à la cosmologie ludique est d’inclure tout le monde dans le nouveau rôle de l’humanité vis-à-vis du cosmos et de ses différentes forces et échelles, que nous tentons peu à peu d’aborder. Communiquer de manière extatique (voire ludique et créative avec le monde extérieur grâce à la science et à la technologie) signifie adopter les valeurs de ces prototypes en tant que sondes dans de nouveaux collectifs et réseaux à la place de solutions qui perpétuent le statu quo. La seule autre alternative à ce nouveau mariage sans précédent des pouvoirs cosmiques à travers des prototypes est la guerre totale, contre laquelle un autre auteur du XXe siècle nous met en garde à travers son histoire du Projet Vietnam (6). J.M. Coetzee s’est également intéressé à l’étrange rapport (lorsqu’il n’est pas réfléchi) que la technologie entretient avec la mythologie et la cosmologie, souvent utilisé aux fins de destruction. Le début de l’histoire montre les différentes possibilités de la propagande de guerre et du détournement des technologies au Vietnam résumant avec brio les horreurs liées à tout notre arsenal militaire comme une tentative de briser la règle et les confins des « terres mères ».

Derrière toutes les vues de la techno militaire, nous percevons les ambitions cosmiques des « fils célestes » de la Terre (les humains et leurs fusées, etc.), qui tentent de briser un vieux mythe et de permettre à leur terre mère de s’accoupler avec de nouveaux mondes : pourtant le mythe fondateur de l’histoire n’a-t-il pas rendu obsolète la fiction de la terre et du ciel ? Nous ne vivons plus en labourant la terre, mais en la dévorant, elle et ses déchets. Nous avons signé sa répudiation par des vols en direction de nouvelles amours célestes. Nous avons la capacité de produire des créatures par le biais de notre pensée… En Indochine nous jouons la dramaturgie de la fin de l’ère tellurique et l’alliance du dieu-ciel avec sa fille-reine parthonégène. Si la pièce est mauvaise, c’est que nous avons été propulsés sur scène, encore endormis, sans connaître le sens de nos actes. À présent, je porte leur sens à la lumière dans ce moment aveuglant de la conscience méta-historique ascendante dans laquelle nous commençons à façonner nos propres mythes (7).

Dusklands (Terre de Crépuscule) est probablement le roman, qui résume le mieux ce côté sombre de l’Homo Faber et les technologies impliquées dans la cosmologie ou l’Anthropocène. Nos outils et nos technologies font toujours partie de certaines mythologies et cosmologies étranges, comme de plusieurs régimes de puissance et nous devons les interroger, expérimenter, impliquer les autres pour finalement éviter les horreurs de la destruction, de la guerre et de l’anéantissement afin de définir l’ère Anthropocène des bricoleurs/euses ludiques plutôt que celui des destructeurs : Notre avenir n’appartient pas à la terre, mais aux étoiles. Montrons à l’ennemi qu’il se dresse nu dans un paysage en train de mourir (8).

Denisa Kera
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015
traduction: Valérie Vivancos

(1) http://hackteria.org/wiki/BioAutonomy. Par Klau Kinky et Paula Pin.
(2) « Do-It-Yourself Biology (Diybio): Return Of The Folly Of Empiricism And Living Instruments » dans Bureaud, Annick & Malina , Roger & Whiteley, L. (Eds.) MetaLife. Biotechnologies, Synthetic Biology, A.Life and the arts. Cambridge, MIT Press, Leonardo e-Book series, 2014.
(3) One-Way Street and Other Writings, Penguin Modern Classics, 2009.
(4) ibid. 113.
(5) ibid. 114.
(6) J M Coetzee, Dusklands, Vintage, 1998.
(7) ibid. 28.
(8) ibid. 30-31.

critique en art et médias

Alessandro Ludovico est artiste, curateur, théoricien des médias et rédacteur en chef du magazine Neural. Il a publié et édité plusieurs livres et donne des conférences à l’international. Il a aussi été chercheur invité à l’académie Willem De Kooning de Rotterdam et enseigne à l’Académie des Arts de Carrare. En tant qu’artiste, il est co-auteur des œuvres Google WIll Eat Itself, Amazon Noir et Face to Facebook.

Alessandro Ludovico, Ars Electronica, 2011.

Alessandro Ludovico, Ars Electronica, 2011. Photo: © Rubra.

Doit-on plutôt considérer le numérique comme une tendance de l’art ou comme un medium artistique ?
Il ne s’agit pas d’une tendance. La définition du post-numérique énoncée par Kim Cascone qui date déjà d’une décennie laissait entendre que le numérique allait s’intégrer à notre vie quotidienne au point où on ne le remarquerait plus. Nous utilisons les technologies, les outils, les paramètres, les stratégies numériques sans même nous rendre compte qu’ils sont numériques. L’exemple le plus courant est celui de notre smartphone. Nous utilisons énormément de processus numériques de manière très instinctive, alors je ne crois pas que l’on puisse encore parler de tendance.
S’agit-il d’un medium ? C’est tout à fait discutable. Parce que nous définissons comme medium une infrastructure spécifique qui sert à transmettre du contenu du producteur au consommateur, ou bien de l’éditeur au lecteur. Ainsi, le terme numérique exprime une notion générale et, en soi, je dirais qu’il ne s’agit pas d’un medium. Mais il existe des medias numériques que nous pouvons plus facilement distinguer. L’Internet est-il un média ? Je m’interroge à ce sujet, parce qu’il a été défini comme le dernier média, le média convergent, dans lequel se déversent tous autres médias. Je pense le contraire, c’est-à-dire qu’il n’est pas un medium, mais un agent déclenchant la transformation de tous les médias que nous connaissons.

Quel peut être, aujourd’hui, le rôle d’un magazine traitant essentiellement d’art des médias ?
Chaque magazine devrait avoir pour objectif principal d’être vivant, ce qui signifie être en mesure de réfléchir à ce qui se passe tout autour, de l’assimiler et d’y contribuer. Mais précisément, parlons de l’art des médias, son rôle devrait, lui aussi, consister à pressentir, non pas les tendances, mais les changements en cours et enquêter à leur sujet. Ainsi, à travers ce processus qui consiste à assimiler puis à expulser d’autres signaux, en tant que média, un magazine devrait vraiment faire office d’antenne de réception de signaux cachés et les renvoyer à l’ensemble de la communauté pour leur permettre de s’améliorer, mais aussi d’évoluer.

Paolo Cirio, Alessandro Ludovico & Ubermorgen, Google Will Eat Itself

Paolo Cirio, Alessandro Ludovico & Ubermorgen, Google Will Eat Itself, The Premises Gallery, Johannensburg, 2005. Photo: D.R.

Pourquoi contextualiser les actions politiques que vous menez avec vos amis artistes dans des lieux d’art au lieu d’intervenir directement sur les médias ?
Nos projets visent à être à la fois des actions et des œuvres d’art. Nous les qualifions d’œuvres conceptuelles et elles sont toutes liées à l’Internet, mais il y a aussi de fortes motivations politiques en arrière-plan. Paradoxalement, nous avons également besoin d’une certaine forme de représentation physique de ces types d’action dans les institutions d’art. Par exemple, nous avons eu d’énormes retours dans la presse, pour Face to Facebook et nous avons parlé avec beaucoup de gens lors des présentations. Cela aurait pu suffire, en soi, comme œuvre d’art aboutie. Cependant, en même temps, il ne me semble pas essentiel que ce genre d’œuvres soit contextualisé et placé sur la chronologie de l’art des nouveaux médias parce qu’elles peuvent être analysées et perçues de différentes manières. Ce n’est pas un hasard si, depuis le début, nous nous efforçons de faire des œuvres conceptuelles. Ainsi, nous avons joué sur différents éléments pour les rendre vraies, les faire reconnaître comme telles parce que leur rôle était non seulement politique, mais aussi très artistique. Deux choses que je ne peux en aucun cas séparer.

N’est-ce pas le fait de les publier, au sens premier du terme, c’est-à-dire de les rendre publiques, qui fait de vos actions des œuvres ?
Certes, elles deviennent publiques, mais il y a aussi une intervention spécifique. Dans ce cas, l’objectif était de refléter les différentes « âmes » des actions. Par exemple, Face to Facebook a fait émerger trois angles différents dont nous avons dû tenir compte dans l’installation. Après un certain temps, l’un d’entre eux s’est avéré être les réactions personnelles des gens, tous les sentiments individuels, voire les affrontements et les menaces de mort que nous avons subis de la part de la sphère personnelle, la manière dont le projet a été perçu d’un point de vue personnel. Un autre angle, que nous appelons « performance des médias », englobe toutes les réactions de la presse selon des horizons et les pays très différents. Enfin, il y a la partie juridique, la manière dont nous avons dû nous battre sur le plan légal avec les avocats de Facebook pour nous protéger. Ainsi, toutes ces parties devaient être reflétées par l’installation, non seulement pour être compréhensibles, mais pour permettre aux gens de contextualiser l’œuvre dans la vie de tous les jours.

Vous semblez préférer le terme « post-digital » à celui de « post-Internet ». Est-ce parce qu’il est plus global ?
Oui, c’est exact. Je pense que le terme « post-Internet » a été plus fréquemment utilisé pour des œuvres, en particulier pour souligner une séparation ou un nouveau départ après deux décennies d’art sur Internet. L’étiquette « post-Internet » exprime la même idée que post-numérique, mais elle est plus précise. Quoi qu’il en soit, ces termes ne sont que des étiquettes qui tentent de communiquer en deux mots un concept plus complexe et qui sont parfois tout simplement trop utilisées. Dans mon cas, la terminologie s’appliquait précisément aux publications concernant l’actualité de ce domaine. L’ensemble de la recherche que j’ai menée pour le livre était censé démontrer qu’il n’y a pas d’alternance entre le traditionnel et le numérique, mais que les deux s’imbriquaient de plus en plus. Le post-digital les incarnerait tous les deux à la fois, dans le concept hybride auquel je faisais allusion plus haut.

Paolo Cirio, Alessandro Ludovico & Ubermorgen, Amazon Noir

Paolo Cirio, Alessandro Ludovico & Ubermorgen, Amazon Noir – The Big Book Crime, 2006. Photo: D.R.

Percevez-vous, actuellement, un rapprochement entre les communautés numériques et le monde de l’art ?
Si par les communautés numériques nous entendons les communautés numériques liées à l’art d’une manière ou d’une autre, alors oui, c’est certain. Cependant, s’agissant des soi-disant « arts électroniques » et l’ensemble du mouvement du « net art », la plupart de l’art numérique critique n’a jamais été complètement et officiellement reconnu par le monde de l’art contemporain. Bien sûr, à titre personnel, nous avons vu des œuvres exposées dans des galeries et des musées, mais il n’y a eu aucune rétrospective dans un grand musée officiel (comme cela a été le cas pour l’art vidéo) qui dirait, voici un nouveau chapitre de l’histoire de l’art contemporain. Mais oui, à mon avis, ce jour approche. Je suis dans l’attente du moment où cette reconnaissance officielle aura lieu. Un jour, un commissaire-star va jouer son atout et dire : vous savez, il s’est passé tout cela pendant 20 ans, et vous ne l’avez pas remarqué, mais je vais tout vous révéler à son sujet. J’attends ce moment avec impatience.

Pensez-vous que les musées, en général, devraient créer une extension de leurs expositions sur Internet comme le fait le Jeu de Paume ?
Oui, il s’agit de l’un des meilleurs exemples, à ma connaissance, de tentative de lien entre les deux dimensions. Je pense toutefois que ça n’est pas encore suffisant. Parce que si vous considérez ces deux choses, l’espace physique et l’espace en ligne, comme étant distinctes alors vous êtes dans une sorte d’ère pré-digitale. Ce que je veux dire, c’est que l’œuvre ne devrait pas se poursuivre en ligne, mais au contraire une partie de l’œuvre devrait être en ligne et l’autre partie dans l’espace physique. Il devrait y avoir une continuité entre ces deux dimensions.

propos recueillis par Dominique Moulon
Wroclaw, le 15/05/2015
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

Neural : http://neural.it

Derrick Giscloux

Envisager la création et production dans une optique philosophique et politique, c’est depuis sa création, le but de CreArtCom, compagnie/studio de création singulière qui opère au cœur de Lyon. À travers des expositions, des festivals, des conférences et des workshops, CreArtCom propose une réflexion sur le thème omniprésent de la Singularité (apparition d’une intelligence artificielle dans les décennies à venir, NDR), du partage, du hacking, de la culture du libre et de la création artistique contemporaine dans sa plus totale modernité. Rencontre avec son fondateur, Derrick Giscloux.

Utopia, la cité qui bouge, CreArtCom / Creative Art Company. Scénographie pour le festival Electrochoc #9

Utopia, la cité qui bouge, CreArtCom / Creative Art Company. Scénographie pour le festival Electrochoc #9, Bourgoin-Jallieu, Isère, 2014. Photo: © David Strickler.

Derrick, tu es à l’origine de Creartcom (Creative Art Company). Peux-tu revenir sur l’historique de cette structure, sa naissance, ses buts, ses fonctions ?
CreArtCom est une compagnie artistique et un studio de création. Notre médialab (studio de création en arts et technologies) est situé à Lyon (Pôle-ALTNET) et une seconde antenne est envisagée en 2017 à Saint-Étienne. La création artistique est le cœur de métier. Nous créons et produisons des œuvres numériques, sujets de réflexions sur l’impact des technologies sur l’homme contemporain, le corps humain, le corps social, la cité. Ma plus proche collaboratrice, Lise Bousch (également ma compagne) est anciennement chargée de production de l’Opéra de Lyon. Cela élève notre niveau d’exigence et de savoir-faire en termes de production. Ensemble, et avec une équipe étendue, nous avons mené, entre autres, la direction, l’écriture et la production pour plusieurs éditions du festival Electrochoc entre 2012 et 2014, avec notablement une exposition d’art robotique et des choix de performances utilisant des IHM [Interactions Homme-Machine]. Progressivement les œuvres de CreArtCom sont de plus en plus ambitieuses. Pour 2017, l’équipe de CreArtCom conçoit une œuvre interactive basée sur un robot original (non anthropomorphique), conçu en partenariat avec des écoles spécialisées, des start’up et un Labex [Laboratoire d’Excellence, NDR].

Tu es aussi directeur artistique, musicien, concepteur, programmeur informatique et plus encore. Peux-tu présenter ton parcours ?
Depuis 2006, je travaille sur des projets très variés, en direction artistique, en écriture, en conception et en studio sur la réalisation. Je suis un artiste hybride et je contribue à des réalisations en art interactif orienté spectacle vivant et auprès d’artistes contemporains. Cela m’a permis de participer à quelques beaux projets : l’inauguration de la Tour Oxygène (deuxième building lyonnais), la création et l’enregistrement comme guitariste d’un opéra contemporain avec l’Ircam (Les Nègres de Michaël Lévinas sur le livret de Jean Genet), l’inauguration de la réouverture d’un grand cinéma lyonnais d’art et d’essai (Le Comoedia), la participation à la création du Big Bang Numérique d’Enghien-les-Bains (BBNE). Sans oublier le répertoire d’art interactif imaginé et produit avec CreArtCom. Durant deux saisons, j’ai écrit le projet arts numériques du festival Electrochoc (l’édition 8 Rendez-Vous en Territoires Infinis et l’édition 9 Utopia).

Quelles sont les raisons de cette pluridisciplinarité ? Goût ou nécessité ?
J’ai toujours suivi les courants d’avant-garde. Musicien, je touchais déjà à tous les styles et dans toutes les situations, sur scène, en studio, en solo, avec des orchestres, derrière mes guitares électriques, Midi, augmentées ou simplement acoustiques. Aujourd’hui peu importe que cela soit du design sonore, des dispositifs de lumière ou des scénographies interactives, je conçois, réalise et produis les œuvres qui m’intéressent et uniquement celles-ci. Pour cela, je tiens à remettre en question les systèmes établis. Je déteste le conformisme et le conservatisme. J’affectionne la rigueur et l’engagement, la créativité et l’effort d’où ma triple accointance pour les mondes artistiques, scientifiques et sociétaux. C’est ce positionnement qui m’a conduit à monter une entité telle que CreArtCom, mais aussi à fonder ALTNET.

Hackerspace, CreArtCom / pole ALTNET

Hackerspace, CreArtCom / pole ALTNET. Photo: D.R.

Peux-tu nous en dire plus sur Altnet justement ?
Le Pôle-ALTNET abrite une galerie d’art, un hackerspace, un medialab et une boutique d’informatique libre. Ce lieu est autogéré, c’est une fabrique indépendante consacrée à la culture numérique et qui accueille une communauté hétérogène : une vingtaine d’associations et d’entreprises et de nombreux porteurs indépendants de projets innovants, culturels, artistiques liés au numérique. Il s’est progressivement constitué un public diversifié autour d’un programme de rencontres variées : des expositions d’art numérique, des workshops, etc. Nous avons eu la chance de recevoir des personnalités comme Mitch Altman (TV-be-Gone, Drawdio), Mathieu Rivier et sa table tactile à facette, Lionel Stocard et ses mécanos mobiles, ou encore Arnaud Pottier (Golem). Enfin nous menons un cycle de rencontres nommées Les Dossiers de l’Écran, dédiées à l’impact des technologies sur la société, en partenariat avec l’association transhumaniste Technoprog, le Parti Pirate, Illyse (FAI associatif) et d’autres. Chaque conférence est consacrée à un sujet contemporain touchant au numérique et à la civilisation suivie d’un débat entre participants.

Tu le disais, Altnet abrite également un hackerspace. À quoi sert-il ? Qu’y fait-on ?
C’est le premier hackerspace de Lyon. Nous l’avons fondé en communauté. Le LOL — acronyme de Laboratoire Ouvert Lyonnais et palindrome de Lyon Open Lab — est un lieu de rencontre entre informatique, sciences et techniques. Tous types de profils d’adhérents y passent : étudiants, ingénieurs ou informaticiens en poste, chercheurs, et des hackers. Globalement la fonction d’ALTNET est de mettre le numérique au service des droits individuels et de l’intérêt général, de contribuer à une véritable culture du numérique sur le territoire. Les propriétaires de nos locaux ont été eux-mêmes impliqués au commencement de la démocratisation de l’informatique domestique dans la création d’entreprises de vente et services informatiques. Le cadre des propositions au public sous-tend une économie contributive. C’est une économie de la collaboration et du partage qui fait exister une programmation. Parmi quelques démonstrations de cette philosophie, nous proposons un Internet distribué par un FAI associatif (iLLYSE), et un hotspot WiFi qui est accessible sans mot de passe. La culture libre c’est l’avenir.

La philosophie de CreArtCom, concrètement, c’est quoi ?
En tant qu’artiste, je m’inspire des problématiques qui impliquent différents scénarios d’avenir déjà décrit depuis longtemps par les auteurs de science-fiction. Je fonde également mon œuvre sur ce champ. La cybernétique nous apprend que le tout surpasse l’ensemble de ses parties, que l’homme est plus performant que ses organes pris séparément, ou qu’un ordinateur possède des propriétés supérieures à la somme de ses composants. Si l’on comprend qu’un réseau d’ordinateurs aussi étendu, pénétrant et puissant que l’Internet implique, à terme, la naissance d’un organisme que nous n’imaginons pas encore, on peut comprendre alors que c’est à travers son rapport à lui-même et à son prochain que l’homme va fonder sa capacité de persistance. En somme la survie de l’homme face au cauchemar démiurgique qu’il est en train de réaliser dépendra de son empathie envers son environnement, et pas de son économie ou son niveau technologique.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015

> http://www.creartcom.eu/
> http://derrickgiscloux.free.fr/

Première foire allemande dédiée aux arts médiatiques dirigée par Annette Doms, Unpainted regroupe les galeries internationales soutenant les artistes aux technologies de leur temps. Au même moment, le Lenbachhaus consacre une exposition à Gerhart Richter intégrant, lui aussi, le médium numérique dans sa pratique artistique.

Addie Wagenknecht, Asymmetric Love, 2013. Photo: D.R. / Courtesy XPO Gallery.

À la DAM Gallery de Berlin
Il y a, tout près de l’entrée de l’exposition se tenant au Postpalast de Munich, cette œuvre livresque d’une blancheur absolue qui nous questionne : Forgot your password ? Réalisée par l’artiste allemand Aram Bartholl s’appropriant les cultures numériques depuis le milieu des années 2000, elle est présentée par Wolf Lieser de la DAM Gallery de Berlin. Les huit volumes qui la composent révèlent 4,7 millions des 6.458.020 de mots de passe qu’un groupe de hackers russes auraient extirpés des serveurs de LinkedIn en 2012. Une part non négligeable de ce trophée ayant fini par émerger sur la toile, Aram Bartholl s’en est saisi pour imprimer les codes d’accès que le public peut scruter en se posant une autre question : mon secret est-il révélé ?. Cette œuvre symbolise parfaitement l’ère post-digital dans laquelle nous sommes entrés, quand le numérique est partout, y compris dans les objets inanimés et jusqu’au sein du marché de l’art, une étape nécessaire à la reconnaissance du médium numérique dans l’art contemporain. C’en est fini des débats sans issue relatifs la pérennité des œuvres de médias variables. Elles sont là, en galerie, et les collectionneurs peaufinant leurs profils LinkedIn aussi.

Aram, Bartholl, Forgot Your Password?, 2013. Photo: D.R. / Agoasi. Courtesy DAM Gallery.

Sur le stand de Cimatics Agency
Nicolas Wierinck, fondateur de Cimatics Bruxelles, a décidé de consacrer un solo show à Frederik de Wilde. On se souvient de cet artiste belge clamant sa création du noir le plus noir du monde au retour d’une résidence passée à la Rice University de Houston réputée pour ses recherches en nanotechnologies. Le petit carré d’un noir composé de nanotubes de carbone absorbant tout particulièrement la lumière et rebaptisé Hostage en 2010 lui autorisant ce geste artistique à la radicalité comparable à celle d’Yves Klein protégeant son International Klein Blue en 1960. Mais déjà, en 2010, Frederik de Wilde projetait la production de sculptures recouvertes partiellement ou totalement par son noir si particulier ! Et c’est chose faite, car la valise intitulée NASABlck-Crcl #1 qui est exposée à Munich semble littéralement trouée en sa partie centrale par le disque de nanotubes de carbone qui a été produit en collaboration avec la NASA. Cet objet évoque aussi la boîte-en-valise de Marcel Duchamp, en cela qu’elle représente l’artiste et son concept, sans omettre la part de ready-made inhérente au noir que l’artiste belge s’approprie. Duchamp nous rappelant que l’on prend note de la présence d’un ready-made plutôt que de le contempler, comme on prend acte de l’absence apparente de matière là où un noir sans reflet aucun recouvre NASABlck-Crcl #1.

Frederik de Wilde, NASABlck-Crcl #1, 2013. Photo: D.R. / Courtesy Cimatics Agency.

Galerie Charlot
Les œuvres de Christa Sommerer, Laurent Mignonneau et Jacques Perconte se partagent l’espace dédié à la galerie Charlot que dirige Valérie Hasson-Benillouche. On y découvre notamment une vidéo générative de Jacques Perconte ayant préalablement filmé un plan-séquence avant d’en traiter les algorithmes de compression avec une extrême précision. Au nord-est de l’île de Madère, du sommet des falaises, on peut apercevoir à une centaine de mètres de la côte un rocher bercé par les vagues […] L’océan n’a jamais de cesse de renouveler ses caresses salées, nous dit-il, alors que toutes les particules de l’image se renouvèlent sans jamais se répéter. Ses paysages filmiques, l’artiste français les envisage d’une manière résolument picturale. Des applications qu’il expérimente, il ne retient que les approximations. Pourtant, il n’y a pas plus d’accidents dans ses films qu’il n’y en a dans les peintures de Jackson Pollock. Tout nous apparaît contrôlé bien que rien n’ait été véritablement prévu. Avant une exposition, il arrive même à l’artiste de modifier quelque peu ses « réglages », comme pour mieux s’adapter au contexte, préservant ainsi les spectateurs de toute forme de répétition. La structure même des caresses prodiguées au rocher de Madère par les vagues se renouvelant plus encore.

Jacques Perconte, Santa Maria Madalena Rocha (Madeira), 2013. Photo: D.R. / Courtesy Galerie Charlot.

XPO Gallery
Philippe Riss, de la XPO, a lui aussi fait le voyage depuis Paris pour soutenir ses artistes, dont l’Américaine Addie Wagenknecht qu’il vient tout juste d’intégrer dans sa galerie. Celle-ci est à l’origine du lustre qui est suspendu au-dessus de nos têtes et attire notre attention, car des caméras de vidéosurveillance ont pris la place des ampoules ou chandelles. Cette œuvre, en édition de deux avec épreuve d’artiste et intitulée Asymmetric Love, est en tout point semblable à celles qui ont été acquises par deux collectionneurs durant la première vente d’art numérique organisée en octobre dernier chez Phillips, New York. Le monde change et le marché s’adapte ! Mais il est aussi intéressant de remarquer que cette œuvre cristallise parfaitement les étranges relations qu’entretient l’art au pouvoir. Les lustres de nos institutions symbolisant parfaitement le pouvoir que l’artiste dénonce dans l’usage des caméras qui nous surveillent. Ajoutons à cela que cette sculpture à l’ère du numérique et des réseaux évoquant les assemblages de téléviseurs de Nam June Paik des années soixante, nous est présentée dans un contexte marchand où la collection est aussi l’expression artistique d’une douce puissance ! L’œuvre d’Addie Wagenknecht, bien au-delà de son évidente plasticité, est plus complexe qu’il n’y paraît.

Laurent Bolognini, F Vecteur II, 2013. Photo: D.R. / Courtesy Louise Alexander.

Louise Alexander
Frédéric Arnal, qui dirige la galerie Louise Alexander entre Paris et la Sardaigne, a assemblé quelques pièces de Laurent Bolognini, Miguel Chevalier, Pascal Haudressy, Sabine Pigalle et Jay Shinn. Laurent Bolognini a étudié la photographie pour enfin travailler la lumière appareillée de moteurs. Ses recherches s’inscrivent donc dans la continuité des pratiques cinétiques et lumineuses qui ont émergé au début des années soixante. Et ses œuvres, qui souvent se ressemblent, sont pourtant très différentes les unes des autres. On y voit parfois la représentation d’infimes particules, parfois l’évocation de lointaines étoiles. L’extrême vitesse des moteurs aidant, se sont des dessins qui impriment nos rétines. Les spectacles de Laurent Bolognini émergent de l’invisible en tirant parti de la limite de notre vision, de sa relative imperfection qui sied toutefois aux cinéastes. Les circonvolutions de lumière étant aussi lisses que celles d’électrons ou de lunes. Ce sont en effet de petites expériences de laboratoire que l’artiste réalise dans les espaces de galeries ou musées, entre l’art et les sciences ! Car si l’art numérique est une tendance, c’est aussi une composante du corpus des relations art/science qui se cristallisait déjà dans les courants humanistes florentins de la Renaissance.

Pascal Haudressy, Saint François, 2012. Photo: D.R. / Courtesy Louise Alexander.

Pascal Haudressy
Des deux pièces d’une même série de Pascal Haudressy, l’une revisite l’histoire de l’art en évoquant le Saint François en méditation du Caravage alors que l’autre, représentant un cœur battant, emprunte davantage à l’esthétique de l’imagerie médicale contemporaine qui succède aux planches anatomiques d’antan. Le Saint François, dans sa fixité, est toutefois animé d’infimes vibrations comme le cœur de Somewhere we will Meet Again par l’instabilité des myriades de segments de droites qui en composent les contours. Il y a une forte unité de style entre ces deux images convoquant, l’une l’art et l’autre la science. Les vibrations qui les animent figurant parfaitement l’énergie inhérente à toutes les formes de vies, aussi éphémères soient-elles. Ce qui nous ramène au sujet originel du Saint François tenant dans sa main droite le crâne qui symbolise la vanité de nos existences terrestres. Et c’est en usant de micro mouvements que l’artiste met en scène cette vanité dans ce qui pourrait s’apparenter à la visualisation artistique de données corporelles.

Quayola, Captive (1), 2013. Photo: D.R. / Courtesy Bitform Gallery.

Bitform Gallery
Le solo show de la Bitform Gallery de New York dirigée par Steven Sacks permet de découvrir la série in progress des œuvres de Quayola rendant hommage au style non-finito de Michel Ange. Les modèles en trois dimensions des Captives, dans l’image, sont révélés par les fluctuations d’un marbre fluidifié par les algorithmes. Une documentation vidéo donne à voir le travail du robot industriel qui libère les prisonniers de leurs blocs de polystyrène. Et Quayola de citer le maître : Dans chaque bloc de marbre, je vois une statue aussi nettement que si elle était là, devant moi, façonnée et parfaite dans l’attitude et le geste. Je n’ai qu’à abattre les parois grossières qui emprisonnent cette adorable apparition pour la révéler au regard des autres et au mien, Michel Ange (1501). C’est ainsi que l’artiste italien vivant et travaillant à Londres a « renseigné » la machine afin qu’elle abatte des parois grossières, enseignant d’innombrables pliures à son bras mécanique. La précision du bras de la machine étant comparable à celle de la main de Michel Ange alors que l’esthétique des polygones préservés trahit l’usage, par Quayola, des technologies numériques avec lesquelles il a coutume de revisiter l’histoire de l’art.

Gerhard Richter, Strip, 2012. Photo: D.R.

Gerhard Richter
Quittons enfin le Postpalast pour se rendre au Musée du Lenbachhaus où se tient une exposition de Gerhard Richter. Et c’est dans les étages qu’une œuvre de la série Strip s’offre à nos regards en quête de précision. Les lignes horizontales qui la composent pourraient s’étendre à l’infini. S’en approcher consiste à en découvrir d’autres. Mais il faudrait avoir la vision préservée d’un enfant et la patience acquise par l’adulte pour toutes les observer. Sans omettre que cette série compte aujourd’hui près de 80 œuvres. Il s’agit de tirages numériques qui proviennent tous de la même peinture datant de 1990 : Abstraktes Bild (724-4). L’artiste allemand, dont on sait la grande diversité des styles, a divisé cette même peinture verticalement, encore et encore, jusqu’à n’en obtenir que des bandes de pixels qu’il a étirés par la suite. Gerhard Richter, après cinquante années de carrière artistique, n’a pas hésité à se saisir des technologies numériques afin d’aller plus en avant dans ses expérimentations se situant précisément entre le pictural et le photographique. Le fait que l’un des artistes contemporains parmi les plus cotés du marché exploite le médium numérique ne peut qu’encourager les initiatives comme celle d’Annette Doms, fondatrice d’Unpainted, la première foire d’art médiatique en Allemagne.

Dominique Moulon
MCD HS#10 v.2, octobre 2014 (non publié)

Bloggeuse, critique et commissaire d’exposition

Régine Debatty est commissaire d’exposition, critique d’art et fondatrice du blog We make money not art. Originaire de Belgique, elle vie entre Londres et Turin. Connue pour ses écrits à la croisée de l’art, du design, des sciences, technologies et problématiques sociales. Elle anime une émission radiophonique hebdomadaire et est co-auteur du livre New Art/Science Affinities et est aussi membre du Royal College of Art.

Régine Debatty. Photo: D.R.

Le succès de votre blog est-il imputable au fait que vous vivez réellement les multiples expériences que vous commentez en anglais en voyageant et en rencontrant ?
Probablement. Outre le contenu du blog, je suppose que les lecteurs apprécient l’honnêteté de mes commentaires et le fait que j’essaie toujours d’apporter un complément à une histoire au lieu de faire un simple copié/collé du communiqué de presse. Au fil du temps, j’ai aussi probablement acquis un ton singulier et mes centres d’intérêt sont clairement définis (même s’ils changent en permanence).

Votre statut de bloggeuse est-il apprécié partout de la même manière ou varie-t-il selon les contextes géographiques et culturels ?
Il varie, c’est certain, mais un peu moins à l’heure actuelle que par le passé. Le contexte géographique est, heureusement, devenu moins déterminant. À l’inverse, le contexte culturel compte toujours dès qu’il s’agit de nommer son activité. J’ai remarqué qu’avant beaucoup de gens me collaient l’étiquette de bloggeuse car cela donnait un côté critique et exotique (dans le monde de l’art). Maintenant, au contraire, ces mêmes personnes ont tendance à éviter de me qualifier de “bloggeuse” de peur de me vexer. Pourtant, je suis toujours aussi ravie d’être une bloggeuse. Il y a cette idée préconçue que l’activité de bloggeur n’est que le point de départ d’autre chose. C’est évidemment et heureusement le cas, mais je peux aussi exercer une activité de critique d’art ou de reporter en parallèle tout en me définissant comme bloggeuse.

En outre, ce qui a changé c’est que les départements marketing (se substituant aux services de presse ou aux commissaires) des grandes institutions culturelles se sont rendu compte que les bloggeurs constituaient une masse qui ne critique pas, ne pense pas et relaie volontiers et gracieusement les informations relatives à leurs événements. Je reçois régulièrement des emails complaisants de départements marketing qui se font « une joie » de me fournir des informations sur leurs expositions à venir, qu’ils m’exhortent à tweeter et à partager sans modération sur Instagram. Ne vous méprenez pas, je suis toujours ravie de promouvoir gratuitement des événements culturels indépendants si les organisateurs me le demandent gentiment et n’ont pas des budgets colossaux à consacrer à la publicité. En revanche, le fait de tweeter constamment au sujet d’une exposition qui n’a pas encore commencé en échange d’une réduction sur le prix de son catalogue ne correspond pas à mon idée d’une communication efficace.

Frederik de Wilde, N0t a Cr1me n°1, 2012. Photo: D.R.

Les technologies numériques sont-elles plus naturellement admises dans la sphère du design ou dans celle de l’art ?
Je ne crois pas. Bien sûr, tout dépend de ce que vous entendez par « art ». Si vous voulez parler de l’art contemporain que l’on trouve, par exemple, à la Frieze Art Fair, alors il est certain que ce milieu ne se préoccupe pas beaucoup de technologie, pas plus qu’il ne se préoccupe vraiment des questions et phénomènes qui façonnent la société contemporaine. Toutefois, s’il s’agit de l’art en général, je dirais que les artistes s’intéressent à la technologie au moins autant que les designers. Certains peuvent utiliser la peinture pour commenter une innovation scientifique, d’autre une rangée de guitares pour explorer les possibilités des technologies du numérique, mais ça ne rend pas leur point de vue moins pertinent ou moins intéressant que celui d’un designer. Bien au contraire.

Les questions d’ordre éthique que soulèvent les pratiques biotechnologiques dans l’art ne sont-elles pas parfois plus intéressantes que les réalisations elles-mêmes ?
Vous avez tout à fait raison, mais il y a aussi des exceptions remarquables. En toute honnêteté, à ce stade, je me moque du déséquilibre entre la pertinence des questions soulevées et la valeur artistique d’une pièce parce qu’en dehors de ces œuvres, je n’ai pas souvent l’occasion de discuter, d’aborder ou d’approfondir les questions liées aux progrès scientifiques. Quoi qu’il en soit, il est encore difficile pour le public ou la critique de juger clairement la valeur artistique de ces œuvres parce qu’elles sont complexes, décalées et souvent tellement anxiogènes qu’on a tendance à se cramponner aux éléments scientifiques et éthiques qui paraissent plus digestes et plus faciles à analyser. Par ailleurs, à cet égard, je doute que les comportements issus de la pratique de l’art numérique soient vraiment plus dignes. Il s’agit souvent de s’amuser de manière superficielle avec tout ce qui entoure la technologie numérique, parce que c’est “cool” et que ça permet d’assurer sa place sur des blogs à succès.

London Fieldworks, Null Object: Gustav Metzger Thinks About Nothing, 2012. Photo: D.R.

Quelle serait, selon vous, la création nano technologique la plus représentative de ces dernières années ?
Je dirais tous les travaux de Frederik de Wilde qui touchent à la nanotechnologie. Sans doute parce qu’à ma connaissance ce projet artistique semble être le seul qui aborde et utilise la nanotechnologie tout en ayant du sens. D’ailleurs, je l’ai interviewé récemment et il s’est avéré être un artiste singulier, intéressant et réfléchi.

Quelles sont les expériences les plus significatives quant à l’usage des neurosciences dans les champs de la création ces dernières années ?
J’essaie de réfléchir à cette question depuis un certain temps déjà, mais les avancées scientifiques en neurosciences m’impressionnent toujours tellement qu’il me serait difficile de choisir une seule expérience artistique pour vous répondre en étant juste. Cependant, je peux vous dire que j’ai beaucoup aimé la collaboration entre Gustav Metzger et London Fieldworks pour l’exposition Null Object: Gustav Metzger Thinks About Nothing que j’ai vu à Londres en 2012. Metzger est un artiste d’avant-garde qui a lancé le mouvement d’art « auto-destructif » en 1959.

L’idée de l’art « auto-destructif » consiste grosso-modo à démolir l’œuvre d’art et à reconfigurer l’acte lui-même en tant qu’œuvre. London Fieldworks a demandé à Metzger de s’asseoir sur une chaise pendant 20 minutes et de ne penser à rien. L’activité électrique de son cerveau était mesurée pendant qu’il était assis. Les électroencéphalogrammes ainsi obtenus ont été analysés et transformés en instructions envoyées à un robot industriel pour qu’il perce un trou dans un bloc de pierre. Il en a résulté un cube de pierre de 50 cm de haut contenant un « vide » qui représente ce qui se passe dans le cerveau de Metzger quand il ne pense à rien.

Régine Debatty, Claire L. Evan, Pablo Garcia, Andrea Grover, Thumb, New Art/Science Affinities, Miller Gallery, Carnegie Mellon University & CMU STUDIO for Creative Inquiry, 2011. Photo: D.R.

L’aspect in progress des projets de recherche présentés dans les événements d’art et de technologie n’est-il pas de nature à repousser le public de l’art contemporain ?
Vous croyez ? J’ai pourtant l’impression que ça produit l’effet contraire. Les œuvres en cours de réalisation offrent un aperçu de la démarche artistique (le concept de « processus » est assez répandu dans l’art). Elles vous permettent de réfléchir avec l’artiste à ce que pourrait devenir la dernière pièce. Je pense que le public de l’art contemporain connaît bien la notion du work in progress. Il faudrait peut-être chercher ailleurs l’explication du manque d’attrait de ce public pour les événements mêlant l’art et la technologie. Mais, là encore, je suis sans doute très naïve…

À la Biennale de Venise, doit-on se lamenter quant au manque évident de créations technologiques ou se réjouir de la présence d’un nombre croissant d’œuvres qui sont conséquentes au numérique ?
Je n’ai pas vu dernière édition de la Biennale de Venise, il me serait donc difficile de vous donner une réponse très éclairée à ce sujet. Cependant, lorsque je me rends à ce type d’événements, je ne cherche jamais exclusivement des œuvres liées, de près ou de loin, à la technologie. De toute façon, je suppose qu’il y en aurait très peu. Je recherche plutôt un art de qualité ou du moins qui me touche. C’est toujours ma démarche, que je sois à FutureEverything ou à la Biennale de Venise.

Dominique Moulon
(mars 2014, en ligne)
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

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Commissaire d’exposition en Architecture et Design au MoMA

Paola Antonelli a étudié l’architecture et écrit sur le design avant de devenir commissaire d’exposition au sein du département d’Architecture et de Design du Musée d’Art Moderne de New York en 1994. Elle a enseigné la théorie à UCLA et Harvard, a publié l’ouvrage Masterpieces: Everyday Marvels of Design et codirigé l’édition du livre Design and the Elastic Mind.

Paola Antonelli. Photo: © Robin Holland.

Est-ce lorsque les designers abordent des questions sociétales ou politiques que vous les considérez comme des artistes ?
Pas du tout. Les designers doivent toujours faire face à des questions politiques et sociales. Ce sont les artistes, en revanche, qui en sont parfois très déconnectées. Or, la différence entre le design et l’art est de moins en moins intéressante dans la mesure où beaucoup de designers utilisent les outils des artistes et certains artistes se réfèrent au design. Mais il est certain que les artistes ont le choix entre être responsables ou non à l’égard d’autres humains tandis que les designers doivent l’être par définition. Ainsi les designers, même lorsqu’ils fabriquent un iPhone, accomplissent un acte politique. À l’inverse, les artistes sont parfois complètement détachés du monde réel. Ceci dit, je ne connais pas suffisamment l’art pour en parler. Je connais très bien le design et l’architecture, alors quand les gens me posent des questions sur la relation et les différences entre le design et l’art, je m’en tiens à aborder ce rôle de responsabilité.

N’êtes-vous pas, au fil du temps, devenue experte dans les designers ne concevant ni mobilier ni véhicule ?
Ce n’est pas délibéré. C’est juste qu’il y a de moins en moins de meubles véritablement intéressants et qu’à la place on trouve énormément de choses passionnantes dans le domaine numérique. Je ne fais donc pas un rejet du mobilier ni des objets, mais je suis peut-être devenue plus exigeante à leur encontre. La période actuelle n’est sans doute pas idéale pour le design de meubles. Je pense que la culture, dans son ensemble, est devenue plus exigeante. Nous semblons tous vouloir davantage de substance et pour qu’un livre ou un objet existe nous lui demandons aussi une plus grande justification. Ainsi, nous identifions les déchets comme inutiles et reconnaissons, a contrario, un objet qui ajoute de la pertinence au monde. Cela pourrait expliquer pourquoi je suis devenue plus exigeante vis-à-vis des objets.

Museum of Modern Art, A Collection of Ideas, 2014. Photo: © Jonathan Muzikar.

Les meubles et les voitures incarnent le stéréotype que la plupart des gens associent au design. C’est pourquoi je m’en prends toujours aux meubles, aux voitures et aux véhicules. Mais en vérité, beaucoup de design de qualité est mis en œuvre, par exemple, dans l’infrastructure des véhicules. Si vous pensez aux voitures sans conducteurs, même si la voiture n’a rien de remarquable en elle-même, le design de l’infrastructure qui l’entoure est très intéressant. Ainsi, la grande réussite des designers et des architectes au cours des dernières années est de s’être débarrassés de l’entrave que représente l’échelle. Du point de vue du design, vous pouvez concevoir des réseaux, un objet, un véhicule, mais en réalité, la plupart des objets sont accessibles à travers des réseaux et des systèmes.

Acquérir des créations aux technologies variables dans un musée ne revient-il pas à collecter des instructions ou documentations plus que des objets ?
C’est vraiment intéressant. Je dirige un département de recherche et développement et nous organisons des salons sous forme de discussions qui abordent des sujets pertinents pour la société dans lesquels le MoMA se spécialise. Nous venons d’ailleurs d’en organiser un sur les objets hors-ligne, qui voient le jour sous forme numérique et deviennent ensuite des objets physiques. L’un de mes collègues, David Platzker, du département des Estampes et Dessins, a fait une excellente présentation sur le monde pré-numérique, abordant la manière dont les artistes faisaient de l’art en suivant des instructions. Il est donc amusant que vous souleviez cette question, car elle ne touche pas seulement le monde du numérique ; elle existait bien avant lui.

Museum of Modern Art, A Collection of Ideas, 2014. Photo: © Jonathan Muzikar.

En un sens, on peut dire que la façon dont nous acquérons le numérique d’aujourd’hui est similaire à celle dont l’art conceptuel a été acquis, car dans sa majorité il reposait sur des instructions. Aujourd’hui, si nous voulons acquérir des objets numériques, nous devons être très redondants. Par exemple, lorsque nous faisons l’acquisition d’un vieux jeu vidéo (comme Asteroids) l’opération consiste à en acquérir le code source (lorsque c’est possible), mais aussi la borne d’arcade, car même si nous ne la montrons pas, nous filmons des gens en train de jouer dessus. Nous sommes également très attentifs à l’acoustique. Ensuite, nous acquérons les émulations logicielles. En outre, si le programmeur/designer original est toujours en vie, nous nous entretenons longuement avec lui. Ainsi, nous possédons cette gamme d’éléments différents, tous très importants dans l’optique d’une conservation future. Bien sûr, ces éléments ne sont pas nécessaires pour la simple exposition du jeu en galerie, mais notre mission, en tant que musée, est de les préserver. Nous sommes donc extrêmement redondants et rassemblons des instructions et de la documentation.

Les technologies utilisées par les artistes de leur temps sont aussi celles du monde de l’entreprise. Est-ce pour cette raison que leurs pièces entrent au musée par le département design ?
Je m’intéresse à la technologie et je ne me soucie pas du monde de l’entreprise. Il est vrai que j’ai parfois accès aux technologies avant même qu’elles n’entrent dans le domaine de l’entreprise. On peut penser, par exemple, à Processing de Casey Reas. Cependant, il vaudrait mieux poser cette question à un commissaire d’art, car en ce qui me concerne, la technologie est une composante très naturelle du design et puisque je m’intéresse personnellement au design contemporain, je suis toujours attirée par les nouvelles technologies. Je gravite vers elles et j’attends que surgisse une expression pertinente du design appliquée à ces nouvelles technologies. Par exemple, je trouve Casey Reas pertinent et j’ai montré son application Processing, mais je n’ai pas montré ses fractales artistiques parce que, selon moi, il s’agit d’art. Je tiens vraiment à exposer du design et de l’interaction. Certaines personnes ont pu entrer au musée par la porte du design parce que les commissaires de design sont plus réceptifs, mais lorsqu’elles font de l’art, nous les laissons aux commissaires d’art.

Museum of Modern Art, A Collection of Ideas, 2014. Photo: © Jonathan Muzikar.

Selon quels critères le résultat d’une recherche alliant l’art à la science doit-il être exposé dans un musée d’art contemporain plutôt que dans un musée des sciences ?
Tout d’abord, chaque fois que mon nom apparaît, c’est toujours à propos de design, jamais d’art. Je pense que la relation entre l’art et la science est plus compliquée, à cause de l’esthétique. La relation entre le design et la science est vraiment formidable. J’ai organisé une exposition, il y a quelques années, intitulée Design and the Elastic Mind, qui tentait de mettre en relation directe des designers et des scientifiques, et j’ai vraiment adoré ce projet. Dans ce cas, il était clair qu’il s’agissait de design, d’esthétique, d’une intention d’interaction. Il ne s’agissait pas seulement d’un modèle scientifique. L’élégance, elle aussi, était transmise tout comme l’aura liée au fait d’ajouter quelque chose au monde. Parmi les meilleurs endroits qui génèrent ce sentiment, on compte la Science Gallery, à Dublin. C’est un musée des sciences fantastique en ce que le design fait partie intégrante de son ADN. Il s’agit donc vraiment d’une formidable alliance, parce que la question  »et si ? » est posée à la fois par les scientifiques et les designers, ce qui est fabuleux.

Un autre endroit de ce type est l’aile Welcome au Science Museum de Londres. Là encore, des collaborations incroyables se produisent entre designers et scientifiques. Sans oublier, bien sûr, le Welcome Trust d’Euston Square, à Londres, le Laboratoire, à Paris… Voilà ce dont je veux parler : du design et de la science, sans l’intercession de l’art. Vous pouvez voir où se situe la connexion. Je pense que lorsque les scientifiques travaillent avec des designers, ils se sentent heureux parce qu’ils ne subissent plus la pression ni l’examen critique de leurs pairs lié à la démarche scientifique. Ils sont donc libérés d’une rigueur absolue. Les designers, quant à eux, aiment vraiment avoir accès à des outils de pointe pour envisager des futurs possibles. C’est donc une excellente relation, qui s’intègre parfaitement à un musée d’art ou de design, mais qui pourrait tout aussi bien s’inscrire dans un musée dédié aux sciences. Il s’agit de nouveaux modèles de musées, au-delà de l’opposition obsolète entre les musées des sciences et d’art.

Museum of Modern Art, A Collection of Ideas, 2014. Photo: © Jonathan Muzikar.

Comment présenter des créations à échelle nanométrique ?
J’en ai exposé, mais je ne les ai pas collectionnées. Je les ai montrées à l’aide de photos prises au microscope électronique, il s’agissait donc exclusivement de représentations. C’est un peu comme l’architecture : dans un musée, vous ne pouvez jamais montrer l’architecture réelle, vous en exposez toujours des représentations. D’autant qu’à échelle nanométrique, il ne peut s’agir que d’une représentation, car l’optique cesse de fonctionner et doit être relayé par un microscope spécial qui envoie des électrons, puis reconstruit l’image numériquement.

Comment valoriser les cultures de l’Open Source dans un musée dédié à l’art ?
Dans ce cas, puisqu’il s’agit d’un musée d’art, vous devez toujours aussi prendre en compte l’esthétique et l’élégance. Pour moi, il ne s’agit pas de beauté, mais d’intention esthétique. Il doit y avoir une intention. Il est vrai que nous avons acquis un (voire plusieurs) projet Open Source. Nous avons également acquis des projets issus de financement participatif (crowdfunding). Nous avons notamment acquis le projet Open Source EyeWriter. Pour moi, la raison de l’acquisition d’EyeWriter, même si sa beauté ne saute pas aux yeux, c’est qu’elle est presque transcendantale. C’est un parangon tellement incroyable de la générosité dont l’Open Source est capable quand il est bien pensé et des meilleures intentions du design, que j’ai décidé de l’acquérir.

Museum of Modern Art, A Collection of Ideas, 2014. Photo: © Jonathan Muzikar.

Le MoMA tend à être un musée très positiviste. Le V&A a acquis un pistolet imprimé en 3D, ce que je ne ferai jamais. Je pense que le pistolet imprimé en 3D n’est pas seulement funeste ou pour le moins problématique, mais c’est aussi très laid. En fait, je travaille sur un projet en ligne sur le design et la violence. Dans ce projet, nous avons mené un débat dans le style d’Oxford de style sur le pistolet imprimé en 3D, mais la discussion s’est axée sur l’Open Source. Les deux acteurs du débat étaient le designer de l’arme imprimée 3D et Rob Walker. Je pense qu’il est important pour un musée de s’attaquer à l’Open Source mais, encore une fois, il ne faut pas que ce soit en vertu d’un effet de mode. Vous devez attendre afin de trouver un objet en Open Source qui soit un bon ajout au musée. Il s’agit toujours de trouver l’élément pertinent.

Dominique Moulon
(le 24 juin 2014, en ligne)
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

les mythologies du not yet
storytelling et recherche de pointe en impression 3D

Elles s’inspirent autant des êtres imaginaires de Borges, qu’elles empruntent à l’ADN des massifs coralliens : entre préciosités plastiques et prothèses organiques pour les décennies à venir, les « Mythologies du Not Yet » (pas encore) de Neri Oxman brouillent les pistes entre l’investigation scientifique et l’utopie fantastique. Véritables transgressions entre art, sciences et design, ces impressions 3D dont les secrets de fabrication s’élaborent entre les laboratoires de la Côte Est (USA), Israël et la Norvège, entre chercheurs algoristes, biologistes, ingénieurs et chimistes, sont pour Neri Oxma, artiste enseignante au MIT, les totems expérimentaux d’une nouvelle révolution en cours.

Levianthan. Issu des Êtres imaginaires, Mythologies du Pas Encore de Neri Oxman. Centre Pompidou, 2012. Photo: D.R.

Conçues dans le cadre de l’exposition Multiversités Créatives mise en œuvre par Valérie Guillaume au Centre Pompidou, les créatures de Neri Oxman interpellent le visiteur : de quelle matière sont-elles faites ? Du verre ? Du plastique injecté ? De l’acrylique, de l’encre ou tout autre chose ? Ces torses, ces casques ou ces hanches qui, telles des prothèses pour super héros, exhibent les fonctions vitales à la surface du corps font-elles partie d’une collection haute-couture inspirée par des recherches en bio-mimétisme, ou sont-elles l’objet de mutations produites en laboratoire par une apprentie sorcière, mue par une esthétique baroque singulière, entre Art Nouveau et la SF d’un Giger ?

Multiversités créatives : générer, fabriquer, représenter
Architecte, docteure en design computationnel, dotée d’une formation à l’école de médecine de Jérusalem, Neri Oxman est aujourd’hui enseignante au Massachussetts Institue of Technology, où elle dirige le groupe de recherche Mediated Matter (le matériau comme médiation), dont la quête consiste à renforcer la relation entre objets, environnements naturels et construits, en injectant dans les champs du design numérique et des nouvelles technologies, des principes de conception inspirés par la nature.

Le fruit de ses recherches fut couronné par de nombreux prix et présenté dans différentes biennales (Venise 2002-2004, Beijing 2009-2010) et institutions telles que le MoMA de New York, le musée des Sciences de Boston, le Smithsonian Institute ou en France, le Frac d’Orléans. Mais c’est au Centre Pompidou à Paris qu’elle offre, en 2011, une pièce originale nommée Stalasso réalisée en collaboration avec Craig Carter professeur au département des Sciences matérielles et de l’ingénierie du MIT.

Stalasso. Expérimentations sur formations de structures tubulaires. Neri Oxman & Craig Carter, Musée des Sciences de Boston 2009. Photo: D.R.

Stalasso fut l’objet d’une première rencontre avec Valérie Guillaume, commissaire responsable du Centre de Création Industrielle à Beaubourg : créé en 2000, le service de prospective s’est donné pour mission d’explorer les processus de création, pas seulement en terme de fabrication des objets, mais de nouveaux systèmes d’organisation de la conception, dans le domaine du design, de l’architecture et des nouvelles technologies.

Bâtie autour de trois axes — « générer, fabriquer, représenter » — l’exposition Multiversités Créatives propose, à l’heure du big data, une réflexion sur le futur de l’industrie; qu’il soit fondé sur des modèles de conception et d’innovation computationnelles tels que les Fab Lab ou tout autre processus capables d’engendrer des formes et structures susceptibles de renouveler nos expériences quotidiennes, cognitives, imaginaires ou esthétiques.

Le coup d’envoi est donné en septembre 2011, lorsque Valérie Guillaume sollicite l’équipe de Neri Oxman, au même titre qu’une vingtaine d’architectes et artistes designers de sa génération (nés fin des années 70’s, début 80’s), quant à la conception et la production de pièces originales pour une exposition annoncée en mai 2012.

Neuf mois plus tard, l’enfant prodige du MIT épaulée par son confrère Craig Carter, revient à Paris avec 18 prototypes : 18 créatures en volume dont la complexité n’a d’égale que le foisonnement des connaissances qu’elles mettent en œuvre : à la croisée des sciences, des technologies contemporaines et des mythes universels qu’elles incarnent.

Pneuma. Zoom sur les textures. Les couleurs correspondent à différents matériaux et critères d’élasticité. Issu des Êtres imaginaires, Mythologies du Pas Encore de Neri Oxman. Centre Pompidou, 2012. Photo: D.R.

Bio-mimétisme et Cryptozoologie : les algorithmes de vie
Ce qui fascine dans le bestiaire extraordinaire de Neri Oxman c’est qu’il explore le processus même qui conduit à la vie, à la forme et la fonction. Dans la série Pneuma, qui fait référence aux organes respiratoires autant qu’à l’enveloppe de l’âme, Oxman s’inspire de la structure alvéolaire poreuse des éponges pour modéliser un bustier protecteur de la cage thoracique, usiné à partir de composants aux propriétés mécaniques à la fois résistantes, tendres et flexibles, qui permettent à l’air de circuler.

Dans une autre famille fonctionnelle, l’artiste designer fait référence à la puissance du Léviathan, dont les caractéristiques du serpent marin sont détaillées dans le livre de Job : elle introduit, par exemple, dans la conception interne de cette deuxième peau (Leviathan 2), un système de rainurage vertical qui donne au corps toute sa souplesse sans perdre de sa force, lors de torsions. La combinaison des couleurs nous instruisant sur la complémentarité des composants qui constituent ces créatures insolites.

Outre les enseignants chercheurs du MIT, conseillés par le Wyss Institute d’Harvard University, quatre autres équipes d’ingénierie industrielle ont planché sur les objets fantasmés d’Oxman : the Math Works, l’éditeur de logiciels scientifiques, The chaos group, spécialiste du rendu 3D, et le norvégien Uformia qui oriente de plus en plus son activité sur le dessin et la conception d’objets 3D, voués à l’impression.

Pneuma. Zoom sur les textures. Les couleurs correspondent à différents matériaux et critères d’élasticité. Issu des Êtres imaginaires, Mythologies du Pas Encore de Neri Oxman. Centre Pompidou, 2012. Photo: D.R.

Et c’est grâce à l’équipe R&D d’Objet Geometries, basée à Tel-Aviv, que cette progéniture allégorique verra la lumière du jour. Partenaires incontournables du projet, ces maîtres d’une impression 3D fondée sur des machines à jet d’encre ont travaillé plus spécifiquement avec l’artiste sur la mise au point d’algorithmes et l’élaboration de cartouches de résine capables de produire des motifs de couleur en trois dimensions.

Depuis 1998, les chimistes d’Objet développent pour leurs imprimantes, toute une gamme de matières — des photopolymères à base d’acrylique les plus rigides, permettant de simuler le verre, aux plastiques techniques les plus élastiques —, dont ils décuplent les possibilités de texture et de rendus par un éventail de tonalités et une spécificité d’impression capable d’envoyer deux jets de matière simultanés. Ce qui nous motive dans le travail d’Oxman, c’est cette capacité à s’affranchir des contraintes inhérentes au design industriel, et de pousser le processus créatif au-delà des limites technologiques actuelles, explique Éric Bredin, responsable marketing d’Objet pour l’Europe.

Identifiée comme « Esprit révolutionnaire » par nos confrères du magazine scientifique Seed, Oxman a choisi pour autoportrait, le mythe d’Arachné : telle l’araignée dont les glandes séricigènes peuvent tisser jusqu’à six fils de soie différents, l’architecte transgresse avec élégance les frontières entre art, science, littérature et design, persuadée que nous sommes à l’aube d’une révolution industrio-culturelle aussi puissante que l’imprimerie de Gutenberg.

Véronique Godé
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

critique d’art et commissaire d’expositions

Domenico Quaranta est un critique d’art et commissaire d’expositions spécialisé dans les nouveaux médias. Il écrit régulièrement pour Flash Art et est notamment l’auteur de l’ouvrage Media, New Media, Postmedia. Vivant et travaillant en Italie, il enseigne le Net Art à l’Accademia di Brera de Milan.

Domenico Quaranta. Photo: © Rinaldo Capra.

Qu’il s’agisse de l’émergence d’une œuvre ou d’une exposition, d’un livre ou d’un centre d’art, quel est selon vous l’événement historique le plus marquant quant à l’émergence du numérique dans l’art ?
Je ne pense pas que cette émergence se soit réellement produite de manière autonome. Il est fort probable que chacun des événements historiques qui ont eu lieu ait accompli quelque chose en son sens et quelque chose à son encontre. Le ZKM organise de très bonnes expositions et sa collection présente aussi bien de l’art des médias que de l’art contemporain. S’agissant d’un livre, peut-être que sur le long terme je choisirais Art and Electronic Media d’Edward A. Shanken, publié par Phaidon. Ce livre est assez intelligent, car il n’aborde pas l’art des nouveaux médias comme un domaine séparé, mais il tente de rendre compte de l’utilisation des nouvelles technologies présentes dans le monde de l’art contemporain et le monde de l’art des nouveaux médias, à la fois en tant qu’outil et domaine de recherche. On y trouve Mario Merz et d’autres artistes qui abordent le travail sur la technologie de manière différente. De plus, grâce à sa maison d’édition, Phaidon, l’ouvrage a davantage de chances d’avoir un impact sur les séparations entre les médias.

L’art vidéo est une tendance du passé depuis que le médium vidéo est très largement admis dans les expositions d’art contemporain. N’est-ce pas ce qui est en train de se passer en ce qui concerne le numérique ?
Pour moi, l’art des nouveaux médias ou l’art numérique fait déjà partie du passé. Parfois, on continue à utiliser ces termes parce que c’est utile, mais c’est aussi dangereux pour les artistes. Considérant l’exposition d’Evan Roth à la galerie XPO, on y trouve des œuvres numériques, des œuvres des nouveaux médias, mais beaucoup d’entre elles sont en réalité totalement analogiques. Je pense que de nombreux artistes aiment vraiment faire de l’art sans que celui-ci soit défini par son support, ils veulent pouvoir se mouvoir entre différents médias et être libres d’utiliser tout type de support en fonction de leurs envies.

Domenico Quaranta, Beyond New Media Art, Link Editions, 2013. Photo: D.R.

Souvent, les œuvres médiatiques pénètrent les institutions muséales au travers des départements Design, comme c’est le cas au MoMA grâce à la présence de Paola Antonelli. Que pensez-vous de cette stratégie de la « porte de derrière » ?
Je lisais une interview de Paola Antonelli hier dans le train, sur l’intégration des jeux vidéo dans la collection du MoMA. Au moment où c’est arrivé, j’ai également songé qu’il ne s’agissait pas d’une reconnaissance du jeu vidéo en tant qu’art contemporain, car tout passait par le département Design. Mais dans l’interview, elle a dit quelque chose de pertinent à ce sujet. En substance, elle a dit que dans des musées comme le MoMA, on est tenu de faire des distinctions entre les différents domaines et d’avoir des conservateurs pour chaque domaine. Si ça n’était pas le cas, il serait difficile de les gérer. L’essentiel, toutefois, est que les choses parviennent à rentrer dans la collection. Lorsqu’elles font partie de la collection du musée, peu importe qu’il s’agisse de la section design, photographie ou médias. Je pense que c’est une bonne chose, même si ça ne révèle pas grand-chose sur l’art lui-même.

N’y aurait-il pas essentiellement deux tendances concernant l’usage des nouveaux médias dans l’art, l’une s’inscrivant dans la continuité de l’histoire de l’art, et l’autre étant davantage sociale ou sociétale ?
C’est, en fait, l’une des raisons pour lesquelles il me semble que l’étiquette « d’art des médias » ne rime plus à rien. Nous regroupons des éléments pour la simple raison qu’ils dépendent de l’utilisation d’ordinateurs, mais en réalité la manière dont l’ordinateur est entré dans le monde de l’art en tant que support, de nos jours, s’est tellement diversifiée et propagée qu’on l’utilise quasiment pour tout. Il est donc tout à fait naturel, à mon sens, que les artistes abordent les médias numériques et les nouveaux médias de manière absolument singulière. Certains effectuent une recherche sur le médium, d’autres l’utilisent simplement comme un outil, en parlent, ou en font leur sujet, mais parfois ils opèrent ainsi sans pour autant l’utiliser comme support. Ainsi, en un sens, toute tendance de l’art contemporain peut faire naître une application et un développement des nouveaux médias.

Evan Roth, blimp-on-deepskyblue.com, 2013. Photo: D.R. / Courtesy XPO Gallery, Paris, collection of Hampus Lindwall.

Nous sommes tous des utilisateurs d’outils et de services numériques. Mais n’est-ce pas, de manière générale, le détournement de ces mêmes technologies et médias qui fait œuvre ?
Il est certain que beaucoup de gens ont opté pour cette approche. Elle me semble intéressante, car elle génère une critique et une prise de conscience autour des éléments qui entrent directement dans nos vies, sans que nous y pensions, sans phase adaptation. Quand les smartphones sont arrivés sur le marché et que tout le monde a commencé à les acheter, nous n’envisagions probablement pas l’impact considérable que cela allait avoir sur nos vies. Il s’est agi d’une révolution absolue par rapport à l’utilisateur à l’ordinateur et la disponibilité d’Internet une décennie auparavant. À présent que nous avons accès à Internet à tout moment, en tout lieu, etc., cela modifie radicalement notre vie sociale, notre économie et ce qui en découle. Si les artistes abordent ce dialogue avec les nouvelles technologies en ayant une approche critique, c’est aussi parce qu’ils veulent nous rendre plus conscients de l’environnement dans lequel nous évoluons.

La thèse que vous rédigez en 2008/2009 s’intitule La guerre des Mondes en référence aux rapports entre l’art des nouveaux médias et l’art contemporain. Cinq ans plus tard, sommes-nous toujours en guerre ?
Je perçois encore beaucoup de conflits, pas nécessairement entre ces deux communautés prises dans leur ensemble, mais entre des opinions et des points de vue divergents. Ainsi, quand vous envisagez d’inviter des artistes représentés par une galerie à votre foire et que vous éprouvez des difficultés à les y intégrer parce qu’ils travaillent avec une galerie sur laquelle vous faites l’impasse, il y a une petite friction, car vous ne jouez pas selon les règles du monde de l’art contemporain.

Petra Cortright, winterlakecomentbounds_ber_nopolesCS5lol2[1], 2012, Photo: D.R. / Steve Turner Gallery, Los Angeles, collection of Hampus Lindwall.

L’Internet, qui a modifié nos modes de consommation, ne serait-il pas aussi de nature à changer radicalement notre rapport à l’art, l’œuvre, sa rareté ?
L’une des choses qui affectent le plus notre relation avec l’art, c’est le fait que nous soyons habitués à la documentation, à voir l’art à travers une documentation plutôt que par l’expérience tangible de l’art. Il se peut que nous visitions le même nombre d’expositions que nous le faisions avant Internet, mais notre expérience de l’art par le biais d’une médiation a explosé. Avant, on ne faisait que consulter des livres et des magazines, mais à présent, 90% de notre expérience de l’art passe par Internet.

L’émergence d’artistes de la génération que l’on qualifie de « post Internet », comme Petra Cortright au sein de grands événements d’art contemporain, n’est-il pas le signe de l’acceptation du numérique dans l’art ?
Petra est un bon exemple d’artiste qui utilise Internet à la fois comme outil et comme support de ses œuvres, mais en même temps, d’un point de vue technique, la plupart de son travail est, comment dire… très simple… Il s’agit d’une évolution de l’art vidéo dans un contexte d’art qui utilise Internet comme vecteur d’art vidéo. Le fait que Petra Cortright réussisse ne signifie pas que l’art des nouveaux médias sera accepté dans le monde de l’art parce qu’elle y est acceptée. Cela s’applique également, dans une certaine mesure, à d’autres artistes qui savent parfaitement jouer le jeu de l’art contemporain. En règle générale, lorsqu’ils réussissent, ils opèrent au sein de l’art contemporain et non dans l’art des nouveaux médias.

Peut-on se passer du marché si l’on souhaite extraire les pratiques artistiques numériques des réseaux associatifs aux événements éphémères ?

Je ne pense pas que cette communauté des nouveaux médias constituée d’associations et d’organismes à but non lucratif doive disparaître, car elle est capable de générer de l’expérimentation et des éléments qui ne seront pas acceptés par le marché de l’art. L’une des raisons pour lesquelles je n’aime pas traiter l’art des nouveaux médias dans son ensemble, c’est que je pense que ce terme, cette définition est encore très liée à des choses relevant de la recherche sur le médium, qui porte, notamment, sur l’utilisation des technologies de pointe. Lorsque vous faites de l’art avec un téléphone, un ordinateur ou Internet, vous opérez dans un domaine radicalement différent, un monde différent. Mais les technologies de pointe sont toujours présentes, il existe encore de nombreuses technologies et de nombreux outils auxquels les artistes ne peuvent accéder sans entrer dans un laboratoire ou le département de recherche d’une université. Il est important que cela continue d’exister, car cet aspect pousse l’expérimentation sur des éléments que le monde et le marché de l’art ne sont pas prêts à intégrer.

Si vous n’aviez qu’une œuvre à présenter qui représente selon vous la synthèse de l’art des nouveaux médias, laquelle choisiriez-vous ?
Je choisirais Jodi, jodi.org comme un tout, leur corpus. L’exposition regrouperait l’intégralité de ce qui a été montré sur jodi.org au cours des vingt dernières années. La raison, bien sûr, est que Jodi est apparu à ce moment charnière dans l’histoire de l’art des nouveaux médias, où les technologies de consommation ont émergé et ont permis aux artistes de faire un travail différent de ce qui avait été accompli au cours des décennies précédentes, entre les années 60 et 80. Si l’on traite de la relation entre les deux communautés et de la présence de l’art des nouveaux médias dans le monde de l’art et sur le marché de l’art, c’est aussi parce qu’à un moment donné, dans les années 90, il est devenu possible de travailler avec les nouvelles technologies de manière radicalement différente de ce qui était envisageable, par exemple, dans les années 80. En ce sens, je pense que Jodi est exemple représentatif de ce phénomène.

Dominique Moulon
publié dans MCD #80, « Panorama », déc. 2015 / fév. 2016

> http://domenicoquaranta.com

Il est peut-être temps d’écrire un Chthulucene Manifesto. « Mon » Chthulucène est le temps des compositions mortelles en jeu les unes pour les autres et les unes avec les autres. Cette époque est le kainos (-cène) des puissances continûment à l’œuvre qui constituent Terra, des myriades de tentacules avec toutes leurs temporalités, spatialités et matérialités diffractées et tissées. Le kainos est la temporalité du « maintenant » épais, fibreux et grumeleux, qui est, et n’est pas, ancien.

Endosymbiose : hommage à Lynn Margulis. Photo: © Shoshanah Dubiner, 2012.

Endosymbiose : hommage à Lynn Margulis. Photo: © Shoshanah Dubiner, 2012. www.cybermuse.com

Le Chthulucène est un maintenant qui a été, qui est, et qui est encore à venir. Le Chthulucène est un espace-temps diffracté sans relâche (souvenez-vous de ce que dit Karen Barad sur les champs quantiques dans Meeting the Universe Halfway). Ces puissances surgissent à travers tout ce qui est Terra. Elles sont destructrices/génératrices et ne sont à la portée de personne. Elles sont inachevées et elles peuvent être terrifiantes. Leur résurgence peut être terrifiante. L’espoir n’est pas leur genre, mais peuvent l’être des capacités à répondre, des respons-abilités exigeantes. Les forces terriennes tueront les insensés qui persisteront à provoquer. Tués, mais pas disparus, ces sots perdureront dans une destruction tentaculaire et continue.

Les puissances chtoniennes, à la fois génératrices et destructrices, sont parentes de la Gaïa de Bruno Latour et d’Isabelle Stengers, même si leurs Gaïas ne sont pas du tout identiques. Mais pour nous trois, Gaïa et ses parentes ne sont pas la mère; elles sont des gorgones serpentines comme la mortelle et indomptée Méduse; elles ne se préoccupent pas de la chose qui se nomme elle-même Anthropos, celui qui regarde vers le haut. Celui qui regarde vers le haut ignore comment rendre visite, comment être poli, comment exercer sa curiosité sans sadisme (souvenez-vous de Vinciane Despret et de Hannah Arendt). Dans l’Anthropocène (un mot dont j’ai fini par avoir également besoin), les entités chtoniennes joignent leurs forces dans une double-mort accélérée et provoquée par l’arrogance de ceux qui industrialisent, super-transportent et capitalisent, sur les mers, les terres, les airs et les eaux. Dans l’Anthropocène ces forces tentaculaires sont celles du feu carbone et du nucléaire; elles brûlent cet homme faiseur-de-fossiles, lui-même brûlant obsessionnellement de plus en plus de fossiles, fabriquant ainsi toujours plus de fossiles, dans une parodie sombre des énergies terrestres. Dans l’Anthropocène, les forces chtoniennes sont elles aussi actives; l’action n’est pas qu’humaine, pour dire le moins. Et, inscrites dans les roches et la chimie des mers, les forces surgissantes sont terrifiantes. La double mort aime les abysses hantés.

Les forces chtoniennes infusent tout Terra, ce qui inclut ses êtres humains, qui deviennent avec une foule hétéroclite d’autres. Tous ces êtres vivent et meurent, et peuvent vivre et mourir bien, peuvent prospérer, non sans souffrance et mortalité, mais sans pratiquer la double mort pour survivre. Les terriens, ce qui inclut les êtres humains, peuvent renforcer la résurgence (au sens d’Anna Tsing) des vitalités qui nourrissent les faims ardentes d’un monde divers et luxuriant. Le Chthulucène était, est, et peut encore être, empli de ce qu’Anna appelle des « résurgences de l’Holocène », « redevenues sauvages » — la continuation d’une Terre réensauvagée, cultivée et non-cultivée, dangereuse, mais abondante, pour des créatures en constante évolution, êtres humains inclus.

Autocollant Make Kin Not Babies! par Kern Toy, Beth Stephens, Annie Sprinkle. Mots de Donna Harway.

Autocollant Make Kin Not Babies! par Kern Toy, Beth Stephens, Annie Sprinkle. Mots de Donna Haraway. Photo: D.R.

Mixte et dangereux, le Chthulucène est la temporalité de notre monde, Terra. Le Chthulucène n’est pas un; il est toujours sym-chtonien, et non auto-chtonien, sympoïetique, et non autopoïetique. Tous ceux d’entre nous qui se soucient de régénération, de connexions partielles, et de résurgence doivent apprendre à bien vivre et mourir dans les enchevêtrements du tentaculaire, sans toujours chercher à couper ou lier ce qui les gêne. Les tentacules sont des antennes; elles sont parsemées de dards; elles goûtent le monde. Les êtres humains sont dans et de l’holobiome du tentaculaire, et les temps de consumation et d’extraction de l’Anthropos sont comme les plantations de monoculture et les tapis d’algues visqueuses qui s’étendent là où s’épanouissaient des forêts, des fermes et des récifs coralliens, en alliances multiples avec les temporalités et matérialités fongiques.

L’Anthropocène sera court. Il s’agit plus d’un événement frontière, comme l’extinction K-Pg (l’extinction du Crétacé-Paléogène), que d’une époque. Une autre mutation de l’épais Kainos s’annonce déjà. La seule question est, est-ce que « l’événement frontière » de l’Anthropocène/Capitalocène/Plantationocène sera bref parce que la double mort va régner partout, même dans les tombes de l’Anthropos et ses parents, ou parce que des entités multispécifiques, êtres humains inclus, auront réalisé des alliances solides et durables avec les puissances génératrices du Chthulucène, pour produire la résurgence et la guérison partielle face à la perte irréversible, de manière à ce que des mises-en-mondes de genres anciens et nouveaux puissent prendre racine ? Compost, pas posthumain…

Le Chthulucène est plein de conteurs. Ursula Le Guin en est l’une des meilleures, dans tout ce qu’elle écrit. Hayao Miyazaki en est un autre; souvenez-vous de Nausicaä de la Vallée du Vent. Et ensuite, allez visiter le jeu en ligne Inupiaq Never Alone. Regardez le trailer ! (http://neveralonegame.com/). Avec ces conteurs, mon prochain manifeste doit être Make Kin Not Babies!

Donna Haraway
publié dans MCD #79, « Nouveaux récits du climat », sept.-nov. 2015
traduction: Ewen Chardronnet, remerciement à Isabelle Stengers et Vinciane Despret pour la dernière lecture

Donna Haraway est Professeur Émérite du Département de l’Histoire de la Conscience et du Département des Études Féministes de l’Université de Californie Santa Cruz, USA. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages, dont le Manifeste Cyborg et le Manifeste des espèces de compagnie.

Version revue de Donna Haraway and Cary Wolfe in Conversation, à paraître dans Manifestly Haraway (University of Minnesota Press, 2015) : ce texte poursuit l’effort de Donna Haraway à caractériser les différences entre l’Anthropocène, le Capitalocène et le Chthulucène, développé dans « Staying with the trouble: Sympoièse, figures de ficelle, embrouilles multispécifiques », traduction Isabelle Stengers, Vinciane Despret et Benedikte Zitouni, dans Gestes spéculatifs, dirigés par Isabelle Stengers et Didier Debaise, parution à l’automne 2015 aux Presses du Réel.

 

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Les relations entre art et politique se réinventent à l’ère numérique : les technologies numériques reconfigurent les modes de gouvernance, et, de fait, nécessitent de nouvelles formes de résistances.

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rybn.org est une plateforme de recherche expérimentale, créée en 1999, fondée sur l’utilisation, la subversion et le détournement artistique d’Internet. Le réseau est considéré comme un contexte politique à part entière : comme nœud d’interconnexion des individus à travers divers terminaux (ordinateurs personnels, tablettes, smartphones…) et différents protocoles (IRC, web, p2p…), comme zone de concentration, de transfert et de transformation des données (data, metadata, metadata de metadata…), et comme infrastructure physique globale (fermes de serveurs, câbles sous-marins…), comme industrie et modèle de production. À travers les transformations qui composent son histoire, Internet est devenu le miroir du changement de paradigme d’une société toute entière restructurée et reconfigurée par les technologies.

Ce qui est à l’œuvre dans ce changement d’état, c’est précisément l’essence du numérique : une opération de quantification qui réduit le monde à une suite de chiffres qu’on peut manipuler, mettre en équation. Mathématiser et modéliser le réel, c’est le normaliser pour le soumettre aux normes comptables et à la statistique performative. Dans cette opération de normalisation, toute forme de singularité est préemptivement éludée. Le numérique décompose et fragmente le réel, individualise et désagrège les collectifs comme les institutions politiques, économiques et sociales, et instaure une nouvelle normativité (1).

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013).

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013). Photo: © Nagy Gergő / ../././//…

Ce faisant, le numérique devient une négation du politique en tant que lieu de débat et de décision. Il s’agit alors de contextualiser et d’analyser les transformations en cours : c’est-à-dire comprendre les mutations contemporaines du capitalisme, à travers l’étude des apports essentiels de la théorie Cybernétique, qui sont aujourd’hui portés par l’industrie de la Silicon Valley (2). Les recherches et travaux menés par rybn.org examinent les effets de l’action du numérique sur le réel, établissent un panorama actualisé des nouveaux lieux de pouvoirs, dressent un panel des processus à l’œuvre dans la mise en place d’une « gouvernementalité algorithmique » (3). Ces recherches visent aussi à proposer des stratégies de résistances individuelles et collectives, ou du moins, à mettre en place des espaces de réflexions transversaux et extradisciplinaires (4) pour former et affiner une réflexion critique face à cet environnement technologique normatif, intrusif et pervasif.

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Depuis 2005, avec la série Antidatamining (5), rybn.org enquête sur les mutations techniques du capitalisme. Antidatamining est un ensemble de cartographies, visant à esquisser la topologie d’un capitalisme cybernétique, se focalisant sur les changements induits par l’utilisation et le traitement massif et automatisé des données.

Au sein des marchés s’est opérée une transformation structurelle et conceptuelle, où l’algorithmique a établi sa prééminence. Ce phénomène est remarquablement illustré par la prolifération vertigineuse du trading algorithmique. Les derniers opus de la série Antidatamining abordent ce phénomène en particulier : ADM8 (2011), Flashcrash (2012), ADMX et The Algorithmic Trading Freakshow (2013), et tentent de catégoriser et de contextualiser l’automatisation des marchés boursiers. rybn.org collecte différents modèles algorithmiques financiers, selon un procédé de reverse-engineering, afin de mettre au jour les mythologies contemporaines de la rationalité technicienne et du libéralisme économique.

En 2014, avec Data Ghost (6), rybn.org continue son exploration des biais des modèles algorithmiques. Data Ghost chasse les fantômes dans le bruit de l’information véhiculée par le réseau, en détournant la théorie de l’entropie de Shannon, et le concept de feedback, cher à la cybernétique. Les programmes d’intelligence artificielle dévoilent leurs structures, et mettent au jour la subjectivité de leurs apprentissages, qui transforment le réel par effet de rétroaction. Data Ghost soulève la question d’une tautologie algorithmique, qui nous enfermerait dans une boucle réductionniste infinie, propre à la cognition limitée des automates.

Enfin, avec 0k (2010), rybn.org propose un programme sur clé USB, de destruction volontaire des données personnelles : une invitation au suicide numérique assisté, permettant une soustraction, temporaire ou permanente, à la quantification généralisée.

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show (2013). Photo: © Nagy Gergő / ../././//…

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D’autres modalités d’action et de réflexion sont expérimentées, sous la forme d’ateliers et de plateformes de discussions collectives. Les ateliers Internet/Anonymat proposent une initiation aux techniques d’obfuscation et d’anonymisation (chiffrement, darknets, deepweb…), afin de neutraliser ou de minimiser les opérations de collecte de données et de profilage à grande échelle. Les ateliers de décontamination sémantique proposent de s’attarder sur le vocabulaire courant du numérique, qui fait consensus. Ici, le langage est pris comme vecteur de l’idéologie qui accompagne le développement de l’économie numérique, et qui se propage dans les champs culturels, politiques et sociaux.

Économie 0 (2008) (7) et Politique 0 (2010) (8), organisés avec les Éditions MF et Upgrade! Paris, sont deux événements de 48h, conçus comme des espaces critiques, modulaires et chaotiques, des lieux de vie, des agoras où les points de vue cohabitent et les discours se parasitent et alimentent leurs propres contradictions. Économie 0 questionnait les relations entre art et économie en plein cœur de la crise financière de 2008 : l’autonomie des productions et des diffusions artistiques et les modèles alternatifs émergents, les notions de valeur, de dépense, de perte, et une mise à l’épreuve de l’idée de neutralisation de l’économie. Politique 0, accueilli au siège du Parti Communiste, explorait les techniques de fabrication des représentations collectives et des fictions qui sous-tendent et fondent la légitimité du pouvoir et des institutions politiques. Les angles abordés par les intervenants étaient : la relation entre politique et médias, le marketing politique, propagande et démocratie, le contrôle et la diffusion de l’information.

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Ces recherches et initiatives s’inscrivent dans un mouvement plus global : dans un contexte de coercition technologique de plus en plus pressant, on assiste aujourd’hui à un renouveau de la critique de la technique (9), alimentée par les révélations récentes sur les relations entre les multinationales des TIC et les services de renseignements internationaux ; par le refus de la manipulation et la marchandisation du vivant ; par l’inquiétude autour des développements de l’intelligence artificielle ; par la destruction de toutes formes de protection sociale (par exemple avec les plateformes de Mechanical Turk) ; mais aussi, et surtout, par la prise de conscience générale de la crise écologique en cours.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

> http://rybn.org

(1) La normalité devient une norme, et le caractère moyen une supériorité, dans une communauté où les valeurs ont un sens statistique, in L’individuation psychique et collective, Gilbert Simondon (Aubier, 1989)

(2) From Counterculture to Cyberculture: Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the Rise of Digital Utopianism, Fred Turner (University of Chicago Press, 2006)

(3) Face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet de droit comme puissance, Antoinette Rouvroy, 2012

(4) Extradisciplinary Investigations. Towards a New Critique of Institutions, Brian Holmes, 2007

(5) http://antidatamining.net

(6) A Mathematical Theory of Communication, C.E. Shannon, 1948

(7) http://incident.net/upgradeparis/economie0/

(8) www.rybn.org/politique0

(9) Cf. Critical Engeeniring Manifesto, Telekommunist Manifesto, Dinsovation, Counterforce, La Planète Laboratoire, etc.