la question du genre dans la réalité virtuelle

Micha Cárdenas est artiste performeur, essayiste et professeur assistant à l’Université de Bothell (Washington). Également activiste transgenre, son travail en réalité virtuelle, et en réalité mixte, vise à questionner les stéréotypes du genre, et à porter assistance aux membres des communautés LGBT, mais également aux minorités des États-Unis. À l’origine de Becoming Dragon, une performance de 365 heures en réalité mixte qui abordait ces questions, nous ne pouvions manquer de l’interroger.

Micha Cárdenas, Becoming Dragon. Performance de 365 heures en réalité mixte. Photo: D.R.

Les Gender Studies américaines ont aidé à avoir une meilleure compréhension des problèmes concernant le genre et l’identité, en mettant en lumière des projets novateurs, des mouvements sociaux et diverses initiatives dans le domaine de la société civile et de l’activisme. Pourtant, les études sur ces sujets restent encore très américaines. Pourquoi ?
Cette question reproduit le mythe de l’exceptionnalisme américain, qui voit les États-Unis comme plus avancés en termes d’équité entre les sexes. Une idée qui a été critiquée par les chercheurs, y compris Jasbir Puar [professeur associé en Women’s & Gender Studies à l’Université de Rutgers, New Jersey, NDR]. Je ne pense pas que les études de genre soient moins pratiquées en dehors des États-Unis. Une partie du problème est que le terme « gender studies » fait spécifiquement partie d’une structure universitaire néolibérale qui vise à compartimenter les différences afin de les gérer. Si vous regardez la sociologie du genre et les études féministes, qui sont des études de genre, vous voyez que beaucoup de théoriciens importants sont extérieurs aux États-Unis. Mon travail en réalité virtuelle et en réalité mixte, Becoming Dragon, est d’ailleurs une réponse aux féministes françaises, telles que Monique Wittig et Hélène Cixous, qui ont fait des progrès significatifs dans ce que nous pouvons décrire comme « les études de genre » dans les 60’s et 70’s.

Dans votre travail, vous utilisez la réalité virtuelle; en particulier Second Life. Pourquoi avoir choisi ces plateformes ?
L’important était de dénoncer les violences faites aux personnes transgenres par la communauté médicale et psychiatrique, qui impose à celles-ci de justifier d’une « expérience » de vie dans le genre pour lequel elles ont opté. Pour ce faire, je questionnais la notion de « réalité » en proposant le postulat suivant : pourriez-vous vivre un an en réalité mixte et vous baser sur cette expérience dans Second Life pour choisir votre orientation de genre et ses suites chirurgicales ? Après des années à participer à des sit-in virtuels avec l’Electronic Disturbance Theater, au cours desquels les corps manifestent en ligne, je voulais pousser plus loin l’incarnation online du corps. Pour cela, je voulais explorer le fait d’avoir un avatar en transition de genre, et d’examiner la politique du genre dans l’espace virtuel. J’étais également intéressé par l’idée de Lacan selon laquelle nous évoluons dans l’espace sous l’influence de l’image que l’on a de soi, et comment cet apprentissage peut interférer également sur un corps virtuel et non-humain. Je me suis donc demandé : si tu peux apprendre à marcher comme une femme, est-ce que tu peux également faire cet apprentissage dans le corps d’un avatar de dragon ?

Pourquoi avoir choisi d’incarner un dragon pour mener ce projet ?
J’ai choisi cet avatar parce que je voulais contester les dichotomies de genre, qui sont souvent encore renforcées dans les espaces virtuels. Dans la mythologie et la fantaisie, les dragons ont souvent la capacité de changer de forme. Il existe aussi une riche communauté d’avatars non-humains dans Second Life, y compris des dragons, que je trouvais intéressant en termes questionnement des limites d’identification établies.

Becoming Dragon était une performance de 365 heures en réalité mixte, comment cela s’est-il passé ?
Il s’agissait d’une plongée en la réalité mixte à l’aide d’un casque, au laboratoire de motion design de San Diego en Californie. La performance était visible durant les heures d’ouverture de la galerie et également au public dans Second Life. Mes mouvements étaient couverts par un avatar de dragon grâce à un logiciel que j’ai créé avec deux autres artistes, Chris Head et Kael Greco. Un flux vidéo de mon corps physique était diffusé en direct dans un modèle de laboratoire que j’avais créé pour la performance dans Second Life. J’ai eu de nombreuses conversations avec des personnes dans cet espace et je lisais de la poésie issue de mon livre The Transreal: Political Aesthetics of Crossing Realities. C’était un exemple de la façon dont les environnements en réseau peuvent être utilisés pour contester les structures causant de la violence aux personnes transgenres aujourd’hui.

Jovan Wolfe, Autonets hoodie. Design: Micha Cárdenas & Ben Klunker. Photo: D.R.

La réalité virtuelle peut aussi être un outil pour permettre d’expérimenter le corps de l’autre, l’altérité homme/femme, d’expérimenter un genre différent…
L’échange virtuel d’un corps à l’autre ne propose qu’une approximation de ce que la transition entre les sexes est en réalité. C’est une expérience libre de conséquences, et cela peut générer une mésinterprétation de ce que c’est d’être dans le corps de l’autre. Aujourd’hui, une femme sur quatre est agressée sexuellement. Presque tous les jours de l’année, une personne transgenre est assassinée quelque part dans le monde. Penser qu’une expérience virtuelle momentanée peut vous informer sur ce qu’est la vie de l’autre sexe ignore le fait que le genre est un système de pouvoir où la violence est presque incontournable. Malheureusement, les expériences menées dans ce cadre [telles que The Machine To Be Another : www.themachinetobeanother.org, NDR] sont souvent basées sur des idées transophobes ou misogynes.

En tant qu’artiste, vous êtes également à l’origine du Local Autonomy Networks (ou Autonets), une action réalisée l’aide du couturier Benjamin Klunker pour augmenter l’autonomie de la communauté transgenre et LGBTQ…
Local Autonomy Networks est une ligne de vêtement et d’accessoires en réseau, conçu pour prévenir la violence. Cela a débuté en 2011 et se poursuit aujourd’hui. En me concentrant sur les femmes transgenres de couleur, qui continuent d’être la cible numéro un de la violence parmi les personnes LGBTQ aux États-Unis, j’ai conçu une approche à faible coût pour créer un réseau de sécurité numérique autonome, destiné à assurer la sécurité de cette communauté, mais aussi des femmes, ou des étrangers. Je suis toujours en quête de financement pour un projet pilote visant à élargir Autonets et permettre aux vêtements de se connecter avec des réseaux communautaires établis, comme à Detroit.

Est-ce lié au Transborder Immigrant Tool, un outil développé pour guider les immigrants entrés illégalement par la frontière américano-mexicaine ?
Oui, le TBT, sur lequel je collabore avec l’Electronic Disturbance Theater 2.0/b.a.n.g. Lab, s’en inspirait. Ce projet visait à créer des logiciels pour les téléphones cellulaires usagés à bas prix, qui dirigeraient les personnes près de la frontière États-Unis/Mexique vers des points d’eau, aussi bien que leur fournir des moyens de subsistance poétique. Travailler sur le TBT m’a inspiré dans ma volonté de création de dispositifs de sécurité sous forme d’art pour les femmes transgenres de couleur. Dans mon laboratoire, nous développons un ensemble de collaborations poétiques et de meilleures pratiques pour la conception de l’égalité et de la libération raciale.

propos recueillis par Maxence Grugier
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

https://faculty.washington.edu/michamc/

à la conquête de l’espace

Depuis quelques décennies nous assistons à une colonisation constante des technologies de l’information et de la communication dans presque tous les domaines de l’activité humaine. Une infiltration et une propagation digitale (1) qui s’invitent jusque dans les foyers et bientôt les corps.

Laura Mannelli, Atopia, en collaboration avec Frederick Thomspon et Kanika Langlois. Photo: © Laura Mannelli.

On ne peut plus échapper à une relation homme-machine. Apprivoisés, happés comme aspirés par cet élan, nous en sommes devenus les principaux agents catalyseurs. Face à ce(t) (a)flux digital, séduits par des promesses et des potentialités sans cesse renouvelées, nous adoptons une multitude d’interfaces technologiques avec lesquelles nous entretenons une relation d’interdépendance. Notre environnement physique est devenu perméable à une forme de transmutation digitale.

N’importe qui ou quoi, peut désormais coexister sous forme de digits (2) dans un lieu non situé si ce n’est par l’interface qui permet d’y accéder. De cette nouvelle condition émergent des territoires qui n’avaient jusqu’alors d’existence que dans les romans de science-fiction. L’organisation de l’activité humaine a trouvé un nouveau mentor : le réseau. C’est l’idée d’atopie énoncée par Robert Smithson, un non-lieu privé de centre et de périphérie. Il agit avec le temps comme il agit avec l’espace. Être ici et pourtant ailleurs, c’est l’“hétérotopie” de Michel Foucault, où des vécus virtuels engendrent des persistances et des réminiscences émotives bien réelles (3). C’est l’espace des Réalités Virtuelles.

Défini comme une simulation d’environnements réels ou imaginaires, créé artificiellement par la machine (4), ce nouvel espace, connecté, en réseau, ou non, est qualifié de “virtuel”. Mais l’est-il vraiment ? Aujourd’hui ces projections fascinent ou choquent parce qu’elles ont essentiellement lieu dans un environnement synthétique qui n’est pas naturel. Au-delà de l’ambiguïté générée par l’emploi du terme « virtuel », qui suggère une réalité simulée, ou une quasi-réalité, ou encore, un état en devenir qui préfigure l’état réel, un pré-réel, cette quête existentielle de ce que sont ou prophétisent les Réalités Virtuelles pourraient bien ébranler plus d’une certitude sur notre propre rapport au monde et notre conception du réel. L’infiltration des structures numériques dans nos vies, crée, entre les notions de virtuel et de réel, une dichotomie absurde.

Les Réalités Virtuelles nous (ré)apprennent bien au contraire à considérer notre environnement dans la diversité de ses réalités pour devenir une composante du réel et non des opposés binaires. Une culture des binarismes qui nous est chère et qu’il nous faut aujourd’hui déconstruire. L’un d’eux considère que la vocation d’architecte ne se concrétise que par l’édification de l’objet architectural. L’architecture ne se définirait qu’à travers la notion d’objet. Sans prendre en considération l’impact social, politique, symbolique, ou esthétique que vient « signifier » dans notre environnement un tel acte. L’architecture fonctionne comme « signe ». C’est une des premières technologies de l’information et de la communication.

Comme nous l’explique Claude Baltz, philosophe en sciences de l’information et de la communication, la structure de l’espace est le premier médium d’information. Elle est la première technologie d’information à laquelle tout le reste se connecte. Le message, c’est le médium (5). Mais le médium a changé d’hôte. Et on est en mesure de se demander comme à son époque Victor Hugo le proclamait à propos de l’imprimerie, l’architecture ne sera plus l’art social, l’art collectif, l’art dominant. Le grand poème, le grand édifice, la grande œuvre de l’humanité ne se bâtira plus, elle s’imprimera (6), dans quelle mesure l’avènement des Réalités Virtuelles impacte la discipline ou s’il fait partie de la discipline ?

Haus-Rucker-Co, Environment Transformers, Vienna, 1968. Photo © Haus-Rucker-Co / Gerald Zugmann

Les Réalités Virtuelles ne sont généralement pas encore considérées comme des facteurs clés aptes à générer de nouveaux « paradigmes » en matière de conception architecturale. Pourtant l’architecture a engagé depuis des siècles une conquête de l’espace sans précédent. La science-fiction n’est pas l’unique vecteur des Réalités Virtuelles. Le seul ouvrage intitulé Superarchitecture, le futur de l’architecture des années 1950-1970, par Dominique Rouillard, démontre que Réalités Virtuelles et architecture épousent des idéologies communes et convergent vers un futur dont elles partagent déjà une même sémantique; on est aussi architecte de l’information.

C’est peut-être avoir sous-estimé l’ »attirance du vide » générée par nos architectures qui induit une plasticité du concept d’espace. Comment introduire dans le discours architectural, l’indétermination, l’irréalisation, l’informe ou l’espace négatif. Ne faites pas confiance aux architectes (7), c’est la fin de l’architecte démiurge. Une quête ontologique de la discipline qui atteint son paroxysme avec l’ »architecture radicale » des années 50 et 60 qui rejette une définition de l’architecture dans sa détermination fonctionnelle et constructive.

Pour l’architecte Frederick Kiesler (1890-1965), l’architecture se perd dans une conception trop statique. Sa tentative est de concevoir une « architecture sans fin » qui répondrait au besoin de la psyché. Un espace qui tend à l’indifférenciation. Son travail constitue les prémisses de l’architecture radicale à venir. En 1968, Hans Hollein décrète dans un manifeste qui le rendra célèbre, tout est architecture. Et poussera la provocation jusqu’à proposer une « pilule » psychotrope en guise de projet architectural. Les membres de l’agence Coop Himmelblau prônent une architecture qui n’a pas de plan physique, mais un plan psychique. Les architectes mettent alors au point de véritables « dispositifs de sensations » dont l’analogie avec les casques de Réalités Virtuelles d’aujourd’hui résonne étrangement.

Walter Pichler produit le premier prototype de ce qu’on appellera bientôt le casque environnemental, déjà largement développé par le collectif Haus_Ricker_Co, Coop Himelb(l)au et par Ugo La Pietra (casque audiovisuel). Le collectif Haus_Rucker_Co appelle « transformateur d’environnement » ses différents masques, visières et casques. Leur projet Mind Expander relève d’une « PSY-ARC » : une architecture supposée agir sur le psychisme de l’individu qui y pénètre. C’est un dispositif technique pour l’expansion de l’individualité consciente. Être totalement isolé et en même temps connecté à tout. Le collectif Archigram parle d’ »autoenvironnement » pour désigner des projets qui donnent la capacité de transporter un environnement complet et d’occuper ainsi la terre entière grâce à une technologie portative.

Les Réalités Virtuelles entraîneraient-elles une (r)évolution conceptuelle aussi déroutante que la physique quantique ? Laquelle, moyennant l’hypothèse d’ »espaces intriqués », partage peut-être les mêmes projections. Ce n’est qu’en mettant en commun différents secteurs de compétences que vont se développer les « usages » propres à cette nouvelle condition numérique de nos quotidiens. De ces usages va dépendre l’appropriation des Réalités Virtuelles par la société. Et de la société dépend l’évolution de ces nouveaux paradigmes.

Laura Mannelli
publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

(1) Anglicisme. « Digital » veut dire numérique, qui traite en langage binaire (1,0), par opposition à analogique qui reste physique.

(2) Élément d’information numérique désignant en réalité un simple chiffre.

(3) Frederick Thompson.

(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9alit%C3%A9_virtuelle

(5) Marshall McLuhan

(6) Extrait de Notre-Dame de Paris

(7) Didier Fiuza Faustino

 

art-science : dialogue sur deux systèmes du monde

Jean-Marc Lévy-Leblond et Roger Malina sont deux scientifiques, deux physiciens, tous deux directeurs de revues — Alliage et Leonardo —, engagés depuis de nombreuses années dans ces territoires à la croisée de l’art et de la science. S’ils partagent une large analyse commune sur la relation art-science, dont le refus de l’illusion de l’émergence d’une « troisième culture », ils divergent sur d’autres points dont les actions à mettre en œuvre : « brèves rencontres » pour l’un, institutionnalisation des pratiques pour l’autre. Rencontre et dialogue.

Image des structures de connexions internes du cerveau obtenues par Gagan Wig utilisant des données de fMRI. À gauche la structure interne de cerveaux de personnes âgées de 20 ans, à droite de 60 ans. L’équipe arts-science de l’Université du Texas à Dallas a créé un « data stéthoscope » qui permet de comparer des images utilisant la sonification des données pour des explorations scientifiques, mais aussi de faire des performances avec les données ou « data dramatisation ». Photo: © ArtSciLab UT Dallas.

Quelle est votre approche de la relation art-science ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Peut-on vraiment parler aujourd’hui d’une relation entre art et science si on les considère l’un et l’autre au singulier, comme termes génériques ? De fait, dans les multiples écrits, rencontres, expositions, etc. consacrés à ce sujet, force est de constater qu’il ne s’agit dans la très grande majorité des cas que des arts plastiques, parfois de la musique ou du théâtre, rarement de la littérature ou du cinéma. Quant à la science, elle est pour l’essentiel représentée par la physique, l’astronomie et la biologie, éventuellement les mathématiques ou la chimie, presque jamais les sciences de la Terre — sans parler des sciences sociales et humaines.

La question en vérité concerne rien moins que la globalité du lien entre science et culture. La science moderne se développa au début du XVIIe siècle au sein de la culture de l’époque. Les protagonistes de la « révolution scientifique », étaient moins spécifiquement intéressés par la physique ou les mathématiques, que, selon leur propre assertion, par la « philosophie naturelle ». Ils entretenaient, comme le cas d’un Galilée le montre magnifiquement, des liens étroits avec les activités artistiques, littéraires, musicales et évidemment philosophiques de leur temps. Cette relation constitutive entre culture et science s’est distendue progressivement, au fur et à mesure de la séparation et de la spécialisation des sciences, de la montée en puissance des institutions scientifiques au XIXe siècle, puis de l’arraisonnement des connaissances scientifiques par l’économie et la politique au XXe siècle.

De la bombe A au Viagra, les réalités sociales effectives de l’activité scientifique moderne ne montrent aujourd’hui que d’assez lointains rapports avec la production artistique. Poser la question des rapports art-science a donc pour première vertu de mettre en lumière la profonde mutation historique qu’a connue la science moderne depuis le milieu du XXe siècle — et sans doute en va-t-il de même pour l’art. Peut-être leur plus fort point commun est-il aujourd’hui leur assujettissement toujours croissant à la loi du marché. Ne considérer l’art que d’un point de vue esthétique et la science que d’un point de vue épistémique ne rend guère justice à leur réalité contemporaine.

Roger Malina : Je suis scientifique de formation (1), en physique (surtout l’optique) et en astrophysique spatiale. Je suis instrumentaliste, c’est-à-dire qu’afin de tirer des conclusions scientifiques j’ai développé des instruments qui permettent d’observer l’univers de façon nouvelle. J’insiste sur ce point, car cela a eu une influence sur mon approche de l’art et en particulier mon intérêt pour les arts technologiques où les artistes s’approprient les technologies de leur époque pour créer de nouvelles expériences esthétiques. Il me semble que cette démarche, d’appropriation ou de développement des technologies à des fins artistiques est importante en soi et doit être soutenue.

De fait, il y a une appropriation culturelle, ce qui rejoint les arguments de Lévy-Leblond sur la nécessité d’ancrer la culture scientifique, et la formation des scientifiques, dans leur contexte sociétal et culturel. Je partage son point de vue quant aux limites de la science sur les questions sociétales. Il me semble qu’investir dans les activités arts/technologies/sciences fait partie d’une stratégie de construction d’une « science socialement fiable » (socially robust science) selon l’expression d’Helga Nowotny (2) ou de « (re)mise en culture » de la science dans les termes de Lévy-Leblond. Dans les discussions arts-sciences, il y a aussi la nécessité de différencier les pratiques arts-sciences, arts-ingénieries et arts et technosciences. À mon avis il y a une multiplicité de pratiques à encourager, mais il faut une rigueur d’analyse quant aux finalités.

Je viens d’ouvrir récemment le laboratoire ArtSciLab (3) à l’Université du Texas à Dallas. Des scientifiques, en neurobiologie et en informatique, et des artistes, visuels et sonores, y travaillent ensemble sur des projets communs de développement d’outils à finalités aussi bien scientifique qu’artistique. Notre espoir est de créer un contexte pour des découvertes scientifiques qui ne se seraient pas faites autrement, et des œuvres artistiques percutantes, de notre temps.

À la lecture de vos réponses réciproques, y a-t-il un point de convergence ou de divergence que vous voudriez souligner ?
RM : Je voudrais reprendre les remarques de Jean-Marc sur l’évolution au cours des siècles des relations sciences et culture. Je suis le fils de Frank Malina, chercheur et ingénieur de recherche, co-fondateur du laboratoire JPL (Jet Propulsion Laboratory) de la NASA. Mais je l’ai connu, quand j’étais enfant, en tant qu’artiste plasticien. Mon père a eu une carrière « hybride » en tant que chercheur, mais aussi en tant qu’artiste. Les relations arts-sciences pour lui étaient intégrées dans sa personnalité et ses motivations. Les études de Robert Root-Bernstein (4) ont démontré que ce type d’hybridité professionnelle est très courant parmi les chercheurs et ingénieurs qui ont les meilleurs résultats.

Dans une interview à France Culture, Lévy-Leblond note qu’au lycée il avait des passions multiples pour les sciences, mais aussi pour la philosophie et la littérature, et que son choix s’est fait en partie parce qu’il s’est imposé, mais aussi par « facilité » : il avait l’impression qu’en science les critères d’évaluation et de réussite étaient mieux définis, au sein de la méthode scientifique, alors que dans les sciences humaines et les arts il était très difficile de « savoir ce qu’on attendait de vous ». Ceci est incontestable, et fait partie des systèmes de connaissances différents.

Comme lui, je suis dubitatif sur une fusion euphorique des arts et des sciences. Il y a de très bonnes raisons pour lesquelles des disciplines différentes, avec finalités et méthodes différentes, ont été développées. En revanche, il me semble intéressant et important aujourd’hui d’investir plus dans les démarches arts-sciences hybrides de certains individus (et d’équipes) dans chaque génération, et de créer des structures et des systèmes de soutien pour encourager ce type travail. Les agences scientifiques commencent à financer ce type de démarches arts-sciences en tant que frontière de la recherche scientifique.

Les objectifs sont multiples : aussi bien d’influencer les méthodes et directions de la recherche scientifique que la création de formes d’arts et d’une culture contemporaines qui s’approprient ce qui est pertinent dans les sciences et les technologies aujourd’hui. Lévy-Leblond propose la notion de « brèves rencontres », singulières, entre artistes et scientifiques pour éviter les risques et les illusions de trop vagues convergences. À mon avis, ces « brèves rencontres » ne répondent pas à l’opportunité de mettre en place, de façon systémique, des passerelles productives entre les arts et les sciences, utilisant des méthodologies des théories de la collaboration, de la créativité et de l’innovation actuelles.

JMLL : Les perspectives qu’évoque Roger posent à mon avis une question essentielle, celle du rapport entre science(s) et technologie(s). Car bien des initiatives étiquetées art-science se limitent en réalité à un usage artistique des technologies contemporaines. Rien là de critiquable, au contraire, et l’on ne peut qu’approuver et encourager l’appropriation par les artistes de nouveaux moyens techniques — comme ils l’ont toujours fait d’ailleurs. Mais ces pratiques ne mettent guère en jeu les connaissances scientifiques sous-jacentes à ces techniques dans leur dimension proprement intellectuelle et spéculative.

François Morellet, Tirets 2 cm dont l’espacement augmente à chaque rangée de 2 mm.
Peinture, 1974. Détail. Photo: D.R. / courtesy: François Morellet.

En d’autres termes, que la forme artistique d’une œuvre dépende étroitement d’une avancée technoscientifique, n’implique nullement que la signification de cette œuvre ait quoi que ce soit à voir avec le sens et la portée de cette avancée. La réciproque est d’ailleurs vraie : certaines œuvres plastiques dont la facture n’a rien de technologiquement novateur peuvent permettre de jeter un regard des plus aigus sur le développement technoscientifique (de Delaunay et Duchamp à Rebeyrolle ou Kiefer, les exemples seraient nombreux).

La question est d’autant plus cruciale que la science fondamentale est aujourd’hui en passe d’être réduite à la portion congrue par le développement de ses propres applications techniques, se transformant en une technoscience essentiellement utilitaire au détriment de sa valeur intellectuelle et culturelle. Il faut donc prendre garde que la valorisation artistique des nouvelles technologies ne consiste finalement en une justification de cette mutation. En ce qui me concerne en tout cas, j’attends du dialogue art-science autre chose qu’une connivence apologétique mutuelle et souhaite une véritable confrontation, qui explicite les différences, voire les oppositions, et éclaire donc les limites et les contraintes de ces deux activités humaines majeures, pour leur permettre de les dépasser.

Selon vous, vers quoi devraient tendre les relations arts-sciences ? Comment voyez-vous l’avenir ?
JMLL : Les rencontres arts et sciences demandent pour être intéressantes, voire fécondes, qu’il s’agisse de relations concrètes entre artistes et scientifiques (5), et que, pour commencer, les uns et les autres soient conscients des profondes différences entre leurs intentions, leurs statuts socioéconomiques, leur reconnaissance sociale, leurs moyens de création, etc. Or la dissymétrie reste grande à cet égard : si nombre d’artistes sont au moins curieux de science, la plupart des scientifiques sont peu intéressés par l’art contemporain.

Leurs relations ne peuvent donc dans la situation présente qu’être minoritaires, voire marginales. Bien entendu, c’est là une raison de plus pour s’y intéresser et tenter de les développer. Mais ceci n’a de sens, de mon point de vue, que dans une perspective critique. Les forces actuellement dominantes poussent la recherche scientifique à se contenter de répondre à la demande à court terme de l’entreprise techno-économique comme la création artistique à se satisfaire d’alimenter la spéculation financière et le divertissement médiatique.

C’est pour tenter de résister à cette pression, peut-être fatale pour l’une et l’autre, que leurs perspectives d’alliances me paraissent porteuses d’espoir. Il paraît clair que, à cet égard, les sciences humaines et sociales ont un rôle essentiel à jouer. Or force est de constater que, jusqu’à présent, elles ne sont que rarement parties prenantes actives du dialogue art-science, et jouent au mieux un rôle de témoins ou d’interprètes. Il faudrait, me semble-t-il, ouvrir plus largement l’éventail des arts et des sciences pour les mettre en relations, dans une pluralité nécessaire et féconde.

RM : Je rejoins complètement Jean-Marc sur le fait que nous avons besoin « d’ouvrir plus largement l’éventail » et de prendre en compte les énormes asymétries et dissymétries entre les mondes des chercheurs et ceux des artistes. Comme lui, je constate que les relations arts-sciences mises en avant ne sont très souvent que dans le champ de certaines technosciences. Elles sont aussi parfois instrumentalisées dans un discours créativité/innovation/entrepreneuriat/emploi qui ne met pas en avant les questions de fond sur nos modèles de société. Si nous devons créer une civilisation humaine « durable » sur notre planète, qui prenne en compte les limites réelles de notre écosystème, il est peu probable que ce soit par une extrapolation de notre mode de vie actuel.

Donc oui à des pluralités de pratiques, sur un éventail large des sciences allant des sciences physiques, biologiques aux sciences humaines et sociales. Mais pour cela il va falloir se retrousser les manches et apprendre à travailler autrement. Un récent rapport américain Enhancing the Effectiveness of Team Science de 2015 (6) détaille les difficultés réelles pour faire travailler ensemble des disciplines différentes avec leurs finalités propres et souvent divergentes. Les rencontres arts et sciences demandent pour être intéressantes un vrai investissement méthodologique, institutionnel, et une prise de risque par des individus et des groupes.

Vous dirigez tous les deux des revues dans le champ arts-sciences. Pouvez-vous les présenter ?
JMLL : La revue Alliage (7), sous-titrée « culture, science, technique » — dans cet ordre, ce qui n’est pas innocent — existe depuis maintenant plus de 25 ans. Elle se veut une référence en matière de culture scientifique et technique. Contribuent à la revue, artistes, écrivains, philosophes, et, bien entendu, scientifiques. L’art n’y est pas limité aux arts plastiques — la musique, la photographie, le théâtre, le cinéma sont présents dans nos pages. Et les sciences humaines et sociales, l’histoire sont aussi bien représentées que les sciences naturelles.

Alliage s’efforce de contribuer aux débats sur le rôle social de la science et de la technologie contemporaines, à la confrontation culturelle régulière entre sciences, arts et lettres, aux nécessaires discussions sur les finalités et les modalités des actions de culture scientifique. Alliage est aussi un lieu de création, qui présente les œuvres d’artistes en résonance avec les perspectives de la revue, des nouvelles de fiction, des pages de poésie. Et, en dépit (ou à cause) du sérieux des préoccupations de la revue, l’humour n’en est jamais absent.

RM : Les publications Leonardo à MIT Press ont pour vocation première de documenter les créations d’artistes qui travaillent en liaison étroite avec les sciences et technologies contemporaines, mais aussi le travail de chercheurs et théoriciens. Cela inclut la revue Leonardo (fondée en 1968 par Frank Malina), le Leonardo Music Journal, une collection de livres ainsi que les publications numériques Leonardo Electronic Almanac et Leonardo Reviews et plus récemment la plateforme de podcasts multilingue : Creative Disturbance (8). Nous souhaitons faire évoluer nos modes d’éditions pour répondre aux nouvelles pratiques de création, de monstration et de publication, mais aussi pour toucher des publics différents.

Nos publications sont adossées à deux associations, Leonardo, International Society for the Arts, Sciences and Technology à San Francisco (9), et l’Association Leonardo à Paris (10) qui organisent des programmes d’artistes en résidence, des ateliers et des rencontres. Ces « outils » sont utilisés par une « communauté de pratique » dont les centres d’intérêt évoluent avec le temps : arts informatiques dans les années 1970-1980, art et biologie dans les années 1990, aujourd’hui environnement et changement climatique.

Annick Bureaud
(dialogue établi par courrier électronique en juillet 2015)
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) Malina.diatrope.com

(2) http://spp.oxfordjournals.org/content/30/3/151.abstract

(3) http://artscilab.utdallas.edu/

(4) http://creativedisturbance.org/podcast/successful-scientists/

(5) Jean-Marc Lévy-Leblond, La science (n’)e(s)t (pas) l’art, Hermann, 2010

(6) www.nap.edu/openbook.php?record_id=19007

(7) http://revel.unice.fr/alliage/

(8) http://creativedisturbance.org/

(9) www.leonardo.info

(10) www.olats.org

 

Des algorithmes de la vie artificielle aux gènes du bioart, de la robotique aux particules élémentaires, du prix VIDA au CERN : un questionnement identique sur la matière et le vivant et la façon dont les artistes s’approprient ces thématiques dans des créations artistiques à la croisée des sciences.

Kerstin Ergenzinger, Rotes Rauschen (Red Noise), 1er prix VIDA 15.0. Photo: D.R.

On pourrait soutenir que, depuis des siècles, notre réalité a été définie par les pratiques culturelles de l’art et de la science. La manière dont nous appréhendons notre environnement, les interactions avec d’autres êtres ou la compréhension des lois complexes de la nature ont été les motivations communes à l’art et à la science tout au long de notre histoire. L’exploration des systèmes naturels, ou leur entendement perceptuel, étaient les moteurs des cultures anciennes et peuvent s’avérer tout aussi essentiels pour comprendre l’humanité d’aujourd’hui.

Nous assistons actuellement à un engouement pour les zones hybrides entre les disciplines. La croisée de ces champs, que l’on appelle communément art, science et technologie, renvoie à un espace d’interaction entre des systèmes de connaissance. Cependant, malgré l’aspect littéral du terme, nous devons l’aborder avec ses différentes connotations liées aux contextes, aux sujets, à l’environnement, ainsi qu’au genre d’expérience qui est créée. La créativité se redéfinit quand artistes et scientifiques sont ensemble. Non seulement parce que, souvent, les deux s’interrogent sur la nature des choses, sur ce qui constitue notre cosmos, sur le temps et l’espace ou sur la manière dont notre cerveau perçoit le monde qui nous entoure, mais aussi parce qu’ils sont capables de partager ce rare détachement objectif qui permet un mode de compréhension et de connaissance plus approfondie et plus éclairé.

Longtemps la discussion sur le sens d’une pratique interdisciplinaire a été motivée par les similarités ou les traits communs qui permettent aux artistes, aux scientifiques et aux ingénieurs d’interagir. On dit que l’art explore des questions semblables à celle de la science, tandis que la science voit souvent l’art comme un domaine où l’originalité et l’unicité mènent à des découvertes difficiles à prouver. Les artistes ne souhaitent pas se cantonner à l’illustration ou la médiation de concepts, d’idées ou de processus scientifiques et technologiques. Ils veulent pouvoir aborder la connaissance avec des outils semblables à ceux des chercheurs et découvrir le langage avec lequel la science modèle notre compréhension, nos perceptions et nos croyances. Dans ce contexte, il est évident que l’art, aujourd’hui, évolue pour devenir progressivement un cadre de discussion sur les complexités qui sous-tendent notre vie contemporaine.

Qu’est-ce que la vie ? Quelle est l’origine de notre univers ? Quels événements primordiaux produisent la vie ou la matière ? Comment pouvons-nous comprendre ou saisir les interactions qui les provoquent ? Comment peuvent-elles influer sur la nature actuelle de notre planète, la manière dont nous y vivons et quelles sont les conséquences de nos activités humaines ? Quel rôle jouons-nous, en tant qu’espèce, au regard des autres êtres vivants, au sein des phénomènes variables qui se produisent dans notre environnement ? Ce genre de questions peut être abordé par l’art à travers le prisme de la science moderne — l’astronomie, la physique, la biologie, la chimie, la botanique, l’anatomie ou les sciences du climat, entre autres systèmes d’exploration formelle qui la constituent.

Ces quinze dernières années, dans ma recherche curatoriale sur les nouvelles pratiques artistiques, je n’ai cessé de porter une attention constante à l’art qui s’intéresse aux diverses disciplines scientifiques. J’ai commencé à réfléchir plus largement à l’art et à l’esthétique, en particulier lorsqu’ils sont liés à des postures épistémologiques, c’est-à-dire la manière dont la connaissance a été engendrée et élaborée. Pendant quelques années l’accent a porté sur une forme, plutôt marginale à l’époque, de l’art et des sciences de la vie que l’on a appelées par la suite art biotech ou bioart. C’est vers la fin des années 1990 que quelques artistes et commissaires d’expositions ont repoussé les limites de l’art vers les biosciences, explorant la manière dont le concept de vie était transformé, voire manipulé, par l’émergence de nouvelles technologies. À cette époque, j’ai découvert le travail d’artistes et de « makers » qui présentaient la vie comme trame d’un dialogue ouvert pour de nouvelles pratiques utilisant la biologie et des organismes vivants.

Cathrine Kramer & Zackery Denfeld, Glowing Sushi, The Center for Genomic Gastronomy, Honorary Mention VIDA 15.0

Organismos, une liste de diffusion animée par Douglas Repetto, a constitué un cadre de recherche et de discussion pour ce genre de thématiques au moment où les domaines émergents liés aux technologies du vivant — le clonage, la thérapigénie et l’ingénierie génétique, l’ingénierie tissulaire, etc. — prenaient de plus en plus d’importance dans le domaine social et où l’utilisation du vivant dans des œuvres d’art se constituait en genre. Les thèmes du Festival Ars Electronica, Life Science (1999) et Next Sex (2000), les expositions Paradise Now (2000) à l’Exit Gallery de New York ou L’Art Biotech (2003) au Lieu Unique à Nantes témoignent de cette tendance. Les effets de la mise en œuvre des nouvelles technologies du vivant aussi bien que leurs conséquences éthiques et sociales étaient parmi les questions et les préoccupations des pionniers de l’art biotech.

VIDA, le prix international d’art et vie artificielle (1) a été fondé à la même période et dans le même esprit. En 1999, un groupe d’artistes — Nell Tenhaaf, Susie Ramsay et Rafael Lozano Hemmer — ont créé un nouveau prix dédié au vivant et à la vie artificielle. Avec le soutien de la Fundacion Telefonica de Madrid et ayant pour mission d’encourager les efforts créatifs dans ce domaine singulier, VIDA récompensait les œuvres d’artistes pionniers simulant la vie à des fins artistiques. Au cours des huit dernières années, j’ai eu l’honneur de participer au jury de sélection de VIDA et d’en être la directrice artistique ces cinq dernières années. Ainsi, j’ai pu voir la manière dont VIDA est devenu l’un des prix les plus prestigieux dans le domaine de l’art des nouveaux médias et le seul qui soit entièrement dédié à l’étude du vivant. Chaque nouvelle édition confirmait l’importance de cet effort pour soutenir et promouvoir activement de nouvelles manières d’aborder la complexité du vivant.

Les œuvres récompensées par VIDA ont questionné, entre autres, les conséquences des formes et des propriétés des êtres, les actions et les responsabilités qui émergent de la condition post-humaine ou la compréhension des systèmes naturels au sein desquels nous évoluons. VIDA a récompensé des œuvres allant des tropes pionniers de la vie artificielle, comme TechnoSphere (1999) de Jane Prophet et Gordon Selley ou Tickle (1996), les robots autonomes conçus par Maria Verstappen et Erwin Driessens, aux formes les plus récentes de matière et de vie — de synthèse, minérales ou biologiques — comme Ocular Revision (2010) de Paul Vanouse ou Effulge (2013) de Yunchul Kim. Toutes ces œuvres partagent la même capacité à incarner des artefacts qui sont performatifs, dynamiques, vitaux et ressemblants à vie.

En tant que directrice artistique de VIDA de 2010 à 2015, j’ai eu le privilège d’échanger sur ces sujets avec quelques un des experts de ces domaines, invités chaque année à faire partie du jury. En plus de l’examen des projets, nous avions des séances de réflexion et des débats animés et passionnants sur l’évolution de ce champ. Un des points centraux de nos discussions au cours de ces années a été les fluctuations discursives dans l’intérêt artistique. Cela nous conduisait, généralement, à souligner l’importance du solide travail de recherche effectué pour les œuvres et l’évolution de la thèse selon laquelle la vie est une notion soumise à une nature variable, intégrant plusieurs approches, allant des arts à la philosophie ou aux théories des médias en passant par la science ou l’ingénierie informatique.

Cependant, il n’a jamais été simple de définir tout l’éventail de sujets traités par VIDA et la manière dont le prix a réussi à passer de la simulation numérique au bioart. Des précurseurs de la vie artificielle aux artistes qui explorent le sens implicite de la vie dans l’ère post-numérique, des écosystèmes de vie numérique à des cultures de tissus in vitro ou des objets semi-vivants, VIDA a abordé un large éventail de domaines qui non seulement brouillent les lignes entre art et science, mais révèlent aussi les implications sociales d’un savoir de pointe et de ses innovations techniques.

Aujourd’hui, il est possible d’imaginer un lieu où artistes et scientifiques peuvent se rencontrer et s’influencer mutuellement à travers un échange d’idées en toute liberté. Depuis mars 2015, je suis la directrice d’Arts@CERN (2), le programme artistique de la plus grande expérience scientifique au monde. Depuis sa création en 1954, le CERN (Centre Européen pour la Recherche Nucléaire) est un lieu unique et exceptionnel où scientifiques, ingénieurs et universitaires se retrouvent avec pour objectif commun de repousser les limites de nos connaissances actuelles sur la matière et l’univers. Aux côtés des nombreuses découvertes et progrès technologiques extraordinaires, le CERN est plus largement connu comme le berceau du World Wide Web, une invention qui a transformé, plus que toute autre, nos vies quotidiennes.

Tunnel du LHC/Large Hadron Collider, CERN. Photo: D.R.

C’est également le site du LHC, le Grand Collisionneur de Hadrons, la plus puissante machine fabriquée par l’homme qui n’ait jamais existé. Le LHC modélise les moments primordiaux de notre univers grâce à des outils de pointe de la physique des particules. Sans collaborations internationales pionnières et ouvertes qui valorisent l’importance de l’exploration, ces avancées auraient été impossibles. En abordant les connaissances par de nouveaux processus de compréhension reposant sur la créativité, l’interaction entre art et science acquiert un nouveau sens. Lorsque la politique culturelle du CERN a été lancée avec pour slogan Great Arts for Great Science (de l’excellence dans les arts pour une excellence de la science) en août 2011, l’implication du CERN dans l’art a été placée au même niveau que son excellence scientifique.

Le programme artistique du CERN offre un lieu incomparable et une immense source d’inspiration permettant à des créateurs de toutes disciplines artistiques de développer leur pratique au cours d’une résidence pouvant aller d’un jour à trois mois. Au cours de sa résidence, l’artiste est invité à s’intégrer à la communauté des chercheurs du CERN comme s’il en faisait partie. Il sera parfois dérouté par certaines singularités telles que les routines de laboratoire et les pratiques des scientifiques qui peuvent paraître ésotériques. L’échelle de l’endroit peut en outre s’avérer intimidante. Les rencontres avec des physiciens et des ingénieurs informatiques, les visites d’expériences en cours, la réflexion, la recherche, les débats, l’exploration, les questionnements et grand nombre d’autres actions vont constituer les expériences et la routine quotidienne de l’artiste. Durant sa résidence, il est immergé dans la ruche immense et infatigable qu’est cet environnement fascinant où plus de 10 000 scientifiques se retrouvent avec pour objectif commun l’étude des constituants fondamentaux de la matière et des particules élémentaires.

La population se compose de chercheurs, de scientifiques et d’ingénieurs, mais aussi, avec la même importance, d’artistes, de créateurs et de penseurs. Ainsi, cette recherche sur des questions fondamentales et les moyens de les énoncer dans un langage scientifique formel prennent corps et l’artiste s’associe à un laboratoire unique au monde. Afin de modéliser les étapes primordiales du cosmos, certains des plus grands et plus puissants accélérateurs de haute énergie ont été conçus et construits ici. Les particules fondamentales sont mises en collision à une vitesse proche de celle de la lumière permettant aux physiciens de découvrir leurs propriétés et les lois régissant la matière, ainsi que les forces impliquées dans ce processus. Les théories sont ainsi utilisées pour vérifier si nos suppositions sur la manière dont l’univers fonctionne sont exactes, si nous devons écrire de nouveaux chapitres dans les livres de science ou revoir entièrement nos hypothèses.

VIDA et Arts@CERN ont un intérêt commun pour la recherche fondamentale comme point de départ du soutient à de nouvelles pratiques artistiques. Alors que le premier offrait de nouvelles façons de comprendre la notion de vie, le second examine la matière comme une forme de compréhension des éléments clés de notre univers. Les deux projets ont bénéficié et profité d’une période exceptionnelle de progrès techniques accélérés dans leurs domaines respectifs. Ces progrès ont étoffé le champ des possibles grâce aux potentiels de la technologie et l’aptitude à traiter les énormes quantités de données qu’ils génèrent.

En tant que forces culturelles essentielles, l’art et la science nous aident à découvrir la condition humaine, c’est-à-dire, les moteurs de la curiosité, du jeu et de la découverte. Au cours des deux dernières décennies, la recherche scientifique fondamentale a ouvert de nouvelles voies pour expliquer la nature et la réalité. Dans le même temps, l’art nous offrait de nouvelles voies d’interprétation de nouvelles réalités. Ces deux domaines nous permettent d’engendrer et d’expérimenter le savoir en utilisant des modes de pensée qui détectent des modèles uniques et inattendus dans le système naturel. La création d’un savoir expérientiel, en incitant les interactions et en mélangeant les forces, révèle les convergences de ces deux domaines en matière de recherche et de découverte.

Mónica Bello, Directrice d’Art@CERN
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) http://vida.fundaciontelefonica.com/en
(2) http://arts.web.cern.ch

une artiste pour animaux voyeurs

Est-ce que visionner des séries télévisées est aussi naturel que manger des bananes ? L’artiste vidéo Rachel Mayeri explore la fiction inter-espèces et ce que cela signifie que d’être un animal (humain).

Rachel Mayeri, The Life Cycle of Toxoplasma Gondii, 2015. Détail d’installation vidéo à 29 canaux. Photo: D.R.

Au beau milieu d’Apes as Family (« Des grands singes pour famille »), une sorte de série télévisée que Rachel Mayeri a réalisée pour les chimpanzés du zoo d’Édimbourg, on aperçoit l’artiste caméra à la main. Nous la regardons en train d’observer les chimpanzés tandis qu’eux-mêmes regardent son film — un « signe » clair que l’œuvre va bien au-delà d’une série inter-espèces, même si c’est intrigant. Mayeri fait partie d’un groupe important d’artistes contemporains qui, attentifs aux critiques féministes de la science et de la médecine, font de l’art avec des êtres vivants non-humains. Dans des œuvres qui vont d’installations à l’utilisation des nouveaux médias en passant par des interventions sociales, des artistes comme Kathy High, Natalie Jeremijenko, Gail Wight et Rachel Mayeri ont créé des zones imaginatives de communication inter-espèces. Le travail de Mayeri se distingue par une double fascination pour la culture animale et pour la culture télévisuelle humaine, assorti d’un humour au second degré.

Apes as Family fait partie d’une série d’installations vidéo que Mayeri nomme Primate Cinema. Le premier volet de la série, Baboons as Friends (« Des babouins comme amis », 2007), juxtaposait des images de recherche sur les babouins filmés dans la nature avec celles de la reconstitution des interactions entre les babouins reproduites par des humains. La primatologue Deborah Forster, collaboratrice de longue date de Mayeri, a fourni les images de recherche et narre, avec délectation, l’action centrée sur la sexualité. Elle souligne les alliances et les trahisons tandis que les mâles sont en compétition pour attirer l’attention des femmes/femelles des deux côtés de l’écran. Mayeri a imaginé sa transposition de la société de babouins dans la sphère humaine comme un ensemble d’histoires semblables à celles de la série télévisée à succès Friends. Il s’agit là d’un rappel saisissant et probant que les humains sont des grands singes.

Rachel Mayeri, Primate Cinema: Apes as Family, 2011. Image fixe d’installation vidéo à deux canaux, boucle 22’00 ». Photo: D.R.

Dans le second volet de la série, How to Act Like an Animal (« Comment agir comme un animal », 2009), les acteurs humains recréent l’action montrée dans un documentaire du National Geographic sur un groupe de chimpanzés étudiés par la célèbre primatologue Jane Goodall. Dans l’extrait choisi par Mayeri pour la reconstitution, les chimpanzés chassent et mangent un singe colobe, le déchiquetant membre après membre. Les chimpanzés restent sérieux et impitoyables tandis qu’ils dépècent le singe hurlant. Les acteurs humains étudient la scène macabre, puis improvisent leur propre version. C’est émotionnellement et physiquement dérangeant : ils sautent à quatre pattes autour de leur « victime » tout en mâchouillant un chandail. Mais les efforts des acteurs pour comprendre les chimpanzés, tout comme leur incapacité à égaler la cruauté de ces derniers, donnent la mesure de l’empathie humaine et sont autant de rappels de la complexité des sentiments humains au regard de notre animalité.

Apes as Family continue la série de fictions inter-espèces. Bénéficiant du soutien du Wellcome Trust, Mayeri a travaillé pendant un an avec Sarah-Jane Vick, une spécialiste de la psychologie comparée, montrant différentes vidéos aux chimpanzés du zoo d’Édimbourg. L’idée centrale découle de pratiques banales dans les zoos : les singes s’ennuient en captivité alors de nombreux zoos leur offrent des télévisions. Mayeri et Vick ont mené un genre d’étude d’impact Nielsen appliquée aux chimpanzés pour comprendre leurs préférences en matière de divertissement. Mayeri écrit : Les chimpanzés, une espèce intelligente et sociale, ont besoin, comme nous, de se surveiller mutuellement pour maintenir une bonne entente. Connaître le statut d’autrui, son humeur, ses relations et sa disponibilité sexuelle (les bases de Facebook) est important pour la vie sociale. L’attrait compulsif pour l’observation de ses semblables est sans doute un instinct primaire chez les grands singes, à la base de notre intérêt pour les histoires de relations sociales, que ce soit directement ou par le biais d’enregistrements.

Rachel Mayeri, Primate Cinema: Apes as Family, 2011. Image fixe d’installation vidéo à deux canaux, boucle 22’00 ». Photo: D.R.

Cela paraît simple, mais l’installation vidéo de Mayeri, résultant de son année de recherche, entremêle la curiosité des chimpanzés et celle des humains de manière très étrange. Pour cette fiction destinée aux résidents du zoo, elle est partie de l’histoire d’un chimpanzé étranger qui rencontre une troupe sédentaire — une situation assurément spectaculaire dans la vie sauvage. Ceci a été filmé avec des acteurs humains déguisés en chimpanzés qui mêlent les actions « humaines », comme regarder la télévision, à un comportement « chimpanzé », comme jeter de la nourriture. On y trouve des films dans le film : un singe qui zappe entre les chaînes regarde une animation avec un scientifique et un singe de laboratoire qui eux-mêmes regardent un documentaire sur des singes sauvages. Au moment où Mayeri apparaît, pointant sa caméra sur les grands singes en cage, on se demande si elle ne s’identifie pas elle-même au chimpanzé étranger, essayant se faire une place.

La facilité de Mayeri à circuler entre l’art et la science a une origine familiale. Elle est la fille du neurobiologiste Earl Mayeri et de la céramiste Beverly Howard Mayeri, qui avaient tous deux suivi une formation en zoologie — ils se sont d’ailleurs rencontrés dans un cours sur le comportement animal. Il se peut que l’exposition précoce de Rachel à des vidéos de recherche scientifique, comparées à la télévision grand public de son enfance dans les années 1970, l’ait sensibilisée au langage conventionnel de son médium. Son travail attire toujours les spectateurs par le biais d’une histoire pour leur demander ensuite de réfléchir au fait qu’ils aient été happés par ses intrigues.

Mayeri travaille actuellement, dans une autre collaboration avec Forster, sur un nouveau volet de Primate Cinema basé sur la vie de la primatologue Alison Jolly. Une visite de leur studio révèle des murs couverts de « Post-Its » et de minuscules dessins esquissant une histoire de la primatologie. Forster était présente pour les étapes importantes — elle a étudié avec Shirley Strum qui, à partir de ses travaux sur les babouins, a remis en cause la manière dont la primatologie était utilisée pour conforter des stéréotypes dans les sociétés humaines. Mayeri et Forster sont du genre à terminent les phrases l’une de l’autre et ce film est leur projet le plus ambitieux à ce jour.

Mais Mayeri a également commencé à explorer différents aspects de « l’animalité » humaine avec des œuvres sur des thèmes scatologiques. The Life Cycle of Toxoplasma Gondii (« Le cycle de vie du Toxoplasme Gondii », 2015), une installation vidéo en 29 canaux, utilise des vidéos circulant sur Internet pour raconter l’histoire d’un microbe que l’on trouve dans les excréments de chat. C’est du moins le sujet officiel : comme d’habitude, Mayeri raconte plus d’une histoire à la fois. Comme vous le savez peut-être, cette recherche étant devenue célèbre, le biologiste Jaroslav Flegr pense que le Toxoplasme Gondii colonise les cerveaux des souris et des humains pour déclencher chez eux une fascination pour les chats. Mayeri compare cet effet du microbiome, qui modifie le comportement humain au profit d’un protozoaire, à la puissance de l’Internet dans sa capacité de détournement de l’attention humaine. Quel que soit le sujet, l’approche narrative prismatique de Mayeri attire le public vers son travail parce qu’il est avant tout captivant.

Meredith Tromble
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

> www.rachelmayeri.com

quand le progrès social passe par l’art, l’archéologie et l’astronomie

Le regard vertical est un terme j’ai adopté pour traduire une constante dans ma pratique de ces dernières années et qui renvoie à l’acte de regarder. Regarder vers le haut, dans le ciel étoilé, ou vers le bas, sous les strates de notre terre. J’ai trouvé que cet acte d’observation intensive et sensible m’apportait des réponses, mais plus important encore, qu’il engendrait de nombreuses questions.

Marcus Neustetter, One Woman at the Centre of the Universe. Public-performeurs en interaction avec des cordons lumineux pour raconter l’histoire d’une femme, Sutherland, Afrique du Sud, 2014. Photo: D.R.

Mon intérêt pour le ciel et la terre en tant qu’espaces d’observation et d’étude m’a amené à travailler directement avec des archéologues et des astronomes. Les observer dans leur quête pour parvenir à une compréhension plus subtile de l’espace et du temps est devenu tout aussi intéressant. Les deux pratiques regardent en arrière et créent une histoire archivée. Avec l’astronomie nous étudions la lumière qui nous parvient de partout, de plusieurs centaines à des millions d’années-lumière; la lumière qui prend son origine dans un temps et un lieu bien loin de ce que nous pouvons imaginer, mais dont le voyage se termine sur notre rétine.

En archéologie, chaque couche de poussière sous nos pieds peut être précautionneusement isolée et traitée pour révéler l’histoire de notre terre. Ce qui est enfoui recèle une riche documentation de notre passé, mais montre aussi la direction de notre futur. Ces rencontres avec le passé, que ce soit dans l’immédiateté de nanosecondes à peine écoulées ou aussi loin que le big bang, ont fait naître en moi un besoin de révéler la fine couche du « maintenant », pour me positionner en dehors et poser la question « comment est-ce que j’existe dans le présent ? »

Cet acte d’observation porte tout autant sur l’étude de découvertes et de faits que sur la compréhension de l’espace de spéculation, l’espace de « l’interstice » — l’imaginaire. Lors d’une conversation avec l’archéologue Sven Ouzman, en juillet 2012, ce dernier a répondu à ma question : La matière interstitielle (autour des artefacts) d’une fouille archéologique est appelée matrice. Tout cela fait partie du contexte, sans lequel la découverte n’aurait aucun sens. Tout comme les silences ou les pauses entre les notes qui donnent leur sens à la musique.

Les grottes et les sites de fouilles archéologiques dans le Berceau de l’Humanité, en Afrique du Sud, sont devenus des sources d’inspiration et des sites pour des interventions temporaires et des structures pérennes d’observation, déplaçant la pratique d’atelier dans l’espace public. De la même manière, dans un échange avec des astrophysiciens, l’espace entre les étoiles constitue une fascination constante de mon exploration et mon esquisse du ciel nocturne — en essayant de faire sens de l’imaginaire sur lequel la science spécule. Ces expérimentations artistiques à la frontière de la science posent une question : où existons-nous entre les mystères astronomiques et nos inconnues archéologiques ? Cet espace ne demande qu’à être comblé par notre imaginaire.

Marcus Neustetter, Artist Observatory in the making. Observatoire Astronomique Sud Africain, Sutherland, Afrique du Sud, 2012. Photo: D.R.

Cependant le questionnement lié à notre existence ne se rapporte pas seulement à la science ou à l’imaginaire, il doit aussi être ancré dans des réalités quotidiennes spécifiques à un contexte. Dans les complexités de l’Afrique du Sud il s’agit, en règle générale, de réalités problématiques nourries par des injustices sociales, historiques, politiques, économiques et environnementales. En tant qu’artiste œuvrant dans ce contexte, je ne peux ignorer ces injustices et j’ai dû mettre en place une approche au sein de mon processus artistique qui permette de les appréhender. Cet acte donne à ma pratique un nouveau rôle, celui de facilitateur et d’activateur qui essaie de permettre à un processus et à une solution, pertinents au niveau local, de se déployer.

Par cette approche, j’ai pris conscience que le rôle de facilitateur demandait souvent une rencontre profondément personnelle et subjective. C’est en gardant ceci à l’esprit que mes installations performatives invitent les participants-spectateurs à entrer en scène, d’une certaine manière, et à exprimer leurs propres histoires. Dans le cadre de ma dernière commande officielle du Département de la Science et de la Technologie de l’Afrique du Sud et du Forum national de la Science et de la Technologie pour l’Année internationale de la lumière de 2015, j’ai fourni aux participants une variété de sources lumineuses. Utilisant la technique populaire de la longue exposition photographique, la lumière est devenue un outil au service de leur propre narration. Cette interaction ludique a donné une série de photographies, qui ne sont en rien des d’objets d’art, mais plutôt des traces tangibles de rencontres personnelles subjectives dans le temps et l’espace.

Aucun voyage dans le temps et l’espace ne serait complet sans des rencontres en cours de route avec des entités passionnantes — en particulier l’Obscurité, qui offre à mon public la liberté de s’engager dans des notions de temps dans un quasi-anonymat tout en étant encouragé à échanger des histoires et des impressions avec leurs propres formulations. Cet ensemble d’œuvres repose sur des activations lumineuses et de la photographie à longue exposition qui, en vertu de l’imagerie et de l’abstraction de la forme humaine déformée qui en résulte, permet une interprétation ouverte et largement personnelle laquelle n’aurait pas été possible autrement.

Marcus Neustetter, Dancing in a Prehistoric Footprint. Performance par un groupe de danse de quadrille traditionnel à Fraserburg avec des cordons de LEDs dans le dessin d’une empreinte de pas paléontologique d’avant l’ère des dinosaures, Afrique du Sud, 2015. Photo: D.R.

L’Obscurité, quelle que soit sa générosité ici, exige aussi un regard critique quant à l’idée même de la « lumière » et quant à la propriété et la distribution des ressources énergétiques en Afrique du Sud et sur le reste du continent africain. Ici aussi les matériaux utilisés dans la production des œuvres de cette exposition sont volontairement issus de marchés chinois locaux qui, typiquement, abondent en jouets et en gadgets lumineux bon marché. Une intervention artistique apparemment temporaire se retrouve ainsi avec des produits dérivés permanents sous forme de milliers de bâtonnets lumineux, de LEDs cassés, de boîtes plastiques et de matériaux d’emballage mis au rebut qui, à leur tour, sont assemblés en de nouvelles œuvres d’art destinées à être renvoyées en Chine dans une sorte d’échange rituel. Compte tenu de la présence croissante de la Chine sur le continent africain cette rencontre avec la « matérialité » de la Chine fait référence à ce que j’avais initialement imaginé, un lieu qui se « vendrait » lui-même à travers sa nourriture et la culture Made-in-China dans le monde entier. Est-ce que nous racontons nos histoires, une fois encore, avec le vocabulaire et les instruments des pouvoirs coloniaux ?

Un autre exemple de ce type d’approche participative en partenariat avec les sciences est la collaboration avec l’artiste Bronwyn Lace à Sutherland. Sutherland est un lieu magnifique et unique au monde. La petite ville est située au milieu du désert sud-africain du Karoo. Comme une grande partie du Karoo, elle est connue pour sa « vacuité ». Ses qualités d’obscurité et de silence sont difficiles à trouver ailleurs. Ses vastes étendues de terres vierges et de cieux cristallins permettent une observation et une contemplation qui nous étaient étrangères (à nous artistes) avant ce projet. Ces qualités y ont attiré les astrophysiciens il y a quelques décennies. Ainsi, à seulement 7km de la ville l’on trouve l’Observatoire Astronomique Sud-Africain (SAAO), équipé de plus de douze télescopes internationaux et du Grand Télescope Sud-Africain (SALT/Southern African Large Telescope), l’un des télescopes les plus puissants au monde. Malgré la beauté du lieu et la proximité d’un projet scientifique international d’une telle envergure, la communauté de Sutherland, qui compte à peine plus de 4000 habitants, fait face à l’autre aspect de l’isolement : le chômage et l’alcoolisme touchent de larges portions de cette communauté éclatée.

En raison d’atrocités sociales comme la chasse au San ou au Bushman jusqu’en 1938, la relocalisation forcée de populations par le gouvernement de l’Apartheid sous la loi Group Areas et l’héritage d’une identité déformée par la pensée séparatiste durant et après le régime de l’Apartheid, la communauté de Sutherland doit affronter des obstacles sociaux et économiques constants. Les personnes de couleur de Sutherland parlent Afrikaans, la plupart sont membres de l’Église Réformée Néerlandaise et quelques-uns portent les noms de famille des fermiers pour lesquels travaillaient leurs ancêtres.

Marcus Neustetter, Meteorite Impact. Un groupe de jeunes raconte l’histoire de l’impact d’une météorite il y a 2 millions d’années au Dôme Vredefort à l’aide de gaze et de pointeurs laser, Afrique du Sud, 2014. Photo: D.R.

C’est dans ce contexte que nous avons sollicité les populations locales et les scientifiques pour créer des connexions entre les communautés fragilisées et la recherche scientifique. En utilisant les interventions artistiques, nous avons tenté d’attirer l’attention sur des histoires tues, des luttes permanentes et de nouvelles opportunités. Notre travail a commencé par associer l’Année Internationale de l’Astronomie de 2009 à l’Observatoire Astronomique Sud-Africain à Sutherland, nous avons inauguré notre projet par un vol de cerf-volant. Ceci a non seulement rassemblé des centaines de participants intéressés, mais a aussi donné le ton de l’activation du paysage à travers des interventions ludiques et créatives avec la communauté pendant les six années qui suivirent.

Les résultats ont été des œuvres permanentes de land-art, des spectacles de cerfs-volants, des expositions muséales, des sites mémoriaux et plus récemment la création d’un long métrage et d’un livre en association avec le projet Africa meets Africa (« l’Afrique rencontre l’Afrique »). Le projet Sutherland Reflections est devenu une expérience de participation, d’interventions artistiques et de spectacle créatif portée par la communauté. À travers leur collaboration, des artistes et des scientifiques ont commencé à répondre à l’attitude et la relation actuelles envers la « distance » apparente des communautés défavorisées de Sutherland et leurs disciplines, en lien avec l’observatoire international voisin.

L’un des moments forts du projet a été la construction du Dôme de Sutherland sur la propriété du SAAO. Même s’il s’agit d’un important site international dédié à la recherche scientifique, pour un peuple dont le lien à la terre est empreint de douleur et de violence, ce territoire scientifique international n’est pas perçu comme très accueillant. Dans une tentative d’ouvrir le dialogue vers l’appropriation et l’accessibilité, Lace et moi avons invité quelques anciens et figures importantes de la communauté à poser la première pierre de leur propre espace d’observation, un dôme communautaire. Cette cérémonie a été réalisée sans permission, comme un geste symbolique initial. Deux ans plus tard, et après un effort de persuasion, nous avons obtenu la permission du SAAO et un financement du Conseil National des Arts pour construire un dôme d’observation à l’œil nu pour la population de Sutherland.

La base du dôme utilise des méthodes de constructions locales traditionnelles et de la pierre extraite dans la région. Le dôme géodésique fait écho aux outils scientifiques voisins, mais il permet aussi à une personne, allongée sur le sol et à l’abri dans cet espace, de suivre le mouvement des étoiles à l’aide d’une grille. Par-delà sa charge sociale et politique intentionnelle, le Dôme de Sutherland se révéla une illustration poétique inattendue d’un espace d’observation et de réflexion — une concrétisation physique qui accueille mon regard vertical.

Marcus Neustetter
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

Messagers quantiques

De la lévitation sonore de feuilles d’or à des projections d’agrandissements d’une structure en bulles de savon, le duo d’artistes Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand créent des œuvres de performances sensorielles et des installations méditatives qui explorent l’étrange comportement quantique et les franges extrêmes de phénomènes ondulatoires exotiques.

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, Camera Lucida. Photo: D.R.

Après que nous ayons été conduits, solennellement, dans une pièce totalement obscure, nos yeux commencent à s’acclimater à un vide d’un noir profond. Dmitry Gelfand nous demande de ne pas bouger ni toucher la surface du grand réservoir de verre sphérique qui se trouve au milieu de la pièce fermée. Un silence quasi-anéchoïque répond à cette obscurité totale. La trépidation silencieuse est soudain ponctuée d’une lueur irréelle au cœur de la sphère — lueur qui met à l’épreuve les capacités de perception de l’œil et du cerveau. La vision en néon s’éteint progressivement dans un scintillement ténébreux qui nous replonge dans l’obscurité visqueuse. Après un court silence, de minuscules points de lumière réapparaissent et se configurent en une forme géométrique intelligible — un maillage lumineux scintillant dans l’espace liquide. Il se pourrait que nous voyions là des fac-similés isomorphes de nos propres transmissions neurales au moment même où elles perçoivent ce spectacle de lucioles tremblotantes.

Plus encore, ces minuscules vecteurs de lumière animés semblent se positionner pour former des glyphes; une écriture nébuleuse; une calligraphie fantomatique qui griffonne ses propres secrets dans des sceaux translucides de lumière. Des scientifiques de tout premier plan nous avaient affirmé qu’il serait impossible de recréer cette expérience de laboratoire à l’échelle envisagée. Nous leur avons donné tort, déclare Gelfand. Il poursuit en expliquant que l’installation, Camera Lucida, utilise un processus connu sous le nom de sonoluminescence par lequel des formes de lumière naissent de l’implosion de bulles de gaz dans l’eau, déclenchée par des ondes sonores à très haute fréquence. Ces fréquences ultrasoniques, bien au-delà des limites de la perception auditive humaine, provoquent la destruction des bulles et génèrent une onde de choc d’implosion qui fait grimper la température à l’intérieur de la bulle jusqu’à 20 000K. Ces températures sont assez élevées pour engendrer la lumière.

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, 10,000 Peacock Feathers in Foaming Acid. Photo: D.R.

Camera Lucida est typique des performances et installations audiovisuelles créées par Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand, un duo d’artistes installé aux Pays-Bas. Œuvrant souvent en collaboration avec des scientifiques, leurs travaux se réapproprient des expériences scientifiques de pointe pour explorer les dimensions atypiques de phénomènes optiques éthérés et les interactions quantiques étranges. Dotées d’une esthétique sophistiquée et d’une inclination naturelle vers la poésie de la science, leurs œuvres agissent comme autant de loupes qui révèlent les caractéristiques morphologiques de mondes multiples, inédits et invisibles. Pour créer leurs œuvres, les deux artistes ont dû eux-mêmes devenir des scientifiques chevronnés. C’était indispensable pour qu’ils acquièrent une compréhension profonde du fonctionnement ésotérique de phénomènes quantiques sur lesquels leurs œuvres reposaient grandement. Il n’est pas surprenant que leur studio soit rempli de piles d’articles sur des recherches récentes et des derniers numéros de la revue Nature.

En 2014, près des rives du Danube, à l’occasion d’Ars Electronica, le couple a présenté la performance 10000 Peacock Feathers in Foaming Acid (« 10000 Plumes de paons flottant dans de l’acide moussant »). Entassés à l’intérieur d’un dôme gonflable, les spectateurs — allongé sur le dos — étaient immergés dans des pans de denses projections de formes irisées. Les contorsions fluides non-linéaires et les oscillations spectrales de ces plasmas chaotiques étaient parfaitement synchronisées avec des drones d’ondes sinusoïdales de basse fréquence. Dans cette performance, Domnitch fabrique soigneusement des grappes de bulles de savon en soufflant de l’air sur une plaque recouverte de savon liquide. La lumière laser visant la surface de chaque bulle en nucléation est réfléchie comme un faisceau lumineux — un agrandissement projeté révèle les nano-topologies détaillées de la structure de bulles de savon; une abondance d’agglomérations proto-cellulaire psychédéliques qui se forme — se déplace du corporel à la mathématique. Gelfand manipule un système de caméra de surveillance qui transforme les projections en assemblages sonores. L’interruption soudaine, mais fortuite, de cloches de l’église nous rappelle que nous sommes toujours ancrés quelque part sur Terre.

Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand, Sonolevitation. Photo: D.R.

Dans une autre performance, Sonolevitation, les répercussions kinesthésiques de la propagation acoustique sont canalisées pour faire léviter de petits morceaux de feuille d’or. Arborant une coupe de cheveux rasés en croissant de lune et vêtue d’une robe jaune vif d’alchimiste, Domnitch place méticuleusement avec une pince à épiler de fines feuilles d’or entre deux cylindres métalliques — un intonateur et un réflecteur sonore. Ses mouvements lents et concentrés sont d’une précision chirurgicale. Placé entre les transducteurs la feuille d’or commence à se soulever délicatement et tourner à toute vitesse sur son axe central. D’autres feuilles d’or sont ajoutées, chacune d’une forme différente — une procession alchimique de cercles, de carrés et d’hexagones ayant chacun une façon unique de tournoyer. Penché sur une table de contrôle, Gelfand — lui aussi avec un symbole de talisman rasé sur la tête — affine le système de sorte que les feuilles d’or soient suspendues dans les airs par un vide dépressurisé créé par une onde stationnaire engendrée par la réflexion d’une vibration acoustique à une distance précise de sa source.

Requérant une grande attention, les œuvres de Domnitch et Gelfand permettent de sensibiliser notre conscience afin de révéler des propriétés insaisissables de phénomènes énigmatiques existant au-delà des limites de la perception ordinaire. Comme autant de méditations sur la phénoménologie, leurs œuvres re-cadrent la méthode scientifique — avec ses fondements d’observation, de déduction et de pensée rationnelle — pour faciliter une interprétation large et poétique qui transcende le mode dominant « empirico-réductionniste » de l’expérience. En favorisant les manifestations indéterminées de la résolution quantique (contrairement à l’impasse de l’enregistrement des médias fixes), chaque expérience de leurs œuvres recèle ses propres particularités, ses propres révélations, ses narrations sous-jacentes et théâtralités inattendues. C’est donc dans l’expérience, au cours de l’ajustement de la perception, que leurs œuvres — transmutations d’eau, d’air et de laser — définissent leur « signification ». Si selon le grand psychonaute John C Lilly, L’Univers a créé une partie de lui-même pour étudier le reste…, les travaux de Domnitch et Gelfand sont autant de mécanismes de facilitation et d’amplification de cette interaction. À travers leurs œuvres, nous pouvons non seulement étudier l’Univers, mais aussi nous-mêmes en train de l’étudier, ainsi, comme poursuit Lilly, …nous pouvons appréhender la vérité de nos propres réalités intérieures.

Paul Prudence, Septembre 2015
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

de l’accès à l’excès

Conférences-performances sur des thèmes scientifiques, étude des processus de création d’une chorégraphie par les neurosciences, développement de nouveaux agrès pour le cirque… Les relations entre sciences et spectacle vivant sont variées et fécondes. Tour d’horizon et focus sur les démarches de deux chorégraphes, Kitsou Dubois et Gilles Jobin.

Quantum, chorégraphie de Gilles Jobin. Photo: © Gregory Batardon / Courtesy: Gilles Jobin.

L’histoire des arts de la scène est hantée par les sciences. Les exemples abondent et peuvent être regroupés en trois axes principaux : la science comme sujet (avec pour tête de proue La vie de Galilée de Brecht); la nécessaire connaissance du corps dans toutes ses ramifications (celui du danseur comme celui de l’acteur); les techno-sciences, dont l’évolution imprègne l’évolution de la scénographie et des salles de spectacle. Nous n’évoquerons ici que quelques-uns des avatars contemporains de ces trois continuums (1).

Depuis la fin des années 2000, l’essor de la conférence-performance offre la promesse d’une rencontre avec le réel, d’une explication – si ce n’est d’une démonstration, d’un théâtre de la preuve. Donnée dans un contexte théâtral, elle offre parfois la possibilité de transmettre autrement et ailleurs un savoir scientifique (Ten Billions, mis en scène par Katie Mitchell en collaboration avec le scientifique Stephen Emmot, présent sur scène, sur les conséquences de l’évolution de la population mondiale; Space Travelling d’Agnes Meyer-Brandis sur la question de l’apesanteur). La rigueur du raisonnement laisse parfois libre cours à la fantaisie et à l’absurde, comme dans la série des Cartographies de Frédéric Ferrer, sous-titrées petites conférences théâtrales sur des endroits du monde.

Liliane Campos, dans Sciences en scène dans le théâtre britannique contemporain (2) montre que chez nos voisins d’outre-Manche les sciences sont à la fois thème et langage pour des auteurs et des compagnies tels que Tom Stoppard, Caryl Churchill, Sarah Kane, On Theatre ou le Théâtre de Complicité. Malgré l’essor des conférences-performances, la science comme sujet est plus rare en France. D’où la publicité autour du projet binôme, initié en 2010 par le metteur en scène Thibault Rossigneux, directeur artistique de la compagnie Les Sens des Mots (3), avec rendez-vous annuel lors du festival d’Avignon. Le protocole est ainsi défini : deux mois après un entretien de 50 minutes entre un auteur de théâtre et un scientifique, le premier livre une lecture publique d’une pièce issue de la rencontre avec le second. De son côté, la base de données en ligne Scènes de méninges (4) recense dans l’hexagone les pièces de théâtre en lien plus ou moins direct avec les sciences.

La connaissance scientifique du corps et du cerveau accompagne l’évolution des théories de l’interprétation, et vice versa. La médecine, la psychologie, la biologie, la neurophysiologie sont autant de portes directement ouvertes sur la compréhension du mouvement dont chorégraphes et danseurs s’emparent tout au long du 20e siècle. À rebours, la connaissance empirique du danseur, son haut degré de maîtrise corporelle mêlé à des processus mentaux et émotionnels complexes en font un partenaire de choix pour des études scientifiques. Le récent film de Julien Prévieux, Patterns of life (2014), produit pour la « troisième scène » de l’Opéra de Paris, retrace une partie de cette histoire tout en la mettant en pratique. Julien Prévieux reconstruit six expériences de capture du mouvement avec cinq danseurs du Ballet de l’Opéra, des lapins, du scotch et une tortue. Les danseurs exécutent des chorégraphies à partir de protocoles et résultats scientifiques préalablement recensés et décrits dans un article du philosophe Grégoire Chamayou, « Une brève histoire des corps schématiques » (5). L’étude scientifique du mouvement (chorégraphié si ce n’est chorégraphique) devient dans Patterns of life prétexte à chorégraphie. La boucle est bouclée.

Kitsou Dubois, danseurs lors d’un vol en apesanteur effectué en 2009. Photo: © Loïc Parent / Courtesy: Kitsou Dubois.

Depuis une décennie environ, les sciences cognitives et les neurosciences retiennent tout particulièrement l’attention de la danse. Le chorégraphe Wayne McGregor a ainsi mis en œuvre un véritable laboratoire de recherche sur le corps au sein même de sa compagnie (6). Depuis 2001, avec Scott deLahunta, il invite des scientifiques dans son studio, dont Philip Barnard, spécialiste de sciences cognitives (7). Wayne McGregor leur propose alors d’étudier son processus de création afin de susciter une nouvelle compréhension de la pratique chorégraphique. Il s’agit de rechercher des connexions entre la créativité, la chorégraphie et l’étude scientifique du mouvement et du cerveau. Ce champ s’avère particulièrement fécond pour la danse. Un premier colloque international est organisé par Ivar Hagendoorn dès janvier 2004. Intitulé Dance and the Brain, il est accueilli par les ballets de Francfort, dirigés par William Forsythe. Comme le note Scott deLahunta, la curiosité personnelle de Forsythe pour les neurosciences provient de son désir de préciser une intuition sur la perception de ses œuvres par les spectateurs au travers de la compréhension des mécanismes cognitifs de l’attention (8).

En 2005, Johannes Birringer publie Dance and Cognition (9). À la fin des années 2000, Alain Berthoz, titulaire de la chaire de physiologie de la perception et de l’action au Collège de France, entreprend des recherches sur le geste à partir de la biomécanique de Meyerhold (10). Depuis 2013, le labodanse, autour de la chorégraphe Myriam Gourfink, poursuit une collaboration innovante entre des chercheurs en neurosciences cognitives, une chorégraphe et des spécialistes en Interaction Homme Machine, pour former une plateforme partagée destinée au développement en ligne de mesures physiologiques et neurophysiologiques des interactions danseur-danseur, danseur-chorégraphe et danseur-spectateur. Cette plateforme servira à étudier les processus cognitifs qui sous-tendent la production et la réception artistiques, ainsi que comme outil de recherche et composition chorégraphique (11).

Les collaborations entre arts de la scène et (techno)sciences sont également à l’origine d’innovations scénographiques et architecturales. L’impact des technologies numériques sur le spectacle vivant depuis la seconde moitié du 20e siècle est la partie immergée de l’iceberg (12). Des travaux moins connus concernent les matériaux. Ainsi, le Centre National des Arts du Cirque (CNAC) et l’Institut International de la Marionnette développent actuellement un axe de recherche sur les matériaux (nouveaux revêtements, nouvelles cordes, textiles sensibles, à mémoire de formes, matériaux composites, etc.) aussi bien pour des enjeux de sécurité (résistance, protection vis-à-vis des brûlures de frottement) qu’artistiques. De telles recherches, en collaboration avec des scientifiques et des ingénieurs, devraient permettre le développement de nouveaux agrès ou de nouveaux procédés de conservation des matériaux.

Gilles Jobin, Quantum, présentation au CERN, devant l’accélérateur de particules LHC. Photo: © Gregory Batardon / Courtesy: Gilles Jobin.

Mais il ne faut pas s’y tromper : l’objet de ces conversations n’est pas de mener à des conversions (la science en spectacle, le spectacle en science), mais à des œuvres et à des connaissances scientifiques. Au théâtre, la figure de Jean-François Peyret, metteur en scène co-signant plusieurs de ses spectacles avec des scientifiques (Jean-Didier Vincent, Alain Prochiantz), s’est imposée comme une référence majeure (13). Il décrit en ces termes la nature de la collaboration : chacun reste l’autre de l’autre, et nous ne tâchons pas de combler le fossé entre l’Art et la Science. Il ne s’agit pas d’un dialogue : le scientifique ne se fait pas artiste (du dimanche) et l’homme de théâtre scientifique d’occasion, de seconde main. […] Le scientifique vient faire de la science autrement, sur un autre tempo, et l’homme de théâtre essaie de faire un théâtre un peu autreChacun rit dans sa barbe. Altérité radicale plutôt qu’interdisciplinarité administrative ou diplomatique (14).

Quelques institutions ont essayé de graver dans le marbre ce type de collaboration, par essence fragile. Ainsi en France, l’Atelier Arts Sciences, une « plateforme » commune à la scène nationale de Meylan et au CEA, associés depuis 2007 pour créer « un laboratoire commun de recherche aux artistes et aux scientifiques » (15). Des laboratoires de recherche de haut niveau ouvrent également leurs portes aux arts de la scène. Nous présenterons ici deux démarches : celle de Gilles Jobin avec le CERN et celle de Kitsou Dubois en lien avec le Centre National d’Etudes Spatiales (CNES).

Se présentant comme « chorégraphe de l’apesanteur », Kitsou Dubois (16) a été l’une des premières chorégraphes à effectuer un vol en apesanteur, en 1990, après acceptation de son projet par le comité scientifique du CNES. Son interlocuteur est alors le département communication. L’Observatoire de l’Espace prendra le relai pour les vols effectués à partir de 2000 (17). Fondamental, irréversible (18), ce premier vol fait basculer la danseuse dans des sensations paradoxales. L’espace intérieur devient concret, la liberté de mouvement est totale, le corps (alors qu’il semble s’évanouir, disparaître) se révèle d’une absolue nécessité. Auparavant, Kitsou Dubois avait commencé à collaborer avec des scientifiques, dont Alain Berthoz, alors directeur du laboratoire de physiologie sensorielle du CNRS, l’un des tout premiers centres à conduire des travaux de neurophysiologie sur le corps humain. Suite à son expérience de la microgravité, la neurophysiologie, et en particulier les questions de perception de l’espace et du temps, passionne Kitsou Dubois. Le passage à la création chorégraphique demandera 10 années, à l’exception d’un spectacle, Gravité Zéro, en 1994, qu’elle décrit comme un spectacle nostalgique sur le vol. Après le choc initiatique, il faut un temps de maturation, d’incarnation, d’écriture.

Pour prendre du recul, la chorégraphe rédige alors une thèse sur son expérience : Application des techniques de la danse à l’entraînement du vol en apesanteur : une danseuse en apesanteur, soutenue en 1999 (19). Puis en 2002, un premier spectacle, Trajectoire Fluide. Depuis, tous ses spectacles concernent l’apesanteur et la microgravité, thèmes inépuisables qui engagent le rapport à la matière, à l’espace, au temps, à l’autre. Le processus de création est bouleversé. Tout nouveau projet s’inspire d’une réflexion scientifique, par exemple sur le comportement des fluides en 0G, et entraîne des rencontres avec des chercheurs. L’expérimentation de la microgravité devient un préalable au travail avec les danseurs. Kitsou Dubois leur fait effectuer des vols en apesanteur et/ou leur propose des milieux analogues, comme l’eau, afin de mettre en évidence des états de corps. Pour occuper le volume du plateau, elle engage des circassiens. La place de l’image devient fondamentale, dans un premier temps pour réactiver la mémoire sensible du vol (systématiquement filmé) puis pour essayer de transmettre l’expérience des sensations éprouvées au spectateur, jusqu’à l’immerger dans l’image (20).

Julien Prévieux, Patterns of Life (Jeune fille du 16e #1), 2015. Photos de tournage. Photo: © Julien Prévieux / Courtesy galerie Jousse Entreprise, Paris.

En 2012, Gilles Jobin (21) est le premier chorégraphe à avoir été accueilli en résidence dans le cadre du programme Arts@CERN (22), avec pour devise Great Art for Great Science. Rejoignant les propos de Jean-François Peyret, le chorégraphe résume ainsi cette expérience : on nous pose beaucoup la question de savoir si cela aide les scientifiques dans leurs découvertes. Ce n’est pas la question : aucun scientifique ne m’a amené des solutions chorégraphiques. Et je n’ai amené aucune solution scientifique à des scientifiques. Par contre, j’ai eu un dialogue qui a stimulé ma créativité. C’est pareil dans l’autre sens, j’imagine (23). La rencontre avec les chercheurs en physique des particules marque une rupture dans sa carrière et lui permet de sortir d’un fantasme de science. La résidence au CERN a un impact en termes d’inspiration, mais aussi et surtout de méthode de travail. Concernant l’inspiration, la résidence est l’occasion de trouver des références au-delà des mondes de la danse et de l’art, de sortir d’une réflexion auto-centrée, caractéristique de la danse des 30 dernières années. Lui-même se sent plus proche des sciences dures, de la physique, des mathématiques ou de la biologie que de la littérature ou de la poésie.

Sa rencontre avec la physique des particules implique un changement d’échelle. Comment faire pour ramener à l’échelle de la danse des phénomènes inobservables et abstraits ? Comment sortir de l’organique ? Plus fragmentée, moins holistique, sa représentation du monde bascule. Du point de vue des méthodes de travail, alors qu’il pensait être un artiste expérimental, Gilles Jobin prend conscience que la recherche fondamentale, sans obligation de résultat, est très rare pour un chorégraphe. Son travail est orienté vers la production d’une œuvre, ce qui laisse peu de marge à l’imprévu. La rencontre théorique n’est pas suffisante. L’expérimentation, dans un même espace-temps, est beaucoup plus décisive. Ainsi, l’invitation de deux physiciens dans le studio de danse, où ils assistent au travail des danseurs, amène les premiers à présenter aux seconds les diagrammes de Feynman, lesquels permettent de décrire des collisions entre des particules. Les danseurs se les sont appropriés pour écrire des interactions entre eux, à la base d’un premier spectacle né de la résidence au CERN, Quantum, en 2013. Un second, Força forte, est prévu pour 2016.

Les relations entre science et spectacle ne sont pas uniquement sous le signe de l’accès à la connaissance (pour le metteur en scène, le chorégraphe, l’interprète ou encore le public). Elles ressortent aussi du dépassement de chacun des domaines. De l’accès (aux sciences) à l’excès (des disciplines) : telle pourrait être résumée l’aventure des collaborations entre arts de la scène et sciences.

Clarisse Bardiot
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) Deux revues francophones ont offert un panorama de la question dans les années 2000 : Nouvelles de danse, avec le numéro Scientifiquement danse en novembre 2004, puis en 2009 Alternatives théâtrales, avec l’opus Côté sciences, inspiré par le travail du metteur en scène Jean-François Peyret.

(2) Liliane Campos, Sciences en scène dans le théâtre britannique contemporain, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.

(3) www.lessensdesmots.eu/

(4) www.scenesdemeninges.fr/

(5) Grégoire Chamayou, « Une brève histoire des corps schématiques », Jef Klak, « Bout d’ficelle », mai 2015, http://serpent-libertaire.over-blog.com/2015/09/une-breve-histoire-des-corps-schematiques-par-gregoire-chamayou.html.

(6) www.randomdance.org/

(7) Le projet Choreography and Cognition est décrit sur le site internet www.choreocog.net.

(8) Scott Delahunta, Phil Barnard, Wayne McGregor, « Augmenting Choreography: Insights and Inspiration from Science », in Jo Butterworth and Liesbeth Wildschut (Eds.), Contemporary Choreography: a critical reader, Londres; New York, Routledge, 2009, pp. 431-448.

(9) Johannes H. Birringer, Josephine Fenger (Eds.), Tanz im Kopf: Dance and Cognition, Münster, Lit, 2005.

(10) Alain Berthoz, La simplexité, Paris, Odile Jacob, 2009.

(11) http://labodanse.org

(12) Clarisse Bardiot, Arts de la scène et technologies numériques : les digital performances, Boulogne, Leonardo/Olats, Les Basiques, 2013 www.olats.org/livresetudes/basiques/artstechnosnumerique/basiquesATN.php.

(13) Cf. notamment Jean-François Peyret, Alain Prochiantz, Les variations Darwin, Paris, Odile Jacob, 2005.

(14) Jean-François Peyret, « Le théâtre et la recherche scientifique » (entretien), Hermès, La revue, n° 72, L’artiste, un chercheur pas comme les autres, 2015, p. 141.

(15) www.atelier-arts-sciences.eu

(16) www.kitsoudubois.com/

(17) L’Observatoire de l’Espace, qui conduit les projets Arts-Sciences au sein du CNES, a été créé en 2000.

(18) Interview de Kitsou Dubois par Clarisse Bardiot, le 13/10/2015. Idem pour les propos qui suivent.

(19) Des extraits de la thèse de Kitsou Dubois sont publiés sur le site de Leonardo/Olats : http://olats.org/space/colloques/artgravitezero/t_Dubois.html

(20) Pour une description plus détaillée de la démarche de Kitsou Dubois, cf. Jean-Luc Soret, « Les variations légères de Kitsou Dubois » in All AliensCabarets de curiosités 4, Les Solitaires Intempestifs, en coédition avec Subjectile et Le Phénix, scène nationale-Valenciennes, 2014, p. 80 87.

(21) www.gillesjobin.com/

(22) http://arts.web.cern.ch/

(23) Interview de Gilles Jobin par Clarisse Bardiot le 8/10/2015. Idem pour les propos qui suivent.

Jean-Marc Chomaz est physicien, Laurent Karst est plasticien. Leurs routes se sont croisées un jour de 2003. Depuis, ensemble, ils cherchent et créent, explorant cette lisière, ou cet interstice, entre la réalité physique, le modèle théorique et la perception sensible humaine. Qui est qui, du scientifique ou de l’artiste, n’est plus de propos, mais bien un nouveau regard sur l’art, sur la science et sur la société.

Exoplanète, un cosmos intime habité de la bioluminescence du phytoplancton Pyrocistis Noctiluca, création pour le salon des Réalités Nouvelles 2015. Photo: D.R.

Nous nous sommes rencontrés au printemps 2003 dans le repas de rue du passage Turquetil à Paris, un ami designer pensait que nous aurions beaucoup à nous dire. — Laurent : je voudrais sculpter la vapeur, j’ai réalisé un projet avec de grandes vitres galbées, mais comment la libérer de ces parois de verre ? Jean-Marc : ce n’est pas la vapeur qu’il faut sculpter, mais le mouvement dans l’espace et le temps. La vapeur apportera sa matérialité. Mais je ne sais faire que des tubes ou des anneaux. — Il nous fallut deux ans de recherche dans le laboratoire, en studio son, en spatialisation visuelle et sonore, de déconstruction et reconstruction d’un univers, mais aussi de mises au point pragmatiques et patientes, avant de présenter notre première création Infraespace.

Pendant ce temps, François Eudes Chanfrault, compositeur, s’était embarqué dans l’aventure. Notre matière était devenue le tourbillon des particules de l’air, une multitude de petits gyroscopes dont le moment angulaire se conserve presque à l’infini. Ils donnent leurs formes à nos installations. Infraespace propose une fracture par laquelle se glisser pour expérimenter un réel, plus qu’un méta-instrument c’est un méta–espace. Dans la nuit remplie de brouillard, de l’ouverture verticale de douze cubes noirs sort une rythmique d’anneaux de brume lumineuse. Cette matrice posée au sol scande l’espace de la trajectoire des anneaux. Une percussion dans chacun des cubes crée le tourbillon et un son spatialisé emmène chacun de ces tambours vers une émotion différente.

Pendant la semaine de tests in situ à la chapelle des Récollets où Infraespace a été créée pour la Nuit Blanche 2005, nous avons tous les trois apprivoisé l’installation jusqu’à ce qu’elle nous emporte dans un imaginaire sensible partagé. Nous avions tout d’abord cru qu’elle était un instrument et François-Eudes avait composé des rythmiques, mais l’ajout des anneaux, grands aplats de vapeur, n’apportait pas de vibration, de déséquilibre. Ensemble, nous avons ajouté une matrice pour imprimer l’espace et un clavier tactile pour dessiner de la main les anneaux sur la brume. Alors seulement le poème a emporté le songe.

Le même processus de création entièrement partagée, lent, à la recherche de ces interstices par lesquels accéder à d’autres réels, a porté tout notre travail et a mené à la création du collectif Labofactory (1). Il nous a conduits à articuler le concept de dualité Art-Science. La dualité est une notion complexe qui prend des sens multiples, parfois antagonistes, dans différentes spécialités des mathématiques. À la fois complémentaire et opposée, la dualité est une relation réflexive, une propriété non universelle relative à une mesure, une structuration d’un espace plus grand que le réel de l’objet lui-même. En mécanique quantique la dualité onde/corpuscule vient de la non-commutativité des observables de position et d’impulsion.

Labofactory s’inscrit dans l’affirmation de cette dualité Art-Science et de sa relativité par rapport au regard, à l’observable, à la métrique que l’on pose sur nos actions, nos êtres, nos imaginaires. Cette dualité Art-Science autorise aussi bien la réflexivité entre les deux champs que leur appartenance à un même espace partagé. Les productions de Labofactory s’inscrivent dans le champ d’un mouvement Art-Science s’appuyant sur ce principe de dualité, de symétrie et se fondant sur un processus où artistes et scientifiques, en changeant de rôle, ont laissé place au sensible et à l’intuition. L’œuvre a ainsi perdu toute tentation descriptive, didactique, elle n’est plus univoque, ni prescriptive, mais perceptive. Elle ouvre directement sur un imaginaire partagé entre artiste et scientifique qui laisse toute sa place au regard du spectateur qui, comme l’observateur quantique, modifie à jamais le sens porté par l’œuvre.

Infraespace, Art Rock, janvier 2011. Photo: D.R.

En cela les projets ou installations partagent une parenté avec le mouvement des Science Galeries qui tente de réinventer les usages et les codes de la médiation scientifique. Ces actions, où l’échange public-science est symétrique, où le public peut dialoguer avec l’œuvre, permettent de transmuter le savoir en culture populaire (2) privilégiant l’imaginaire. Elles changent aussi la projection que les scientifiques font de leur rôle et la perception que le public a de celui-ci.

Chaque installation se fonde sur une série d’essais et de recherches en laboratoires destinée à étudier, analyser, expliquer un certain nombre d’effets physiques. Ces phénomènes, apparentés à ceux observables dans la nature, sont présentés sous forme d’épures réduites à leur plus simple matérialisation (anneaux, tourbillons, ondes…), suivant ainsi, en la détournant, la démarche scientifique qui va chercher à isoler un phénomène, à le reconstituer dans son essence pour pouvoir étudier et identifier chaque paramètre qui le définit.

Par exemple, un mouvement d’air sera produit et calculé dans des environnements les plus stables, une vague sera générée dans des bassins isolés, protégés du vent et des différences de températures. Mais dans l’installation, ces phénomènes seront répétés, interagiront en échappant de par leur dynamique propre à notre contrôle, reconstituant ainsi un univers autonome, une incarnation du modèle transposé de l’espace mathématique à l’espace réel. L’abstraction devenue tangible se laisse alors percevoir, résonnant avec les émotions, réminiscences de nos vécus, révélant ainsi les fondements sensibles et transcendant du modèle.

Créée pour le salon des Réalités Nouvelles en 2015, Exoplanète interroge les nouvelles matérialités des sciences qui ont découvert des planètes extra-solaires relançant le rêve de la possibilité de trouver d’autres êtres. La pièce est plongée dans le noir. En s’approchant, le spectateur découvre un tourbillon de traînées lumineuses, succession de bandes ou de spirales qui s’accélèrent et s’échappent. Un espace intime se déploie. Une lumière vacille, sillon bleu de ma mémoire, double spirale enroulée des origines, je me souviens d’une planète océan. Capturer la lumière et la libérer pour interroger la nuit. Je perpétue ce cycle oublié. Je suis cette autre planète dont tu crois percevoir le scintillement ultime. L’espace est replié il n’y a ni dehors ni dedans, je suis toi.

Ces crépitements sont produits par l’excitation d’un phytoplancton, le Pyrocistis Noctiluca, qui absorbe le CO2 le jour par photosynthèse et synthétise une protéine, la luciférine, dont l’oxydation dans le cycle nocturne émet de la lumière. Ces éclats éphémères évoquent aussi bien la planète des origines où la photosynthèse des océans a coloré de bleu le ciel que le rôle que joue toujours le plancton en produisant l’oxygène de l’air.

Labofactory, à travers cette recherche symbiotique entre l’art et la science, porte un questionnement épistémologique visant à redéfinir le lien science-société, à reprendre possession de la notion de progrès. Des installations comme Fluxus, Redshift ou Exoplanète mettent à l’épreuve notre capacité à percevoir certains phénomènes naturels et celle de s’adapter face à de nouvelles conditions sensorielles. Elles provoquent des situations émotionnelles capables de ressentir d’une autre manière les enjeux actuels afin de contribuer à construire une nouvelle narration du monde impliquant la dualité entre art et science.

Laurent Karst & Jean Marc Chomaz
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) Labofactory.com
(2) Un peu à la manière de Jean Villard pour le théâtre.

plaidoyer pour un non-champ

Certains l’écrivent avec une conjonction de coordination — art et science, remplacée parfois par le « et » commercial — &, qui fait plus joli graphiquement. D’autres le concatènent en un seul mot — artscience, au genre indéterminé, et écrivent des livres pour justifier le monstre linguistique. Et il est bien d’autres formes encore. Dans tous les cas, le résultat est le même : qu’elle est cette chose dont aucun des deux termes n’est le qualificatif de l’autre ? Pas d’art scientifique ni de science artistique.

Victoria Vesna, en collaboration avec le biologiste de l’évolution, Charles Taylor et le physicien, Takashi Ikegami, Bird Song Diamond, janvier 2016 au Japon dans le « Large Space », espace de réalité virtuelle conçu par l’ingénieur Hiroo Iwata, Empowerment Informatics Program (EMP), Université de Tsukuba. Photo: D.R.

Art-Science n’est pas un genre, ni un mouvement, pas plus qu’une idéologie et encore moins une esthétique, mais une nébuleuse et, de plus en plus, une étiquette séduisante. Des sciences dures « vedettes » (biologie, physique et astronomie) jusqu’aux sciences humaines, couvrant l’ensemble des pratiques et des médiums artistiques, le spectre est vaste. Derrière les mots que nous n’avons pas pour le dire, essayons d’énoncer quelques éléments du débat, de poser des jalons et admettons qu’il est plus de questions que de réponses.

La science et l’art : méthode, savoir et instrumentation
Art-science : de quoi s’agit-il ? Le mot science recouvre quatre grandes composantes qui peuvent faire l’objet ou être le sujet de la création artistique : l’émission d’hypothèses (celles des scientifiques, mais aussi celles que peuvent proposer les artistes), les connaissances et les savoirs proprement dits qu’ils soient récents ou plus anciennement établis, les méthodologies (parmi lesquelles le recueil et la structuration des faits ou des données), l’accès à des instruments spécifiques, précisément au cœur de la science contemporaine. Cette distinction, loin d’être anecdotique, permet de mieux appréhender la diversité des pratiques, la façon dont les œuvres peuvent être perçues ainsi que les relations possibles entre artistes et scientifiques.

Jean-Marc Chomaz, lors d’une conférence, suggérait d’aborder le protocole scientifique comme un protocole artistique parmi d’autres. Anne Brodie s’est ainsi appuyée sur la méthode de collecte d’échantillons pour réaliser l’œuvre réflexive Antarctica, a choice? Rothera Collection 2007 dans laquelle elle demandait aux résidents de la base de Rothera de remplir anonymement des flacons en verre avec ce qui, pour eux, résumait le mieux l’expression de leur sentiment vis-à-vis de l’Antarctique. Chaînes de motoneige, sang, papiers de bonbons, eau provenant de la glace fondue, etc., les 40 flacons dessinent un « paysage humain », envers du décor de la recherche qui se conduit sur le continent.

Mais, parce que l’œuvre relève plus de l’anthropologie, et qu’elle ne comporte aucune technologie ou résultats directs issus des sciences dures, elle n’est pas nécessairement perçue comme une œuvre art-science. Ce qui est le cas de beaucoup de créations dans le champ des sciences humaines. Par ailleurs, nombre d’œuvres reposent sur des collectes ou des collections, et plus largement sur des méthodes procédurales, sans qu’elles soient pour autant liées à une quelconque approche scientifique, sauf, bien sûr, à considérer l’art comme une science humaine…

Les relations entre artistes et scientifiques
Rappelons que les artistes n’ont pas nécessairement besoin des scientifiques pour faire des œuvres art-science : l’utilisation de données, de résultats ou de connaissances librement accessibles peut largement suffire sans parler de la construction de ses propres instruments. Cependant, les relations entre artistes et scientifiques (plutôt qu’entre art et science) ouvrent d’autres possibles. Collaborations et résidences artistiques dans des laboratoires ont le vent en poupe.

Plutôt que de soulever la question oiseuse de ce qu’est une « vraie » collaboration, posons celle de son objectif. Autrement dit, une collaboration pour quoi faire ? Le spectre, là aussi, est vaste :
– pour faire une œuvre commune, ce que réalise par exemple Jean-Marc Chomaz avec Laurent Karst.
– pour produire un résultat dans les deux domaines, dans une fécondation mutuelle. C’est le chemin que suit par exemple Victoria Vesna, notamment dans son dernier projet Bird Song Diamond (1) avec le biologiste de l’évolution Charles Taylor et le physicien Takashi Ikegami, projet pour lequel elle a récemment réalisé une installation immersive. La recherche scientifique a pour but de comprendre le langage des oiseaux, entre autres par une cartographie de leurs réseaux acoustiques.
– pour produire un résultat dans un seul des deux domaines, généralement l’art, avec éventuellement un effet « collatéral » dans l’autre. C’est certainement le cas de figure le plus répandu des créations art-science et des relations artistes-scientifiques.
– pour ne rien produire du tout… Lors de la table-ronde qui s’est tenue à Ars Electronica en 2015, Michael Doser, scientifique au CERN et partie prenante du programme Collide@CERN, appelait à la prise en compte de l’échec dans les projets art-science comme condition même de futurs succès, sous peine de ne faire que ce que l’on sait déjà faire.

Marion Laval-Jeantet & Benoît Mangin (Art orienté objet), Herzen aus Glas (Cœurs de verre), 2013. Œuvre associée à la performance Que le cheval vive en moi. Photo: © Annick Bureaud.

Aujourd’hui, l’illustration, la médiation et ce que l’on peut qualifier de « prestation » sont quasiment considérées comme une aliénation ou une exploitation de l’un par l’autre. Peut-être faut-il être plus nuancé. L’illustration scientifique, par exemple, a eu par le passé ses lettres de noblesse. La visualisation ou la sonification de données pourraient en être considérées comme les héritières. En la matière les projets artistiques sont innombrables, parmi lesquels ceux d’Andrea Polli qui a présenté Particle Falls à Paris lors de la COP21. Cette installation mesure le taux de particules fines dans l’atmosphère et en donne une visualisation sous forme d’une cascade bleue quand l’air est pur, qui se transforme en boule de feu quand celui-ci est pollué.

Visualisation, illustration, représentation, des glissements sémantiques s’opèrent entre ces différents termes auquel il faut ajouter celui d’incarnation ou de matérialisation. Hyperbolic Crochet Coral Reef (2) des sœurs Margaret et Christine Wertheim (depuis 2005) est une gigantesque installation dans laquelle les coraux, la faune et la flore de la grande barrière de corail ont été fabriqués au crochet afin d’attirer l’attention sur le changement climatique et la destruction des océans. Avec la même technique, l’artiste et architecte argentin Ciro Najle (3) a réalisé Cummulus, énorme nuage crocheté, résultat d’une recherche engagée au Chili en 2007 pour améliorer l’efficacité des capteurs d’humidité atmosphérique posés par les populations dans les zones désertiques comme l’Atacama. Outre leur engagement citoyen, ces deux projets sont aussi une leçon de mathématique et de géométrie par la matérialisation du modèle physique de l’espace hyperbolique que permet le crochet (4).

« L’utilitarisme réciproque », en revanche, qui consiste à lister ce que l’art peut apporter à la science et inversement afin de justifier des échanges, quels qu’ils soient, entre les deux, me semble une voie qui témoigne surtout d’un certain échec de nos modèles d’enseignement, de la crise que traversent la science tout autant que l’art, d’un désir de rédemption par l’une des erreurs passées de l’autre, quand ce n’est pas les charger des solutions à tous les problèmes auxquels nous avons à faire face.

Après le « pour quoi faire », se pose la question du « comment faire ». Les résidences dans les laboratoires, qu’elles soient durables ou éphémères, se multiplient et constituent le Graal des relations entre artistes et scientifiques. De fait, le laboratoire apparaît comme le lieu le plus approprié pour accéder aux moyens techniques, aux instruments et parfois aux conditions de sécurité de la science contemporaine. Le MRSA Quilt d’Anna Dumitriu (5) exigeait d’être réalisé dans un laboratoire sécurisé. En effet, ce sont des tests de culture par différents antibiotiques du staphylocoque doré résistant à la méticilline qui déterminent les motifs de chacun des carrés du patchwork.

Javiera Tejerina-Risso n’aurait pu faire Déploiement (6) en collaboration avec Patrice Le Gal, chercheur en dynamique des fluides à l’université d’Aix-Marseille, sans le simulateur de vagues de ce dernier. Le laboratoire permet aussi l’accès à une « écologie de chercheurs », le CERN en étant l’exemple le plus frappant. Cependant, comme le démontrent amplement le BioDIY, l’astronomie amateur ou encore les mouvements d’une science ouverte ou d’une science des citoyens (open science, citizen science), il n’est pas toujours besoin d’un laboratoire de la science professionnelle et peut-être pourrait-on aussi envisager de mettre des scientifiques en résidence dans des lieux de l’art.

Rigueur scientifique – Intégrité artistique
L’art doit-il être scientifiquement exact ou peut-il s’affranchir de la véracité exigée de la science ? Le débat est tendu aussi bien de la part des artistes que des scientifiques. La fabulation scientifique telle qu’elle est portée dans les œuvres de Joan Fontcuberta ou de Louis Bec, par exemple, est généralement bien accueillie en ce qu’elle inclut toujours un élément permettant au public de comprendre que, précisément, il y a jeu sur la méthode et le discours.

Ciro Najle, Cummulus, exposé au Laboratoire à Paris en 2012. Photo: © Annick Bureaud

L’art et le design spéculatifs, particulièrement présents dans la création en biologie de synthèse ou dans les œuvres portant sur l’évolution écologique de la planète ne semblent pas poser de problèmes particuliers. La spéculation rejoint ici l’élaboration d’hypothèses, la mise en place de modèles et de simulations. Les exemples abondent. En 2013, Teresa Dillion, Naomi Griffin-Murtagh, Claire Dempsey et Aisling McCrudden proposent avec Opimilk, projet développé à la Science Gallery de Dublin, un futur où les analgésiques seront produits par des vaches génétiquement modifiées et où il suffira de les traire pour obtenir le médicament directement buvable avec le lait.

La frontière est cependant quelquefois ténue. En 2001, Laura Cinti du duo C-Lab propose le Cactus Project (7) pour lequel des gènes de kératine humains auraient été introduits dans les cellules d’un cactus via une bactérie reprogrammée afin que des cheveux poussent sur la plante en lieu et place des épines. Quinze ans après le projet fait toujours débat comme étant une supercherie dommageable aussi bien pour la science que pour l’art. On laissera le lecteur juge. D’une manière générale, je fais partie de ceux qui pensent que l’intégrité artistique autorise la licence poétique. La littéralité au regard de la science ne fait pas forcément œuvre intéressante, ni dans la forme ni dans le fond.

Art – Technologie – Ingénierie – Science
Art et science auraient en commun la technologie. Reste à savoir de quelle technologie on parle. Les créations art-science se déclinent dans tous les médiums possibles : de la matière vivante pour certaines œuvres de bioart et d’art du vivant, aux médiums les plus classiques de l’art (photographie, dessin, sculpture, vidéo, etc.), en passant par les techniques de l’artisanat traditionnel jusqu’aux médias numériques. Quant aux sciences, elles aussi déploient un ensemble de technologies qui ne sont pas toutes numériques (l’optique par exemple). L’informatique n’est donc commune qu’à une partie des pratiques.

En outre, l’utilisation d’un ordinateur n’a certainement pas valeur de langage commun. La couche logicielle en tant que langage et structuration des savoirs et de la pensée tout comme la capacité d’interprétation sont en la matière bien plus importantes. Enfin, dans ce trio art-science-informatique, il convient de distinguer ce qui relève de la recherche en informatique de l’ingénierie. Si les frontières sont, heureusement, poreuses, les amalgames hâtifs n’engendrent que la confusion.

L’art et la science : art contemporain
La relation des œuvres « art-science » à l’art contemporain est pour le moins confuse. Quand Loris Gréaud propose le film The Snorks (2012) dans lequel il fait référence à la bioluminescence sous-marine et pour lequel il visite et montre le télescope sous-marin ANTARES, cela relève de l’art contemporain. Quand Félicie d’Estienne d’Orves présentera son projet avec le même télescope, gageons que ce sera étiqueté art-science. Les créations de Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin du duo Art orienté objet qui alludent à l’histoire de l’art de manière subtile et érudite et incluent largement des techniques anciennes de l’artisanat sont d’abord perçues comme art-science. Quant à Tomas Saraceno, on peut imaginer que sa rétrospective au Palais de Tokyo le fera entrer dans l’art contemporain.

Lors d’une conversation avec Christian Jacquemin, je déclarais que ce qui m’importait dans les collaborations art-science était que cela produisent des œuvres intéressantes. Il me demanda alors si cela devait aussi produire une science intéressante. « Great Art for Great Science », pour reprendre le slogan du programme culturel et artistique du CERN. La symétrie est-elle indispensable ? Je ne le pense pas. Je ne crois pas non plus qu’il faille développer une sorte de syncrétisme et encore moins établir un nouveau ghetto, un monde parallèle comme nous l’avons fait pour l’art numérique. Je plaide pour un non-champ.

Dans ce numéro, j’ai volontairement choisi de mettre l’accent sur la création actuelle, plutôt que sur des aspects plus historiques. J’ai essayé aussi, par une sorte d’échantillonnage nécessairement limité, de témoigner de la diversité des sciences, des pratiques, des créations, des discours, des esthétiques.

Annick Bureaud
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

(1) http://artsci.ucla.edu/birds/

(2) http://crochetcoralreef.org

(3) www.generaldesignbureau.com

(4) C’est en 1997 que la mathématicienne Diana Taimina de l’Université de Cornell mis au point la technique du crochet hyperbolique permettant de faire des modèles physiques de la géométrie des espaces hyperboliques ce que l’on croyait jusqu’alors impossible.

(5) http://annadumitriu.tumblr.com/ModMedMicro

(6) http://javieratejerina-risso.com/Deploiement

(7) http://c-lab.co.uk/project-details/the-cactus-project.html